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L'INTÉGRATION DES AVOCATS AFRICAINS DANS LES BARREAUX

FRANÇAIS

Jean-Philippe Dedieu

Editions juridiques associées | « Droit et société »

2004/1 n°56-57 | pages 209 à 229


ISSN 0769-3362
ISBN 2275024417
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et barreaux français
Avocats africains
Question en débat
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L’intégration des avocats africains
dans les barreaux français

Jean-Philippe Dedieu *

Résumé L’auteur

Afin de restituer l’histoire sociale des avocats africains en France, cet Doctorant à l’École des Hautes
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article examine les conditions légales de leur intégration dans les pro- Études en Sciences Sociales, il
fessions juridiques depuis la période coloniale jusqu’aux indépendan- achève une thèse de sociologie
consacrée à « La prise de parole
ces. Il analyse ensuite les déterminants sociologiques de l’exercice
de l’immigration africaine sub-
contemporain de leur profession. En se concentrant plus particulière- saharienne en France (1960-
ment sur l’examen des relations qu’ils entretiennent avec le monde so- 2000) ». Ses thèmes de recher-
cial de l’immigration en termes de réseaux professionnels, de straté- che portent notamment sur la
gies rhétoriques et d’engagement civique, cet essai tente de compren- sociologie des professions, des
dre dans quelle mesure les avocats africains peuvent participer à la re- mouvements sociaux et des or-
production du consensus politique sur l’immigration. ganisations politiques appliquée
à l’immigration.
Outre sa contribution à
Avocats africains – Avocats minoritaires – Immigration africaine –
l’Encyclopedia of Twentieth-
Profession légale. Century African History, sous la
direction de Dickson Eyoh et
Paul Tiyambe Zeleza (London,
Summary Routledge, 2002), on citera,
parmi ses publications :
– « US Exit, African Voices and
The Incorporation of African Lawyers into the French Bar Francophone Loyalty », African
In order to take into account the social history of African lawyers in Issues, 30 (1), 2002 ;
France, this paper examines the legal modes of their incorporation into – « Les élites africaines, enjeu de
la diplomatie scientifique des
the legal profession from the colonial period to decolonization. It then États-Unis », Politique étrangère,
investigates the sociological determinants of their contemporary pro- 68 (1), 2003.
fessional practice. By focusing more specifically on the analysis of the
relationship they have with immigrant communities – professional
networks, rhetorical strategies and civic engagement – this essay tries
to understand how African lawyers can contribute to the reproduction
of a political consensus on immigration.

African immigration – African lawyers – Legal profession – Minority


lawyers. * École des Hautes Études en
Sciences Sociales,
54 boulevard Raspail,
F-75006 Paris.
<jph.dedieu@wanadoo.fr>

Droit et Société 56-57/2004 – 209


J.-Ph. DEDIEU « Quand un juge délibère avec d’autres
juges qui siègent avec lui, lorsqu’il
écoute un avocat, à travers le langage ju-
ridique, dans le magistrat ou le membre
du barreau, il arrive qu’il aperçoive
l’homme, sa situation sociale dans le
monde, sa famille, ses amis, ses rela-
tions, et plus précisément son passé,
dont ce monde, cette famille, ces amis
conservent seuls le souvenir. »
Maurice HALBWACHS, Les cadres sociaux
de la mémoire, 1925.

Que la représentation de l’immigré s’offre le plus souvent dans une


double alternative de victime et criminel dans le discours médiatique et de
stigmatisé et criminalisé dans le discours sociologique laisse une marge ré-
duite à l’analyse de catégories qui ne relèveraient pas de ces alternatives
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mais les prolongeraient contradictoirement jusqu’à porter cet antagonisme
au cœur même d’une catégorie sociale : ni victime, ni criminelle ; ni stigma-
tisée, ni criminalisée, mais mandataire éventuelle de l’une ou de l’autre. De
plus, le fait que l’histoire sociale de l’immigration se soit notamment insti-
tuée autour de la construction juridique de la nationalité a notablement dif-
féré l’analyse de catégories qui ne dissocieraient pas le référent ethno-
national du référent juridique mais pourraient les mêler dans une catégorie
socio-professionnelle, celle d’avocat étranger.
Ce dispositif de savoir qui occulte l’avocat étranger n’est pas seulement
imputable aux orientations théoriques retenues pour les études migratoires
en France. Il s’explique aussi largement par l’oubli dans lequel l’histoire so-
ciale contemporaine française a tenu les professions juridiques 1 jusqu’à la
monographie parue en 1995 de Lucien Karpik 2 consacrée aux avocats. Dans
cette configuration, il est naturel que la place accordée aux catégories mino-
ritaires soit inexistante. À ce jour, les seules études extensives dévolues à
des questions analogues demeurent essentiellement le livre dédié par Ro-
bert Badinter aux avocats juifs exclus des barreaux français sous le régime
de Vichy 3 ainsi que les travaux d’Anne Boigeol sur les magistrates 4. Pour-

1. Voir Christophe CHARLE, « Pour une histoire sociale des professions juridiques à l’époque
contemporaine », Actes de la recherche en sciences sociales, 76/77, 1989, p. 117-119 ; Francine
SOUBIRAN-PAILLET, « Histoire du droit et sociologie : interrogations sur un vide disciplinaire », Ge-
nèses, 29, 1997, p. 141-163 ; ID., « Juristes et sociologues français d’après-guerre : une rencontre
sans lendemain », Genèses, 41, 2000, p. 125-142.
2. Lucien KARPIK, Les avocats : entre l’État, le public et le marché XIIIe-XXe siècle, Paris, Gallimard,
1995.
3. Robert BADINTER, Un antisémitisme ordinaire : Vichy et les avocats juifs 1940-1944, Paris,
Fayard, 1997.
4. Entre autres travaux, voir notamment Anne BOIGEOL, « Les femmes et les Cours. La difficile
mise en œuvre de l’égalité des sexes dans l’accès à la magistrature », Genèses, 22, 1996, p. 107-
129.

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tant, depuis les années 1970, des sociologues et historiens (principalement L’intégration des
avocats africains
américains) ont consacré d’importantes monographies à l’insertion des
dans les barreaux
femmes 5, des Africains-Américains 6 mais également des immigrants 7, français
dans l’avocature.
Aussi, pour contribuer modestement à l’histoire sociale des minorités
dans les professions juridiques en France, ce travail se propose-t-il de pren-
dre pour référence les avocats originaires de l’Afrique subsaharienne. S’ap-
puyant sur une lecture contextualisée d’une abondante jurisprudence, cette
étude analyse, en premier lieu et dans une perspective historico-juridique,
les dispositions légales qui, depuis la période coloniale, ont permis
l’inscription dans les barreaux français des diplômés en droit africains. Elle
met en lumière le conservatisme teinté de xénophobie des Conseils de
l’Ordre qui tentèrent de fermer le marché du droit à ces nouveaux entrants.
Reposant sur des entretiens biographiques approfondis réalisés auprès
d’une cinquantaine de professionnels du droit, cette étude examine, en se-
cond lieu et dans une perspective sociologique, leurs pratiques profession-
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nelles. Dans une double logique connexe, elle souligne d’une part que la ty-
pification négative dont fait l’objet l’immigration africaine est un frein à
leur promotion professionnelle, d’autre part que l’idéologie républicaine
qu’ils ont intégrée dans leur traitement des dossiers les contraint à ne s’en-
gager que rarement dans la promotion sociale de l’immigration.

I. Les conditions légales d’insertion des avocats africains


en France

I.1. Un détour par l’Afrique

L’imposition coloniale des modèles juridique et professionnel


français
Les relevés des emplacements successifs retenus pour l’installation des
cours coloniales de justice en Afrique illustrent le développement fortement
hétérogène de l’institution judiciaire. Disséminées, à partir du début du XIXe

5. Voir Cynthia FUCHS EPSTEIN, Women in Law, New York, Basic Books, 1981 ; Ronald CHESTER, Un-
equal Access : Women Lawyers in a Changing America, South Hadley (Mass.), Bergin & Garvey Pub-
lishers, 1985 ; Karen BERGER MORELLO, The Invisible Bar : The Woman Lawyer in America 1638 to
the Present, New York, Random House, 1986 ; Mona HARRINGTON, Women Lawyers : Rewriting the
Rules, New York, A.A. Knopf, 1993.
6. Voir Walter J. LEONARD, Black Lawyers : Training and Results, Then and Now, Boston, Senna &
Shih, 1977 ; Paul FINKELMAN (ed.), African-Americans and the Legal Profession in Historical Perspec-
tive, New York, Garland, 1992 ; John Clay SMITH Jr, Emancipation : the Making of the Black Lawyer
1844-1944, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1993 ; ID., Rebels in Law : Voices in
History of Black Women Lawyers, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1998.
7. Jerold S. AUERBACH, Unequal Justice : Lawyers and Social Change in Modern America, New York,
Oxford University Press, 1976 ; Gerald P. LOPEZ, Rebellious Lawyering : One Chicano’s Vision of
Progressive Law Practice, Boulder, Westview Press, 1992.

