Le nom de « Balkans » (ou « péninsule balkanique »)
s’est diffusé dans le discours occidental à partir de la fin
du XIXe siècle [1][1]Maria Todorova, Imaginaire des Balkans, Paris, Editions de…. Très vite, il fut associé à une fragmentation politique jugée souvent excessive et synonyme d’une conflictualité incessante et multiscalaire. À la fin de la Première Guerre mondiale, un terme apparaît pour désigner un processus géohistorique de fragmentation dans la violence, la « balkanisation ». Le terme fut si bien compris des contemporains qu’il se diffusa, notamment dans la sphère des savants et des experts, en un moment d’intenses réflexions sur l’organisation du monde et surtout de l’Europe d’après-guerre. On cherchera ici à mettre en évidence les circulations des discours, des savoirs et des images qui contribuèrent à faire des Balkans un antimodèle pour les « artisans de la paix » [2][2]Margaret Macmillan, Les artisans de la paix. Comment Lloyd…, décideurs et experts, mais aussi pour une opinion publique de plus en plus impliquée dans le règlement des questions internationales.
UNE BALKANISATION d’abord économique
2En décembre 1918, le règlement de la paix paraissait
très incertain et tout indiquait qu’il ferait l’objet d’une longue et dure bataille qui se gagnerait certes sur la scène diplomatique mais serait aussi fortement influencée par les différentes opinions publiques, comme l’avaient déjà prouvé les grandes phases de négociations internationales du long XIXe siècle [3] [3]Gilbert Ameil et alii (dir.), Le Congrès de Paris, 1856 : un…. C’est dans ce contexte que le terme de « balkanisation » fit une entrée remarquée dans le débat public international à l’occasion d’une interview donnée par Walter Rathenau au New York Times en décembre 1918 [4][4]Anonyme, “Rathenau, Head of Great Industry, Predicts the…. Il s’agissait alors, pour ce capitaine d’industrie responsable de l’effort de guerre allemand, d’éviter à l’Allemagne ce que John M. Keynes qualifia par la suite de « paix carthaginoise » [5] [5]John Maynard Keynes, Les conséquences économiques de la paix,…, c’est-à-dire le démantèlement de son territoire et de son industrie. 3Face à une opinion publique américaine dont il imaginait qu’elle pèserait dans le règlement de la paix, Rathenau agitait le spectre d’une « balkanisation » de l’Allemagne et de l’Europe, le Sud-Est européen offrant ici l’image implicite d’une fragmentation étatique absurde, imposée par les rivalités de grandes puissances s’appuyant sur de minuscules nationalismes locaux et conduisant à la naissance de petits États inviables et belliqueux. 4En convoquant le spectre balkanique, Rathenau renvoyait les contemporains à l’attentat de Sarajevo, cause commode du cataclysme dont on prenait toute la mesure avec la fin des combats. Utilisé dans le cadre d’un débat sur l’avenir économique de l’Europe, le terme de « balkanisation » trouvait toutefois une portée historique plus vaste encore. En Europe du Sud-Est, le XIXe siècle s’était traduit par une lente fragmentation de l’Empire ottoman en petits États dont le premier né, la Grèce, s’était effectivement retrouvé presque immédiatement en faillite, alors que ses épigones serbe, roumain et bulgare étaient devenus pratiquement dès leur naissance des vassaux économiques des empires germaniques. 5Inversement, en Europe médiane, l’heure était à la coalescence étatique. Tant dans l’espace allemand que dans l’espace italien, les promoteurs de l’unité nationale voyaient dans la fragmentation étatique l’une des causes de l’oppression étrangère et de l’unité nationale inachevée. Avant de proposer le Schlagwort de « balkanisation », la langue allemande recourait à celui de Kleinstaaterei, employé par exemple par l’historien libéral Heinrich Luden : « Chez nous la patrie s’est effacée derrière les cercles, les marches et les districts, et l’amour du peuple allemand a dégénéré en Kleinstaaterei » [6][6]« Das Vaterland hatte sich bei uns verloren in Kreise, Marken…, écrivait-il au moment de la « guerre de libération » contre Napoléon Ier. L’union douanière avait d’ailleurs constitué en 1834 la première étape de l’unification allemande, à l’issue de laquelle l’Allemagne avait pu être pensée comme le cœur futur d’une union économique européenne [7] [7]Séverine Marin, “Zollverein, cartels ou coalitions ? Réflexions…. 6En effet, dès la fin du XIXe siècle, l’émergence de la puissance américaine commença à faire redouter à l’Europe son propre déclin, dont quelques esprits pionniers de l’idée européenne jugeaient qu’il serait causé en particulier par le fractionnement du continent en de multiples marchés clos par les nationalismes [8] [8]Éric Bussière, “Premiers schémas européens et économie…. La « balkanisation » peut ainsi être pensée comme l’envers du continentalisme, notion aujourd’hui oubliée de la géopolitique et des relations internationales [9][9]Frank M. Russell, Theories of International Relations, New…, mais apparue au début du XXe siècle et ayant connu une certaine notoriété durant l’entre-deux-guerres, précisément dans les débats qui ont suivi la création de la Société des nations en 1919 [10][10]Vincent Capdepuy, “La Réunion, Madagascar, îles d’Afrique ?”,…. 