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Juin Hubert - Le Livre Des Déserts
Juin Hubert - Le Livre Des Déserts
Où es-tu, toi que j'aimais jusqu'à vouloir vieillir entre tes migrations,
toi à qui j'offrais mon univers d'échos et mes
voies navigables ?
PAR des routes de neige, des sentiers sous les barques peintes, des
sourires aux faces de nos femmes fardées... oui! par des routes
oublieuses, coiffées de vent violent, déracinées
d'orages,
et brusquement calmes, et brusquement lisses. 0 routes lisses... peau de
ma bien-aimée — ouverte dans l'étreinte — route sous le
soleil à coups d'épées ouverte jusqu'au sang... Routes
monumentales,
Aujourd'hui.
Et seuls sous les panaches de ces mots accourus au grand trot des
légendes, nous sommes, nous avons noms et actes comme argile et
terreau, mortels de défier la mort ensemencée, et grands de ce caprice de
naissance qui nous soustrait aux caprices des dieux...
Une mouette naît au cœur des vagues, s'ébroue. L'homme s'allonge aux
côtés de la femme, lettre majuscule sur le silence immense de nos
plages.
Quatre fois seize furent contraints à ce voyage sans retour. 0 nous voici,
hommes de foi dans la cité moderne : Paris de nos
naissances, capitale violette.
Nous voici,
témoins des origines fabuleuses, héros des puissances du cœur—«ô! ô vil
métal de vivre lorsque tout se détourne de l'ombre! »
Mythologie d'automne lorsque s'avance le cortège des fastes de septembre. La pluie déjà s'approprie les rivages. Le
sable gris porte témoignage du conquérant impie et pleurant son voyage.
Mais voici que déjà la tiare des prêtres oscille dans l'ouragan des pages de l'Histoire.
Rien ne s'inscrit ici qui ne puisse périr!
Et que me font à moi ces langues dépourvues, inscrites aux tombeaux des continents épars ?
Image des rivières comme une seule main vive dont la paume s'élève au rythme des saisons!
Image de la nuit qui marche vite et se referme sur les incestes de la Cour et les colères des Césars!
Image qui surgit des fleuves domestiques lorsque mille oiseaux ensemble leur dénoncent les digues!
III
Le désert nous fait face ! Et que sert la mesure des choses anonymes ?
Et rendre la justice sous le cyprès solaire? Et peser l'once de sel ? Et purifier le sable ? Et souligner de bétel
le silence de nos bien-aimées? Les hommes dans les sables tirent sur leurs yeux brûlés d'étoiles
un pan d'étoffé, et songent...
Les hommes dans les sables offrent le dos et tout l'effort des reins et la nuque meurtrie et la gorge brûlée... les
hommes marchent dans les sables,
portant sur les épaules nues les pierres de nos temples. Jour après jour, ils éprouvent le poids du sanctuaire, et l'ombre
qui les cerne se détourne des deux!
Marqué de rouge (bétail), qui peine et geint et marche... Course! Course entre des mains de sable! Tu es née de l'arbre
des
cavernes.
0 long repos de Dieu porté d'un bord à l'autre des planètes!... Navires largués de siècles en siècles!... Vaisseaux
fantômes chargés de cèdres et de sapins, de chênes et de luzernes!...
Vois :
« course pareille à une gerbe d'étoiles dans les robes cosmiques de nos temples »...
IV
COMBIEN de fois t'ai-je louée, création sourcilleuse! Et suivie de liane en liane, comme si tu étais musique dans les rues
de l'hiver, et grâce à longs flots retournée à la mer, et pierre blanche, pierre rouge, là-bas dans le chaos des
Andes où mon père, l'homme des marées fabuleuses, laissa les traces de sa marche,
traces comme d'une épine au revers de la paume.
Elégie aux tables de la terre! Elégie aux murailles des eaux! Elégie silencieuse, tissée d'herbes qui guérissent et de
feuilles qui tuent!
Elégie de roseaux et d'orties!
Les grands reptiles de la géologie épousent le caprice des nébuleuses jetées de mains immenses aux champs givrés de
l'infini...
