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Romantisme

De l'œuvre émancipée à la signature intérieure. Situation juridique


de l'auteur durant le siècle de Sainte-Beuve
Mme Sandra Travers de Faultrier

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Travers de Faultrier Sandra. De l'œuvre émancipée à la signature intérieure. Situation juridique de l'auteur durant le siècle de
Sainte-Beuve. In: Romantisme, 2000, n°109. Sainte-Beuve ou l'invention de la critique. pp. 15-22;

doi : 10.3406/roman.2000.932

http://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_2000_num_30_109_932

Document généré le 26/05/2016


Abstract
The 19th century saw the outcome of the slow juridical evolution of literary property and the status of
the author. This evolution, that began in the 16th century, firstly involves the work being liberated from
the social or aesthetic framework that subjects it to an authority that is foreign to the author - whether
this is a patron or prescriptive and hierarchical models inherited from tradition or the State. However,
this emancipation also presupposes that a principle of authority, a sort of internal signature and gauge
of originality, emanates from the work itself thanks to the presumed presence of the author. At the
same time, the work is only a work if it has an author and the author is only an author if the work exists.

Résumé
Le XIXe siècle marque le point d'aboutissement d'une lente évolution juridique de la propriété littéraire
et du statut de l'auteur. Cette évolution, commencée dès le XVIe siècle, implique d'abord que l'œuvre
soit émancipée des cadres sociaux ou esthétiques qui la soumettent à une autorité étrangère à l'auteur
— qu'il s'agisse de celle d'un mécène, des modèles prescriptifs et hiérarchisants hérités de la tradition,
ou du public. Mais cette émancipation suppose aussi que, de l'œuvre même, émane un principe
d'autorité, grâce à la présence présumée de l'auteur, sorte de signature intérieure et gage d'originalité.
Si bien que, simultanément, l'œuvre n'est œuvre que lorsqu'elle recèle de l'auteur, et que celui-ci n'est
que lorsque l'œuvre existe.
Sandra TRAVERS DE FAUWRIER

De l'œuvre émancipée à la signature intérieure


Situation juridique de l'auteur durant le siècle de Sainte-Beuve

Héritages juridiques et héritages sociaux caractérisent ce siècle qui, grâce à une


activité prétorienne l importante, foisonnante même, a su faire des données transmises
une source profonde d'innovation.
L'héritage juridique, c'est avant tout le régime de la propriété littéraire et
artistique. Institué par la Révolution française, il consacrait une évolution juridique
perceptible sous l'Ancien Régime. L'héritage social, c'est avant tout la vitalité croissante
de la figure de l'auteur, figure émergée quelques siècles plus tôt. Le XIXe siècle naît
sous le double signe de la propriété et de l'auteur. Toutefois, l'une et l'autre de ces
notions vont apparaître insuffisantes, comme fondement d'un droit monopolistique, et
fragiles face aux désirs d'appropriation de l'œuvre par le public et les intermédiaires
de la création.
C'est la notion d'œuvre, à travers laquelle vont s'enraciner les mutations
judiciaires et juridiques, qui va donner vie aux forces émancipatrices et personnalistes
nécessaires à l'érection d'un droit d'auteur symboliquement plus légitime et
pratiquement plus protecteur. Ainsi, à la fois émancipée de toutes sortes d'allégeances
sociales, artistiques ou juridiques, par le rejet qu'en font les magistrats, soucieux
d'assurer la portée la plus féconde aux textes généraux de 1793, et consacrée peu à peu en
tant qu'objet doté d'une continuité de tissu avec l'auteur, expression physique de ce
dernier, incarnation précieuse d'une présence, l'œuvre, d'objet d'un droit réel deviendra
également source d'un droit personnel.

