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CHAPITRE 1. VOYAGE AU CENTRE DU MÉTIER.

LE MODÈLE DES GESTES


PROFESSIONNELS DES ENSEIGNANTS ET LEURS AJUSTEMENTS

Dominique Bucheton, Lisa-Marie Brunet, Catherine Dupuy, Yves Soulé


in Dominique Bucheton et al., Le développement des gestes professionnels dans
l'enseignement du français

De Boeck Supérieur | « Perspectives en éducation et formation »

2008 | pages 35 à 59
ISBN 9782804159511
Article disponible en ligne à l'adresse :
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ère

VERS DES MODÉLISATIONS


1 P A R T I E

DE L’AGIR ENSEIGNANT
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1. Voyage au centre du métier. Le modèle des gestes


professionnels des enseignants et leurs ajustements 37
2. Quels gestes dans la classe pour quel enseignement-
apprentissage de la littérature ? Regard sur quatre leçons
de 5e année du secondaire 61
3. Des gestes didactiques fondateurs aux gestes spécifiques
à l’enseignement-apprentissage du texte d’opinion 83
C H A P I T R E 1
Voyage au centre du métier.
Le modèle des gestes
professionnels des enseignants
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et leurs ajustements
Dominique BUCHETON, Lisa-Marie BRUNET,
Catherine DUPUY, Yves SOULÉ

RÉSUMÉ
Après avoir développé succinctement le modèle théorique des gestes profession-
nels et leurs ajustements, une première étude sur des séances comparées de lec-
ture au CP en ZEP illustre l’idée selon laquelle l’efficience des enseignants se joue
dans leurs ajustements plus ou moins réussis et dans les logiques profondes qui
orientent ces ajustements. L’analyse comparative de deux séances de littérature
pose la question de l’orientation structurante des configurations de gestes en for-
mulant l’hypothèse que les ajustements structurants le sont parce qu’ils sont
orientés consciemment. Enfin nous montrons comment ce regard nouveau et plus
précis, au niveau des ajustements didactiques très spécifiques, permet de repérer
ce qui distingue une lecture littéraire d’un texte d’une lecture philosophique d’un
même texte littéraire. Permet aussi de repérer les gestuelles communes de ces
deux didactiques en émergence à l’école primaire et quelques-uns des problèmes
didactiques spécifiques que leur comparaison fait apparaître.
38 Vers des modélisations de l’agir enseignant

Nous avons fait le choix de présenter dans ce texte quelques aperçus


de nos recherches 1 sur la professionnalité des enseignants 2, notamment dans
le domaine de l’enseignement du français. Rappelons ici brièvement l’orienta-
tion résolument technologique et transformatrice de ces recherches : il s’agit
1) de développer des connaissances de haut niveau permettant de décrire et
comprendre l’activité conjointe des enseignants et des élèves dans le réel du
travail ordinaire d’une classe, 2) d’en comprendre les effets sur l’apprentis-
sage et le développement des élèves, 3) d’améliorer l’efficacité de l’interven-
tion éducative, 4) de contribuer ainsi à une réelle démocratisation du système
éducatif, 5) de contribuer au-delà à l’évolution de la professionnalité et de ses
nécessaires ajustements aux exigences nouvelles de la société.
Rappelons aussi que le travail des enseignants a institutionnellement
une triple visée : enseigner des savoirs académiques, apporter de la culture et
éduquer les élèves. Un travail complexe qui nécessite donc de convoquer des
cadres théoriques multiples. Le modèle théorique des gestes professionnels
que nous avons développé s’appuie sur un vaste champ théorique et sur des
méthodologies, elles aussi complexes dont nous donnons ici un aperçu.

1. LA NÉCESSITÉ DE CONJUGUER PLUSIEURS POINTS


DE VUE
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1.1 Le point de vue langagier et phénoménologique :
le rôle intégrateur des langages
Le postulat clé de nos travaux sur la professionnalité enseignante
réside dans l’idée que les langages, partagés entre le maître et les élèves et les
élèves entre eux sont la clé de voûte du système enseignement/apprentissage/
développement. Nous utilisons le pluriel pour montrer la sémiologie complexe
des signes langagiers, et extra langagiers (le corps parlant de l’enseignant
(Jorro, 2004) : gestes du corps, mimiques, déplacements, etc.), qui suppor-
tent, véhiculent et conditionnent l’entrée dans les apprentissages des élèves,
leurs refus de jouer le jeu parfois, voire leur mise à l’écart volontaire ou invo-
lontaire. Cette gestuelle langagière est intégratrice des diverses préoccupa-
tions de l’enseignant, explique la dimension hiérarchisée, systémique et
modulaire des gestes professionnels que nous développerons plus loin.

1 Ces travaux s’effectuent dans le cadre de deux équipes situées en IUFM : l’équipe ALFA
(Activité Langage Formation Apprentissage) composante du LIRDEF, qui questionne l’enseigne-
ment de la lecture-écriture au CP (Cours préparatoire), et celui de la littérature au primaire, au
collège et au lycée, l’autre : ERTe, l’Équipe de Recherche Technologique en Éducation, une
équipe interdidactique constituée principalement d’enseignants-chercheurs-formateurs. Ces
deux équipes bénéficient également des recherches effectuées par les étudiants du Master II
professionnel : Conseil et Formation de l’Université de Montpellier 3 dans le cadre de leur
mémoire de recherche.
2 Un ouvrage : L’agir enseignant : une question de gestes professionnels ajustés est à
paraître prochainement, D. Bucheton (éd.).
Voyage au centre du métier. Le modèle des gestes professionnels des enseignants… 39

Nous avons choisi le mot geste pour les possibilités sémantiques et


métaphoriques qu’il offre. Un geste est langagier et non-langagier. Il est une
adresse à un autre que l’on a vu et à qui on fait signe. C’est un engagement,
une action dont il faut assumer les conséquences. Il est en partie conscient, en
partie généré par des habitus, des cultures spécifiques. Il est observable.
Ainsi les gestes langagiers de l’enseignant contribuent notamment à :
– assumer le cadrage général de la leçon (cf. contribution Soulé et
Aigouin ici même) et son pilotage ;
– désigner l’action (la tâche à faire et ses procédures), la montrer, la
commenter, en accompagner l’avancée ;
– expliciter, expliquer, commenter ou impliciter voire occulter volontai-
rement les savoirs visés ;
– organiser, participer aux différents scénarios mis en place, en gérer
l’ethos spécifique (gestes d’atmosphère) ;
– étayer au sens brunérien l’engagement, l’enrôlement, le maintien de
l’attention, la focalisation, le développement réflexif, etc. ;
– souligner, pointer des significations qui émergent : les microgenèses
(Saada-Robert, 2004) plus ou moins partagées, intermédiaires pour
l’élaboration de savoirs eux aussi intermédiaires, flous, temporaires,
partiellement objets d’institutionnalisation ;
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– participer à la constitution de la communauté discursive en modéli-
sant (formatant) les formes de pensée et de langage épistémologique-
ment attendues (Bernié, 2001).
La théorisation des gestes des maîtres comme des gestes d’abord lan-
gagiers et adressés renvoie à la pragmatique (l’agir sur, avec, contre l’autre
dans des contextes identifiés et négociés), à la théorie des pratiques socio-
langagières scolaires (Bautier, 1995, 1997), aux approches ethnométhodolo-
giques (on agit selon des routines et rituels langagiers que pour les besoins,
ou par ruse on se permet de détourner : Goffman, 1974, 1991), aux travaux
sur l’énonciation permettant de comprendre les procédures d’indexicalisation
des objets, les calfatages qui sous-tendent les négociations partagées du sens
(Culioli, 1994). Ils renvoient aussi à la thèse centrale et anthropologique qui
traverse les travaux de Wittgenstein, Vygotski (1985), Bakhtine (1984), Bru-
ner (1983), François (1990) selon laquelle les langages permettent la trans-
mission de la culture et sa recréation, sa reprise-modification, dans un dialo-
gisme responsif, inter et intradiscursif.
Ajoutons à cela que la gestion contrôlée de la parole du maître – son
pouvoir sur l’autre, son autorité, une réactivité plus ou moins vive et contrôlée
(les gestes éthiques de Jorro, 2002) – s’inscrit aussi dans une vigilance éthique
fondatrice de sa mission éducative (Tozzi, 2004).
40 Vers des modélisations de l’agir enseignant

