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XÉNOPHANE CRITIQUE DES POÈTES

Dans un fragment de son commentaire Sur les «Travaux» d'Hésiode 1


Plutarquenoteque le vers286 de ce poème- «Je te parleraien homme
- donneune bonneillustration de ce que doitêtreun
qui veuttonbien»
caractèrevraimentphilosophique.Un Archiloque,un Hipponax se sont
en effetrépandusen invectivescontreleursennemis,et de mêmeTimo-
crateet Métrodore,les frèresennemisépicuriens2,n'ont pas craintde
publierdes pamphletsTun contrel'autre; mais quel besoin d'aller cher-
cherde tels exemples,poursuitPlutarque,quand on voitque Xénophane
lui-même,mû par une sorte de jalousie mesquineà l'égard des philo-
sophes et poètes de son temps,a composé de bien choquantessatires
contretous les philosopheset les poètes3...
Mêmes'il appellequelque réserve4, ce témoignagene nous en apprend
pas moinsqu'aux yeuxde la postéritéXénophanea passé avanttoutpour
un auteur satirique,et que parmi ses principalescibles figuraientles
poètes. Telle est assurémentla raison qui incita le satiriqueTimon de
Phliousà lui dédierl'œuvrequ'il intitulales Silles, et peut-êtremêmeà
fairede lui son porte-parole5. D'autressourcesantiquesviennentconfir-
mer et préciser l'indication de Plutarque. Selon Diogène Laërce
Xénophaneétaitl'auteurde poèmesen hexamètres, d'élégieset d'iambes

*fFragment 40 (Sandbach): Schol.inHesiodiOperaetDies, 286; cf.DieFragmente


derVorsokratikeř , 21 [Xénophane]A 22 (Diels-Kranz).
2 Cf. R. Philippson, RE, VI A (1936),col. 1266-9.
3 Kai zi Seltoúzouç Xéyetv,önouyexaiSevo<pávrjvScàSr¡rivanpòçtoùçxar'aùròv
xai noLrjzàç
(piÀooócpouç ßixpwpuxicLV
oíXXouç àrónouçouvBéivai
xará návrcjv(piXoaócpcjv
xai noirjxôjv
;
4 Cf.K. Freeman, ThePre-Socratic A.Companion
Philosophers. toDiels,«Fragmente
der Vorsokratiker», Oxford,1966 (1949), p. 90; M. Untersteiner, Senofane,
Testimonianze e frammenti, Florence,1955,p. 29.
5 Cf.SextusEmpiricus,Pyrrh. hyp., I, 224: èvnoXXoZç
yàpaùròv[seil,ròvSevo-
q>ávrjA
ènaivéoaç, òjçxai toùçZiXkovç aÙT$àvaûeîvat, [seil,ô TLpcjv]
ènoirpsv aùròv
òSupôpevovxai XéyovTa x.t.X.

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dirigéscontreHésiode et Homère,dont il critiquaitles propos sur les


dieux6. Un vers de Timon le qualifie de «censeur de la tromperie
homérique»- ou, moinsvraisemblablement, de «détracteur d'Homère»
- «parce que», commenteSextus,«il a violemment critiquéla tromperie
qui trouveplace chez Homère»7. Un autrepassage de Diogène Laërce
le présente,peut-êtred'après Aristote,commele censeurpour ainsi dire
attitrédes deux grandspoètesde la Grècearchaïque,comparantson rôle
à l'égard de ces derniersà celui d'Alcée à l'égard de Pittacos ou de
Timocréon à l'égard de Simonide8. Enfin, une anecdote qui paraît
significative,même si la lettreen est suspecte,confirmeque son per-
sonnage a dû êtreassez rapidement fixépar la traditionantiquesous les
traitsde l'adversairepar excellenced'Homère,de 1' «Anti-Homère»9.
Malheureusement, les débrisde l'œuvrequi nous sont parvenusn'ont
conservéque peu de tracesdirectesde ces polémiquesde Xénophanecon-
treles poètes, Homèreet Hésiode en particulier.Seuls deux fragments,
tous deux conservéspar Sextus,mentionnent expressément ces derniers.
Le premier(B 11 D.-K.) est cité dans le premierlivre Contreles
physiciens(AdversusmathematicosIX, 193), dans la conclusion du
chapitresur le problèmede l'existencedes dieux: «Homère et Hésiode

6 IX, 18(21 A 1 D.-K.): yèypatpe xaièXeyeiaç


Sèèvetieol xai iáfjfiouç xaO''HoióSou
xai 'Ofirjpov,èmxónTcov aùrùvrà nepi6e(ov eiprjfiéva.
7 Fr.60, 1 (Diels),chezDiogeneLaêce,IX, 18,etSextus,Pyrrh. hyp., I, 224.Le
texte de Sextus VOfirjpanáTrjçèmxónrqç) semble devoir être préféré à celui de Diogène
(dontlesmanuscrits hésitententre et 'Ofirjpanárrjv),
'Opriponá-niv à la foisà causede
l'exégèse qui l'accompagne Sè ènLaxùjnrrjv,
('Ofirjpanárrjç èneirr¡vnap''Ofirìpco ânárrjv
Scéoupev), et parceque la juxtaposition 'Ofirjponárrjvou 'Oßrjpanärrjv («qui se joue
d'Homère», adjectifmasculin) èmxônrTjvn'estsatisfaisante ni pourla construction, ni
pourle sens.VoirE. Vogt,Des Timon vonPhleiusUrteil überXenophanes , dans
Rheinisches Museum , 107 (1964),pp. 295-8.
1 II, 46 (Aristote, fragment 75 Rose3: Tlepi fr.7, p. 71 Ross): 21 A 19
noirjTcov,
D.-K.,... ànodavóvTL Sè[seil.'Oprjpqjè<pùXoveixei]
Sevo<pávrjç ô KoXoqxbvioç • xaiKèpxcjip
'HoióStú tfivTi, Sèô npoecpruièvoç
TeXeurr¡aavTC Sevcxpávrjç - xai ... ílirraxá) . . . 'AXxaïoç
... xaiZcfjuoviSfl Surlesrapports
TifjLoxpèùjv. d'AlcéeavecPittacos, cf.D. L. Page,Sap-
phoandAlcaeus , Oxford, 1955,pp. 161-240;surSimonide et Timocréon, C. M.
Bowra,Greek LyricPoetry , 2e éd.,Oxford, 1961,pp. 349-58.
9 Rseudo-Plutarque, Reg.et imper, apophth., 175C (21 A 11 D.-K.): Tlpòç Sè
S Evo<páv7]vtòvKoXoqxòviov einóvra oixèzaçSúotpècpeiv
fióXcç • «á>U' "Oprjpoç », dnev
[seil.'Iépùjvl«ôvoùScaavpeu; [cf.Sextus,Pyrrh.hyp. I, 224,ci-dessus, note7],nXeiovaç
rjfwpiouç TpècpEL » . SelonZiegler(cf.ci-dessous,
TEÛvrpcdjç n. 37) l'authenticité decette
anecdote ne peutêtremiseen doute.

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CRITIQUEDES POÈTES
XÉNOPHANE 85

ont attribuéaux dieux tous les traitsqui, chez les hommes,sont objet
' '
ďopprobre et de blâme (navra Oeoïç àvé&rjxav"O/irjpóç 0 HaioSóç
teI òaoa nap' àvOpcònoiaiv òveíSeaxai (póyoçèoziv, ) : vols, adultèreset
tromperiesmutuelles»(xXetzt ecv (jlolxeuelvte xai àXXrjXouç ânazeúeLv).
Quant au second (B 12 D.-K.), il apparaîtparmide nombreusesautres
citationsde poètes,dans le livredirigécontreles philologues{Adversus
grammaticos= Adversusmathematicos , I, 289), au chapitreconsacréà
l'explicationdes œuvresde poésie et de prose(chapitre13, Tò nspitoùç
7tocrjràçfâpoç): «Homère et Hésiode, selon Xénophanede Colophon,
«de combiend'actes criminelsont-ils faitétat au sujet des dieux, vols,
adultèreset tromperies mutuelles»(cbçtzXeÏgt' ècpdéyÇavroOecov âOepiaTia
Epya,I xXétztelv ¡iolxeúelvte xai âXXrjXouç ànazEÙEiv).Sextusaccompagne
la citationdu commentairesuivant: «De fait,Cronos, sous le règne
duquel la traditionplace l'âge d'or, mutilason pèreet engloutitses en-
fants,tandisque Zeus, son fils,l'ayantdépouilléde son pouvoir,le fit
«descendresous la terreet sous la merinfinie... toutau fondde l'abîme
qui plonge au plus bas sous terre» ( Iliade, 14,204 et 8,14) 10.
La premièrequestionqui se pose est celle du rapportentreles deux
fragments, étantdonnéleurtrèsgranderessemblance, et surtoutl'identité
de B 11,3 et B 12,2 (xXeutelv f.
iolxeúelvte xai àXXiqXovçànaTEÚEw).Cette
constatation a conduitplusieursphilologuesà supposerque les deux tex-
tes n'en fonten réalitéqu'un seul, et doiventdoncêtreréunis,par exem-
ple en intervertissant l'ordredes deuxversde B 12 - de sorteque xXén-
tew te xai àXXrjXouç ànaTEÙEiv n'auraitpas à êtrerépété- et en écrivant
ójç au lieu de cbç au début du quatrièmeversdu fragment ainsi recon-
stitué!1. Mais cettereconstitution n'a pas seulementl'inconvénient d'être
arbitraire,elle reposesur la fausseidée que les Anciensauraientéprouvé
la mêmerépugnanceque les modernesà répéterles mêmesidées, voire
les mêmes formules,dans des contextesplus ou moins semblables;
l'exempledes poèmes homériques- qui restentun modèle stylistique

10Kpóvoç fièvyáp,è<p'outòveöSaißova ßiw yeyovévatXéyouoi, -


rovnaréparjvSpo
xai rá réxvaxarémev,
TÓfirpe Zeùçreô toútou nalçàçeXôfuvoçaùtòvrrjçrjye^ovéaç,
X.t.À.
11Cf.C. Wachsmuth, Sillographorum Graecorum reliquiae(Corpusculumpoesis
epicaeGraecaeludibundae, fase.2, Leipzig,1885),pp. 188-189(aprèsS. Karsten,
Xenophanis Colophoniicarminum , Amsterdam,
reliquiae 1830). La suggestion de
Wachsmuth est acceptée
sans commentaire, et sans mêmede référence à la forme
descitations
originale chezSextus, parE. Zeller,DiePhilosophie inihrer
derGriechen
geschichtlichen
Entwicklung, I, l5, Leipzig,1892,p. 525, n. 3.

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pourXénophane,quels que soientses griefsà l'égardd'Homère- mon-


treassez qu'il n'en est rien.Celui d'Empédocle- où l'on ne relèvepas
moins de 6 répétitions d'un ou plusieursvers sur un total de 450 -
suggèreque la reprisede certainesaffirmations considéréescommeessen-
tiellespouvaitmêmeêtrede règlechez les philosophes; chez Xénophane
lui-même,les fragments 29 et 33 expriment la mêmeidée dans des ter-
mes presque identiquesn. Il y a donc toutesles chances pour que les
deux textescités par Sextus soientvraimentdistincts,c'est-à-direqu'ils
aient figuré,sous la formeoù ils nous ont été rapportés,dans deux
passagesdifférents des poèmessatiriquesde Xénophane13- ce qui im-
plique que celui-ci était revenuau moins une fois sur un sujet qui lui
tenaitparticulièrement à cœur.
Un deuxièmeproblème,plus délicat,est celui que posentles quelques
lignesdontSextusfaitsuivrela citationde B 12 : s'agit-ild'un commen-
tairepersonnel,ou peut-onpenserque le citateurs'appuie sur une cer-
taineconnaissancedu contextede la citationdans le poème originalde
Xénophane?Celui-ci avait-ilfaitallusionà la mutilation d'Ouranoset à
la destitutionde Cronos, commeexemplesd'â%u<7rcaIpya commispar
les dieux,ou le rapprochement est-il l'œuvrede Sextus? A premièrevue,
rien ne nous permetde déterminer si Sextusconnaissaitdirectement ou
non les poèmes de Xénophane.Mais il existepeut-êtredes moyensin-
directsd'établiravec quelque vraisemblance l'originede son allusionaux
mythes d'Ouranos et de Cronos. Dans une série de textesoù l'on a cru
percevoirl'écho plus ou moins direct des critiquesde Xénophanecontre
la théologiedes poètes,les mytheshésiodiquesde successionse trouvent
associés, de façon caractéristique, à d'autres récitspoétiques qui at-
tribuentaux dieux des actes scandaleux tels qu'adultères,vols, trom-
peries,et aussi querelleset guerresM, c'est-à-direceux-là mêmesqui
suscitentla protestation de Xénophane15. Cela donne à penserque le

" rf,xai OStop 'j (B 29 D.-K.),návteç


itávd' 5aa yivovT )Sèq>ùovrcu yàpyaii%te xai
OSaxoçIxycvófiefia(B 33). Cf. K. Deichgräber,Xenophanes dans
nepi<pvaecoç,
RheinischesMuseum , 87 (1938),pp. 14-15et n. 24.
" Cf. notamment Untersteiner, Senofane (ci-dessus, n. 6 ;
n. 4), pp.cxx-cxxi,
G. Reale, dansE. Zeller - R. Mondolfo,La filosofia dei Grecinelsuosviluppo
I, 3, Florence,
storico, 1967,p. 77.
14Cf. 21 B 1, 21-24D.-K. (voirci-dessous ...).
15Cf.Euripide, Héraclès, 1316-1318 et 1341-1342 (adultères,
emprisonnements);
Platon,Eutkyphron, S e 7-6a 3 (emprisonnement deCronos, mutilation 6
d'Ouranos),
b 7-c4 (guerresentredieux); RépubliqueII, 377e 7-378a 2 (Ouranos, Cronos,Zeus),

