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Locke

Comment lutter contre le risque de despotisme inhérent à l’Etat-Léviathan ?


Comment préserver la liberté des sujets ? A la différence de Hobbes, partisan de la
souveraineté absolue, Locke sera retenu dans l’histoire de philosophie politique pour
sa théorie du gouvernement limité. Avec Locke, la théorie de la souveraineté dont
Bodin et Hobbes avaient fourni les prémisses se trouve contrée : en revenant à une
simple théorie du « gouvernement », Locke récuse l’importance prise par le pouvoir de
décision en dernière instance. A ses yeux, seul l’individu est le point fixe de la politique.
Il faut concevoir la politique et la société au service de l’individu et de ses droits
fondamentaux.

Dans quel contexte intellectuel s’inscrit la philosophie politique de Locke ? On


se reportera, en français, à Jean-Fabien Spitz, John Locke et les fondements de la
liberté moderne, Paris, PUF, 2001 (la bibliographie anglo-saxonne est immense).
L’œuvre de Locke s’inscrit à un moment de remise en cause de la centralisation du
pouvoir entre les mains d’un monarque absolu qui se prétend de droit divin. Dans les
années 1640-1680 en Angleterre, de nombreux penseurs, qui sont aussi souvent des
acteurs politiques ou des auteurs de pamphlets et de libelles, luttent contre
l’absolutisme en faveur des droits du peuple et du Parlement : à leurs yeux, la garantie
des droits de l’individu contre l’Etat est aussi importante que la garantie obtenue grâce
à l’Etat contre l’arbitraire et la violence des particuliers. Telle serait la réflexion centrale
du « constitutionnalisme » moderne (ainsi nommé car il vise à subordonner le pouvoir
politique à des normes juridiques qui lui sont extérieures).

Au moment où écrit Locke, se dessine en particulier une critique virulente de la


monarchie absolue qui invoque les droits de la « communauté ». Selon cette critique,
l’artifice politique n’est pas le seul support de l’unité et de l’identité de la communauté ;
l’unité du corps social ne se réalise pas exclusivement dans la figure du pouvoir
politique, comme si celui-ci n’avait face à lui que des individus atomisés qui (comme le

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voudrait Hobbes) ne forment pas une société, un peuple ou un corps politique. Face
aux absolutistes, de nombreux penseurs de l’Angleterre qui fait suite aux guerres civiles
(1642-1649), puis de la période la Glorious Revolution (1688-1689) défendent les
droits de la communauté, indépendamment de son incarnation monarchique : la
défense de la limitation du pouvoir repose sur l’existence d’une communauté pré-
politique. Comme nous le verrons, Locke attribue à la communauté des citoyens un
pouvoir de constituer et de destituer le pouvoir politique ; un pouvoir à la fois
constituant et destituant – un droit de résistance à l’oppression, qui constitue l’une
des clés de voûte de sa philosophie et aura une longue postérité, notamment dans la
Déclaration des droits de l’homme.

Pour comprendre le sens de cette critique de la souveraineté absolue, il faut


remonter en amont, au moment hobbesien. Avec Hobbes, la vulnérabilité universelle
des individus ne peut être surmontée que par l’institution d’une souveraineté toute-
puissante qui suscite une obéissance sans recours puisque le souverain, tant qu’il
protège, n’a jamais tort. D’autres auteurs défendent également la monarchie absolue
et le pouvoir « arbitraire » : c’est le cas de Sir Isaac Filmer, qui dès 1648 fait paraître
The Anarchy of a limited or mixed monarchy, où il défend le pouvoir arbitraire et
illimité du souverain. Dès lors, la question se pose : comment limiter le pouvoir
politique par des normes de justice indépendantes ? Comment éviter que le gardien en
dernier ressort du droit ne se mette au-dessus du droit ? Comment faire en sorte que
la soumission à l’autorité politique ne produise pas la sujétion des individus ? L’œuvre
politique de Locke est consacrée à cette question – Locke s’opposant plus volontiers à
Filmer qu’à Hobbes.

Depuis ses premières Questions sur la Loi naturelle de 1664 et son Essai sur la
tolérance (1667), Locke a beaucoup évolué, d’une position où il défendait le pouvoir
absolu du magistrat civil à une défense du gouvernement limité, qui met le
consentement à l’origine de toute autorité politique. Corrélativement, Locke a été
retenu par l’histoire comme le premier grand théoricien de l’instrumentalisation de
l’Etat au service des intérêts des individus et de la protection de leurs droits : à ses yeux,
les individus doivent être considérés comme des porteurs de droits naturels, droits
qu’ils possèdent par nature indépendamment du pouvoir et qui, comme nous le
verrons, ne peuvent en aucun cas leur être ôtés. A ce titre, les droits évoqués face au

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pouvoir, et éventuellement contre lui, ne sont plus issus de la coutume et de l’histoire ;
ce sont des droits naturels, mis à l’abri des contestations historiques. Locke soutient
ainsi qu’aucun gouvernant ne peut s’émanciper de cet ordre naturel : celui-ci constitue
une limite rigide. Nous verrons à cet égard comment Locke a pu être considéré comme
le véritable fondateur du libéralisme politique moderne (et par Marx et les marxistes
comme le meilleur interprète des intérêts de la bourgeoisie montante, puis comme le
parangon de la doctrine classique de l’esprit du capitalisme dans la mesure où il aurait
libéré le désir d’acquisition des individus de toute limitation religieuse ou morale1).

Pour envisager la philosophie de Locke dans le temps restreint qui nous est
imparti, nous nous appuierons non seulement sur le second Traité du gouvernement
civil (trad. Mazel ou Spitz), mais également sur d’autres textes réunis par J.-F. Spitz
sous le titre John Locke, Morale et Loi naturelle, trad. Spitz, Paris, Vrin, 1990. Faute
de temps, nous ne pourrons ici aborder que trois points fondamentaux : 1) la théorie
de l’état de nature : 2) le pacte et la théorie du gouvernement limité ; 3) la question du
droit de résistance.

Un dernier mot sur le contexte avant d’entrer en matière. La date de


composition du second Traité, paru sans nom d’auteur en 1689 avec en page de titre la
date 1690, a longtemps été objet de controverse parmi les spécialistes de Locke. Les
interprètes ont d’abord pensé que les deux Traités avaient été écrits pour justifier un
événement qui avait eu lieu peu de temps auparavant, la Glorious Revolution (1688-
1689), qui vise à restituer le droit du Parlement contre la prérogative royale et aboutit
au renversement de Jacques II, à la défaite des catholiques et à l’arrivée au pouvoir de
Mary et de Guillaume d’Orange : l’invasion néerlandaise a alors pour effet l’adoption
d’un Bill of Rights sécurisant les droits du Parlement et l’établissement d’une
monarchie constitutionnelle. Or comme l’a montré Peter Laslett en 1960 dans son
édition critique des deux Traités, l’intention initiale du second Traité était distincte :
en réalité, Locke ne justifie pas une révolution déjà faite ; il prône une révolution à
venir. Les deux Traités ont selon lui été rédigés entre 1679 et 1683, et une première
version du second Traité aurait été rédigé avant le premier (voir les arguments
mentionnés par l’introduction de J.-F. Spitz, p. xi sq. de sa traduction).


1 Voir l’introduction de J.-F. Spitz, p. XXXIX sq.

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Néanmoins, cette hypothèse est désormais battue en brèche : selon Richard
Ashcraft, la rédaction du second Traité date d’après mars 1681, sans doute en 1682, au
moment où la stratégie « légaliste » des whigs semble sans issue car Charles II vient
de dissoudre le Parlement, annonçant un règne personnel et le triomphe possible de
l’absolutisme, voire du « papisme » (le catholicisme, alors honni en Angleterre)2. Dès
lors, puisque le peuple anglais semble voué à être privé de sa représentation à la
Chambre des Communes, l’usage de la résistance violente devient manifestement
nécessaire, selon le parti de Shaftesbury dont Locke est le protégé. Le contexte est donc
celui de la « crise de l’Exclusion ». Devenu en 1667 le secrétaire et l’ami de Shaftesbury,
Locke s’engage à ses côtés à partir de 1679 dans une lutte contre Charles II, sur le trône
depuis la Restauration : il s’agit d’obtenir que son frère, le futur Jacques II, soit exclu
de la succession et de protéger ainsi les libertés des Anglais et les droits de leur
Parlement des risques que représente un roi catholique, un monarque absolu à la
française. Le parti whig en formation, dont Shaftesbury, cherche d’abord à obtenir
l’exclusion par la voie légale, ce qui échoue du fait de la résistance du roi (et des Lords).
L’unité du parti whig est alors brisée : les modérés s’inclinent tandis que les radicaux
appellent à résister par les armes. C’est un échec que certains paient de leur mort et
d’autres, comme Shaftesbury et Locke, de l’exil.

Pour R. Ashcraft, Locke serait ainsi la tête pensante du parti radical
révolutionnaire whig, qui défend également la tolérance à l’égard de la dissidence
religieuse. En tant qu’associé, secrétaire et confident de Shaftesbury pendant une
quinzaine d’années, il a œuvré à la préparation d’une révolution. Même s’il ne faut pas
réduire Locke à cet esprit « partisan », ce qui importe est surtout de retenir qu’il écrit
son Traité en situation de danger : un penseur républicain comme Sidney a été
condamné à mort pour ses seuls écrits, et Shaftesbury est arrêté en 1682. A ce titre, les
deux Traités et surtout le second doivent être lus non seulement comme des œuvres
philosophiques spéculatives (sur le fondement de l’autorité politique) mais comme des
« tracts radicaux », des prises de positions dans un débat politique brûlant, où la crise


2 Voir Richard Ashcraft, La Politique révolutionnaire et les Deux traités du gouvernement de John Locke, trad. J.-F. Baillon, Paris,
PUF, 1995 (1986). La crise de l’exclusion (1679-1681) voit Charles II en conflit avec la majorité whig du Parlement qui
lui demande d’accepter que son frère catholique soit exclu de la succession. Il refuse et met fin au conflit en suspendant
sine die le Parlement en 1681. L’aile radicale du parti whig, dont Locke fait partie estime que le législatif est altéré et en
appelle à la résistance armée.

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de la légitimité politique conduit à une réflexion en profondeur sur la nature du
consentement dans un contexte d’usurpation ou de tyrannie.

I. La théorie de l’état de nature (chapitres 2 à 5)

1. Contre Filmer

Le concept d’état de nature est introduit par Locke, à la suite de Hobbes, dans
les Deux Traités du gouvernement civil3. Dans le premier Traité, il s’agissait de réfuter
la thèse de Robert Filmer dans son Patriarcha (1680), qui invoquait la Bible pour
établir l’autorité de droit divin des rois, celle de Charles I et Charles II en particulier.
Selon Filmer, tout gouvernement légitime est une monarchie absolue car « aucun
homme ne naît libre ». Depuis Adam, l’autorité royale dérive de l’autorité parentale :
les hommes naissent sujets de leur père. L’autorité parentale et royale se serait
transmise, comme une forme de propriété, au cours de l’histoire. Donnant des rois aux
tribus israélites puis de proche en proche à tous les peuples, Dieu aurait établi le droit
de succession en ligne directe. Les monarques pourraient ainsi exercer un pouvoir
absolu et arbitraire sur la liberté de leurs sujets. Réfutant l’argumentation de Filmer,
Locke refuse en revanche ce modèle de transmission patriarcale et propose dans le
second Traité de mettre à jour une autre origine du pouvoir politique.

Afin de comprendre l’institution du pouvoir politique, Locke replace donc les


hommes dans leur condition naturelle, l’état de nature (désormais edn). L’état de
nature est défini par le fait qu’il n’y existe pas d’autorité gouvernant les actions des
hommes. En l’absence de gouvernement civil, les hommes sont libres et égaux au sens
où personne n’a le droit d’y régler la conduite des autres. L’edn est celui où chacun est
seigneur et maître de ses actions et de ses possessions sous le seul commandement de
Dieu :

Chapitre 2, §4. Pour bien comprendre ce qu’est le pouvoir politique, et pour le


faire remonter à son origine, nous devons considérer dans quel état tous les
hommes se trouvent par nature ; c’est-à-dire, un état où ils ont la parfaite liberté


3 Voir Arnaud Diemer et Hervé Guillemin, « John Locke, de l’état de nature à la ‘société économique’ », disponible en
ligne.

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d’ordonner leurs actions et de disposer de leurs possessions et de leurs personnes
comme ils l’estiment convenable, à l’intérieur des limites de la loi de nature, sans
demander la permission à quiconque et sans dépendre de la volonté d’aucun autre
homme.

C’est-à-dire encore un état d’égalité, où tout pouvoir et toute juridiction sont


réciproques, personne n’en ayant plus qu’un autre : rien n’est plus évident en effet
que des créatures de la même espèce et du même rang, nées sans distinction pour
pouvoir jouir des mêmes avantages de la nature et pour user des mêmes facultés,
devraient aussi être égales les uns aux autres sans aucune subordination ni
sujétion, à moins que leur Seigneur et Maître à toutes n’en établisse une au-
dessus des autres par une déclaration manifeste de sa volonté, et ne lui confère,
par une désignation évidente et claire, un droit indubitable à l’empire et à la
souveraineté (5).

To understand political power correctly and derive it from its proper source, we
must consider what state all men are naturally in. In this state men are perfectly
free to order their actions, and dispose of their possessions and themselves, in
any way they like, without asking anyone’s permission — subject only to limits set
by the law of nature.

It is also a state of equality, in which no-one has more power and authority than
anyone else; because it is simply obvious that creatures of the same species and
status, all born to all the same advantages of nature and to the use of the same
abilities, should also be equal in other ways, with no-one being subjected to or
subordinate to anyone else, unless God, the lord and master of them all, were to
declare clearly and explicitly his wish that some one person be raised above the
others and given an undoubted right to dominion and sovereignty.