1.2 Une conception culturelle et anthropologique


de la didactique
Dans la conception de la didactique que nous proposons (loin d’être
partagée par l’ensemble de la communauté 3), les gestes de l’enseignant sont
didactiques dès lors qu’ils visent des savoirs, des modes de pensée et d’agir qui
dans leur ensemble contribuent au développement global : cognitif, langagier,
social et psychoaffectif de l’élève. Le travail sur les objets didactiques et
culturels, les situations, artefacts, scénarios mis en œuvre et le dévelop-
pement des sujets élèves et enseignants sont indissociables et profondé-
ment corrélés.
Selon cette perspective la didactique s’intéresse :
1. aux personnes et non à des sujets seulement épistémiques, à leurs
rapports culturels aux objets enseignés, à leur développement cogni-
tif, langagier, identitaire, social ;
2. aux objets de savoir enseignés et aux gestes d’étude et postures
qui en permettent l’appropriation ;
3. au rôle des contextes et situations scolaires ;
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4. aux gestes professionnels spécifiques qui permettent la mise en
relation pour les élèves de tout ce qui précède.

En retour, cette conception de la didactique conçue comme un tout,


à savoir la construction pour le sujet élève de savoirs, mais aussi de rapports
nouveaux et dynamiques aux savoirs, au langage, à l’action, à lui-même et aux
autres, permet de comprendre pourquoi les gestes « didactiques » des maîtres
sont fortement complexes et épais. Et du coup, difficiles à déplier et à décrire.
Ils contiennent des préoccupations indissociables : donner du sens à l’objet de
savoir, ouvrir des espaces pour penser, pour collaborer, réguler les apprentis-
sages dans les contraintes de situations évolutives, trouver des formes multi-
ples et diverses d’étayage.

1.3 Une ergo-didactique ?


Le point de vue ergonomique s’intéresse en priorité aux acteurs, à
leur action, à leur activité, dans des situations de travail identifiées. Nous
rejoignons Clot (1999) pour dire que l’activité dépasse les limites des tâches
et actions réalisées. En didactique du français, ces limites de l’action des maî-
tres, des élèves et des objets sur lesquels ils opèrent sont particulièrement
imprécises. Lorsqu’on aborde les domaines de l’esthétique et de la réception
littéraire, le brouillard est encore plus épais ! Peut-on parler d’activité esthé-

3 Selon les auteurs, la question du sujet est diversement prise en compte, voire pas du tout.
Il peut être un sujet psychologique, scolaire, social, épistémique, il est rarement une personne
singulière aux prises avec une situation spécifique.
Voyage au centre du métier. Le modèle des gestes professionnels des enseignants… 41

tique ou seulement de « relation esthétique » ? Peut-on véritablement envisa-


ger de didactiser cette relation ?
Nous importons de ce champ, un certain nombre de concepts :
– par exemple la question de la prescription, represcription, auto-
prescription qui renvoie pour l’enseignant à différentes instances ins-
titutionnelles de prescription ;
– les concepts de genres, style (Bakhtine, 1984 ; Clot, 1999) ;
– la question de la nécessaire adaptation pour la résolution des tâches pres-
crites (Faverge et Ombredane, 1955) que nous appelons ajustement.

C’est ce point de vue ergonomique pour décrire et comprendre l’agir


des acteurs qui nous a conduits à glisser des concepts trop génériques d’acti-
vité ou d’action, issus eux-mêmes de deux champs en débat, vers un compro-
mis plus opérationnel autour de la notion de « gestes », ceux des maîtres et
des élèves.
Enfin, nous savons aussi que ces organisations complexes et probable-
ment hiérarchisées ne sont compréhensibles et analysables qu’en regard de
l’activité des élèves, constituée elle aussi d’une architecture de gestes de
métier (en référence au métier d’élève de Perrenoud, 1994) et de gestes
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d’étude bien ou mal installés, adaptés ou non aux tâches.
Nos recherches actuelles cherchent à identifier ces ajustements réci-
proques et leurs configurations (Veyrunes, 2004) heureuses ou malheureuses.

1.4 Les apports de la didactique professionnelle


La didactique professionnelle pose avec force la question du dévelop-
pement de la professionnalité, développement différent selon qu’on se situe
en formation initiale ou en formation continue où l’expérience singulière et
collective sert de pivot central pour la transformation de l’agir (Pastré, 2002).
Il convient alors de se demander comment cette professionnalité fine que
nous tentons d’analyser peut devenir un instrument pour la formation et quels
genres et gestes professionnels de formateurs sont nécessaires. Avec quelles
tâches, quels gestes professionnels des formateurs ? (Liria et Bucheton,
2004 ; Rebière et Jaubert, ici même).

2. APPROCHES MÉTHODOLOGIQUES
Vouloir rendre compte de la complexité de l’agir enseignant nécessite
une sorte de paradoxe méthodologique : il y faut à la fois une structure métho-
dologique lourde et exigeante (données précises du contexte, chronogenèse
minutieuse de la séquence) et suffisamment souple pour lui permettre de
s’ajuster à la singularité et à la créativité observée.
42 Vers des modélisations de l’agir enseignant

Elle s’appuie dans notre équipe sur quelques principes fondateurs :


– celui de préférer les micro-analyses de moments didactiques situés
dans des zones névralgiques pour repérer les ajustements des ensei-
gnants en situation (début de cours, incidents critiques, désajuste-
ments objectifs) ;
– celui, pour avoir un peu accès à ce microcosme qu’est une classe, de
la descente patiente par catégorisations successives dans les profon-
deurs et méandres des microgenèses du sens observées ;
– celui, quand cela est possible, de la comparaison de pratiques qui re-
lèvent de genres de métiers communs ;
– celui d’une extrême attention au langage, aux formulations, aux for-
mes énonciatives.
L’autre principe est de croiser en permanence les points de vue des
acteurs observés : des enseignants (autoconfrontations) comme des élèves
(autoconfrontation et/ou entretiens), avec celui des formateurs et didacti-
ciens que nous sommes porteurs d’une culture professionnelle et d’une cul-
ture scientifique de la discipline.

3. PRÉSENTATION SUCCINCTE DU MODÈLE THÉORIQUE


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DES GESTES PROFESSIONNELS (GP)
ET DE LEURS AJUSTEMENTS EN SITUATION
Deux concepts centraux sont à la racine du modèle théorique que
nous proposons. Celui de gestes de métier (repris de Jorro) : des gestes
cadres inscrits dans la longue histoire d’une communauté professionnelle et
celui de gestes d’ajustement.