L'œuvre émancipée
Les décrets des 19 et 24 juillet 1793 consacrèrent, sans discrimination, les «écrits
en tous genres, les ouvrages des compositeurs de musique, les œuvres des peintres
ainsi que celle des dessinateurs [...] et toute la production de l'esprit ou du génie qui
appartient aux beaux-arts». Le siècle de Sainte-Beuve, régi par cette disposition, va
s'attacher à donner à la notion générique d'œuvre la portée la plus favorable à une
souveraineté de l'unité de l'art, même si socialement ou culturellement des
discriminations demeureront entre tel ou tel genre d'expression.
Être auteur ne relève pas d'un état, d'une charge ou d'une fonction, mais de la
production réelle et matérielle de ce que l'on appelle une œuvre. Il n'y a pas d'auteur sans
œuvre, d'où la place centrale de la notion d'œuvre, véritable opérateur discriminant.
Non définie légalement, si ce n'est par 1' enumeration non exhaustive d' œuvres de
musique, de peinture, d'écriture ou de théâtre, genres réputés suffisamment
représentatifs de ce que recouvre le mot, l'œuvre est une production de l'esprit identifiable par sa
nature de création de forme, selon les tribunaux. L'œuvre sera donc la matérialisation
d'une idée, l'incarnation d'une pensée, une conception rendue perceptible aux sens. S'il

1. Issue des prétoires, c'est-à-dire jurisprudentielle.

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n'existe pas de définition culturellement et socialement neutre, exempte des a priori


d'époque, il existe juridiquement au XIXe siècle, grâce à l'absence de foi et d'adhésion
des rédacteurs révolutionnaires à une vérité de l'œuvre, une tentative d'émancipation de
celle-ci de tout asservissement à des règles sociales ou à des jugements de valeurs.
Ainsi l'œuvre tire sa valeur d'elle-même et non de celle du dédicataire dont le
nom, nous rappelle Roger Chartier dans L'Ordre des livres2, a longtemps ordonnancé
les classements. Elle n'est pas non plus liée à son commanditaire. Clientélisme et
mécénat ont longtemps structuré la réalité de la création, introduisant durablement une
logique du service en échange de divers avantages ou une logique de la reconnaissance
mutuelle entre artiste et seigneur, sorte de légitimité réciproquement accordée à travers
l'œuvre, qui permet que «le poète se divinise en divinisant le mécène»3. Ces liens de
dépendance symboliques et financiers - manifestes aux XVIe et XVIIe siècle mais dont
on trouve des traces plus anciennes, notamment dans l'Antiquité où «le lettré doit son
existence à son mécène, lui offrant en retour ainsi qu'à lui-même la célébrité» 4 — ces
liens, donc, s'étaient étendus par la suite au bénéfice du pouvoir royal. Ce dernier y
trouve les conditions favorables à l'affermissement des privilèges, comme à celui de
la censure. Pris entre le privilège d'impression, accordé à l'imprimeur, et le rôle ou la
charge que le pouvoir est prêt à lui voir remplir, l'auteur en France, contrairement à
ce qui, en Angleterre, devait aboutir à la reconnaissance de ses droits par nécessité
politique de casser la puissance gênante des imprimeurs, n'est pas très présent
juridiquement, corroborant le principe selon lequel l'œuvre, à l'époque, est bien plus
importante que l'auteur, ou encore cette sentence de Plutarque : «Nous prenons plaisir
à l'œuvre, tout en méprisant l'ouvrier. »
Émancipée de la noblesse ou de la grandeur du mécène, l'œuvre est également au
XIXe siècle émancipée de toute considération sur la hiérarchie des arts. Si la plupart
des auteurs, au sens où nous l'entendons aujourd'hui, ont été, depuis l'Antiquité,
tentés de signer leurs œuvres dans un mouvement de filiation/appropriation mais aussi de
fierté, tous pourtant n'avaient pas l'heur de relever de la catégorie des auteurs, leur
production ne bénéficiant pas de la qualité d' œuvre. Le XIXe siècle, en termes
juridiques, s'oppose à tout système de reconnaissance qui subordonnerait l'œuvre à un
certain nombre de considérations qui valorisent la production du lettré au détriment de
celle du manuel ou qui jugerait le travail à l'aune des valeurs morales ou cultuelles
contenues dans cette production.
Le siècle de Sainte-Beuve hérite bien en cela de ce lent mouvement qui, au XVIe
siècle, a commencé de détacher le regard du sujet mis en scène par la représentation
pour l'orienter vers la représentation elle-même, valorisant de la sorte «l'opacité de
l'image pour elle-même plutôt que sa transparence à l'égard de l'objet représenté»5.
Mouvement qui explique des déclarations comme celle de Lessing affirmant que
«toute œuvre qui porte l'empreinte trop marquée des conventions religieuses ne mérite
pas ce nom d'œuvre d'art parce que l'art n'y a pas été souverain, mais simplement
auxiliaire de la religion qui imposait des représentations choisies plus pour leur valeur
symbolique que par souci de la beauté». L'œuvre est donc devenue autonome par rap-