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CRITIQUEDES POÈTES
XÉNOPHANE 87

même groupede mythesse trouvaitdéjà critiquéchez Xénophane,y


compris le récit ďHésiode sur la succession Ouranos-Cronos-Zeus,
comme le suggèrele commentairede Sextus sur B 12.
Ce n'est pas tout.B 11 et B 12 précisentla naturedes àde/iíoriaipya
qu'Homèreet Hésiode ont attribuésà leursdieux: vols, adultères,trom-
peries mutuelles.On voit bien à quels exemplesdevait penserXéno-
phane: xUnzeiv évoque le vol du troupeaud'Apollon dans Yhymneho-
mériqueà Hermès, iioixeùeivl'adultèred'Arès et Aphrodite(Od, 8, 267
sqq.), ou celui de Zeus avec Alcmène(//.,19, 98) ; àXXtjXouçànareúecv
peutfaireallusionaux rusesdontuse Héra (ibid., 1, 540 sqq.). Bref,tous
les exemplesque Xénophanesembleavoir eus en tête,dans le vers cité
par Sextus,sont empruntésà Homère,tandisqu'aucun ne se rapporteà
Hésiode16. Bien plus : ce derniera expressément protestécontrel'idée
que le maîtredes dieux puisse êtrevictimed'une tromperie ; sa version
du mythede Prométhée,dans la Théogonie , est manifestement retouchée
la
pour préserver dignité de Zeus et exclure la possibilitéqu'il ait été
de la ruse de Titan 17. Dès on est amené à se demander
dupe lors,
pourquoiHésiode est nommédans les deux fragments, et sa théologie
dénoncéeau mêmetitreque celle d'Homère.La réponsela plus vraisem-
blable semble bien être que .si les deux citationsne s'appliquentqu'à
Homère,le contextede l'une d'elles,à toutle moins,devaitviserquelque
mythespécifiquement hésiodique; dans ce cas, l'allusion de Sextusaux

378b 3-c6 (Cronos, Zeus,théomachies, gigantomachies); Isocrate,Busiris, 38 (vols,


services
adultères, mercenaires, dieuxdévorant leursenfants, mutilant leurpère,et
faisantbeaucoup ďautreactescontraires aux lois); Lucien,Ménippe , 3 (guerres et
de dieux,adultères,
querelles naTépajv Xáaeiç).Voirnotamment
èÇe à ce sujetU. von
Wilamowitz-Moellendorff, Herakles
Euripides, , Berlin, 1889,II, p. 278: «... die
ganzeStelle[Héraclès
, 1341-6]paraphrasirtdieVersedesgrossen Monotheisten» ; K.
Reinhardt, Parmenides unddie Geschichtedergriechischen Philosophie, Francfort,
1959(1916),pp. 94-95; Diels-Kranz,Vorsokratiker6 , I, p. 139 (21 C 1 et 2) ;
Freeman, ThePre-Socratic n.
(ci-dessus,
Philosophers 4), pp.94-95; W.Jaeger, A la
naissance
de la théologie
( TheTheologyoftheEarlyGreek , Oxford,
Philosophers 1947),
Paris,1966,pp. 228-229,n. 51-53; Untersteiner, Senofane (ci-dessus, n. 4), pp.
129, 148-9.
16'AXXtííXouç ànareÙELv eneffet,
nepeuts'appliquer, à la rusedontuseCronosen-
versOuranosou Rhéaenvers ., 168 sqq.,471 sqq.).
Cronos( Théog
17Comparer lesvers550-551et561-567,etvoirparexemple M. L. West,Hesiod,
Theogony,Oxford, 1966,p. 321: «The statement thathe [Zeus]was notdeceived
(thoughheactedas ifhewas)is manifestlyinserted
tosavehisomniscience andprestige.
Thisis quitetypicalof Hesiod».

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mythesde successionprendtoutson sens : les àdepiozLaepyadontil est


questiondans B 12 ne concernaientpas seulement,dans le contextede
Xénophane,les actes énumérésau vers 2, mais aussi le mythele plus
contestable,du pointde vue moral,de la Théogoniehésiodique,celui de
la mutilationd'Ouranos et de l'éliminationde ses propresenfantspar
Cronos, suivie de son châtimentpar Zeus.
A quoi s'ajoute peut-êtreun troisièmeargument.Si l'on admetque les
deuxfragments appartenaientà des poèmesdifférents, on peutse deman-
derce qui justifieleuremploidans les deuxcontextesoù ils sontcitéspar
Sextus.B 11 est destinéà illustrer l'impiétéinhérente des
à la mythologie
théologienset poètes(cf.Adv.math, IX, 192). B 12, de même,doitcon-
firmer que les poètesont souventdes vues encoreplus sujettesà caution
que cellesde la foule18.Mais il se pourraitque la citationrépondîtégale-
mentà une autreintention,qui expliqueraità la fois que Sextus(ou sa
source)l'ait préférée dans ce contexteà B 11 et l'ait faitsuivredu com-
mentaireque l'on a vu : il s'agiraitaussi de montrer que l'on peuttrouver
n'importequoi chez les poètes, y comprisles vues les plus contradic-
d'établirque les poètesse contredisent
toires,car «il n'est pas difficile et
chantenttoutce qui leurpasse par la tête»19. Or, ce ne sontpas les deux
vers transcritspar Sextus, mais bien le commentairedont il les ac-
compagnequi décèle une telle«contradiction»: Cronos, sous le règne
duquelest censése placerl'âge d'or 20,est aussi dépeintcommecelui qui
aurait mutiléson père et dévoré ses propresenfants,avant d'être lui-
mêmedépouilléde son pouvoirpar Zeus et emprisonnépar lui dans le
Tartare; ce qui tendrait à confirmer que le mythede succession,que Sex-
tus relie étroitement à sa citationtextuellede Xénophane( Kpóvoç¡j¿v
yàp.. . ), devaitêtreévoqué dans le contextedu poèmeauquel appartenait
cettecitation.Ce n'est pas à dire,pourtant,que Sextusait directement
connu ce contexte; sinon, on peut supposerqu'il ne se seraitpas con-
tentéde le paraphraser, mais l'auraitexpressément àB
cité,de préférence
12, pourillustrer son propos.Le plus probablerestedonc que l'allusionà
l'histoirede Cronos ne repose que sur une connaissanceindirectedu

18Cf.Adv.math. I, 288: ãv SèxaièÇeráafl


tlç,noXXtû
xúpova ìSlcjtòjv
rfjçtcov ùtzo-
Xrufrecjç zà tûvnoirjrcjv.
eúprpet
19Ibid.,281: oùyàpSuaxepèç xai eiçõ n ãv OèXcooiv
fiaxopévouç
nocrjràç ÇSovraç
Sellai.. .
20Quece mythe auxyeuxde Xénophane,
n'aitpaseu plusde valeur, quelesautres
récits
despoètessurlesdieux, celaressort dufragment
clairement 18: Oùroiàn' àpxrjç
nàvzadeoiOvqxola' | àXXàxpóvy
unéSciÇav, äßeivov.
èfpeupioxouaiv
ÇnroùvTEç

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CRITIQUEDES POÈTES
XÉNOPHANE 89

poèmede Xénophane,dontSextuspourraitêtreredevable,par exemple,à


Timon de Phlious,s'il est vrai qu'il connaissaitsans doute de première
main l'œuvredu satirique,et que ce dernier21,de son côté, avait vrai-
semblablement accès aux poèmesde celui qu'il avait prispourmodèle22.
Reste à déterminer maintenantla signification et la portéede la cri-
tique formulée Il
par Xénophane. apparaît immédiatement que les deux
de la Grèce 23sontcondamnésjuste-
grandspoètes-théologiens archaïque
mentpour les opinionsqu'ils propagentau sujetdes dieux,et que cette
condamnation s'appuie essentiellement sur un critèreéthique: Homèreet
Hésiode n'ont mêmepas reconnuà leursdieux le degréde moralitéque
l'on exige des hommes.
On observeratoutd'abordque cettecritiquen'étaitvraisemblablement
pas nouvelle,à l'époque de Xénophane,mêmesi celui-ciest pournous le
premierà l'avoir formulée.En toutcas, la tendanceà une moralisation
de la naturedivine s'exprimetrès tôt dans la littérature grecque, et
d'abord chez Hésiode lui-même,comme on l'a noté ci-dessus24, et
commeen témoignent aussi, notamment, le rôledévoluà Thémisdans la
25
Théogonieet la place faiteà Dikè dans les Travaux . Il en résulteque la
protestationélevée par Xénophane contre l'immoralitédes dieux tra-
ditionnelsn'est peut-êtrepas aussi révolutionnaire qu'il y paraît tout
d'abord. Car l'évolution que l'on perçoit dans la théologie depuis
Homère,est sans doute,dans une largemesure,le refletde celle qui s'ac-
complitdans le domainedu droit.De mêmeque le mondeolympiendes
poèmes épiques est conçu à l'image de la société aristocratique qui s'y
trouvedécrite26,la conduitede ces dieuxsera logiquementconformeaux
normesjuridiqueset moralesde cettesociété27,et leurdegréde moralité

21Cf.Pyrrh. hyp.I, 224 (ci-dessus, n. 5) etWachsmuth n. 11),p. 34


(ci-dessus,
(«... ¡Ile ipsossillos,opinor,legit»).
22Cf.P. Steinmetz, Xenophanes Studien , dansRheinMus.,109(1966),pp.35 sq.,
48, 58.
23Cf. Hérodote,II, 53.
24P. 87 et n. 17.
25Cf.Théog ., 901-902: Thémis estl'épouse de Zeusetla mère desHeures,rebap-
tiséesEùvouìt), et
ALxr} Eipr)vrjyet des Parques ; Travaux
, 220 sq.,238sq.,248sq.,256
sq., 270 sq., voiraussile prologue, 5-10.
26Cf.notamment M. P. Nilsson,Homer andMycenae 1933,pp.266-272;
, Londres,
Geschichte dergriechischen Religion, I2, Munich, 1955,p. 351 sq.
27C'estpourquoi des différences relevées entreYlliadeet YOdyssée,à cetégard,
peuvent êtreinvoquées contre la thèse«unitariste».

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90 D. BABUT

varieraen fonctionde l'évolutionde ces normes.Ainsi, il est banal de


constaterque le Zeus ďHésiode est porteurde l'exigencede justiced'une
société profondément différente de celle des féodaux représentéspar
Homère,tandisque les dieuxde Solon ou de Théognisne témoignent pas
seulementdes nouvellesconceptionséthiquesde ces auteurs,mais aussi
des changementssociaux et politiquesqui les ont favorisées.De même
Xénophanesembleexiger,dans nos deuxfragments, que la conceptionde
la divinitésoit conformeaux principeséthiquesen usage dans la société
28
contemporaine.
Cette constatationappelle à son tourdeux remarques.D'une part,il
apparaîtque la critiquexénophanienne de la théologietraditionnelle n'est
pas fondéesur un critèreproprement religieux,commel'est par exemple
celle de Pindare,dont on a voulu la rapprocher29. Xénophanene s'en
sa
prendpas, pour part, à l'«art haïssable» des poètes,qui «insultentles
dieux» dans leur insolence et leur folie, il leur reprocheseulementde
prêterà ces dieux une conduitequi est contraireaux règlesmoralesdes
sociétéshumaines;les âOepUa ria ipya qu'il mentionnene sontpas des ac-
tes qui choquentla piété,mais des actes qui s'opposentaux lois. Cette
nuancepurement juridiquede l'adjectifest confirmée par deux des textes
parallèles où l'on s'accorde généralementà trouverun écho de la
30
polémiquede Xénophane : dans YHéraclès d'Euripide,l'allusion de
Thésée à des unionsentredieux«que réprouvent les lois» (Xèxzpa... wv
oùSeiç vópoç) est reprisepar Héraclès en ces termes : «... la penséeque
les dieux s'adonnentà des amours coupables ne peut être la mienne»
(êyaj Sè zoùç deoùçoureXixzp ã fir¡ déficç/GzèpyELv vofiiÇco) 31. De son
côté, Isocratecondamneles «traditionsinjurieuses»des poètes qui non
seulementimputentaux dieux des vols, des adultères,des servicesmer-
cenaireschez les hommes,mais «ont même inventéqu'ils dévoraient
leurs fils, mutilaientleur père, enchaînaientleur mère et faisaient
beaucoupd'autresactes contrairesà toutesles lois» (xal noXXàçàXkaç

2SCf.E. Heitsch,Das Wissen desXenophanes, dansRheinMus.,109(1966),p.


216.
29Cf.notamment Ol. 9, 35-40,etC. M. Bowra,Xenophanes onSongsat Feasts
,
dansClassical ,
Philology33 (1938), dans
reproduit ProblemsinGreek ,
Poetry Oxford,
1953,p. 13.
30Cf. ci-dessus,
n. 15.
31V. 1316-7et 1341-2(traduction semble
; le rapprochement
Parmentier) à
garantir
ipyachezXénophane
la foislesensďádetriazLa chezEuripide.
etl'échodesa polémique

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CRITIQUEDES POÈTES
XÉNOPHANE 91

32
àvoiiiaç xar' aÙTÙvèXoyonoÍTjaav). Ainsi, les actionsqu'Homèreet
Hésiode prêtentà leursdieux sont blâmablesen tantque contrairesaux
lois humaines33,et seulementà ce titre.Rien d'étonnant,dès lors,à ce
que les «crimes» relevésici par Xénophanesoientďordre social plutôt
que spécifiquement moral: ce n'estpas la frivolité, la cruauté,l'injustice,
l'indifférencede ces dieux à l'égarddes hommesqui retiennent son at-
tention,mais bien ceux de leurs actes qui tombentdirectement sous le
coup de la loi ou sapent les fondements de la société,vols, adultères,
fraudes,méprisdes liens et des devoirsfamiliaux.Le critèreessentielle-
mentsocial sur lequel est fondéecettecritiqueest encorenettement per-
ceptibledans les motsòveíSeaxal (jjóyoç(B 11,2), qui ne peuventpas ne
pas rappelerle rôle primordial, dans les conceptionsmoralesde la Grèce
archaïque,de la sanctionprononcéepar l'opinionpublique((prißrj, 8r)ßov
(pàiLç)34.
Si cetteanalyse est exacte,on aperçoitl'importante conséquencequi
s'en dégage: c'est que la critiquexénophaniennede la théologiedes
poètes (B 11-12), le plus souventconfondueavec le critiquede l'an-
thropomorphisme (B 14-16, 23-26), ou considéréecomme un simple
complément, aspect particulierde celle-ci35,doit en réalitéen être
un
soigneusement distinguée,s'il est vraique le critèresurlequelXénophane
appuie la premièreest celui de la moralitéet des lois humaines.Cela
semble impliquerque sa conceptionde la divinitérested'une certaine
façonanthropomorphique, ou encorequ'il récuse,commeon l'a souligné,
un anthropomorphisme grossierau nom d'un anthropomorphisme plus
raffiné,dans le domaineéthique36.Dans ce cas, on seraitamené à con-

32Busíris, 38 (trad.Mathieu et Brémond).