3.1 Les gestes de métier


Les gestes de métier, gestes cadres, sont au carrefour de logiques pro-
fessionnelles institutionnelles et sociales. L’histoire des disciplines, les modè-
les didactiques, les prescriptions officielles, les logiques de cycle, d’établisse-
ment, etc ont institué lentement ces gestes de métier et tout l’arsenal
d’artefacts qui les supportent. Ils manifestent un enchâssement de cinq gran-
des préoccupations plus ou moins saillantes : le multi-agenda de l’enseignant
(Bucheton, 2004).
1. La construction des savoirs scolaires visés : elle est postulée
comme étant centrale (sauf en maternelle).
2. L’étayage/enseignement : les GP qui relèvent de ce double registre,
toujours en tension, sont ceux du faire-faire, faire-verbaliser, accom-
pagner les élèves dans une tâche, évaluer ceux qui relèvent plus de la
transmission (moments d’explications magistraux, apports d’élé-
ments culturels, lectures offertes). Cette préoccupation est majeure,
Voyage au centre du métier. Le modèle des gestes professionnels des enseignants… 43

en arrière-plan de toutes les autres dont elle modalise les divers


registres d’ajustement.
3. Le maintien d’une certaine atmosphère : il s’agit de créer et main-
tenir des espaces dialogiques par un climat général cognitif et rela-
tionnel, un certain ethos (Maingueneau, 1998) qui autorise ou non
la prise de parole de l’élève et régule le niveau d’engagement attendu
dans l’activité.
4. Le pilotage : Il s’agit de gérer les diverses contraintes pratiques spa-
tiales et temporelles de la situation : avancée de la leçon, déplace-
ments, gestion des instruments d’enseignement divers, etc.
5. Le tissage : cette forme d’étayage spécifique cherche à donner expli-
citement du sens, de la pertinence à la situation et au savoir visé pour
faciliter l’engagement des élèves dans la situation et les tâches mais
aussi pour faire en sorte que leur activité soit bien ciblée. Ces gestes
de tissage jouent un rôle essentiel pour permettre aux élèves d’accro-
cher, de raccrocher à ce qui se dit, se fait, d’accrocher les différentes
unités de la leçon, les aider à faire des liens avec le dedans et le
dehors de l’école, l’avant et l’après de la leçon. Ils sont essentiels pour
l’incorporation ultérieure des savoirs enseignés.
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3.2 Les gestes d’ajustements
Les gestes d’ajustement sont la manière dont l’agir langagier et corpo-
rel de l’enseignant se règle sur la situation spécifique de la classe et plus
encore sur l’évolution de cette situation pendant la leçon. Ils actualisent, sin-
gularisent dans le huis-clos de la classe les préoccupations précédentes par un
ensemble de variations, transformations, modifications descriptibles (on a
nos petites méthodes disent les experts). Ce ne sont pas seulement les pré-
occupations génériques, les tâches, méthodes, artefacts, ou prescriptions
diverses qui fondent la professionnalité de l’enseignant mais beaucoup plus
ses gestes d’ajustement, leur nature, leur empan. Ce sont des gestes d’obser-
vation où se construit et s’affine le regard didactique de l’enseignant. Autre-
ment dit est essentielle pour son efficience professionnelle la capacité de
l’enseignant à voir, à entendre ses élèves dans leur singularité et dans l’immé-
diateté et la dynamique de l’action partagée et des savoirs en jeu.
Ces ajustements ne sont pas aléatoires ni soumis aux seuls événe-
ments interactionnels, mais relèvent d’une architecture de schèmes opératoi-
res dont les fondements (les logiques profondes) sont multiples : les savoirs
d’expérience, universitaires, sociaux, de l’enseignant, ses valeurs, son engage-
ment, sa résistance physique, émotionnelle (Bucheton, Brunet et Liria, 2004 ;
Tardif et Lessard, 1999).
Ils sont en partie conscients et verbalisables, en partie structurés dans
des habitus socioprofessionnels.
44 Vers des modélisations de l’agir enseignant

Gestes d’ajustement et gestes de métier relèvent selon nous d’une


organisation hiérarchisée, individuelle (selon les enseignants, leur rapport
aux élèves, aux situations, les préoccupations saillantes ne sont pas les
mêmes). Ils relèvent d’une organisation systémique (ils sont concaténés,
enchâssés 4 les uns dans les autres dans l’épaisseur de la parole de l’ensei-
gnant). Ils sont modulaires (selon les scénarios convoqués par l’enseignant,
ils s’organisent en faisceaux, voire en cascades), ils sont fondamentalement
dynamiques du fait de leur ajustement à la chronogenèse collective des signi-
fications se construisant.
Gestes de métier et gestes d’ajustement se co-déterminent lors du
développement professionnel. Les échanges de « petites méthodes » créent
les nouveaux genres et gestes de métier.

4. PREMIÈRE ÉTUDE DE CAS :


SÉANCES DE LECTURE EN CP
Lisa-Marie BRUNET
Première recherche : faire apprendre à lire avec un manuel :
un genre commun, des ajustements différents
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Nous présentons rapidement ici les résultats d’une première recher-
che. Nous avons pu montrer cette organisation architecturée des gestes pro-
fessionnels (Bucheton, Brunet et Liria, 2004), au travers de l’étude de deux
leçons en CP, chez deux maîtres ne se connaissant pas, utilisant le même
manuel Ratus. Nous avons identifié les régularités (un même genre scolaire).
Nous avons élaboré plusieurs rangs d’analyse (concaténation des gestes) : des
analyseurs des préoccupations les plus saillantes : d’une part les gestes
d’atmosphère, de tissage, les gestes gérant le pilotage spatio-temporel, les
gestes d’étayage, les gestes spécifiques du « faire apprendre à lire avec un
manuel ». Puis chacune de ces catégories a été à son tour décortiquée en une
grande variété de sous-catégorisations pour identifier les actualisations multi-
ples des gestes premiers en une multitude d’ajustements spécifiques ou com-
muns pour chacun des deux maîtres. C’est à ce niveau seulement que nous
avons pu identifier les différences de style entre les deux enseignants.
L’étude a ainsi pu montrer que c’est au niveau des ajustements indivi-
duels que l’on peut identifier l’efficience et les effets du style de chaque ensei-
gnant sur les apprentissages des élèves, ces styles relevant de leurs « logiques
profondes ». Les observations de type ethnologique (immersion dans le
milieu) et les autoconfrontations avec les enseignants nous ont permis de
comprendre comment la culture, les valeurs, les conceptions de l’apprentis-
sage, l’expérience des enseignants (une architecture, elle aussi complexe, de

4 Toute parole ordinaire met en travail des cadres, genres, structures, ethnométhodes multi-
ples, constitutifs de l’action et de la pensée collective (Goffman, 1991 ; Kerbrat-Orrechionni,
1986).
Voyage au centre du métier. Le modèle des gestes professionnels des enseignants… 45

