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Le nom de « Balkans » (ou « péninsule balkanique »)

s’est diffusé dans le discours occidental à partir de la fin


du XIXe siècle [1][1]Maria Todorova, Imaginaire des
Balkans, Paris, Editions de…. Très vite, il fut associé à
une fragmentation politique jugée souvent excessive et
synonyme d’une conflictualité incessante et
multiscalaire. À la fin de la Première Guerre mondiale,
un terme apparaît pour désigner un processus
géohistorique de fragmentation dans la violence, la
« balkanisation ». Le terme fut si bien compris des
contemporains qu’il se diffusa, notamment dans la
sphère des savants et des experts, en un moment
d’intenses réflexions sur l’organisation du monde et
surtout de l’Europe d’après-guerre. On cherchera ici à
mettre en évidence les circulations des discours, des
savoirs et des images qui contribuèrent à faire des
Balkans un antimodèle pour les « artisans de la
paix » [2][2]Margaret Macmillan, Les artisans de la
paix. Comment Lloyd…, décideurs et experts, mais
aussi pour une opinion publique de plus en plus
impliquée dans le règlement des questions
internationales.

UNE BALKANISATION d’abord économique

2En décembre 1918, le règlement de la paix paraissait


très incertain et tout indiquait qu’il ferait l’objet d’une
longue et dure bataille qui se gagnerait certes sur la
scène diplomatique mais serait aussi fortement
influencée par les différentes opinions publiques,
comme l’avaient déjà prouvé les grandes phases de
négociations internationales du long XIXe siècle [3]
[3]Gilbert Ameil et alii (dir.), Le Congrès de Paris,
1856 : un…. C’est dans ce contexte que le terme de
« balkanisation » fit une entrée remarquée dans le débat
public international à l’occasion d’une interview donnée
par Walter Rathenau au New York Times en
décembre 1918 [4][4]Anonyme, “Rathenau, Head of
Great Industry, Predicts the…. Il s’agissait alors, pour
ce capitaine d’industrie responsable de l’effort de guerre
allemand, d’éviter à l’Allemagne ce que John M.
Keynes qualifia par la suite de « paix carthaginoise » [5]
[5]John Maynard Keynes, Les conséquences
économiques de la paix,…, c’est-à-dire le
démantèlement de son territoire et de son industrie.
3Face à une opinion publique américaine dont il
imaginait qu’elle pèserait dans le règlement de la paix,
Rathenau agitait le spectre d’une « balkanisation » de
l’Allemagne et de l’Europe, le Sud-Est européen offrant
ici l’image implicite d’une fragmentation étatique
absurde, imposée par les rivalités de grandes puissances
s’appuyant sur de minuscules nationalismes locaux et
conduisant à la naissance de petits États inviables et
belliqueux.
4En convoquant le spectre balkanique, Rathenau
renvoyait les contemporains à l’attentat de Sarajevo,
cause commode du cataclysme dont on prenait toute la
mesure avec la fin des combats. Utilisé dans le cadre
d’un débat sur l’avenir économique de l’Europe, le
terme de « balkanisation » trouvait toutefois une portée
historique plus vaste encore. En Europe du Sud-Est, le
XIXe siècle s’était traduit par une lente fragmentation de
l’Empire ottoman en petits États dont le premier né, la
Grèce, s’était effectivement retrouvé presque
immédiatement en faillite, alors que ses épigones serbe,
roumain et bulgare étaient devenus pratiquement dès
leur naissance des vassaux économiques des empires
germaniques.
5Inversement, en Europe médiane, l’heure était à la
coalescence étatique. Tant dans l’espace allemand que
dans l’espace italien, les promoteurs de l’unité nationale
voyaient dans la fragmentation étatique l’une des causes
de l’oppression étrangère et de l’unité nationale
inachevée. Avant de proposer le Schlagwort de
« balkanisation », la langue allemande recourait à celui
de Kleinstaaterei, employé par exemple par l’historien
libéral Heinrich Luden : « Chez nous la patrie s’est
effacée derrière les cercles, les marches et les districts,
et l’amour du peuple allemand a dégénéré
en Kleinstaaterei » [6][6]« Das Vaterland hatte sich bei
uns verloren in Kreise, Marken…, écrivait-il au moment
de la « guerre de libération » contre Napoléon Ier.
L’union douanière avait d’ailleurs constitué en 1834 la
première étape de l’unification allemande, à l’issue de
laquelle l’Allemagne avait pu être pensée comme le
cœur futur d’une union économique européenne [7]
[7]Séverine Marin, “Zollverein, cartels ou coalitions  ?
Réflexions….
6En effet, dès la fin du XIXe siècle, l’émergence de la
puissance américaine commença à faire redouter à
l’Europe son propre déclin, dont quelques esprits
pionniers de l’idée européenne jugeaient qu’il serait
causé en particulier par le fractionnement du continent
en de multiples marchés clos par les nationalismes [8]
[8]Éric Bussière, “Premiers schémas européens et
économie…. La « balkanisation » peut ainsi être pensée
comme l’envers du continentalisme, notion aujourd’hui
oubliée de la géopolitique et des relations
internationales [9][9]Frank M. Russell, Theories of
International Relations, New…, mais apparue au début
du XXe siècle et ayant connu une certaine notoriété
durant l’entre-deux-guerres, précisément dans les débats
qui ont suivi la création de la Société des nations
en 1919 [10][10]Vincent Capdepuy, “La Réunion,
Madagascar, îles d’Afrique ?”,….
7Le concept, Kontinentalismus, a été créé par Rudolf
Kobatsch, professeur d’économie à Vienne, qui le
définissait avant tout comme une politique économique
protectionniste :
8« Le continentalisme est une forme de défense ayant le
caractère de politique économique ; il est analogue au
nationalisme, dont il diffère en ce qu’il vise à étendre la
protection économique à un continent entier ou à une
partie importante de ce continent. Nous ne nous
trouvons donc plus en présence d’un seul pays qui, pour