33Cf. E. Wolf,Griechisches Rechtsdenken 1950,p. 299: «Manche
, 1, Francfort,
Handlungen derGötter Homers und Hesiods erscheinen ihm also deshalb nicht Ôèfuç-
gemäss,weilsiebeiMenschen sind... àde/iioria
ungesetzlich epyasindjetztnurnochdie
ichenTaten
ungesetzl ».
34Cf.parexemple W. Jaeger,Paideia , I, trad, Paris1964,pp. 155sq.,
française,
514,avec.n. 15.VoiraussiIliade, IX,460,oùòveiSea estassociéà Srjpou(párcç, etB.
Snell, Die Entdeckung , 3e éd.,Hambourg,
des Geistes 1955,p. 244: «X. misstdie
GötterundMythen am Massstab bürgerlicherTugendundverwirft sie».
35Cf.entre autres W.Jaeger, A la naissance , p. 54 ; Untersteiner,
de la théologie
Senofane, p.cxxiv: «In Senofaneeraessenziale la condannadell'antropomorfismo (cfr
21 B 23), chedovevaportare alla negazione dell'ideachedio posserubare».
36Cf.Snell (ci-dessus, n. 34), pp. 190et 244; O. Dreyer,Untersuchungen zum
des
Begriff Gottgeziemenden in der Antike
, Hildesheim-New York, 1970, p. 22.

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92 D. BABUT

dure que non seulementla thèsesoutenuedans B 11 et B 12 ne se con-


fondpas avec celle des fragments qui critiquentl'anthropomorphisme,
mais mêmequ'elle sembledifficilement conciliableavec celle-ci; ainsi,la
critiquede Xénophane,loin d'êtreaussi révolutionnaire qu'on l'a dit,se
situeraitdans la droiteligne des réflexionsdes ses prédécesseurs - y
comprisHésiode! - tandisqu'elle s'accorderaitmal, par ailleurs,avec
l'idée qui sembleconstituerson apportessentielà l'histoirede la pensée
religieusegrecque,celle d'une distinctionrigoureuseentreles mondes
divin et humain.
Le seul autretextedans lequel s'expriment les critiquesde Xénophane
à l'égarddes poètes- sans que ceux-cisoientcettefoisnommés- est
la deuxièmepartie d'une élégie qu'Athénée nous a peut-êtrepresque
entièrement conservée37,à titred'exemplede ce que doitêtreun banquet
«plein de toutce qui peutréjouirle cœur»(nkripeç ov náarqçOu^rjSíaç)38.
L'établissement du texteet sa traductionprésentent toutefoisdes diffi-
cultés qu'il fauttenterde résoudrepréalablement à tout essai d'inter-
prétation.
«Il fautd'abord que l'on chante les louangesde la divinité,dans la
joie, par des récits pieux et des paroles pures, après avoir fait des
libationset des prièrespourêtreen état d'accomplirce qui estjuste (car
c'est cela, en vérité,qui dépendavant toutde nous). Mais il n'y a point
d'offenseà boire,la quantitéqu'il fautpourêtrecapable de rentrer chez
à moinsd'êtrearrivéau dernierstadede la
soi sans l'aide d'un serviteur,
vieillesse.En revanche,on doit louerl'hommequi, après boire,faiten-
tendrede belles paroles,autant que le lui permetsa mémoire,et qui
prend pour sujet la vertu; non pas, certes,arrangerdes batailles de
Titans, de Géants ou de Centaures, inventionsdes anciens, ni des

37Cf.Bowra(ci-dessus, n. 29), p. 1 ; K. Ziegler,Xenophanes vonKolophon,ein


Revolutionärdes Geistes, dansGymnasium , 72 (1965),p. 292, n. 1.
31XI, 7, 462 c-463a : 21 B 1 D.-K. Surce texte, outrel'étudede Bowracitéeci-
voirnotamment
dessus, K. Reinhardt, Parmenides (ci-dessus,n. 15),pp.126-134; H.
Herter,Das Symposion desXenophanes , dansWiener Studien, 69 (1956),pp.33-48;
Untersteiner, Senofane , pp. 96-108; H. Frankel, Dichtung undPhilosophie des
frühenGriechentums, 2eed.,Munich, 1962,pp.372-4; W.K. C. Guthrie, AHistoryof
GreekPhilosophy, I, Cambridge, 1962,pp. 360-1; J. Defradas,Le Banquet de
Xénophane, dansRevuedesEtudes Grecques , 75 (1962),pp.344-365; Ziegler(voirn.
37), pp. 292-5.

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CRITIQUEDES POÈTES
XÉNOPHANE 93

querellespleinesde violence,sujets dans lesquels il n'est rien d'utile;


non, mais des dieux prendretoujoursle soin qui est honnête»39.
Un premierpoint litigieuxest le sens de l'adjectifeucppovaç (v. 13),
dont dépenden partiel'interprétation du la
globale poème, juste appré-
ciationdu ton dans lequel il a été écrit: faut-iltraduire«joyeux», selon
l'emploile plus courantdu mot,ou y percevoirune nuanceplus grave,de
natureproprementreligieuse40? Faut-il considérerle «Banquet» de
Xénophanecommeune œuvreconventionnelle, qui se conformeraitaux
lois du genresymposiaque,et où il seraitparconséquentvain de chercher
l'expressiond'une doctrinethéologiqueou morale41,ou au contraire
commeune œuvreprofondément originale,toute«empreinted'un intense
sentimentreligieux»42 ? Sans prétendretrancherd'emblée ce débat,
notonsseulementici qu'il n'y a pas de raisonde refuserà l'adjectifem-
ployé par Xénophanedans ce contextele sens qui est habituellement le
sien. C'est pourtanten se référant à ce contexteque l'on a prétendu,par
une pétitionde principecaractérisée, justifierla nouvellevaleurattribuée
au mot,et d'un autrecôté les rapprochements tentésavec d'autrestextes
ne semblentguère plus probants43.Commentne pas rapprocher,en

39Vers13-24:Xpr¡Sè npôjTov ßevú/llvelv EÙtppovaç âvSpaç


fwdoLç
EÙ<pr)/jLOLÇ xai xadapoïac Xóyoiç
15 otíeíoolvtclçte xai EÙÇaiièvouç rà SíxacaSúvaaOcu
npr'aoEiv - raùrayàpojvegtlnpoxELpÓTEpov -
oùxOßptg tzLvelvS' ònôaov xev excjvàçixoLo
ocxaS'ãveunponóXov ßrjnáwyrjpaXéoç •
âvSpûv S' alvEÏvTOÜTOV oç èaOXà tuojvàvacpaivEi,
20 u>çoi ßvrjfioauvrj, xai ròvoç à/up'àp£-vf}ç •
oùtliiáxaçSiÉTiELv oùSè Í
Ttrrjvojv lyàvxojv
où8è< if> KEvraúpcjv, nXáofiara rwvnporépùjv,
7jcnàoiaçotpESavàç, toïçoùSèv xpwcòv eveotl •
0EGÌJV <8è> 7ipo^r}0EÍ7]v atèvexelv àyadrjv.
40Comparer par exempleles traductions de Diels-Kranz («wohlgesinnten»),
Reinhardt («rechtgesonnene»), Guthrie («righteous»), Untersteiner («sereni»),avec
cellesde Burnet (EarlyGreek Philosophy, Londres, 1892),K. Freeman tothe
(Ancilla
Pre-Socratic Philosophers , Oxford, 1947),«joyful», Defradas,«joyeux».
41Cf.Guthrie(ci-dessus, n. 38),pp.361et375: «Thispoemconforms toa type,
andwhatis laiddowninthelatter partscarcely goesbeyond thelimits ofconventional
piety... [weshouldnot]lookforserioustheology in thisdrinking-poem».
42Jaeger, Paideia, I, trad, française,p. 212; cf.A la naissance de la théologie
, p.
52 : «... on nepeutdouter queXénophane adressa desprières à sondieuunique. Nous
enaurions étécertains,même si nousn'avions passonélégiedubanquet qui témoigne
du sérieux etde la simplicité aveclesquels il mettaitenpratique sesidéesreligieuses».
43Cf. G. Vlastos, Theology and Philosophy in EarlyGreekThought , dans

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94 D. BABUT

revanche,eucppovaç ãvSpaç de eůtppooúvqi«la joie du festin»,v. 4), et en-


core de daki-q(«la fête»,v. 12)? Loin de conférerà l'expressionun sens
insolite,le contexteoblige donc plutôtà lui gardersa valeurconsacrée,
d'autantplus qu'eu<ppcov et les termesapparentéss'appliquentspéciale-
ment,semble-t-il, aux sentiments de joyeuse détenteauxquels peuvent
s'abandonnersans arrière-pensée les participants d'un banquet44; en les
reprenant à son touret en les appliquantà la descriptionde son propre
banquet,Xénophanene faitdonc que se conformer à l'usage, sans que
rien,dans le texte,permette de lui prêterquelque autre intentionplus ou
moins dissimulée45.

Philosophical , 2 (1952),repris
Quarterly dansStudies inPresocratic Philosophy, I, ed.by
D. J.Furley andR. E. Allen,Londres, 1970,p. 94,n. 8 : «Mytranslation ofeù<ppovaç
(«pious»)differs from theusualrenderings..., butisjustified bothbythecontext andby
suchusageas inAeschylus, Choephoroi 88,nùçeuypov' eïtzoj,
nùçxazEÚÇofiai.» ; Lid-
dell -Scott-Jones, s.v.,III, citeégalement Eschyle,Suppl. , 378,oùS'au zóS'eucppov,
záaS' ázLfiáoai, Xizáç,en faisant ďeuypov l'équivalent ďeúqrqpov ; mais,outrequeces
deuxexemples, au neutre, ne sontpas comparables à remploidu masculin chez
Xénophane, etn'autorisent nullement la traductionpar«pieux»,l'adjectif n'yparaît pas
éloigné de sa valeurhabituelle («heureux», d'où«de bonaugure»). Ziegler(cf.ci-
dessus,n. 37), p. 293,affirme, sansplusde preuve, qďeúfppajv estici l'équivalent de
adjxppcjv.
44Cf.enparticulier II. 15,99 ; Od. 9, 6 ; Solon 3, 10(Diehl); Anacréon, 96,4
(Diehl),citéparAthénée immédiatement aprèsle poèmede Xénophane, ainsique le
fragment 2 (Diehl)d'IoNde Chios,où l'ontrouve le synonyme <pdo<ppoaúvr] (v. 8 ; cf.
aussiun autrefragment symposiaque du mêmeauteur, 1, 11,eôvpooúvai, BaXLai et
xópoc). VoirDefradas,ibid.,p. 357.Comparer d'autre part,la phrase introductrice de
l'élégiechezAthénée (oupnóoiov ... nXfjpEç
ôvrcáorjçBufirjSíaç),dontona supposé qu'elle
paraphrasait lespremiers vers, aujourd'hui perdus, cf.Bowra,ibid.,p. 1,reprenant une
suggestion d'Edmonds (on comprend mal,dèslors,quele même commentateur puisse
écrire unpeuplusloinque le poèmede Xénophane se distingue de touslesautres du
même genre parsonabsence totale d'enjouement : «He stresses theseriousness butbot
thegaiety oftheoccasion ... X. omits toanysuchgaiety,
references andhisomission can
hardly be accidental», pp. 10-11; il fautdireplutôt qu'ontrouve ici le mélange de
sérieux etd'enjouement quisemble la loidugenre, cf.le poème élégiaque anonyme cité
parBowra lui-même - quienometpourtant le passage le pluscaractéristique : xPV$ >
özaveiç tocoûto ouvéXOcjfjLEvcpíXoL ãvSpeç' npãyfia, yeXãvtzolíÇelv xpijovpévouç
à perft,
I ijSeaOaíreouvóvzaç, èçàXXijXouç te(pXuapeïv,' xaioxúmeiv roiaOd' ola yéXcjza
I 7/ Sè (jnouSrjènéadoj
(pépEL. , àxoùajpév zeXeyóvzojv èfifiépEL... (Lyrica adespota 21,
4-8 Powell) ; la ressemblance avecle «banquet» de Xénophane estfrappante).
45On peutpenser, il est vrai,que Xénophane réinterprète certains termes du
vocabulaire religieuxou moralen fonction de ses propres conceptions éthiques (cf.
Vlastos,ibid.; Diels-Kranz,remarque dansl'apparat critique à proposdu v. 20 ;
Reinhardt, Parmenides, pp.128-131); maisrienneprouve, précisément, quecesoitle

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CRITIQUEDES POÈTES
XÉNOPHANE 95

L'état du textepose, par ailleurs,des problèmesencoreplus délicats,


auxquels il n'a pas toujoursété possible ďapporterde solutionssatis-
faisantes.Au vers 15, toutd'abord, il ne sembleni nécessaire,ni même
souhaitablede corriger, à la suitede Bergket de la plupartdes éditeurset
commentateurs, le te du manuscritA et de YEpitomed'Athénéeen Sé ;
'
cettecorrection en entraîneen effetune seconde,la suppressionde S au
vers 17, où cetteparticulesemblecependantnécessairepoursoulignerle
contrasteentre les prescriptionsmorales des vers précédentset les
plaisirs qui restentpermis au buveur, pourvu qu'il garde une juste
mesure46.Il fautbien se résigner,en revanche,à corrigerle vers 20,
inintelligibledans le texted'Athénée- cjarj(A), djçrj(E) ¡ivqiioavvT] xai
TÒväßy' àpezfjç.Mais si la correctionde Coraes (ûç oi) sembleà peu
prèsinévitable47, celle de Diels (tóvoçpourròvoç) n'emportepas la con-
viction,malgréson élégance; il semble donc préférablede garderla
leçon manuscrite, malgréla rudessedu tour( xai ròvoç à/up'àperriçseil.
âvacpaíveí).Au verssuivant,il n'y a pas lieude corriger Sièneiv(Athénée,
A), ni en Siena (Athénée,Epitome; Wilamowitz,Defradas),ni en Scéncov
(Frankel,avec excovpour exelvau vers 24) : la successiondes infinitifs
ußvelv(13), TtívsLv (17), aivEÏv(19) et exelv(24) imposeen effetprati-
quement le maintien de Slétzelven 21 ; plutôtqu'un infinitif-impératif48,
qui laisseraitinexpliquél'emploide la négationoù au lieu de hyj49,il faut
voirlà un infinitifcomplétif dépendantde^pr)(13), soitdirectement, soit
plus vraisemblablement par le relais de oùx vßpcg (17), d'où se tire
facilement, conformément à un usage courant50, la notion opposée

Voirégalement
cas poureù(ppu>v. Defradas,ibid.,p. 357: aprèsavoirnotéqu'enun
sens
premier ewppovaç ne
ãvSpaç désignerait pasautre choseque«lesjoyeux convives»,il
ajoute: «maiscette se trouve
expression iciplacéeentre Oeòv eteù(pwoiç
ú/ivelv nùQoiç:
comment nepaspenser aussià l'autre sensďeúfppojv,«celuidontla pensée estsaine»,
celuiquiestcapable ďeuçjpoufîv»? Répétons,pourtant, qu'ilestdifficile
dedéterminer le
sensd'unmotd'aprèsle contexte quandcelui-ci estjustement ambigu ; de plusetsur-
tout,le sensindiqué pourevcppojvnesemble attestédansaucunexemple, endehors du
versde Xénophane.
46Voirégalement Herter(ci-dessus, n. 38), pp. 35-36.
47àjçf¡(Defradas,ibid 1,p. 349,n. 2 de la p. 348)n'esteneffet possiblequ'avecla
correctiondeDiels(la mémoire nemetpasenmesure, à elleseule,de«faireentendrede
belleschoses»...).
48Cf.Reinhardt, Parmenides, p. 132,n. 2 , T. W. Allen,Revuede Philologie ,8
(1934),p. 239.
49Cf. Defradas,ibid.,p. 349, n. 1.
50Cf. R. Kühner -B. Gerth,Ausfuhrliche griechische Grammatik , 4' éd., II,
Leverkusen, 1955,pp. 566-567,k.

