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MONTESQUIEU ET LE SOCIAL

Brian C. J. Singer

Presses Universitaires de France | « L'Année sociologique »

2017/2 Vol. 67 | pages 313 à 332


ISSN 0066-2399
ISBN 9782130787860
Article disponible en ligne à l'adresse :
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MONTESQUIEU ET LE SOCIAL1

Brian C. J. SINGER
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Résumé.  –  Bien des auteurs ont considéré Montesquieu comme le premier
à « découvrir le social ». Cet essai propose qu’il y a en fait quatre découvertes
qui introduisent trois sens différents du social par rapport au politique : un sens
« onto­logique » qui traite de ce qui influence le politique; un sens « épistémolo-
gique » qui examine le politique à partir d’une perspective non-politique ; et un sens
« substantiel » qui décrit, dans certains régimes, une sphère largement non-réglée par
le pouvoir politique ou des lois juridiques. La conclusion considère le sort De l’esprit
des lois, s’interrogeant sur les raisons pour lesquelles le livre a eu si peu d’influence en
sociologie et, malgré cela, sur sa pertinence actuelle.

Mots clés. – Esprit ; xviiie siècle ; Histoire de la sociologie ; Loi ; Montesquieu ;


Le Politique ; Le Social.

Abstract.  – A number of authors have considered Montesquieu as the first


to “discover the social”. This essay proposes that there are actually four discover-
ies that introduce three different senses of the social, each relative to the political:
an “ontological” sense that speaks of what influences the political from “behind”;
an “epistemological” sense that examines the political from a non-political perspec-
tive; and a “substantial” sense that describes in certain regimes a sphere largely unreg-
ulated by political power or juridical laws. The conclusion considers the fate of The
Spirit of the Laws, asking why the book has had so little influence in sociology and
why, nonetheless, it still remains relevant.

Keywords.  – History of Sociology; Law; Montesquieu; The Political; The


Social; Spirit.

Bien des auteurs ont considéré Montesquieu, malgré l’anachro-


nisme, comme le premier à « découvrir le social ». On pense, parmi

1.  Je tiens à remercier David Moffette pour ses corrections et sa générosité.

L’Année sociologique, 2017, 67, n° 2, pp. 313-332


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les plus connus, à Durkheim (1975 [1982]), Althusser (1964) et


Aron (1967). Ils parlent de cette découverte comme étant issue
d’une séparation de cette sphère d’avec le politique, pas comme
le résultat direct d’un évènement politique, mais comme la consé-
quence d’un changement discursif ou paradigmatique. C’est comme
si, chez Montesquieu, le discours politique de l’époque, en faisant
face à ses propres limites, s’était divisé pour donner naissance à un
nouveau savoir « social ». Pour Durkheim et Althusser, le fait que
les domaines social et politique demeurent liés dans De l’esprit des
lois fait problème. Selon eux, la découverte du social devrait exiger
un changement du concept de loi, de telle sorte que la loi politique
(Althusser : loi comme commandement) se trouverait remplacée,
au moins dans les domaines du savoir, par la loi sociale (Althusser :
loi comme rapport). Le fait que Montesquieu parle encore des lois
politico-juridiques serait le signe d’une coupure épistémologique
inachevée, de restes d’une téléologie qui trahirait les normes d’une
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science sociale (Durkheim) ou structuraliste (Althusser). Or, cette
position est, à mon avis, trop simple puisqu’elle ne tient pas compte
de la sophistication de ce livre et limite la possibilité d’une interro-
gation plus complexe de ce que constitue « le social ».
Cet essai vise donc à revisiter « la découverte du social » chez
Montesquieu2. Pour ce faire, nous parlerons de quatre découvertes,
en suivant trois angles d’interrogation. Le premier réexamine sa
conception de la loi. Nous verrons qu’il n’y a pas deux formes
de loi, l’une qui déplacerait l’autre, mais toute une série de lois,
y compris des lois politico-juridiques, qui forment une ontologie
plurielle. Le deuxième analyse le développement d’une perspective
proprement sociale sur le politique. Ici, nous examinerons pourquoi
Montesquieu abandonne la distinction classique entre régimes
poli­tiques (le pouvoir de l’un, de plusieurs et de beaucoup), pour
y substituer les catégories de monarchie, république et despotisme.
Enfin, le troisième angle se penche sur le constat que, dans les monar-
chies, il y a pour Montesquieu des sphères d’activité qui ne sont
réglées ni par le pouvoir, ni par la loi. D’autres auteurs ont remarqué
que sa caractérisation de l’honneur, le « principe » de la monar-
chie, anticipe l’action de « la main invisible » d’Adam Smith. Nous
alimentons cette discussion en étudiant la façon dont Montesquieu
fait contraster implicitement la France, ce régime monarchique par
excellence, avec un autre pays où le social se sépare du politique,
et qui introduit un lien social d’un tout autre type : l’Angleterre.

2. Une version beaucoup plus longue de cette discussion se trouve dans Singer, 2013.
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Il y a donc quatre découvertes –  une « découverte ontologique »,


une « découverte épistémologique », et « deux découvertes substan-
tielles »  –, toujours par rapport au politique, qui introduisent trois
différents sens du social : un sens ontologique, un sens épistémo-
logique ou perspectiviste, et un sens constatif ou substantif, voire
même empirique. Notre conclusion considère le sort du livre de
Montesquieu, s’interrogeant sur les raisons pour lesquelles il a eu si peu
d’influence en sociologie et, malgré cela, sur sa pertinence actuelle.

La découverte ontologique : l’esprit des lois

Commençons au commencement. La première ligne, du premier


chapitre, du premier livre De l’esprit des lois dit :
Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports
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nécessaires qui dérivent de la nature des choses : et, dans ce sens, tous
les êtres ont leurs lois, la divinité a ses lois, le monde matériel a ses lois,
les intelligences supérieures à l’homme ont leurs lois, les bêtes ont leurs
lois, l’homme a ses lois.
(Montesquieu, 1951 [1748], i, 1, p. 232)3.
La première partie de cette phrase, souvent citée, dit que tout
est loi ; la deuxième partie, moins remarquée, fait référence à une
chaîne des êtres, une figure de longue tradition, que Montesquieu
reconstruit à sa façon. Constatons d’abord qu’il ne s’agit pas d’une
loi, qui a sa source dans la loi divine et varie selon le type d’être
mais bien de différents types de lois, de telle sorte que la nature de
la relation entre les éléments de la chaîne n’est pas évidente. Puis,
notons que la chaîne est ordonnée non pas selon des degrés de
perfection morale mais selon des degrés d’obéissance. Si les pierres
sont à côté de Dieu, c’est parce que Montesquieu a lu Newton et sait
que leurs « mouvements [ont] des lois invariables » (Montesquieu,
1951 [1748], i, 1, pp. 232-233). Et si les humains sont tout en bas,
c’est parce que leurs lois – les lois positives ou juridico-politiques –
et l’obéissance à ces lois sont des plus variables. Elles le sont parce
que les humains sont assujettis à toutes les autres lois : à cause de leur
foi, les humains se soumettent à la loi divine ; comme les anges, ils
jouissent de la raison et peuvent agir en vue d’une idée de justice ;
comme les bêtes, ils ont des passions ; et parce qu’ils ont des corps