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J.-Ph. DEDIEU siècle, le long d’un littoral assujetti originellement au négoce, elles sont
graduellement démultipliées et pour certaines transférées vers les régions
intérieures à mesure que pénétration et pacification militaire se réalisent.
L’extension du « domaine de validité territorial » 8 de l’empire, selon l’ex-
pression de Kelsen, permet l’administration des populations et la mise en
valeur des ressources au travers d’une organisation judiciaire que soutient
une professionnalisation progressive.
La lente institutionnalisation de la profession d’avocat est particulière-
ment bien démontrée par le glossaire disparate qui accompagne l’émer-
gence de cette fonction et la régulation de cette activité 9. Les avocats sont
désignés en Afrique Occidentale Française par les termes de conseil com-
missionné (arrêté du 4 décembre 1847) et de défenseur (arrêté du 6 août
1901). Si les parties ont le droit de comparaître en personne à la barre ou
d’y être représentées par leurs cohéritiers et coassociés, le monopole de la
représentation est réservé à deux corporations dont les membres – au nom-
bre sujet à un numerus clausus – sont nommés par les gouverneurs. Leurs
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statuts ne sont véritablement circonscrits qu’à partir du décret de 1903 qui
unifie l’organisation judiciaire et, dans ce cadre général, délimite plus stric-
tement les conditions d’accès à la profession. Conseils commissionnés et
défenseurs sont ainsi progressivement fusionnés en un seul corps qualifié
d’avocat-défenseur (arrêté du 26 décembre 1905). Cette harmonisation est
réalisée plus tardivement en Afrique Équatoriale Française par exécution de
l’arrêté du 8 août 1933.
La profession d’avocat-défenseur était réservée aux seuls citoyens fran-
çais. Des dérogations pouvaient toutefois être accordées aux originaires nés
d’un père français, aux naturalisés ainsi qu’à ceux qui avaient servi dans les
armées françaises. Les avocats-défenseurs devaient être en possession d’un
« diplôme de licencié en droit » et nécessairement appartenir à la bourgeoi-
sie africaine puisqu’il n’existait aucune faculté de droit en AEF ou en AOF
en raison de l’inflexion techniciste retenue par l’administration coloniale
dans ses projets éducatifs. Dans les commentaires de l’époque, les adminis-
trateurs coloniaux sont partagés entre la volonté de retirer aux sujets fran-
çais la possibilité de s’engager dans des disciplines universitaires qui pour-
raient être instrumentalisées à des fins politiques et la peur de les voir en-
tamer leur carrière universitaire dans des territoires soumis à d’autres puis-
sances coloniales.

« L’élite réformiste » des avocats africains


En dépit de cette marginalisation, la formation juridique a représenté
jusqu’aux années 1970 une voie privilégiée. Les rares avocats africains ins-

8. Hans Kelsen cité par Olivier BEAUD, La puissance de l’État, Paris, PUF, 1994, p. 128.
9. À l’exception d’un court article : Maurice HAMELIN, « Les avocats aux colonies », Recueil Penant,
vol. XXIII, 1914, p. 33-44, une seule monographie d’ampleur est disponible : Jean GUEYDAN, Les
avocats, les défenseurs et les avoués de l’Union française, Alger, Baconnier, 1953.

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crits dans les barreaux d’AOF n’ont pas été, comme une « école idéaliste » 10 L’intégration des
avocats africains
le laisserait supposer, des entrepreneurs de rébellion mais ont amorcé la
dans les barreaux
constitution d’une « élite réformiste » 11. Leur participation au processus de français
décolonisation a été en effet placée sous le signe d’une transformation
structurelle des sociétés africaines. Dans le monde colonisé, le choix
d’exercer une profession libérale permettait de contourner les rigidités du
marché colonial du travail et d’accumuler un capital symbolique et matériel
souvent reconverti sur le marché politique 12.
Les illustrations les plus marquantes en sont notamment apportées par
le Dahoméen Kojo Tovalou Quenum (1887-1936), inscrit au barreau de Paris
après la Première Guerre mondiale et président de la Ligue universelle de
défense de la race noire 13, et plus notablement par le Sénégalais Lamine
Guèye (1891-1968) 14. Nommé avocat-défenseur le 1er février 1921 près de la
Cour d’appel et des tribunaux d’AOF, ce dernier est pendant près d’un demi-
siècle une figure remarquable de la vie politique sénégalaise et française. Il
participe, dans les années 1930, à l’essor de la fédération sénégalaise de la
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SFIO. Il n’abandonne pas pour autant ses activités professionnelles puis-
qu’en 1944 il assure la défense, devant les tribunaux militaires français, des
tirailleurs sénégalais rescapés du massacre du camp de Thiaroye près de
Dakar, au cours duquel l’armée française avait lancé l’assaut sur des com-
battants africains libérés des prisons allemandes et réclamant la solde pro-
mise 15. Sa carrière politique prend son élan à la fin de la Seconde Guerre
mondiale. Mandaté par le Bloc africain de la SFIO., il est élu à l’Assemblée
nationale le 21 octobre 1945 et devient « le porte-parole des députés de
l’Afrique noire » 16. Son activité parlementaire lui permet de militer pour la
liaison définitive de la citoyenneté et de la nationalité dans les colonies
françaises, qu’une loi portant son nom consacre en 1946. Elle permet dé-
sormais sans restriction de statut l’accès plus large des professions juridi-
ques aux candidats africains.
Dans l’effervescence sociale et politique qui a entouré les indépendan-
ces, la prédilection pour les formations juridiques articulait aussi le désir
de fonder les bases sociales des nouveaux États à venir. Cette profession a

10. Björn M. EDSMAN, Lawyers in Gold Coast Politics c. 1900–1945 : From Mensah Sarbah to J.B.
Danquah, Stockholm, Almqvist & Wiksell, 1979, p. 12.
11. Sur l’exemple indien, voir Yves DEZALAY et Bryant GARTH, « La construction juridique d’une
politique de notables. Le double jeu des patriciens du barreau indien sur le marché de la vertu
civique », Genèses, 45, 2001, p. 69-90 (p. 77).
12. Sur l’exemple algérien, voir Guy PERVILLÉ, Les étudiants algériens de l’université française 1880-
1962, Paris, CNRS éditions, 1984, p. 35-87.
13. Philippe DEWITTE, Les Mouvements nègres en France 1919-1939, Paris, Harmattan, 1985, p. 33-
34 et p. 72-77.
14. Pour une biographie très détaillée, voir Nicole BERNARD-DUQUENET, « Lamine Guèye », in Char-
les-André JULIEN (sous la dir.), Les Africains, tome III, Paris, éditions Jeune Afrique, 1977, p. 141-
169.
15. Cf. Lamine GUÈYE, Itinéraire africain, Paris, Présence africaine, 1966, p. 124.
16. Cf. Nicole BERNARD-DUQUENET, « Lamine Guèye », op. cit., p. 158.

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J.-Ph. DEDIEU pris une part active aux premières élections consécutives aux décolonisa-
tions. Selon les données rassemblées par Guy Hunter, les premières assem-
blées nationales indépendantes comptaient un nombre substantiel d’avo-
cats : 12 au Sénégal, 1 au Mali, 9 au Ghana et près de 23 à la Federal House
of Representatives du Nigeria 17. Cependant, en dépit de leur influence poli-
tique, leur marginalisation professionnelle s’est poursuivie jusqu’au lende-
main des indépendances. Le nombre d’avocats de nationalité africaine était
en effet, dans la plupart des jeunes nations, simplement égal voire large-
ment inférieur aux avocats de nationalité européenne. Au Mali, la réparti-
tion était respectivement de 2 pour 2 en 1968, et au Sénégal, dans la région
très industrialisée du Cap Vert, de seulement 12 pour 20 en 1970 18.

I.2. L’accès à la profession d’avocat en France


La circulation des professionnels africains du droit en France a été ma-
laisée jusqu’au lendemain même des indépendances. Dans leur souci de
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protéger leur marché du travail de la concurrence, les Conseils de l’Ordre se
sont montrés incontestablement conservateurs. Cependant, à la différence
des naturalisés et étrangers pour lesquels des discriminations légales sont
mises en place, l’ostracisme dont ils sont victimes est de nature illégale.