L’edn est un état de liberté et d’égalité, où coexistent des individus définis par
l’usage de leur raison. Les familles elles-mêmes sont des structures conventionnelles
qui reposent sur le consentement à l’autorité du père, Locke définissant une autorité
« parentale » et non « paternelle » sur les enfants 4 . (Les féministes considèrent


4Teresa Brennan et Carole Pateman, « Mere Auxiliaries to the Commonwealth », Feminist Interpretations of Locke, N.
Hirschmann et C. McClure, The Pennsylvania State University Press, 2007.

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néanmoins que Locke « oublie » peu à peu cette clause pour se référer à l’autorité
paternelle (« paternal rule »), le contrat de mariage ayant pour effet de placer la femme
en position de subordination à l’égard de son mari, pour tout ce qui concerne
notamment le droit de propriété, l’autorité parentale revenant in fine au père (« the
abler and the stronger ») ; la femme n’aurait pas les capacités rationnelles suffisantes
pour devenir citoyenne à part entière du Commonwealth. L’individualisme et ses
promesses d’émancipation seraient donc remis en question).

Liberté et égalité sont donc les traits majeurs de l’état de nature. Que signifie
l’égalité ? Quelles que soient les différences individuelles (en force physique ou
intellectuelle, en mérite ou en talents), celles-ci ne créent aucune hiérarchie ou aucun
rapport de domination. La différence naturelle ne produit aucune hiérarchie. Comme
le stipulera Rousseau, l’inégalité ne peut être que conventionnelle.

Que signifie ici la liberté ? Sans entrer dans la métaphysique ni même dans la
philosophie morale, on peut la définir comme le fait que nous disposons de notre
personne et de notre corps, sans que nul n’ait de droit d’intervention sur nos actions
ou sur nos choix. Est libre celui sur qui ne pèse aucune autre contrainte que la loi de
nature. La liberté consiste à vivre affranchi de tout pouvoir supérieur sur terre, sans
dépendre de la volonté ni de l’autorité d’autrui. Cette liberté subsistera même dans
l’état civil, après l’instauration du pouvoir législatif. Au chapitre 4 (§22) consacré à la
question de l’esclavage, Locke reviendra sur la définition : « La liberté naturelle de
l’homme, c’est d’être exempt de toute sujétion envers un pouvoir supérieur sur la terre,
et de ne pas être soumis à aucun autre pouvoir législatif que celui qui a été établi dans
la République par consentement ; de n’être assujetti à aucune domination, à aucune
volonté, ni à aucune loi hormis celle qu’édicte le pouvoir législatif, conformément à la
mission qui lui a été confiée » (p. 19). Contre Filmer, la liberté n’est donc pas la licence
(le droit de faire ce que l’on veut). Elle est liberté sous la loi, naturelle ou civile. Pour
Locke, cette liberté est intrinsèquement liée à la nécessité de préserver notre vie ; la
liberté est d’abord l’instrument de notre conservation, ce qui implique que l’homme ne
peut en aucun cas consentir à l’assujettissement par un quelconque contrat ; l’idée d’un
« pacte d’esclavage » est absurde, car nous ne pouvons transmettre un pouvoir dont
nous ne disposons pas (chap. 4, §23).

Enfin, même si cette caractéristique est moins intangible que les précédentes,

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l’état d’égalité et de liberté est un état de sociabilité. Locke est sans doute ici influencé
par Pufendorf, et même auparavant par Cicéron. Dans les chapitres 2 et 3 du second
Traité, Locke entreprendra à ce titre de distinguer l’edn de l’état de guerre, de le décrire
comme un état de paix, de bienveillance et de sociabilité ; les deux états sont « aussi
distincts l’un de l’autre que peuvent l’être un état de paix, de bonne volonté,
d’assistance mutuelle et de conservation d’un état d’inimitié, de malveillance, de
violence et de destruction mutuelle » (p. 19).

Comment comprendre la dimension polémique de cette thèse ? A l’évidence, la


description de Locke contraste avec celle de Hobbes. L’état de nature n’est pas un état
de guerre mais un état de paix, de bienveillance et d’amitié mutuelle. Les individus ne
sont pas les uns par rapport aux autres dans des rapports d’hostilité mais d’amitié ; ils
peuvent, au-delà de la rivalité, coopérer. Cela tient notamment, comme l’a bien montré
Pierre Manent dans son Histoire intellectuelle du libéralisme, au fait que Locke
renonce à l’anthropologie hobbesienne du prestige et du pouvoir : à l’état de nature,
l’homme est plutôt une créature mue par le besoin ou par la faim. Le pouvoir n’est pas
son aspiration ; l’individu aspire plutôt au développement de l’économie grâce au
travail et aux échanges ; les rapports entre hommes sont moins importants que leurs
rapports à la nature, qui est un rapport d’appropriation et de transformation. A la
crainte mortelle des rapports de concurrence en situation de rareté, Locke substitue
ainsi l’idée d’une relation d’abord orientée vers la nature par le travail puis vers les
échanges. Dès lors, on sort du face-à-face défiant et agressif. L’edn est un état de
coopération entre les individus avant de devenir un état de défiance et d’hostilité.

2. L’état de nature chez Pufendorf et Locke

En cela, Locke retrouve les grands acquis de la vision que Pufendorf avait
précédemment opposée à Hobbes. Voir J.-F. Spitz, « Le concept d’état de nature chez
Locke et chez Pufendorf », Archives de philosophie, t. 49, juillet-déc 1986, p. 437-452.

Il faut revenir d’abord à l’analyse de Pufendorf : malgré son admiration pour


l’œuvre de Hobbes, l’auteur du Droit de la nature et des gens (désormais DNG, 1672)
entend en effet réfuter certains de ses principes fondamentaux, et en particulier la
description de l’edn comme état de guerre. Le chapitre consacré à l’edn chez Pufendorf
(II, II, 2) insiste donc sur son caractère paisible et sur la sociabilité naturelle des

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hommes. Pour Pufendorf, les hommes peuvent user de leur raison à l’edn, et sont
soumis à la loi que leur créateur leur a donnée. D’où la divergence avec Hobbes : les
hommes ne doivent pas être conçus comme des mécaniques passionnelles qui se
heurtent et se repoussent selon les lois élémentaires de l’interaction des corps
physiques, mais d’abord comme des êtres doués de raison et comme des agents libres
capables d’identifier une loi et de s’y soumettre par leur volonté. C’est pourquoi l’edn
est d’abord un état de paix : « on doit concevoir le genre humain comme uni par cette
amitié générale qui doit résulter de la conformité d’une même nature » (II, II, 6). A ce
titre, la sociabilité n’est pas seulement ancrée dans l’utilité : certes, les hommes ont
intérêt à s’associer aux autres pour subvenir à leurs besoins en tant qu’êtres
vulnérables ; mais ils sont également mus par une bienveillance générale pour les
membres du genre humain en tant que tels (DNG, II, III, 15 et II, II, 5).

Néanmoins, cette vision pacifique de l’edn n’est pas la seule en présence : les
vices des hommes peuvent les conduire au conflit et même à la guerre. C’est ce que
Pufendorf avouera au chap. 2 par. 12 : « Il faut avouer pourtant que la paix de l’edn est
assez faible et assez mal assurée, en sorte que si quelque autre chose ne vient à son
secours elle sert de bien peu pour la conservation des hommes à cause de leur malice,
de leur ambition démesurée et de l’avidité avec laquelle ils désirent le bien d’autrui »
(II, II, 12). En dernière instance, Pufendorf ne peut donc que constater que la violence
des passions et la méchanceté des hommes conduisent l’edn à dégénérer. Au livre II, à
la fin du chapitre 5, il affirme finalement qu’il n’y a pas d’animal plus dangereux et
indomptable que l’homme, ni enclin à plus de vices capables de troubler la société :
cupidité, ambition, ressentiment des injures, ardeur de vengeance. Ces textes semblent
peu cohérents avec l’idée de sociabilité naturelle : « bien loin que l’homme soit
naturellement un animal propre à la société civile, c’est-à-dire capable, en naissant, de
faire les fonctions de bon citoyen, tous les soins d’une longue et pénible éducation
peuvent à peine le disposer un peu à cela ».

Il semble donc y avoir une tension forte dans la conception pufendorfienne de


l’edn, qui incline Jean-Fabien Spitz à distinguer chez lui deux concepts d’état de
nature : l’un décrit l’homme originel avec ses vices et ses passions, l’autre évoque la
destination morale de l’homme et sa raison. Seule cette dualité permettrait de
comprendre la formule selon laquelle ce n’est pas la nécessité de satisfaire ses besoins

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par l’échange de services qui a présidé à la fondation des sociétés, mais plutôt le désir
« de se mettre à couvert des maux que l’on a à craindre les uns des autres », car « il n’y
a rien qui puisse causer à l’homme plus de mal que l’homme même » (VII, I, 7).
Pufendorf évoque même les maux que les hommes « prennent plaisir à se faire
mutuellement par un effet de leur malice naturelle ». Il en conclut que ce qu’il vient de
dire s’accorde avec les thèses de Hobbes…

Or selon J.-F. Spitz, cette dualité dans les concepts d’edn est également marquée
chez Locke. Si les hommes (idéalement) usaient à bon escient des facultés que Dieu
leur a données, tout se passerait au mieux ; mais les hommes, en réalité, sont mus par
leur partialité et leurs passions ; l’edn est donc voué à dégénérer.

Néanmoins, la question se pose : faut-il réellement invoquer deux concepts


d’edn, ou plutôt une évolution historique qui conduit à passer de l’un à l’autre ? N’est-
ce pas plutôt l’historicité de l’edn qui conduit à comprendre le passage de l’état
pacifique de sociabilité à l’état de défiance généralisé ? Nous y reviendrons, il faut en
effet distinguer entre une première phase de l’état de nature où la propriété n’est
qu’embryonnaire et une forme où la propriété foncière puis l’usage de la monnaie
apparaissent. Nous verrons alors que Locke envisage bien l’introduction progressive
du conflit à l’edn, due à l’accumulation des richesses d’une part, aux violations de la loi
de nature de l’autre. Loin de distinguer une forme « idéale » et une forme
« empirique » de l’edn, Locke envisage une forme de généalogie des conflits liés à
l’apparition de la rareté et des inégalités. Tel est le sens de l’apparition d’un « moment
hobbien » dans l’edn. Nous aurons à revenir sur l’introduction des conflits à l’edn.

Auparavant, il faut cependant souligner que l’interprétation de la position


lockienne reste controversée. Voir « Locke », Stanford Encyclopedia of Philosophy.

1. Comment comprendre la loi de nature, en vertu de laquelle Dieu nous enjoint


de nous préserver nous-même et de préserver, dans la mesure du possible, le genre
humain ? Locke stipule que « L’état de nature possède une loi de nature qui le régit, et
cette loi oblige tout le monde ; la raison, qui est cette loi, enseigne à tous les hommes
qui prennent la peine de la consulter qu’étant tous égaux et indépendants, aucun ne
doit nuire à un autre dans sa vie, sa santé, sa liberté et ses possessions (…) Parce qu’ils

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sont pourvus des mêmes facultés, et parce qu’ils participent tous d’une nature
commune, on ne peut supposer qu’il y ait parmi eux aucune subordination qui leur
permettrait de se détruire les uns les autres (…) Chacun est tenu de se conserver soi-
même, et de ne pas quitter volontairement son poste ; par la même raison, lorsque sa
propre préservation n’est pas en jeu, il doit, autant qu’il peut, préserver le reste du
genre humain, et il ne peut, à moins que ce ne soit pour faire justice d’un coupable,
enlever ou altérer la vie, ou ce qui sert à la préservation de la vie, c’est-à-dire la liberté,
la santé, les membres ou les biens d’un autre homme » (§6, p. 6-7). Dès lors, y a-t-il
chez Locke primat du devoir ou primat du droit ? Il existe une controverse sur ce point.
Alors que Leo Strauss considère que Locke, à la suite de Hobbes, accorde le primat aux
droits et en ce sens à l’hédonisme politique, bien d’autres commentateurs (Tully,
Ashcraft, Dunn) considèrent Locke comme un pur moraliste, qui fait primer la loi
morale comme devoir et obligation prescrite par Dieu aux hommes.

2. Des controverses existent aussi sur l’edn : plusieurs exégètes ont voulu voir une
incohérence, voire une contradiction chez Locke. Leo Strauss pense par exemple que
dans le second Traité, la définition chrétienne de la loi naturelle et le thème de la
sociabilité naturelle ne sont qu’un rideau de fumée, un paravent qui atteste d’un
« dessein caché » de l’œuvre. Strauss considère les références à Dieu chez Locke
comme purement rhétoriques ; il considère également que sa théorie de l’état de nature
s’oppose au récit de la Genèse ; les références à l’enseignement biblique seraient de
pures façades. D’autres commentateurs en revanche prennent beaucoup plus au
sérieux le fondement théologique de la théorie lockienne de la loi naturelle et de l’état
de nature. John Dunn considère ainsi que la théorie de l’edn n’est pas une pure
anthropologie, mais un récit théologique de la condition naturelle de l’homme :
l’homme existe dans un monde créé par Dieu, il est une créature qui doit répondre aux
desseins de son Créateur. Comme le relève John Dunn, Leo Strauss et Macpherson ont
tendance à présenter les théories de Locke comme si elles étaient enveloppées dans un
papier d’emballage théologique qu’il suffirait d’arracher pour mettre à nu les contours
séculiers qu’elles dissimulent – ce qui fait fi de ses véritables convictions 5 . De
nombreux textes manuscrits qui étaient restés dans les papiers privés de Locke sont
désormais publiés, attestant de son protestantisme foncier. Il ne faut donc pas tenter


5 John Dunn, La Pensée politique de John Locke, trad. J.-F. Baillon, Paris, P.U.F., 1991 (1969), p. 224-225.

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de minimiser les tensions inhérentes à l’œuvre de Locke. Locke, comme Pufendorf, a
fondé sa philosophie morale et politique sur une référence théologique : il conçoit la
loi naturelle comme la loi même de Dieu, accessible par la raison naturelle.