combattre la concurrence étrangère, emploie des
mesures protectrices contre les autres unités
économiques ; il s’agit ici des intérêts concernant la
politique économique de plusieurs pays appartenant à
un même continent qui, se considérant comme un tout
unique, prennent une attitude défensive contre un autre
continent par lequel ils se croient économiquement
menacés. » [11][11]Rudolf Kobatsch, La politique
économique internationale, adapté…
9Le continentalisme était donc l’expression d’une
« communauté d’intérêts » dans un contexte de
« conflits économiques entre un continent et
l’autre » [12][12]Ibid., p. 366. et se justifiait par la peur
en Europe d’un « péril américain », sorte de pendant du
« péril européen » auquel la doctrine Monroe était
censée répondre.
10Alejandro Alvarez, juriste chilien, fut dans les années
1920-1930 l’un des meilleurs spécialistes de la question
du continentalisme. En 1909, il avait déjà édité une
synthèse sur Le droit international américain, dont
plusieurs chapitres étaient consacrés à la doctrine
Monroe et au panaméricanisme. Dès 1917, après
l’entrée en guerre des États-Unis, il récusa l’idée d’une
nouvelle organisation internationale où prédomineraient
quelques grandes puissances, et plaida pour la création
en Europe et en Amérique d’« unions continentales » où
les nations discuteraient de leurs intérêts communs. La
doctrine Monroe et le panaméricanisme devaient être les
bases de cette nouvelle organisation regroupant les
États-Unis et les pays d’Amérique latine [13]
[13]Alejandro Alvarez, “Pan-Americanim as a Working
Progam”,…. En 1927, il publia un article sur « Les
groupements continentaux et la réforme de la Société
des Nations », puis en 1929 un rapport présenté à
l’Union Juridique Internationale sur « La réforme du
pacte de la Société des nations sur des bases
continentales et régionales » [14][14]Alejandro Alvarez,
“La réforme du pacte de la Société des…. Le
continentalisme semblait pouvoir permettre l’ouverture
d’une voie intermédiaire entre un risque permanent de
guerre et une paix universelle peut-être utopique, avec
des espaces régionaux pacifiés par des ententes entre
États voisins. L’Union paneuropéenne internationale fut
fondée en 1926 par Richard Coudenhove-Karlegi, qui
avait publié en 1923 son manifeste Paneuropa ; son
influence resta somme toute limitée.
11L’émergence du terme de « Balkanisierung » est
donc loin d’être un hasard et, au contraire, souligne,
dans la pensée politique allemande, le souci de la
viabilité économique des États composant l’espace
économique continental. Le terme est ainsi signalé dès
mars 1918 par une revue franco-grecque [15][15]La
Méditerranée orientale, 1er mars 1918., qui cite les
journaux britanniques rapportant que le Vorwärts !,
journal du parti social-démocrate allemand, dénonce la
« balkanisation » de l’Europe de l’Est : l’avancée
allemande en Russie se solde en effet par l’émergence
de nouvelles entités en Finlande, en Biélorussie, en
Ukraine et dans le Caucase [16][16]L’historien
britannique Arnold Toynbee attribuait d’ailleurs à….
Dans les décennies d’avant-guerre, les socialistes
autrichiens et allemands avaient d’ailleurs puissamment
contribué à la réflexion sur la question nationale, autour
notamment d’une éventuelle évolution fédérale de
l’Autriche-Hongrie. Schématiquement, le programme
« austro-marxiste » consistait par exemple à rendre
intangible le découpage territorial de la double
monarchie, tout en accordant les mêmes droits
politiques et culturels tant aux nationalités qu’aux
individus sujets de l’empire ; la solution d’une
fédération d’États indépendants proposées par les
sociaux-démocrates allemands avait néanmoins la
faveur des socialistes des Balkans [17][17]Nia
Perivolaropoulou, “La fédération balkanique comme
solution….
12C’est semble-t-il par traduction du terme allemand
de « Balkanisierung » que ceux de « balkanisation » et
de « balkanization » se diffusent ensuite en français et
en anglais.
13La bibliothèque numérique Gallica permet de
procéder à des recherches lexicales simples dans un
corpus de près de deux millions de documents
comprenant notamment les principales publications de
presse en langue française, le service en ligne Google
book search donnant quant à lui accès à un nombre de
documents inégalé et d’une grande diversité
linguistique [18][18]Sur l’usage de Google par
l’historien, cf. Valérie Neveu,…. La consultation de ce
vaste corpus révèle que la deuxième occurrence du mot
« balkanisation » en langue française se trouve dans un
compte-rendu d’articles parus dans la presse allemande
à propos de la crise provoquée par l’Italie à la
conférence de la paix : Le
Temps du 27 avril 1919 rapporte ainsi que la « Gazette
de Voss », c’est-à-dire la Vossische Zeitung, considère
cette crise comme une manœuvre américaine « pour
accentuer, comme elle dit, la “balkanisation” de
l’Europe ». De même, l’ancien correspondant de guerre
britannique Sisley Huddleston publie dès juillet 1919 un
article intitulé « Balkanisation and Federation » dans
la Contemporary Review [19][19]Sisley Huddleston,
“Balkanisation and Federation”, The…. Il semble que le
terme fut utilisé, et ce durant tout l’immédiat après-
guerre, pour dénoncer un règlement de la paix
instrumentalisant le principe des nationalités pour servir
les intérêts des vainqueurs. L’apparition du concept de
« balkanisation » coïncide avec la découverte du facteur
économique dans les relations internationales, illustrée
par les célèbres Conséquences économiques de la
Paix de J. M. Keynes, membre de la délégation
britannique à la Conférence de la paix. Dans un premier
temps, la « balkanisation » renvoie beaucoup moins à la
violence politique qu’à la création d’États trop petits
pour atteindre une masse économique critique, et qui
plus est enclavés et rivaux.