Les discriminations légales à l’encontre des avocats étrangers et


naturalisés
Les pratiques discriminantes des barreaux français à l’encontre des pos-
tulants de l’empire ne peuvent être comprises sans rappeler le cadre législa-
tif qui, enraciné dans un décret du 18 décembre 1810, ferme également,
dans la première partie du XXe siècle, l’accès à la profession d’avocat aux
naturalisés. Si ce décret interdit déjà l’exercice de cette activité aux étran-
gers, la crise des années 1930 et l’afflux de réfugiés précipitent une vérita-
ble « xénophobie légale » 19 destinée à fermer les marchés nationaux du tra-
vail aux travailleurs étrangers. Les barreaux français, qui comptent de nom-
breux députés, furent très actifs pour défendre à l’Assemblée nationale
leurs intérêts corporatistes. À l’initiative de l’Union des jeunes avocats, le
député et avocat Félix Aulois dépose le 22 juin 1934 une proposition de loi
portant révision du Code de la nationalité de 1927, qui est promulguée le 19
juillet 1934. Au motif culturaliste que « certaines fonctions réclament plus
que d’autres une complète assimilation aux idées, aux habitudes et à la lan-
gue de notre pays » 20, cette nouvelle loi frappe les naturalisés d’une inca-

17. Guy HUNTER, The New Societies of Tropical Africa : A Selective Study, London, New York, Ox-
ford University Press, 1962.
18. Voir respectivement Majhemout DIOP, Histoire des classes sociales dans l’Afrique de l’Ouest,
Paris, L’Harmattan, 1971, tome 1 : Le Mali, p. 154, et tome 2 : Le Sénégal, p. 125.
19. Marie-Claire LAVAL-REVIGLIO , « Parlementaires xénophobes et antisémites sous la IIIe Républi-
que », Le genre humain, 30/31, 1996 : Le droit antisémite de Vichy, 1996, p. 85.
20. Ibid., p. 103.

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pacité temporaire de dix ans après leur naturalisation pour leur inscription L’intégration des
avocats africains
au barreau. « La jurisprudence qui suit la loi de juillet 1934, rappelle Gérard
dans les barreaux
Noiriel, est encore plus restrictive. Le Conseil d’État décide d’exclure même français
les naturalisés ayant effectué leur service militaire en France. Le Conseil de
l’Ordre des avocats, dominé par le barreau parisien, rejette les candidatures
des individus naturalisés avant 1934, donnant ainsi une interprétation ré-
troactive à la loi – contraire à toute la tradition juridique française. Cette
décision est confirmée par les juges de la Cour d’appel de Paris 21. »

Les rituels illégaux du refus


En ce qui concerne les sujets français des colonies, les Conseils de
l’Ordre prennent également à leur égard des positions xénophobes qui ne
sont pas à proprement parler des discriminations légales puisqu’elles ne se-
ront jamais confirmées par la jurisprudence. De la fin du XIXe siècle jus-
qu’aux années 1970, ils ont régulièrement ignoré les dispositions légales qui
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avaient pourtant graduellement ouvert l’exercice de cette profession aux di-
plômés en droit originaires de l’empire puis des nations africaines indépen-
dantes. Ils ont habillé leurs positions corporatistes sous une double struc-
turation : juridique et nationaliste.
L’argument de fond qui est avancé avec constance repose sur les attri-
butions mêmes de l’avocat qui sont celles d’une profession libérale mais
aussi d’un auxiliaire de justice. À ce titre, il est éligible et électeur au
Conseil de l’Ordre, instance ordinale qui est une juridiction de droit, mais il
peut aussi suppléer des magistrats, compléter une Cour ou bénéficier d’une
nomination directe dans la magistrature après dix ans d’exercice, prérogati-
ves qui participent de la fonction publique. Les Conseils de l’Ordre ont jus-
tifié leur opposition à l’inscription des aspirants coloniaux en recourant à
cet argumentaire. Dans une première période, ils ont légitimé leur doctrine
au motif que les postulants de l’empire sont sujets français mais ne jouis-
sent pas des droits civiques et politiques du citoyen français. Dans une se-
conde période, ils la justifient au motif que la décolonisation a privé de la
nationalité française les citoyens africains issus de l’ancien empire. Révélant
un véritable clivage doctrinal entre normes professionnelles et normes juri-
diques, les décisions rendues dans ces deux cas de figure par les Conseils
de l’Ordre ont été systématiquement infirmées par les Cours d’appel ou de
cassation qui ont de fait ordonné l’inscription au stage des postulants. Ces
juridictions ont en effet estimé que ces prérogatives ne constituaient que
des accessoires à la profession d’avocat et pouvaient à ce titre en être déta-
chées.

21. Gérard NOIRIEL, Le creuset français, histoire de l’immigration XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 1988,
p. 285.

Droit et Société 56-57/2004 – 215


J.-Ph. DEDIEU Condition de citoyenneté
Les juridictions françaises sont saisies de ces questions qui se multi-
plient au tournant du siècle pour les sujets français souhaitant exercer tant
dans les colonies qu’en métropole. Alors qu’en 1862, un arrêt de la Cour
d’Alger avait posé un premier principe général selon lequel « l’exercice en
Algérie de la profession d’avocat n’est pas subordonné à la possession et à
la jouissance des droits de citoyen » 22, le Conseil de l’Ordre des avocats
d’Alger refuse en 1913 à Me Aït Kaci le droit d’exercer la profession d’avo-
cat. Diplômé en droit, celui-ci avait prêté serment mais s’était vu refuser
l’inscription au stage aux motifs que le titre d’avocat est distinct du droit
d’exercer la profession et qu’il n’avait pas la pleine possession et jouissance
des droits civils et politiques. En dépit d’un nouvel arrêt de la Cour d’appel
d’Alger cassant la décision de l’Ordre, le bâtonnier d’Alger saisit la Cour de
cassation. En 1914, celle-ci ordonne l’inscription au stage 23.
L’arrêt de la Cour de cassation ne se contente pas de subordonner
l’exercice de cette profession à la seule condition de la nationalité. Il
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condamne aussi ouvertement cette tradition coloniale qui consiste à remet-
tre un diplôme ou délivrer un titre en retirant à son détenteur la possibilité
d’en faire un usage professionnel. Dans son arrêt, la Cour n’hésite pas la
dénoncer ouvertement : « L’on comprendrait difficilement que l’appelant
eût été admis et encouragé même à suivre les enseignements de nos écoles
à tous les degrés, que des diplômes lui eussent été délivrés et qu’il pût être
ensuite déclaré inhabile à recueillir le fruit de ses études et de son instruc-
tion. »
Un décret du 20 juin 1920 (article 22) consacre ce premier arrêt, stipu-
lant que l’inscription au stage est seulement conditionnée à une attestation
de licence en droit, un extrait de casier judiciaire et les pièces justificatives
établissant la qualité de Français (dans son acception large). Si les instances
professionnelles de province (Nancy, Montpellier, Toulouse) en tiennent
compte 24, le Conseil de l’Ordre de Paris l’ignore. Il refuse consécutivement
l’inscription au stage en 1923 à un Malgache 25, en 1936 à un indigène mu-
sulman d’Algérie 26 et en 1946 à un Cochinchinois 27, décisions toutes trois
cassées par la Cour d’appel de Paris. Un exégète juridique anonyme distin-

22. Alger 24 février 1862, S.62.2.102 et D.P. 1862.2.178 ; Cassation 15 février 1864, S.64.1.113.
23. Décision du Conseil de l’Ordre d’Alger du 22 février 1913, cassée par la Cour d’appel d’Alger
le 18 juin 1913. L’arrêt de la Cour d’appel est confirmé le 29 juin 1914 par la Cour de cassation
saisie par le bâtonnier de l’Ordre des avocats à la Cour d’Alger contestant l’arrêt (Dalloz, 1916, I,
p. 49-53).
24. Cf. les décisions des Conseils de l’Ordre de Nancy (13 janvier 1909), Montpellier (27 juillet
1921), Toulouse (30 avril et 19 juillet 1922) adhérant à cette doctrine (Recueil Penant, 1925,
p. 110).
25. Décision du Conseil de l’Ordre de Paris du 8 mai 1923 cassée par la Cour d’appel de Paris le
21 décembre 1923 (Recueil Penant, 1925, p. 110).
26. Décision du Conseil de l’Ordre de Paris du 24 novembre 1936, cassée par la Cour d’appel de
Paris le 17 février 1937 (Dalloz, 1937, p. 241-242).
27. Dalloz, 1946, p. 214 et 422.

216 – Droit et Société 56-57/2004


gue dans cette jurisprudence une atteinte contre l’intégrité des barreaux, L’intégration des
avocats africains
l’un de ces « grands corps sociaux dont les pouvoirs publics, jaloux peut-
dans les barreaux
être de son indépendance, ne tiennent plus à conserver le ciment », ainsi français
qu’une menace contre l’ordre public : « L’avocat prête le serment de ne rien
dire ou publier de contraire aux lois, aux bonnes mœurs, à la sûreté de
l’État et à la paix publique. Peut-on l’attendre d’un indigène soumis aux rè-
gles du droit musulman, où se pratique la polygamie en droit du moins 28. »
Si la loi Lamine-Guèye du 7 mai 1946 a définitivement lié nationalité et
citoyenneté et a, de fait, mis fin à ce contentieux, la doctrine conservatrice
des barreaux français s’est déportée, au lendemain des indépendances, de la
condition de citoyenneté à la condition de nationalité pour refuser l’inscrip-
tion au stage.