Le statut de la loi naturelle

Il nous faut donc examiner le statut de la loi naturelle. Les Essais sur la loi naturelle montrent
que l’homme peut parvenir à la connaissance d’une loi qui doit régler ses actions. Pour ce faire, Locke
procède en plusieurs étapes, que nous résumerons de la manière suivante :

- Locke considère que les hommes accèdent à la connaissance de la loi de nature grâce à la lumière
naturelle. La loi naturelle est accessible à la raison seule, indépendamment de la Révélation. Cette
lumière naturelle n’est pas une sorte de clarté innée (Locke ne croit pas aux idées innées) ; il s’agit d’une
vérité dont la connaissance peut être saisie par l’homme, sans aide extérieure, s’il fait un usage approprié
des facultés dont son Créateur l’a doté. La loi de nature peut être définie comme « un décret de la volonté
divine, accessible grâce à la lumière naturelle, révélatrice de ce qui est conforme ou non à la nature
rationnelle, et par là même, elle ordonne ou proscrit » (Essais sur la loi naturelle, 1664, Presses
Universitaires de Caen, 1986, p. 7).

- En second lieu, Locke montre que cette lumière naturelle permet de concevoir l’idée de science morale.
Cette dernière implique une absolue certitude sur ce qui est juste (le contenu des devoirs moraux). En
effet, la raison ne renvoie pas à quelques principes moraux, elle est prise au sens de « faculté discursive
de l’âme qui progresse du connu vers l’inconnu par déduction, proposition après proposition, dans un
ordre déterminé et légitime » (p. 55). A ce titre, comme chez Grotius ou Hobbes, les mathématiques
constituent un instrument privilégié. Locke cherchera à son tour à généraliser ce modèle en l’appliquant
à la morale (p. 57).

- Locke associe à la science morale l’idée d’obligation. L’obligation envers la loi de nature est perpétuelle
(« A aucune époque l’homme n’a été autorisé à en transgresser les préceptes ») et universelle
(« l’obligation envers la loi de nature conserve sa force intacte et inébranlable à travers tous les siècles
et dans le monde entier »). D’un point de vue juridique, la loi naturelle n’a force de loi que si elle est
promulguée, c'est-à-dire portée à la connaissance des hommes.

- Locke précisera que la notion d’obligation permet d’introduire l’idée de communauté. La communauté
humaine ne constitue pas une simple agrégation d’individus : ceux-ci sont liés par la loi de nature et pas
seulement par des contrats. Les deux « fondements » de la société doivent être distingués, la constitution
artificielle du politique d’un côté, la loi naturelle de l’autre : « La société des hommes repose
manifestement sur deux fondements : une constitution définie de la société civile accompagnée de la
forme du gouvernement et de la garantie des contrats, si on les abolit, toute communauté humaine
s’effondre ; si on abolit la loi de nature, ces principes s’effondrent aussi » (p. 15).

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A ce titre, la loi naturelle est naturelle en trois sens : en premier lieu, parce qu’elle est en
conformité avec la nature de l’homme ; en second lieu parce qu’elle est connue à l’aide des seules facultés
naturelles de l’homme ; et enfin, parce qu’elle existe par nature, antérieurement à toutes les lois
positives.

Pour tenter d’y voir plus clair, il faut se reporter à d’autres textes de Locke, et aux journaux et
carnets désormais publiés qui attestent du sérieux des préoccupations théologiques de Locke. Voir
Morale et Loi naturelle, trad. J.-F. Spitz, Paris, Vrin, 1990.

Comme le précise Jean-Fabien Spitz, la morale est ancrée chez Locke dans la loi de nature : Dieu
n’a pas créé l’homme sans lui donner une norme de ses actions qui convienne à sa nature, qui soit
indépendante de toute décision humaine et qui soit connaissable par l’intermédiaire de nos facultés
naturelles. Comme l’ont montré J. Dunn et J. Tully, Locke est l’héritier d’une tradition stoïcienne et
thomiste de la loi naturelle qu’il connaît à travers l’anglais Hooker ; il entend penser les devoirs moraux
et politiques de l’homme en rapport avec cette norme transcendante de droit et de justice. La déduction
de la loi de nature est donc le préalable indispensable au projet de morale démonstrative, et Locke s’est
constamment employé à l’établir en démontrant l’existence de Dieu, en prouvant qu’il a donné à
l’homme une loi et en traçant les contours du contenu de cette loi. Nous suivrons ici la présentation
introductive de Jean-Fabien Spitz, qui restitue cette démonstration en trois temps.

Démonstration : que Dieu a donné une loi naturelle au genre humain

Analysant les raisons qui nous persuadent que Dieu a donné une telle loi aux hommes, Locke en
distingue trois : 1) la première se tire de l’organisation téléologique du monde. Dieu aurait-il pu créer
l’homme sans lui donner de loi, alors même qu’il est seul capable de loi ? Si l’homme avait été créé sans
loi, alors ses particularités seraient sans objet : Dieu n’a pu se contredire en dotant l’homme de la raison
sans lui assigner une tâche, ou encore « créer l’homme comme le seul être capable de loi pour qu’il
n’obéisse à aucune » (Essais).

2) Le second argument, d’après Locke, est issu du témoignage de la conscience : chacun s’absout ou se
condamne en conscience, indépendamment de sa conviction devant des tribunaux institués, ce qui
prouve bien qu’il existe des devoirs par nature, antérieures aux lois civiles : « Le jugement que tout
homme porte sur lui-même atteste l’existence d’une loi de nature ; si en effet il n’existe aucune loi de
nature à laquelle notre raison nous commande de conformer nos mœurs, comment se fait-il que la
conscience de ceux qui ne reconnaissent les décrets d’aucune autre loi portent néanmoins jugement sur
leur propre vie, s’absolvent ou se condamnent puisque, sans aucune loi, il est impossible de porter
jugement ? » (Essais, p. 13)

3) Le troisième argument, enfin, est déduit de la considération de la société civile ; s’il n’y avait aucune
loi de nature, la société civile ne pourrait exister, car le respect des contrats ne serait pas un impératif.
In fine, la loi de nature est supérieure à loi civile, et évite l’arbitraire :

13
« En effet, les lois positives des cités n’obligent pas par elles-mêmes, ni par leur propre vertu ;
elles n’obligent que par la force de la loi de nature qui ordonne de se plier aux ordres des
supérieurs, et de maintenir la paix ; en sorte que, sans une telle loi, les magistrats pourraient bien
contraindre la multitude à l’obéissance par la violence et par les armes, mais ils ne pourraient pas
l’obliger » (p. 36).

Locke n’a jamais varié sur ce point : jusque dans la Lettre sur la tolérance, il affirme qu’une société
d’athées est impossible ; il n’y a pas d’obligation politique sans obligation morale préalable. Même
principe pour le respect des contrats : sans la loi de nature, ce fondement de toute société s’effondre ;
« on ne doit pas attendre d’un homme qu’il remplisse un contrat parce qu’il l’a promis, quand une
condition plus avantageuse lui est offerte par ailleurs, à moins que l’obligation de remplir sa promesse
vienne de la nature et non de la volonté humaine » (Essais, p. 17).

Reste à savoir si nous sommes capables de déterminer le contenu de la loi de nature et d’en
connaître les prescriptions.

L’homme est capable de connaître la loi de nature

Pour Locke, la loi est ce qui oriente la conduite de l’homme vers qui convient à une créature
raisonnable et sociable. La loi guide l’homme en direction de sa finalité ou de son « bien ». Voir second
Traité, p. 67 : « La loi dans sa véritable acception n’est pas tant la limitation que la direction d’un agent
libre et intelligent vers l’intérêt qui lui convient, et elle ne prescrit pas au-delà de ce qui est nécessaire
pour le bien de ceux qui sont soumis à cette loi ».

Comme le stipule le §57, la loi n’est donc pas ce qui limite la liberté mais ce qui la rend possible ;
un agent est libre lorsqu’il fait ce qui convient à sa nature et qu’il va au bien qui lui est propre. Pour
Locke, la liberté n’est pas liberté d’indifférence, d’où procède le choix de ce que nous désirons, mais ce
qui nous conduit vers notre bien. Dans les Essais de 1664, Locke évoque ainsi quatre conditions
indispensables à l’existence d’une loi en général : en premier lieu, elle doit être la volonté d’un supérieur ;
en second lieu, elle doit comporter une détermination du bien et du mal, de ce qu’il faut faire ou éviter ;
en troisième lieu, elle doit être promulguée, car si une loi n’est pas portée à la connaissance de celui
qu’elle est destinée à obliger, elle ne peut pas valoir comme loi pour lui ; enfin, il est indispensable que
des peines et des récompenses lui soient annexées, c’est-à-dire qu’en plus de son élément prescriptif,
elle doit aussi comporter une partie coactive précisant de quoi sont menacés ceux qui la transgresseront,
et quelles seront les récompenses de ceux qui la respecteront. In fine, seule l’introduction des sanctions
et récompenses permet de motiver obéissance à la loi de nature ; tel est le résultat de l’examen des motifs
qui déterminent réellement la volonté à agir.

Ce qui importe est donc que Locke pense à la fois une théorie de l’obligation et de la motivation :
la connaissance de la loi ne suffit pas à déterminer réellement la volonté s’il n’existe pas de désir

14
d’obtenir ce qui est bon en faisant ce qui est droit ; d’où la nécessité des peines et des récompenses
associées à l’immortalité de l’âme. Pour Locke, il n’y a d’obligation pour la conscience que là où existe
un rapport d’inférieur et de supérieur, un rapport qui donne au supérieur le droit de légiférer. A ce titre,
la raison ne peut donner que des conseils et non obliger, comme l’a vu Pufendorf : « La différence qu’il
y a entre la loi et le conseil, c’est que celui qui conseille se contente d’employer des raisons tirées de la
chose même, pour tâcher de porter une personne sur qui il n’a aucun pouvoir, du moins dans l’affaire
dont il s’agit, à entreprendre ou à ne pas entreprendre une certaine chose, en sorte qu’il n’impose
directement aucune obligation à cette personne-là, et qu’il lui laisse la liberté de suivre ou de ne pas
suivre les avis qu’il lui propose » (DNG, I, VI, 1). In fine, le conseil laisse la liberté entière, tandis que la
loi oblige : « car quoiqu’elle ne doive pas être établie sans de bonnes raisons, ce n’est pas proprement en
vue de ces raisons qu’on lui obéit, mais à cause de l’autorité du supérieur de qui elle émane ».

Néanmoins, cela ne signifie pas que Dieu puisse nous commander de manière tyrannique ou
arbitraire ; comme le montre J.-F. Spitz, on aboutit à une théorie du double fondement de l’obligation
analogue à celle que l’on trouvait déjà chez Pufendorf ; c’est bien parce que certaines actions sont
conformes à l’idée que Dieu a de la nature humaine comme créature raisonnable et sociable qu’il les
prescrit comme autant de devoirs à cette créature. La raison est identique en nous et en Dieu : notre
conscience n’est liée que parce que la raison reconnaît que les actions prescrites conviennent à notre
nature (voir DNG, II, 3, 19-20). En un mot, la volonté sans la raison est aveugle et la raison sans la
volonté est impuissante.

3. La théorie de la propriété

Si la loi de nature garantit que l’état de nature ne sera pas un état de guerre
(Hobbes), ceci ne signifie pas pour autant qu’il constitue l’âge d’or de la paix et de la
tranquillité. Car tout dépend en réalité du statut de la propriété.

La théorie de la propriété de Locke constitue l’un des points les plus originaux
du second Traité6 . Locke reprend en effet le problème de l’appropriation primitive
qu’avaient traité notamment Grotius ou Pufendorf. Comment passer d’un état de
propriété commune inclusive (où la Terre appartient à Dieu et son usage au genre
humain) à une appropriation privative et exclusive ? Quel est le principe par lequel,
sans convention aucune, sans l’intervention de l’autorité et de la loi, l’homme devient
propriétaire en excluant tout autre de son droit ? Avant Locke, ce principe reposait
pour l’essentiel sur le droit du premier occupant ou sur la loi civile. Pour Grotius par
exemple (DGP, II, II, 2), il faut partir du communisme primitif, situation dans laquelle


6Nous suivrons ici Arnaud Diemer et Hervé Guillemin, « John Locke, de l’état de nature à la « société économique » »,
disponible en ligne.

15
rien n’est à personne pour introduire une convention explicite justifiant
l’appropriation ; Pufendorf distinguait pour sa part la communauté négative (où rien
n’est à personne) d’une communauté positive (possession en indivision), et affirmait
lui aussi la nécessité d’une première convention unanime du genre humain pour
justifier l’appropriation (DNG, IV, IV, 2). Or Locke se passe de cette idée de convention
primitive en introduisant un nouveau fondement de l’appropriation légitime : le
travail.