3. Lorsque je cite De L’esprit des lois, j’indique le livre en chiffres romains et le chapitre
en chiffres arabes. La pagination correspond à l’édition « Pléiade » publiée par Gallimard.
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physiques, ils sont assujettis aux facteurs matériaux de l’environne-


ment. Pourtant les humains ne peuvent pas obéir à toutes ces lois
différentes simultanément. Par leurs natures différentes et dans toutes
leurs combinaisons, ces lois posent des possibilités presque innom-
brables. Ainsi les humains sont, de tous les êtres, les plus « libres »,
non pas à cause d’une lacune de la loi, mais bien plutôt à cause d’un
excès des lois, de types différents, avec différents types de détermi-
nations. En elles-mêmes, ces lois ne forment pas un tout cohérent,
d’où la nécessité de lois spécifiquement humaines, de lois positives
ou juridico-politiques. Elles seules peuvent construire un ordre et
un monde de sens humains. Mais les lois non-humaines, sans dicter
le contenu des lois humaines, maintiennent leur influence sur les
affaires des hommes. Les derniers deux tiers de De l’esprit des lois
considèrent cette influence, en commençant avec le facteur le plus
matériel, le climat, (Livre xiv), pour finir avec le facteur les plus idéel,
la religion (Livre xxv) et, par une sorte de boucle de rétroaction, par
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les lois positives (Livres xxvi-xxviii). D’abord les lois non-humaines
apparaissent comme un simple agrégat, mais éventuellement elles se
combinent et deviennent plutôt un condensat. Dans ce mouvement
de l’agrégat au condensat, on voit justement ce que Montesquieu
appelle « l’esprit des lois ». Comme condensat, l’esprit des lois se
manifeste le plus clairement au Livre xix, là où les lois matérielles
et les lois idéelles se croisent et forment « l’esprit général », ou les
mœurs. Mais on voit ce condensat aussi quand Montesquieu traite
des « principes » des différents régimes, qu’il définit comme ce qui
les fait agir (Montesquieu, 1951 [1748], iii, 3, p. 250).
Voici donc la première découverte du social. Montesquieu
n’emploie pas le terme « social », mais on peut considérer « l’esprit
des lois » (l’agrégat et le condensat) comme synonyme du social. Ici le
social se dégage d’une perspective politique qui reconnaît ses propres
limites. Au xviiie siècle, on définissait le politique en termes de loi, du
pouvoir de la faire et de l’appliquer ; le législateur étant l’incarnation
suprême du politique. Mais si le législateur va à l’encontre de l’esprit,
Montesquieu le suggère, ses lois positives n’atteindront pas l’effet
souhaité. Cependant, s’il suit le mouvement de l’esprit, ses lois seront
favorisées par « l’ordre des choses ». Il incombe donc au législateur de
s’informer de cet esprit dont dépend la réussite ou l’échec de ses lois.
Montesquieu reste ici conseiller du « prince » (notamment au Livre
xxix), bien que ses conseils se révèlent d’une modestie singulière car
il parle surtout des contraintes sur l’action juridico-politique. Mais
en restant conseiller, Montesquieu pointe vers un nouveau champ de
savoir qui s’étend au-delà du politique tout en le sous-tendant.
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Il faut souligner que les lois non-humaines n’assurent pas, à


elles seules, une totalité humaine cohérente. Les lois positives ne
sont pas la traduction d’une autre loi (loi divine, loi naturelle, même
loi justicière). La chaîne des êtres ne forme pas un ordre propre-
ment hiérarchique gouverné par une seule loi qui s’ajusterait en
traversant les liens différents. Les lois humaines gardent donc leur
propre autonomie face aux autres lois, quoiqu’elles en subissent les
effets. En raison de ces effets, les lois positives ne constituent qu’un
« ordre symbolique » et non la « réalité » de notre vivre-ensemble.
En revanche, les autres lois, considérées en termes de leur impact,
présentent des horizons multiples et infinis du « réel » – un réel fait
d’éléments matériels et idéels confondus. Bien que les effets de ces
lois n’établissent pas un ordre cohérent et significatif, en tant que lois,
elles établissent un  horizon d’intelligibilité. Le désordre, l’incohé-
rence et l’insignifiance ne sont pas la conséquence d’une absence
de loi (ou d’une anti-loi diabolique) mais l’effet de l’hétérogénéité
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des lois et sont, comme tels, explicables. Il en va de même pour la
variation immense des croyances, coutumes et institutions. Il n’y a
rien d’insignifiant ou d’arbitraire ; on peut bien examiner le monde
dans sa diversité et sa contingence apparente. Déjà dans les Lettres
persanes, Montesquieu s’intéressait à rendre l’exotique compréhen-
sible et l’ésotérique inhabituel, comme pour les mettre sur le même
plan. Tout ceci explique ce qu’on appelle erronément « l’empirisme »
de Montesquieu, son examen d’une grande variété de « faits » appar-
tenant à toutes les sociétés connues, passées et présentes. Il ne suffit
pas de simplement ouvrir grand les yeux pour voir la réalité dans
toute son évidence ; son approche requiert toute une ontologie ainsi
qu’un dispositif « théorique » lui correspondant. Cette ontologie, par
la pluralité même de ses lois, n’exclut ni la loi divine, ni la raison mais
elle les déplace. La vérité n’est pas synonyme du rationnel ou du juste
sans toutefois les exclure. Le social introduit un principe d’hétéro-
généité irréductible qu’on peut facilement opposer à la tradition du
contrat social qui rend la (bonne) société tributaire d’un acte juridico-
politique tout en posant une nature humaine homogène.