Condition de nationalité
En effet, en dépit des conventions judiciaires passées entre 1960 et
1961 par l’État français avec la majorité de ses anciennes colonies 29 qui
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fondent une réciprocité d’établissement (permettant ainsi à la France de
préserver une part du marché de la représentation judiciaire en Afrique), les
barreaux français, notamment de province, ont à diverses reprises mis en
délibéré ou refusé l’inscription au tableau d’avocats ressortissants d’un État
africain. En mars 1964, la Cour d’appel de Nancy avait ainsi dû annuler le
rejet d’admission au stage demandée en novembre 1963 par un postulant
de nationalité congolaise au motif que celui-ci ne satisfaisait pas à la condi-
tion de la nationalité française 30. En 1970, l’Ordre des avocats de Dijon
avait à son tour, mais sur un mode mineur, soumis à délibération l’admis-
sion d’Alioune X., né le 8 janvier 1936 à Bafoulabé, République du Mali, an-
ciennement territoire du Soudan et licencié en droit en 1966 de la Faculté
de Dijon. S’appuyant sur la jurisprudence précitée, il avait néanmoins ac-
cepté son inscription 31.

28. La Semaine juridique, 1937, p. 466-467.


29. Convention avec le Tchad (11 août 1960) ; la République Centre-Africaine (13 août 1960) ; le
Gabon (7 août 1960) ; le Congo (15 août 1960) ; le Cameroun (13 décembre 1960) ; le Dahomey, le
Niger et la Haute Volta (24 avril 1961) ; le Togo (10 juillet 1963) ; la Côte d’Ivoire (24 avril 1961).
30. Décision du Conseil de l’Ordre de Y. du 20 janvier 1964, cassée par la Cour d’appel de Nancy
le 4 mars 1964 (Recueil Dalloz, 1964, p. 657-658). Attestant que la liberté d’établissement était
bien liée à une volonté française de préserver sa part de marché du droit en Afrique, l’Ambassade
de France à Brazzaville s’était faite l’écho en février 1964 auprès du ministère des Affaires étran-
gères de la préoccupation des « avocats de Brazzaville – tous de nationalité française » des consé-
quences de ce rejet sur leurs activités professionnelles notamment de l’« exploitation malveil-
lante » qui pourrait en être faite. De même que le postulant éconduit avait alerté les autorités
congolaises, le ministère français des Affaires étrangères avait également informé en mars 1964
le garde des Sceaux afin de déterminer « si le refus d’inscrire ce ressortissant congolais au bar-
reau de Nancy [avait] bien été motivé par la seule nationalité de l’intéressé » (Archives du minis-
tère des Affaires étrangères, DAM 1783).
31. Délibération du Conseil de l’Ordre de Dijon du 23 novembre 1970 (Gazette du Palais,
1971.1.62).

Droit et Société 56-57/2004 – 217


J.-Ph. DEDIEU Dans un commentaire acide du premier arrêt rendu en la matière, Louis
Crémieu, ancien bâtonnier de l’Ordre des avocats d’Aix, s’était fermement
opposé à cette jurisprudence. Observant que la profession d’avocat s’appa-
rentait à une fonction judiciaire, il soulignait en 1964 les allégeances
contradictoires de l’avocat étranger qui entachaient ainsi de nullité la pres-
tation de serment. « Un sujet étranger, notait-il, ne saurait valablement prê-
ter un serment d’allégeance à l’égard de l’État français. Un tel serment serait
contraire à l’ordre public et entaché de nullité 32. » Un second commentaire
par Pierre Hébraud, professeur de droit, est encore plus instructif puisque,
par amnésie historique et survivance coloniale, il considère l’intégration des
avocats étrangers comme la simple poursuite des « tâches de civilisation et
de “culture” qui sont, par l’étymologie même, la substance de la colonisa-
tion » 33.
En dépit d’une argumentation différenciée, Conseils de l’Ordre et exégè-
tes du droit ont fait preuve d’une grande constance pendant près d’un siè-
cle pour repousser ces nouveaux concurrents de leur marché. Dans ce
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contexte de défiance, si l’intégration a été réalisée en droit, elle s’est révélée
plus progressive dans les pratiques.

II. Exercice de la profession en France

II.1. Le choix d’une profession

La décision d’exercer en France


Les avocats de nationalité étrangère sont désormais nombreux à être
inscrits dans les barreaux français. En vertu du traité de Rome, d’impor-
tantes dispositions législatives ont notamment été prises en faveur des res-
sortissants des États membres de la Communauté européenne (loi du 31 dé-
cembre 1971 et décret du 27 novembre 1991). L’avocature demeure à ce
jour la seule des professions juridiques et judiciaires à ne pas être seule-
ment ouverte aux Français et aux ressortissants de l’Union européenne 34.
Au 31 décembre 2001 35, le barreau de Paris comptait, sur un total de 864
avocats de nationalité étrangère, 224 avocats issus de la seule Afrique fran-
cophone 36.

32. Recueil Dalloz, 1964, p. 657-658.


33. La Semaine juridique, 1964, 13921.
34. GROUPE D’ÉTUDE SUR LES DISCRIMINATIONS, Une forme méconnue de discrimination : les emplois
fermés aux étrangers (secteur privé, entreprises publiques, fonctions publiques), mars 2000, note
numéro 1, p. 22.
35. M INISTÈRE DE LA JUSTICE (direction des Affaires civiles et du Sceau, cellule Études), Statistique sur
la profession d’avocat : barreau de Paris, 2002, p. 6.
36. Les pays mentionnés sont : l’Algérie, le Bénin, le Burkina-Faso, le Burundi, le Cameroun, le
Cap-Vert, la République Centrafricaine, les Comores, le Congo, la Côte d’Ivoire, Djibouti, l’Égypte,
le Gabon, la Guinée, la Guinée Équatoriale, la Guinée-Bissau, Madagascar, le Mali, le Maroc, la Mau-
ritanie, le Niger, le Rwanda, le Sénégal, les Seychelles, le Tchad, le Togo, la Tunisie, le Zaïre.

218 – Droit et Société 56-57/2004


Cette présence est la conséquence de plusieurs facteurs. En premier L’intégration des
avocats africains
lieu, l’exigence de devoir apprendre le droit dans des facultés françaises.
dans les barreaux
Comme le précise ce jeune avocat d’origine sénégalaise spécialisé dans le français
droit des affaires : « Seuls les étudiants africains qui ont eu la chance de
venir étudier en France de manière approfondie, et seuls ceux-là, peuvent
connaître de façon approfondie les systèmes juridiques de nos États. » À ce
titre, il n’est pas surprenant que les 1 397 étudiants étrangers inscrits en
1975 à la Faculté de droit et de sciences économiques de Paris 37 reflètent
l’imposition du système juridique français en Afrique. 30 % d’entre eux pro-
viennent de l’Afrique subsaharienne, 31 % de l’Afrique du Nord. Ils sont –
comme les étudiants français – d’une origine sociale aisée (15 % sont des
enfants de cadres supérieurs ou moyens du secteur public). En second lieu,
le secteur public (administration et universités) au sein duquel les compé-
tences juridiques étaient traditionnellement réinvesties se trouve depuis les
années 1980 en crise, en raison des difficultés économiques et des plans
d’ajustement structurels imposés par la Banque mondiale et le Fonds moné-
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taire international. Enfin, l’absence de libertés qui pèsent sur la bonne ad-
ministration de la justice en Afrique les contraint à s’installer dans le pays
d’immigration plutôt que dans le pays d’émigration 38.
Par suite, les diplômés en droit se retrouvent dans une situation déli-
cate pour élaborer une stratégie professionnelle. La génération qui s’est ins-
tallée dans les années 1980 a retardé son arrivée sur le marché de l’emploi.
Pour la grande majorité des étudiants, la poursuite d’un cursus juridique
s’inscrivait dans le souhait d’intégrer à terme le service public africain : soit
à titre de fonctionnaire, soit à titre de professeur de droit à l’issue d’un
doctorat. Caractéristique des générations post-indépendances et des modè-
les économiques dirigistes développés par les nations africaines, ce choix se
révèle dans les disciplines juridiques choisies qui ressortissent principale-
ment du droit public. Pour la grande majorité de ces étudiants, les espoirs
placés dans un retour en Afrique ont été contrariés par l’effondrement éco-
nomique du continent et la déstabilisation politique de certains pays.
L’ambivalence marquée entre l’opportunité de rester en France et la possibi-
lité incertaine et toujours différée de rejoindre le pays d’origine s’est natu-
rellement exprimée par une profonde indécision quant à la définition d’une
carrière professionnelle.
Dans ces conditions, il n’est pas surprenant de constater qu’avant de se
décider pour l’avocature, la plupart de ces diplômés aient cumulé des em-
plois précaires sans rapport véritable avec leur formation (analyste juridi-
que, rapporteur au Conseil d’État pour la Commission des invalidités de
guerre, mais aussi vigile, inventoriste, réceptionniste dans un conservatoire,

37. Cf. Hervé FAVRE, Enquête sur les étudiants étrangers, Paris, Faculté de droit et des sciences
économiques (Service de statistiques et de prospective).
38. Pour une analyse documentée, voir HUMAN RIGHTS WATCH, Protectors or Defendors, Washington,
Human Rights Watch, 2001.