Le raisonnement est le suivant : Locke affirme que Dieu a commandé aux


hommes de survivre et a donné à tous les hommes la terre et ses fruits pour les aider à
atteindre ce but ; il leur a également donné la raison pour qu’ils usent du monde à leur
plus grand avantage. Il faut donc distinguer le don originel (la terre est donnée en
commun) et la nécessité du partage de l’indivision originaire, qui s’avère légitime car
nécessaire, selon Locke, pour que les hommes puissent survivre, « car ce qui est
commun n’est d’aucun usage » (§28, p. 23, présupposé de « l’individualisme
possessif » lockien justifiant le processus des enclosures). Pour que les fruits de la terre
puissent être bénéfiques, il faut que les hommes s’en emparent de manière exclusive,
qu’ils prélèvent leur part dans les ressources communes, et donc excluent les autres de
cette jouissance. L’usage suppose l’appropriation :

« Dieu qui a donné le monde aux hommes en commun, leur a également donné la raison
afin qu’ils usent de ce monde pour le plus grand avantage de leur vie et de leurs besoins.
La terre, avec tout ce qu’elle renferme, est donnée aux hommes pour assurer leur
existence et leur bien-être. Bien que tous les fruits qu’elle produit naturellement, et tous
les animaux qu’elle nourrit, appartiennent au genre humain en commun, en tant qu’ils
sont des produits spontanés de la main de la nature ; et bien que personne ne possède à
l’origine un empire privé – qui serait exclusif du reste du genre humain – sur aucun
d’entre eux lorsqu’ils se trouvent ainsi dans l’état où la nature les a mis, pourtant, parce
que qu’ils sont donnés pour l’usage des hommes, il doit nécessairement exister un moyen
de se les approprier d’une manière ou d’une autre avant qu’ils puissent être d’un usage
quelconque, ou qu’ils puissent être d’un effet bénéfique à un homme en particulier »
(§26, p. 21-22).

Comment se produit l’appropriation ? La propriété privée est établie dans l’état


de nature, non par le consentement des hommes, mais par la loi naturelle. La loi
naturelle prescrit que tous les hommes usent des ressources naturelles, présentes en

16
abondance, afin de se préserver et de préserver, dans la mesure du possible, le reste du
genre humain. De surcroît, chaque homme possède sa propre personne, son corps. Le
travail mobilise le corps pour soustraire des ressources ouvragées au domaine
commun, qu’il s’agisse de glands ramassés sous un chêne, de pommes cueillies sous un
arbre, ou encore du cerf tué lors d’une chasse (Locke donne l’exemple d’un Indien qui
aurait ainsi approprié sa venaison). Dans tous les cas, c’est la propriété de son corps
qui fonde la propriété des fruits de la terre, par la chasse ou la cueillette :

« Bien que la terre et toutes les créatures inférieures appartiennent en commun à tous
les hommes, chaque homme est cependant propriétaire de sa propre personne. Aucun
autre que lui-même ne possède un droit sur elle. Le travail de son corps et l’ouvrage de
ses mains, pouvons-nous dire, lui appartiennent en propre. Il mêle son travail à tout ce
qu’il fait sortir de l’état dans lequel la nature l’a fourni et laissé, et il y joint quelque chose
qui est sien, par là il en fait sa propriété. Cette chose étant extraite par lui de l’état
commun où la nature l’avait mise, son travail lui ajoute quelque chose qui exclut le droit
commun des autres hommes » (§27, p. 22).

C’est l’effort, la « peine » (§30, p. 24) qui conduit à la propriété des biens :
l’homme est par nature propriétaire des extensions de sa personne parce qu’il en est
l’auteur. La propriété n’est donc pas un vol, quand bien même ferait défaut le
consentement unanime du genre humain : « Si un tel consentement avait été
nécessaire, l’homme serait mort de faim en dépit de l’abondance dont Dieu l’avait
pourvu » (§28, p. 23).

Dès lors, pouvons-nous décider de nous approprier tout ce que nous désirons ?
A une condition cependant : en laisser assez aux autres en quantité et en qualité (“at
least where there is enough, and as good left in common for others”). Il existe une limite
à la propriété, associée elle aussi à la loi de nature : selon l’intention du Créateur, les
biens sont faits pour que l’homme puisse en jouir, non pour qu’ils soient gâchés ou
détruits. Cela vaut pour la terre comme pour ses fruits, en raison de l’abondance
originelle : clôturer une terre et s’approprier une parcelle n’est pas priver autrui de la
possibilité d’en travailler une autre. Il était possible « dans les premiers âges du
monde » d’« accéder à la propriété sans faire de tort à personne » (§36, p. 27). Nul ne
peut à bon droit se plaindre ou s’estimer lésé, dès lors qu’il lui reste « assez ». Le texte
est célèbre :

17
« ce travail étant indiscutablement la propriété de celui qui travaille, aucun autre homme
que lui ne peut posséder ce à quoi il est joint, du moins là où ce qui est laissé en commun
pour les autres est en quantité suffisante et d’aussi bonne qualité » (§27, p. 22).

Cette théorie sera critiquée par Rousseau (nous le verrons), mais également par
Kant, au motif que l’homme n’est pas réellement propriétaire de son corps et qu’il faut
distinguer la possession, contingente et factuelle, et la propriété, qui relève d’un droit
fondé sur l’intersubjectivité des sujets de droit. Comme le stipulera la Doctrine du
Droit (paragraphes 15 à 17), la théorie lockienne de l’appropriation par le travail est
erronée en ce qu’elle distingue mal, comme le disait déjà Rousseau « l’origine »
(factuelle) et le « fondement » (rationnel) de la propriété :

Que le premier travail, la première délimitation ou, en général, la première


transformation d’un sol ne puisse fournir aucun titre de son acquisition, autrement dit :
que la possession de l’accident ne puisse donner un fondement pour la possession
juridique de la substance, (...) c’est par soi tellement clair que l’on peut difficilement
assigner à une autre cause cette opinion si ancienne et encore si largement répandue
qu’à l’illusion secrètement prédominante qui consiste à personnifier les choses et,
exactement, comme si quelqu’un, par le travail qu’il y applique, pouvait les obliger à
n’être au service de nul autre que lui, à concevoir immédiatement un droit envers elle7.

Kant récuse l’argument lockien pour au moins deux raisons : d’une part, il refuse l’idée
même d’une propriété de soi ; les personnes ne sont pas propriétaires de leur corps et
l’on ne peut donc fonder le concept de propriété sur une extension du concept de
« mien » de la personne à la chose ; en second lieu, le travail n’est que le signe extérieur
de l’appropriation puisqu’il n’entretient aucun rapport essentiel avec le concept
juridique de possession. Kant distingue, de manière assez scolastique, ce qu’il nomme
la « possession de l’accident » et la « possession de la substance », binôme qu’il
clarifiera plus tard en distinguant la « possession phénoménale » et la « possession
nouménale ». Mais il ne fait au fond que revenir à l’idée rousseauiste, déployée dans
l’Emile, au livre II, selon laquelle on ne peut arguer du travail pour revendiquer la
propriété. Nous laisserons ici de côté ces critiques, qui vont s’avérer décisives, du
schème lockien : l’idée selon laquelle le travail « fonde » la propriété est bel et bien
naïve 8 dans la mesure où elle néglige la distinction irréductible entre origine et

7Kant, Doctrine du Droit, § 15, p. 67 (trad. A. Renaut dans Métaphysique des mœurs, II, Paris, GF-Flammarion, 1994).
8Voir « “Mais moi je n’ai point de jardin”. La leçon sur la propriété d’Emile », in Eduquer selon la nature. Seize études sur
Emile de Rousseau, C. Habib éd., Paris, Editions Desjonquères, « L’esprit des lettres », 2012, p. 26-37.

18
fondement, mode d’acquisition et titre d’acquisition, sur laquelle Kant édifiera sa
doctrine du droit. L’occupation même reste arbitraire et contingente, et ne fonde aucun
droit – d’autant que l’appropriation relève du désir de possession et de domination qui
comptent parmi les passions fondamentales de l’être humain et imposent
despotiquement à autrui le fait unilatéral de l’appropriation (sans son consentement).

A ce titre, Kant reprendra la formule rousseauiste selon laquelle il aurait fallu


un « consentement unanime du genre humain » pour justifier l’appropriation
primitive de la Terre, qui est originairement un bien commun9. Seules la « volonté
générale » (chez Rousseau) ou la « volonté unifiée de tous » (chez Kant10) pourront
fonder rationnellement la propriété. Ni l’un ni l’autre n’accepteront l’idée de « droit
naturel » à la propriété, en privilégiant le contrat social comme fondement rationnel.
Le propriétaire ne possède pas son bien indépendamment de la communauté politique
au sein de laquelle il s’inscrit – ce qui signifie qu’elle ne relève pas d’un droit absolu
mais demeure sous condition. Pour les deux auteurs, le Souverain est maître de limiter
le droit de propriété et d’intervenir, soit par la taxation soit par d’autres formes de
redistribution (expropriation dans certaines conditions, régulation du droit de
succession) qui permettent notamment (chez Rousseau) de contenir les inégalités
matérielles entre les citoyens en évitant les processus indéfinis d’accumulation.

Revenons donc au texte lockien, dont l’argumentation est conséquentialiste. En


faisant de la propriété un droit dans l’état de nature, Locke est amené à considérer que
la propriété privée est bénéfique, par ses effets, à toute l’humanité : mieux vaut pour
tous une terre cultivée, qui produit un surplus, dans le cadre d’une économie
d’abondance, que l’austérité d’une économie de subsistance où les commodités de la
vie ne peuvent apparaître. Avant Adam Smith, Locke va jusqu’à dire que le travail crée
toute valeur : « les produits de la terre qui sont utiles à la vie de l’homme sont, pour les
neuf dixièmes, les effets du travail » (§40, p. 31) ; et plus loin : « c’est le travail qui
constitue la plus grande part de la valeur des choses dont nous jouissons en ce monde ;
la terre, qui produit les matières premières, n’y compte pour rien ou, tout au plus, elle
n’y compte que pour une très faible part » (§42, p. 32). Pour le démontrer, Locke
compare le produit de deux parcelles de terre, dont l’une est cultivée (une terre anglaise
dans le Devonshire), tandis que l’autre ne l’est pas (une terre américaine). Le travail


9 DD, §6, p. 42.
10 DD, §15, p. 61.

19
est productif parce qu’il crée des biens de plus grande valeur que ceux qu’offre la
nature, de manière spontanée. L’exemple de l’Amérique, qui figure la jeunesse du
monde (« In the beginning all the world was America ») témoigne ici des progrès
accomplis depuis l’invention de l’agriculture et du commerce, associés à la culture des
terres et à l’invention de la monnaie : alors que les nations d’Amérique, quoique riches
en terres, restent pauvres pour ce qui est des commodités de la vie, le peuple anglais a
su tirer parti de sa situation en améliorant ses ressources naturelles par le travail, au
point que cette société policée jouit d’au moins cent fois plus de commodités. Le
contraste est saisissant : « Là-bas, le roi d’un territoire vaste et fertile est moins bien
nourri, logé et vêtu qu’un journalier en Angleterre » (§41, p. 32).

En dernière instance, il faut donc distinguer deux, voire trois phases dans l’état
de nature. Dans un premier temps, Locke considère que (a) les hommes ne peuvent
rassembler plus de biens que ce qui leur est utile (la thésaurisation bute sur la
péremption des biens); (b) ils ne gaspillent pas les ressources (faisant pourrir les fruits
ou putrifier les venaisons), sous peine de mériter une punition pour violation de la loi
de nature ; (c) le monde est caractérisé par l’abondance de terres ; lorsqu’un homme
s’approprie certaines ressources, des ressources restent disponibles pour les autres ;
(d) la population n’est pas importante ; (e) les hommes sont nomades (chasseurs-
cueilleurs) ou sédentaires, pratiquant l’agriculture et l’élevage. La situation initiale
n’est donc pas conflictuelle : les besoins primaires de chacun peuvent se satisfaire, tous
peuvent se procurer les moyens d’une « vie commode » (§37, p. 29).

Toutefois, dans un second temps, la croissance de la population et l’usage de la


monnaie perturbent cette paix initiale. Locke précise que l’accroissement de la
population et l’invention de l’agriculture ainsi que l’usage de la monnaie créent une
forme de rareté. Tout change à partir du moment où à la propriété foncière s’ajoute la
propriété mobilière grâce à l’invention d’un équivalent universel. La première
appropriation, qui permettait encore à tous de subvenir à leurs besoins, cesse alors.
« Ce petit bout de métal jaune » peut se conserver sans se perdre ni s’user ; la monnaie
n’est pas corruptible, elle peut se stocker sans s’abîmer (§37, p. 28), ce qui infléchit
l’histoire du genre humain et libère le désir d’accumulation illimité. En faisant pression
sur les ressources disponibles (les terres), la croissance de la population provoque
d’abord une situation de rareté. De son côté, le développement du commerce associé à
l’usage de la monnaie conduit les plus industrieux et les plus talentueux à accumuler

20
les produits de leur travail et de là, à augmenter leur richesse. Il faut alors que les
conventions relayent le droit naturel de propriété et que les hommes se « mettent
d’accord » pour fixer les limites de leurs terres (§38) : « les différentes communautés
ont alors fixé les bornes de leurs territoires respectifs et, à l’intérieur, elles ont
réglementé les propriétés de chacun des membres de la société ; par le contrat et
l’accord, elles ont ainsi établi cette propriété dont le travail et l’industrie avaient été les
premiers fondements » (§45, p. 34). Il faut donc distinguer la première phase où le
travail est le fondement légitime de l’appropriation, et la seconde phase où les
conventions deviennent nécessaires pour parler d’un titre légitime à la propriété.

A ce titre, l’invention de la monnaie, convention sociale pré-politique de


première importance, introduit une césure : avec la monnaie apparaît ce que l’on
pourrait nommer un « second état de nature », où vont se multiplier les différends et
les litiges relatifs à la propriété11. Désormais, en raison du caractère « incorruptible »
de l’or, les restrictions établies par la loi naturelle ne sont plus valables. Par l’usage de
l’or et de l’argent, l’homme peut posséder plus de terres que ce dont il a besoin, réaliser
un surplus, le vendre, recevoir de la richesse en échange, qu’il peut conserver durant
une période illimitée. L’accumulation des richesses et la formation des inégalités
deviennent possibles. Avec l’invention de la monnaie, toutes les restrictions initiales
liées à la loi de nature sont levées : alors qu’à l’origine « le monde entier était une
Amérique » (§49, p. 37), désormais l’agriculture et l’essor du commerce permettent
l’avènement d’une société où l’accumulation illimitée et l’essor des inégalités sont
autorisés. Les droits naturels reconnus à tous les hommes de ne posséder que ce dont
ils ont besoin deviennent des droits naturels de certains à l’appropriation illimitée.
Seuls les mieux dotés peuvent acquérir légitimement les terres et ne laissent alors aux
autres d’autres moyens de subsistance que la vente de leur force de travail. Comme le
verra Rousseau qui démystifiera cette théorie lockienne de la propriété dans le second
Discours, c’est cette aliénation de la force de travail qui est à l’origine de l’apparition
de deux classes différentes : la classe des possédants et la classe des dépossédés.