LES BALKANS coproduits par l’Occident

14De fait, on procéda entre 1919 et le milieu des années


1920 à un redécoupage territorial de l’Europe centrale et
orientale selon des méthodes expérimentées dans les
Balkans tout au long du XIXe siècle. Dès la guerre
d’indépendance grecque, les grandes puissances
européennes prétendirent tracer scientifiquement les
limites d’un nouvel État-nation pour lequel leurs
opinions publiques avaient pris fait et cause [20]
[20]Anne Couderc, État, nations et territoires dans les
Balkans au…. Le royaume ainsi créé était en réalité très
exigu, économiquement inviable et ne regroupait qu’une
petite partie des populations grecques de
l’Empire ottoman, qu’il aurait été d’ailleurs la plupart
du temps bien difficile de séparer des autres groupes
composant la population ottomane. La création d’un
État grec visait surtout à donner le change à l’opinion
publique philhellène, l’intérêt de la France et surtout du
Royaume-Uni commandant au contraire de ne pas
affaiblir l’Empire ottoman. Le royaume de Grèce se
lança quoi qu’il en soit dans une modernisation
superficielle et dans une politique irrédentiste financée à
crédit auprès des banques occidentales [21][21]John S.
Koliopoulos, Thanos M. Veremis, Modern Greece : a….
C’est toutefois la crise d’Orient de 1875 qui inaugura
véritablement la fragmentation politique du Sud-Est
européen. La rébellion des provinces slaves de l’Empire
ottoman ayant dégénéré en guerre russo-turque, ce fut
un congrès des grandes puissances européennes qui
décida d’une recomposition de la « Turquie d’Europe »,
selon les modalités classique du « concert
européen » [22][22]Yves Bruley, “Le Concert européen
à l’époque du Second Empire”,….
Carte représentant les lignes de communication
de la Lettonie, Memorandum on Latvia addressed
to the Peace Conference by the Lettish
delegation, s. l. n. d.(Paris 1919  ?). Coll. BDIC .