Droit et Société 56-57/2004 – 219


J.-Ph. DEDIEU marchand de chaussures dans un grand magasin parisien…). Ils les ont
cumulés, mais ils ont surtout dû aussi les accepter. L’inadéquation de ces
activités avec leur compétence n’est pas la réponse apportée à leur condi-
tion d’exilés dans l’attente d’un retour possible. Elle est aussi la seule orien-
tation qui leur a été imposée par le marché du travail compte tenu des diffi-
cultés à intégrer le service juridique d’une entreprise. Le chômage élevé des
années 1980 et 1990, l’absence d’une carte de résident, un âge souvent plus
avancé que la moyenne et le préjudice de l’origine sont autant de facteurs
explicatifs.
Dès lors, une carrière juridique en France s’offre comme la seule répli-
que possible à ces conditions de vie : elle leur permet d’intégrer une profes-
sion indépendante, d’échapper à la discrimination de certaines sociétés et
de demeurer en France en bénéficiant des conventions judiciaires passées
entre l’État français et les États dont ils sont originaires. Pour certains
d’entre eux, cette réponse a été générée aussi par la comparaison amère
qu’ils ont dressée entre leur parcours de disqualifiés sociaux et l’ascension
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sociale des diplômés français de leur promotion.

Formation diplômante et pratiques discriminantes


Le contrat de collaboration par lequel, à l’issue de sa formation à l’École
française du Barreau, l’avocat-stagiaire entame sa carrière professionnelle
auprès d’un avocat inscrit au Grand Tableau, en tant que collaborateur libé-
ral ou salarié, est un cas particulier et méconnu de ces formations scolaires
ou universitaires qui intègrent dans leur cursus un stage obligatoire en en-
treprise, associant ainsi de manière formelle sanctions des compétences par
le marché scolaire et le marché de l’emploi 39. Les extrêmes difficultés aux-
quelles sont confrontés les enfants d’immigrés de nationalité française ou
étrangère dans l’obtention d’un stage diplômant ont récemment contraint
l’Inspection générale de l’Éducation nationale 40 ainsi que le ministère de la
Formation professionnelle 41 à se saisir de la question et sensibiliser le per-
sonnel éducatif sans formuler pour autant de réponse adéquate.
Les avocats-stagiaires d’origine africaine et nord-africaine rencontrent
des difficultés similaires. Elles peuvent s’expliquer par la structuration du

39. Sur ce point, voir Stéphane BEAUD, « Stage ou formation ? Les enjeux d’un malentendu. Notes
ethnographiques sur une mission locale de l’emploi », Travail et emploi, 67, 1996 ; Stéphane
BEAUD et Michel PIALOUX, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard, 1999, (plus spécifique-
ment le chapitre : « Les jeunes immigrés comme groupe repoussoir », p. 390-396).
40. INSPECTION GÉNÉRALE DE L’ÉDUCATION NATIONALE, Note sur la discrimination raciale dont sont sujets
les élèves dans le cadre des périodes de formation en entreprise, 2000 (n° 2000-022).
41. Il n’existe aucune obligation légale pour l’établissement de fournir un stage aux élèves qui, en
dépit de leurs démarches, n’ont pu en trouver. Le ministère de la Formation professionnelle, dans
une circulaire du 26 juin 2000 adressée aux rectrices et recteurs d’Académie (NOR :
MENE0001509C), se contente de préciser : « L’établissement doit trouver pour chaque élève un
lieu d’accueil pour les périodes en entreprise […]. L’équipe pédagogique veillera particulièrement
à protéger les élèves d’éventuelles pratiques discriminatoires à l’entrée des périodes en entre-
prise. »

220 – Droit et Société 56-57/2004


marché juridique de l’emploi qui compte une proportion importante de ca- L’intégration des
avocats africains
binets artisanaux ne disposant pas toujours des ressources suffisantes pour
dans les barreaux
embaucher un stagiaire. De plus, ces cabinets se tournent de préférence français
vers leurs propres réseaux personnels ou professionnels pour recruter un
stagiaire, à défaut de pouvoir procéder à l’examen sélectif et systématique
des candidatures en l’absence de département dédié exclusivement à la ges-
tion des ressources humaines.
Cependant, les avocats d’origine africaine sont rares à mentionner cet
argument économiquement fondé lorsqu’ils tentent d’interpréter les répon-
ses négatives opposées à leur candidature. La discrimination raciale est la
cause qu’ils avancent le plus régulièrement pour légitimer leur exclusion :
« volonté délibérée de ne pas nous permettre une installation sur la place
de Paris », « homogénéité raciale dans le cabinet »… Ils citent également les
excuses alléguées par certains avocats qui ne les ont pas recrutés par peur
de déplaire à leur clientèle, ou encore le travail « pédagogique » accompli
par certains maîtres de stage pour faire admettre à leur clientèle qu’un avo-
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cat noir sera bien leur représentant devant une juridiction.
Les pratiques discriminantes de certains cabinets français sont analy-
sées par de jeunes avocats qui travaillent dans les cabinets anglo-saxons
installés en France comme la preuve ultime de l’échec du modèle d’inté-
gration français et l’ouverture a contrario plus marquée du modèle profes-
sionnel anglo-américain. Ce discours ne corrobore pourtant pas les étu-
des 42 consacrées aux pratiques de recrutement des cabinets anglo-saxons,
notamment outre-Atlantique. Si, au début des années 1980, des groupes de
réflexion ont en effet été mis en place aux États-Unis par les instances pro-
fessionnelles à l’échelle nationale – Task Force on Minorities in the Legal
Profession (American Bar Association) – mais aussi à l’échelle des barreaux
locaux – Committee on Minority Employment (Bar Association of San Francis-
co), à titre d’exemple – pour améliorer la Racial and Ethnic Diversity in the
Profession, les minorités sont toujours bien sous-représentées dans les pro-
fessions juridiques 43. Cette rhétorique comparative développée par les avo-
cats africains en France est en revanche révélatrice de la revanche symboli-
que prise par ces jeunes avocats sur l’État français au travers de sa méta-
phore professionnelle : « le cabinet franco-français ». Car, si une infime mi-

42. Lewis KORNHAUSER et Richard L. REVESZ, « Legal Education and Entry into the Legal Profession :
The Role of Race, Gender, and Educational Debt », New York University Law Review, 70 (4), 1995,
p. 829-964 ; David B. W ILKINS et Gaurang Mitu GULATI, « Why Are There So Few Black Lawyers in
Corporate Law Firms ? An Institutional Analysis », California Law Review, 84 (3), 1996, p. 493-
626 ; Alex M. JOHNSON Jr, « The Underrepresentation of Minorities in the Legal Profession : A Criti-
cal Race Theorist’s Perspective », Michigan Law Review, 95 (4), 1997, p. 1005-1062 ; David B. W IL-
KINS, « Why Global Law Firms Should Care about Diversity : Five Lessons from the American Ex-
perience », European Journal of Law Reform, 2 (4), 2000, p. 415-438.
43. D’après les données recueillies par l’American Bar Association, les African-Americans repré-
sentaient, en 1990, 12 % de la population totale des États-Unis, mais seulement 3,36 % de la Legal
Total Population ; à l’inverse, les Caucasians représentaient 75,3 % de la population totale des
États-Unis, mais pourtant 92,55 % de la Legal Total Population (AMERICAN BAR ASSOCIATION, Goal IX
Report 2001-2002, Chicago, American Bar Association, 2000).

Droit et Société 56-57/2004 – 221


J.-Ph. DEDIEU norité seulement a réussi à trouver un stage puis une fonction au sein de
ces cabinets qui assurent ressources financières conséquentes et légitimité
sociale, elle doit son recrutement bien plus à des compétences pointues
qu’ils reconnaissent eux-mêmes être des « sauf-conduits » qu’à un quel-
conque traitement préférentiel qui serait exporté en France.

La réponse des barreaux aux pratiques discriminantes


À la différence des barreaux américains qui ont mis en place des struc-
tures destinées à favoriser la promotion professionnelle des avocats minori-
taires, les barreaux français n’ont pas apporté de réponse structurelle. Cette
configuration du marché de l’emploi se rapporte pourtant très expressé-
ment à la crise financière et professionnelle des années 1990 suite à la-
quelle le Conseil de l’Ordre avait assoupli pour les avocats-stagiaires (à la
recherche délicate d’une collaboration) les règles commandant les condi-
tions d’accès à la profession en permettant une collaboration plus allégée
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sous la forme d’un simple tutorat 44. À la suite d’un colloque organisé en
octobre 2001 par l’Association des juristes berbères de France (AJBF), qui
avait officiellement dénoncé la marginalisation des avocats d’origine étran-
gère au barreau de Paris, le bâtonnier de l’Ordre des avocats à la Cour
d’appel de Paris, Francis Teitgen avait estimé que ce dispositif ne pouvait
être reconduit. Il jugeait enfin que les procédures disciplinaires prises à
l’encontre des avocats discriminants se retourneraient contre les jeunes
avocats 45.
À ce refus du bâtonnier de Paris s’opposent pourtant des pratiques sin-
gulièrement sélectives qui ne sont pas le fait exclusif de « cabinets franco-
français » isolés mais peuvent s’étendre aux barreaux et même aux parquets
généraux. L’affaire qui a opposé, devant la Cour d’appel de Poitiers, le doc-
teur en droit Roger Malalou et le Conseil de l’Ordre de Poitiers est à ce titre
exemplaire. En 1999, Roger Malalou (ancien chargé de cours à l’Université
de Poitiers durant 6 ans, titulaire depuis 1997 du CAPA) s’était décidé,
après avoir adressé sans succès plusieurs centaines de lettres de candida-
ture, à prêter serment. Il jugeait en effet que l’inscription sur la liste de
stage était un argument qui serait décisif pour trouver enfin une collabora-
tion 46. Sa connaissance des textes de lois lui permettait de penser que ni la
jurisprudence ni les dispositions légales ne lui interdisaient d’accomplir
cette démarche. De plus, les conditions d’inscription sur la liste du stage
avaient été depuis cet arrêt substantiellement circonscrites et inscrites dans