7Le concept, Kontinentalismus, a été créé par Rudolf Kobatsch, professeur d’économie à Vienne, qui le définissait avant tout comme une politique économique protectionniste : 8« Le continentalisme est une forme de défense ayant le caractère de politique économique ; il est analogue au nationalisme, dont il diffère en ce qu’il vise à étendre la protection économique à un continent entier ou à une partie importante de ce continent. Nous ne nous trouvons donc plus en présence d’un seul pays qui, pour combattre la concurrence étrangère, emploie des mesures protectrices contre les autres unités économiques ; il s’agit ici des intérêts concernant la politique économique de plusieurs pays appartenant à un même continent qui, se considérant comme un tout unique, prennent une attitude défensive contre un autre continent par lequel ils se croient économiquement menacés. » [11][11]Rudolf Kobatsch, La politique économique internationale, adapté… 9Le continentalisme était donc l’expression d’une « communauté d’intérêts » dans un contexte de « conflits économiques entre un continent et l’autre » [12][12]Ibid., p. 366. et se justifiait par la peur en Europe d’un « péril américain », sorte de pendant du « péril européen » auquel la doctrine Monroe était censée répondre. 10Alejandro Alvarez, juriste chilien, fut dans les années 1920-1930 l’un des meilleurs spécialistes de la question du continentalisme. En 1909, il avait déjà édité une synthèse sur Le droit international américain, dont plusieurs chapitres étaient consacrés à la doctrine Monroe et au panaméricanisme. Dès 1917, après l’entrée en guerre des États-Unis, il récusa l’idée d’une nouvelle organisation internationale où prédomineraient quelques grandes puissances, et plaida pour la création en Europe et en Amérique d’« unions continentales » où les nations discuteraient de leurs intérêts communs. La doctrine Monroe et le panaméricanisme devaient être les bases de cette nouvelle organisation regroupant les États-Unis et les pays d’Amérique latine [13] [13]Alejandro Alvarez, “Pan-Americanim as a Working Progam”,…. En 1927, il publia un article sur « Les groupements continentaux et la réforme de la Société des Nations », puis en 1929 un rapport présenté à l’Union Juridique Internationale sur « La réforme du pacte de la Société des nations sur des bases continentales et régionales » [14][14]Alejandro Alvarez, “La réforme du pacte de la Société des…. Le continentalisme semblait pouvoir permettre l’ouverture d’une voie intermédiaire entre un risque permanent de guerre et une paix universelle peut-être utopique, avec des espaces régionaux pacifiés par des ententes entre États voisins. L’Union paneuropéenne internationale fut fondée en 1926 par Richard Coudenhove-Karlegi, qui avait publié en 1923 son manifeste Paneuropa ; son influence resta somme toute limitée. 11L’émergence du terme de « Balkanisierung » est donc loin d’être un hasard et, au contraire, souligne, dans la pensée politique allemande, le souci de la viabilité économique des États composant l’espace économique continental. Le terme est ainsi signalé dès mars 1918 par une revue franco-grecque [15][15]La Méditerranée orientale, 1er mars 1918., qui cite les journaux britanniques rapportant que le Vorwärts !, journal du parti social-démocrate allemand, dénonce la « balkanisation » de l’Europe de l’Est : l’avancée allemande en Russie se solde en effet par l’émergence de nouvelles entités en Finlande, en Biélorussie, en Ukraine et dans le Caucase [16][16]L’historien britannique Arnold Toynbee attribuait d’ailleurs à…. Dans les décennies d’avant-guerre, les socialistes autrichiens et allemands avaient d’ailleurs puissamment contribué à la réflexion sur la question nationale, autour notamment d’une éventuelle évolution fédérale de l’Autriche-Hongrie. Schématiquement, le programme « austro-marxiste » consistait par exemple à rendre intangible le découpage territorial de la double monarchie, tout en accordant les mêmes droits politiques et culturels tant aux nationalités qu’aux individus sujets de l’empire ; la solution d’une fédération d’États indépendants proposées par les sociaux-démocrates allemands avait néanmoins la faveur des socialistes des Balkans [17][17]Nia Perivolaropoulou, “La fédération balkanique comme solution…. 12C’est semble-t-il par traduction du terme allemand de « Balkanisierung » que ceux de « balkanisation » et de « balkanization » se diffusent ensuite en français et en anglais. 13La bibliothèque numérique Gallica permet de procéder à des recherches lexicales simples dans un corpus de près de deux millions de documents comprenant notamment les principales publications de presse en langue française, le service en ligne Google book search donnant quant à lui accès à un nombre de documents inégalé et d’une grande diversité linguistique [18][18]Sur l’usage de Google par l’historien, cf. Valérie Neveu,…. La consultation de ce vaste corpus révèle que la deuxième occurrence du mot « balkanisation » en langue française se trouve dans un compte-rendu d’articles parus dans la presse allemande à propos de la crise provoquée par l’Italie à la conférence de la paix : Le Temps du 27 avril 1919 rapporte ainsi que la « Gazette de Voss », c’est-à-dire la Vossische Zeitung, considère cette crise comme une manœuvre américaine « pour accentuer, comme elle dit, la “balkanisation” de l’Europe ». De même, l’ancien correspondant de guerre britannique Sisley Huddleston publie dès juillet 1919 un article intitulé « Balkanisation and Federation » dans la Contemporary Review [19][19]Sisley Huddleston, “Balkanisation and Federation”, The…. Il semble que le terme fut utilisé, et ce durant tout l’immédiat après- guerre, pour dénoncer un règlement de la paix instrumentalisant le principe des nationalités pour servir les intérêts des vainqueurs. L’apparition du concept de « balkanisation » coïncide avec la découverte du facteur économique dans les relations internationales, illustrée par les célèbres Conséquences économiques de la Paix de J. M. Keynes, membre de la délégation britannique à la Conférence de la paix. Dans un premier temps, la « balkanisation » renvoie beaucoup moins à la violence politique qu’à la création d’États trop petits pour atteindre une masse économique critique, et qui plus est enclavés et rivaux.