la pensée) pilotent différemment en profondeur l’orientation et l’organisation


les gestes d’ajustements divers et différents observés.
Ajoutons qu’au-delà, deux résultats plus spécifiques à la didactique de
la lecture au CP se sont imposés :
1. avec ce type de méthode qui focalise beaucoup sur le décodage sylla-
bique (le manuel Ratus est emblématique de nombreux autres
manuels), les élèves ne lisent quasiment pas individuellement de
texte ni même de mots, mais répètent derrière le maître ou dans sa
voix (lecture chorale). On est là au cœur de la polémique actuelle en
France sur la méthode dite syllabique ;
2. les entretiens avec les élèves montrent que les 10 ou 12 micro-unités
qui se succèdent à un rythme rapide et routinisé pour assurer l’avan-
cée de la leçon du manuel ne sont quasiment jamais tissées entre
elles, sauf implicitement par les bons élèves.
Deuxième recherche : faire apprendre à lire avec un album :
une dynamique à risques
Cette nouvelle étude porte sur l’observation comparée des pratiques
de deux enseignantes de ZEP : deux séances de découverte de texte, l’une fil-
mée au début du mois de février, l’autre à la mi-mars. Ces séances ont donné
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lieu à un entretien d’autoconfrontation croisée avec les deux enseignantes,
ainsi qu’à un certain nombre d’entretiens avec quelques élèves.
Nous avons pu, dans cette étude, avancer sur la compréhension d’une
autre dynamique des significations construites entre les élèves et le maître et
comprendre comment l’artefact album déclenche une série de configurations
de gestes qui s’enchaînent en cascade. Ces configurations n’étant pas elles
non plus fortement tissées entre elles 5.
La démarche d’analyse adoptée combine à la fois une analyse macro
et micro. La première étape de notre travail a été le découpage des séances
filmées en unités significatives. Les différentes unités qui structurent les séan-
ces sont décrites en fonction d’un certain nombre de paramètres : le temps,
les objectifs visés, les principaux éléments de l’activité de l’enseignant et des
élèves, la nature du travail (oral, visuel, kinesthétique…) ainsi que les compé-
tences convoquées chez les élèves. Ainsi, le premier outil « descriptif des
leçons » permet d’obtenir une vue d’ensemble du déroulement des découver-
tes de texte.
La seconde étape correspond à l’expression de D. Bucheton, la
« descente aux enfers de l’analyse » ! Pour opérer ce nouveau voyage au cen-
tre de la professionnalité, nous avons fait un choix ou plutôt un pari
méthodologique : faire le deuil de couvrir toutes les unités des séances, mais

5 Dans cette section, nous nous appuierons sur les travaux menés dans le cadre de la réalisa-
tion d’un mémoire de Master 2, s’intitulant « Travail du maître, travail des élèves en situa-
tions de découverte de texte au Cours Préparatoire : une architecture complexe de gestes
professionnels et micro-ajustements réciproques ».
46 Vers des modélisations de l’agir enseignant

centrer notre analyse sur de petits moments qui nous paraissent significatifs.
Nous parlons de « pari » puisque ces choix de départ comportent un certain
nombre de risques, nous pressentons un intérêt pour tel moment, mais nous
ne pouvons garantir la possibilité de dégager des éléments pertinents. Dans
notre cas, le choix s’est arrêté sur trois moments : le début de cours, le
moment de lecture de la première phrase du texte, le moment de fin de
cours. À partir de ce choix, la « descente aux enfers » a pu être initiée et ren-
due possible grâce à l’outil qu’est la catégorisation.
Le souci principal a été non seulement de ne pas poser des catégories
a priori, mais de les construire au fur et à mesure de l’analyse des corpus.
D’autre part, de démarrer une nouvelle catégorisation, celle des gestes
d’étude des élèves. Cela nous a permis d’analyser sous forme d’interaction les
gestes enseignants et gestes d’élèves.

4.1 Descriptif et analyse comparée des micro-unités


des débuts de leçon
Chez l’enseignante A, il s’agit d’une découverte de texte qui se fait à
partir de l’album Le loup est revenu ! (Pennac). Cette histoire fait intervenir
successivement plusieurs personnages tirés de contes traditionnels. Chacun
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se réfugie chez Monsieur Lapin. L’arrivée d’un personnage correspond pour
l’enseignante à une nouvelle séance. Au début du cours, elle revient sur l’épi-
sode précédent où apparaissait le personnage du Petit Agneau.
Chez l’enseignante B, la découverte se fait à partir de l’album Il y a un
alligator sous mon lit (Mercer Mayer, École des loisirs), histoire d’un petit
garçon qui, découvrant sous son lit un alligator que ses parents ne voient pas,
décide de prendre en main la situation en piégeant l’animal. Nous sommes à la
moitié de l’histoire. C’est pourquoi le début de cours s’attarde à restituer les
événements antérieurs.
La confrontation de ces débuts de cours avec album et de ceux avec
manuel fait apparaître une spécificité qu’on peut attribuer à l’artefact album :
les deux débuts de cours démarrent sur une tâche orale qui concerne la nar-
ration du récit déjà lu. Mais comment procède chacune de ces enseignantes
pour réaliser cette tâche ? Quels sont les gestes des élèves lors de ces débuts
de cours ?

4.1.1 Début de cours : enseignante A

A. PREMIER TEMPS : LA NARRATION DU RÉCIT


L’enseignante demande d’abord aux élèves s’ils se souviennent du
dernier épisode, du personnage dont il était question. Après avoir identifié le
Petit Agneau, elle enclenche le processus de restitution : « Qu’est-ce qui s’est
passé ? ». Les principaux gestes mobilisés sont du type questionnement col-
lectif. Mais un questionnement qui évolue au fil de l’interaction avec les élèves.
Voyage au centre du métier. Le modèle des gestes professionnels des enseignants… 47

On passe de « qu’est-ce qui s’est passé ? » à « il était où d’habitude Petit


Agneau ? » jusqu’à « il habitait près du ruisseau et il est allé voir ? ».
Côté élèves, on observe essentiellement des gestes de réponse qui elles
aussi évoluent dans le temps. Une évolution étroitement liée aux gestes de
l’enseignante. Les réponses se referment peu à peu. On passe de « parce qu’il
a peur du loup + il a peur que le loup vienne à sa maison l’attaquer » à « il
était chez monsieur Lapin », jusqu’à « monsieur Lapin ».
Le système d’ajustement est donc structuré et limité autour du jeu
questions-réponses. Plus le questionnement se referme, moins les réponses
des élèves sont construites et nourries au plan langagier. Plus ces questions
défilent, plus l’enseignante assume la réalisation de la tâche (sur-étayage) et
moins les élèves ont l’opportunité de se mettre en réelle activité cognitive.

B. SECOND TEMPS : L’ANTICIPATION DU RÉCIT ULTÉRIEUR


L’enseignante propose une deuxième tâche : « alors d’après vous
maintenant qu’est-ce qui va se passer ? ». Mais la question, même reprise,
ne provoquant aucune réponse, l’enseignante opte pour un nouveau geste :
elle reprend la lecture de l’histoire depuis le début. Nous considérons cette
lecture comme « a-didactique » ou relevant d’une didactique « masquée ». Ce
geste de « retour au texte » renvoie à la fonction didactique masquée du texte.
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Quels effets a cette lecture de l’enseignante sur les élèves ? Spontané-
ment, quelques élèves intègrent peu à peu la lecture en « récitant » des mor-
ceaux du texte (effet de rémanence). À la fin de cette lecture, ils émettent
quelques hypothèses.
Par ce geste de lecture magistrale, l’enseignante semble créer une
rupture de cadre où l’atmosphère de travail bascule de la passivité à l’implica-
tion et au plaisir de redécouvrir le texte qu’ils ont lu. Mais également, ce geste
de relecture semble créer un milieu d’apprentissage, comme l’entend Brous-
seau (1986). Ici, il y a mise en place d’un besoin, celui de poursuivre cette lec-
ture afin de vérifier les hypothèses qui ont été émises.

4.1.2 Début de cours : enseignante B


L’enseignante démarre en enrôlant le groupe et en annonçant la tâche
à réaliser : « alors qui est-ce qui veut commencer à raconter un petit peu
de quoi parle cette histoire ? ». À partir de ce lanceur, les élèves restituent
le récit essentiellement par gestes que nous appelons d’approfondissement
(des gestes qui ne sont pas directement sollicités par l’enseignante, mais qui
proviennent d’une initiative de l’élève). On remarque que cette restitution est
l’affaire d’une variété d’élèves qui co-construisent le récit. Les systèmes
d’ajustements réciproques ont alors comme point de départ les significations
proposées par les élèves.
De ce fait, l’enseignante adopte une posture d’accompagnement. Au fur
et à mesure de la restitution, elle intervient avec une variété de gestes qui relè-
48 Vers des modélisations de l’agir enseignant

vent de l’étayage. Elle convoque des gestes de reformulation, validation, régula-


tion de la chronologie des événements ainsi que des gestes de questionnement
et d’enrôlement. Donc une posture enseignante en retrait, qui permet pourtant
une avancée de la tâche de narration assumée par les élèves. On peut penser
que cette posture ouvre un espace de développement transactionnel du sens.