44. Une convention avait même été signée en 1995 entre l’ANPE et le barreau de Paris : « Première
Convention ANPE–Barreau de Paris », La Vie Judiciaire, 2568, semaine du 26 juin au 2 juillet 1995,
p. 1.
45. Marie-Laure PHÉLIPPEAU, « Les jeunes avocats issus de l’immigration se heurtent à une “discri-
mination latente” », Le Monde, 3 novembre 2001.
46. Jacqueline COIGNARD, « Roger Malalou, l’homme privé de robe », Libération, 16 juin 2000 ;
Paul-Henri COSTE, « L’avocat plaide le droit de plaider », La Nouvelle République, 16 juin 2000.

222 – Droit et Société 56-57/2004


la règle juridique. Dans le même sens, l’article 75 du décret du 27 novembre L’intégration des
avocats africains
1991 47 disposait que « les candidats doivent, avant d’être inscrits sur la
dans les barreaux
liste du stage, et sur la présentation du bâtonnier de l’ordre, prêter serment français
devant la cour d’appel ». Enfin, un arrêt de la Cour de cassation rendu le 13
octobre 1999 48 précisait que « la prestation de serment, acte différent de
l’inscription au stage, n’impose pas au postulant la justification d’une quel-
conque promesse de stage ». Au dernier moment, le Parquet général oppo-
sait pourtant un veto à sa prestation de serment au motif qu’il ne disposait
pas de convention de stage. Roger Malalou interjetait appel de cette déci-
sion. En 2000, la Cour d’appel le réintégrait sur la liste du stage 49 estimant
que les textes réglementant la profession seraient dénaturés si des
« conditions supplémentaires étrangères au statut des avocats » étaient
ajoutées.

II.2. Fictions légales


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Fictions légales et fictions raciales demeurent un obstacle notable à leur
pleine réussite professionnelle. Comme David B. Wilkins, directeur du Pro-
gramme d’affaires légales à Harvard, l’a souligné dans le contexte améri-
cain : « Les avocats “noirs” [sont] inévitablement perçus comme des avocats
moins réels dont les origines raciales et ethniques sont supposées n’être
pas pertinentes pour la performance de leur rôle professionnel. Par suite,
les clients – à la fois noirs et blancs – peuvent hésiter à engager les services
de ces avocats différents 50. »

Fictions partagées : une désélection mutuelle


Le choix par l’avocat de sa clientèle
Pour des avocats dont le capital social est affaibli par l’expérience mi-
gratoire, la constitution d’une clientèle est malaisée. À rebours de ce que
laisserait supposer une lecture fantasmée et très contemporaine sur la
clientèle naturelle des avocats d’origine africaine nécessairement commu-
nautaires, leur clientèle n’est pas exclusivement constituée d’immigrés ou
de compatriotes du continent : pour des raisons socio-économiques et par
stratégie professionnelle. En premier lieu, ces avocats ne peuvent capitaliser
sur les ressources sociales de l’immigration africaine pour construire les
fondements stables de revenus récurrents compte tenu de la précarité éco-
nomique de cette immigration. En second lieu, le droit des personnes – et
plus spécifiquement, le droit des étrangers – est le segment le plus dévalo-

47. Décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 organisant la profession d’avocat (NOR :


JUSX9110304D).
48. Arrêt de la Cour de cassation rendu le 13 octobre 1999.
49. Cour d’appel de Poitiers, 1ère chambre civile, arrêt du 3 juillet 2000 : R. Malalou contre le
Conseil de l’Ordre des avocats.
50. David B. W ILKINS, « Fragmenting Professionalism : Racial Identity and the Ideology of Bleached
Out Lawyering », International Journal of the Legal Profession, 5 (2/3), 1998, p. 141-173.

Droit et Société 56-57/2004 – 223


J.-Ph. DEDIEU risé et le moins rémunérateur des spécialisations juridiques. Enfin, le
contournement de la clientèle africaine est mécaniquement accentué par le
fait que, pour une population largement paupérisée, le recours aux services
d’un avocat pour faire valoir ses droits n’est matériellement possible qu’au
travers de l’aide juridictionnelle grâce à laquelle un avocat est commis
d’office 51.
À ce titre, si certains avocats entament leur carrière en s’inscrivant à
l’aide juridictionnelle et assistent ainsi des demandeurs du droit d’asile (no-
tamment auprès des audiences « 35bis et quater » du tribunal de Bobigny),
cette activité ne peut être considérée comme un engament civique ou com-
munautaire. Elle est seulement l’opportunité de faire se rencontrer une of-
fre (en qualification) de services juridiques (disqualifiés) et une demande
(disqualifiée). Dans cette perspective, le droit des étrangers peut constituer
dans la construction d’une carrière une première spécialisation, dont ces
jeunes professionnels souhaitent se dégager dès qu’ils le peuvent d’autant
que les droits de la défense et les procédures y sont respectés irrégulière-
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ment 52.
Car, s’ils sont contraints de diversifier leurs sources de revenus en rai-
son des contraintes financières importantes qui pèsent sur la gestion du
cabinet auquel ils sont associés ou qu’ils dirigent, ils souhaitent également
ne pas se laisser enfermer dans la catégorie d’avocats communautaires 53.
L’« engagement militant » et le « sens politique » qui pourraient les inciter,
par une logique de la « vocation », à embrasser cette spécialisation est pour
leur grande majorité absente.
Les dissensions qui, depuis une vingtaine d’années, ont troublé – jus-
qu’à la scission – les rares et éphémères associations professionnelles
d’avocats africains sont révélatrices de cette réticence à investir l’espace
public pour promouvoir des causes sociales, à commencer par « la cause
des immigrés ». Le Groupement des avocats d’Afrique noire en France
(GAANF), association autorisée par arrêté ministériel en date du 30 mars
1978, en est un bon exemple. Si le Groupement avait bien pour objet
« d’assurer la défense des intérêts professionnels, matériels et moraux de
ses membres et de créer des liens de solidarité entre eux », il se proposait
également d’étendre son action militante en Afrique et en France. Il s’agis-
sait ainsi de « veiller, en liaison avec d’autres organisations, au respect des
libertés individuelles et publiques […] et d’une manière générale au respect
des droits de l’homme en Afrique », mais aussi « d’encourager toutes ac-
tions de solidarité avec les ressortissants africains en France ». Certains
membres du Groupement (dont quelques avocats proches du GISTI qui

51. L’avocat est régulièrement désigné d’office même s’il est légalement admis que le demandeur
puisse le choisir librement.
52. ANAFE, Bilan des observations des audiences du 35 « quater » au Tribunal de Grande Instance
de Bobigny, 2001.
53. Il est à ce titre frappant de constater que, parmi les certificats de spécialisation délivrés, les
titulaires d’un certificat en droit des étrangers sont très rarement des avocats immigrés.

224 – Droit et Société 56-57/2004


avaient assuré la défense de locataires de la Sonacotra en grève des L’intégration des
avocats africains
loyers 54), alarmés par le tour répressif pris par les politiques migratoires à
dans les barreaux
la fin des années 1970, présentèrent ainsi au bâtonnier Pettiti en 1979 un français
long mémorandum destiné à sensibiliser le barreau sur cette question. En
dépit du fait que les signataires du mémorandum ne s’engagèrent qu’à titre
strictement personnel, une Assemblée générale du GAANF condamna fin
1979 la prise de position de ce groupe « jugé fractionniste » dont elle
« désapprouv[ait] les activités ». La correspondance entre le président du
Groupement et le « groupe fractionniste » traduit une véritable appréhen-
sion quant aux répercussions de cette action civique sur le devenir profes-
sionnel ou la respectabilité future de l’ensemble des membres du Groupe-
ment. De fait, cette association a éclaté pour décliner durablement dans le
courant des années 1980 55.
Partant, il n’est pas indifférent de constater que ces mêmes hésitations
à défendre une population immigrée sur le mode de l’action collective se re-
trouvent dans la pratique individuelle des avocats africains interrogés dans
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le cadre de ce travail. L’un d’entre eux, qui est arrivé en France dans les an-
nées 1960 et a su développer une expertise dans le droit immobilier, ex-
prime même un profond malaise à la perspective de prendre en charge des
dossiers de sans-papiers : « Je ne me sens pas à l’aise. Je ne sais pas les dé-
fendre. Je m’en suis éloigné. Je ne suis pas intéressé. Ils sont pris dans un
piège 56. » La plupart des avocats consultés sur cette thématique estiment
qu’une sélection par trop systématique d’affaires où ils représenteraient
une partie immigrée serait préjudiciable à leur réussite professionnelle
même s’ils ne nourrissent aucune illusion quant à leur perception sociale.
Parfois, je prends des dossiers par réflexe communautariste, explique un
autre avocat qui s’est spécialisé dans le droit pénal des affaires, car si je ne
les prends pas, si je ne les défends pas, je pense que je ne serais pas un avo-
cat digne de ce nom. Mais j’ai très peur de cela. Je ne voudrais pas devenir un
avocat de ghetto. Car c’est la chose que j’exècre de la façon la plus totale.
Être noir donc être avocat des Noirs, ce serait la chose la plus abominable. Je
sais que lorsque je passe dans la rue empaillé dans un passeport français,
portant toutes les cravates et tous les costumes du monde, je ne suis ni plus
ni moins qu’un nègre qui passe. Il n’y a pas de péjoration quand j’utilise ce
terme. Je suis en adéquation avec cette image que j’ai de moi-même et que je
projette naturellement dans la société. À partir de cette constatation : être
noir et être avocat, des réflexes communautaires peuvent nécessairement se
créer. Seulement, je veux être un avocat ordinaire 57.