LES BALKANS coproduits par l’Occident
14De fait, on procéda entre 1919 et le milieu des années
1920 à un redécoupage territorial de l’Europe centrale et orientale selon des méthodes expérimentées dans les Balkans tout au long du XIXe siècle. Dès la guerre d’indépendance grecque, les grandes puissances européennes prétendirent tracer scientifiquement les limites d’un nouvel État-nation pour lequel leurs opinions publiques avaient pris fait et cause [20] [20]Anne Couderc, État, nations et territoires dans les Balkans au…. Le royaume ainsi créé était en réalité très exigu, économiquement inviable et ne regroupait qu’une petite partie des populations grecques de l’Empire ottoman, qu’il aurait été d’ailleurs la plupart du temps bien difficile de séparer des autres groupes composant la population ottomane. La création d’un État grec visait surtout à donner le change à l’opinion publique philhellène, l’intérêt de la France et surtout du Royaume-Uni commandant au contraire de ne pas affaiblir l’Empire ottoman. Le royaume de Grèce se lança quoi qu’il en soit dans une modernisation superficielle et dans une politique irrédentiste financée à crédit auprès des banques occidentales [21][21]John S. Koliopoulos, Thanos M. Veremis, Modern Greece : a…. C’est toutefois la crise d’Orient de 1875 qui inaugura véritablement la fragmentation politique du Sud-Est européen. La rébellion des provinces slaves de l’Empire ottoman ayant dégénéré en guerre russo-turque, ce fut un congrès des grandes puissances européennes qui décida d’une recomposition de la « Turquie d’Europe », selon les modalités classique du « concert européen » [22][22]Yves Bruley, “Le Concert européen à l’époque du Second Empire”,…. Carte représentant les lignes de communication de la Lettonie, Memorandum on Latvia addressed to the Peace Conference by the Lettish delegation, s. l. n. d.(Paris 1919 ?). Coll. BDIC .
15Les débuts de la colonisation avaient déjà rompu les
Européens au tracé de frontières prétendument « scientifiques », selon le mot de Disraeli à propos de la frontière indo-afghane [23][23]Anatole Leroy-Beaulieu, La France, la Russie et l'Europe,…. Le rôle de la géographie dans la colonisation et singulièrement dans la production de savoirs nécessaires au tracé des frontières est connu [24][24]Parmi de nombreuses références : Hélène Blais et alii (dir.),…, en revanche les transferts de savoirs de ce type vers les Balkans mériteraient d’être analysés. Si au lendemain de la Première Guerre mondiale le remaniement de l’Europe s’appuya en partie sur une expertise scientifique [25] [25]Jacques Bariety, “Le Comité d’Etudes du Quai d’Orsay et les…, au XIXe siècle les frontières balkaniques avaient été, comme les frontières coloniales, généralement tracées par des militaires, mais dans le cadre de missions internationales regroupant les délégués de chacune des six grandes puissances, éventuellement flanqués de représentant des parties balkaniques intéressées. Si le cadre juridique du tracé des frontières était fort différent dans les Balkans et dans les colonies, souvent le personnel était le même. Le commissaire britannique délégué auprès de la commission internationale de délimitation des frontières de la Serbie en 1879 était ainsi le major Samuel Anderson, qui avait auparavant tracé une partie de la frontière entre le Canada les États-Unis [26][26]Irene M. Spry, ad nomen dans Dictionnaire biographique du…. Paul d’Estournelles de Constant, en revanche, était un expert de l’Orient avant de devenir un haut fonctionnaire colonial : il avait suivi l’enseignement de l’École des langues orientales, avait été reçu au troisième concours du ministère des Affaires étrangères avant d’être affecté à la délégation française auprès de la commission internationale chargée de la délimitation des frontières du Monténégro en 1879 ; en 1882, il commença en tant que ministre résident à Tunis une courte carrière coloniale, avant de se consacrer aux questions de la paix et de l’arbitrage qui le menèrent elles-mêmes à s’intéresser à la fin de sa vie au redécoupage des Balkans [27][27]Kaliopi Naska, “Paul d’Estournelle de Constant, l’admission de…. 16Les frontières balkaniques, jugées si aberrantes par bon nombre de publicistes et d’experts occidentaux, ont pourtant bel et bien été coproduites par le concert européen, les acteurs balkaniques eux-mêmes ayant souvent joué un rôle mineur dans cette « horogénèse » [28][28]Michel Foucher, Fronts et frontières. Un tour du monde…. En 1856, le traité de Paris place en effet l’Empire ottoman sous la protection des grandes puissances, lesquelles mettent de facto en place un système permanent de gestion multilatérale des affaires orientales. Les traditionnels congrès diplomatiques convoqués à l’occasion des crises les plus graves sont prolongés par des commissions internationales provisoires ou permanentes, ainsi la commission du Danube créée en 1856 pour assurer la création d’une nouvelle voie commerciale internationale. Des conférences réunissant les ambassadeurs des grandes puissances se réunissent également à Constantinople ou dans d’autres capitales à l’occasion de l’une ou l’autre crise, avec le relai éventuel sur le terrain d’une commission consulaire multilatérale ; ainsi en Crète à partir de 1895. 