4.2 Discussion
La narration, une orientation obligée ?
La narration renvoie à la fonction première de l’album : sa fonction lit-
téraire. Cependant, ces débuts de cours ne sont pas ceux de séances de travail
sur la littérature. Il s’agit de séances de découverte de textes nouveaux qui ont
pour objectif l’apprentissage de la lecture. Ainsi, le texte littéraire devient pré-
texte à l’apprentissage du lire. À la fois appui symbolique et imaginaire sur le
texte pour engager les élèves dans la tâche, à la fois nécessité d’orientation
des élèves vers la capacité à utiliser le texte comme objet d’apprentissage de
la lecture. C’est à partir de ce double statut du texte, que nous avons compris
ce qui se jouait dans ces débuts de cours. Ces moments opposeraient deux
cadres dont les implications seraient différentes : le cadre « narratologique »
et le cadre « apprentissage de la lecture ». À partir de ce constat, nous pen-
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sons que l’enjeu central des débuts de cours pourrait être la capacité de
l’enseignant à glisser du premier cadre vers le second. Le travail de ce
« glissement de cadres » ne peut être possible qu’à partir du moment où ces
cadres sont perçus par les enseignants et où des gestes de tissage les antici-
pent ou les accompagnent.
Pour faire court, la préoccupation principale de l’enseignante A, qui
piloterait ces ajustements, reste l’apprentissage de la lecture. Et le passage
par la narration, un simple enrôlement dans cette première visée. Mais pour
les élèves, le malentendu est entier et ils demeurent dans la routine scolaire
de la restitution « obligée ».
Dans la classe B, au contraire, enseignante et élèves partagent la
même préoccupation, celle de la narration. Les gestes enseignants déclen-
chent des gestes cohérents chez les élèves. Le cadre est installé et partagé.
Ainsi, peu d’imprévus et de malentendus surgissent.

4.2.1 Les difficiles transitions


En lisant elle-même le texte, l’enseignante A récupère non seulement
l’implication des élèves, mais engage la mise en activité de lecture des élèves.
Cette lecture permet de tisser ces deux premiers moments de la leçon.
À l’opposé et paradoxalement, une rupture nette s’opère chez l’ensei-
gnante B qui souligne le changement brutal de cadre : les élèves entrent ensuite
dans la tâche du déchiffrage par la distribution des « feuilles » sur lesquelles
figure le texte à découvrir. On constate qu’ils ne lient pas du tout entre elles ces
deux unités. Le passage entre les deux cadres n’étant pas travaillé, ni expliqué,
Voyage au centre du métier. Le modèle des gestes professionnels des enseignants… 49

on peut se questionner sur le sens que peut représenter pour les élèves cette
activité de narration en début de cours. Pour preuve, quand en fin de séance, leur
maîtresse leur demande ce qu’ils ont lu, ils reviennent au début de la séance.
Les enseignants sont-ils conscients de ces ruptures de cadres ?
Jusqu’où ? Sur quoi alors opèrent-ils leurs ajustements ? L’analyse révèle que
cette opposition problématique de cadres semble être de l’ordre du non-
conscient. L’ajustement relèverait d’une routine (une ethnométhode partagée)
dont les finalités d’origines – faire parler les élèves, les enrôler, les ramener au
texte dans sa dimension littéraire – sembleraient très confuses. Ce moment est-
il donc nécessaire ? Ne provoque-t-il pas chez les élèves de la dispersion,
d’autant plus préjudiciable que le tissage avec l’unité suivante n’est pas réalisé ?
Vue de l’extérieur, la lecture magistrale du maître paraît plus économique et
peut-être plus efficace pour faire entrer les enfants dans les tâches qui suivent.
Si on regarde ce problème sous l’angle de la différenciation, on peut
se demander si les élèves sont « égaux » devant ce non-tissage. L’analyse pré-
cise des interactions montre que seuls quelques rares élèves font le lien entre
la première et la deuxième unité.

4.2.2 Où l’on revient sur le rôle de l’artefact : des répercussions


en cascades
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ALBUM

Classe A Classe B

– Échec de l’évocation NARRATION – Texte raconté (T1)


– Texte lu (T1) – Texte non lu

PRÉSENCE DE DEUX
CADRES

Glissement : lecture Rupture/


magistrale (T1) Juxtaposition

LECTURE
DU NOUVEAU TEXTE (T2)
PAR LES ÉLÈVES

– Lecture des élèves Fin de cours – Lecture magistrale (T2)


– Analyse des difficultés retour sur la – Restitution des élèves
nouvelle lecture

T1 : texte déjà lu à l’occasion des découvertes antérieures


T2 : texte nouveau à découvrir
50 Vers des modélisations de l’agir enseignant

4.2.3 Quelques commentaires


Cet effet cascade à partir de l’album fait apparaître des dynamiques
d’ajustements qui diffèrent d’un enseignant à l’autre et qui provoquent des
effets différenciateurs chez les élèves. Les causes en sont probablement
multiples : le non-tissage paraît essentiel, mais aussi l’absence de relecture
du texte 2 en fin de séance par les enfants eux-mêmes. Les élèves de la
classe B, interrogés sur leur lecture du texte T2, répondent en revenant sur le
T1. Quel sens ont-ils donc attribué au moment de lecture de T2 ? Quelles tra-
ces en restera-t-il ? On peut aussi penser que la réussite de la narration du
texte 1 a laissé une empreinte forte (rémanence) qui semble gommer les fina-
lités de la lecture de T2.
Analyser ces deux pratiques revient à interroger profondément les
effets non-attendus, non-contrôlés de l’artefact, les routines (gestes de
métier) que ce genre très répandu a mises en place dans la communauté des
enseignants. La question n’est pas d’abandonner l’apprentissage de la lecture
avec album, mais de repérer les lieux problématiques qu’il génère.
Du côté de la formation, on peut penser que ces descriptions minu-
tieuses des cascades de gestes d’ajustements engendrées par l’album pour-
raient permettre aux enseignants de réinterroger ce genre bien installé pour
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peaufiner leurs ajustements.