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96 D. BABUT

(«il n'y a pointd'offense... (mais il est légitimeou normal)de louerce-


lui...»)51.
Mais c'est le derniervers dont le texteet le sens ont été le plus
discutés.La majoritédes éditeurset commentateurs ont adopté,pour le
derniermot,la correction de Hermann,àyaOóvpourãyadrjv52.Mais cette
correctionn'est satisfaisanteni du pointde vue de la syntaxeni surtout
du pointde vue du style: d'une part,en effet,le rattachement d'^v à
àyaOóvn'est pas seulementsuperflu,mais ne résoutpas, en toutétat de
cause, le problèmedes autres infinitifs, et aboutitplutôtà gâter irré-
médiablementla phrase53; d'autre part l'expression ainsi corrigée
devientune insupportable platitudequi trancherait fâcheusement avec les
vers précédents54.Bien plus: loin d'être «inutile», purementor-
nementale,l'épithèteâyadrjvest indispensableau sens, c'est elle qui
portel'accentprincipaldans la phrase; il ne s'agit pas en effetde «pren-
dre toujourssoin des dieux»- ce que fontaprès tout,à leur manière,
tous les auteursd'hymnes55 - mais bien d'en prendrele soin
qui con-
vient; conformément aux vues exposées dans le reste du poème56.
mériteégalementde retenirl'attention: faut-ill'en-
Le mot7tpoß7]0£i7i
tendreau sens de «respect»,«égards», «considération»,commele font
la plupartdes interprètes57, voire fairede npoiirßdT] áyaOrjun simple

51Cf.Ziegler(ci-dessus, n. 37),p. 295,n. 6. Pourl'emploi desnégations oùtlet


oùSé(v. 21 et22),cf.M. Bizos,Syntaxe , Paris,1947,p. 169,rem.3 ; J.Hum-
grecque
bert,Syntaxe , 2e ed.,Paris,1954,§ 644, Kühner-Gerth,
grecque II, p. 195.
52OutreKaibel,dansson édition d'Athénée, et Diels-Kranz,on peutciter, entre
autres,Bowra,Jaeger, Guthrie, Herter(ibid1, p. 37, n. 12), W. J. Verdenius
(Mnemosyne , ser.4, 9, 1956,p. 136).
53Cf. déjàWilamowitz, Hermes , 61 (1926),pp. 278-9.
54Cf.Reinhardt, Parmenides , p. 132,n. 2: «AmSchlussistáyadr¡v überliefert,
àyadóv erstbeiHermann dochohnedasseinguter
hergestellt, Gedanke nocheinguter
Satzzustande käme»; Deichgräber (ci-dessus,n. 12),p. 29,n.48 : «... damit istdoch
geradedas Besondere des xenophanischen Gedankenganges entfernt».
55Cf. parexemple Hésiode,Théog ., 32-4,Théognis,1-4.
56Cf. Ziegler,ibid.,pp. 294-5,n. 6 ; Defradas, ibid.,363; J. H. Loenen,
Mnemosyne , ser.4, 9 (1956),p. 135: «... emphasis liesona genuine reverence forthe
gods: manmust worshipthegodsintheright way».Ziegler ajouteunargument portant
surla forme : l'assonanceentreàyaQrjv etnpoiirjdeirjv,
comme dansplusieurs autres pen-
tamètresdu poème(2, 14, 22, et,moinsnettement, 12, 16, 20).
57Cf.notamment Diels («... allzeitdieGötter Verdenius(ci-dessus,
ehren»), n.
52 ; «reverence»), Deichgräber (ci-dessus, n. 12),p. 29, n. 48 (« npofjtrjdetTj
istals
Verehrung zufassen wieHerod.1,88 ; 2, 172xal rifiáv rexai npofiTjOieaBai.
èojoróv»),
Defradas,pp. 362-3.

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CRITIQUEDES POÈTES
XÉNOPHANE 97

équivalentde evoeßeia,la piété58? 11 semble pourtantqu'on ne puisse


écartercomplètement, surtoutpour un emploi archaïque,la nuance de
«prévoyance»qui correspondà la valeuroriginelleet à l'étymologie, au
moins populaire,du mot et se retrouvedans les termesapparentés,y
comprisdans le nom de Prométhée 59.Mais commentconcevoirune telle
«prévoyance» - on seraittenté de dire: providence- de la part des
hommesà l'égard des dieux? Ce sont évidemmentles dieux qui
prévoient60et qui sont donc, s'ils le veulent,en mesurede veilleraux
intérêts(npoßr^elddac)des hommes. Mais alors, réclamerde ceux-ci
qu'ils prennentun soin vigilantde ceux qui leursont incommensurable-
ment supérieurs,c'est prendrele contrepiedde toutes les croyances
habituelles,ou plutôtproférerun pur non-sens: selon Fränkel,Xéno-
phane n'a pu écrire0ecovnpofjir]deir¡v exeiv, le premiermot doit être
corrigé 61.Mais il paraîtbien imprudent de supprimer 0eûv dans un con-
texteoù les dieux sont visiblement au premierplan. Surtout,le caractère
agressivement paradoxal de l'expressiondeâjvnpoinqdeír¡v ëxecvne suffit
pas pour la faire condamnerchez un auteur commeXénophane , con-
tempteur des valeurs traditionnelles et critique acerbe des idées reçues.
Riende plus plausible,au contraire, chez un tel auteur,que cettefaçonde
prendrele contrepieddes vues habituellesen réclamant,en guisede con-
clusion,que ce soientdésormaisles hommesqui pensentà prendredes
dieuxle soin qui est convenable,au lieu de continuerà les défigurer dans
leursmythesimmoraux(cf. v. 13-14), en les affublant de tous les traits
qui, dans leurpropresociété,«sont objet d'opprobreet de blâme» (cf. B
11 et 12). S'il en est ainsi,on en conclurad'une partque la correction de
Hermannpeut êtredéfinitivement écartée- car l'associationd'une ex-
pressionaussi paradoxaleet piquanteque Oecôvnpoiir]deirp exeiv avec un

58Cf. Untersteiner, Senofane, pp. 105 et 109.


59Hésiode,Théog ., 510-511.AinsiKranz(«fürsorglich ... bedenken»), Frankel,
Dichtung undPhilosophie ... bedacht
2, p. 373, n. 3 («vorsorglich sein»); contra,
Deichgräber, ibid.
60Cf.Pindare, Ném..11,45-46: «... L'Espérance effrontéenoustient enchaînés; et
lesvoiesde la prévoyance se dérobentà nous»inpopadeLaç S' ànòxeiv-cai poai), trad.
Puech.
61Ibid.: «In vers24 könnte Ôeùjv Ixeivnurbedeuten
npoiirfidï}v : «vorsoglich aufdas
Wohlergehen derGötter bedacht sein»(auchHerod.1,88 heisst «rücksicht-
Tzpopr)QLr)
svolleFürsorge»), wasUnsinn ist.Ichvermute: Sè npo/jLrjdeírjv
xpeòjv aièvixewàyaOriv
...,«mansollimmer einenguten ZweckimAugehaben»(Dichtung sollnicht nurdelec-
taresondern auchprodesse»).

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98 D. BABUT

touraussi courantet aussi platque àyaOóv(èarc) seraitune sortede mon-


stre stylistique- d'autre part que le poème de Xénophanes'achevait
probablement sur une note à la fois sérieuseet enjouée, avec son in-
vitationà la fois sévère,provocanteet un peu ironiqueà veillerdésor-
mais sérieusementsur les intérêts... des dieux62.
Nous pouvons maintenantpasser à l'examendes critiquesformulées
par Xénophaneà l'égard des poètes dans la deuxièmepartiede cette
élégie63.La premièreapparaîtdans les vers 13-14 : l'invitationà chanter
les louangesdu dieu«par des récitspieuxet des parolespures» sembleen
effetimpliquerque les hymneshabituellement composéspour de telles
réunionsne répondaient pas à ces exigences.L'explicationla plus simple
de ces versseraitalors fournie le
par rapprochement avec les vers2 1-23 :
Xénophaneauraitdéjà en têteles critiquesqu'il expliciteraplus loin au
sujet de mythesclassiques de la poésie traditionnelle, tels que les
Titanomachies,les Gigantomachieset les bataillesde Centaures.S'il en
est ainsi, on pourraiten déduire que la condamnationdes mythes
traditionnelsa des motifsessentiellement religieuxet éthiques. Telle
paraîtbien être,en effet,la nuancepropredes deux adjectifs et
xaOapóç M. Le premier ne s'applique pas seulement aux paroles qui sont
de bon augure,mais aussi bien à toutce qui est conformeà la piété65.
Quant à xaûapôç, on le trouvechez Théognis,notamment, avec un sens
très proche de celui ď&Sixog66, si bien qu'on peut en déduire,avec

62Le vers24 apporte doncsa conclusion à l'ensemble du poème (ou dumoins à sa


deuxième partie), en nonauxseulsderniers vers; ainsis'explique la présencedeSé au
lieude àXkà , qui seraitattendu aprèsnégation (Wilamowitz, cf.ci-dessus, n. 53 -,cf.
cependant J. D. Denniston, TheGreek , 2e éd.,Oxford,
Particles 1954,pp. 167-8).
63Surl'orientation polémique de l'ensembledu poème, cf.B. Lavagnini, Aglaia,
Turin,1937,pp.61-2,citéparUntersteiner, Senofane , p. 96 : le«Banquet» deX. est
uneréunion desages,quiestmiseenopposition, surcertains points, dansuneintention
polémique, avecl'usagecourant infondoanchequi la critica
; «Si affacia al costumo
contemporaneo, fattain nome di un superioreideale morale».
64Cf.Bowra,EarlyGreek Elegists, Cambridge, 1960(1938),p. 124; Problems in
Greek Poetry (ci-dessus,n. 29), pp. 5-6.
65OutreEschyle,Suppl.,694-6 (danslequelwtprjiiov ... Movaavfaitpenser à
fJvOocç
eù<prifioiç chezXénophane, etàyvûvà xaOapoioL ...),citéparBowra, onpeutcom-
parerAristophane, Oiseaux, 1718-9(oùeucprjpov semble presque synonyme deiepóv qui
le précède immédiatement), Euripide, Ion,134(eû<pà[iouç nóvovç ), etsurtoutPlaton,
LoisVII, 800 e-801a (dansunpassagequi fixeles règles à observer dansla poésie
chorale): to rqçûSfjçyboçwtprj/Aov fiplv
návrt) nàvrojç ùnapxèrcj.
66Cf. 198,etvoirB. A. van Groningen, Théognis , Amsterdam, 1966,p. 77 (ren-
voieà Démosthène? 9, 62,... ou Sixaicjçxai xadapôjç ... ávOsiarrixeiOcXénnaj).

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CRITIQUEDES POÈTES
XÉNOPHANE 99

Bowra,qu'en usantde ce mot Xénophanea voulu suggérerque les àde-


liiaria ëpya habituellement imputésà la divinitédoiventêtreexclus des
hymnes composés en son honneur. Ainsi, la condamnationde la
théologiedes poètes s'appuieraitbien sur un motiféthique67en même
tempsque religieux(le premieraspect étantplus spécialementsouligné
par xaOapóç, le second par eucpruioç).
Mais cetteexplicationne rendpas comptede tous les aspectsdu texte.
La critiquede Xénophane n'est pas fondéesur le seul critèreéthico-
religieuxcomme le montred'abord le vers 23 : aux Titanomachies,
Gigantomachieset batailles de Centaures,mentionnéesdans les deux
vers précédents,sont associées en effetdes «querelles pleines de
violence» (aràaLaç acpeSavàç),que Xénophanejuge manifestement aussi
condamnablesque les sujets qu'il vientd'évoquer68.On a supposéqu'il
faisaitcettefois allusionà Alcée - et non plus à Hésiode ou à quelque
auteurd'une Titanomachieaujourd'huiperdue69- et à ses poèmestout
remplisd'échos de guerresou des querelles intestinesqui déchiraient
alors la ville de Mityléně70. Hypothèseplausiblequi confirmerait, si elle
étaitavérée,qu'Homèreet Hésiode n'étaientpas les seuls poètesattaqués
par Xénophane71. Mais l'essentiel, pour nous, n'est pas là. Plus
significatifest le faitque les axàaïaç, acpeSaváç,qui ne peuventdésigner
que les querelles intestinesentrecitoyens,et par conséquentne con-

67Cf. Herter,ibid.,p. 47 : «das Göttliche willer wiedas Menschliche ethisch


betrachtet wissen» ; K. von Fritz,Xenophanes von¡Colophon , dansRE, IX A (1967),
col. 1547: «Das ethische Element in derGottesvorstellung desX. tritt auchin dem
langen symposiastischen Fragment 21 B 1 sehrdeutlich hervor ...» Le motiféthiqueaf-
fleure également dans les vers19-20, où l'on a relevé la valeur particulièreďápeTr)(cf.
ci-dessus, n.45,etA. W. H. Adkins, Merit andResponsibility, Oxford, 1960,p. 83,n.
25), et au vers24, avecla valeur emphatique de l'épithète àyadrjv (ci-dessus,
p. 96,
avecnote56).
68Surla condamnation des récitsde batailles et de querelles, cf.le fragment de
YAutolycos ďEuRiPiDE (282 Nauck2), dont Athénée (X, 6, 413 0 signale expressément
l'inspiration xénophanienne (Taux' elXrjçevô EùpcniSrjg èxtùjvtoùKoXocpojviou èXeyecÔJv
S. ...) : [ilfautestimersageetbon]ootlçtepOOocç spy'ànaXXáaaei xaxà'páxaçr' àqxu-
pojvxai aràaeiç.TotaDra yàp' nôXei renáoflnãoí6' "EXXrjacv xaXá(v. 26-28,21 C 2
D.-K.).
69Cf.F. Vian,La guerre desGéants . Le mythe avantl'époque , Paris,
hellénistique
1952,p. 169.
70Cf.Bowra,Problems inGreek Poetry, p. 9 ; Frankel,Dichtung undPhilosophie2,
pp. 214-221.
71Cf. ci-dessus, n. 3.