2. Roger Chartier, L'Ordre des livres, Aix en Provence, Alinéa, 1992.


3. Alain Viala, La Naissance de l'écrivain, Éditions de Minuit, 1985, p. 70.
4. Edgard Zilsel, Le Génie, Éditions de Minuit, 1993, p. 70.
5. Nathalie Heinich, Du Peintre à l'artiste, Éditions de Minuit, 1993, p. 43.

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port à son objet (la laideur peut être objet d' œuvre), par rapport à sa technicité ou
difficulté qui, en peinture par exemple, inspirent le classement des œuvres : la
représentation des éléments animés était réputée supérieure à celle des éléments inanimés, le
portrait supérieur au paysage, la scène historique supérieure au portrait, les sujets liés
à la poésie ou aux mystères ou encore aux grands hommes supérieurs à la
représentation des actions historiques.
À l'aube du XIXe siècle, l'œuvre est donc une création de forme, une production
matérielle perceptible aux sens, quels qu'en soient le genre d'expression, le mérite ou
la destination, critères exclus par la jurisprudence puis par les textes en 1902. Que
l'œuvre use du mot (écrit ou oral), qu'elle relève de la fiction 6 ou du transfert de
connaissance, le mot «littéraire» renvoyant au mot utilisé comme matière première,
qu'elle exige la seule activité intellectuelle ou l'activité manuelle, qu'elle revendique
la parenté avec des principes lettrés, arithmétiques ou esthétiques, qu'elle fasse appel
au parrainage des références anciennes ou s'inscrive dans un mouvement de rupture
par rapport à la tradition, qu'elle poursuive un but de glorification ou de
divertissement, d'éducation ou de rêverie, qu'elle illustre le genre de la miniature (situé au bas
de l'échelle de la hiérarchie picturale et seul genre admis pour les femmes) ou la
fresque historique, l'œuvre résiste en tant qu'objet de propriété à toute catégorisation,
donc à toute exclusion. Bien qu'ici et là certaines productions de l'esprit, comme la
photographie, aient pâti de préjugés témoignant d'une défiance à l'égard de la
technique, voire à l'égard de la ténuité de l'intervention manuelle, ce qui est surprenant
lorsque l'on sait que c'est justement ce caractère manuel qui a tenu la peinture
longtemps à l'écart de l'art qui fait les auteurs, l'œuvre apparaît, au XIXe siècle, comme
une notion accueillante, généreuse et indépendante des conceptions sociales et
culturelles d'époque.
Il s'agit de l'aboutissement d'une percée lente dans le débat esthétique amorcé à
partir de la Renaissance dans un triple mouvement de désolidarisation des arts des
corporations de métiers, d'émancipation des critères de tradition et de normativité, d'auto-
nomisation de l'auteur par rapport à ses liens de subordination. Cette neutralité
juridique fonde et guide les décisions rendues tout au long de cette période. Émancipée
de telles considérations, l'œuvre échappe aux régimes spécifiques (ce que le décret de
1791 sur les œuvres dramatiques aurait pu restaurer), sources de cloisonnements et de
particularismes entre les arts. Le «sacre de l'écrivain» 7 social est juridiquement le
sacre de l'auteur. Au sens générique qui s'impose ainsi, l'œuvre n'est ni l'idée ni le
style, les thèmes pouvant être repris, mais la forme, peau et squelette, qui informe,
enveloppe et structure une pensée faite matière. Objet d'un droit réel, l'œuvre est
source de prérogatives patrimoniales pour son auteur, et ce, dès lors qu'elle existe et pas à
la faveur d'une reconnaissance arbitraire, ce vers quoi tendait le régime des privilèges
aboli par la Révolution. Ce droit de propriété, qui se veut la traduction d'un lien
objectif et naturel, est d'abord calqué sur un droit à rémunération du travail accompli
faisant l'objet d'une exploitation. Le XIXe siècle vit avec en tête cette déclaration de Le
Chapelier selon laquelle «la plus sacrée, la plus légitime, la plus inattaquable [...] la
plus personnelle des propriétés, est l'ouvrage fruit de la pensée d'un écrivain». Ou
selon cette autre déclaration, de Lakanal cette fois, en 1793, qui énonce que «de toutes
les propriétés, la moins susceptible de contestation, celle dont l'accroissement ne peut