15Les débuts de la colonisation avaient déjà rompu les


Européens au tracé de frontières prétendument
« scientifiques », selon le mot de Disraeli à propos de la
frontière indo-afghane [23][23]Anatole Leroy-Beaulieu,
La France, la Russie et l'Europe,…. Le rôle de la
géographie dans la colonisation et singulièrement dans
la production de savoirs nécessaires au tracé des
frontières est connu [24][24]Parmi de nombreuses
références : Hélène Blais et alii (dir.),…, en revanche
les transferts de savoirs de ce type vers les Balkans
mériteraient d’être analysés. Si au lendemain de la
Première Guerre mondiale le remaniement de l’Europe
s’appuya en partie sur une expertise scientifique [25]
[25]Jacques Bariety, “Le Comité d’Etudes du Quai
d’Orsay et les…, au XIXe siècle les frontières
balkaniques avaient été, comme les frontières
coloniales, généralement tracées par des militaires, mais
dans le cadre de missions internationales regroupant les
délégués de chacune des six grandes puissances,
éventuellement flanqués de représentant des parties
balkaniques intéressées. Si le cadre juridique du tracé
des frontières était fort différent dans les Balkans et
dans les colonies, souvent le personnel était le même.
Le commissaire britannique délégué auprès de la
commission internationale de délimitation des frontières
de la Serbie en 1879 était ainsi le major Samuel
Anderson, qui avait auparavant tracé une partie de la
frontière entre le Canada les États-Unis [26][26]Irene
M. Spry, ad nomen dans Dictionnaire biographique
du…. Paul d’Estournelles de Constant, en revanche,
était un expert de l’Orient avant de devenir un haut
fonctionnaire colonial : il avait suivi l’enseignement de
l’École des langues orientales, avait été reçu au
troisième concours du ministère des Affaires étrangères
avant d’être affecté à la délégation française auprès de la
commission internationale chargée de la délimitation
des frontières du Monténégro en 1879 ; en 1882, il
commença en tant que ministre résident à Tunis une
courte carrière coloniale, avant de se consacrer
aux questions de la paix et de l’arbitrage qui le menèrent
elles-mêmes à s’intéresser à la fin de sa vie au
redécoupage des Balkans [27][27]Kaliopi Naska, “Paul
d’Estournelle de Constant, l’admission de….
16Les frontières balkaniques, jugées si aberrantes par
bon nombre de publicistes et d’experts occidentaux, ont
pourtant bel et bien été coproduites par le concert
européen, les acteurs balkaniques eux-mêmes ayant
souvent joué un rôle mineur dans cette
« horogénèse » [28][28]Michel Foucher, Fronts et
frontières. Un tour du monde…. En 1856, le traité de
Paris place en effet l’Empire ottoman sous la protection
des grandes puissances, lesquelles mettent de facto en
place un système permanent de gestion multilatérale des
affaires orientales. Les traditionnels congrès
diplomatiques convoqués à l’occasion des crises les plus
graves sont prolongés par des commissions
internationales provisoires ou permanentes, ainsi la
commission du Danube créée en 1856 pour assurer la
création d’une nouvelle voie commerciale
internationale. Des conférences réunissant les
ambassadeurs des grandes puissances se réunissent
également à Constantinople ou dans d’autres capitales à
l’occasion de l’une ou l’autre crise, avec le relai
éventuel sur le terrain d’une commission consulaire
multilatérale ; ainsi en Crète à partir de 1895.
17Sur le terrain, justement, les puissances européennes
sont les acteurs au sens propre du tracé des frontières
balkaniques. Il s’agit en effet de matérialiser les
décisions prises autour du tapis vert des négociations
diplomatiques, à l’issue desquelles sont dressées des
listes de points de repères extraits de l’appareil
cartographique dont disposaient les négociateurs.
L’article 2 du traité de Berlin indiquait ainsi un tracé
préalable de la frontière turco-bulgare s’appuyant sur les
anciennes frontières et limites administratives, sur des
éléments naturels tels que cours d’eau et hauteurs, enfin
sur des villages et routes ou encore sur des points de
repères « de la carte de l'état-major autrichien » [29]
[29]Pierre Albin, Les grands traités politiques  : Recueil
des…. La très grande imprécision de ce tracé, lui-même
fruit de longues tractations entre les puissances, les
États balkaniques et l’Empire ottoman, portait en germe
de nombreux litiges sur le terrain. De fait, l’imprécision
des tracés proposés par les multiples congrès et