17Sur le terrain, justement, les puissances européennes sont les acteurs au sens propre du tracé des frontières balkaniques. Il s’agit en effet de matérialiser les décisions prises autour du tapis vert des négociations diplomatiques, à l’issue desquelles sont dressées des listes de points de repères extraits de l’appareil cartographique dont disposaient les négociateurs. L’article 2 du traité de Berlin indiquait ainsi un tracé préalable de la frontière turco-bulgare s’appuyant sur les anciennes frontières et limites administratives, sur des éléments naturels tels que cours d’eau et hauteurs, enfin sur des villages et routes ou encore sur des points de repères « de la carte de l'état-major autrichien » [29] [29]Pierre Albin, Les grands traités politiques : Recueil des…. La très grande imprécision de ce tracé, lui-même fruit de longues tractations entre les puissances, les États balkaniques et l’Empire ottoman, portait en germe de nombreux litiges sur le terrain. De fait, l’imprécision des tracés proposés par les multiples congrès et conférences consacrés au redécoupage des Balkans donna lieu à des conflits d’interprétation portant parfois sur des localités microscopiques. Dans l’introduction d’un dossier consacré à ce sujet précis, Bernard Lory montre que derrière l’absurdité apparente de tels litiges se cachent des logiques ayant trait à l’exercice de la souveraineté [30][30]Bernard Lory, “Contentieux micro-territoriaux dans les Balkans,…. Il s’agit en effet de conflits sans véritables enjeux démographiques ni économiques, du fait de la taille très réduite des territoires concernés. Ils permettent toutefois aux États concernés de mettre à l’épreuve leur outil diplomatique et leurs alliances, mais aussi de profiter des failles dans les systèmes de prescription territoriale mis en place par les grandes puissances. Ces dernières, en effet, ont tendance à exclure les États balkaniques des règlements frontaliers qui les concernent. En 1913, la commission de délimitation de la frontière turco-bulgare décida ainsi d’exclure les délégués ottoman et bulgare des délibérations, afin de ne pas rééditer l’expérience de 1897, que l’on avait jugée compromise par les revendications sans fin des délégués ottoman et grec. En 1913, les délégués ottomans et bulgares ne participaient donc qu’à titre d’observateurs [31] [31]Archivio dell’Ufficio Storico dello Stato Maggiore [archives de…. Les Européens avaient pu solliciter les compétences de certains colonisés pour le tracé des frontières coloniales, dans la mesure où il s’agissait de délimiter les sphères d’influence entre puissances [32] [32]Kapil Raj, “La construction de l'empire de la géographie.…. Dans les Balkans, les Européens ont affaire à des États souverains qui commencent à produire leurs propres données cartographiques et statistiques [33][33]Notamment la célèbre enquête ethnographique sur le « monde…. Elles sont parfois utilisées de façon sélective par chacune des grandes puissances au gré de leurs intérêts et de ceux de leurs clients ; néanmoins, on se méfie généralement de ces productions, jugées biaisées ou peu fiables. Dans le litige opposant en 1919 Roumains et Yougoslaves pour la région du Banat, on eut recours ainsi à la statistique ethnographiqueaustro-hongroise, qui pour le territoire du royaume de Hongrie retenait la langue maternelle déclarée par les individus recensés et est dès lors jugée plus fiable [34][34]Olivier Lowczyk, La Fabrique de la Paix. Du Comité d'études à…. Les acteurs balkaniques, puis est-européens, sont donc souvent écartés au nom des menaces que leurs revendications font peser sur un équilibre représentant les intérêts affrontés des grandes puissances. 18Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les puissances occidentales ne doivent d’ailleurs plus seulement faire face aux revendications de quelques États clients. La conférence de la Paix de 1919 constitue l’occasion d’un forum global synthétisant diverses formes de prise de parole publique transnationale élaborées au XIXe siècle. Les mouvements féministes en appellent ainsi à la Conférence, de même que des individus qui entendent représenter leur peuple colonisé, ainsi le jeune Hô Chi Minh [35][35]Margaret Macmillan, Les artisans de la paix. Comment Lloyd…. Les représentants des nationalités d’Europe de l’Est agissent alors comme leurs devanciers balkaniques cinquante ans plus tôt, produisant mémoires, pétitions, cartes et statistiques [36][36]Cf. par exemple Bibliothèque de Documentation Internationale…. Si les puissances européennes ont, à la faveur de la colonisation, modelé selon leurs intérêts une partie significative du globe, une telle ingénierie s’était développée pratiquement sans consultation des intéressés : lors de la conférence de Berlin qui, en 1884- 1885, mit en place les conditions d’une occupation de l’Afrique par les différentes puissances européennes, les formations politiques africaines furent de fait exclues de relations internationales dans lesquelles seuls les États de tradition européenne avaient droit de cité. Dans les Balkans, en revanche, les Européens eux-mêmes suscitèrent des États considérés comme mineurs mais ayant vocation à être des acteurs de ce système européen des relations internationales. Le processus reprit donc fort logiquement au lendemain de la Première Guerre mondiale, les Occidentaux qualifiant cet usage des catégories européennes par d’autres qu’eux de « balkanisation ». LA BALKANISATION, caractéristique de l’«entre- deux» géographique ?