6. Gérard Genette, Fiction et diction, Seuil, 1991.


7. Paul Bénichou, Le Sacre de l'écrivain, José Corti, 1985.

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blesser l'égalité républicaine, ni donner d'ombrage à la liberté, c'est sans contredit


celle des productions du génie, et si quelque chose doit étonner, c'est qu'il ait fallu
reconnaître cette propriété, assurer son libre exercice par une loi positive».
La réalité quotidienne trahit la difficulté des auteurs face au peu d'enracinement de
cette culture juridique dans la vie éditoriale et publique.
Il existe, en effet, une contradiction entre ce droit de propriété individuelle et le
droit collectif du public, droit de la collectivité sous-jacent au principe de monopole
temporaire d'exploitation (qui signifie un recul de cette propriété par rapport à la
perpétuité instaurée par la monarchie en 1777) au terme duquel «tout le monde doit
pouvoir imprimer, publier les ouvrages qui ont contribué à éclairer l'esprit humain» (Le
Chapelier). À ce conflit d'intérêts latent, source de polémiques idéologiques et
politiques, s'ajoute le silence des textes révolutionnaires sur la distinction fondamentale
existant entre l'objet matériel qu'est le support de l'œuvre (livre, toile) et l'objet
immatériel qu'est l'œuvre. D'où, en pratique, bien des abus, dont l'usage de l'achat
forfaitaire du manuscrit sans intéressement de l'auteur au succès des ventes, ou les
gestes malheureux de propriétaires persuadés de jouir d'un droit de vie ou de mort sur
l'œuvre, comme d'un droit d'exploitation. Seul le renom permettra, à certains auteurs,
d'inverser un rapport de force majoritairement défavorable à la plupart d'entre eux.
Les différends, devenant conflits judiciaires, portent essentiellement sur le respect de
l'œuvre, la rémunération proportionnelle, le droit de divulgation et celui qui permet de
contrôler les différentes modalités d'exploitation de l'œuvre, mettant ainsi l'accent sur
les limites ou défaillances des règles écrites. Ces limites et défaillances sont,
notamment, celles du droit de propriété comme fondement du droit de l'auteur. Avancée
importante, lors de sa consécration, parce qu'il s'opposait au régime féodal ainsi qu'à
son système hiérarchisé facteur de statuts différenciés, parce qu'il permettait la
poursuite des coupables d'usurpations et de contrefaçons, parce qu'il justifiait un droit
exclusif post mortem au profit des héritiers de dix ans. Mais avancée insuffisante,
voire impropre à justifier la permanence du lien souverain entre l'auteur et son œuvre,
malgré les aliénations ; à contenir les revendications du public fondées sur un droit de
la collectivité; à contrer la tendance latente qui consiste à considérer que l'œuvre a
vocation à relever du domaine public. De ce fait, le droit de propriété s'est révélé être
source d'un absolutisme bien relatif. Il convenait alors de revenir à l'œuvre pour y
puiser les conditions d'un affermissement des prérogatives de l'auteur dans la mesure
où son lien à lui va peu à peu relever d'un autre ordre. L'empreinte de la personnalité
de l'auteur, exigence implicite pour qu'il y ait œuvre, inscrira l'auteur dans l'œuvre et
non plus uniquement sur l'œuvre, et justifie de la sorte l'extension des droits et
pouvoirs de l'auteur sur son œuvre.