conférences consacrés au redécoupage des Balkans
donna lieu à des conflits d’interprétation portant parfois
sur des localités microscopiques. Dans l’introduction
d’un dossier consacré à ce sujet précis, Bernard Lory
montre que derrière l’absurdité apparente de tels litiges
se cachent des logiques ayant trait à l’exercice de la
souveraineté [30][30]Bernard Lory, “Contentieux
micro-territoriaux dans les Balkans,…. Il s’agit en effet
de conflits sans véritables enjeux démographiques ni
économiques, du fait de la taille très réduite des
territoires concernés. Ils permettent toutefois aux États
concernés de mettre à l’épreuve leur outil diplomatique
et leurs alliances, mais aussi de profiter des failles dans
les systèmes de prescription territoriale mis en place par
les grandes puissances. Ces dernières, en effet, ont
tendance à exclure les États balkaniques des règlements
frontaliers qui les concernent. En 1913, la commission
de délimitation de la frontière turco-bulgare décida ainsi
d’exclure les délégués ottoman et bulgare des
délibérations, afin de ne pas rééditer l’expérience
de 1897, que l’on avait jugée compromise par les
revendications sans fin des délégués ottoman et grec.
En 1913, les délégués ottomans et bulgares ne
participaient donc qu’à titre d’observateurs [31]
[31]Archivio dell’Ufficio Storico dello Stato Maggiore
[archives de…. Les Européens avaient pu solliciter les
compétences de certains colonisés pour le tracé des
frontières coloniales, dans la mesure où il s’agissait de
délimiter les sphères d’influence entre puissances [32]
[32]Kapil Raj, “La construction de l'empire de la
géographie.…. Dans les Balkans, les Européens ont
affaire à des États souverains qui commencent à
produire leurs propres données cartographiques et
statistiques [33][33]Notamment la célèbre enquête
ethnographique sur le « monde…. Elles sont parfois
utilisées de façon sélective par chacune des grandes
puissances au gré de leurs intérêts et de ceux de leurs
clients ; néanmoins, on se méfie généralement de ces
productions, jugées biaisées ou peu fiables. Dans le
litige opposant en 1919 Roumains et Yougoslaves pour
la région du Banat, on eut recours ainsi à la statistique
ethnographiqueaustro-hongroise, qui pour le territoire
du royaume de Hongrie retenait la langue maternelle
déclarée par les individus recensés et est dès lors jugée
plus fiable [34][34]Olivier Lowczyk, La Fabrique de la
Paix. Du Comité d'études à…. Les acteurs balkaniques,
puis est-européens, sont donc souvent écartés au
nom des menaces que leurs revendications font peser
sur un équilibre représentant les intérêts affrontés des
grandes puissances.
18Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les
puissances occidentales ne doivent d’ailleurs plus
seulement faire face aux revendications de quelques
États clients. La conférence de la Paix de 1919 constitue
l’occasion d’un forum global synthétisant diverses
formes de prise de parole publique transnationale
élaborées au XIXe siècle. Les mouvements féministes en
appellent ainsi à la Conférence, de même que des
individus qui entendent représenter leur peuple colonisé,
ainsi le jeune Hô Chi Minh [35][35]Margaret
Macmillan, Les artisans de la paix. Comment Lloyd….
Les représentants des nationalités d’Europe de l’Est
agissent alors comme leurs devanciers balkaniques
cinquante ans plus tôt, produisant mémoires, pétitions,
cartes et statistiques [36][36]Cf. par exemple
Bibliothèque de Documentation Internationale…. Si les
puissances européennes ont, à la faveur de la
colonisation, modelé selon leurs intérêts une partie
significative du globe, une telle ingénierie s’était
développée pratiquement sans consultation des
intéressés : lors de la conférence de Berlin qui, en 1884-
1885, mit en place les conditions d’une occupation de
l’Afrique par les différentes puissances européennes, les
formations politiques africaines furent de fait exclues de
relations internationales dans lesquelles seuls les États
de tradition européenne avaient droit de cité. Dans les
Balkans, en revanche, les Européens eux-mêmes
suscitèrent des États considérés comme mineurs mais
ayant vocation à être des acteurs de ce système
européen des relations internationales. Le processus
reprit donc fort logiquement au lendemain de la
Première Guerre mondiale, les Occidentaux qualifiant
cet usage des catégories européennes par d’autres
qu’eux de « balkanisation ».
LA BALKANISATION, caractéristique de l’«entre-
deux» géographique  ?

