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Géopolitique Politologue à l’Institut d’études politiques de Paris et chercheur au Centre d’études et de recherches
internationales (CERI) ; auteur de L’Irak (Le Cavalier Bleu, 2010)
Irak :
une crise politique permanente
sur fond de clivages pluriels
À l’heure où l’Irak entre dans sa dernière année d’occupation étrangère – le retrait militaire
américain étant officiellement maintenu au 31 décembre 2011 –, nombre d’incertitudes
continuent de peser sur l’avenir du pays, à la fois proche et plus lointain.
L
es élections législatives du 7 mars 2010, qui L’absence d’un gouvernement consensuel et reconnu de tous a
avaient tout d’abord consacré une victoire triom- surtout favorisé une recrudescence des violences sur le terrain
phante et historique de l’ancien Premier minis- au cours des derniers mois, symbolisée par un retour sur le de-
tre chiite nationaliste, Iyad Allaoui, ont conduit vant de la scène de l’organisation salafiste-djihadiste d’Al-Qaïda
à une impasse politique sans précédent depuis la chute du ré- en Mésopotamie, que l’on croyait éliminée depuis le « sursaut »
gime de Saddam Hussein. Après un long cycle de pourparlers (surge) américain de l’année 2007 et qui n’en a pas moins or-
infructueux, l’adoption in extremis d’un accord sur le partage du chestré une série d’attentats sanglants. Ce regain de violence
pouvoir ne signifie en rien une quelconque sortie de crise. Bien n’est pas sans susciter d’importants questionnements, et ce
au contraire, cet accord imparfait et fortement contesté à l’inté- d’autant plus que les nouvelles forces de sécurité irakiennes
rieur pourrait être synonyme de nouvelles difficultés à venir. peinent à restaurer un semblant d’ordre. Plus qu’une vacance
de pouvoir passagère, l’impasse dans laquelle se trouve l’Irak des villes qui avait eu lieu durant l’été 2009. D’autre part, les
s’inscrit donc dans un continuum d’instabilité qui renvoie, très dernières élections législatives de la période d’occupation se
profondément, à la fragilité d’une transition « démocratique » sont tenues dans un climat initialement favorable. Washing-
importée de l’extérieur et fondée sur une institutionnalisation ton attendait ainsi du scrutin qu’il sanctionne une stabilisation
systématique et destructrice des réflexes communautaires. structurelle du pays à l’aune du départ de ses troupes, le vote
Les événements récents confirment à ce titre que les clivages donnant in fine la victoire à la coalition séculière et pluricommu-
parcourant le spectre sociopolitique de l’Irak actuel sont loin de nautaire Iraqiyya conduite par l’ancien chef de gouvernement,
se résumer à la tripartition couramment avancée par les analyses Iyad Allaoui, et soutenue par de nombreux Arabes sunnites et
du dernier conflit et opposant schématiquement chiites, sunni- personnalités nationalistes. Forte de 91 sièges sur 325 au nou-
tes et Kurdes. Ces clivages sont en réalité internes à chacune de veau Parlement, Iraqiyya devance alors de seulement deux siè-
ces entités, mais également de nature territoriale et socio-écono- ges la coalition de l’État de droit du Premier ministre sortant,
mique, participant dans leur ensemble d’un processus continu Nouri al-Maliki. Elle ne dispose cependant pas d’une majorité
de recomposition de la société irakienne (cf. carte p. 63). suffisante pour former le nouveau gouvernement et s’engage
ainsi, à l’instar de son principal adversaire dans un épineux jeu
• Crise conjoncturelle ou
de pourparlers et d’alliances pour s’arroger le pouvoir.