Et contemplé dans le livre de l'Histoire ton visage de flammes, comme d'une fille séduite aux lisières d'un bois.
Et convoqué tes hommes d'armes et tes scribes et tes chanteurs de psaumes — avec cette voix verte qu'ils avaient
durant les journées dues au sacrifice des humains.
Ode guerrière! L'homme repose...
Ode guerrière! Dans l'éclat fauve du tonnerre voici les astres qui s'opposent et combattent...
— « Vous serez à l'ombre des déserts l'éternité de vos paroles, hommes en longue file qui tissez le poème ».
Puis je m'éveille sur les eaux, voguant au loin vers les terres brûlantes.
Le vent sur l'eau passe une main aux ongles rouges. L'agave tranche d'un cri bleu la nudité des nuits. Oui!
Frappe, et inscris les comptes du voyage, nautonier,
« qui est probe, et constate la couleur fanée des roches, sous la pluie »...
Que les orages de la marche ne cessent pas de retentir! Nous semons de galets nos passages terrestres. Nous
inscrivons s nos strophes sous l'aile injuste des oiseaux.
Voici venir les grands cortèges de la soif. L'homme multiple discipline les sables. 0 sage, sous ta pierre, contemple!
Voici venir les épopées nouvelles. Un chant tellurique qui fait aux
flots leur part, aux astres leur part, et couvre l'homme d'un
manteau d'étoiles, de tumultes.
0 sage, sous tes arbres rouges, profère les mots qui rayent l'acier impitoyable et le marbre! 0 sage! Nos bien-aimées
reposent) sous les sables, et voici venir les épopées du verbe...
Nous, hommes du désert, ordonnons ainsi nos sépultures : ô rocher que nous avons cru peu faillible!
ô feuillages que nous agitions chaque soir sous les tentes, pour conjurer nos solitudes et les monstres!
que la terre soit foulée et l'océan vaincu, que nos barques parviennent jusqu'aux hommes extrêmes,
que notre message soit de paix, mais sans candeur ni mollesse.
Ainsi sera notre sépulture : verbale...
Viendront de grands voyages pour nos yeux et des combats gigantesques sous les remparts.
Conques dans le soleil qui résonnent haut, et ricochent sur la blancheur du cuir, pareilles à des massifs sous-marins!
Timbres pressés de mille mains, qui font obstacle aux cymbales
sur nos places publiques! Feu — en un brasier de sarments! Incendie de bruyères sous nos yeux, qui réduit le
gémissement
des temps en la blancheur du cuir...
Le maître est vêtu de cuir blanc, telle est la Loi de notre peuple descendu, ô descendu des frontières du ciel au rivage
des eaux...
Pour mon amie non venue, la miséricorde d'une abeille, et six grains d'anis entre les seins qui la garderont des dieux
rouges.
Pour mon amie la non venue, une pelote de crins beiges, et ce signe de nos aïeules sur le ventre qui rend fastes les
guerriers.
Pour mon amie enfin venue, la parole du sage sous les branches de son arbre : « Festin d'amour, ô convive non venu
»...
Que me fait à moi cette lassitude d'ortie? Et que me fait à moi Pablo dans les rues de Grenade qui est vêtu de sang et
de fumées ?
Pour mon ami Pablo, dans les rues de Grenade, une fleur d'aubépine constellée de cigales; quelques brins d'achillée
II
UN voile fut tiré sur la splendeur des temples. Et nous dans l'or
fané de nos voyages récoltions la mangue amère et la figue velue. Car sous la tente mémorable repose ma
bien-aimée.
Sa chevelure la vêt ou la dévêt suivant que tournent le visage
des soleils ou les longs éperviers de la nuit.
Ses chevilles sont légères lorsqu'elle porte à ma couche les olives
et le vin. Mais plus légère encore sa joie lorsque les buccins
la convient aux remparts. Bien-aimée aux flancs de ma mémoire,
dont j'ai laissé le corps et oublié les lèvres. 0 toute fanée d'attente!
Voici que nous sommes dans un sévère exil...
Bien-aimée étendue sous la tente, pour toi le lin des plaines et le calice rehaussé de corail et l'arôme savant de
ces feuilles de thé!