19Si le redécoupage des anciennes possessions des


empires centraux trouvait surtout des partisans en
France, le géographe britannique Halford Mackinder
plaidait lui aussi, en 1919, pour la création de plusieurs
États dans cette partie de l’Europe : « La condition de
stabilité dans le réarrangement territorial de l’Europe de
l’Est est que la division se fasse en trois et non en deux
systèmes étatiques. C’est une nécessité vitale qu’il y ait
un gradin d’États indépendants entre Allemagne et
Russie. » [37][37]Halford J. Mackinder, Democratic
Ideals and Reality. A Study in… À ses yeux, ces États
devaient servir de « territoires-tampons ». La
« balkanité », si on ose le néologisme, caractériserait
ainsi une situation d’entre-deux. (Fig. 1)
Fig. 1
 Un gradin médian d’États entre Allemagne et
Russie (Mackinder 1919). Comme le souligne
l’auteur, les frontières doivent encore à l’époque
être déterminées. C’est un des objectifs des
traités de paix.
Fig. 2
Continuité et discontinuité des systèmes étatiques en
Europe (jusqu’à la veille de la première guerre
mondiale) (Hartshorne 1941). NB : La figure d’origine
est légèrement modifiée par la mise en couleur afin de
mieux mettre en évidence les espaces où les États
étaient les plus récents, c’est-à-dire la « zone de
broyage » de l’Europe de l’Est, mais aussi, ce qui a
peut-être plus de signification aujourd’hui, la
Transcaucasie.
20Un peu plus tard, et dans une vision beaucoup plus
pessimiste, Richard Hartshorne (1899-1992), qui
contribua beaucoup au développement de la géographie
politique aux États-Unis à partir des années 1930, revint
à plusieurs reprises sur la question de la « Shatter
Zone », qu’il présentait ainsi en 1944, en plein nouveau
conflit mondial :
21« De toutes les régions du monde, aucune ne présente
un aussi grand nombre de problèmes territoriaux que la
zone [Belt] de l’Europe orientale à l’est d’une ligne qui
va de la Baltique à l’Adriatique, incluant en 1938 treize
pays situés entre la Scandinavie, l’Allemagne et l’Italie
d’un côté, et l’URSS et la Turquie de l’autre. » [38]
[38]Richard Hartshorne, “The United States and the
« Shatter…
22Plus loin, il définit celle-ci comme « une région où
les événements internationaux d’une certaine
importance sont déterminés de l’extérieur plutôt que de
l’intérieur » et constate que « l’instabilité politique qui
caractérise cette zone, et cela depuis des siècles, offre
une opportunité tentante à n’importe quel État voisin
pour étendre son territoire et par-là même augmenter sa
puissance militaire ». Or les profondes transformations
survenues au lendemain de la Première Guerre mondiale
et la création de plusieurs États-nations dans un espace
impérial qui s’était longtemps accommodé de la
diversité des populations n’ont pu qu’accentuer cette
fragilité, en particulier face à l’Allemagne, puissance
dominante en l’Europe de l’Est depuis la destruction de
l’empire autrichien.
23Dans un article antérieur (1941), Hartshorne avait
donné quelques représentations de cette « zone de
broyage ». Il insistait en particulier sur les divergences
de profondeur historique des États européens et
notamment sur le manque de maturité des États est-
européens créés à la suite de la Première Guerre
mondiale. (Fig. 2.)
24Après 1945, la guerre froide n’a pu que relancer les
études consacrées à l’Europe de l’Est et de façon
générale à la division de l’Europe en deux. Un article en
particulier mérite attention : c’est celui de Werner
Cahnman, dans lequel est proposée une analyse
historique de la coupure entre Europe de l’Est et Europe
de l’Ouest. La dernière carte présente une synthèse
géohistorique d’une Europe structurée par deux champs
de force : une puissance « carolingienne » à l’Ouest, une
puissance « moscovite » à l’Est, avec dans l’entre-deux
une puissance centrale émergente.(Fig. 3).
25En 1997, la notion de « zone de broyage » a été
utilisée par Jacques Lévy dans son livre Europe, une
géographie. Plus récemment, la notion de shatterbelt a
été utilisée par Saul Cohen, notamment dans son manuel
de géopolitique mondiale où il définit une « zone de
broyage » comme « une région déchirée par des conflits
internes et dont la fragmentation est accrue par
l’intervention de puissances extérieures cherchant à
étendre leur influence sur la région » [39][39]Saul B.
Cohen, Geopolitics. The Geography of International….
26La région du Moyen-Orient est classée par Cohen
comme une shatterbelt, mais l’auteur souligne
clairement que cette situation est récente dans la mesure
où le Moyen-Orient a connu de longues périodes
d’unité, en dernière date sous l’Empire ottoman. Ce
n’est que depuis la fin de la Première Guerre mondiale
et l’intrusion des impérialismes européens que cette
région a été profondément divisée en entités
antagonistes, en fonction de processus d’ossification
d’identités auparavant fluides déjà observés, selon des
temporalités et des modalités diverses mais
comparables, dans les régions colonisées par les
Occidentaux comme dans les Balkans [40][40]Sur la
(ré)invention de l’ethnie, cf. Jean-Loup Amselle,
Elikia…, ce qui pose bien le problème des facteurs
endogènes et des facteurs exogènes dans le processus de
balkanisation ; et la tendance trop souvent à occulter les
seconds au profit seulement des premiers.
Fig. 3
 Les champs de puissance européens. 1. L’Europe
carolingienne  ; 2. L’Europe moscovite. Les lignes
d’expansion des cœurs sont suggérées par des
lignes continues  ; les lignes d’expansion du
centre sont suggéré
Fig.
27L’entre-deux est d’abord une configuration
générale (Configuration 1), définie comme « un espace
entre deux espaces fortement polarisés et organisés ».
Mais cette situation géographique peut apparaître par
trop statique et ne pas tenir compte de la dimension
historique.
28Aussi doit-on plutôt considérer l’entre-deux comme
un espace fluctuant caractérisé par une alternance de
domination par les espaces
encadrants (Configuration 2a et 2b), avec la formation
dans l’intervalle, spatial et temporel, d’un espace de
broyage (Configuration 2c). Mais une autre possibilité
peut être envisagée : l’émergence, dans l’entre-deux,
d’une centralité qui structure, au moins partiellement,
celui-ci (Configuration 3a) ; avec comme
développement possible que cette centralité l’emporte
sur les espaces encadrants.
29Les évolutions possibles entres ces différentes
configurations sont la base d’un chrono-chorotype [41]
[41]Vincent Capdepuy, Entre Méditerranée et
Mésopotamie. Étude…. (Fig. 4)
30Ainsi conçue, la catégorie de l’entre-deux permettrait
d’analyser de phénomènes historiques précis, présentant
une similarité avec la situation géohistorique des
Balkans à la fin du XIXe siècle, mais sans faire usage de
la catégorie de balkanisation, à laquelle continue d’avoir
recours la langue savante aussi bien que courante. Le
terme de « balkanisation » finit presque par signifier un
simple processus d’émiettement, ainsi sous la plume de
Kwame Nkrumah lorsqu’il plaide pour l’unité de
l’Afrique [42][42]Kwame Nkrumah, Africa Must Unite,
Londres, Heinemann, 1963. La….
31Les Balkans n’ont pourtant ni le monopole de la
fragmentation étatique, ni celui de la violence. En
revanche, si le mot a remporté un tel succès, c’est que
les guerres balkaniques de 1912-1913 semblent avoir
constitué un moment matriciel de la médiatisation de la
violence.

