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Sonia Khanfir

1ère année Master de recherche

Courants cinématographiques

ESAC 2019-2020

Le modernisme d’Andreï Roubleï de Tarkovski

En 1966 sortaient Persona de Bergman, Blow-up d’Antonioni et Andreï Roublev


de Tarkovski. Les protagonistes des trois films sont des artistes dans une période
où l’artiste est au cœur des thèmes du cinéma moderne et plus particulièrement
du cinéma d’auteur dans lequel s’inscrit Andreï Roublev de Tarkovski. En effet,
Le film est porteur de deux dimensions principales du cinéma moderne à savoir
le réalisme et l’expressivité de l’auteur.

Andreï Roublev est un film historique qui cherche à dresser un portrait réaliste,
sans compromis, maculé et violent de la Russie médiévale. La factualité
historique est renforcée par des techniques modernistes comme la très grande
profondeur de champs (deep focus), les très longs plans accompagnés de
mouvements amples de la caméra. Le champ est si large qu’il semble couvrir un
monde réel. Les décors réels (bois, églises, cabane …) et les lumières naturelles
(lumière de jour, torches) dominent le film et accentuent son réalisme. Les flash-
backs et les visions mentales sont aussi très modernes du fait qu’ils ne sont pas
marqués visuellement. Ce réalisme a pour but de rendre la répression un thème
plus palpable. Le réalisme social est ici au service du thème de la condition
humaine si cher au cinéma moderne. Dans le chapitre intitulé «Le bouffon», on
assiste à la répression exercée par les gardes du pouvoir sur un bouffon. Ce

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dernier est torturé et emprisonné pour s’être moqué de l’État, de l’Église et de
l’aristocratie. Dans le chapitre intitulé «La fête», un groupe de païens est
persécuté par les gardes pour avoir pratiqué une orgie rituelle. Dans «Le
jugement dernier», Andreï Roublev se souvient du Grand Prince qui fit crever
les yeux des artisans afin de les empêcher de reproduire les œuvres qu’ils
venaient de créer. Cette critique de la répression de la parole, de la foi et de l’art
trouve son apogée dans le chapitre intitulé «Le sac» dans lequel on assiste à un
raid sauvage d’une armée de Russes et Tatars sur une église où se réfugient des
villageois. Les meurtres, les viols et les saccages s’enchaînent et le vieil artiste
Théophane le Grec est sauvagement torturé et tué par les Tatars. Telle est la
réalité historique représentée avec réalisme dans le film, la critique sociale étant
l’une des caractéristiques du cinéma moderne.

Outre le réalisme contextuel, Andreï Roublev s’appuie sur le réalisme


psychologique propre au cinéma moderne. Les personnages sont
psychologiquement complexes, et leurs désirs et objectifs ne sont pas bien
définis. Ainsi, bien qu’Andreï ait accepté de peindre la Cathédrale de
l’Annonciation à Moscou, il reste plein de doutes et d’hésitations jusqu’à la fin
du film: on est loin du héros déterminé du cinéma classique. L’itinéraire
d’Andreï Roublev est plutôt un voyage spirituel qu’une quête classique. Les
événements du récit sont organisés en une succession épisodique de chapitres
plutôt qu’en nœuds dramatiques classiques. Selon Bordwell, si le héros classique
se bat pour réaliser l’objectif de sa quête, le protagoniste du cinéma d’auteur
moderne est à la dérive, il ne trace pas un itinéraire autant qu’il construit
l’univers du film. Grâce à un schéma narratif assez vague dans ses rapports de
cause à effet, les personnages ont le temps d’exprimer leurs états
psychologiques. Le personnage d’Andreï Roublev est un anti-héros moderniste
torturé par ses sentiments et évolue depuis sa première apparition en 1400

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jusqu’à la dernière en 1424. En effet, au début du film, Andreï est un jeune
artiste enthousiaste qui accepte sans hésiter la mission de peindre le jugement
dernier sur les murs de la Cathédrale de l’Annonciation à Moscou. Ensuite, il
subit des épreuves psychologiques qui vont le changer. D’abord la jalousie de
son maître Kirill, puis la tentation de la chair devant la jeune païenne dénudée,
puis l’abandon de son disciple Foma et enfin les massacres du pouvoir contre le
peuple sans défense. Lorsqu’il tue un homme pour sauver une jeune handicapée
mentale du viol, il subit la torture de sa conscience. Au fond de sa solitude, dans
une église en ruines, et pour seul compagnon la jeune muette et handicapée
mentale, Andreï reçoit la visite du fantôme de son mentor Théophane le Grec
qui avait été assassiné par les Tatars et leur conversation révèle le fond de l’âme
de l’artiste. Il est habité par la vénération de la terre russe mais sent que son art
est inutile dans un pays où les hommes sont si mauvais les uns envers les autres.
Il décide alors de ne plus peindre et fait vœux de silence car il estime qu’il n’a
plus rien à dire aux hommes. Ainsi, Andreï Roublev va demeurer silencieux et
ne parlera à nouveau que douze ans plus tard lors de la dernière scène de son
histoire. Tel est le destin du protagoniste moderniste: souvent tragique, rarement
glorieux et semé de doutes et de désillusions.

