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Kerleroux Françoise. E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale. In: Langue française, n°1, 1969. La syntaxe. pp. 105-
107;
https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1969_num_1_1_5409
Ce livre est précieux à plus d'un titre, et d'abord parce qu'il rassemble
vingt-huit articles publiés entre 1939 et 1964 dans des revues diverses et
spécialisées telles le Journal de Psychologie, le B.S.L., divers Mélanges et
un certain nombre de revues étrangères, et qu'il met ainsi à la disposition
de chacun ce que seul le spécialiste savait où trouver. Ces articles traitent
de sujets variés, variété dont les titres des six sections qui les regroupent
donneront une idée : I. Transformations de la linguistique, II. La
communication, III. Structures et analyses, IV. Fonctions syntaxiques, V. L'homme
dans la Langue, VI. Lexique et culture. Mais toutes ces études sont réunies
sous la dénomination de « problèmes »; en effet, elles apportent dans leur
ensemble et chacune pour soi une contribution à la grande problématique
du langage, qui s'énonce dans les principaux thèmes traités.
Après un panorama des recherches récentes sur la théorie du langage
et des perspectives qu'elles ouvrent, l'auteur traite le problème central de
la communication et de ses modalités * : nature du signe linguistique,
caractères différentiels du langage humain, etc. Dans les sections suivantes, les
notions de structure et de fonction sont au centre des recherches, avec des
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analyses portant sur le système des prépositions en latin, le génitif latin,
la phrase nominale, l'actif et le moyen, la phrase relative.
Plus précisément, dans l'article « Être et avoir dans leurs fonctions
linguistiques », E. Benveniste analyse la nature et les relations de ces deux
verbes qui ont l'un et l'autre le statut d'auxiliaires temporels, et qui sont
par ailleurs des verbes à part entière. Il réduit leur apparente opposition
de verbe d'état à verbe transitif, qui semble d'abord contradictoire d'avec
leur commun statut d'auxiliaire :
« Tout s'éclaire en effet quand on reconnaît avoir pour ce qu'il
est, un verbe d'état. (...) Être est l'état de l'étant, de celui qui est
quelque chose; avoir est l'état de l'ayant, de celui à qui quelque chose
est. (...) Avoir n'est qu'un « être-à » retourné 2. »
Parmi toutes ces études, trois articles (les chap. 19, 20 et 21) présentent
un intérêt particulier, d'abord parce qu'ils sont appliqués au domaine
français, ensuite et surtout parce qu'ils sont l'occasion de montrer que les
analyses linguistiques sont susceptibles de développements dans toutes
sortes de directions, singulièrement dans celle de l'analyse des textes
littéraires. En effet, bien que l'auteur ne fasse qu'une brève allusion au roman
de Camus, L'Étranger, c'est bien implicitement dans cette perspective des
rapports fructueux et nécessaires de la linguistique et de la littérature qu'il
invite à se placer. Ainsi, dans l'article fondamental intitulé « Les relations
de temps dans le verbe français », E. Benveniste se pose le problème de la
distribution des formes du verbe français, problème de la double relation
qu'entretient une forme de passé composé (ou parfait dans la terminologie
de l'auteur), comme il a fait, avec le passé simple (ou aoriste) г7 fit, et avec le
présent il fait. Il résout ce problème en établissant l'existence de deux plans
d'énonciation appelés « histoire » (ou « récit ») et « discours », opposition
qui ne se superpose pas à celle de la langue écrite et de la langue parlée.
A ces deux plans correspondent deux systèmes des formes verbales, systèmes
qui se définissent et au niveau des temps et au niveau des personnes
verbales.
Ce qui frappe dans toutes ces études, c'est que tout problème de méthode
est toujours illustré d'un exemple. Ainsi le non-spécialiste pourra avoir une
bonne idée des problèmes sémantiques de la reconstruction grâce à la
dernière partie, où, en une série d'analyses brèves et précises, est posé le problème
de déterminer
« si et comment deux morphèmes, formellement identiques et
comparables, peuvent être identifiés par leur sens » 3.
Dans tous les articles de cette dernière section, E. Benveniste met en
relief les exigences de la description linguistique : il faut se délivrer des
fausses évidences, des références aux catégories sémantiques « universelles »,
des confusions entre les données à étudier et la langue du descripteur. En
bref, l'auteur donne à cette occasion un assez bel exemple de relativisme
ethnolinguistique. Il faut néanmoins poser plus précisément le problème
des présupposés. On ne peut manquer en effet de relever la fréquence 4 des
affirmations positivistes du type : « hors de tout présupposé philosophique5»,
ou : « Le linguiste (...) repousse toute vue a priori de la langue pour
construire ses notions directement sur l'objet 6. » Or le linguiste ne peut se
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défaire de tout modèle de pensée, si bien que le philosophe peut lui reprocher
soit sa naïveté, soit la non-explication de ses présupposés. L'objet
linguistique, comme les autres objets scientifiques, se détermine en fonction de
l'introduction des instruments de pensée et de travail.
Françoise Kerleroux
Paris-Nanterre
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