En définitive, ces élections n’ont rien réglé. Au contraire, il a
impasse politique structurelle ? fallu huit longs mois pour qu’une accommodation entre for-
mations politiques rivales soit trouvée, reconduisant dans ses
fonctions Nouri al-Maliki, de même que le dirigeant kurde
L’année 2010 demeurera doublement symbolique. D’une part, Jalal Talabani à la présidence, et n’accordant au vainqueur Iyad
les troupes de combat américaines ont achevé, à la fin du mois Allaoui qu’un maigre lot de consolation avec la présidence du
d’août 2010, leur retrait définitif d’Irak après un premier retrait Parlement et celle d’une nouvelle instance fantoche nommée
« Conseil national de la politique supérieure ». En dépit d’im- dépeints comme une « communauté » homogène et unifiée, les
portantes concessions, il n’est pas exagéré d’affirmer ici qu’Al- « chiites » d’Irak restent ainsi profondément divisés et se sont
Maliki a tenu son pari et réussi un véritable coup de maître. déchirés sur la question de la reconduction de leur coreligionnaire
Mais alors que le président américain, Barack Obama, saluait le Al-Maliki à la tête du pays. La notion même d’une communauté
12 novembre 2010, lors d’une conférence de presse à Séoul, la chiite monolithique ne renvoie d’ailleurs à aucune réalité socio-
formation d’un exécutif « représentatif, rassembleur, et [reflé- logique en Irak et réduit même l’infinie pluralité du chiisme ira-
tant] la volonté du peuple irakien », cette répartition du pou- kien, porteur derrière cette façade de multiples divisions à la fois
voir, en opposition totale avec le résultat des urnes, illustre bien sociales, politiques, idéologiques et géographiques. Les chiites
l’absence d’un authentique esprit démocratique en Irak, dans la urbains des grandes agglomérations (Bagdad, Bassora) n’ont
continuité somme toute de plusieurs décennies d’autoritarisme ainsi que peu de traits communs avec ceux, ruraux et conserva-
politique et de dictature. Cet accord reflète par ailleurs le ca- teurs, des régions du Sud ou encore des milieux religieux (1).
ractère désormais quasi structurel des réflexes communautaires De surcroît, c’est au sein de l’entité chiite que les conflits les plus
au fondement du réagencement de la vie politique du pays. De violents sont apparus dans le courant de l’année 2006, opposant
fait, passés les élans nationalistes des deux coalitions rivales et la notamment les milices armées pour le contrôle des populations
mise en avant de leurs programmes politiques respectifs, Nouri et des ressources énergétiques dans les provinces du Sud.
al-Maliki et Iyad Allaoui se sont nettement repliés sur leurs Ces luttes intestines complexes entre grands partis et mouve-
bases ethnoconfessionnelles à mesure que s’approfondissait ments chiites se sont exprimées à la veille des élections, puis
la crise. Plus en amont, la répartition des votes a également dé- durant la crise politique de ces derniers mois avec le conflit
montré l’influence du confessionnalisme sur les comportements opposant Al-Maliki à ses principaux adversaires. L’Alliance na-
électoraux, la liste État de droit arrivant en tête dans les provinces tionale irakienne – coalition chiite arrivée en troisième position
du « grand Sud » chiite (Nadjaf, Mouthanna, Bassora), tandis avec 70 sièges au Parlement et initialement formée en 2009
qu’Iraqiyya l’emportait clairement dans celles à majorité démo- autour du Conseil suprême islamique irakien, du mouvement
graphique sunnite (Anbar, Salah ad-Din, Nineveh, Diyala). de Moqtada al-Sadr ainsi que du Parti de la vertu de l’ayatollah
Mohammad al-Yaqoubi à Bassora – s’est ainsi violemment op-
• Nouri al-Maliki
posée à la reconduction de Nouri al-Maliki dans ses fonctions,
sur fond d’une rivalité idéologico-politique plus ancienne avec
face à ses adversaires chiites le parti Daawa auquel celui-ci est affilié. Quant aux sadristes,
qui, en 2006, avaient facilité l’investiture de N. al-Maliki à son
poste, ils n’ont jamais réellement pardonné la virevolte de
Au-delà de cette grande opposition de fond, la dernière crise l’intéressé et la répression, en 2008 à Bassora, de leur branche
politique a encore plus permis de mettre en lumière les clivages armée, l’Armée du Mahdi (2).