La découverte épistémologique : une perspective sociale


sur le politique

Cette deuxième découverte exige un renversement de


perspective. La première établit l’horizon du social à partir d’une
perspective politique – Montesquieu enseigne la prudence aux
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princes absolutistes – tandis que la deuxième réexamine le politique à


partir d’une perspective proprement sociale. La perspective politique
imagine qu’on occupe une position de pouvoir, voire, une position
qui dicte la loi (directement ou indirectement, comme conseiller).
Ici loi, pouvoir et savoir s’associent : le savoir est connaissance de la
(bonne) loi ; la loi définit le (bon) pouvoir ; et le (bon) pouvoir établit
et conserve la (bonne) loi. En effet, ce cercle vertueux reproduit, à
distance, la fusion de la loi, du pouvoir et du savoir sous un Dieu
omnipuissant, omniscient et juste. Cependant, la perspective sociale
refuse de s’énoncer à partir d’une position du (bon) pouvoir. Et
comme telle, elle refuse ce cercle vertueux ; le savoir et le pouvoir
apparaissent de plus en plus autonomes, tandis que la loi s’éclate et se
pluralise. Nous décrivons cette perspective en termes épistémolo-
giques, bien que Montesquieu continue la discussion ontologique
présentée dans la dernière section, avec son rejet d’une chaîne dont
les différents liens sont traversés par une seule loi provenant d’une
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seule source de pouvoir. Évidemment cette deuxième perspective a
des implications plus que strictement épistémologiques. 
Les enjeux épistémologiques de cette deuxième découverte
deviennent plus clairs lorsqu’on considère les trois régimes politiques
(dont l’analyse remplit les livres ii-xiii). Typiquement, on distinguait
entre la monarchie, l’aristocratie et la démocratie, c’est-à-dire entre
le pouvoir de l’un, de plusieurs et de beaucoup. Que ces régimes
supposent un pouvoir lié à la loi se manifeste par le fait que chacun
de ces régimes est menacé par son jumeau dégénéré : la tyrannie,
l’oligarchie et loi de la foule, toutes définies par leur éloignement
du pouvoir de la loi, c’est-à-dire par l’absence d’un État de droit.
Montesquieu n’utilise pas cette typologie et parle plutôt de la monar-
chie, de la république et du despotisme. Il est inutile de faire remar-
quer que la monarchie et le despotisme supposent le pouvoir de l’un,
tandis que la république inclut ici tant la démocratie que l’aristo-
cratie. Ce qui importe est que l’inclusion du despotisme comme
un des trois régimes, sans le légitimer, dément toute identification
conceptuelle du pouvoir avec la loi. En effet, le schéma par lequel
Montesquieu distingue « la nature » des régimes suppose une sépara-
tion initiale de la loi et du pouvoir pour qu’on puisse ensuite les
recombiner selon une sorte de combinatoire. Le pouvoir sans la loi,
c’est le despotisme (le contraire, la loi sans pouvoir, n’est pas possible,
parce que sans emprise). La loi et le pouvoir généralisés et fusionnés,
de telle sorte que chaque citoyen détient le pouvoir et internalise la
loi, c’est la république démocratique (la république aristocratique
se révèle comme catégorie instable, à mi-chemin entre démocratie
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et monarchie). Finalement, la différentiation du pouvoir et de la loi


comme institutions séparées définit la monarchie. En bon parlemen-
taire, Montesquieu insiste sur le point qu’il n’y a pas de monarchie
véritable si le roi fait les lois, les exécute et les juge. Notons une
fois de plus que pour parler des rapports entre le pouvoir et la loi,
Montesquieu doit se distancier de la position du pouvoir comme ce
qui, par sa définition même, dicte la loi. Un regard nouveau sur le
politique en résulte.
Considérons quelques implications. Parce que le despotisme est
sans loi positive, il met à nu la nature du pouvoir. Le pouvoir consi-
déré en lui-même veut se débarrasser de tout obstacle, en absorbant
sous son contrôle tout ce que lui est extérieur ; il vise, en effet, son
extension indéfinie et sa concentration maximale dans la figure de
l’Un. En tant que tel, il combine la force et la fantaisie ; la politique
du sérail, explorée avec une acuité psychologique dans les Lettres
persanes, en fournit une métaphore maximale. Nous avons dit que
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la loi représente un ordre symbolique. Ici cependant, le pouvoir
représente un élément du « réel » au cœur même du politique ;
bien que nécessaire à l’existence de tout ordre collectif, le pouvoir
le menace de l’intérieur –  le caractère fondamentalement auto­
destructeur du despotisme en étant la preuve. Montesquieu rejette
donc le langage de la souveraineté et ses connotations absolutistes.
Bien que l’idée d’un « despotisme éclairé » fût un anachronisme
pour l’époque durant laquelle Montesquieu écrivait, il l’aurait jugé
absurde : le désir despotique exclut la raison, car il n’est animé que
par des caprices narcissistes. Ainsi, au lieu de chercher à fonder un
bon pouvoir, Montesquieu s’efforce de limiter tout pouvoir. Tout
régime durable – pas seulement le régime anglais – a dû trouver les
moyens de limiter le pouvoir. Même le régime despotique, s’il dure,
a dû trouver des moyens de limiter le pouvoir, généralement par
la force d’une religion dont la sévérité compense l’absence de loi
positive et d’un ordre symbolique robuste.
Cette méfiance à l’égard du pouvoir s’étend à la république
démocratique où le pouvoir se confond avec la loi. Dans ce régime,
le pouvoir trouve son origine dans une loi établie par un législateur
quasi mythique, un Lycurgus, un Solon ou, pour prendre un exemple
« contemporain », un William Penn (Montesquieu, 1951 [1748], iv,
6, 268). Mais il faut escamoter le pouvoir exorbitant que représente
ce législateur, car on essaie de suspendre le cours du temps autour
du moment constitutionnel fondateur. Évidemment, Montesquieu
ne pouvait pas connaître les régimes démocratiques modernes et
représentatifs. Pour lui, ce sont les démocraties anciennes, et surtout
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la démocratie lacédémonienne, qui constituent le modèle. Et c’est