5. DEUXIÈME ÉTUDE DE CAS :


DEUX LEÇONS DE LITTÉRATURE EN CYCLE 3 (CM2)
Catherine DUPUY

5.1 Des configurations structurantes et orientées


Cette section analyse un exemple pris dans une recherche beaucoup
plus large. Elle s’intéresse aux orientations didactiques pensées et décidées par
les maîtres. À l’opposé des séances de lecture et de discussion dont nous venons
de voir qu’elles relevaient d’une prise de conscience plutôt flottante, on observe
ici deux choix didactiques délibérés dans deux contextes différents (ZEP et non
ZEP). Ces choix et les « cascades d’ajustements » qu’ils produisent renvoient
aux questions que nous nous posons, relatives aux logiques profondes tissées
dans l’expérience professionnelle, la culture de deux maîtres-formateurs. Des
préoccupations diverses s’y révèlent derrière « l’aménagement de l’espace
interprétatif » mis en place différemment en début de séance.
À partir des données recueillies nous avons sélectionné les premières
interactions entre le maître et les élèves quand ils examinent l’objet à étudier :
une nouvelle, Loup Garou, de Friot. Le maître 1 est en classe de centre-ville
et le maître 2, en ZEP.
Voyage au centre du métier. Le modèle des gestes professionnels des enseignants… 51

MAÎTRE 1
Les élèves ont sous les yeux un avant-texte au texte de Pétrone, dans une édition
bilingue latin-français
Le maître a demandé d’énoncer des remarques à propos de ce document
5 Un élève : sur la deuxième [page] y’ a écrit 1 2 sur la deuxième y’ a écrit des
mots euh et aussi
6 Maître : attends attends effectivement y’ a des marques de petits chiffres qui
sont marqués par moments sur certains mots et sur ce mot 1 2
7 Un élève : à la cinquième ligne
8 Maître : attends stop c’est Celia qu’a la parole va-s-y
9 Celia : à la cinquième ligne y’ a écrit nous y a un L et 3 petits points.
10 Maître : voilà OK d’autres remarques sur l’aspect ? Alizée ?
11 Alizée : euh ça commence L un X. 1112. Le maître écrit au tableau. Tu parles de ça ?
13 Les élèves : oui
14 Maître : Hop c’est Alizée qui a la parole on lève la main Lena
1 minute 57
15 Lena : je sais ce que c’est c’est des chiffres romains mais le L je sais pas
16 Maître : donc tu dis que ce sont des chiffres
17 Léna : et la fin à la fin je crois que ça fait 12
18 Maître : tu as raison cette partie 12 et ici cette partie 50 en chiffres romains
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d’accord est-ce que quelqu’un a d’autres remarques à faire sur cette double
page ? Raphaëlla ?
19 Raphaëlla : euh ce sont des notes mais c’est la page 62 c’est ça
20 Maître : alors hypothèse ça pourrait être la page 62

MAÎTRE 2
Les élèves ont découvert le texte « Loup Garou » de Friot distribué par le maître
quelques minutes auparavant. Le maître vient de mettre en place le dispositif de
lecture littéraire qui consiste à répartir la classe avec chacun une tâche par groupe
(groupe dictionnaire ; groupe élaboration de questions à poser ensuite à la classe
et groupe spectacle de lecture à haute voix des énoncés des personnages). C’est
avec ce dernier groupe d’élèves que le maître s’installe au fond de la classe.
12 Maître : vous êtes là, allez-y
13 Un élève : y’ a deux filles un maître
14 Maître : va-s-y dis-moi les personnages : un maître. Qui c’est qui fait le maître ?
Toi tu sais ce qu’il dit le maître ?
15 Un élève : non
16 Maître : alors vous allez chercher le fluo et souligner tout ce qu’il dit le maître.
Y a aussi Antoine. Il y a des groupes dictionnaire qui n’ont pas de dictionnaire
alors c’est un peu euh…
Le maître lit : « Antoine rentre en courant dans la classe il est en retard comme
d’habitude ». Alors vous n’allez lire que ce que disent les personnages… Alors, le
maître lit : « maître cette nuit j’ai vu un loup garou ». Qui c’est qui parle là ?
17 L’élève : Antoine.
52 Vers des modélisations de l’agir enseignant

5.2 Configuration de l’activité : quels indicateurs ?


Les singularités des situations des deux classes s’inscrivent dans un
espace transactionnel, milieu même pour la genèse des significations dont
l’objet texte étudié est à la fois le centre et le médiateur. Le maître 1 insiste
sur la démarche heuristique et culturelle, appréhendant les indices du texte
dans sa globalité et sa périphérie. Les élèves abordent le texte avec des
entrées dirigées de manière flexible par le maître. La nature de l’ajustement
du maître est donc convergente avec les éléments que les élèves apportent.
Le maître 2 instrumente l’activité des élèves : surlignage d’extraits
(paroles des personnages à lire). Il cherche à faire produire une attitude de
lecteur spécifique – un geste d’étude – sélectionnant le texte. Il n’y a donc pas
véritablement ici de pratiques langagières effectives des élèves pour structu-
rer leurs significations, mais plutôt l’apprentissage de la posture de lecteur
scolaire à la recherche d’indices dans le texte.
En deuxième niveau d’analyse, nous utilisons donc le concept d’ajuste-
ment structurant (Vezin, 1986) : les interventions du maître qui étayent en la
facilitant la dynamique interactionnelle des significations. Elle peut s’appuyer
sur des interventions médiatrices – quand c’est le maître qui se fait passeur de
significations – ou surplombantes, quand le maître oriente fortement selon
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son interprétation le cours de l’activité. Par exemple, on note un ajustement
structurant en convergence avec les productions de sens des élèves en ce qui
concerne le maître 1 : c’est l’« opacité » du texte de Pétrone sur le mythe du
loup-garou qui structure les démarches de significations à partir de signes con-
nus du paratexte. Les élèves collaborent à la recherche d’indices porteurs de
sens. Chez le maître 2, l’ajustement structurant s’exerce plus dans le dispositif
de finalisation de la lecture à haute voix. L’attention de l’enseignant porte sur la
levée des obstacles de compréhension chez les lecteurs.
Les ajustements structurants des maîtres que nous avons observés
indiquent en partie le degré d’attention, de décentration et de réflexivité exi-
gée pour les élèves. Mais cette activité conjointe que l’on a essayé de saisir, ne
constitue qu’un élément isolé, prélevé dans l’architecture plus vaste de ce
début de cours où les ajustements des maîtres et les gestes d’étude des élèves
s’organisent en configurations de travail. Il s’agit alors de se référer à un autre
indicateur : l’« orientation préalable » qui nous renseigne sur la composante
« culturelle » de ces configurations d’activité.
On suppose en effet que les maîtres disposent d’une programmation
préalable d’arrière-plan qui pilote leurs ajustements dans la situation d’enseigne-
ment. Notre hypothèse méthodologique avance que l’analyse de ces orientations
sous-jacentes, prises par chacun des deux maîtres, est à mener de façon conco-
mitante avec l’examen des gestes d’ajustements structurants (étude en cours).
L’orientation préalable structure l’étape obligée avant la phase de
compréhension/interprétation dans le reste du cours. Le maître a donc des
choix épistémologiques à faire dans l’aménagement de la rencontre entre le
Voyage au centre du métier. Le modèle des gestes professionnels des enseignants… 53

texte et les élèves, dans l’aménagement de l’horizon d’attente (l’ensemble


des connaissances qui conditionnent les lectures à l’échelle collective).
Le maître 1 travaille cette notion à partir des connaissances sur le
paratexte et l’intertextualité, tandis que le maître 2 confronte les élèves aux
discours des personnages. Autre point : les motivations spécifiques sur le plan
cognitif et pragmatique sont aussi différentes chez les deux maîtres. Pour le
maître 1, une entrée cognitive des opérations d’inférence et une entrée langa-
gière spécifique de l’objet littéraire ; pour le maître 2, une entrée pragmatique
qui privilégie la motivation des élèves (lecture à haute voix contractualisante)
et ce par le biais de la dénotation des significations du début de texte. Le maî-
tre se livre alors à « un aménagement du territoire » interprétatif afin d’orien-
ter a priori l’espace transactionnel des significations.
Reste à savoir si ce geste professionnel d’aménagement peut s’inscrire
dans la culture professionnelle des enseignants. Prendre conscience de ces
choix quant à la nature et la fonction de l’objet littéraire à enseigner demande
de questionner, comme nous avons tenté de le faire, certaines composantes de
la configuration d’activité en début de cours où se lisent l’arrière-plan qui pilote
les interactions et les logiques profondes des gestes de l’enseignant.
En outre, il paraît important de souligner que cette configuration d’acti-
vité intègre un geste d’ajustement structurant et un geste d’orientation préalable
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en tant que cadrage culturel de la lecture du texte littéraire soumis à la logique
profonde du maître. Ces deux types de gestes – ajustement structurant et orien-
tation préalable – constitueraient selon nous les bases d’une nouvelle catégorisa-
tion générique, à savoir le concept cadre de geste d’orientation culturelle.
Ce geste d’orientation culturelle qu’actualise le maître quand il fait
lire un texte littéraire est cristallisé autour de l’articulation entre les contrain-
tes extrinsèques (émergence dans la situation de début de cours de la co-acti-
vité de significations autour de l’objet à enseigner) et les contraintes intrinsè-
ques (degré de conscience de ses choix épistémologiques) en ce qui concerne
l’appréhension du texte littéraire par le maître. Il conviendrait alors de voir
dans quelle mesure il peut aussi devenir un objet de formation et un outil
d’analyse de pratiques.