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100 D. BABUT

cernenten aucunefaçonles dieuxet la représentation erronéequ'en don-


naientles poètes,sont mises sur le mêmeplan que les mythesreligieux
rejetésdans les versprécédents.La construction du vers 23 le confirme
péremptoirement : grammaticalement, en effet,le relatiftoïg' ne peut
avoir pour seul antécédentoiàaiaç ocpeSaváç,mais nécessairement aussi
72• Ce n'est tout. La relative rola' oùSèv evegtl indique
liàxaç pas xpr)GTÒv
la raison qui justifiela mise à l'écart des oráoiaç ocpeSavàç.Or cette
raisonne concordenullementavec ce que Ton attend,avec ce que Ton
peuttrouverchez d'autrespoètes,dans des textesque l'on a comparésà
celui de Xénophane.Ainsi Anacréon,dans un fragment qu'Athénéecite
immédiatement après l'élégie de Xénophane73,proteste,lui aussi, contre
ceux qui, près d'un cratèrebien rempli,évoquent«les disputeset la
guerrequi faitverserdes larmes»; mais c'est pouraffirmer sa préférence
pour des sujets plus plaisants, tels ceux qui touchent aux dons
d'Aphroditeet des Muses 74.De son côté, Pindare ne peutaccepterl'idée
que «jamais guerreou bataille approche des Immortels»; mais c'est
parceque de tellestraditionslui paraissentincompatibles avec la dignité
des dieux75. Rien de semblablechez Xénophane: les poètes doivent
éviterde prendrepour thèmesles bataillesde Titans, de Géants ou de
Centaures,au même titreque les récitsde conflitsentreconcitoyens ,
parce que de tels sujets ne comportent riend'utile. Le motxprçaróv, qui
sembleattestéici pour la premièrefois,ou peu s'en faut,introduit dans
le développement, quoi qu'on en ait dit, un critèrepolitico-socialto-
et
talementdistinct indépendant du critère éthico-religieuxsur lequel
nous avons déjà vu s'appuyerla critiquede Xénophane76.On a voulu,il

72Cf.II. 2, 262,et Kühner -Gerth,I, p. 78,ß. On ne peutdonctraduire avec


Frankel,ibid.,p. 373: «... indem ervonKämpfen erzählt derTitanen, Gigantenund
Kentauren- dassindFabelnvoneinst - odervonwütigem Streit,derkeinenbrauch-
barenSinnhat...»
73Cf.ci-dessus, n. 44.
74Reinhardt, Parmenides , p. 133,a donctortd'affirmer quelesdeuxpoèmes sont
exactement («...
parallèles genau dasselbebieten»).
Comparer Bacchylide, 14, 15-16
(our'èvOaXiaíçxavaxá Horace,Carm
| xa^xÓTU7roç), ., I, 27,5 («Vinoetlucernis Medus
acinaces/immane quantum discrepai»),etvoirWilamowitz, SapphoundSimonides ,
Berlin,1966(1913),p. 184,et n. 2.
75Ol., 9, 40-41: ia nóÁEfiovfiáxavte nãoav'x^pkàdaváTOJV , cf.ci-dessus,
p. 90,
n. 29.
76Surla valeur de xPWcàç chezXénophane et dansla littérature voir
postérieure,
Bowra,ibid.,pp. 10-11,avecla conclusion: «So Xenophanes' objectionis based
primarilyon grounds of publicgood.He dislikes terms ofaràaiçbecausetheyare

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XÉNOPHANE
CRITIQUEDES POÈTES 101

est vrai,minimiserla portéede ce nouvelargument, en le subordonnant


au point de vue théologiquequi est censé dominertoute la pensée de
Xénophane; ainsi,on pourraitsoutenirque la discorde,pournotrepoète,
est un mal sur la terrecomme au ciel, indignedes hommesautantque
des dieux: honorerla discorde serait un manque de respectdans le
gouvernement divin du monde77. Mais cette interprétation n'est pas
seulementarbitraire, elle n'a pas seulementl'inconvénient de s'appuyer
sur une vue généralede la pensée et de la personnalitéde l'auteur-
Xénophaneétantconsidéréavant tout comme«théologien» ou comme
«réformateur religieux»- plutôtque sur le textelui-même; elle s'op-
pose mêmedirectement à la lettrede ce texte.Ce n'est pas, en effet,la
critique des «mythes religieux» qui entraînerait,par contrecoupet
commeaccessoirement, celle des récitsde conflitscivils,mais bien plutôt
l'inverse.Autrement dit, les «mythesreligieux»ne sont pas écartéspour
des raisons théologiques,contrairement à ce qu'admettenta priori la
plupartdes commentateurs, ils ne sont pas rejetésau nom de la concep-
tionépuréede la divinitéque définitailleursXénophane,mais pour des
raisonstoutespratiques,subordonnéesà l'intérêtde la cité, non à celui
des dieux ou de la religion78.
Ce que confirmela naturedes exempleschoisis par l'auteur pour
illustrerson propos.Le troisièmeest assurémentle plus significatif à cet
égard. On peut se demander, en à
effet, quel mytheprécis renvoie
l'allusion aux combatsdes Centaures.Convaincusd'avance qu'il fallait

politically
unprofitable». En senscontraire, Defradas,ibid.,pp. 361-2: «Ces récits
donnent des dieuxuneidéefausseet nousrejoignons l'idéesurles dieuxexprimée
parX ... Il n'ya doncriende«bon»(xptjotóv)
ailleurs danscesfictions».Maisledétail
dutexte- notamment lajuxtapositiondesmythes etdescrcáataç
religieux acpeSaváç-
nejustifie
pas cetteinterprétation,qui s'appuie exclusivementsurlesvers13-14,tout
comme celled'A. Lumpe, Die PhilosophiedesX. vonKolophon , Munich, 1952,p. 44
(«Die EthikdesX. istabernicht nurpolis-bezogen ; sieistletzlich fundiert.
religiös Die
GöttersollmanbeimMahlepreisen (fr.1, 13sq.); deshalb sollmanauchjeneGesänge
meiden, die deráperr¡ nichtförderlichsind(v. 19-24)».
77Cf. Untersteiner, Senofane, p. 107,citant Bowra,EarlyGreekElegists , pp.
126-7.VoiraussiBowra,Problems inGreek Poetry, pp.9-10: «... wemight think
that
X. disapprovedoftheseancient themes because they castdiscrediton thegods.Sucha
conclusion receives somesupport fromthe last lineand agreeswithhis known
opinions».
78Comparer le fragment d'Euripide citéci-dessus, n. 68, danslequelle critère
dela critique
politico-social xénophanienne desmythes traditionnels
estexpressément
af-
firmé.

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102 D. BABUT

que les dieuxfussentimpliquésdans ces combats,les commentateurs ont


la
estiméqu'il devaits'agir de lutteentreles Centaureset Héraclès,ou
d'autreshéros ... à défautde véritablesdieux79! En fait,il y a autant,
sinon plus de raisonsde penserà l'épisodele plus célèbrede la légende
des Centaures,la luttecontreles Lapithes,à laquelleles dieux n'ontpas
directement part80.Mais surtout,quel que soit le mytheque Xénophane
ait eu dans l'esprit,la raisonqui l'a amenéà mentionner les combatsdes
Centauresest parfaitement claire.Le traitdominantdans la figurede ces
êtresmythiques est en effetla violence,l'incapacitéà respecterles règles
de la vie en société et les usages les plus sacrés, comme les lois de
81
l'hospitalité ; dans tous les récitsoù ils jouent un rôle, les Centaures
sontreprésentés commedes fauteursde troubles,ce sonteux qui déclen-
chent immanquablement querelles et rixes meurtrières, dans quelque
sociétéqu'ils se trouvent.On peut en inférer que les «combats de Cen-
taures» sont typiquementreprésentatifs des désordresqui surviennent
dans une sociétéquand le droitn'y est pas respecté; autrement dit,ces
combats sont la contrepartiemythiquedes crzàoiaçaçeSaváç du vers
suivant,les mythesqui les rapportent sont à rapprocherdes récitsde
dissensionsciviles,bienplutôtque des «mythesreligieux»mentionnés au
versprécédent, et ils sont condamnésen vertudu mêmecritèrepolitico-
social, indépendamment de toute considérationthéologique.
Mais il faut aller plus loin: même les «mythes religieux», les
Titanomachieset Gigantomachiesqui nous montrentles dieux eux-
mêmesaux prisesavec leursennemis,sont critiquésici pour des raisons
qui n'ont rien de proprement religieux,répétons-le.De fait,les deux
exemplesretenuspar Xénophanesont trèsloin d'êtreles plus choquants
que nous offrela mythologie classique; le comportement des Olympiens,
qui ne font,après tout,que se défendrecontrel'assaut d'adversaires
brutauxet sans scrupules,n'a rien de particulièrement immoral82,et
l'on ne voitpas bien en quoi de telsrécitspourraient offenser la piétéou

79Cf. Bowra,ibid.,p. 10; Herter,pp. 46-7; Ziegler,p. 294.


80Cf.déjàII. 1, 267-8; 2, 743-4; Od. 21,295-304; Pseudo-Hésiode, Bouclier
,
184-190.Voircependant Vian (ci-dessus,n. 69), pp. 10-12.
81Cf.M.P. Nilsson, Geschichtedergriechischen
Religion, I2,Munich, 1955,p. 231.
82Cf.Bowra,ibid.,p. 10: «In allthese
stories
ordinary opinion would maintainthat
theTitans,
Giants,andCentaurs wereinthewrong ; Cronus wasthetype ofunnatural
theGiants
parent, ofrebels,theCentaursofquarrelsomedrunkards ...». VoiraussiVian
n. 69), p. 287.
(ci-dessus,

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CRITIQUEDES POÈTES
XÉNOPHANE 103

la morale,commesemblentle suggérerles vers 13-14. Mais n'est-cepas


justementle signeque la référence à ces derniersvers,implicitement ou
explicitement admise par tous les commentateurs, se révèle,en définiti-
ve, erronée? Ce qui est blâmable,aux yeux de Xénophane,dans les
Titanomachieset Gigantomachies,ce n'est pas le comportement par-
ticulierqu'y ont les dieux, mais le mauvaisexempleque ces récitsdon-
nentglobalementaux membresd'une cité, au mêmetitreque ceux qui
racontentles combatsdes Centauresou les discordesentreconcitoyens.
Un détailnégligépar les commentateurs confirme cetteinterprétation,
en mêmetempsque la nécessitéde dissocierles critiquesdes vers 13-14
de celles des vers21-23 : les mythesmentionnés dans le second passage
ne peuventêtrerattachésaux hymnesévoqués dans le premier; car, si
Titanomachieset Gigantomachiessontconcevablesdans le cadred'hym-
nes en l'honneurdes dieux,il n'en va pas de mêmedes combatsde Cen-
tauresni surtoutdes récitsde querellesentreconcitoyens ; ces sujetssont
donc ceux de poèmes profanes,qu'il fautdistinguersoigneusement de
l'hymnereligieux chanté au début de la réunionsymposiaque,après les
libationset les prièresrituelles83. Cette distinctionest d'ailleurs net-
tementmarquéedans le texte,avec la successiondes troismomentsde
l'hymne(npùzovßtv deòvößvelv...),du banquetproprement dit,ou de la
beuverie( oùx Oßpcgtzívelv 8'...), et de la récitationdes poèmesprofanes
(àvSpùjvS' acveïvtoDtovoç èoOXàtziojvàvacpaivei).Il n'existedonc plus
aucuneraisonde croireque les mythescritiquésà la findu poèmele sont
au nom des exigencesmorales et religieusesformuléesau vers 14.
Resteune dernière justification avancée,ou plutôtesquisséepar Xéno-
à
phane l'appui de cettecritique.Cette fois, l'arguments'applique ex-
clusivement aux mythestraditionnels distinguésà cet égarddes récitsde
conflitscivils: Titanomachies,Gigantomachieset combatsde Centaures
ne sontque des «inventionsdes générationsprécédentes»(nXäGßazarûv
npoTÉpcjv) 84.Une fois encore,les commentateurs ont tenduà minimiser

83Cf.Herter,ibid.,p. 35 sq. Voirlecommentaire deBowra,ibid.,p. 9 : «HereX.


is tilting
againstsuchdrinking-songs as thoseof Alcaeus...»
84SelonWilamowitz n. 53),p. 279,quiconque
(ci-dessus, a quelque de la
habitude
poésiearchaïquenedoutera pasquenXaaßara rcDv
nporêpcjv n'estpasuneapposition à
fiáxaç,que les«inventions desanciens»sontlesTitanset lesCentaures eux-mêmes ;
cetteassurancepéremptoiren'apourtantpasemporté toutes lesconvictions,
cf.Vian(ci-
dessus,n. 69),p. 169,n. 2 ; Herter#,
ibid.,p. 46,n. 55. En réalité, ci-dessus
l'analyse
montre que cetteinterprétationa peude chances d'êtrejuste: X. ne critiquepas les
mythes entantquetels,maisenraison dumauvais exemple qu'ilsdonnentauxcitoyens ;