le modèle d’un régime qui se fige, en se défendant contre toute
corruption de sa vertu première, soit de l’intérieur (quand le désir
de pouvoir excède la loi), soit de l’extérieur (à la suite, par exemple,
d’activités commerciales). Le résultat est un excès du pouvoir de la
loi, ce qui pousse Montesquieu à comparer la république démocra-
tique à un ordre des moines où existe « cette passion pour la règle
qui les afflige » (Montesquieu, 1951 [1748], v, 2, 274).
La monarchie, qui sépare la loi du pouvoir, la Robe de l’Épée,
est le régime modéré par excellence car les sujets y jouissent d’une
liberté politique modérée, comprise comme le sens de sécurité
personnelle qui résulte d’une loi restreinte et l’absence d’abus de
pouvoir. De plus, la monarchie est le seul régime vraiment moderne
car il est le seul régime proprement historique au sens où il est
ouvert à, et peut se construire sur, la base de l’accumulation indéfi-
nie et aléatoire d’évènements. On s’éloigne ici des termes relatifs
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à la constitution pour employer ceux relatifs à l’institution, pour
invoquer une distinction proposée par Merleau-Ponty (2003). Pas
d’emphase sur un sujet constitutif qui, par l’acuité de son intelligence
et la force de sa volonté, fait la loi et, en la faisant, fait régime. Pas de
loi fondamentale non plus : en analysant l’histoire de la monarchie
française (Livres xxviii, xxx, xxxi), Montesquieu examine la loi
salique comme un artéfact historique et non pas comme la loi fonda-
trice à laquelle il faudrait retourner. Pour lui, la monarchie propre-
ment dite ne s’établit en France qu’avec « la troisième race » des rois
(les Capétiens), c’est-à-dire bien après le déclin de la loi salique (et
au nadir du pouvoir du roi). Bien sûr, le monarque formule des lois
mais pas de toutes pièces ; il ajoute ses lois aux lois existantes dont les
parlementaires sont les juges et les gardiens. La monarchie, en effet,
s’institue à partir d’une longue histoire cumulative quoique souvent
désordonnée. Une connaissance de la monarchie exige une connais-
sance de l’histoire des lois et de ses rapports à l’histoire des rois et
de leur pouvoir, mais la connaissance du régime ne s’y limite pas.
Car, au contraire de la connaissance des autres régimes, celle de la
monarchie doit aller au-delà des termes du politique pour inclure un
domaine social qui en est largement autonome. Ici, nous abordons le
troisième sens du social qui émerge de sa distance du pouvoir et de
la loi, une distance rendue possible par leur séparation institution-
nelle. Grâce à l’espace non-politique qui s’ouvre à la suite de cette
séparation, on peut émettre l’hypothèse que ce n’est que dans une
monarchie, comme Montesquieu la comprend, que la découverte
du social devient possible.
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La découverte substantielle 1 : la monarchie et le principe


d’honneur

Avec cette troisième découverte, on constate l’existence d’un


domaine qui n’est pas réglé, ou pas directement, par les pouvoirs
gouvernementaux et leur réglementation juridique – un domaine,
rappelons-le, que l’on ne retrouve que dans les monarchies. Son
existence apparaît clairement quand on passe de l’examen de la
« nature » du régime (« ce qui le fait être tel ») à son « principe » (« ce
qui le fait agir »), l’équivalent de son esprit général (Montesquieu,
1951 [1748], iii, 1). Comme chacun sait, le principe du despo-
tisme est la peur du pouvoir arbitraire et brutal du despote ; celui
de la république démocratique est la vertu politique, comprise
comme l’amour de la patrie et de sa loi. Puis il y a le principe de
la monarchie : l’honneur. Celui-ci n’a de rapport évident ni au
pouvoir (comme le principe du despotisme), ni à la loi (comme
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celui de la république démocratique). Alain Grosrichard a suggéré
que l’honneur correspond à l’amour-propre, contrairement à la peur
qui correspond à l’amour de soi (associé à l’instinct de conserva-
tion) et à la vertu associée à l’amour de la patrie (Grosrichard, 1979,
pp.  45-46). Comme amour-propre, l’honneur est l’attachement à
une image de soi liée à l’image du groupe auquel on appartient.
L’honneur demande qu’on fasse respecter cette image et qu’on sauve
les apparences pour ne pas perdre la face. Il ne s’agit pas seulement du
respect accordé aux supérieurs et de la déférence dont font preuve les
inférieurs mais d’un désir de plaire qui prend la forme d’une émula-
tion compétitive individuelle parmi ses pairs. Chez les aristocrates,
qui donnent le ton aux autres ordres, l’honneur exige qu’on dépasse
les attentes en poursuivant la gloire. À l’époque de Montesquieu,
la gloire se cherche moins dans les champs de bataille que dans les
salons et s’attache donc aux rites de la politesse et de la galanterie.
Mais l’honneur ne se limite pas aux « Mesdames et Messieurs » :
même les « plus vils artisans », comme le remarque Montesquieu
dans les Lettres persanes, « disputent sur l’excellence de l’art qu’ils ont
choisi : chacun s’élève au-dessus de celui qui est d’une profession
différente (Montesquieu, 1949a [1721], p. 191) ».
Notons encore que si la peur s’associe au pouvoir et la vertu à
la loi, l’honneur ne réfère ni à l’un, ni à l’autre. L’honneur existe
à l’écart de la loi, qu’il peut ignorer, excéder ou transgresser, et
l’honneur s’oppose au pouvoir quand celui-ci fait des demandes
déshonorantes. En ce sens, l’honneur est une passion sociale, opposée
aux passions politiques des autres régimes. De plus, l’honneur est la
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seule passion qui combine un souci de soi et un souci des autres ; la