La signature intérieure
La nécessité de dégager un critère interne discriminant pour départager les
productions prétendant au statut d' œuvres dans des litiges mettant en scène contrefaçon,
parasitisme et plagiat, a favorisé l'émergence, non explicite, d'une exigence
d'originalité. Qualité intrinsèque, présumée, l'originalité, qui peut être contestée, arbitre de nos
jours la reconnaissance ou la perte de la qualité d' œuvre. L'originalité de la création
de forme est, en quelque sorte, la trace dans l'objet «œuvre» de la personne de
l'auteur. Toucher à l'œuvre, c'est toucher à l'homme, nous rappelle Annie Prassoloff 8,
8. Annie Prassoloff, Littérature en procès, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1989.

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car, si l'auteur n'existe que parce qu'il y a une œuvre, l'œuvre elle-même ne peut
prétendre à cette qualité que parce qu'elle contient de l'auteur! Peu importe la valeur de
cette empreinte : qu'elle soit marque du génie ou de la médiocrité, cela n'a guère
d'importance. Elle doit seulement témoigner dans l'œuvre des options d'une individualité.
Sans doute est-il anachronique, signe d'un manque de rigueur, de parler
d'originalité sur le plan juridique, la notion n'apparaissant dans un texte que sous la plume
d'Henri Desbois, à l'aube de la seconde moitié du XXe siècle, et n'accédant au
domaine légal que dans la législation sur la propriété littéraire et artistique du 11 mars 1957.
Ce mot n'est d'ailleurs présent que sous la forme d'un adjectif, associé, de plus, au
titre de l'œuvre et non à l'œuvre elle-même. Avant ces textes, la loi (la réforme de
1902 n'évoque que les critères inopérants : le mérite et le genre d'expression) et la
doctrine sont muettes. La jurisprudence, pourtant si féconde tout au long du XIXe
siècle, si prompte à créer de manière supplétive les concepts nécessaires à
l'articulation et à l'application d'une loi parfois trop générale ou, inversement, trop silencieuse,
demeure, elle aussi, singulièrement muette quant à la formulation de l'originalité
comme indicateur interne de la création. L'originalité, par comparaison avec la
signature sur le livre qui indique le nom de l'auteur, est une signature mais cette fois
intérieure qui, comme une écriture manuscrite, inscrit le corps dans l'œuvre. Cette
perception de l'œuvre comme terrain de la présence de l'auteur va d'une part jouer un
rôle de référence pour faire le départ entre œuvre et autres productions de l'esprit,
d'autre part donner une assise au déploiement des droits moraux que sont le droit au
nom, le droit de divulgation, le droit de repentir, le droit au respect de l'œuvre. Ce
lien de nécessité entre originalité et droit moral explique que l'on ne peut voir «la
notion d'originalité s'affadir sans (voir) s'affadir le droit moral»9.
Toutefois, le mot originalité existe déjà depuis fort longtemps hors du contexte
juridique (1690), dans une acception proche de celle qui va animer implicitement la
création prétorienne en quête d'un fondement plus précieux des droits de l'auteur.
Et si Sainte-Beuve a évoqué l' individu-talent comme dernière citadelle irréductible
du génie individuel, la foi dans la singularité et l'excellence de l'individu unique et
insubstituable puise à de nombreuses sources. C'est à cette histoire de l'originalité que
le concept juridique doit son assise et son épanouissement. Dans l'Antiquité, le génie
individuel, lié non pas à l'intelligence mais à la force vitale et à l'âme humaine
(masculine), légitime l'existence d'une place pour l'individu créateur à côté de son œuvre,
reconnue, elle, d'emblée. Encore faut-il que ce génie traduise l'enthousiasme poétique
et soit affranchi des mains. Ainsi Cicéron (Ier siècle avant J.-C), Longin (Ier siècle)
insistent sur la variété et la diversité humaine pour démontrer que le style sublime
tient d'abord à la personnalité grandiose et sublime de son auteur. Toutefois, réputé
d'origine sacerdotale ou religieuse, ce génie n'était pas de nature à placer l'individu
auteur au centre de sa création dont l'origine est extérieure à cet auteur. À la
Renaissance, l'individualisation des créations accompagnant la prise de distance des arts
avec l'artisanat se manifeste par le développement des recueils biographiques qui,
sous la double influence des Viri illustres de l'Antiquité et des ouvrages édifiants du
Moyen Âge, aboutissent aux recueils de vies (le recueil élaboré et publié par Vasari
en 1550 connaîtra de nombreuses rééditions) propices à la personnalisation des
œuvres. Se développe l'affirmation selon laquelle, au-delà des normes en vigueur et
9. André Lucas, «L'originalité en droit d'auteur», Juris-Classeur Périodique, 1993, 1 3681, p. 260.
10. Edgard Zilsel, Le Génie, Éditions de Minuit, 1993, p. 197.