Telle est donc la théorie lockienne de la propriété, très succinctement résumée.


Cependant, comme la question de la loi naturelle, la question du statut de la propriété
a suscité de nombreuses controverses :


11 Voir Laurent Fonbaustier, John Locke, Paris, Michalon, « Le bien commun », 2004.

21
- Selon la lecture marxiste, de MacPherson 12 , Locke est le théoricien de
l’individualisme possessif et de l’accumulation capitaliste illimitée. Les clauses
restrictives à l’accumulation (le fait que nul ne puisse s’approprier plus qu’il ne
peut consommer sans gaspiller, en laissant aux autres suffisamment en quantité
et qualité) sont toutes levées, on l’a vu, avec l’invention de la monnaie, qui ôte
la clause de péremption. De plus, la propriété mobilière permet à ceux qui n’ont
pas de propriété foncière de subvenir à leurs besoins par le travail. Enfin, selon
Locke, la productivité de la société marchande permet à tous l’augmentation du
niveau de vie et donc une société d’abondance. Dans une telle société, le travail
peut parfaitement être aliéné (loué ou vendu) dans le cadre du salariat. Locke
est donc un penseur de la société de classes (Rawls dira : de l’Etat de classe).
- A l’inverse, James Tully insiste sur le fait que le premier Traité mentionne un
devoir de charité envers ceux qui ne peuvent subvenir eux-mêmes à leurs
besoins ; il existe donc des devoirs moraux et sociaux qui accompagnent la
possession des richesses. Le droit à la subsistance ne peut être remis en cause
par les droits sur des biens superflus produits par les individus ; une fois dans
la société civile, c’est la reconnaissance sociale de l’utilité du travail qui préside
à la justification de la propriété, sans annuler le droit universel de chacun à se
préserver ; le pouvoir politique a pour mission d’appliquer les lois de nature13.
Richard Ashcraft précise également qu’en tant que membre du Board of Trade
après la Glorious Revolution, Locke a rédigé un memorandum où il déclare que
chacun doit voir satisfaits ses besoins fondamentaux (nourriture, vêtement,
etc.). Le droit naturel à l’existence subsiste dans la société civile, et il est possible
de punir les membres de l’administration qui laisseraient certains périr de faim
ou de froid.

Néanmoins, la question reste délicate, car il semble difficile de nier que les
clauses morales sont levées avec l’apparition de la monnaie. Les inégalités suscitent un
déclin moral de la vie sociale : vols et violence accompagnent l’essor des passions et
l’émergence des conflits sociaux. D’autre part, comme de nombreux exégètes récents
l’ont remarqué, la théorie lockienne de la propriété a des conséquences notables sur
l’appropriation de l’Amérique. La lecture « post-coloniale » a relevé l’incidence de la


12 C. B. MacPherson, La théorie politique de l’individualisme possessif : de Hobbes à Locke, Paris, Folio, 2004.
13 J. Tully, A Discourse on Property: John Locke and His Adversaries, Cambridge, CUP, 1978.

22
théorie lockienne de l’edn : dans sa théorie, les Indiens n’ont pas de véritable propriété
sur leur terrain de cueillette ou de chasse ; ils ne possèdent que les fruits ramassés ou
les bêtes chassées. Locke définit la propriété de telle sorte que les droits coutumiers
des Amérindiens ne peuvent être considérés comme des titres légitimes de propriété.
L’appropriation des colons et donc l’expropriation des Indiens se trouve ainsi justifiée :
c’est le travail des terres qui leur confère de la valeur, et c’est cette valeur ajoutée aux
productions spontanées de la nature qui légitime la colonisation. Locke insiste sur le
fait que les espaces américains sont « vacants », au sens où ils seraient une terre vierge,
inoccupés, alors qu’en Europe il ne reste plus de terres « sans maître » ou en friche ; il
semble ainsi rendre légitime l’appropriation des colons par la logique de la
« plantation », ce qui fait défaut aux indigènes qui se sont montrés incapables de
clôturer et de cultiver leurs terres.

Dans le même esprit, Locke définit la société politique de telle sorte que le
gouvernement des Amérindiens n’est pas un véritable gouvernement : en Amérique
(comme dans l’Asie ou l’Europe des premiers âges), « les rois des Indiens n’étaient que
les généraux de leurs armées » (§108, p. 79) ; leur pouvoir était réduit en temps de paix,
leur pouvoir très limité. L’Amérique de Locke est organisée comme l’Europe des
premiers âges : c’est un edn caractérisé par une population clairsemée, au point qu’il
faudrait en appeler à la colonisation (anglaise notamment) pour la peupler et la
cultiver. D’autres textes peuvent ici être convoqués. Dès 1671, Locke déclare dans un
discours publié dans un atlas intitulé America de John Ogilby, accompagnant les cartes
de la Caroline et destiné à promouvoir l’installation de colons anglais dans la jeune
colonie, que la Caroline « ne manquait de rien sinon d’habitants »14. Selon certains
commentateurs (James Tully, Barbara Arneil, Matthieu Renault), les arguments du
second Traité contribueraient ainsi à justifier la dépossession des indigènes en
affirmant la supériorité des Européens, et en particulier des Anglais. De la même façon,
Locke dénie toute légitimité politique aux formes d’organisation tribales (où le chef
n’est qu’un « général » d’armée investi de fonctions militaires, et non un véritable roi
détenteur du pouvoir civil, chap. 8, §108, p. 79). On sait que Locke était parfaitement
informé de la situation en Amérique (il a été administrateur colonial, il possédait de
nombreux récits de voyage dans sa bibliothèque, et il avait joué un rôle dans la
rédaction de la Constitution de Caroline en 1669). Selon David Armitage, le philosophe

14 Cité par M. Renault, L’Amérique de John Locke, Paris, Editions Amsterdam, 2014, p. 106.

23
était d’ailleurs en train de réviser en 1682 la Fundamental Constitution of Carolina au
moment où il rédigeait ces passages du second Traité 15 . Son passé dans
l’administration coloniale l’aurait en quelque sorte rattrapé, au point que l’on pourrait
considérer qu’il existe des liens troubles entre libéralisme et colonialisme. Locke est en
effet très ardent dans sa critique de la justification habituelle de la colonisation utilisée
par les Ibériques : d’un côté, la conquête ne crée pas de droit légitime à l’empire,
comme il l’expliquera plus loin ; de l’autre, le prétexte de la conversion est spécieux,
comme il le souligne notamment dans l’Essai sur la tolérance (1667) : « Il n’y a donc
personne que l’on doive priver de ses biens temporels à cause de la religion. Les peuples
mêmes de l’Amérique, assujettis à un prince chrétien, ne doivent pas être dépouillés de
leur vie et de leurs terres, parce qu’ils n’embrassent pas le christianisme ». La
« plantation » est donc la seule justification valable de la colonisation.

En un mot, selon la lecture post-coloniale ces faisceaux d’indices convergent ;


c’est la loi naturelle elle-même qui semble justifier la colonisation, soit l’appropriation
sans consentement des terres du Nouveau Monde. Tandis qu’en Europe, les terres à
enclore sont devenues très rares, l’Amérique offre l’espoir d’un vaste territoire qui peut
être borné, découpé et approprié, avant d’être soumis à un gouvernement civil.

II. La théorie du contrat (chapitres 8 à 11)

La dégénérescence de l’état de nature en état de guerre

Il faut désormais aborder la question du contrat, dont l’objectif est clairement


établi : connaître l’origine et les droits du gouvernement doit permettre d’en
« réprimer les excès » et de prévenir les abus de pouvoir que les hommes n’ont confié
que pour leur propre bien (§111, p. 82). Il faut donc comprendre ce qui rend nécessaire
l’institution du gouvernement civil. Quelles sont les conséquences de l’historicité
introduite dans l’edn ? Selon Locke, les inégalités croissantes ne peuvent qu’engendrer
l’envie, et l’envie mène inévitablement à des conflits liés à la propriété. Dès lors, les
hommes devront se faire juges de ces disputes, quitte à ne pas partager la même
interprétation de la loi de nature. La conséquence est décisive. Si l’état de nature est


15 D. Armitage, « John Locke, Carolina and the Two Treatise of Government », Political Theory, Vol. 32, n°5, October 2004,
p. 602-627.

24
d’abord conçu aux antipodes de celui de Hobbes, il finit néanmoins par le rejoindre.
Car si certains transgressent la loi de nature et usent de violence, ne serait-ce que pour
voler et non tuer, les autres sont en droit de les punir et d’éliminer par une légitime
défense les agresseurs injustes (c’est le pouvoir exécutif de chacun). Autrement dit, la
force sans droit crée un état de guerre par le recours légitime à la force en représailles ;
or tous ne le feront pas de manière proportionnée – ce qui peut rapidement conduire
à la propagation de la violence, en raison de la vengeance et des représailles mutuelles.

Pour résumer le propos lockien : c’est parce que les hommes ne sont pas tous
spontanément justes, en punissant les transgresseurs à bon escient, qu’il sera
nécessaire de déléguer le pouvoir de juger et de punir à une institution – le
gouvernement et les tribunaux – afin de réguler et de protéger la propriété (vie, biens,
liberté). Pour cela, un consentement des hommes est requis. La société civile de Locke
a pour origine un contrat social dont la finalité est de garantir les droits naturels.

Au chapitre 8 (« Du commencement des sociétés politiques »), Locke décrira le


contrat comme un acte de consentement par lequel des hommes libres et égaux
renoncent à leur liberté naturelle et se « chargent des liens de la société civile » : ils
s’accordent alors avec d’autres « pour se joindre et s’unir en une communauté, afin de
mener ensemble une existence faite de bien-être, de sécurité et de paix, dans une
jouissance assurée de leurs propriétés, et dans une sécurité accrue vis-à-vis de ceux qui
ne sont pas membres de cette communauté » (§95, p. 70). Locke insiste sur le fait
qu’une telle formation de communauté est un droit moral de l’humanité, car nous ne
lésons en rien, alors, la « liberté du reste du genre humain » qui demeure dans l’edn.
Locke insiste également sur le fait que le consentement à former une communauté (une
association) « ou un gouvernement » (car Locke ne les distingue pas réellement ici)
s’accompagne immédiatement d’une incorporation à un corps politique régi par la
règle de majorité : « Quand un certain nombre d’hommes ont ainsi consenti à former
une communauté ou un gouvernement, ils se trouvent par là même incorporés et ils
constituent un corps politique où la majorité possède le droit d’agir et d’obliger les
autres » (p. 70). Contracter signifie donc ipso facto pour Locke contracter « envers
tous les autres membres de la société l’obligation de se soumettre à la décision de la
majorité et de se laisser diriger par elle » (§97, p. 71).

Sans cette obligation politique de se soumettre aux décisions de la majorité, le

25
pacte serait un vain formulaire et chacun conserverait sa liberté naturelle d’agir à sa
guise (§97, p. 71). S’en tenir à la règle d’unanimité, qui semble être l’idéal pour faire
prévaloir le consentement, reviendrait en effet à priver de toute force le corps politique,
au regard de la diversité des opinions et des oppositions d’intérêts : « Une Constitution
de ce genre réduirait le puissant Léviathan à une durée plus éphémère que celle des
créatures les plus faibles ; elle ne le laisserait pas survivre au jour de sa naissance »
(p. 72). Il serait donc irrationnel de penser que des créatures rationnelles puissent le
vouloir (qu’elles désirent des sociétés pour que celles-ci soient aussitôt dissoutes).
Enfin, Locke insiste sur le fait qu’il n’y a qu’un seul contrat dans l’Etat, qui est un pacte
d’association, un abandon de « tout le pouvoir nécessaire » entre les mains de la
majorité par les individus qui s’unissent en société. Tout gouvernement légitime naît
de ce pacte conçu comme « abandon » de ses pouvoirs naturels : « Cet abandon se fait
par la seule convention de s’unir pour former une société politique ; c’est le seul contrat
qui ait lieu et qui soit nécessaire entre des individus, qui entrent dans une république
ou en créent une nouvelle » (§99, p. 73). Cet abandon n’est pas sacrificiel ou gratuit,
mais motivé par une nécessité : il faut une scission au sein du genre humain pour
remédier à la corruption et à la perversité « d’hommes dégénérés » et pour se protéger
dans de plus petites sociétés. C’est ce qui commande l’abandon (pourtant coûteux) de
nos pouvoirs naturels à la société :

« Car dans l’état de nature, outre la liberté qu’il a de se livrer aux plaisirs innocents ;
l’homme possède deux pouvoirs.
Le premier, c’est de faire tout ce qu’il estime propre à sa préservation et à celle des autres,
dans la limite de ce qui est permis par la loi de nature (…)
L’autre pouvoir que l’homme possède dans l’état de nature, c’est celui de punir les crimes
commis à l’encontre de la loi. Il abandonne ces deux pouvoirs lorsqu’ils se joint à une
société privée – si je puis m’exprimer ainsi – ou particulière, et lorsqu’il s’incorpore à
une république qui est distincte du reste du genre humain » (§128, p. 92).

Mais pourquoi les hommes contractent-ils ? Cela semble d’abord paradoxal :


qu’est-ce qui peut conduire les individus, qui sont seigneurs et maîtres d’eux-mêmes,
à renoncer à leur droit ? Seule l’incertitude dans la jouissance des droits naturels peut
en rendre raison ; comme chez Hobbes, c’est la précarité de cette jouissance qui va
conduire les hommes à vouloir sécuriser leurs possessions.