Nous nous penchons parfois aux lisières du monde, et la tête renversée comme un qui boit l'eau légère et vivante,
nous contemplons les soleils augustes qui poursuivent un destin d'astres dans l'univers givré.
« et rien pour l'homme assoiffé de richesses, car notre gloire est pure, qui se consume aux frontières des terres
habitables »...
FEMME blonde soudain aux rives de ma vie, pareille à ces sillons de l'antique charrue, entre ponant et levant,
qui déchirait la terre vierge dans la sueur étoilée des grands chevaux aveugles...
J'ai demandé ton nom, aux portes de l'Ouest. Vêtus de bure rutilante, les gardes appuyés sur des armes de bronze
ont crié, tel un chant limpide pris aux reflets de l'aube, un nom peuplé de miel et de rivières et de fêtes
fabuleuses.
Les gardiens à l'Est de nos rives avaient pour toi un nom où se dessinaient le fracas des batailles, les appels de
chevaux dans la steppe sauvage, les flammes se tordant aux racines des neiges, un nom d'arènes et de sang.
0 Malheur! 0 Bonheur! termes égaux aux balances du poème, pareils à ces faucons que la chasse libère aux premiers
cris du jour,
voici de vos domaines le portail de chair!
voici comme une main aux ongles lisses la dureté profonde de la chair!
voici sous les mirages de nos voix le pur langage de la chair!
: Et vous irez encore, ô sages qui pesez aux tables de la Loi les mérites et les biens de ceux qui partent aux carrefours
de la guerre,
-/•
et vous irez interroger les arcanes d'œuvres obscures et pédantes, découvrant sous le musc des verbes conjurés la
permanence insigne de nos verbes.
Oui, telle une femme blonde aux rives de nos vies, voici les épopées du chant et de la langue!
Ode dans les rocailles! Ton long parcours de mots te mène à cette femme blonde, mince et debout sous les épées du
jour (ainsi qu'il sied aux femmes des errants)...
Mais un cortège d'aruspices et de naines assaillent les déserts où nous sommes encore dans le lent travail de naître. 0
pays que l'acier a tranché! 0 contrée fraternelle où chantent les captives !
Trois fois nous fîmes ce voyage sans repos, et trois fois nos bien-aimées furent nos gages, la bouche close de bétel,
comme le doigt de Dieu jugeant des paroles qui conviennent aux femmes sous nos tentes...
Femme blonde, gazelle sous le dais de justice, ton nom est en moi comme une longue plainte. T'ai-je assez aimée dans
le silence
de mes nuits, ô lointaine et captive sous la tente! Et cherché chaque
jour dans les signes du rocher et dans les mystère;
impitoyables du silence, ô vestale à la proue de mes jours:
muette! Et nommée en frappant du poing le sol de l'exil, o gracieuse
sibylle de mes ombres !
Pour mon amie à mes côtés une coupe de miel et l'éclat fauve du poème...
Voici l'aube sur les sables. Complainte de départs où les voiles enflent et les
chevaux hennissent.
0 puissance de vivre, miséricorde... 0 fastes de nos verbes, miséricorde... 0
litanie de nos déserts, miséricorde...
Voici le Livre dans l'encre de mes jours. 0 sage sous ton arbre, paix à toi! qui
distingue ce qui est bien de ce qui est mal.
Pour nous, les routes monumentales. Pour nous, la terre à mesurer comme
l'étrave fend l'écume. Pour nous, les tables de l'Histoire et la science de
ce qui est clément et de ce qui est néfaste. Pour nous le sel, et le safran.
Pour mon amie absente, le feuillage de l'yeuse ; une pièce de cuivre pour son
oreille gauche...
JUSTIFICATION DU TIRAGE
1 exemplaire sur Japon, contenant cinq cuivres rayés, cinq gravures en couleurs, une suite, et un fragment de
manuscrit. Sous emboîtage.
9 exemplaires sur Hollande Van Gelder, avec cinq gravures en noir et une suite. Sous emboîtage.
47 exemplaires sur Pur Fil d'Arches, avec cinq gravures en noir.