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des sujets permis, il est possible de reconnaître la ou «les manières d'un artiste avec
autant de certitude qu'un chancelier identifie l'écriture de ses fonctionnaires» (Vasari).
La manière d'un artiste est le témoignage de la personnalisation qui relèverait donc,
par analogie avec la graphie manuelle, de cette façon dont le corps s'inscrit dans un
discours, dans une réalisation, dotant ceux-ci d'une authenticité qui ne doit rien au
permanent comme à la nouveauté, mais au mouvement. En 1566 Bocchi affirme qu'il
apprécie, parmi toutes les qualités de l'œuvre, l'individualité du maître. Cette
individualité non définie serait perceptible, dès lors que l'auteur a pu produire une œuvre
qui ne serait pas réductible aux contraintes techniques, à la répétition des normes
traditionnelles ou à la commande qui ont structuré sa réalisation. Toutefois il convient,
pour que l'individualité s'impose comme critère nécessaire et suffisant, que «l'idée
rationaliste de l'unique manière correcte d'écrire est définitivement détrônée au profit
de la théorie plus individualiste de la valeur esthétique » 10. Le XVIe siècle, par les voix
d'Érasme, Politien, Pic de La Mirandole, mais aussi de Scaliger {La Poétique de
1561), et de Telesio, dénonce comme trait de faiblesse l'impossibilité de puiser à soi-
même. Vérité et authenticité, comme effets de la subjectivité, désignée comme
supérieure à toute norme émanant d'une autorité, articulent les développements de cette
personnalisation de l'art, dont l'Aretin fut l'une des grandes consciences. S'il ne s'agit
pas encore d'originalité au sens dix-neuviémiste du terme, il s'agit de promouvoir une
liberté, un instinct propre actualisé par le talent, susceptibles de légitimer toute rupture
ou émancipation par rapport aux règles anciennes. «L'originalité n'est (donc) pas née
du culte de la personnalité» u mais de l'idéal d'indépendance, d'invention, de désaffi-
liation du passé. Ce mouvement aboutira à l'académisme, modèle construit «contre ce
modèle de l'excellence par la reproduction désindividualisée des traditions» l2 qui, par
la création d'un enseignement bien différent de l'apprentissage, fait de la transmission
par l'exemple du secret d'atelier, du tour de main, tendra à intellectualiser la
discipline et ériger de nouvelles normes, elles-mêmes peu propices à l'émergence d'une
originalité reconnue. D'où au XVIIIe siècle une réaction, face à cette dérive vers la
standardisation, prenant appui sur les notions de génie, de don, de vocation, toutes
choisies par opposition à la règle. Cette revendication d'autonomie de la personne à
l'égard de la tradition permet le développement de l'exigence d'originalité comme
signe d'une individualité, d'une intériorité source d'arrachement d'une activité
artistique à la succession/reproduction familiale, corporatiste et historicisante. «Les
peintres ne sont plus tant héritiers de leurs pères que fils de leurs propres œuvres » 13.
Ni nouveauté, entendue au sens d'absence d'antériorité, ni excentricité, l'originalité
est, juridiquement, ce qui manifeste qu'un auteur n'obéit «ni à l'antique ni à la nature
(et) ne suit que son génie», si l'on en croit Furetière qui, en 1690, définit le peintre
maniéré par cet apport spécifique, ce «faire», dira Diderot en 1761. À propos de
Boucher, ce dernier dit que par ce «faire qui lui appartient tellement, dans quelque
morceau de peinture qu'on lui donnât [...] on le reconnaîtrait sur-le-champ.» Manière
individuelle qui se distingue de la manière collective, ce faire est aussi une touche, un
goût, «un je ne sais quoi» qui caractérise la présence dans l'œuvre d'une individualité
propre à l'auteur, affranchie de la conformité synonyme de qualité académique. C'est