peur ne concerne qu’un souci de soi, tandis que la vertu politique
concerne surtout un souci des autres, même au point de se sacri-
fier. L’honneur est la seule passion qui s’oriente simultanément vers
l’individu et le groupe.
L’honneur n’est pas seulement une passion, il est aussi un principe
de régulation sociale :
C’est l’envie de plaire qui donne de la liaison à la Société, et tel
a été le Bonheur du Genre humain que cet amour-propre, qui devoit
dissoudre la Société, la fortifie au contraire, et la rend inébranlable.
(Montesquieu, 1949c, p. 1274).
Que beaucoup de commentateurs aient comparé l’honneur de
Montesquieu à la main invisible d’Adam Smith n’est pas surpre-
nant (par exemple, Durkheim, 1960, p.  29 ; Hirschman, 1997
[1977], p.  30 ; Rahe, 2001, p.  78). La comparaison est juste mais
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il ne faut pas ignorer les différences. D’abord, l’honneur n’est pas
un principe économique, bien qu’il ait des effets économiques sur
ce que Montesquieu appelle « le commerce de luxe ». Puis, il ne
faut pas confondre l’honneur avec l’« intérêt » de La Richesse des
nations ; à vrai dire il ressemble plus aux « sympathies » de La Théorie
des sentiments moraux, au moins au sens que l’honneur suppose le
regard des autres. Finalement, il n’est pas question de simplement
« laisser faire ». Surtout quand l’honneur se trouve aux salons, où
il fait fleurir un royaume d’apparences, il est nécessaire de l’ancrer
dans  la « réalité » créée par des mains juridico-politiques visibles.
Car les apparences, avec leurs transformations rapides et frivoles,
tendent à se défaire de la hiérarchie fixe d’une société des ordres et
risquent ainsi de miner les « pouvoirs intermédiaires » qui limitent
les tendances despotiques de la monarchie. Montesquieu critique
surtout l’abus des apparences par des courtisans trop ambitieux qui
flattent un monarque vaniteux et, par là, encourage le développement
d’un pouvoir qui saperait l’indépendance relative de la noblesse. Ici,
les partisans d’un « Montesquieu aristocrate » ont raison sur ceux d’un
« Montesquieu libéral » : il veut bien stabiliser les pouvoirs hiérar-
chiques en attachant l’honneur aux termes durables du sol et de la
lignée comme définis par l’ancienne loi, bien qu’il ne puisse ignorer
la formation d’un ordre symbolique d’un type instable et inédit.
À la différence de la droiture et de la transparence de la vertu
républicaine, et de l’opacité et de l’arbitraire des régimes despotiques,
la monarchie, et surtout la monarchie française, joue sur les apparences.
Bien des auteurs de la fin du xviie siècle ont remarqué la division
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introduite par l’amour de soi entre le soi, ses motifs intérieurs et son
image extérieure. Montesquieu s’intéresse moins à ses implications
psychologiques ou morales qu’à la formation d’une « société polie »
où les mœurs (de la haute société) exigent un apprentissage des codes
élaborés du comportement, du langage et de la tenue – des codes en
mutation. Il ne faut pas confondre ces codes avec ceux qu’on trouve,
par exemple, en Chine (Montesquieu, 1949a [1721], xix, 19) : il ne
s’agit pas de sanctifier un ordre sempiternel par des rituels immuables
mais bien d’assurer le divertissement grégaire et la surenchère indivi-
duelle. Il s’agit d’un monde de plus en plus raffiné, extravagant,
badin et fugace, un monde exemplifié par le phénomène de la mode.
Malgré son caractère explicitement superficiel, ce monde n’est pas
forcément sans rapport au réel, bien que ce rapport ne soit jamais
direct. Ainsi, Montesquieu dit de la galanterie qu’elle « n’est point
l’amour, mais le délicat, mais le léger, mais le perpétuel mensonge de
l’amour » (Montesquieu, 1949a [1721], xviii, 23, p. 822). Ce monde
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des apparences fait partie de l’ordre symbolique de la monarchie
bien qu’il n’en soit qu’une partie. Si on définit l’ordre symbolique
comme ce qui, pour nous les humains, fait l’ordre, la cohérence et
le sens de notre monde, voire, ce que nous comprenons comme sa
« réalité », les apparences ici s’en écartent en même temps qu’elles s’y
réfèrent. Elles ne « construisent » pas le sens de ce qui est réel ; elles
l’augmentent, s’en amusent et le dérangent.

La découverte substantielle 2 : le régime anglais et l’esprit


inquiet

De l’esprit des lois ne se résume pas à l’examen des seuls trois


régimes. Avec chaque régime, Montesquieu cherche des variations
pour élaborer de nouvelles oppositions. À la république démocra-
tique, par exemple, il oppose la république aristocratique qui refuse
toute notion d’égalité. Parmi les régimes despotiques, il inclut la
Chine malgré le fait qu’elle a survécu des millénaires. Mais la varia-
tion la plus importante, c’est le régime anglais. Celui-ci n’est pas une
république puisqu’il a un monarque. Mais il n’est pas non plus une
monarchie parce qu’à l’Angleterre manque, selon Montesquieu, les
corps intermédiaires que forme la noblesse proprement dite. Sans
une vraie noblesse, il se refuse à parler, contrairement à la plupart
de ses contemporains, d’un « gouvernement mixte ». Son analyse
de la nature singulière du régime anglais, présentée dans le livre xi,
chapitre 6, est bien connue : ce régime divise le pouvoir pour le
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limiter en établissant un système de contre-pouvoirs. Pourtant, pour


bien comprendre ce régime, il ne faut pas se limiter à l’examen de
sa « nature », mais examiner son « principe » tel qu’il le décrit dans
le livre xix, chapitre 27. C’est en observant ce principe, l’esprit
général des Anglais, qu’une comparaison avec la monarchie française
devient convaincante et d’une actualité surprenante. Car dans les
deux régimes, il y a un domaine social qui n’est pas directement
réglé par les pouvoirs politiques et juridiques quoiqu’il prenne des
formes bien différentes. Nous verrons à travers cette comparaison,
que l’attitude de Montesquieu envers le régime anglais n’est pas sans
ambivalence. Il y avait déjà une indication de cette ambivalence dans
la discussion de la nature du gouvernement anglais, quand il en parle
en termes de « cette liberté politique extrême » qui fait contraste
avec la modération qu’il défend plus généralement (Montesquieu,
1949a [1721], xi, 6, p. 407).
Dans le livre xix, chapitre 27, on apprend que le fonctionne-
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ment du système de contre-pouvoirs suppose l’existence de deux
partis politiques antagonistes. Quand un des partis devient trop
puissant, les citoyens prennent peur et penchent vers l’autre parti,
tout en s’appuyant sur une des branches du gouvernement. On ne
peut limiter le pouvoir, même avec un système de contre-pouvoirs,
si le même parti contrôle toutes les branches. Il faut du conflit pour
équilibrer ce système (quoique le conflit apparaisse comme facteur de
déséquilibre, et pas seulement aux yeux de ceux qui vivent dans des
systèmes non-agonistes). Qu’est-ce donc que la passion qui anime
la politique anglaise ? Paul Rahe parle de « l’esprit de parti » (parti-
sanship) (Rahe, 2001, pp.  85-88). Mais comme esprit général, il
apparait bien fade car il demande que les citoyens puissent changer
rapidement leurs allégeances, apparemment peu soucieux de leurs
principes et sans peur de perdre des amis ou de se joindre aux
ennemis. Contrairement aux autres principes, un esprit de parti ne
concerne que légèrement un objet d’appartenance proche au sens
de soi. Les Anglais ne s’identifient que faiblement aux entités supra-
individuelles. Toute identification forte au pouvoir –  d’un parti,
du monarque, même du peuple souverain  – menacerait l’équilibre
agoniste du système. À ce titre, le monarque, comme chef officiel
de l’exécutif et chef non-officiel du « court party », ne devrait pas
apparaître au-dessus des divisions politiques. On ne peut pas non plus
dire que les Anglais, comme les anciens républicains, s’identifient à la
loi : la loi leur reste externe, plus la condition que la substance de leur
liberté. Montesquieu ne le dit pas, mais les Anglais s’identifient moins
à la loi qu’aux droits « pré-politiques », comme on les trouve dans le
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« Bill of Rights ». Or, si l’esprit du régime politique anglais ne dépend