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104 D. BABUT

la portéede cetteremarque,soit qu'ils lui aientdonné le sens ďun trait


de polémiquepurementlittéraire, en y voyantla «pointe» d'un poète
professionnelcontre ses rivaux85, soit qu'ils n'aient pas voulu y
reconnaître la critiqued'inspirationrationaliste qu'il exerceailleurscon-
tre la mythologieet les croyancespopulaires86.Il paraîtpourtantplus
juste de souligner,à la suite de Frankel,ce qu'il y a de radicalement
nouveaudans une telleattitudeà l'égardde la tradition,qui n'est plus
garantie,mais bien plutôtdévaloriséepar son antiquité87.On peutdonc
admettrequ'un critèrerationnelvient s'ajouter aux critèreséthique,
religieux, politique et social sur lesquels est fondée la critique
xénophaniennedes poètes.
Ainsi, contrairement à ce que suggèreun rapprochement superficiel
entreles vers 13-14 et les vers 21-23, contrairement aussi à ce que
croient la plupartdes commentateurs, Xénophane n'attaque pas les
poètes,dans cetteélégie du banquet,pour des raisonsexclusivement ni
même principalement religieuses,mais en se plaçant successivement à
plusieurspoints de vue, qui semblent indépendants les uns des autres et
dont aucun ne semble même privilégiépar rapportaux autres.
Cette constatationaide peut-êtreà apporterune réponse à une
questionque nous avons dû laisseren suspens88,celle de l'orientation
générale,de la signification globaledu poème: faut-il croireceux qui ne
veulenty voir qu'une simplechanson à boire,toutà faitconformeaux
lois du genre,ou ceux qui pensentque Xénophanea profitéde l'occasion
que lui offraitle poème symposiaquepour exposer,non sans solennité,
les vuesqui lui tenaientle plus à cœurdans les domainesmoralet surtout
religieux?En réalité,aucune de ces deux interprétations ne nous paraît
maintenant satisfaisante. Le vers24, avec son invitationà la foisgraveet
ironiqueà veilleravec sollicitude,en toutescirconstances, sur les intérêts
des dieux, suffità faireécarterla première.Mais l'élégie ne peut être
tenuepourautantpourun exposé de la théologiexénophanienne (si tant
est qu'il en ait jamais existéune ...). Les dieuxy tiennent, en définitive,
une place relativementrestreinte,en dépit du derniervers, dont la

(avecojáoiaç,cf.leparallèle
estbienlemotimportant
ßdxcu; n.68!), etnon
d'Euripide,
et Kevravpcjv.
i LyávTOjv
Tltyivojv,
85Cf.Reinhardt, , p. 133; W. Nestle,VomMythos
Parmenides zumLogos , Stut-
1942,p. 87.
tgart,
86Herter,ibid.
, p. 46.
87Dichtung 2, p. 374.
undPhilosophie
18Voirci-dessus,p. 93 et nn. 41-42.

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CRITIQUEDES POÈTES
XÉNOPHANE 105

résonanceest plus polémiqueque théologique.Si Ion tientcomptede


l'ensemble,on est amenéà penserque Xénophanen'a pas vouluexposer
ici sa conceptionpersonnellede la divinitéet de la manièredontil fautse
comporterà son égard,mais bien plutôtqu'il a profitéde l'occasion of-
fertepar le banquetpourdonnerson pointde vue surplusieursquestions
débattuesde son temps,en s'opposant délibérémentà l'opinion do-
minante,représentée par les poètesqui l'ont précédé.La notequi donne
le ton à l'ensemble,ici commedans la quasi-totalitédes fragments - et
peut-êtredans la plus grandepartiede l'œuvre,si l'on en croit les té-
moignages anciens89- est la note polémique. On retiendraparti-
culièrement dans cette polémique,un pointdont l'importanceest sou-
lignée par le fait qu'il réapparaîtdans d'autres textes90: l'un des
reprochesessentielsde Xénophaneaux poètes est qu'ils ne tiennentpas
comptede ce qui est utile(xp-qoTÓv), c'est-à-direconformeà l'intérêtde
la cité. Nous avons vu que c'est en fonctionde ce critèrepolitico-social
qu'est critiquéela mythologie S'il en est ainsi,on peutdire
traditionnelle.
que l'élégie confirmepleinementla conclusionque nous avions tiréede
l'examendes fragments 11 et 12 91.Si les récitsdes poètessur les dieux
doiventêtrejugés en fonctionde leurutilitésociale,de la qualitéde l'en-
seignement qu'ils offrentau citoyen- c'est-à-direen fonctionde caté-
gories et de critèrespurementhumains- alors, on peut dire que la
critiquexénophanienne de la théologiedes poètesest non seulementtout
à faitdistincte,mais mêmeapparemment inconciliableavec la critiquede
92
l'anthropomorphisme.
Si l'on conservaitdes doutes sur l'interprétation proposéeci-dessus
pour l'élégiedu banquet,ils devraientêtredissipéspar la confrontation
avec certainsdes textesoù l'on a cru retrouver des échos des polémiques
de Xénophane93.Dans YEuthyphron de Platon,Socraterépondà son in-
terlocuteur qui vient de faire allusion, pour justifiersa conduite,aux
mythesde l'emprisonnement de Cronos et de la mutilationd'Ouranos:
«Ainsi, tu admetsqu'il y a réellemententreles dieux des guerres,des

89Cf. ci-dessus,pp. 83-84.


90Cf.Euripide, fr.282,23-28,ci-dessus,
n. 68, et le fragment2 de Xénophane,
v. 15-22.
91Ci-dessus, pp. 91-92.
92II semble doncdifficile
de rapprocher
desderniers versles fragments14 et 15,
comme le faitDefradas,Les élégiaques , Paris,1962,p. 78.
grecs
93Cf. ci-dessus,
n. 15.

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106 D. BABUT

des combats,tantd'autreschoses du mêmegenre,que


inimitiésterribles,
racontentles poètes,et qui nous sont représentées par nos bons artistes
dans diversescérémoniessacrées,et en particulier aux Panathénées,où
Ton en voitplein le voile que Ton va porterà l'Acropole?Devons-nous
dire que toutcela est vrai, Euthyphron 94 ? Sans doute le débutde la
phrasese rapporte,de touteévidence,aux guerresentredieux, telle la
théomachiedu chant 20 de Ylliade, depuislongtempsobjet de scandale
95
pourcertainslecteursď Homère . Mais par la suitel'allusionau péplos
ď Athénane peut viserque les combatsde dieux contreles Géants, car
nous savons que des scènesde la Gigantomachie, et en particulierla vic-
toired'Athénasur Encelade, étaientreprésentées sur le voile brodé par
les ergastines96.Ce que confirmeun textedu livreII de la République,
où l'écho de la critiquede Xénophaneest encoreplus sensible: «Il ne
fautpas non plus ... il ne fautabsolumentpas direque les dieuxfontla
guerreaux dieux, qu'ils se tendentdes pièges et se battententreeux,
récitsd'ailleursmensongers,si nous voulonsque les futursgardiensde
notrecité se croientdéshonorésen se querellantà la légère.Il fautbien
se garderde leur conterou de leur représenter sur des peinturesou des
tapisseriesles combats des géantset les innombrables querellesde toute
sortequi ont armé les dieux et les héros contreleurs procheset leurs
amis ... 97 »
Le principalintérêtde ces textesne tientpas à la simplecondamnation
des mythesde la Gigantomachie,souvenirprobable de Xénophane.
Beaucoup plus frappanteest la ressemblanceentre les motifsqui
justifient,de partet d'autre,cettecondamnation.On remarqued'abord

946 b 7-c4 : Kai noXeßov oùeivaizCjòvzièvzoïçOsoiç


ãpa rjyf) npòçàXXrjXouçxai
exBpaç xai
Y£Secvàç ixàyaç xai ãXXa zotaDza noXXá, ola ze
Xèyezai ùnòzOjv xai
notrjzûv
ùnòtùjvàyadûivypacpéujvzà zeãXXalepàrjfiïv xaiSr)xaizoïç'ieyàXoiç
xazanenoixiXzai,
ô nénXoç
Flavadrjvaioiç zûvtoloútcov
fieazòç noixikuàxtovàvàyeiaieiçtt¡vàxpónoXiv;
TaùzaàXrjdf] elvac,
(pôjfiev ou ;
Evdùtppov (trad.M. Croiset).
95Cf.F. Buffi ère.Les mythes d'Homère , Paris,1956,p. 102
etla penséegrecque
sq.
96Cf.J.Burnet, Plato'sEuthyphro, Apology ofSocratesandCrito, Oxford,1924,p.
36 ; Vian,La guerre des Géants, pp. 200,avecn. 5, 251-3.
97II, 378 b 8-c 6 : OùSéye... to napánav ojçOeoiOeoïçnoXepoùoirexai enißou-
xaipáxovTat.
Xeúouoi • oùSèyàpàXrfifj• el yeSel77/zřv ttjvnóXiv
zoùç/LiéXXovraç cpuXáÇecv
aïaxiarovvoßi&ivtò pq.8iojç àXXijXoLç ànexOáveodai • noXXoû Setyiyavzonaxiaç ze
aùzolçxaitzoixlXzéov,
fjvdoXoyrjzéov xaiãXXaç exßpagnoXXàçxainavzoSanàç deùvzexai
npòçouyyevetç
r)pà>ùjv ze xai oixeiovç
aùztov (trad.Chambry).

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CRITIQUEDES POÈTES
XÉNOPHANE 107

que dans la République, la principaleraison invoquée est le mauvais


exempleque ces récitsne peuventmanquerd'offriraux gardiensde la
cité; le spectaclede ces combats,de ces querelles«qui ontarméles dieux
contreleursprocheset leursamis» inciterafatalement les gardiensà se
quereller à leur tour; autrement dit, pour Socrate comme pour
Xénophane,il ne s'agit pas tantici de préserver la dignitédes dieuxque
le bon ordre dans la cité98; non seulementle philosophe se réfère
manifestement au même critèrepolitico-socialque l'auteurde l'élégie,
99aux conflitsentre
mais ses allusionsinsistantes concitoyensne peuvent
pas ne pas fairepenseraux axâaïaç ocpeSavàçdu vieux poète. Ce n'est
pas tout.On a souventrelevéque la critiqueplatonicienne de la théologie
des poètes était menéeà un double pointde vue, à la fois pratiqueou
pédagogiqueet métaphysique ou religieux: ces récitsne sont ni utilesni
vrais10°.Mais commentne pas reconnaître dans cettedualitéde points
de vue la concurrencedes deux critères,politiqueet rationnel,que nous
avons reconnuschez Xénophane?Au nXàopaTatôjvnpozèpuiv de l'élégie
à
répond coup sûr le ovSè de
yàp àXir)0r) Platon, tandis que oure Çuizcpopá,
out£(bcpeXißa ne fontpas moins nettement écho à roïo' oùSèv
eVEGTL.
Une phrase elliptiqueet obscure de la Poétique d'Aristoteapporte
peut-êtreà ce rapprochement, en même tempsqu'à notreanalyse de
l'élégiedu banquet,une précieuseconfirmation. Il s'agitdes réponsesque
l'on peut donnerà ceux qui critiquent,chez un poète, un manque de
vérité.Parfoison répondraque la poète a peintles choses tellesqu'elles
devraientêtre,comme le disait de lui-mêmeSophocle, en s'opposantà
Euripide.Dans d'autrescas, on peut encoredire que le propos critiqué
reflètel'opinion générale,«par exempledans les histoiresrelativesaux
dieux. Peut-être,en effet,ne sont elles, tellesqu'elles sont,ni édifiantes
ni vraies,mais si cela se trouve,tellesque les jugeait Xénophane.Du
moins peut-ondire que la traditionles rapportesous cetteforme»101 .

98Comparer 21 B 2, 19 D.-K.: Toùvexev âv Si) fiãXXov êvEÙvopifltzóXlçelr¡.


99Voiraussila phrasequi suitimmédiatement le textecité,378 c 6-d 3.
i°° jcjoú§¿yE napànav [seil.Xextéw}. . . oûSèyàpàXrjûf},
etcomparer 380c
2-3(oùte baiaävXsyoßEva ... oùteÇupyopà i)pïv),381e 5-6,III, 386 c 1 (outeâXrjfàj
XéyovTaçoüte¿jyEkipxitoïçiiêXXovolvßaxißotg sosodac), et voirF. Solmsen,Plato's
, Ithaca,1942,p. 66 sq.
Theology
10125, 1460b 36-1461a 1 : laojçyàpouteßiXTLov oütcjXéyEw àXX'el
oùt'àXrjdrj,
etuxev ŽEvwpávEL
cooTiEp ' àXX'ouv(paci.Surle texte etl'interprétationdecepassage,voir
D. W. Lucas,Aristotle, Poetics
, Oxford, 1968,pp. 238-9.

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108 D. BABUT

Ce témoignagea embarrasséles commentateurs de Xénophane,tout


autantque ceux ďAristote.L'un de ces derniersreconnaîtavec franchise
qu'il est plutôtdifficilede dire «si et à quelle partiede la doctrinede
Xénophanese réfèrent les motsàXX'etuxev[en fait,plutôtàXX'ei etuxev,
avec B et Vahlen]ojenepS evocpàvei»102 . Diels-Kranzse contentent d'une
simple référence, ajoutée, sans qu'on voie bien à
pourquoi, deux
témoignages de Cicéron sur la naturedu Dieu de Xénophane103.D'autres
ont penséque la phraseferaitallusionau fragment 34, dans lequel Xéno-
phane parle de l'impossibilitéde connaîtreexactementtoutce qui con-
cerneles dieux104.Mais ce n'est pas la mêmechose de direque les dieux
sont inconnaissableset que les histoirescolportéesà leur sujet ne sont
pas vraies(oureàXr]&rj) ; de toutefaçon,cetteinterprétation laisse inex-
pliqués les mots oùte ßiXrcov. Inversement, si l'on rapporte la phrase
d'Aristoteà B 11 et 12, c'est-à-direà la critiquexénophaniennede la
105
mythologietraditionnelle, plutôt qu'à B 34 , c'est oure àX-qdfi qui
demeurecette fois inexpliqué. Faut-il alors admettreque la formule
d'Aristotese référerait d'une part (cf. oùte àXrj&fj)à la théologiede
Xénophane (celle des fragments 23 à 26, notamment), d'autrepart(cf.
outeßiXTiov)à sa critiquede l'anthropomorphisme (B 14-16) ou à celle
de la théologiedes poètes (B 11- 12) 106? Mais le tourdisjonctifdont
use Aristotesuggère plutôt qu'il pense à un texte dans lequel les
«histoiresrelativesaux dieux» étaientcritiquéescommeà la fois con-
trairesà la moraleet à la vérité.Commentne pas reconnaître là, dès lors,
le double critère,politico-social et rationnel,que nous avons cru déceler
dans les derniersvers de l'élégie, avant d'en retrouver chez Platon de
frappantséchos? Certes,il seraitbien imprudent d'affirmer que c'est à
notreélégieque songeaiteffectivement Aristoteen écrivantcettephrase.
Aussi bien nous suffira-t-ilde constaterque son témoignage,en
soulignantla double orientationde la critiqueformuléepar Xénophane
contre la théologietraditionnelle, tend à confirmerglobalementl'in-
terprétation de ce texte qui a été proposée ci-dessus.
On peutreleverenfinun dernierécho- moinsdirect,il est vrai- de

102M. Valgimigli,
citéparUntersteiner, Senofane, p. 71.
103AcadémicaII, 118 et De natura
deorum I, 11,28: 21 A 34 D.-K.
104Gudeman, Sykutris, citésparUntersteiner
Rostagni, et Lucas,ibid.
105Cf. Lucas,ibid.,p. 239.
106Cf.Untersteiner, à Zeller-Nestle,Phil,derGriechen
p. 72,renvoyant , 1,l6,
p. 643, n. 1.