6. TROISIÈME ÉTUDE DE CAS :


DÉBAT PHILO OU DÉBAT LITTÉRAIRE ?
Yves SOULÉ

6.1 Vers des gestes interrogés dans une perspective


interdidactique
Cette section se veut l’écho d’un travail proposé en 2004 par Tozzi et
Bucheton sur la mise en œuvre au cycle III de discussions à visée philosophi-
54 Vers des modélisations de l’agir enseignant

que (DVP) et/ou littéraire (DVL) 6. Inscrit dans une perspective interdidacti-
que et comparatiste, ce projet recoupe la thématique du symposium dans la
mesure où la mise en œuvre de telles discussions – sujette à controverse
(peut-on parler d’enseignement à caractère littéraire et philosophique à
l’école primaire ?) – interroge dans toute sa complexité la relation entre les
gestes de l’enseignant, ceux des élèves et les apprentissages concernés.
Or, s’agissant de littérature et de philosophie, et particulièrement de
discussion philosophique à partir d’un texte littéraire, cette gestuelle pose
problème. Enseignants et chercheurs n’ont pas une conception claire de ce que
peut/devrait être à l’école primaire l’expérience esthétique et une conceptuali-
sation de type philosophique. Ils peinent à définir la ligne de partage, dans les
activités de lecture et de discussion qu’ils proposent, entre les deux disciplines.
Ils ne maîtrisent pas les processus cognitifs par lesquels peut advenir le saut
réflexif tant attendu. Autant de difficultés qui nourrissent la polémique !
Cependant, le corpus que nous avons recueilli (séances de classe,
entretiens, stage Littérature cycle 3, mémoires de Master 1 et 2) montre qu’il
ne faut pas sous-estimer les capacités d’engagement esthétique et conceptuel
d’une classe. Notre posture de recherche n’est pas de porter des jugements
sur tel ou tel dispositif, tâche ou modalité de questionnement, mais de déter-
miner précisément à quel type de gestes ils renvoient, dans quelle configura-
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tion professionnelle ils se situent, l’enjeu étant d’abord de préciser la nature
exacte des discussions.
D’où nos trois hypothèses de travail :
– Si l’on souscrit à la catégorisation actuelle de l’équipe ERT-ALFA de
Montpellier, il existe des gestes témoins – gestes de métier : d’étaya-
ge, d’atmosphère, de tissage et leurs ajustements – à même de définir
dans leurs spécificités une DVL ou une DVP.
– La confrontation de ces gestes conduit à reconsidérer les conceptions
de la lecture et de la discussion pour l’école primaire.
– L’analyse de l’activité de la classe en gestes permet de dépasser l’en-
gouement ou des résistances relatives à une approche véritablement
littéraire et philosophique des textes.
Nos premières conclusions quant à la validation de ces hypothèses
montrent que l’efficacité des activités de lecture et de discussion dépend
notamment de deux facteurs que nous voudrions aborder ici : la présence du
texte et l’accès à la pensée.

6.2 La présence du texte


Qu’elles soient à caractère littéraire ou philosophique, la lecture et la
discussion impliquent un compromis didactique permanent entre une orien-

6 Soulé Y., Tozzi M., Bucheton D. Littérature et débats à l’école primaire. Ouvrage à paraître
CRDP Montpellier.
Voyage au centre du métier. Le modèle des gestes professionnels des enseignants… 55

tation assumée et explicitée du texte (technicisme des apprentissages) et une


mise à disposition plus ouverte dans la classe permettant davantage l’ouverture
du jeu interprétatif.
• Ex. : « La semaine dernière on a lu…, on va aujourd’hui discuter
sur qu’est-ce qu’avoir un ami ? »

Or le texte littéraire n’est pas un objet d’étude et d’enseignement


quelconque. Sa présence dans la séance détermine des différences sensibles
entre l’activité littéraire ou philosophique marquées par les modalités de ren-
contre, de retour et de rémanence pilotées par des gestes didactiques qui
paraissent à première vue communs aux deux disciplines mais qui, dans les
procédures d’ajustements, se révèlent spécifiques.
La rencontre, moment inaugural de découverte et d’appropriation,
concerne les deux disciplines et s’impose comme geste de métier (découverte,
contextualisation, problématisation). Mais si la lecture à haute voix de l’ensei-
gnant relève d’une même « respiration sémantique » facilitant l’entrée dans le
texte, elle constitue pour la lecture littéraire un geste de tissage autrement
décisif que pour l’approche philosophique moins soucieuse de littérarité.
L’éducation esthétique littéraire demande en effet que soient évalués les
effets produits par la diversité des formes de lecture orale/magistrale/collec-
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tive ou silencieuse/individuelle.
Le retour s’inscrit également dans le cadre de la séance de littérature
comme un geste de métier : le texte demeure, au-delà de tout enjeu didacti-
que, non seulement l’objet d’étude qui conditionne les gestes de tissage assu-
rant les diverses phases de la conduite explicative, mais aussi l’outil de la
médiation explicative. L’attention « philologique » portée au texte, les cita-
tions utilisées comme dans les stratégies argumentatives relèvent des procé-
dures d’ajustement du maître comme des élèves. En revanche, dans une DVL
où il s’agit d’extraire un objet d’élaboration conceptuelle, s’opère un détache-
ment – progressif ou radical – avec le texte singulier puisque le travail vise le
général et l’universel. Tout retour pouvant alors paraître suspect !
• Ex. corpus L : « J’ai fait le choix d’un dispositif de lecture inté-
grale de l’œuvre avec des apports documentaires et référentiels
qui, dans mon esprit, doivent éclairer la lecture de l’histoire, sa
compréhension et peut-être son interprétation.
Ce dispositif est axé sur la volonté d’inscrire dans la communau-
té de la classe le travail sur le texte effectué par le groupe.
Ma conception de la lecture littéraire est celle d’un « dialogue
entre une œuvre et des lectures et des lecteurs pluriels ».
Pour rendre compte de ce dialogue entre le groupe-classe et le tex-
te, je choisis systématiquement, de restituer sous forme de synthè-
se les échanges, les commentaires, les interprétations, les
hypothèses que les élèves ont produit au cours de la séance de lec-
ture. Dans le même esprit, je choisis d’être quasiment au milieu
56 Vers des modélisations de l’agir enseignant

des élèves, à leur hauteur, quand nous travaillons en littérature


et plus particulièrement quand je fais une lecture magistrale
d’un texte.
Les synthèses sont tapées par mes soins. C’est un temps, pour moi,
de relecture des échanges, de classement et de réorganisation des
propos échangés. Sur ces synthèses sont retapés les extraits des
textes qui ont servi d’arguments aux élèves. »