19Si le redécoupage des anciennes possessions des
empires centraux trouvait surtout des partisans en France, le géographe britannique Halford Mackinder plaidait lui aussi, en 1919, pour la création de plusieurs États dans cette partie de l’Europe : « La condition de stabilité dans le réarrangement territorial de l’Europe de l’Est est que la division se fasse en trois et non en deux systèmes étatiques. C’est une nécessité vitale qu’il y ait un gradin d’États indépendants entre Allemagne et Russie. » [37][37]Halford J. Mackinder, Democratic Ideals and Reality. A Study in… À ses yeux, ces États devaient servir de « territoires-tampons ». La « balkanité », si on ose le néologisme, caractériserait ainsi une situation d’entre-deux. (Fig. 1) Fig. 1 Un gradin médian d’États entre Allemagne et Russie (Mackinder 1919). Comme le souligne l’auteur, les frontières doivent encore à l’époque être déterminées. C’est un des objectifs des traités de paix. Fig. 2 Continuité et discontinuité des systèmes étatiques en Europe (jusqu’à la veille de la première guerre mondiale) (Hartshorne 1941). NB : La figure d’origine est légèrement modifiée par la mise en couleur afin de mieux mettre en évidence les espaces où les États étaient les plus récents, c’est-à-dire la « zone de broyage » de l’Europe de l’Est, mais aussi, ce qui a peut-être plus de signification aujourd’hui, la Transcaucasie. 20Un peu plus tard, et dans une vision beaucoup plus pessimiste, Richard Hartshorne (1899-1992), qui contribua beaucoup au développement de la géographie politique aux États-Unis à partir des années 1930, revint à plusieurs reprises sur la question de la « Shatter Zone », qu’il présentait ainsi en 1944, en plein nouveau conflit mondial : 21« De toutes les régions du monde, aucune ne présente un aussi grand nombre de problèmes territoriaux que la zone [Belt] de l’Europe orientale à l’est d’une ligne qui va de la Baltique à l’Adriatique, incluant en 1938 treize pays situés entre la Scandinavie, l’Allemagne et l’Italie d’un côté, et l’URSS et la Turquie de l’autre. » [38] [38]Richard Hartshorne, “The United States and the « Shatter… 22Plus loin, il définit celle-ci comme « une région où les événements internationaux d’une certaine importance sont déterminés de l’extérieur plutôt que de l’intérieur » et constate que « l’instabilité politique qui caractérise cette zone, et cela depuis des siècles, offre une opportunité tentante à n’importe quel État voisin pour étendre son territoire et par-là même augmenter sa puissance militaire ». Or les profondes transformations survenues au lendemain de la Première Guerre mondiale et la création de plusieurs États-nations dans un espace impérial qui s’était longtemps accommodé de la diversité des populations n’ont pu qu’accentuer cette fragilité, en particulier face à l’Allemagne, puissance dominante en l’Europe de l’Est depuis la destruction de l’empire autrichien. 23Dans un article antérieur (1941), Hartshorne avait donné quelques représentations de cette « zone de broyage ». Il insistait en particulier sur les divergences de profondeur historique des États européens et notamment sur le manque de maturité des États est- européens créés à la suite de la Première Guerre mondiale. (Fig. 2.) 24Après 1945, la guerre froide n’a pu que relancer les études consacrées à l’Europe de l’Est et de façon générale à la division de l’Europe en deux. Un article en particulier mérite attention : c’est celui de Werner Cahnman, dans lequel est proposée une analyse historique de la coupure entre Europe de l’Est et Europe de l’Ouest. La dernière carte présente une synthèse géohistorique d’une Europe structurée par deux champs de force : une puissance « carolingienne » à l’Ouest, une puissance « moscovite » à l’Est, avec dans l’entre-deux une puissance centrale émergente.