26
Voir Chapitre 9. « Des fins de la société politique et du gouvernement »

123. Si l’homme, dans l’état de nature, est aussi libre qu’on l’a dit ; s’il est le maître absolu
de sa personne et de ses possessions, s’il est l’égal des plus grands, et s’il n’est assujetti à
personne, pourquoi renoncerait-il à sa propriété ? Pourquoi abandonnerait-il cet empire
pour se soumettre de lui-même à la domination et au contrôle d’un autre pouvoir ? La
réponse est évidente : c’est que s’il possède bien un tel droit dans l’état de nature, la
jouissance en est cependant très incertaine, et constamment exposée aux empiètements
des autres. Etant donné que tous sont rois autant que lui, que chacun est son égal, et que
la plupart n’observent pas strictement l’équité ni la justice, la jouissance de la propriété
qu’il détient dans cet état est très incertaine et fort peu garantie. Cela fait qu’il est
désireux de quitter cette condition qui, malgré sa liberté, est remplie de craintes et de
continuels dangers. Ce n’est donc pas sans raison qu’il cherche à en sortir, et qu’il désire
se joindre en société avec d’autres qui sont déjà unis, ou qui ont le projet de s’unir pour
la préservation mutuelle de leur vie, de leur liberté et de leurs biens, ce que j’appelle du
nom générique de propriété (p. 90).

CHAP. IX. Of the Ends of Political Society and Government.


123. IF man in the state of nature be so free, as has been said; if he be absolute lord of his
own person and possessions, equal to the greatest, and subject to no body, why will he
part with his freedom? why will he give up this empire, and subject himself to the
dominion and controul of any other power? To which it is obvious to answer, that though
in the state of nature he hath such a right, yet the enjoyment of it is very uncertain, and
constantly exposed to the invasion of others: for all being kings as much as he, every man
his equal, and the greater part no strict observers of equity and justice, the enjoyment of
the property he has in this state is very unsafe, very unsecure. This makes him willing to
quit a condition, which, however free, is full of fears and continual dangers: and it is not
without reason, that he seeks out, and is willing to join in society with others, who are
already united, or have a mind to unite, for the mutual preservation of their lives, liberties
and estates, which I call by the general name, property.

Le moment du contrat, pour Locke, n’est donc pas un grand moment instituant,
un moment proto-fondateur qui garantirait comme chez Hobbes les conditions de sa
propre validité. Il s’agit d’un acte modeste, en vertu duquel chacun peut se joindre à un
ensemble déjà formé. Ce qui importe ici est l’association qui résulte d’un désir de

27
sécuriser sa propriété : si in fine, l’edn dégénère en état de guerre, on conçoit que les
individus veuillent le quitter, en raison de la généralisation de l’arbitraire et de la
violence.

A ce titre, Locke finit par qualifier l’edn de « condition pleine de terreurs et de


dangers », et il en répertorie les inconvénients : l’absence d’une loi clairement établie
qui puisse être reconnue par tous comme le critère du bien et du mal, le défaut d’un
tiers, soit d’un juge reconnu de tous et impartial pour statuer sur les différends selon
la loi établie ; enfin, le fait que la justice manque de la force nécessaire pour faire
exécuter et respecter ses sentences. La séquence du passage de l’edn à l’état civil est
expliquée par le fait que l’edn est pour Locke un système de manques, comme on l’a
indiqué plus haut :

124. En premier lieu, il manque une loi établie, stable et reconnue, reçue et avouée par
le consentement commun pour la norme du droit et du tort, et pour la mesure commune
permettant de trancher tous les différends surgissant entre eux. Certes, la loi de nature
est claire et intelligible pour toutes les créatures rationnelles ; mais parce que les
hommes sont égarés par leurs propres intérêts, et aussi parce qu’ils ignorent cette loi
faute de l’étudier, ils ne sont pas portés à la reconnaître comme une loi qui les oblige
lorsqu’il s’agit de leur propre cause.

124. The great and chief end, therefore, of men's uniting into commonwealths, and
putting themselves under government, is the preservation of their property. To which
in the state of nature there are many things wanting.

First, There wants an established, settled, known law, received and allowed by common
consent to be the standard of right and wrong, and the common measure to decide all
controversies between them: for though the law of nature be plain and intelligible to all
rational creatures; yet men being biased by their interest, as well as ignorant for want
of study of it, are not apt to allow of it as a law binding to them in the application of it
to their particular cases.

125. En second lieu, dans l’état de nature, il manque un juge reconnu et impartial, qui
ait autorité pour trancher tous les différends en accord avec la loi établie. Car chacun,
dans cet état, est à la fois le juge et l’agent d’exécution de la loi de nature ; or les hommes
étant partiaux envers eux-mêmes, la passion et l’esprit de revanche risquent fort de les

28
entraîner trop loin, et avec une chaleur excessive, lorsqu’il s’agit de leur propre cause ;
d’un autre côté, la négligence et l’indifférence les portent à être trop insouciants
lorsqu’il s’agit de celle des autres (91).

Sec. 125. Secondly, In the state of nature there wants a known and indifferent judge,
with authority to determine all differences according to the established law: for every
one in that state being both judge and executioner of the law of nature, men being
partial to themselves, passion and revenge is very apt to carry them too far, and with
too much heat, in their own cases; as well as negligence, and unconcernedness, to make
them too remiss in other men's.

126. En troisième lieu, ce qui manque souvent dans l’état de nature, c’est le pouvoir
d’appuyer et de soutenir une sentence lorsqu’elle est juste, et de lui donner l’exécution
qui lui est due. Ceux qui ont injustement commis une offense manquent en effet
rarement, lorsqu’ils en sont capables, de faire prévaloir leur injustice en recourant à la
force : en de nombreuses occasions, cette résistance en rend le châtiment dangereux, et
fréquemment mortel, pour ceux qui veulent l’entreprendre.

Sec. 126. Thirdly, in the state of nature there often wants power to back and support the
sentence when right, and to give it due execution, They who by any injustice offended,
will seldom fail, where they are able, by force to make good their injustice; such
resistance many times makes the punishment dangerous, and frequently destructive,
to those who attempt it.

127. Ainsi, malgré tous les privilèges de l’état de nature, les hommes se trouvent
pourtant dans une condition fâcheuse aussi longtemps qu’ils y demeurent, et ils sont
rapidement conduits à entrer en société.

127. Thus mankind, notwithstanding all the privileges of the state of nature, being but
in an ill condition, while they remain in it, are quickly driven into society.

La partialité des passions humaines conduit les hommes à la vengeance, et là où


chacun est à la fois juge et exécuteur de la loi de nature, le risque est fort d’excès et
d’emportement ; d’autant que celui qui pratiquerait la justice à l’edn sans garanties de
réciprocité s’exposerait par là même à de graves dangers. Pour toutes ces raisons,
l’individu va donc entrer par contrat en société et renoncer aux deux pouvoirs qu’il
possédait à l’edn : le pouvoir de décider des moyens de se conserver selon la loi de

29
nature ; le pouvoir de punir les infractions de la loi de nature. Locke ne développe pas,
contrairement à Hobbes et plus tard à Rousseau, le contenu du contrat. Mais tout en
restant évasif, il conçoit le contrat (compact) comme un acte symbolique, qui rend
raison de l’existence du gouvernement plus qu’il n’explique réellement la formation
des sociétés civiles. L’essentiel est qu’en société, l’homme renonce à l’exercice de son
pouvoir de punir et accepte que son droit à décider ce qui convient à sa conservation
soit régulé par la loi. Chacun renonce au pouvoir exécutif et ipso facto, pour Locke, au
pouvoir judiciaire qu’il possédait à l’edn. A la limite, peu importe que le consentement
soit exprès ou qu’il soit tacite : Locke admet que l’on puisse présumer du consentement
dès lors que l’on jouit d’un bien, foncier ou non, qui se trouve protégé par le
gouvernement (§119). Le caractère fictif et majestueux du dispositif état de
nature/contrat s’estompe ici. Tout individu peut se joindre à tout moment à une
communauté en y apportant sa personne et ses biens pour gagner la sûreté de sa
jouissance (§120).

Cet élément a été à l’origine d’une controverse dont C. B. MacPherson et John


Dunn sont les deux principaux protagonistes : en effet, le « consentement tacite » est-
il donné par tout propriétaire terrien (voire tout enfant qui hérite) ? Faut-il réserver le
droit de consentir à ceux qui possèdent une terre – ce qui ferait de l’Etat lockien,
comme le prétend MacPherson, un Etat de classe ? Il est vrai que Locke insiste sur la
possession d’une parcelle de terre, qui met l’individu dans l’obligation de se soumettre
aux lois, et de consentir à l’obéissance : le gouvernement dispose d’une juridiction
directe sur la terre (§121, p. 88). Mais John Dunn réfute cette interprétation : à ses yeux,
le consentement chez Locke s’oppose à la coercition. Consentir revient à donner ou
signifier un accord de manière rationnelle, sans y être forcé par la force ou la fraude.
Cela signifie que le propriétaire des terres est inclus dans le Commonwealth au même
titre que le résident ou même le voyageur qui circule en toute liberté sur les grands
chemins (§119, p. 87). Par ailleurs, si le consentement était seulement tacite, le simple
fait d’émigrer (dans les colonies américaines par exemple) conduit à se libérer de
l’emprise du gouvernement et du consentement tacite qu’on lui a donné : il suffit de
vendre ses terres pour s’en aller et s’agréger à une autre république, ou « s’accorder
avec d’autres pour en fonder une nouvelle in vacuis locis » (ce fut le cas en Amérique,
§121, p. 88).

30
Le gouvernement légitime repose donc sur le consentement des individus. Dans
le cas d’un consentement explicite, le sujet devient de plein droit membre d’un Etat et
n’est plus libre de renoncer à sa citoyenneté en retrouvant sa liberté naturelle (à moins
que ce ne soit du fait d’une dissolution du Commonwealth). Locke réfléchit ainsi aux
conditions de la citoyenneté : il ne suffit pas de vivre « tranquillement » et de jouir
commodément « des privilèges et de la protection » des lois pour être citoyen ; les
résidents ou étrangers ne le sont pas de plein droit : « Rien ne peut faire d’un homme
le membre d’une république sinon le fait d’y entrer effectivement par un engagement
positif et par une promesse et un contrat explicites » (p. 89).

Dès lors, ce gouvernement légitime peut prendre différentes formes, selon que
le pouvoir législatif, qui est le pouvoir suprême, est détenu par le peuple (démocratie
parfaite), par un petit nombre (oligarchie) ou par un seul (monarchie, héréditaire ou
élective, §132, p. 94). Dans tous les cas, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutifs
doivent être séparés pour éviter les abus de pouvoir ou la législation en vue de l’intérêt
privé des gouvernants (§143, p. 105). Toute la difficulté devient dès lors de comprendre
pourquoi Locke accepte le passage de la règle d’unanimité (tous les possédants doivent
consentir) à la règle de majorité qui régit la communauté politique. Un tel passage ne
remet-il pas en cause le socle de la légitimité politique, fondée sur la libre volonté des
agents ? Il faut ici tenir compte du contexte : Locke ne se préoccupait pas du risque de
tyrannie de la majorité ou d’oppression des minorités, mais de l’oppression d’une
immense majorité par une petite minorité (la monarchie absolue et ses officiers). Pour
Locke, le consentement est à la fois ce qui fonde l’obligation politique et ce qui permet
à l’individu de voir garantis ses droits naturels à la propriété.

Une défense du gouvernement limité

La conséquence de ce dispositif est clairement anti-absolutiste : les hommes


s’associent pour neutraliser les effets pervers de l’edn, et pour remédier à des
inconvénients précis. Le consentement est toujours requis, même s’il n’y a pas de
simultanéité (le consentement de tous est un processus, chacun s’incorporant à la
république au fur et à mesure) : « C’est ce seul consentement des hommes libres nés
sous un gouvernement, qui fait d’eux des membres de la république ; mais parce que
chacun le donne séparément et à mesure qu’il parvient à l’âge requis, et non de manière

31
collective, on ne le remarque pas, et on pense qu’il n’a pas été donné ou qu’il n’est pas
nécessaire » (§117, p. 86). Ce qui importe ici est que les hommes ne sont pas sujets en
tant qu’ils sont hommes – contre Filmer par exemple. De ce fait, le gouvernement
institué par contrat sera ipso facto un gouvernement limité. Ce ne sera pas un
souverain indivisible et absolu comme chez Hobbes, mais un simple gouvernement au
service des individus qui l’ont institué pour protéger leur propriété (vie, biens, liberté).
Le pouvoir législatif ne pourra en aucun cas exercer un « pouvoir arbitraire sur les vies
et sur les biens du peuple » (§135, p. 97). La limitation du pouvoir est bien fondée car
aucun homme ne peut transférer plus de pouvoir qu’il n’en a lui-même. Le pouvoir est
donc limité par son origine, et limité en conséquence par ses fins, et son exercice
(soumis à la loi de nature qui vise la préservation, non la destruction) :

« Personne ne peut en effet transférer à autrui plus de pouvoir qu’il n’en possède lui-
même ; et personne ne possède, ni sur soi-même ni sur autrui, le pouvoir absolu de
détruire sa propre vie ou d’enlever à quelqu’un d’autre sa vie et sa propriété. Un homme
ne peut, on l’a prouvé, s’assujettir au pouvoir arbitraire d’un autre ; et puisque, dans l’état
de nature, on ne possède pas ce pouvoir arbitraire sur la vie, la liberté et les biens
d’autrui, mais seulement celui que la loi de nature nous donne pour la préservation de
notre vie et de celle du reste du genre humain, c’est donc ce seul pouvoir que l’on donne
et que l’on peut donner à la république, et par là au pouvoir législatif ; ce dernier ne peut
donc en détenir davantage. Dans les bornes extrêmes qu’il peut atteindre, ce pouvoir est
ainsi limité à ce qu’exige le bien public de la société. C’est un pouvoir qui n’a pas d’autre
fin que la préservation, et il ne peut jamais avoir le droit de détruire les sujets, de les
réduire en esclavage, ou de les appauvrir à dessein. Les obligations de la loi de nature ne
cessent pas dans la société ; dans bien des cas, elles sont seulement rendues plus
strictes » (§135, p. 97). La loi de nature, écrit donc Locke, « demeure comme une règle
éternelle pour tous les hommes, pour les législateurs autant que pour les autres » (§135,
p. 98).