de l’identification ni au pouvoir (d’un parti ou du monarque), ni à la
loi, Montesquieu soutient malgré tout que les Anglais sont engagés
dans, et même obsédés par, la politique. On peut parler de la force
de l’opinion publique mais pas à la manière des Lumières, car ce
public, il insiste, raisonne mal, emporté par la crainte de perdre sa
liberté. Ici, on entrevoit le principe derrière l’esprit du parti : l’amour
de la liberté. Mais attention : les Anglais en sont jaloux. Ils pensent
qu’on conspire à leur enlever la liberté et estiment donc nécessaire de
rester vigilants. En effet, cet amour demande une méfiance de tout
pouvoir, considéré comme toujours potentiellement liberticide. Ce
principe porte donc toujours une petite dose de paranoïa.
Contrairement à l’honneur, pourtant, il demeure un principe
politique. Si on veut faire la comparaison avec la France, il faut trouver
un principe qui corresponde au domaine social, tout en restant
compatible avec le domaine politique. Céline Spector suggère « une
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logique de l’intérêt » qu’elle associe à « un paradigme de commerce »
anglais et qui s’oppose à « une logique d’honneur » associée à « un
paradigme de manières » français (Spector, 2004, p.  201). Mais
l’idée des « intérêts », même des « intérêts égoïstes » (Spector, 2004,
p. 183), nous semble insuffisant ; nous ne sommes pas d’accord avec
Albert Hirschman (1997) qui affirme que les intérêts ont remplacé
les passions parmi les Anglais. Montesquieu lui-même parle à
plusieurs reprises d’un « esprit inquiet » –  la traduction de Pierre
Coste du « restlessness » de John Locke, qui l’emploie pour décrire
l’esprit humain plus généralement (Rahe, 2001, pp. 86-87). Cette
idée d’un esprit inquiet, contrairement à celle de l’intérêt, suggère,
comme l’honneur, une passion, une passion impétueuse qui revêt
des connotations individualistes. Mais contrairement à l’honneur, ce
n’est pas une forme d’individualisme qui cherche la gloire aux yeux
de ses pairs ; elle ne suppose pas une croisée de regards, et donc un
arrière-plan de rapports de dépendance et d’interdépendance. De
plus, cet esprit inquiet manque de consistance : il peut inclure tant
les lumières que les fantaisies – ainsi que toutes les autres passions,
souvent en succession rapide. Nous n’affirmons pas que les Anglais
sont sans amour-propre mais plutôt que leur image de soi semble
manquer de repères stables donnés par l’approbation sociale. Il en
résulte un lien social asocial. Dans ses « Notes sur l’Angleterre »,
Montesquieu, en répondant aux plaintes de ses compatriotes, écrit :
Comment les Anglois aimeroient-ils les étrangers ? Ils ne s’aiment
pas eux-mêmes. Comment nous donneroient-ils à dîner ? Ils ne se
donnent pas à dîner entre eux. (Montesquieu, 1949b, pp. 876-877).
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Ce lien asocial laisse entendre des éléments louables : la liberté de


la parole et de la pensée dans les limites de la loi ; « des gens recueillis »
qui pensent « tout seuls » ; l’estime « par des qualités réelles », voire
« les richesses et le mérite personnel » au lieu des « talents ou des
attributs frivoles » ; « un peu plus de probité et de bonne foi » ;
et « une rudesse d’invention ». Puis, Montesquieu y voit des traits
moins flatteurs. Il y a encore des inégalités mais d’un autre type :
« les grands, dans ce pays de liberté, s’approcheraient plus du peuple ;
les  rangs seraient donc plus séparés et les personnes plus confon-
dues ». Il y a un manque de « solidarité » : « chacun se regarderait
comme monarque ; et les hommes, dans cette nation, seraient plutôt
des confédérés que des concitoyens ». Face aux dangers extérieurs,
ils feraient des sacrifices hors pair ; mais ils seraient moins attachés à
leur communauté et la quitteraient sous les prétextes les plus futiles :
pour des voyages ou la santé, pour éviter de payer des impôts ou
pour « chercher l’abondance dans les pays de la servitude même ».
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En Angleterre on serait loin de la politesse et encore plus loin de
la galanterie. Les rapports entre les sexes seraient instrumentaux et
prédateurs ; les hommes « se jetteraient dans une débauche qui leur
laisserait toute leur liberté et leur loisir », tandis que les femmes,
pour sauver leur modestie, resteraient timides, évitant tout contact
inutile avec le sexe opposé (Montesquieu, 1949a [1721], xix, 27,
pp.  577-582). Enfin, cet esprit inquiet se manifesterait, après une
période d’activités fébriles, « dans le dédain ou le dégoût de toutes
choses » (Montesquieu, 1949a [1721], p. 603) et trouverait son point
culminant dans le suicide sans raison apparente (Montesquieu, 1949a
[1721], xiv, p. 12 et p. 13).
Évidemment, ce portrait dépasse celui de tout homo econo-
micus. Montesquieu écrit avant le « laissez-faire » des physiocrates et
d’Adam Smith mais il dédie au moins deux livres, souvent perçants,
au sujet du « doux commerce » (Livres xxi et xxii). Tout de même,
il a de la difficulté à caractériser le rapport des Anglais à leur écono-
mie, en bonne partie parce qu’il pense l’économie en lien avec les
trois régimes politiques. La monarchie s’associe à « un commerce de
luxe », la république à « un commerce d’économie » et le commerce
des régimes despotiques (il pense surtout ici aux Chinois comme
peuple de commerçants) répond aux besoins de base de la popula-
tion. On pourrait penser que le commerce anglais combinerait des
traits du commerce de luxe à des traits de celui d’économie. Mais,
contrairement aux républiques commerciales, l’Angleterre occupe
un territoire large et fécond et n’a pas à développer de vertus austères
(Montesquieu ignore l’esprit protestant de Weber). D’ailleurs,
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comme île, l’Angleterre n’avait pas à établir une éthique militaire