(Fig. 3). 25En 1997, la notion de « zone de broyage » a été utilisée par Jacques Lévy dans son livre Europe, une géographie. Plus récemment, la notion de shatterbelt a été utilisée par Saul Cohen, notamment dans son manuel de géopolitique mondiale où il définit une « zone de broyage » comme « une région déchirée par des conflits internes et dont la fragmentation est accrue par l’intervention de puissances extérieures cherchant à étendre leur influence sur la région » [39][39]Saul B. Cohen, Geopolitics. The Geography of International…. 26La région du Moyen-Orient est classée par Cohen comme une shatterbelt, mais l’auteur souligne clairement que cette situation est récente dans la mesure où le Moyen-Orient a connu de longues périodes d’unité, en dernière date sous l’Empire ottoman. Ce n’est que depuis la fin de la Première Guerre mondiale et l’intrusion des impérialismes européens que cette région a été profondément divisée en entités antagonistes, en fonction de processus d’ossification d’identités auparavant fluides déjà observés, selon des temporalités et des modalités diverses mais comparables, dans les régions colonisées par les Occidentaux comme dans les Balkans [40][40]Sur la (ré)invention de l’ethnie, cf. Jean-Loup Amselle, Elikia…, ce qui pose bien le problème des facteurs endogènes et des facteurs exogènes dans le processus de balkanisation ; et la tendance trop souvent à occulter les seconds au profit seulement des premiers. Fig. 3 Les champs de puissance européens. 1. L’Europe carolingienne ; 2. L’Europe moscovite. Les lignes d’expansion des cœurs sont suggérées par des lignes continues ; les lignes d’expansion du centre sont suggéré Fig. 27L’entre-deux est d’abord une configuration générale (Configuration 1), définie comme « un espace entre deux espaces fortement polarisés et organisés ». Mais cette situation géographique peut apparaître par trop statique et ne pas tenir compte de la dimension historique. 28Aussi doit-on plutôt considérer l’entre-deux comme un espace fluctuant caractérisé par une alternance de domination par les espaces encadrants (Configuration 2a et 2b), avec la formation dans l’intervalle, spatial et temporel, d’un espace de broyage (Configuration 2c). Mais une autre possibilité peut être envisagée : l’émergence, dans l’entre-deux, d’une centralité qui structure, au moins partiellement, celui-ci (Configuration 3a) ; avec comme développement possible que cette centralité l’emporte sur les espaces encadrants. 29Les évolutions possibles entres ces différentes configurations sont la base d’un chrono-chorotype [41] [41]Vincent Capdepuy, Entre Méditerranée et Mésopotamie. Étude…. (Fig. 4) 30Ainsi conçue, la catégorie de l’entre-deux permettrait d’analyser de phénomènes historiques précis, présentant une similarité avec la situation géohistorique des Balkans à la fin du XIXe siècle, mais sans faire usage de la catégorie de balkanisation, à laquelle continue d’avoir recours la langue savante aussi bien que courante. Le terme de « balkanisation » finit presque par signifier un simple processus d’émiettement, ainsi sous la plume de Kwame Nkrumah lorsqu’il plaide pour l’unité de l’Afrique [42][42]Kwame Nkrumah, Africa Must Unite, Londres, Heinemann, 1963. La…. 31Les Balkans n’ont pourtant ni le monopole de la fragmentation étatique, ni celui de la violence. En revanche, si le mot a remporté un tel succès, c’est que les guerres balkaniques de 1912-1913 semblent avoir constitué un moment matriciel de la médiatisation de la violence.