10. Edgard Zilsel, Le Génie, Editions de Minuit, 1993, p. 197.


11. Ibid, p. 278.
12. Nathalie Heinich, Du Peintre à l'artiste, Éditions de Minuit, 1993, p. 11.
13. Ibid., p. 102.

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bien cette acception subjective qu'il convient de retenir, et non celle de Vinci qui,
désireux d'assurer à la peinture une supériorité sur le livre, l'associait à la rareté, à
l'exemplaire unique : le livre, aux exemplaires proliférant par la grâce de
l'impression, ne pouvait être que copie.
L'évocation de quelques décisions permet d'illustrer cette mutation de la
conception de l'œuvre devenue expression d'une personne, «lieu d'espérance de réputation»
de l'auteur. Le jugement du Tribunal de la Seine du 17 août 1814 impose à l'éditeur
le respect du droit à la paternité et à l'intégrité de l'œuvre. L'arrêt de la Cour d'appel
de Paris du 11 février 1928 définit le droit de divulgation comme un droit personnel
et incessible. L'arrêt rendu par la Cour d'appel de Lyon le 17 juillet 1845 affirme que
l'édition d'une conférence recopiée sans l'accord du conférencier est une violation du
droit de l'auteur de revoir, corriger son œuvre, veiller à sa fidèle reproduction et de
choisir le moment et le mode de publication, rejoignant ainsi Renouard qui, à propos
des inédits pour lui insaisissables et ne relevant que de la seule volonté de l'auteur,
disait que l'œuvre est «le sanctuaire de la conscience de l'auteur».
Cette montée en puissance d'un droit personnaliste n'est pas sans effet sur le
terrain patrimonial. Elle agit comme un ferment de légitimation du monopole
d'exploitation (construit sur les bases d'un droit de propriété) qui d'ailleurs sera porté à trente
ans post mortem puis à cinquante ans par les lois du 8 avril 1854 et du 14 juillet
1866. En effet, admettre que l'œuvre c'est l'auteur ou que l'auteur fait corps avec son
œuvre, c'est démontrer, comme l'a fait Alfred de Vigny en 1841, que toute atteinte au
monopole est une violation du bien et de la personne de l'auteur. Il devient ainsi
possible de neutraliser les effets du droit de propriété du propriétaire du support qui ne
pourra plus à sa guise modifier ou exploiter l'œuvre, la dénaturer ou omettre son
auteur. En 1887, la Cour de cassation abandonne le mot «propriété» pour lui
substituer l'expression «monopole exclusif».
La notion ou qualité d'auteur rejoint et parfois devance la notion ou qualité de
sujet juridique. Étymologiquement et chronologiquement, le sujet est la qualité de
celui qui est soumis à une autorité, assigné à remplir un rôle, une fonction déterminée.
Le sujet a longtemps été un être fictif, uniquement défini par sa capacité à se voir
attribuer telle ou telle place, dépourvu d'intérêt propre et dont la substance est
exogène. Le sujet volontaire, actif, autonome ne naît qu'au XVIIe siècle où il devient une
personne, un foyer psychique et biologique qui font de lui le centre de l'univers et de
la raison. Les contemporains de Sainte-Beuve définissent tout d'abord le sujet par sa
capacité à posséder, à être propriétaire, et ce en réaction à la société féodale.
La propriété, manière d'exister, définissait sujet et bien l'un par rapport à l'autre,
ce qui fait dire que « le patrimoine constitue en effet le véritable être au monde
juridique de la personne» 14, l'appropriation devenant ainsi la relation fondamentale et
absolue structurant toutes sortes de rapports au monde. Le droit de la propriété
littéraire s'inscrit d'abord dans cette perspective. Mais le XIXe siècle définit aussi, peu à
peu, le sujet comme une «valeur en soi et non une valeur d'emprunt» 15. Vont alors se
développer ce que l'on va appeler les droits de la personnalité. D'essence prétorienne,
les droits à l'image, à la réputation et à l'honneur, à la voix, au nom, à la vie privée,
vont nourrir les développements jurisprudentiels et doctrinaux relatifs à l'auteur. L'at-
14. Aubry et Rau, «Le sujet de droit», Archives de philosophie du droit, Sirey, p. 250.
15. Jean-Marc Trigeaud, «La personne», Archives de philosophie du droit, Le Sujet de droit, Sirey,
1989, p. 103.