endogènes à chacune de ces grandes « entités », éclairant les li- Le ralliement, en dernier ressort, de ces formations à la cause
mites du paradigme ethnoconfessionnel couramment appliqué de leur ennemi juré n’est certainement pas le fait d’un quelcon-
à l’Irak et la complexité des dynamiques qu’il recouvre. Souvent que regain de sentiments. Il a surtout été le produit de longues
tractations, et plus encore des pressions exercées par Téhéran
pour que ses alliés irakiens traditionnels placent un temps sous
le boisseau leurs divisions au profit d’une unité politique et de
ton, fût-elle de façade. Dans l’ensemble, l’Iran a indiscutable-
ment tiré profit du dernier conflit et de ses nombreux retour-
nements pour étendre et renforcer son influence en Irak par
divers moyens. Le régime iranien a ainsi constamment soutenu
ses alliés politiques pour influencer le cours de la transition, tout
en armant les principales milices chiites.
• Un paysage sociopolitique
arabe sunnite morcelé
Dohouk
RÉGION
ERBIL AUTONOME
Mossoul Erbil
DU KURDISTAN
Tigre
pluriels en Irak
Kirkouk Sulaymaniyya
Le territoire irakien a
SULAYMANIYYA connu d’importants
TAMIM
SALAH
AD-DIN bouleversements depuis
Oléo
duc Tikrit l’intervention militaire
fe rmé anglo-américaine
de 2003, autour d’une
conflictualité entre
Eup
rat Baqoubah
e IRAN grands ensembles ethno-
h
Populations
fer
Assyriens, Arméniens
uc
premier mandat, et sous couvert d’une « réconciliation natio- acteurs, en raison de leurs divisions idéologiques profondes,
nale », le Premier ministre chiite n’a cessé de s’opposer à leurs ont échoué à articuler un projet politique unifié aux différentes
principales revendications, relatives notamment à l’abolition étapes de la dynamique transitionnelle. Cette absence de voix
de la mesure de « débaasification » (3) ainsi qu’à la libération cohérente a récemment laissé le champ libre à une reconstitu-
des prisonniers sunnites reconnus non coupables des crimes tion du soulèvement armé, dont les partisans les plus radicaux
de l’ancien régime. s’opposent à toute forme de compromis avec les autorités cen-
Au lendemain de leur boycott des premières élections en pro- trales ou d’acceptation du legs politique laissé par l’occupant.
testation au siège militaire américain dans la ville de Falloujah Depuis l’été 2009, à la faveur du premier retrait américain des
en novembre 2004, les Arabes sunnites ne sont à aucun moment villes irakiennes, Al-Qaïda en Mésopotamie, rebaptisée « État
parvenus à surmonter ce statut de marginalisés, et ce malgré leurs islamique d’Irak » trois ans plus tôt, a ainsi signé un ensemble
efforts réitérés de retour à la vie politique, à travers la formation d’attaques spectaculaires contre le gouvernement en place, mais
en particulier de grandes coalitions, telles que le Front irakien également contre ses adversaires sunnites : Parti islamique ira-
pour la concorde, se voulant représentatives et participant au kien, dignitaires religieux et tribaux, groupuscules nationalistes.
gouvernement. Ces derniers n’ont toutefois jamais véritable- Ce retour en force a aussi largement été permis par la déliques-
ment « digéré » l’inscription du principe fédéral au cœur de la cence du mouvement du « Réveil » tribal (« Sahwa » en arabe)
nouvelle Constitution, entérinant une réorganisation du pou- qui s’était dans un premier temps allié aux Américains en in-
voir qui les maintient de facto dans une position de « minorité » fligeant de lourds revers à l’organisation. On rapporte même
politiquement assiégée et économiquement dépossédée. aujourd’hui que d’anciens chefs de la Sahwa auraient regagné
Sur cette marginalisation s’est en outre greffée une extrême les rangs d’Al-Qaïda, laissant transparaître toute la complexité
fragmentation du champ politique arabe sunnite, dont les de l’actuel champ sociopolitique sunnite (4).