54. Sur cette lutte sociale, voir Mireille G INESY -GALANO , Les immigrés hors la cité : le système
d’encadrement dans les foyers 1973-1982, Paris, L’Harmattan et CIEM, 1984.
55. Archives de Me R., Paris.
56. Entretien avec Me M. le 28 janvier 2002, région parisienne.
57. Entretien avec Me S. (1) le 1er mars 2001, Paris.

Droit et Société 56-57/2004 – 225


J.-Ph. DEDIEU Le choix par le client de son avocat
Ce raisonnement prévaut symétriquement auprès de leur clientèle natu-
relle. En premier lieu, cette clientèle contourne les avocats d’origine afri-
caine qui appartiennent à leurs réseaux de parenté ou de sociabilité. Par
cette exclusion, elle cherche à doubler les règles de confidentialité qui
s’appliquent à la profession d’avocat. Elle anticipe ainsi de manière fantas-
matique une hypothétique divulgation auprès de leurs réseaux communs
des raisons qui les amènent à se présenter devant une juridiction. Cette sé-
lection discriminante trouve ses origines dans une relative défiance à
l’égard de leurs compétences qui n’est que la marque reproduite de leur
propre disqualification sociale. En second lieu, cet évitement tient aussi à ce
que les clients, dès lors que les enjeux sont importants, préfèrent s’en re-
mettre à des avocats qui, selon leurs anticipations, sauront influencer posi-
tivement le magistrat ou le jury, reflétant par cette préférence leur propre
expérience de disqualifiés sociaux. Dans les procès qui engagent en effet la
responsabilité pénale et dont les enjeux sont importants (acquittement
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contre libération, longue peine contre courte peine…), la sélection est en ef-
fet encore plus drastique.

Fictions assumées
Distribution des fictions légales : la « défense métisse » des procès d’excision
Cette configuration de désélection mutuelle n’est pas invalidée par les
procès d’excision qui eurent lieu aux tribunaux de grande instance de Paris
et Bobigny depuis la fin des années 1980 et pour lesquels des avocats
d’origine africaine représentaient – pour partie seulement – la défense (exci-
seuses et/ou parents de l’excisée). À de nombreuses reprises, les positions
(et les oppositions) des avocats se sont régulièrement distribuées confor-
mément à leurs origine et genre : la défense représentée par un avocat noir
et un avocat blanc 58, la partie civile par une avocate blanche 59. L’occur-
rence avec laquelle la défense s’est présentée en « défense métisse », selon
l’expression de l’un des défenseurs d’origine africaine, est révélatrice de ces
stratégies légales.
Au cœur de ce dispositif scénique et rhétorique privilégié pour une effi-
cacité reposant sur la réception sociale de leurs plaidoiries respectives, il
revient ainsi à l’avocat d’origine africaine de traduire les points de la cou-
tume, à son partenaire les points de droit lorsque le mandataire de la partie
civile est le plus régulièrement une femme. Parmi les quatre éléments uti-
lement distingués par le sémioticien Éric Landowski 60 pour analyser la
structuration narrative d’un procès : « validité formelle des raisonnements
démonstratifs », « évidence empirique des faits », « légalité des éléments

58. Me S. et Me G. (1987 et 1989), Me K. et Me I. (1991) ; Me K. et Me D. (1994).


59. Me W.
60. Éric LANDOWSKI, « Vérité et véridiction en droit », Droit et Société, 8, 1988, p. 45-59.

226 – Droit et Société 56-57/2004


probatoires » et « vraisemblance sociale des discours de persuasion », le L’intégration des
avocats africains
dernier principe est bien exemplifié par la fonction traductrice qui est délé-
dans les barreaux
guée à l’avocat d’origine africaine et que cet interprète revendique aussi : français
traduire pour des jurés français et un juge français la fonction sociale de
l’excision en Afrique.
La logique revendiquée n’est pas que la traduction repose sur ses seules
compétences puisque l’acte même de traduction est indissociable de la pra-
tique juridique 61, mais bien qu’il estime que cette distribution des rôles est
la plus persuasive. Il est en effet incertain qu’un avocat qui ne serait pas
d’origine africaine ne puisse pas exposer le rituel de l’excision. La pratique
quotidienne du juriste est par nécessité liée à la conversion dans le langage
du droit de faits sociaux qui lui sont fréquemment méconnus. De même, il
n’est pas discutable qu’un avocat d’origine africaine est compétent pour
présenter les points de droit dans leur intégrité. En conséquence, la logique
distributive de la « défense métisse » ne s’analyse pas par le défaut de com-
pétences techniques des deux professionnels de la défense dans leurs spé-
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cialisations supposément respectives : la coutume et le droit, mais par leurs
assignations sociales qui traduisent leurs appartenances raciales respecti-
ves. L’affrontement judiciaire de deux espaces sociaux dans les procès pour
excision se trouve en l’espèce dédoublé par la structuration même de la dé-
fense. Cette apparente complémentarité correspond à ce que Pierre Bour-
dieu a nommé une « division du travail de domination symbolique » 62. Car
cette prise de parole strictement partagée a pour seul objet d’accorder la
plaidoirie de chaque interprète avec la croyance sociale assignée à « sa »
communauté respective. Par un ajustement rhétorique dialectique, elle offre
ainsi deux conceptions concurrentes de la justice, légaliste et naturaliste,
qui ne se distribuent pas en s’opposant entre partie civile et défense selon
l’usage mais se disposent en se conciliant au sein de la même défense. Cette
répartition des tâches donne à la plaidoirie son pouvoir véridictionnel dans
l’intention ultime de persuader les magistrats, d’emporter par une évidence
favorable l’adhésion des jurés ou de seulement limiter la gravité de la peine.
De fait, la « défense métisse » reproduit et préserve également pour l’au-
dience la croyance selon laquelle l’immigration est toujours en position
d’être face à la loi et non pas de dire la loi.
Dans ces conditions, il est aisé de comprendre pour quelles raisons cer-
tains avocats d’origine africaine refusent d’assurer la défense dans les pro-
cès d’excision. Ils tentent par ce refus de ne pas accentuer la portée de leur

61. Comme l’indique Jean-Claude Woog, avocat à la Cour d’appel de Paris et ancien membre du
Conseil de l’Ordre : « Il faut souvent [à l’avocat] transposer certains mots d’un langage à un autre,
du langage du fait au langage du droit, du langage du profane au langage du technicien, puis pro-
céder à la même conversion de langage pour transmettre en retour les données du dialogue »
(Jean-Claude WOOG, Pratique professionnelle de l’avocat, Paris, Litec et Gazette du Palais, 3e éd.,
1993, p. 78).
62. Pierre BOURDIEU, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », Actes
de la recherche en sciences sociales, 64, 1986, p. 6.