Quand le public CRÉE LE RÉCIT
32Comment, pour le dire comme R. Koselleck, « la
totalité d’un ensemble de significations et d’expériences politiques et sociales dans lequel et pour lequel [un] mot est utilisé, entre dans ce seul mot » [43][43]Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à la…, ici la balkanisation ? Bien des espaces cumulent en effet les expériences de fragmentation étatique et de violence. L’Amérique espagnole s’est par exemple « désagrégée » [44][44]Clément Thibaud, Républiques en armes. Les armées de Bolivar… un peu avant le Sud- Est européen, sous l’effet de tendances sécessionnistes devant plus aux circonstances des luttes politico- militaires qu’à la révélation d’identités nationales préexistantes. Les indépendances latino-américaines furent de même marquées par une violence extrême, ainsi la « guerre à mort » qui ravagea le Venezuela et semble bien oubliée aujourd’hui [45][45]Ibid., p. 93- 123.. La genèse et le développement des conflits balkaniques sont au contraire très exactement contemporains de l’émergence d’un espace public mondial. Ce dernier terme doit être envisagé non dans le sens strict que Jürgen Habermas donne au concept d’Öffentlichkeit [46][46]Jürgen Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité…, mais dans celui d’une extension progressive de l’espace public tout au long du XIXe siècle [47][47]Geoff Eley, “Nations, Publics and Political Cultures : Placing…, qui constitue en effet un « moment historique où se tisse un lien étroit entre une société et un ou des médias » [48] [48]Christophe Charle, Le siècle de la presse, Paris, Editions du…, ce qui se traduit notamment par une démocratisation des questionnements de politique étrangère [49][49]Robert Frank, “Émotions mondiales, internationales et…. 33Ainsi la guerre d’indépendance grecque est-elle intimement liée au philhellénisme européen, une passion politique qui frappe d’abord les salons mais recrute déjà en dehors, constituant un « moment inaugural » de « l’intervention de simples citoyens, au nom de leur seule conviction personnelle, en faveur d’une cause étrangère ou dans un conflit international » [50][50]Denys Barau, La cause des Grecs. Une histoire du mouvement… ; plus tard, c’est encore en Orient que s’expérimente le reportage de guerre, photographié pour la première fois en Crimée [51][51]Bernd Hüpphauf, “The Emergence of Modern War Imagery in Early…. Les « horreurs bulgares » de 1876, la guerre russo-turque de 1877- 1878, la guerre serbo-bulgare de 1885, l’insurrection crétoise de 1896, l’insurrection macédonienne de 1903, la révolte albanaise de 1911 et les guerres balkaniques de 1912-1913 constituent quant à elles une litanie apparente pouvant donner au lectorat de masse apparu précisément dans le dernier tiers du XIX e siècle l’impression d’un éternel retour, impression d’ailleurs favorisée par les mobilisations régulières d’individus et de groupes en faveur de telle ou telle cause balkanique, selon des modalités variées de la solidarité : politique, culturelle, religieuse, humanitaire [52][52]Gilles Pécout, La liberté en Méditerranée. Essai sur une amitié…. Au contraire, les conflits coloniaux, tout aussi réguliers et parfaitement contemporains des événements balkaniques, sont perçus comme les étapes du récit épique et linéaire de la constitution des empires et donnent lieu à des mobilisations qui remettent rarement en question le bien fondé de la conquête ou bien demeurent peu audibles [53][53]« Si on peut citer des critiques, des tentatives de supprimer…. 34De la même façon, les guerres balkaniques de 1912- 1913 semblent avoir constitué un moment de sidération de l’opinion publique occidentale, alors qu’elles appartiennent à un faisceau de conflits caractérisés par la massification et l’industrialisation de la violence. L’historiographie évoque à l’envi le caractère inédit de la violence durant les guerres balkaniques. La guerre des Boers avait elle aussi été marquée par un certain nombre d’innovations (usage de trains blindés, de munitions explosives « dum dum », du fil de fer barbelé et de « blockhouses »), dont des techniques de contrôle des populations ennemies (listes de réfractaires dont les biens étaient voués à la destruction, camps de « reconcentration ») [54][54]Bernard Lugan, La guerre des Boers, 1899- 1901, Paris, Perrin,…. Ces atrocités, comme celles que les troupes alliées perpétrèrent pratiquement au même moment lors de la guerre des boxers, connurent une publicité mondiale [55][55]Paula M. Krebs, Gender, Race, and the Writing of Empire. Public…. Elles relevaient cependant d’un domaine colonial où la violence semblait plus banale, ou du moins mieux tolérée. Les Balkans n’appartenaient pas, quant à eux, au domaine colonial, et faisaient l’objet, de la part de l’Occident, d’une « fabrique de l’altérité » particulière qui a été analysée ailleurs [56][56]Sur la notion d’othering, cf. Gayatri Spivak, « The Rani of…. On se bornera ici à rappeler que les catégories de l’orientalisme forgées par Edward Said ont pu être appliquées aux Balkans puis amendées, l’altérité balkanique relevant alors moins de « l’Orient » que de « l’Est », la brutalité l’emportant sur l’indolence dans un répertoire d’images reposant dans tous les cas sur l’opposition entre une périphérie arriérée et un centre, l’Occident, incarnant la norme du progrès [57][57]Maria Todorova, op. cit. ; Larry Wolff, Inventing Eastern…. 