républicaine pour se défendre ou s’enrichir. Ainsi, elle connait bien
le luxe et les inégalités, sans parler de l’emploi des nouveaux instru-
ments financiers. Mais notons : Montesquieu ne critique pas le luxe
en l’associant à la corruption morale. D’autre part, contrairement
au commerce des monarchies, le commerce anglais ne se fonde pas
sur la consommation extravagante de ses élites. Le ressort principal
de l’activité économique n’est ni l’émulation concurrentielle, ni le
bien-être général, ni la simple survie, ni une cupidité sans bornes.
Les Anglais regardent le commerce comme un des domaines – peut-
être le domaine capital – au travers duquel ils peuvent exercer leur
liberté. Évidemment, il ne s’agit ici ni de la liberté politique avec
ses divisions orageuses, ni de la liberté synonyme du sentiment de
sécurité dont Montesquieu parle ailleurs. Pour comprendre cette
liberté, il faut retourner à l’esprit inquiet qui se déplace tous azimuts
et qui rend l’économie si dynamique. Dans les quelques mots que
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Montesquieu emploie pour caractériser la psychologie économique
des Anglais, on sent que ses concepts usuels sont sous tension. En
décrivant comment les Anglais dépensent leur argent, il parle du
luxe mais pas de ce luxe éphémère qui repose sur la mode. Il s’agit
plutôt d’un « luxe solide, fondé, non pas sur le raffinement de la
vanité, mais sur celui des besoins réels ; et l’on chercherait guère dans
les choses que les plaisirs que la nature y a mis ». On sent, dans ces
mots contrastés, que Montesquieu anticipe le vocabulaire de l’utili-
tarisme. Dans la phrase suivante, cependant, il écrit :
On y jouirait d’un grand superflu, et cependant les choses frivoles
y seraient proscrites : ainsi plusieurs, ayant plus de bien que d’occasions
de dépense, l’emploieraient d’une manière bizarre ; et dans cette nation,
il y’aurait plus d’esprit que de gout.
(Montesquieu, 1949a [1721], xix, 27, p. 581)
Dans la première citation, on consomme les propriétés objec-
tives des objets alors que dans la deuxième, la consommation devient
irrémédiablement subjective. Ce qui semble manquer ici, c’est un
espace intersubjectif qui puisse inclure les objets, comme si ceux-ci
n’avaient pas seulement une valeur marchande, mais aussi une valeur
sociale et esthétique. S’il faut retourner à « une logique d’intérêt »,
notons que, par opposition aux logiques de la peur, de la vertu ou
de l’honneur, elle n’exige pas un rapport aux autres. Sans régulation
sociale, Durkheim dirait que « l’intérêt égoïste » se dirige vers tout et
rien à la fois – ce qui suggère encore ce désir toujours insatisfait de
l’esprit inquiet. Le problème ici n’est pas seulement que le commerce
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anglais manque de goût ; c’est que le commerce commence à


perdre sa douceur. Quand on ne cherche plus à plaire, les inter-
actions économiques deviennent asociales, même pingres, portées
aux avantages à court terme et à « la justice exacte » (Montesquieu,
1949a [1721], xx, 2, p. 586). On a l’impression qu’en Angleterre le
commerce est plus brutal, pas au sens physique, ou même symbo-
lique (ce qui suppose des codes élaborés), mais comme résultat
involontaire de l’absence de cet espace tampon entre individus, qui
amortiraient l’impact des corps en mouvement quand ils se heurtent
les uns contre les autres. C’est à cause de cette violence, on suppose,
que les Anglais veulent dîner tout seuls.

Conclusion : la vie et la mort de Montesquieu

Récapitulons : il y a une « découverte ontologique », une


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« découverte épistémologique » et « deux découvertes substantielles »
du social chez Montesquieu : 1) la découverte « ontologique »
détecte « derrière » le politique un esprit formé de tout une gamme
de lois non politico-juridiques ; 2) la découverte « épistémologique »
renverse la perspective et examine le politique en dehors de toute
position de pouvoir ; et 3) la découverte « constative » examine,
dans certains régimes, l’existence d’un domaine largement séparé du
pouvoir politique et des lois juridiques. Ce domaine peut prendre
au moins deux formes différentes, comme illustrées par le contraste
entre la sociabilité de la monarchie française et « l’atomisme » du
régime anglais.
L’influence de Montesquieu pour la pensée politique, le droit
constitutionnel et, à un moindre degré, la géographie française, ne
fait aucun doute. Son importance pour la sociologie, pourtant, est
plus discutable. Plusieurs auteurs, en France surtout, ont présenté
Montesquieu comme le premier sociologue. Cet essai renforce cette
position tout en ajoutant des arguments, à notre avis, beaucoup
plus convaincants. Cependant, s’il est le premier à découvrir le
social, il n’est pas le fondateur de la sociologie : pas de disciples
de Montesquieu, pas d’école de « Montesquieuiens ». On pourrait
dire que le social, comme concept, est si large et abstrait, avec des
implications tellement profondes et variées, qu’il est difficile d’en
parler comme la découverte d’un seul auteur ou l’issue d’une
seule naissance ; disons que le social est toujours à redécouvrir et à
renaître. Néanmoins, lorsqu’on interroge cette découverte à partir
de Montesquieu, une double interrogation s’impose. Comment
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Montesquieu et le social  329

comprendre que cette découverte ait été, pour le dire brutalement,


mort-née ? Puis, y-a-t-il encore, malgré l’absence d’un héritage
clair, quelque chose à en retenir ?
Pour répondre à la première question, il faut admettre que, dans
chacune des découvertes, il y a des éléments désuets et dépassés. Dans
la découverte ontologique, nous avons insisté sur la présence d’une
pensée hiérarchique, attestée par le recours à la figure de la grande
chaîne des êtres. Si on considère l’esprit des lois comme synonyme
du social, celui-ci comprend l’influence de tous les liens de la chaîne
sur le vivre-ensemble humain. Impossible donc de séparer le social du
naturel (ou du transcendantal). Quelle différence d’avec Jean-Jacques
Rousseau, à qui on doit l’usage répandu du mot social à partir de
la fin du xviiie siècle (quoique, justement, il le définisse en termes
politiques). Parce que Montesquieu ne constitue pas le social comme
une réalité sui generis, séparée d’une réalité naturelle, il n’a jamais été
moderne au sens de Bruno Latour (1991). Pour Montesquieu, en
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effet, l’homme est un vrai hybride, fait des lois de tous genres. En ce
qui concerne la découverte épistémologique, bien qu’il distingue une
perspective sociale de la perspective politique, le social reste tribu-
taire du politique : le social se révèle aux limites du politique, n’existe
comme domaine concret que dans certains régimes politiques et,
nous suggérons, ne devient connaissable que là où la loi et le pouvoir
se sont séparés. Difficile de parler du social comme matière d’une
discipline autonome quand il reste étroitement articulé au politique
et à son institution. Pour Montesquieu, le social existe avant tout
comme critique –  d’abord interne, puis externe  – des prétentions
exorbitantes de l’empire du politique. Évidemment, Montesquieu ne
vivait pas encore dans une société de sphères de société (et donc de
disciplines) clairement distinguées. Et pourtant – et ici on aborde la
découverte « constatative » – il constate l’existence des régimes où les
relations entre individus sont réglées en grande partie par des dispo-
sitifs non-politiques (et non-parentaux). Mais il associe ce dispositif
avec la logique de l’honneur et pas forcément avec celle du marché. Le
fait que l’honneur est, comme Montesquieu le sait, emblématique des
mœurs aristocratiques, le place pleinement dans l’ancien régime. Pour
cette raison, nous nous sommes attardés à son analyse de l’Angleterre,
une analyse qui anticipe l’idée de « société civile » au sens contem-
porain. Et là encore, il n’accorde pas la cause de l’individualisme
anglais au développement de l’économie, mais à un souci de liberté
(« extrême »), elle-même tributaire du régime politique issu de la
Révolution glorieuse de 1688. Bien que Montesquieu soit conscient
de la place croissante du commerce global, il ne voit pas l’économie
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moderne comme « désencastrée » (« disembedded ») de la société. Selon