Quand le public CRÉE LE RÉCIT

32Comment, pour le dire comme R. Koselleck, « la


totalité d’un ensemble de significations et d’expériences
politiques et sociales dans lequel et pour lequel [un] mot
est utilisé, entre dans ce seul mot » [43][43]Reinhart
Koselleck, Le futur passé. Contribution à la…, ici la
balkanisation ? Bien des espaces cumulent en effet les
expériences de fragmentation étatique et de violence.
L’Amérique espagnole s’est par exemple
« désagrégée » [44][44]Clément Thibaud, Républiques
en armes. Les armées de Bolivar… un peu avant le Sud-
Est européen, sous l’effet de tendances sécessionnistes
devant plus aux circonstances des luttes politico-
militaires qu’à la révélation d’identités nationales
préexistantes. Les indépendances latino-américaines
furent de même marquées par une violence extrême,
ainsi la « guerre à mort » qui ravagea le Venezuela et
semble bien oubliée aujourd’hui [45][45]Ibid., p. 93-
123.. La genèse et le développement des conflits
balkaniques sont au contraire très exactement
contemporains de l’émergence d’un espace public
mondial. Ce dernier terme doit être envisagé non dans le
sens strict que Jürgen Habermas donne au concept
d’Öffentlichkeit [46][46]Jürgen Habermas, L’espace
public. Archéologie de la publicité…, mais dans celui
d’une extension progressive de l’espace public tout au
long du XIXe siècle [47][47]Geoff Eley, “Nations,
Publics and Political Cultures : Placing…, qui constitue
en effet un « moment historique où se tisse un lien étroit
entre une société et un ou des médias » [48]
[48]Christophe Charle, Le siècle de la presse, Paris,
Editions du…, ce qui se traduit notamment par une
démocratisation des questionnements de politique
étrangère [49][49]Robert Frank, “Émotions mondiales,
internationales et….
33Ainsi la guerre d’indépendance grecque est-elle
intimement liée au philhellénisme européen, une
passion politique qui frappe d’abord les salons mais
recrute déjà en dehors, constituant un « moment
inaugural » de « l’intervention de simples citoyens, au
nom de leur seule conviction personnelle, en faveur
d’une cause étrangère ou dans un conflit
international » [50][50]Denys Barau, La cause des
Grecs. Une histoire du mouvement… ; plus tard, c’est
encore en Orient que s’expérimente le reportage de
guerre, photographié pour la première fois en
Crimée [51][51]Bernd Hüpphauf, “The Emergence of
Modern War Imagery in Early…. Les « horreurs
bulgares » de 1876, la guerre russo-turque de 1877-
1878, la guerre serbo-bulgare de 1885, l’insurrection
crétoise de 1896, l’insurrection macédonienne de 1903,
la révolte albanaise de 1911 et les guerres balkaniques
de 1912-1913 constituent quant à elles une litanie
apparente pouvant donner au lectorat de masse apparu
précisément dans le dernier tiers du XIX e siècle
l’impression d’un éternel retour, impression d’ailleurs
favorisée par les mobilisations régulières d’individus et
de groupes en faveur de telle ou telle cause balkanique,
selon des modalités variées de la solidarité : politique,
culturelle, religieuse, humanitaire [52][52]Gilles Pécout,
La liberté en Méditerranée. Essai sur une amitié…. Au
contraire, les conflits coloniaux, tout aussi réguliers et
parfaitement contemporains des événements
balkaniques, sont perçus comme les étapes du récit
épique et linéaire de la constitution des empires et
donnent lieu à des mobilisations qui remettent rarement
en question le bien fondé de la conquête ou bien
demeurent peu audibles [53][53]« Si on peut citer des
critiques, des tentatives de supprimer….
34De la même façon, les guerres balkaniques de 1912-
1913 semblent avoir constitué un moment de sidération
de l’opinion publique occidentale, alors qu’elles
appartiennent à un faisceau de conflits caractérisés par
la massification et l’industrialisation de la violence.
L’historiographie évoque à l’envi le caractère inédit de
la violence durant les guerres balkaniques. La guerre
des Boers avait elle aussi été marquée par un certain
nombre d’innovations (usage de trains blindés, de
munitions explosives « dum dum », du fil de fer barbelé
et de « blockhouses »), dont des techniques de contrôle
des populations ennemies (listes de réfractaires dont les
biens étaient voués à la destruction, camps de
« reconcentration ») [54][54]Bernard Lugan, La guerre
des Boers, 1899- 1901, Paris, Perrin,…. Ces atrocités,
comme celles que les troupes alliées perpétrèrent
pratiquement au même moment lors de la guerre des
boxers, connurent une publicité mondiale [55][55]Paula
M. Krebs, Gender, Race, and the Writing of Empire.
Public…. Elles relevaient cependant d’un domaine
colonial où la violence semblait plus banale, ou du
moins mieux tolérée. Les Balkans n’appartenaient pas,
quant à eux, au domaine colonial, et faisaient l’objet, de
la part de l’Occident, d’une « fabrique de l’altérité »
particulière qui a été analysée ailleurs [56][56]Sur la
notion d’othering, cf. Gayatri Spivak, « The Rani of….
On se bornera ici à rappeler que les catégories de
l’orientalisme forgées par Edward Said ont pu être
appliquées aux Balkans puis amendées, l’altérité
balkanique relevant alors moins de « l’Orient » que de
« l’Est », la brutalité l’emportant sur l’indolence dans un
répertoire d’images reposant dans tous les cas sur
l’opposition entre une périphérie arriérée et un centre,
l’Occident, incarnant la norme du progrès [57][57]Maria
Todorova, op. cit. ; Larry Wolff, Inventing Eastern….
35Nous remarquerons que la mise en récit des guerres
balkaniques en Occident se fait selon des catégories
propices à en faire l’objet d’un « engouement social »
selon des modalités proches de formes de narrativité
contemporaines, le fait divers et plus généralement
l’enquête [58][58]Dominique Kalifa, L’encre et le sang.
Récits de crimes et…. En tant que producteur de récit, le
correspondant de guerre « couvre » les événements
extérieurs en fonction d’objectifs comparables à ceux
que poursuit le reporter à sur la scène intérieure :