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XÉNOPHANE
CRITIQUEDES POÈTES 109

la critique xénophaniennechez Platon. On remarque,en effet,une


divergencesensibleentreles textesde YEuthyphron et de la République
où l'on a reconnuun souvenirde la polémiquede Xénophanecontreles
récitsmythiquesde guerresou de conflitsimpliquantdes dieux,en par-
ticulierles Gigantomachies.Dans la République, on Ta vu, ces récits
sontcondamnéscommecontrairesà la foisau bon ordrede la citéet à la
vérité, c'est-a-dire en vertu de deux critères déjà invoqués par
Xénophane.Mais il n'en va pas de mêmedans YEuthyphron , où la seule
raisonavancée par Socratepourjustifierses doutesquantà la véracitéde
ces traditionsest manifestement d'ordremoralet religieux: «Ah! mais,
Euthyphron, voilà peut-êtrepourquoi Ion m accuse : c'est que quand
j'entendsparlerainsi des dieux,je me fâche107.»Ce qui revientà dire
qu'à l'exemplede Xénophane,Socrateexige que l'on ne parle des dieux
qu'avec «des récitspieuxet des parolespures» : c'est le motiféthico-re-
ligieuxde la polémiquexénophanienne,négligédans le contextede la
République, qui réapparaîtici au premierplan.
Mais le textequi semble le plus prochedes fragments de Xénophane
étudiésci-dessuset qui, par là même,pourraiten fournirla clé, est la
célèbrerépliqued'Héraclès à Thésée dans la pièce d'Euripidequi porte
son nom. A son ami, qui vientde l'exhorterà ne pas céderà la douleur,
en lui rappelantque les dieuxeux-mêmescontinuentà habiterl'Olympe
malgréles crimesqu'on leur imputeet «portentlégèrement le poids de
leursfautes»,si Ton en croitles poètes108, le héros réponden ces ter-
mes : «Hélas! dans le malheurqui m'accable,la questionne vientguère
à propos, mais la pensée que les dieux s'adonnent à des amours
coupablesne peutêtrela mienne,pas plusqueje n'ai jamais admiset que
je ne croiraijamais qu'ils chargentmutuellement leursbrasde chaînes,ni
que l'un commande en maître à l'autre.Car un dieu, s'il est réellement
dieu, ne connaîtaucun besoin; les récitscontrairessont de misérables
inventionsdes poètes» 109 .
Il n'est presquepas un mot,dans ce passage,qui ne nous rappelleen

1076 a 6-8: rApáye,ci)Eùdùçpov, tout'eotivouevexol tr)vypayrjv(peùyoj,öti,rà


eneiSàv
TOLdÜTCi tlçnepitùvOeûjvXêyj),SuaxEpcjçnote,
ànoSexopac; (trad.M. Croiset).
108Vers1313-132!.
1091340-1346 : Olßoi• nápepya<ßiv> TáS'ear'¿ßcuv xaxcjv*| èycjSè toùçÔeoùç
outeXèxTp'à t' ttecv out' tkúizot'
oùte
' crcêpyEiv
ß-qQißic, Ssoßä
voßi^oj, èÇá: /epoiv
| rjÇííoaa
I oùS'ãXkov
TZEiooßai, ãXXou ' Aeltcll
necpuxévcu.
Seotzóttjv yàpò Oeóç, eot'òvtujç
eliiEp Ôeóç'
' àoíSúvolSe8úarr¡voí
ouSevóç Xòyoi(trad.Parmén tier).

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110 D. BABUT
'
quelque façon Xénophane.Les «amours coupables» (Xéxzp ä ¿¿77 dèiiiç)
évoquent à la fois la mention des adultèresdivins dans B 1 1 et 12 ißoc-
xeÚEcv) et celle des àOeiLiatiaIpya dans le second de ces fragments uo.
L'allusionà l'enchaînement des dieuxpar d autresdieuxfaitévidemment
penserà l'emprisonnement de Cronos par Zeus ni, donton a des raisons
de croire qu'il figuraitparmi les mythesexpressémentdénoncés par
112
Xénophane . Les «misérablesinventionsdes poètes» {âocScovSúarr]voc
Xóyoc ) doiventêtrerapprochéesnon seulementdes «inventionsdes an-
ciens» ( nXäaßaTctTwv nporépùjv B 1,22 D.-K.), mais plus généralement
des polémiquesacharnées du vieux poète satiriquecontreses prédé-
cesseurs,Homèreet Hésiode en tête.Enfin,il est difficile de ne pas faire
remonter égalementà Xénophane,mêmeen l'absence de toutfragment
parallèle,les deux idées connexesqui apparaissentà la findu texte: un
dieu ne peutêtrele maîtred'un autredieu, car la divinité,si elle mérite
vraiment ce nom,est totalement exemptede besoin.On ne peutéviter,en
effet,de fairele rapprochement avec un témoignagedu Pseudo-Plutarque
qui attribueà Xénophaneexactementle mêmeraisonnement : «au sujet
des dieux,d'autrepart,il déclarequ'il n'y a pas de hiérarchieentreeux ;
car il n'estpas liciteque l'un des dieuxsoit soumisà un maître,et aucun
d'eux n'a un besoin quelconque de quoi que ce soit» 113.
Mais l'intérêtdu passage n'est pas seulementde regrouperles prin-
cipauxaspectsde la critiquexénophanienne des poètesque nous avaitfait
découvrirl'étude des fragments.11confirme, par là même,le caractère
à
multilatéralde cette critique, laquelle on a souvent prêté une
signification unilatéralement théologiqueou religieuse.Mais surtout,il
permetd'en mieux comprendrele sens profond,d'y découvrirune

1,0Voirci-dessus, p. 90, avecn. 31.


111Cf.v. 1317-8.
112Cf.ci-dessus, pp. 86-89.
113Stromates , 4 (fragment 179 Sandbach:21 A 32, p. 122, 22-4 D.-K.):
Sè xai deùv èv aùrolçovor)ç
Tiyefiovtaç • où yàpooiov
ànoçaiveroLL nepi ùjçoùSepLàç
Seanó&oOai •
rivatûjvOeCjvêntSelaOai aùzùvnrjSéva
re¡irjSevòç firjSoXojç. Cf.Wila-
mowitz(ci-dessus, n. 15),p. 278.Comparer Pseudo-Aristote, De Melisso Xenophane
etGorgia , 3, 3-5,977a 26-31(21 A 28 D.-K.),etSimplicius, In Phys ., p. 22,30-33
(Diels: 21 A 31, § 3, p. 121,28-30D.-K.).VoiraussiIsocrate,Busiris , 38 : oùyàp
iUÓVOVxXonàç xaiiioLxúaçxaiTrap' drjxeíaçaùxoïç
âvdpcónocç [seil.toÎçdeoïç] av
(bveiSio
[seil.o¿nocr)Ta¿] x.T.X.Sansdoutes'agit-il de mercenaires
services chez les hommes, et
nonde la domination d'un dieupar un mais
autre, le châtimentest infligépar un dieu
(Zeus)à unautredieu(Apollon) doncla hiérarchie
et implique niéeparXénophane.

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CRITIQUEDES POÈTES
XÉNOPHANE 111

cohérencequi n'apparaîtpas toujoursà traversles tropraresfragments


de Xénophanedont nous disposons.Ainsi les derniersvers,en insistant
sur l'autarcie,la totaleabsencede besoinqui caractérisela naturedivine,
suggèrentune nouvelle explicationdu faitque les «mythes religieux»
rejetés par Xénophane dans l'élégie du banquet sont ceux de la
Titanomachieet de la Gigantomachie.Ces mythes,nous l'avons noté,
n'étaientpas les plus scandaleux qu'offrîtla tradition,tant s'en faut.
Aussi bien n'est-cepas leur impiétéou leurimmoralité qui a dû surtout
choquer Xénophane,ni même uniquementle mauvais exemple qu'ils
donnaientaux citoyens,mais aussi le faitque la puissancediviney soit
battueen brèche,ramenée,en quelque sorte,au niveau humain.Car ce
ne sont mêmepas toujoursdes dieuxqu'y affrontent les dieux,mais des
êtresde natureinférieure, tels les Géants. 11est symptomatique, à cet
égard, que Xénophane ait pensé à la gigantomachieplutôt qu'à la
théomachie, qui tientune telleplace chez Homère; c'est que la première,
tout comme les mythesde servitudeauxquels fait allusion Euripide,
aboutità rabaisserla divinitéau niveau de ceux qu'elle affronte, et par
conséquentà nier l'autarciequi définitsa nature.
S'il en est ainsi, on comprendenfinle lien qui existeentreles deux
aspectsessentielsde la critiquexénophanienne que sont le rejetde l'an-
thropomorphisme et le rejetde la théologiedes poètes: loin qu'il y ait
contradiction entrel'un et l'autre,commeles fragments peuventen don-
ner l'impression114,le second n'est que la conséquence logique du
premier.Si Xénophanereprocheen effetà Homèreet Hésiode d'imputer
aux dieux toutesortetfádEpíoTLa epya,ce n'est pas seulement,ni même
principalement, parce que ces actes sont contrairesà la morale,mais
d'abord parce qu'ils contredisentla notionmêmede la divinitén5. La
tiraded'Héraclèschez Euripidenous en apporteune preuvefrappante : le
refusd'admettreles crimesou les faiblessestraditionnellement attribuées
aux dieux y est expressément justifiépar le conceptde l'autarciedivine
(Selzac yàp ô 6eòç. . . oùSevôç! ) 116.Du mêmecoup disparaîtla contra-
dictionque l'on croitsouventdécelerentrela critiquede l'anthropomor-
phisme(B 14-16) et le recoursà des conceptsanthropocentriques (Oéptç,

114Cf. ci-dessus,
pp. 91-92et 105.
115Cf. Untersteiner, ibid.,p. cxxxii.
116Surl'importancedeceyàp(malheureusement escamoté
dansla traduction
dePar-
voiraussiC. Corbato,Studisenofanei
mentier), , dansAnnali , 22 (1952),p. 62
triestini
du tiréà part(citéparUntersteiner, ibid.,p. 149).

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112 D. BABUT

vófioç,xPVGTÓv) dans les fragments qui attaquentla théologiedes poètes


(B 11-12, B 1, 13 sq.) 117.En réalité,Xénophanene prétendnullement
exigerdes dieux qu'ils se conforment aux lois moralesqui régissentles
sociétés humaines, il ne réclame même pas directementďeux une
moralité supérieure,contrairementà ce que croient de nombreux
118
critiques ; il se contentede constaterque les àOeniarcaipya qui leur
sont habituellement imputéssont incompatibles avec la naturedivine,en
contradiction avec le conceptdu divin,au mêmetitreque les batailles
avec les Titans ou les Géants. Sa positionapparaîtdonc comme pure-
mentcritique,et non fondéesur des présupposésd'ordrethéologiqueou
éthique.Ainsi s'explique,notamment,un détail qui nous avait frappé,
dans notreétudedes fragments 11 et 12 119: les crimesdes dieuxrelevés
par Xénophanesont exclusivement des «crimes sociaux», de ceux qui
valentà leursauteursopprobreet blâme(ôvetSeaxal (póyog).Or, cela ne
signifiecertainementpas qu'à ses yeux ces crimes soient les plus
blâmablesou les seuls blâmables,ni non plus que la sanctionde l'opi-
nion publiquesoit pour lui la valeur suprême,comme dans la société
décritepar Homère.Il est clair, au contraire,que le polémistese place
délibérément sur le terrainde ses adversaires,commepourfaireéclaterla
contradictioninhérenteà leurs conceptions: Homère et Hésiode, s'ils
étaientlogiques, ne devraientpas attribuer à leursdieux des actes con-
trairesà la loi (adeßLGTLa ipya). Xénophanen'en inférait nullement,selon
touteapparence,que la conduitedes dieux devaitêtreconformeà cette
loi. Il s'en tenaità un pointde vue purementnégatifet critique,comme
lorsqu'ilaffirmait que les dieuxne doiventressembler aux hommesni par
le vêtement, ni par la voix, ni par la stature(B 14,2), ou encoreque la
divinitén'est en riencomparableaux mortels,par la penséepas plus que
par la stature(B 23,2) 120.