• « Classes sociales »
et clivages socio-économiques
• Quels défis pour avec le plus d’acuité. Pendant ce temps, tandis que ses troupes
l’après-retrait américain ? s’apprêtent à quitter le pays, l’administration américaine sem-
ble déjà s’être réorientée vers une diplomatie a minima en se
limitant à des déclarations de principe sans fond pendant tout
La crise politique profonde née des élections du 7 mars 2010 le temps de la dernière crise. Dans ce contexte, deux interroga-
en Irak et les difficultés à former un nouveau gouvernement tions surgissent, auxquelles il reste difficile de répondre pour
témoignent d’un processus politique encore très incertain et l’heure : le retrait militaire américain, qui devrait s’achever en
d’une démocratie « importée » qui peine à prendre racine. décembre 2011, conduira-t-il à une stabilisation ultime du pays
Déjà en 2005, il a fallu des mois pour constituer, dans la dou- comme certains l’espèrent encore ou, au contraire, annonce-
leur, un exécutif. Pendant ce temps, le malentendu ne cesse t-il une nouvelle ère de déflagrations ? Sur le plan politique, les
de s’exacerber entre une population acculée par la violence et contours ethnoconfessionnels qui ont régi toute la transition
des conditions de vie précaires et une classe politique enfer- sont-ils condamnés à se consolider au détriment de toute vérita-
rée dans ses divisions. L’affaiblissement du soulèvement armé ble refondation nationale ? Ou bien, les Irakiens parviendront-
ne signifie pas que le pays est stabilisé, comme a pu l’illustrer ils enfin à trouver un terrain d’entente et à s’engager sur la voie
la recrudescence récente des attentats. Au-delà de l’impératif de la réconciliation ? n
d’un compromis entre les différentes forces politiques, c’est la
restauration d’un État irakien viable qui se pose aujourd’hui Myriam Benraad
(1) Sur la diversité du chiisme irakien, lire Peter Harling Parties and Leaders, Carnegie Endowment for Internatio- (7) Voir le numéro spécial de Maghreb-Machrek, « Mé-
et Hamid Yasin, « Unité de façade des chiites irakiens », nal Peace, 26 janvier 2010. moires d’Irakiens : à la découverte d’une société vain-
in Le Monde diplomatique, septembre 2006, p. 16-17. cue », no 163, printemps 1999.
N o t e s •••
(3) Décrétée en 2003 par l’ordre premier de l’Autorité (5) Hamit Bozarslan, Conflit kurde : Le brasier oublié du
(9) Cette catégorie est ici empruntée à l’islamologue
provisoire de la coalition, la « débaasification » de l’ap- Moyen-Orient, Autrement, 2009.
Gilles Kepel dans Jihad : Expansion et déclin de l’isla-
pareil d’État a été vécue par beaucoup comme une vé- misme, Gallimard, 2001.
ritable campagne de « désunification », puis comme un (6) Hanna Batatu, The Old Social Classes and the Re-
• ••
outil aux mains de la coalition chiite pour empêcher tout volutionary Movements of Iraq. A Study of Iraq’s Old (10) Lire à ce sujet le chapitre du rapport de l’OCDE
retour des Arabes sunnites dans le jeu politique. Lire à Landed and Commercial Classes and of its Commu- auquel l’auteur a contribué : « Fighting Corruption in
ce sujet Marina Ottaway et Danial Kaysi, De-Baathifica- nists, Ba’thists, and Free Officers, Princeton University Iraq: Sources and Challenges », in Supporting Investment
tion As A Political Tool: Commission Ruling Bans Political Press, 1978. Policy and Governance Reforms in Iraq, juillet 2010.