Surtout, en faveur de qui les individus se dessaisissent-ils de leur droit de se


gouverner eux-mêmes ? Qui sera l’arbitre de leurs différends ? Pour Locke, c’est la
communauté tout entière, en tant que personne et sujet de droit, qui sera chargée
d’assumer cette mission en neutralisant la partialité et la violence. Une fois constituée,
c’est cette communauté régie par la loi de la majorité qui possèdera le plein exercice du
droit de faire des lois pour l’ensemble de ses membres. Par la suite, c’est seulement

32
parce qu’il n’est pas commode qu’elle exerce elle-même ces pouvoirs législatifs et
exécutifs, que la communauté les confie à un gouvernement qu’elle désigne et qui doit
les exercer en son nom. Dès lors, la mission de ce gouvernement est évidemment de
garantir aux membres de la communauté cette sécurité de leurs biens temporels (la vie,
la liberté et la propriété) qu’ils étaient incapables de préserver par eux-mêmes à l’edn
en remédiant à une situation où chacun était à la fois juge et partie.

Comme l’explique Locke, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif ne pourront


donc avoir d’autre fonction que de conduire au bien commun de la communauté. Ils
devront être soumis à l’empire des lois, car aucun homme ne pourrait rationnellement
vouloir empirer son sort et se réduire lui-même en esclavage :

131. S’il est vrai qu’en entrant en société, les hommes abandonnent l’égalité, la liberté et
le pouvoir exécutif qu’ils possédaient dans l’état de nature, et qu’ils les remettent entre
les mains de la société pour que le législatif en dispose selon que le bien de cette même
société l’exigera, il reste cependant que chacun ne le fait que dans l’intention de préserver
d’autant mieux sa personne, sa liberté et sa propriété (car on ne peut supposer qu’une
créature rationnelle change de situation dans l’intention de la rendre pire). Le pouvoir
de la société, ou du législatif qu’elle institue, ne peut jamais être censé s’étendre au-delà
de ce que requiert le bien commun ; il est obligé de garantir la propriété de chacun, en
remédiant aux trois défauts que nous avons mentionnés ci-dessus, et qui rendaient l’état
de nature si incertain et si inconfortable (93).

131. But though men, when they enter into society, give up the equality, liberty, and
executive power they had in the state of nature, into the hands of the society, to be so far
disposed of by the legislative, as the good of the society shall require; yet it being only
with an intention in every one the better to preserve himself, his liberty and property;
(for no rational creature can be supposed to change his condition with an intention to be
worse) the power of the society, or legislative constituted by them, can never be supposed
to extend farther, than the common good; but is obliged to secure every one's property,
by providing against those three defects above mentioned, that made the state of nature
so unsafe and uneasy.

Cette mission du gouvernement a des conséquences claires sur le pouvoir exécutif


(chap. 14). Objet des conflits entre royalistes et parlementaristes dans les années 1640-
1680, la « prérogative » du monarque (son pouvoir arbitraire) doit en effet être limitée

33
et soumise aux lois : « On se fait donc des notions très fausses du gouvernement en
affirmant que le peuple a empiété sur la prérogative lorsqu’il a réussi à obtenir qu’une
partie en soit définie par des lois positives » (§163, p. 119). Un peu plus loin (§158),
Locke redéfinira la prérogative comme un pouvoir laissé arbitraire par nécessité, en
raison des circonstances imprévisibles de la vie politique, mais qui doit toujours viser
le bien public : « La prérogative n’est rien d’autre, entre les mains du prince, qu’une
puissance de pourvoir au bien public dans tous les cas qui relèvent de circonstances
imprévues et indéterminées et qu’on ne peut régler sûrement par des lois fixes et
immuables » (p. 115). Elle n’est que le pouvoir d’agir « à discrétion et pour le bien
public, en dehors des prescriptions de la loi et même parfois contre elle » (§160, p. 118).
Dès lors, la prérogative est limitée par sa finalité. Le peuple peut toujours contester
l’usage de la prérogative s’il lui semble à mauvais escient : celle-ci « ne peut être que la
permission accordée par le peuple à ses chefs de pourvoir librement aux choses sur
lesquelles la loi demeurait muette » (§164, p. 120).

Or ceci comporte une conséquence notable : puisque la fin du pouvoir politique


est de sauvegarder la propriété, la monarchie absolue ou arbitraire est illégitime.

Plusieurs arguments étayent cette thèse radicale. D’une part, la conquête ou


l’usurpation ne confère pas un pouvoir absolu. Pour Locke, le droit de conquête ne
donne en aucun cas le droit au conquérant d’acquérir un pouvoir absolu sur ses sujets.
En effet, selon un argument qui aura une postérité remarquable et que nous avons déjà
rencontré, Locke soutient que nul ne peut donner des pouvoirs qu’il ne possède pas, et
que nul n’a donc pu transférer à un souverain de pouvoir absolu sur lui-même (a
fortiori sur sa descendance, §135). Tel est le sens de la critique de la monarchie
absolue : nul ne disposant d’un pouvoir absolu sur soi, nul ne peut le céder à quiconque.
Contre Grotius, nulle victoire à la guerre ne peut donc conduire des sujets à renoncer
à leur liberté en faveur d’un prince absolu. Le contrat d’esclavage est une contradiction
dans les termes et la conquête ne peut en aucun cas se substituer au consentement ; les
hommes ne sont pas liés par les promesses extorquées sous l’empire de la crainte ou
sous le joug de la force. En cas de nécessité, les individus peuvent toujours « en appeler
au Ciel », c’est-à-dire retrouver l’usage de la violence contre la violence (chapitre 14,
p. 123 ; chapitre 16, p. 130). En dernière instance, le conquérant ne peut légitimement
avoir aucun droit sur la personne et les biens des vaincus, encore moins sur leurs

34
enfants (« on ne saurait obliger ses enfants ou sa postérité par un contrat, quel qu’il
soit. Car le fils, une fois devenu adulte, est exactement aussi libre que son père, de sorte
que, par l’un de ses actes, le père ne peut pas plus aliéner la liberté de son fils que celle
d’aucun autre homme », §116, p. 85). A cet égard, la servitude volontaire n’a aucun sens
(voir les pages 138-139, qui préfigurent la célèbre analyse de Rousseau dans le Contrat
social).

Pourtant, si l’on suit une fois encore la lecture post-coloniale de Locke, il semble
qu’il y ait ici une tension forte : non seulement la Constitution de Caroline à laquelle
Locke a contribué avalisait la pratique de l’esclavage, mais ses archives coloniales
rappellent qu’il n’était semble-t-il pas indifférent à la valeur des esclaves africains16. Il
reste que sa théorie politique exclut cette pratique, comme en témoigne le début du
premier Traité : « L’esclavage est pour l’homme un état si vil, si misérable et si
directement contraire au tempérament généreux de notre nation, qu’on imagine mal
comment un Anglais, encore moins un gentleman, pourrait plaider en sa faveur ».
Aucun consentement ne peut justifier l’esclavage. La servitude politique, en particulier,
est exclue.

III. La théorie du droit de résistance (chapitres 17-19)

La séquence edn-contrat débouche naturellement sur la question du droit de


résistance, qui constitue le cœur de la théorie lockienne dans le second Traité, et se
comprend dans le contexte précédemment évoqué (l’abus de pouvoir des Stuarts et en
particulier de Charles II, la volonté de le renverser par une révolution). Que faire en
effet face à un pouvoir illégitime, qui ne répondrait pas aux principes et aux fins
énoncées par le contrat, et qui imposerait une forme de servitude aux sujets ? Tel est le
problème posé par la tyrannie (qui peut être liée à son origine, l’usurpation, mais
surtout à un mode d’exercice du pouvoir, arbitraire et abusif). La tyrannie se définit
comme l’exercice du pouvoir au-delà du droit (« the exercise of power beyond right »)
ou comme l’usage de la force sans autorité (« the use of force without authority »). Dès
lors, le droit de résistance répond à la question suivante : est-il légitime de résister
lorsque le pouvoir ne satisfait pas aux fins en vue desquelles il a été institué ? Les
mêmes motifs qui ont amené les hommes à sortir de l’edn pour se doter d’institutions

16 M. Renault, op. cit., p. 130.

35
civiles ne peuvent-ils les inciter à souhaiter revenir à cet état si l’autorité politique leur
paraît pire que l’indépendance naturelle à laquelle ils ont renoncé ?

En son principe, la théorie du droit de résistance fait appel aux prémisses


suivantes : tout pouvoir politique est institué par une communauté en vue de son
propre bien ; là où ceux qui sont chargés du gouvernement trahissent cette mission et
utilisent le pouvoir qui leur est confié pour opprimer le peuple, celui-ci tient de la
nature le droit de s’opposer à ses gouvernants, de tenir leurs actes pour nuls, de leur
résister au besoin par la force, de les déposer et de les juger pour leurs méfaits. Ainsi
conçu, le droit de résistance à l’oppression figure – avec la liberté, la propriété, la sûreté
– au nombre des « droits naturels et imprescriptibles » de l’article 2 de la « Déclaration
des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : sans lui, les autres droits resteraient lettre
morte, car leur réalité ne pourrait être garantie.

A l’évidence, comme l’a montré J.-F. Spitz, Locke n’est pas le premier ni le seul
à user de cet instrument : il existe déjà chez Samuel Rutherford, dans son ouvrage
intitulé Lex Rex, or the Law and the Prince: a Dispute for the Just Prerogative of King
and People (Londres, 1644) et chez George Lawson, Politica Sacra et Civilis (Londres,
1660). Dès 1644, Rutherford affirme qu’il existe un droit de résistance si les
gouvernants oeuvrent à la destruction et non à la conservation de la communauté
politique. Rutherford distingue ainsi le power of government et le power of
governing : le premier est une forme de pouvoir constituant ou instituant qui forme le
gouvernement lequel aura, lui, le pouvoir de législation et de coercition. Dans cette
optique, le peuple existe par nature ou du moins au moyen d’un pacte implicite
d’association qui traduit la volonté de pourvoir à la paix et sûreté des particuliers ; un
tel pacte demeure dans les limites de la nature car il préserve l’égalité de tous dans la
liberté ; il existe donc un peuple avant qu’il y ait des rois, ce qui suffit à établir que le
peuple peut exister sans roi mais non le roi sans le peuple. Cette voie sera également
celle des monarchomaques huguenots, qui combattent l’absolutisme après le massacre
de la Saint-Barthélémy (Philippe Duplessis-Mornay, François Hotman, Théodore de
Bèze).

Toutefois, cette idée ancienne a connu des réélaborations multiples. On peut


distinguer trois postulats qui sous-tendent en général l’idée d’un droit de résistance :

36
- la fonction de la société politique est la préservation des droits des citoyens ;
- il n’y a pas de meilleur juge du bien du peuple que le peuple lui-même ;
- il existe un peuple capable de juger et d’agir d’une seule voix au-delà de la
multiplicité des individus qui le composent.

La notion de droit de résistance est donc étroitement tributaire de la forme


même du pacte. Selon que l’on aura ou non distingué le pacte d’association du pacte de
gouvernement, les motifs mêmes qui ont présidé au contrat, selon que l’on aura
attribué ou non des droits à l’individu avant l’établissement du pouvoir, droits qu’il
conserve après cette institution, le « droit de résistance » à l’autorité aura ou non un
sens. Pour le mettre en perspective, nous suivrons ici l’article de Jean-Fabien Spitz,
« Droit de résistance » (Dictionnaire de philosophie politique, Paris, P.U.F., 1996).

Si la théorie du droit de résistance semble l’aboutissement naturel de la


séquence état de nature-contrat, toutes les théories contractualistes n’admettent pas le
droit de résistance, loin de là. Soit parce qu’elles nient l’existence d’un peuple en dehors
du souverain (Hobbes, Kant) ; soit parce qu’elles identifient le peuple au souverain en
refusant de penser l’existence de droits naturels en dehors de lui (Rousseau). C’est donc
la conjonction entre la thèse de la souveraineté populaire et celle de l’existence d’une
justice naturelle indépendante des conventions qui donne lieu chez Locke à la doctrine
d’un droit de résistance à l’oppression. Sous cette forme, ce droit s’oppose au risque de
despotisme exercé par les gouvernants (assemblée, magistrats ou roi) qui est inhérent
à tout exercice du pouvoir. Les droits naturels du peuple (préexistant dans l’edn)
perdurent dans l’état civil et ils sont ce que les gouvernants doivent obligatoirement
respecter sous peine de se mettre hors la loi et de se destituer eux-mêmes de leur
autorité.

Toute la difficulté réside en ce cas dans l’institutionnalisation de ce pouvoir de


résister : sous quelle forme le peuple existe-t-il hors des régulations institutionnelles
qui lui permettent de s’accorder et de se donner une volonté commune ? S’agit-il d’une
simple communauté morale ou d’une véritable communauté politique ? Si l’individu
n’a pas seul le droit de résister à l’autorité, à partir de quand un groupe quelconque en
est-il doté ? Techniquement enfin, peut-on imaginer une majorité qui se mette

37
d’accord pour résister ? Toutes ces questions reviennent finalement à une seule : peut-
on théoriser juridiquement la révolution ?