117Cf. ci-dessus,
pp. 91, avecnote36, et 105.
118Cf.parexemple Reale (ci-dessus, n. 13),p. 78 : «A noiparecheproprio in
questosia la grandezzadi Senofane : nelTaverosatodistruggere quantostoriae
tradizione infunzione
giustificavano, di unsuperiore«dover essere»(soulignéparmoi);
J. KerschENSTEiNER,Kosmos. Quellenkritische Untersuchugen zu denVorsokratikern,
Munich,1962,pp.84-5: «Voneinem hohen, kompromisslosen Ethosgetragen,führter
einenerbitterten
Kampf gegendie mythischen Vorstellungendes Epos(B 10-16),an
deren LehrevonderGottheit
Stelleereinereinere fordert (vgl.B 1, 13f...)undselbst
verkündet(B 23-26)».
119Voirci-dessus,p. 91.
120Cf.von Fritz(ci-dessus, n. 67), col. 1547: «... das logische
Element in X.s

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XÉNOPHANE
CRITIQUEDES POÈTES 113

Un autredétail du texted'Euripidevientsans doute corroborercette


analyse. Au vers 1345, l'idée que la divinitéest totalementexemptede
besoinsest déduitede la propositionelnepiaxiv ovtcajç (ou opdûç,dans la
version de Plutarqueet de Clément d'Alexandrie)deóç. Ce caractère
hypothétique du raisonnement ne peutmanquerde retenirl'attention, car
non seulementil s'accordeparfaitement avec ce que suggèrel'analysedes
fragments théologiques,mais encoreil offreun parallélismeremarquable
avec certainstémoignagesdoxographiques.Ainsi,Aristoterapportedans
un passage de la Rhétoriqueque «Xénophane,à qui les Eléates deman-
daient s'ils devaient ou non sacrifierà Leucothéa et lui chanterdes
thrènes,leurdonna ce conseil: s'ils la considéraient commeune déesse,
pas de thrènes; s'ils la considéraientcomme un être humain,pas de
sacrifices»121. Malgrél'existencede plusieursvariantes122,il n'y a pas de
raison déterminante, semble-t-il,de suspecterl'authenticitéde cette
anecdote123.Aristotela cite comme un exempled'enthymème, c'est-à-
dire d'un syllogismedans lequel la prémisseest simplementvraisem-
blable ou communément admise124.Ces notionsétaientnaturellement
étrangères à la pensée de Xénophane,mais on peut croireque la sub-
stancemêmedu raisonnement lui appartient.Or, le traitqui retientl'at-
tention,une fois encore,est le caractèrepurementlogiqueet critiquedu
pointde vue adopté,Xénophanese contentantde faireressortirles con-
tradictionsinhérentesà certainescroyancesou pratiquestraditionnelles,
sans prendrepersonnellement position.La mêmeremarquevautpourune
deuxièmeanecdote,citée par Aristotedans un contextevoisin, pour
illustrerle typede raisonnement dans lequel on conclutde l'identitédes
conséquentsà celle des antécédents:«par exempleXénophanedisait:
ceux qui prétendent que les dieux naissentsont tout aussi impiesque
ceux qui affirment qu'ils meurent; la conséquence,dans les deux cas, est

theologischem Denken,einem Denken das,wiees fürdieZeitdesX. charakteristisch


ist,
vonBeobachtungen ausgeht undstarkmitAnalogieschlüssen solltedarüber
arbeitet,
nichtübersehen werden».
121II, 23, 1400b 6-9(21 A 13D.-K.): olov£evo<pávrjç%EXeáracç eiOúcjol
èpcjTÛJOiv
rfjAEuxoôéq.
xa¿òprjvùoLVr¡fir¡, ei[lèvOeòv
auveßouXeuev ünoXafjßdvouoLv, eiS'
dprjveïv,
fir)
ävOputnov,fir] (trad.M. Dufour).
Oúeiv
122Voirlestextes de Plutarquecitésen21 A 13 D.-K.,etHeraclite,B 127D.-K.
aveclecommentaire deM.Marcovich, , ed.major,
Heraclitus Merida, 1967,pp.593-4.
123Voirle résumé des discussionschezUntersteiner, ibid.,p. cxxix,n. 42.
124Cf.Premiers Analytiques, 70 a 10; Rhét.I, 2, 1356b 17-18.

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114 D. BABUT

que pendantun temps,les dieux n'existentpas» 125.Ici encore,et bien


que la formedu raisonnement soitdifférentede celle qu'on trouvedans la
première anecdote et dans le vers d'Euripide,on peutdireque ce raison-
nementgarde pourtantle tour hypothétiquecaractéristiquedes deux
autrestextes.Xénophanene dit pas qu'il est impiede croireque les dieux
sontengendrés- pas plus qu'il ne le diten B 14,1- mais plutôtque si
l'on juge impie de croireque les dieux sont mortels- croyancequi
serait contraire,en effet,à un dogme fondamentalde la religion
126
populaire - on doit juger tout aussi impie (cf. ôfioicoçäaeßoDoLv)
l'idée que les dieux pourraientêtreengendrés.En fait,il apparaîtque la
tournurehypothétique de ce raisonnement est le signe qu'il appartient,
toutcommel'anecdote de la réponse aux Eléates, à un contexteessen-
tiellementpolémique,bien plutôtque théologique127. Tout se passe en
sommecommesi Xénophanese servaitd'une croyancepopulaireuniver-
sellementadmise comme d'un levier pour démantelerl'édificede la
religiontraditionnelle.
Cet aspect polémique est égalementprépondérantdans les deux
phrases parallèles d'Euripide et du Pseudo-Plutarque qui soulignent
128
qu'un dieu ne sauraitêtre le maîtred'un autre dieu . Car les mots
utilisés,en l'occurrence(Seanóriqç,Seonó&odai) n'ont certainement pas
été choisis au hasard129 . Ce sont en effetles dieux traditionnels qui
reçoiventhabituellement l'appellationde «maîtres»et dontla forceou la
dominationest une caractéristique essentielle13°.En énonçantqu'il n'est

125Rhét.II, 23, 1399b 5-9: olovS. eXeyev oreòpoLújç oi yevéaOac


aaeßoöacv <páo-
xovteç xoùçOeoùçtoÎçànoôavEÏv Xéyouaw ' àfKporèpcjç pr¡elvcu
yàpavfißaivei toùçdeoùç
TtozE(trad.Dufour).
126Surl'immortalité comme caractéristiqueessentielledesdieuxhomériques, voirpar
exemple Frankel,Dichtung undPhilosophie 2,p. 59,n.4. Cf.aussiNilsson,Gesch. der
griech.Rei, I2, pp. 58, 315, 321 sq. («Der Tod des Gotteswiderstreitet allen
griechischenVorstellungen»),et monarticle surLe divinet les dieuxdansla pensée
d'Anaximandre, dansRevuedesEtudes Grecques , 85 (1972),pp.21,avecn.87et88,et
24, n. 97.
127Deichgräber (ci-dessus,n. 12), p. 28, semble faireremonterl'anecdote aux
Silles.
121Héraclès,1344; 21 A 32, p. 122,24 D.-K. (ci-dessus, n. 109 et 113).
129La concordance entrelesdeuxtextes laissesupposer quel'undesdeuxmotspeut
remonter
effectivement à Xénophane (bienquede nombreuses formessoient excluespar
la métriquedansunhexamètre ; maisXénophane a utilisé
d'autres
mètres, cf.Diogêne
Laërce,IX,18- ci-dessus, n.6 - etvoirReale- ci-dessus, note13- pp.72-73.
130Cf.notamment Sophocle,fr.535(Pearson), Aristophane,Nuées , 264,Guêpes ,

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XÉNOPHANE
CRITIQUEDES POÈTES 115

pas licite ou n'est pas conformeà la piété ( oùx ôolov) qu'un dieu soit
soumisà la dominationd'un autredieu, Xénophanen'affirme donc pas
une positionthéologiqueoriginaleni ne se réfèreà une foi ou une piété
personnelle - pas plus que dans les anecdotesrapportées par Aristote-
mais se contente,une fois encore, de faire ressortirl'absurditédes
13
croyancestraditionnelles1.
On aperçoitmaintenantles conséquencesqui se dégagentde cette
étude quant à l'orientationgénéralede la pensée de Xénophane.Con-
trairement à l'interprétation courante,ce n'est pas un critèred'ordre
ou
éthique religieuxqui commandela critiquede la religiontraditionnelle
et par voiede conséquencele rejetde l'anthropomorphisme 132,mais in-
versement,la critiquede l'anthropomorphisme, fondée sur un critère
logique et rationnelet menée d'un point de vue purementintellectuel,
conduitnécessairement à rejeterla théologietraditionnelle, codifiéeen
quelque sortepar les poètes,Homèreet Hésiode en tête133 . On en con-
clura que ce n'est pas en «théologien»,en «réformateur religieux»que
Xénophane s'attaque à la religiontraditionnelle, mais bien,plutôten
polémiste,promptà mettreen question les idées ou les valeurscom-
munémentacceptées.
Il fautenfinajouterune remarquequi nous ramèneraà notrepointde
départ,puisqu'elleconcernel'attitudede Xénophaneà l'égarddes poètes.
La critiquede la théologien'est pas la cause, mais bien la conséquence
ou l'une des manifestations privilégiéesde cetteattitude.Ce n'est pas en
tantque théologiens,mais en tantque poètes,c'est-à-direen leurqualité
de représentants les plus éminentsde la culturegrecqueque Xénophane
prendHomère,Hésiode ou d'autrespour cibles de ses attaques- tout

875, Xénophon, Anabas e III, 2, 13; Hymne homérique à Déméter , 365, et surtout
Euripide, Hipp.,88 (Oeoùç yàpSeanôraç xaXeïvxpecjv) ; Seanóral àyadoichezPlaton,
Phédon, 63 c et69e (autres référencesdansZeller, I5,p. 526,n.5). Voirégalement les
textes
duDe Melissoetde Simplicius citésci-dessus, n. 113,notamment 977 a 27-28
(toOto
yàp0EÒV xaldeov Súvaficveivai,xparelv,àXXà 'ii)xpaTEÏoOai, xainàvrojv xpàxicrcov
eîvaù,977 a 31 (netpuxèvcu - cf.Héraclès , 1344! - yàptò OeÏov et
firjxparEÏcrOcu),
comparer Ménandre,fr.223,3(Koerte) : tò xparoõv yàpvõvvouíÇetgíl deòe.
131Pourl'interprétationhabituelledela phrase duPseudo-Plutarque, voirparexemple
Corbato(ci-dessus, n. 116),pp.49 et59,etUntersteiner, p. clxxxviisq.,avecla
note79 ; Dreyer (ci-dessus, n. 36), p. 21, n. 59.
132Cf.notamment Jaeger(ci-dessus, n. 15),p. 57 sq.,Deichgräber n.
(ci-dessus,
12),p. 28 sq., Dreyer,ibid.
133Cf. Heitsch(ci-dessus, n. 28), p. 216.

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116 D. BABUT

comme il s'en prend ailleurs aux savants ou aux philosophesde son


époque ou de l'époque antérieure,Thalès, Pythagore, peut-être
Anaximénel34.Ainsi s'explique,en particulier le faitqu'Homère,moins
théologiensans doute qu'Hésiode, mais considéréde touttempscomme
par excellencede tout le monde grec135,ait
l'éducateuret l'instituteur
représenté,pour l'auteurdes Silles, l'adversaireprivilégiéentretous136.
Un fragment malheureusement réduità un vers,dont on a voulu arbi-
trairementrestreindrel'application à la théologie, confirmequ'une
autoritéabsolue était alors reconnueau premierpoète grec,ce qui ne
pouvaitmanquerde susciterles protestations de Xénophane: «puisque
depuis toujourstous ont fait leur instructionsous Homère ...»137.
Parmiles nombreuxportraits de Xénophaneque nous offrela critique
moderne138,il est permisde se demander,en conclusion,si celui qui
nous le représentesous les traits d'un satirique,d'un polémiste139

134Cf.DiogeneUërce, IX, 18(21 A 1,p. 113,20-21D.-K.),B 7 et 19,etvoir


Guthrie(ci-dessus, n. 38), p. 381, n. 1.
135Cf.notamment Xénophon, Banquet, IV,6 ; Platon,Rép.X,606e ; Plutarque
(?), De vitaetpoesiHomeri , II, 6, p. 339,20-28(Bernardakis) : noXufiádeca, etvoirpar
exemple Jaeger,Paideia, I, trad, Paris,
française, 1964,p. 344 ; II, trad,
anglaise,Ox-
ford,1944,p. 360; Nestle,VomMythos zumLogos , p. 123 sq., avecnote126.
136Cf. ci-dessus, p. 84, avecn. 7 et 9.
137B 10 D.-K.: àpxfiç xad'"Oprjpov èneiluiiaOřixaai nàvteç... Dielscomplétait,
xoùçOeoùç
après[lEfia&rixaaL, xaxéarouç elvai,en renvoyantà Platon,Rép.X,600d-e;
maisvoirla notecritique de Kranz, etUntersteiner, p.cxix,n. 1.Cf.aussiB 13D.-
K., quiconfirme l'intérêtmanifesté parXénophane pourtoutce quiconcernait Homère
etHésiode. West(ci-dessus, n. 17),p. 47,n.4, suggère arbitrairement quel'indication
dufragment surla prioritéchronologique d'Homère seraitunesimple déductiondel'or-
dredanslequelHomère etHésiode sontmentionnés dansB 11 et 12.Il serait du reste
intéressant de savoirce qui a pu déterminer Xénophane à affirmer cettepriorité...
138Cf.Steinmetz n.
(ci-dessus, 22),p. 24 : un monothéiste,un panthéiste, undéiste,
unsceptique, unempiriste, unrationaliste, unrhapsode, unvulgarisateur de la dialec-
tiqueparmén idienne,un libre- penseur, unphysicien, unéclectique, unthéologien, un
philosophesystématique, «Diese verwirrende Fülle sich widersprechender
Xenophanesbilder, dievonderForschung derLetzten 100Jahren gezeichnet worden sind
...» ; de même C. Corbato,Postilla senofanea , dansRivistadi storia 18
dellafilosofia,
(1963),p. 229.
139Cf.G. Rudberg, Xenophanes, Satiriker undPolemiker,fansSymbolae Osloenses,
26 (1948),pp. 126-133,reproduit dansDie griechische Elegie{WegederForschung ,
129),Darmstadt, 1972,pp. 282-9.Malheureusement la thèseindiquée parle titre,à
peineesquissée etpratiquement dépourvue de preuves, n'a guèreinfluencé la recherche
ultérieure.Voirpourtant Lumpe (ci-dessus,n. 76),p. 57 («Nunkennen wirihnaberals
einendurchaus polemischen Denker»).

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CRITIQUEDES POÈTES
XÉNOPHANE 117

prenantsystématiquement à partieles valeurset les gloiresétablies- à


commencerpar celle des plus grandspoètes,représentants attitrésde la
sagesseet de la cultureantiques- ne seraitpas le plus adéquat,le plus
fidèleaux maigresdonnéesfourniespar les textes.Si cetteconclusionest
correcte,il faudraiten inférer que l'auteurdes Silles a probablement été
le premiertémoinde la «vieille brouille» entrephilosopheset poètes
dontparlePlaton140,et que c'est lui qui a inauguréla grandequerelleen-
trephilosophieet poésie qui s'est poursuivieà traverstoutel'histoirede
la littératuregrecque.

UniversitéLyon II, Daniel Babut.


rue de la Garde36,
F - 69005 Lyon.

140Cf.Rép.X, 607 b 4-c 3 (naXatàSíatpopá, .


naXaiãçêvavTLCjaecoç.

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