35Nous remarquerons que la mise en récit des guerres balkaniques en Occident se fait selon des catégories propices à en faire l’objet d’un « engouement social » selon des modalités proches de formes de narrativité contemporaines, le fait divers et plus généralement l’enquête [58][58]Dominique Kalifa, L’encre et le sang. Récits de crimes et…. En tant que producteur de récit, le correspondant de guerre « couvre » les événements extérieurs en fonction d’objectifs comparables à ceux que poursuit le reporter à sur la scène intérieure : 36« D’une part le souci érudit de déchiffrer la société, de produire sur elle des modes raisonnés d’intelligibilité et d’administration ; de l’autre l’exigence pédagogique, puis surtout commerciale, de dire le monde au plus grand nombre, empruntant pour cela les logiques et les voies de l’industrie culturelle. D’où la nature hybride et conflictuelle du « genre » de l’enquête, tenaillé plus que tout autre entre la production d’un savoir original et la diffusion de stéréotypes, entre la volonté de produire du sens et la nécessité de ressasser des croyances » [59] [59]Dominique Kalifa, “«policier, détective, reporter» Trois…. 37La production de stéréotypes sur les Balkans, dont nous avons vu que la « balkanisation » constitue la quintessence, ne procède donc pas uniquement de la fabrique de l’altérité selon des grilles de lecture civilisationnelles, ou du moins relève-t-elle de formes de narrativités qui s’appliquent d’abord aux sociétés occidentales elles-mêmes. 38Les guerres balkaniques donnent aux journalistes, qu’ils soient reporters de terrain ou compilateurs de dépêches, l’occasion de satisfaire le goût du public pour l’horreur, à travers notamment les récits de la dégradation des corps. Lorsqu’ils sont commis en Occident, homicides, violences sexuelles et actes de barbarie sont pensés comme des événements ponctuels, attribuables à l’individu taré, les sociopathies affligeant les classes populaires en constituant, il est vrai, le terreau privilégié. Commis par des Occidentaux hors d’Occident – comprendre dans le domaine colonial – les mêmes actes sont généralement ignorés quoique connus, la puissance du discours sur la mission civilisatrice éclipsant à moyen terme l’écume des différents scandales [60][60]Les empires ont dû régulièrement faire face à des scandales…. Dans les Balkans, la succession des deux guerres de 1912-1913 permet en outre une progression du récit vers la tragédie, par l’application de catégories morales individualisées à des relations interétatiques : la guerre entre alliés balkaniques met le dédain de l’opinion internationale à son comble, d’autant qu’une partie de cette opinion avait sincèrement cru à la croisade de la « Quadruplice balkanique ». 39Les guerres balkaniques ne fascinent pas seulement par les atrocités commises, et qui ne sont d’ailleurs parfaitement connues qu’au bout de quelques semaines. D’emblée, le public se passionne pour l’analyse des opérations militaires [61][61]Nicolas Pitsos cite à cet égard un article éclairant paru dans…, ratiocinant sur les stratégies, les équipements et la combativité des différentes forces en présence, mais aussi sur l’implication des grandes puissances dans l’échiquier balkanique. Pas plus que les violences, toutefois, cela ne constitue une spécificité balkanique, les articles consacrés au conflit russo-japonais ayant par exemple inspiré eux aussi les stratèges amateurs. La participation au récit choral des guerres balkaniques par le recyclage, dans les conversations courantes, des nouvelles relatives aux opérations militaires offre toutefois au public une occasion supplémentaire de distinction sociale. Les savoirs ethnographiques sont devenus familiers à la faveur de la colonisation d’une part, de la Question d’Orient d’autre part [62][62]Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire (dir.), Culture coloniale.…. La question de Macédoine, en particulier, nécessite une pédagogie des identités religieuses, ethniques et nationales, lesquelles sont encore floues sur le terrain et sont souvent promues dans la presse occidentale par les États balkaniques eux-mêmes [63][63]Nicolas Pitsos, op. cit., p. 4-6.. 40Les guerres balkaniques ont suffisamment impressionné l’opinion publique internationale pour que l’idée d’une exception balkanique survive à un premier conflit mondial qui aurait pourtant dû montrer l’inanité d’une telle vision. Au contraire, le succès du concept de «balkanisation » au lendemain de la Première Guerre mondiale illustre l’impact du moment médiatique qui, quelques années plus tôt, avait mis en récit les « guerres balkaniques ». A cette occasion, les événements avaient rencontré un horizon d’attente international de type nouveau, qui permit à un réseau d’images de se fixer durablement alors que des conflits comparables mais légèrement antérieurs avaient laissé moins de traces dans l’esprit public. Certes, les guerres balkaniques présentèrent des spécificités qui contribuèrent à leur persistance rétinienne collective. La volonté des belligérants d’assimiler les territoires conquis par des conversions forcées, des massacres ou des expulsions fut considérée comme un trait culturel balkanique, alors même que de telles politiques furent menées pour mettre la carte de la péninsule en conformité avec le modèle occidental de l’État-nation homogène. Si les Balkans sont situés dans un « entre-deux » géographique, ils se trouvent aussi dans une historicité intermédiaire entre celle des puissances capables de dissimuler ou de banaliser leurs appétits territoriaux et celle de colonisés encore largement réduits au silence. Les États balkaniques trouvent alors dans l’opinion publique internationale une contrainte et une ressource. Ils doivent par exemple composer avec l’enquête Carnegie, qui contribue à la fois à fixer les images de la balkanisation et à inaugurer une forme de publicité des débats de politique étrangère qui se systématisera au cours de la Grande Guerre et de ses lendemains [64] [64]Dzovinar Kévonian, “L'enquête, le délit, la preuve : les…. Lorsque Walter Rathenau fait entrer le concept de « balkanisation » dans le débat international, c’est pour mettre en garde les grandes puissances contre la tentation d’une ingénierie territoriale qui constitue une transaction inégale entre intérêts locaux et stratégies des grands. La balkanisation est donc coproduite, même si le terme lui-même semble léguer sa charge négative aux seuls acteurs locaux.