Certes, la question du tyrannicide est antique, et celle du droit de résistance à la


tyrannie est débattue en Angleterre depuis la première moitié du XVIIe siècle. Mais
Locke la systématise d’une manière nouvelle. A ses yeux, sitôt que la mission du
gouvernement (protéger les droits naturels, soit la propriété de l’individu) est trahie,
et qu’il emploie son pouvoir pour opprimer les citoyens, la communauté récupère le
droit de pourvoir à sa propre conservation par les moyens qui lui paraîtront le plus
appropriés ; elle peut résister aux actes tyranniques du gouvernement, en changer les
titulaires ou la forme, de la manière qui lui paraîtra la plus conforme à la sauvegarde
de ses intérêts.

La première apparition de cet argument se situe au §149 : « la communauté


conserve perpétuellement le pouvoir suprême d’assurer son salut contre les desseins et
les entreprises de quiconque – fût-ce ses législateurs – serait assez fou ou assez
mauvais pour concevoir et mettre en œuvre des desseins contre les libertés et les
propriétés du peuple » (chap. 13, p. 108). La « communauté » reste le pouvoir
suprême, même si elle délègue ce pouvoir, le plus souvent, au législatif (ou par défaut
à l’exécutif). Dès que les gouvernants agissent contrairement à cette fin en vue de
laquelle ils ont été désignés, la confiance qu’on avait mise en eux doit nécessairement
cesser et l’autorité qui leur avait été remise est dévolue au peuple, qui peut la placer de
nouveau où il jugera à propos pour sa sûreté et pour son avantage. Le gouvernement et
les législateurs ne sont que des mandataires du peuple, chargés d’accomplir une
fonction déterminée pour laquelle on a placé une certaine confiance en eux.

Deux thèses importent ici.


- En premier lieu, Locke use du concept décisif de confiance, trust : si les
dirigeants deviennent « assez fous, ou assez mauvais » (méchants) pour former
des desseins contre les libertés et les propriétés des sujets, ils commettent ipso
facto un abus de confiance qui les destitue naturellement de leur fonction
(assurer la conservation de la vie et des biens). Il y a à cela une explication forte,
déjà mentionnée : nul ne peut transférer à autrui plus de pouvoir qu’il n’en a lui-

38
même ; or nul homme ne possède un pouvoir arbitraire sur lui-même ni sur
autrui ; nul gouvernement arbitraire n’est donc légitime (§135, p. 97).
- En second lieu, à l’état de nature, les lois de nature qui intiment de veiller à sa
conservation et à celles du genre humain limitent l’arbitre de chacun ; or ces lois
de nature perdurent dans la société civile comme des « règles éternelles » pour
le législateur : toutes les lois civiles et les pratiques du gouvernement doivent
être compatibles avec elles. Aucun gouvernement ne peut à bon droit détruire,
appauvrir ou assujettir ses sujets (§135, p. 98). Si le peuple n’exerce donc pas
toujours en propre le pouvoir législatif, qui est sacré et suprême, il le possède
néanmoins toujours : il demeure comme un « peuple dormant » qui peut se
réveiller si ses droits fondamentaux ont été bafoués.

Tel est le point nodal de l’argumentation : ce n’est pas le peuple qui se rebelle
contre les magistrats lorsque certains individus prétendent exercer leurs charges sans
avoir reçu de mandat, lorsqu'ils pratiquent la corruption électorale ou le détournement
de fonds, ou encore, lorsque poussés par la folie, l’ambition ou la cupidité, ils s’en
prennent aux propriétés des sujets et agissent à l’encontre des lois : c’est le pouvoir lui-
même qui se dissout du fait de l’abus de confiance. Il serait donc erroné d’accuser le
peuple de rébellion, alors que ce sont les membres de l’exécutif qui, par leur conduite,
modifient la puissance législative qui était « l'âme qui donne à la république sa forme,
sa vie et son unité ». En cas de tyrannie, ce sont les détenteurs de l’autorité, détournant
leur pouvoir de sa fin (le bien commun) qui entrent en guerre contre le peuple et sont
responsables du retour à l’état de nature. Le pacte politique rompu par un breach of
trust, le pouvoir retourne entre les mains de son détenteur naturel, le peuple. Déliés de
leur engagement envers un pouvoir qui a de lui-même renié son essence, les individus
recouvrent alors leur liberté originaire et sont fondés à instaurer de nouveaux
magistrats. Le « recours au Ciel », c’est-à-dire à la violence et à la résistance armée, est
alors légitime :

222. chaque fois que le législatif transgresse cette règle fondamentale de la


société, chaque fois que ses membres tentent, par ambition, crainte, folie ou
corruption, de s’emparer – pour eux-mêmes ou pour d’autres – d’un pouvoir
absolu sur les vies, les libertés et les biens du peuple, ils perdent ainsi, en
trahissant leur mission, le pouvoir que le peuple leur avait remis dans un tout

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autre but ; ce pouvoir revient alors au peuple, qui a le droit de reprendre sa liberté
première et de pourvoir, par l’établissement d’un nouveau législatif (de la
manière qui lui paraîtra la plus appropriée), à sa propre sauvegarde et à sa propre
sûreté, qui sont la fin pour laquelle on est entré en société (159).

Whenever the legislators endeavour to take away, and destroy the property of the
people, or to reduce them to slavery under arbitrary power, they put themselves
into a state of war with the people, who are thereupon absolved from any farther
obedience, and are left to the common refuge, which God hath provided for all
men, against force and violence. Whensoever therefore the legislative shall
transgress this fundamental rule of society; and either by ambition, fear, folly or
corruption, endeavour to grasp themselves, or put into the hands of any other, an
absolute power over the lives, liberties, and estates of the people; by this breach
of trust they forfeit the power the people had put into their hands for quite
contrary ends, and it devolves to the people, who have a right to resume their
original liberty, and, by the establishment of a new legislative, (such as they shall
think fit) provide for their own safety and security, which is the end for which
they are in society.

Locke évoque en réalité la situation de l’Angleterre contemporaine. Selon les radicaux,


le législatif a été altéré quand Charles II, se jugeant seul législateur, a décidé de ne plus
convoquer de parlement pour couper court au débat sur l’exclusion.

Trois thèses font néanmoins l’objet d’une controverse interprétative : 1) le droit
de résistance est-il individuel ? 2) Est-il inconditionnel ? 3) Procède-t-il du peuple
comme communauté morale ou comme communauté politique ?

Sur le premier point, il ne s’agit sans doute pas de cautionner le droit de


résistance des individus, même si cette question reste délicate (selon R. Ashcraft, le
droit de résistance peut être individuel 17 ). Plus vraisemblablement, seul le peuple
comme entité collective – constituant une assemblée soumise à la loi de la majorité –
peut être délié de son devoir d’obéissance. Lorsque le pouvoir législatif est dissout, le


17 Voir R. Ashcraft, « Locke’s Political Philosophy », in Cambridge Companion to Locke, V. Chappell éd., CUP, 1994,
p. 226-251, ici p. 230.

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peuple peut constituer un nouveau pouvoir législatif, c’est-à-dire un nouveau
Parlement. La distinction opérée entre dissolution du gouvernement et dissolution de
la société rend possible, contrairement à ce qui se passe chez Hobbes, le maintien d’un
peuple sans pouvoir suprême, qui peut reconstituer un Parlement avec les
représentants qu’il choisit (§211).

Sur le second point, il ne s’agit pas d’un droit de résistance inconditionnel, ce


qui serait évidemment absurde : on ne saurait résister par violence qu’à la violence elle-
même, sortir du droit que si l’autorité a agi contre les lois ou au-dessus d’elles. Enfin,
le droit de résistance ne peut prendre sens que dans des circonstances exceptionnelles :
non dans les cas d’insultes mineures faites aux sujets, mais dans le cas d’une longue
suite d’abus, de prévarications et d’artifices qui dénotent un « dessein » maligne de
l’autorité politique. Le peuple ne peut vouloir se libérer de ses gouvernants que s’il est
soumis à un esclavage réel, et non à de simples abus qu’il peut endurer, selon Locke,
avec une étonnante docilité. Le choix rationnel d’un retour à l’état de nature, étant
donné le coût à subir (la mise en place souvent chaotique d’un nouveau pouvoir) ne
peut être motivé que par de fort sérieuses raisons : et le dessein maligne du pouvoir
qui contrevient à sa fin pour asservir le peuple et le combler de maux est sans doute la
meilleure qui soit. Il faut donc répondre à ceux qui défendent l’obéissance passive que
la paix imposée par le despote est une fausse paix, faite de violence et de rapines, à
l’avantage des oppresseurs ; c’est la tranquillité dont jouissaient les compagnons
d’Ulysse dans la caverne de Polyphème (§228, p. 164). Aussi le peuple est-il toujours
fondé, face à l’insolence des gouvernants, face à la cruauté et à la rage des tyrans, à
retrouver son droit naturel et inné à se gouverner lui-même. A la question récurrente
(« qui sera juge » de l’opportunité de la révolution ?) ; Locke répond : « c’est le peuple
qui sera juge » (§240, p. 174).

Il reste une dernière ambiguïté, qui a donné lieu à une controverse entre Richard
Ashcraft et, en France, Jean Terrel18. Pour le premier, la communauté originaire issue
du pacte est simplement morale : tant que le peuple ne s’est pas donné un


18Richard Ashcraft, Locke’s Two Treatises of Government, Londres, Unwin Hyman, 1987, seconde édition 1989 ; Jean-
Fabien Spitz, John Locke et les fondements de la liberté moderne, Paris, PUF, 2001. Voir a contrario Jean Terrel, « Filmer et
Locke : souveraineté ou contrat », Les théories du pacte social. Droit naturel, souveraineté et contrat de Bodin à Rousseau, Paris,
Seuil, 2001, p. 233-298 ; « Souveraineté et suprématie chez Locke », Revue de l’enseignement philosophique, novembre-
décembre 2003, volume 54, n°2, p. 35-52 ; « Pouvoir instituant et résistance, une pierre de touche dans la lecture des
Deux Traités », Philosophical Enquiries : Revue des philosophies anglophones, décembre 2013, n°2, p. 9-42.

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gouvernement institué complet, il n’est pas une véritable communauté politique mais
une multitude d’individus s’accordant pour faire respecter la loi naturelle. En revanche,
J. Terrel montre que Locke a tenté de conceptualiser une véritable communauté
politique qui jouerait le rôle de pouvoir instituant : elle n’est ni un corps politique
souverain ni une communauté politique complète, dotée en toute légalité d’un
gouvernement. Il faut donc rappeler que Locke conçoit la formation d’une société
politique complète en distinguant trois actes constituants :
1. Le premier acte décrit au chapitre 8 est l’unique pacte [compact, § 99] par
lequel chaque futur membre de la communauté accepte de s’unir avec les
autres en une seule société politique – autrement dit en un seul corps
politique agissant selon la volonté majoritaire [§ 95]. Les mots « société »,
« communauté » et « corps » mettent chacun l’accent sur un aspect
différent : l’association par contrat pour political society, la communauté
formée pour se conserver et faire respecter la loi de nature pour community,
le fait que cette communauté soit immédiatement en capacité d’agir comme
un seul corps pour body politic. Cette communauté doit être immédiatement
un corps dans la mesure où elle devra nécessairement, pour durer, se donner
un gouvernement : dès la description du premier acte constituant, Locke
mentionne le gouvernement, en écrivant qu’« un certain nombre d’hommes
ont consenti à faire une unique communauté ou gouvernement [consented
to make one community or government] », § 95 ou encore « un unique corps
politique sous un unique gouvernement [one body politic under one
government] », § 97.
2. Le deuxième acte constituant (qui n’est pas, contrairement à ce que suggérait
Pufendorf, un contrat) est celui par lequel ce corps décide selon la règle
majoritaire d’instituer un pouvoir de légiférer. Plus loin (chap. 13, § 157), la
constitution du législatif sera décrite comme « l’acte originel et suprême de
la société, antécédent dans cette société à toutes les lois positives » [the
original and supreme act of the society, antecedent to all positive laws in
it], ou encore (chap. 19, § 212), « l’acte premier et fondamental de la société »
[the first and fundamental act of society].
3. Enfin, le législatif complète l’institution du gouvernement en légiférant à
propos des deux autres pouvoirs qui lui sont subordonnés et qui sont
généralement exercés par une instance unique dans la mesure où ils

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impliquent tous deux l’usage de la force publique : ce sont l’exécutif, chargé
de faire respecter les lois, et le fédératif, chargé des relations extérieures de
la république.
En définitive, selon J. Terrel, le peuple n’est pas une simple communauté morale mais
une véritable communauté politique, qui peut s’instituer sous la forme d’une
démocratie « originaire ».

Ce qui rend donc possible, contre Hobbes, cette notion de « peuple dormant »,
détenteur et non acteur de la souveraineté, c’est la distinction entre société et
gouvernement. Certes, lorsque les lois ne sont plus appliquées, le gouvernement
s’autodétruit « et le peuple devient une multitude confuse, sans ordre et sans liaison »
(§ 219, p. 157, Spitz traduit par « et sans connexion »). Mais le peuple qui retrouve sa
liberté naturelle peut toujours choisir une nouvelle autorité législative en changeant les
personnes ou la forme même du gouvernement. Aussi le Second Traité de Locke
s’achève-t-il sur cette perspective subversive : lorsque le peuple a placé son pouvoir
dans une assemblée, ce pouvoir ne peut jamais retourner au peuple pendant que le
gouvernement subsiste ; mais dès que ce gouvernement se destitue lui-même en
abusant de la confiance qui avait été mise en lui, « ce pouvoir fait retour à la société ».
Le peuple a le droit d’agir en qualité de souverain et de remettre à nouveau cette
suprême puissance comme il le juge à propos, c’est-à-dire d’entrer en rébellion (§243).
Telle est la dimension révolutionnaire de la philosophie politique de Locke.

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