lui, il y du commerce dans presque toutes les sociétés ; mais la forme
prise par le commerce dépend de la forme politique. Il refuse donc de
prédire l’avenir d’autres régimes à partir du cas anglais.
Tout ceci peut expliquer pourquoi De l’esprit des lois a eu si peu
de suites. Cependant, par sa désuétude même, le livre introduit des
perspectives peu familières et pose des questions nouvelles à un concept
de plus en plus galvaudé. À tout le moins, le livre indique l’importance
historique du concept du social, comment il permettait d’étudier des
territoires inconnus de notre vivre-ensemble. Pour nous, aujourd’hui,
chacune de ses trois significations peut élucider la condition de la
discipline qui l’examine. Il est plus difficile maintenant de considé-
rer le social comme une strate ontologique sui generis, réductible à
une seule forme de causalité et, implicitement, à un telos caché. On
interroge une multiplicité de facteurs de causalité différents, bien qu’il
demeure impératif de continuer à interroger le sens et la cohérence
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de la vie collective. Montesquieu suggère que le social se situe entre
cet impératif et cette multiplicité, tiraillé entre un pouvoir humain
qui cherche à construire un pôle intentionnel de sens et d’action, et
tous les facteurs hétérogènes qui le soutiennent, l’influencent, le trans-
forment ou le sapent. Toute explication qui se limiterait soit au pôle
réfléchi, soit à l’analyse multifactorielle, risquerait de perdre de vue
soit le caractère significatif de l’action sociale, soit de tout ce qui en est
derrière comme soutien, ou devant comme entrave.
Revenons au deuxième sens du social qui, tout en restant tribu-
taire du politique, s’en détache et y porte un nouveau regard. À
partir du xixe siècle, on pourrait en dire autant de la relation du
social à l’économie : en face de l’empire de l’économique, le social
s’affirme à la fois comme son complément, sa limite et sa critique.
On invente même une « politique sociale » qui, d’une position
de pouvoir, promet de contrer les carences économiques. Et plus
récemment, on pose une sorte de (non) politique (non) sociale avec
ses propres (micro) pouvoirs qui règlent les populations (voire, le
social sans le dire) en deçà du niveau politique (associé à la souve-
raineté). Ce n’est pas facile de ne pas se trouver dans une position de
pouvoir, soit au nom du social, soit au nom d’un refus du politique.
Il est vrai qu’en face de la montée du néolibéralisme, on annonce
la mort du social, accompagnée de quelques mots sur la futilité du
politique. Montesquieu en revanche nous suggérait que ni le social
ni le politique ne peuvent être éliminés, que l’un des termes ne peut
pas être réduit à l’autre et que tout se joue dans les perspectives diffé-
rentes que les deux termes offrent.
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Passons enfin au dernier sens du social, celui qui signale l’existence


d’un domaine indépendant du pouvoir et de la loi positive. Nous
l’avons examiné en termes d’un contraste entre un lien social sociable
dans la monarchie française et un lien social asocial dans le régime
anglais. Au-delà des stéréotypes nationaux, le contraste nous porte
à réfléchir aux difficultés de penser le lien social. Montesquieu nous
enseigne que le lien asocial reste tout de même social puisqu’il
suppose, comme le lien sociable d’ailleurs, une distance – et non pas
une absence – entre le pouvoir et la loi (y compris la loi coutumière).
Dès lors, ce lien n’est une condition nécessaire ni de la société, ni de
l’économie (bien qu’il aide le dynamisme économique) ; il est une
forme particulière du lien social avec ses propres motifs et, disons,
son propre imaginaire – malgré l’apparence d’un caractère utilitaire
général, une fois dépouillé de tout motif psychologique. L’autre
lien, le lien sociable, Montesquieu le considère comme frivole, mais
aussi comme un signe de civilisation, car le frivole incarne un excès
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qui dépasse toute nécessité. Si le lien asocial met l’approbation de
soi au premier plan (et risque de devenir antisocial et de transfor-
mer l’activité en futilité), le lien sociable met l’approbation de soi
en rapport à l’approbation des autres (ce qui le prête, d’ailleurs, à
des abus comme, par exemple, la flatterie). Et il reste divertissant,
l’inverse de cet esprit inquiet qui risque de devenir mortifère. En
même temps, les deux liens ne sont pas sans ressemblances : ils ne sont
réglés ni par le pouvoir politique, ni par la loi juridique ; ils entrainent
des rapports individualistes et concurrentiels et ils sont, chacun à leur
façon, sources d’invention et de créativité. Les deux liens sont donc,
avec leur bon et mauvais côtés, éminemment modernes. La moder-
nité et le sérieux du lien asocial sont évidents. Il est plus difficile de
prendre la frivolité au sérieux, mais nous vivons aussi dans un monde
prodigue de signes, qui circulent d’une manière de plus en plus
accélérés et de plus en plus détachés de toute appartenance au réel.
Notre lien social est comme tiraillé en deux directions contraires et la
discipline qui l’examine risque, au moins dans le monde anglophone,
de se retrouver entre deux options : entre le sérieux de l’utile, du
fonctionnel et du rationnel associés aux sociologies conventionnelles
et le superficiel et l’éphémère étudiés par les études culturelles (cultural
studies). Ainsi les deux découvertes substantielles nous révèlent, elles
aussi, l’importance, mais aussi la fragilité, de l’idée du social.

Brian C. J. Singer
Collège Glendon, Université York à Toronto
bsinger@yorku.ca
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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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