Il est impossible de séparer Andreï Roublev d’Andreï Tarkovski car l’art les
unit. Tarkovski l’artiste raconte Roublev l’artiste et l’œuvre d’art qu’est le film
raconte la réalisation de l’œuvre d’art qu’est le Jugement Dernier peint par
Roublev. Cette mise en abyme du discours artistique est un thème moderniste
qui permet à Tarkovski de faire porter à son protagoniste ses tourments
artistiques. L’artiste se retrouve dans une crise: ils a perdu toute foi dans le
monde des hommes et donc dans la réalité quotidienne. Pour lui, le fondement
de la beauté de l’art est la bonté humaine alors il est incapable de peindre un

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sujet tel que Le Jugement dernier, car il se refuse à terrifier les gens. Le doute le
ronge quand il se rend compte qu'il ne peut rien trouver d'autre que la violence,
la trahison, l'ignominie, et la jalousie dans le monde. Il arrive à la conclusion
que l’homme ne peut pas servir l'art céleste s'il n'a pas un «visage céleste». Et
parce que Roublev ne veut pas menacer les gens avec ses peintures en reflétant
leur nature corrompue, il abandonne toute communication avec le monde. Non
seulement il arrête de peindre, mais il fait aussi vœu de silence. Il tient ce vœu à
la fois dans le sens littéral et artistique pour de nombreuses années. Notons que
dans le même thème, Elizabeth, l’actrice dans Persona de Bergman choisit le
néant face à ces démons intérieurs. Andreï va évoluer suite à sa rencontre avec
un jeune garçon, le fils d'un fondeur de cloches décédé qui entreprend la
fabrication d'une grande cloche pour le grand-duc. Il sait que s'il échoue, le duc
le fera exécuter. Andrei suit de près le travail du garçon, qui est non seulement
énergique mais aussi cruel envers les hommes qui travaillent pour lui.
Contrairement à Andreï, il n'a aucun doute et semble savoir ce qu'il fait. Ce n'est
que lorsque la cloche est finie et comme il se doit, qu’il s'effondre sous le poids
de la responsabilité: il s’écroule pleurant dans les bras d’Andreï et lui avoue
qu'en fait il n'avait pas le secret de la cloche car son père avait refusé de le lui
transmettre. La cloche est le pur fruit de son inspiration, de son énergie et de sa
compétence professionnelle. Devant cette leçon de courage, Andrei rompt son
vœu de silence et promet de se remettre à la peinture. Il a compris que l'artiste ne
devrait rien attendre du monde extérieur. Il n'y a rien qui puisse soutenir l'art.
L’artiste ne peut compter que sur son inspiration spirituelle intérieure. Il est seul
face aux énergies négatives du monde. Le film moderne devient ici méta-art: un
art qui raconte l’art, et le ballon qui flotte dans l’air dans le prologue fait écho à
la cloche d’église fondue au cœur de la terre dans l’épilogue. Les deux sont des
projets artistiques, le premier est individuel, fou, léger et voué à l’échec tandis

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que le dernier est collectif et ancré dans la terre, fruit de la sueur des hommes et
du génie d’un jeune artisan.

Outre cette réflexion sur l’art, et l’artiste, Andreï Roublev est un film moderne
parce qu’il porte la signature stylistique de son auteur Andreï Tarkovski. Le
poète du cinéma n’est pas au sommet de son style dans ce film mais il est déjà
né et on retrouve l’écho des lévitation de Solaris et Nostalghia dès le prologue
avec cet homme qui flotte soudain dans les airs. Les éléments de la nature sont
déjà à la base de l’esthétique de Tarkovski. Ils sont représentés, entre autres, par
l’air qui emporte l’homme au ballon, le vent qui fait vaciller les arbres, l’eau des
pluies torrentielles, du ruisseau dans lequel Foma lave ses pinceaux de peinture,
du fleuve dans lequel nage la belle païenne nue, la neige qui tombe à l’intérieur
d’une église brûlée, le feu des torches des païens, du saccage de l’église et enfin
celui de la fonte de la cloche. Les longs plans en mouvement, caractéristiques de
l’auteur, sont déjà à l’œuvre pour dépeindre la réalité historique comme l’autre
réalité poétique des plans lents issus de la psychologie du personnage ou de
l’expressivité de l’auteur qui sont des piliers du cinéma moderne. Enfin, dans
l’épilogue, une dernière audace moderniste fait que le film qui était jusque là en
noir et blanc rend un hommage sans précédent à l’artiste dans une explosion de
couleurs qui contraste avec l’austérité du film. L’œuvre de Roublev est enfin
révélée dans toute sa splendeur reprenant toute sa valeur grâce à l’histoire
difficile de l’artiste racontée dans le film.

Andrei Roublev est donc considéré comme un monument du cinéma moderne


car il dépasse le film historique ou biographique et enfreint ses conventions
narratives pour devenir une attitude du cinéma moderne envers l’art en général.

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