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tention n'est donc pas portée sur le biographique; biographies, goût pour l'anecdote,
trait de caractère et édition du journal intime, ce «baromètre de l'âme» 16 qui, ainsi
livré, repousse les frontières de l'œuvre, n'ont jamais permis de fonder le droit moral,
le droit de la personne dont il est question.
Il s'agit plutôt de convoquer le biologique, l'œuvre n'étant plus dans un rapport
d'extranéité avec l'auteur ou de simple filiation, mais dans un rapport de continuité de
la personne comme le sont la voix ou l'image de la personne qui sont à la fois livrées
à l'extérieur et indissociables de la matière même de la personne. L'originalité est
cette empreinte-là, ce symptôme de continuité physique. Elle dit le sujet en
mouvement, cet espace-temps dans le lieu qu'est l'œuvre, d'une présence, celle de l'auteur
en train de durer. L'œuvre originale devient le corps conducteur d'une singularité
«libre de commencement et de fin» 17 qui, objectivée ainsi, permet à l'auteur de «ne
cesser à aucun moment de se sentir dans son être interne [...] de se rejoindre à tous les
instants» 18, permet l'érection de cette altérité chère à Rimbaud qui rompt avec
l'adéquation du «je» et du «moi», fait surgir la coïncidence à soi dans l'écart même de
l'épuisement. L'originalité traduit une identité étrangère à la crispation identitaire,
protectrice. Elle dit le sujet en mouvement, l'absence d'auteur antérieur, elle dit le
trajet. Et contrairement au nom, instance totalisante et rigide, l'originalité est une
présence signalée dans le présent du nom mais demeurée voilée, dérobée dans ce nom.
Origine inoriginaire, elle est traversée d'un lieu de résonance, l'œuvre en train de se
faire, qui engendre un timbre, un son, une voix. L'œuvre fait l'auteur au sens
juridique comme au sens intime plus qu'elle n'exprime ou ne traduit un homme. En elle
doit subsister, cette empreinte, cette trace du passage qui annule le trop plein inorganisé
du vide qui est le miroir du manque à créer. Substance non objectale, la signature
intérieure gît et agit comme le soutien muet d'une identité de l'œuvre comme d'une
identité de l'auteur, comme le témoin d'une «intimité dépliée» 19 complémentaire de
l'organisation incarnée d'une absence révélée par le nom, simple représentation
verbale fichée sur la peau d'un objet simulacre.
La signature «attache l'œuvre à la personne en détachant la personne de son
propre corps pour l'attacher à l'objet»20, tandis que l'originalité, notion langagière,
autoréférencielle, fantôme au XIXe siècle, attache l'œuvre à la personne parce qu'elle
est son souffle, sa voix, la continuité biologique de l'auteur. En quête de légitimité, le
droit de propriété a trouvé là un puissant allié de nature plus voisine qu'il n'y paraît :
aboutissement d'un désir de singularité, d'un mouvement de recentrage du droit sur la
personne en tant qu'individu insubstituable à un autre, ce personnalisme du droit
moral renforce les enjeux patrimoniaux dans la mesure où la valeur tendra à exacerber
la tension entre considérations esthétiques et considérations relatives au nom, à
l'attribution. L'œuvre n'est œuvre et n'a de valeur que parce qu'elle recèle de l'auteur,
celui qui n'est et ne naît que lorsque l'œuvre existe !

(Institut d'Études Politiques de Paris, Paris I)

16. Pierre Pachet, Le Baromètre de l'âme, Hatier, 1990.


17. Marguerite Porète, Le Miroir des âmes simples anéanties, Grenoble, Jérôme Millon, 1992, p. 45.
18. Antonin Artaud, L'Ombilic des limbes.
19. Georges Didi-Huberman, «Le visage entre les draps», Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 41,
Gallimard, 1990, p. 22.
20. Nathalie Heinich, Du Peintre à l'artiste, Éditions de Minuit 1993, p. 109.

ROMANTISME n° 109 (2000-3)

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