36« D’une part le souci érudit de déchiffrer la société,
de produire sur elle des modes raisonnés d’intelligibilité
et d’administration ; de l’autre l’exigence pédagogique,
puis surtout commerciale, de dire le monde au plus
grand nombre, empruntant pour cela les logiques et les
voies de l’industrie culturelle. D’où la nature hybride et
conflictuelle du « genre » de l’enquête, tenaillé plus que
tout autre entre la production d’un savoir original et la
diffusion de stéréotypes, entre la volonté de produire du
sens et la nécessité de ressasser des croyances » [59]
[59]Dominique Kalifa, “«policier, détective, reporter»
Trois….
37La production de stéréotypes sur les Balkans, dont
nous avons vu que la « balkanisation » constitue la
quintessence, ne procède donc pas uniquement de la
fabrique de l’altérité selon des grilles de lecture
civilisationnelles, ou du moins relève-t-elle de formes
de narrativités qui s’appliquent d’abord aux sociétés
occidentales elles-mêmes.
38Les guerres balkaniques donnent aux journalistes,
qu’ils soient reporters de terrain ou compilateurs de
dépêches, l’occasion de satisfaire le goût du public pour
l’horreur, à travers notamment les récits de la
dégradation des corps. Lorsqu’ils sont commis en
Occident, homicides, violences sexuelles et actes de
barbarie sont pensés comme des événements ponctuels,
attribuables à l’individu taré, les sociopathies affligeant
les classes populaires en constituant, il est vrai, le
terreau privilégié. Commis par des Occidentaux hors
d’Occident – comprendre dans le domaine colonial – les
mêmes actes sont généralement ignorés quoique connus,
la puissance du discours sur la mission civilisatrice
éclipsant à moyen terme l’écume des différents
scandales [60][60]Les empires ont dû régulièrement
faire face à des scandales…. Dans les Balkans, la
succession des deux guerres de 1912-1913 permet en
outre une progression du récit vers la tragédie, par
l’application de catégories morales individualisées à des
relations interétatiques : la guerre entre alliés
balkaniques met le dédain de l’opinion internationale à
son comble, d’autant qu’une partie de cette opinion
avait sincèrement cru à la croisade de la « Quadruplice
balkanique ».
39Les guerres balkaniques ne fascinent pas seulement
par les atrocités commises, et qui ne sont d’ailleurs
parfaitement connues qu’au bout de quelques semaines.
D’emblée, le public se passionne pour l’analyse des
opérations militaires [61][61]Nicolas Pitsos cite à cet
égard un article éclairant paru dans…, ratiocinant sur les
stratégies, les équipements et la combativité des
différentes forces en présence, mais aussi sur
l’implication des grandes puissances dans l’échiquier
balkanique. Pas plus que les violences, toutefois, cela ne
constitue une spécificité balkanique, les articles
consacrés au conflit russo-japonais ayant par exemple
inspiré eux aussi les stratèges amateurs. La participation
au récit choral des guerres balkaniques par le recyclage,
dans les conversations courantes, des nouvelles relatives
aux opérations militaires offre toutefois au public une
occasion supplémentaire de distinction sociale. Les
savoirs ethnographiques sont devenus familiers à la
faveur de la colonisation d’une part, de la Question
d’Orient d’autre part [62][62]Pascal Blanchard,
Sandrine Lemaire (dir.), Culture coloniale.…. La
question de Macédoine, en particulier, nécessite une
pédagogie des identités religieuses, ethniques et
nationales, lesquelles sont encore floues sur le terrain et
sont souvent promues dans la presse occidentale par les
États balkaniques eux-mêmes [63][63]Nicolas Pitsos,
op. cit., p. 4-6..
40Les guerres balkaniques ont suffisamment
impressionné l’opinion publique internationale pour que
l’idée d’une exception balkanique survive à un premier
conflit mondial qui aurait pourtant dû montrer l’inanité
d’une telle vision. Au contraire, le succès du concept de
«balkanisation » au lendemain de la Première Guerre
mondiale illustre l’impact du moment médiatique qui,
quelques années plus tôt, avait mis en récit les « guerres
balkaniques ». A cette occasion, les événements avaient
rencontré un horizon d’attente international de type
nouveau, qui permit à un réseau d’images de se fixer
durablement alors que des conflits comparables mais
légèrement antérieurs avaient laissé moins de traces
dans l’esprit public. Certes, les guerres balkaniques
présentèrent des spécificités qui contribuèrent à leur
persistance rétinienne collective. La volonté des
belligérants d’assimiler les territoires conquis par des
conversions forcées, des massacres ou des expulsions
fut considérée comme un trait culturel balkanique, alors
même que de telles politiques furent menées pour mettre
la carte de la péninsule en conformité avec le modèle
occidental de l’État-nation homogène. Si les Balkans
sont situés dans un « entre-deux » géographique, ils se
trouvent aussi dans une historicité intermédiaire entre
celle des puissances capables de dissimuler ou de
banaliser leurs appétits territoriaux et celle de colonisés
encore largement réduits au silence. Les États
balkaniques trouvent alors dans l’opinion publique
internationale une contrainte et une ressource. Ils
doivent par exemple composer avec l’enquête Carnegie,
qui contribue à la fois à fixer les images de la
balkanisation et à inaugurer une forme de publicité des
débats de politique étrangère qui se systématisera au
cours de la Grande Guerre et de ses lendemains [64]
[64]Dzovinar Kévonian, “L'enquête, le délit, la preuve  :
les…. Lorsque Walter Rathenau fait entrer le concept de
« balkanisation » dans le débat international, c’est pour
mettre en garde les grandes puissances contre la
tentation d’une ingénierie territoriale qui constitue une
transaction inégale entre intérêts locaux et stratégies des
grands. La balkanisation est donc coproduite, même si
le terme lui-même semble léguer sa charge négative aux
seuls acteurs locaux.

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