Droit et Société 56-57/2004 – 227


J.-Ph. DEDIEU origine sur leur parcours professionnel. « Beaucoup d’avocats noirs fuient
les dossiers d’excision, commente un avocat ; certains considèrent que dé-
fendre cette pratique dans une logique de rupture, c’est un peu se présenter
soi-même comme un être rétrograde. » Pour ce défenseur d’une exciseuse,
ce choix a également eu des conséquences professionnelles qu’il a dû esquiver :
Certains refusent de défendre une exciseuse parce qu’il s’agit pour eux
d’une mauvaise publicité. Ils confondent le fait de défendre quelqu’un qui a
commis quelque chose et le fait d’être assimilé à son client. J’ai défendu deux
exciseuses parce qu’il s’agissait de femmes qui se trouvaient dans des situa-
tions culturelles et sociétales telles, que pour elles l’excision était honorifique.
Cela ne me gêne pas de défendre une femme dans un cadre qui lui est propre,
dans une culture qui lui est propre. Il suffit qu’elle comprenne vraiment qu’en
France ou ailleurs l’excision est considérée comme un crime. Il est vrai que cer-
tains de mes confrères ont tenté de me coller la réputation de défenseur de
l’excision. Ce sont les confrères qui cherchent à vous éloigner du droit des so-
ciétés, de tel autre droit… Petite jalousie entre confrères… Seulement, on ne
peut pas me coller cette étiquette parce que je fais autre chose et d’autres cho-
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ses qui prennent le pas sur celle-là. Je n’en ai pas honte. Je l’assume. Si demain
je suis appelé par une exciseuse, je la défendrai. Je n’en ai pas honte.
Ce refus s’inscrit également dans une tendance plus générale à l’inverse
d’une tradition qui faisait des grands défenseurs des assises les ténors de la
profession. Depuis notamment l’attention portée aux droits des victimes, le
défenseur est en effet désormais supplanté, en termes de hiérarchie profes-
sionnelle, par le représentant des parties civiles 63.
Dès lors, il est patent que, dans cette configuration, la reproduction du
droit et des hiérarchies propres au champ juridique tire sa source tant de la
structuration des professions que des populations dont ces avocats sont is-
sus de manière réelle ou supposée. Cette désélection mutuelle des avocats
africains de leur clientèle naturelle est un modèle exemplaire de la délégiti-
mation des immigrés comme porte-parole de l’immigration. En ce sens,
l’aventure politique du barreau dont Lucien Karpik avait tracé le déclin en
France 64 est bien ici avérée par le refus conjugué des avocats africains (et
de leurs clients) d’assumer (et de leur accorder) un mandat de porte-parole
par lequel ils exprimeraient les revendications sociales de leurs communau-
tés réelles ou supposées, que ces revendications soient générales ou spéci-
fiques, recevables ou questionnables.

Institutionnalisation de la fiction sociale : les procès pour discrimination raciale


Générée par la structuration professionnelle du champ juridique et les
pratiques des populations immigrées, cette désélection mutuelle trouve une

63. Sur ce point, cf. Yves OZANAM, « L’avocat en cour d’assises XIX e et XXe siècles », in ASSOCIATION
FRANÇAISE POUR L’HISTOIRE DE LA JUSTICE, La Cour d’assises : bilan d’un héritage démocratique, Paris,
La Documentation française, 2001, p. 147-160 (en particulier p. 159).
64. Le même déclin est constaté aux États-Unis et en Grande-Bretagne : voir Robert NELSON, David
TRUBEK et Rayman SOLOMON (eds.), Lawyers’ Ideals/Lawyers’ Practices : Professionalism and The
Transformation of the American Legal Profession, Ithaca, Cornell University Press, 1992.

228 – Droit et Société 56-57/2004


extension dont l’articulation mérite d’être analysée. Cette extension est L’intégration des
avocats africains
double : elle réside, d’une part, dans le refus de certains avocats africains
dans les barreaux
d’insérer la discrimination raciale dans la défense de dossiers pour lesquels français
ils ont l’intime conviction qu’ils en relèvent ; d’autre part, dans leur accep-
tation de défendre des personnes accusées d’actes racistes. Dans le premier
cas de figure, ils cherchent à dépouiller de leur plaidoirie la dimension ra-
ciale au motif que leur origine serait incompatible avec ce type d’argu-
mentation et la réception de leur plaidoirie préjudiciable aux intérêts de
leur client. Dans le second cas de figure, ils évacuent la dimension raciale
de leur perception sociale.
La défense de ces dossiers est non seulement une extension de la désé-
lection mutuelle mais aussi une seconde exclusion : l’exclusion du champ ju-
ridique de toute revendication portant sur la discrimination raciale. En refu-
sant d’inclure cette argumentation dans leurs plaidoiries, en privilégiant le
souhait normatif de se présenter comme des « avocats ordinaires » à même
d’être les mandataires de toutes les causes sans distinction, les avocats
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d’origine africaine ne perpétuent-ils pas les préjudices raciaux dont ils recon-
naissent pourtant l’influence sur le développement même de leur carrière ?
La « renonciation ritualisée à la connaissance sociale » 65 qu’ils ont des prati-
ques discriminatoires dans leur exercice professionnel au travers de leurs
clients ou de leur propre parcours n’est-elle pas la reproduction par la prati-
que juridique des inégalités raciales et sociales ? Ainsi que le précise la ju-
riste Reva Siegel, « le discours qui refuse de préciser la composante raciale
d’une affaire fonctionne comme un code sémantique et illustre ainsi combien
ce code sémantique peut être utilisé pour caractériser des pratiques d’une fa-
çon qui peut soit briser soit rationaliser la stratification sociale. Ce discours
peut offrir un témoignage symbolique ou éloquent du désir de la société de
parvenir à une neutralité en matière de relations raciales » 66.
En dépit de la contribution des avocats minoritaires à la défense des
droits de l’homme dans des contextes socio-historiques particuliers (conflit
israélo-palestinien, apartheid sud-africain, ségrégation américaine 67), cette
participation ne peut pourtant faire oublier la conversion du champ juridi-
que au libéralisme économique dans les pays européens et nord-américains.
Dans le contexte français, la relative renonciation par les avocats africains à
un discours porteur de justice sociale est bien tributaire de la conversion
initiée par l’élite du barreau à l’idéologie libérale, mais elle est – aussi et
surtout – le témoignage de son assujettissement à l’idéologie républicaine.

65. Reva B. SIEGEL, « In the Eyes of the Law : Reflections on the Authority of Legal Discourse », in
Peter BROOKS et Paul GEWIRTZ (eds.), Law’ Stories : Narrative and Rhetoric in the Law, New Haven,
Londres, Yale University Press, 1996, p. 231.
66. Reva B. SIEGEL, « Discrimination in the Eyes of the Law : How “Color-blindness” Discourse Dis-
rupts and Rationalizes Social Stratification », California Law Review, 88 (1), 2000, p. 78.
67. Kenneth S. BROUN, Black Lawyers, White Courts : The Soul of South African Law, Athens (OH),
Ohio University Press, 1999 ; George BISHARAT, Palestinian Lawyers and Israeli Rule : Law and Dis-
order in the West Bank, Austin, University of Texas Press, 1989.

Droit et Société 56-57/2004 – 229


J.-Ph. DEDIEU Par ce jeu paradoxal, les avocats d’origine africaine peuvent également
contribuer à leur tour à préserver les logiques d’exclusion de la société
française. À ce titre, le droit reproduit bien les inégalités sociales et la
croyance dans les vertus républicaines en offrant aux magistrats et aux ju-
rés, dans un premier cas de figure, le « témoignage éloquent » d’un champ
économique dépourvu de racisme (un avocat noir représentant un plaignant
noir travaillant dans un groupe hôtelier à un poste d’encadrement dont il a
l’intime conviction qu’il a été licencié pour des motifs raciaux mais sans
l’évoquer dans sa plaidoirie 68) ou, dans un second cas de figure, le « témoi-
gnage symbolique » d’une réfutation de la xénophobie sociale (un avocat
noir désigné d’office et s’abstenant de faire jouer la clause de conscience
pour défendre un accusé devant répondre d’insultes à caractère raciste pro-
férées à l’encontre d’un policier noir 69). Le paradoxe de ce jeu social et pro-
fessionnel qui est aussi une dépolitisation d’une cause légitime est en quel-
que sorte de contraindre ces avocats à n’être que des « avocats ordinaires »,
représentant des « clients ordinaires » dans des situations dramatiques qui
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constituent l’« ordinaire » des cours prud’homales ou criminelles.

Conclusion
Au terme de cette étude, plusieurs enseignements méritent d’être tirés.
La difficile intégration des avocats africains dans les barreaux français indi-
que que les normes juridiques nationales ne sont pas seules responsables
de la marginalisation des immigrés dans la société française. Les normes
professionnelles, fussent-elles dictées par les instances de régulation ou
inscrites dans les pratiques des agents, y contribuent aussi. Ce corps consti-
tué de la nation qu’est le Barreau en fournit une illustration particulière-
ment probante. Les relations entretenues entre défenseurs africains et com-
munautés africaines soulignent, d’autre part, que le sens commun sociolo-
gique qui voudrait, par « populisme » ou « misérabilisme » 70, que les com-
munautés immigrées soient solidaires dans leur exclusion mérite d’être soi-
gneusement nuancé. Les stratégies individuelles mais aussi collectives des
avocats et de leurs clients trahissent en effet des jeux d’opposition ou de
neutralisation qui attestent de leur parfaite conscience des normes sociales
dominantes mais contribuent paradoxalement à ne pas les remettre ouver-
tement en cause et à perpétuer, dans la pratique juridique même, les méca-
nismes de domination sociale 71.

68. Entretien avec Me H. le 5 février 2001.


69. Entretien avec Me S (2) le 8 janvier 2002.
70. Pour une analyse des différentes méthodologies retenues par les sociologues afin d’étudier les
classes populaires, voir Claude GRIGNON et Jean-Claude PASSERON, Le savant et le populaire, Paris,
Gallimard et Le Seuil, 1989.
71. Une version de ce texte a été présentée lors de la 98e conférence annuelle de l’American Socio-
logical Association à Atlanta (16-19 août 2003).

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