Rencontre et retour identifiés dans nos résultats sont donc des macro-
gestes didactiques de première importance encore relativement peu cons-
cients chez les maîtres du primaire. On assiste trop souvent à une rencontre
« zappée » ou « confisquée » avec le risque encouru de parler du texte sans
avoir à le lire, voire sans pouvoir le lire. Ce macrogeste constitue donc pour
nous un objet de formation décisif.
Enfin par rémanence, nous entendons la manière dont le texte, quel-
les que soient les activités envisagées, demeure présent, sous forme de traces
langagières, dans les interactions verbales ou d’effets de sens favorisant ou
non les opérations mentales attendues (évocation, restitution, modélisation,
abstraction, créativité). Nous sommes ici dans des formes délicates de tissage
et d’ajustement à la mesure des processus cognitifs mobilisés. Alors que le
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propre d’une DVL consiste précisément à utiliser savoirs et notions pour ren-
dre compte de ces effets, pour expliciter ces traces, l’influence persistante du
texte peut compromettre une DVP comme elle peut compromettre, nous
l’avons vu, l’apprentissage de la lecture. Autrement dit, le choix d’un texte lit-
téraire est-il pertinent en dehors d’une séance de littérature ? Si le recours à
la lecture d’un album facilite l’amorce d’une discussion, l’enfant peut-il se
défaire de l’impact du texte pour adhérer au projet d’abstraction intellectuelle
qui lui est proposé alors que la force du récit occupe son esprit ? Que vaut le
geste de tissage souvent effectué qui consomme la rupture entre texte et
discussion ? Quels ajustements opérer ?
La présence du texte invite à réfléchir à la gestuelle du choix. Le texte
littéraire exprime un certain nombre de possibles qui déterminent en partie les
conditions de son « avoiement » (Chabanne, 2005). Les enseignants doivent
évaluer ces possibles et l’orientation qu’ils entendent leur donner. Le travail du
texte relève donc d’une exigence commune en amont de toute finalité littéraire
ou philosophique. Il ressort de notre étude que le flottement discursif dans les
séances tient souvent à l’insuffisance de ce travail qui interdit les tissages et
ajustements nécessaires dans l’action (réactivité permettant d’évaluer une
hypothèse, une perte de motivation, l’intérêt d’une digression anecdotique).

6.3 L’accès à la pensée : des gestes d’études communs


Peut-on dissocier les modes de dire et de penser des élèves, au final leurs
gestes d’études, entre une DVL et une DVP ? Quelle part est commune ? Si la plu-
part des tâches prescrites dans les deux types de discussion sollicitent l’exercice
Voyage au centre du métier. Le modèle des gestes professionnels des enseignants… 57

de la pensée – d’où les travaux sur ce geste de métier qu’est le questionnement –,


en revanche l’accès à la pensée, symbolique et conceptuelle, et à la réflexivité
résiste à l’analyse. Nous entendons par accès d’une part le fait de comprendre
comment un enfant reçoit la langue et les idées du texte, d’autre part de savoir
s’il parvient – et doit-il absolument y parvenir ? – au-delà des réponses fournies,
à saisir en quoi sa démarche est d’ordre littéraire ou philosophique.
Dire que la littérature de jeunesse, métaphore de la vie psychique, aide
l’enfant à se construire, à répondre aux questions existentielles qu’il se pose, à
saisir la fonction d’intégration culturelle de la lecture, ne nous dit pas comment
il y parvient. De même, si la littérature permet, après une phase d’identification,
une phase de décentration favorable à l’émergence du philosopher, la gestion
des ces phases constitue un moment d’autant plus critique dans une séance que
chaque lecteur, on le sait, a son propre mode de pilotage réceptif.
De fait, corpus, entretiens, commentaires théoriques montrent trop
souvent que :
– le travail de réflexion effectué est confondu avec le travail réflexif es-
compté, alors qu’il n’y a pas de secondarisation, comprise ici comme
conscience du registre de pensée dans lequel on se situe ;
– la DVL se contente d’une approche intersubjective qui n’est pas orien-
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tée vers la construction des connaissances précises, y compris d’ordre
esthétique ;
– la DVP revendique de manière parfois abusive l’exclusivité de l’exi-
gence rationnelle, citoyenne.
D’où un deuxième point de tension directement corrélé aux gestes de
tissage. Les catégories présentées par Daniel (Tozzi, 2005), concernant les
types d’échanges – anecdotique, monologique, dialogique, et dans l’échange
dialogique le dialogique non-critique, quasi critique, critique – montrent à quel
point il est difficile de conduire la discussion de façon à ce que chacun fran-
chisse les différents paliers, parvienne au même point, ne serait-ce qu’au
niveau de l’échange dialogique non-critique. Mais si l’on applique ce classe-
ment aux corpus des séances littéraires, il semble difficile d’en faire « un pro-
cessus inhérent au dialogue philosophique » car la DVL, elle aussi attachée au
développement d’une pensée critique, est soumise à des échanges similaires.
Il en est de même pour les quatre modes de pensée envisagés qui fon-
dent l’échange dialogique critique – pensée logique, créative, responsable,
métacognitive. Ces modes qui distinguent « la réflexion simple » de la réflexion
philosophique sont aussi ceux dont on attend qu’ils structurent la pensée
littéraire : cohérence dans les propos tenus, recherche de sens entre conver-
gence et divergence des points de vue, respect des règles conversationnelles,
contrôle réflexif.
Ce qui se joue pour nous dans les deux formes de discussion – et dans
l’articulation entre littérature et philosophie – c’est, en termes de geste de métier
pour l’enseignant, l’exercice non pas d’une pensée spécifique à un champ disci-
58 Vers des modélisations de l’agir enseignant

plinaire, mais la mise en place des gestes d’étude qui conduisent les élèves à
orienter leur pensée sur des registres de rationalité certes voisins mais différents.
Ainsi, en subordonnant, comme le cas se présente souvent dans les
séances de lecture littéraire, le travail d’interprétation à un travail de compré-
hension préalable, la compréhension locale à la compréhension globale, est-on
sûr de se rendre disponible aux cheminements de pensée des élèves et de
favoriser la réflexivité ? La problématisation littéraire ou philosophique d’un
texte suppose de ne pas arrêter un mode de tissage déterminé entre compren-
dre, interpréter, modéliser, conceptualiser, mais à s’autoriser les allers-
retours qui sont ceux du traitement inférentiel et de la construction des signi-
fications. Les zones de résistance pressenties du texte et destinées à alimen-
ter les discussions ne doivent pas être des a priori de l’explication, mais être
ajustées à l’acte de lecture et de discussion.
Nous sommes ici dans une gestuelle de la visée : de manière quelque
peu provocatrice, on pourrait dire que l’attention portée aux mécanismes de
pensée en fonction de l’objet de la discussion est plus importante à l’école que
l’intention proprement littéraire et/ou philosophique.

6.4 Où l’on revient… sur la langue du texte


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Ces modes de pensée si difficiles à percevoir réclament une analyse
continue des interactions par où ils se manifestent. Là encore, le travail sur la
DVL et la DVP est révélateur de la composante essentiellement langagière des
gestes professionnels. Mais sur ce point, on ne saurait oublier que le texte est
un acteur de l’interaction. Le choix du dispositif et de la forme dialoguée
(orientation dialectique, polémique, délibérative de la discussion), le rôle et
les fonctions de la parole du maître dans les conduites explicatives, la média-
tion non-orale (les productions écrites qui étayent la discussion) sont in fine
tributaires de la voix du texte.
C’est bien le texte littéraire – et la langue du texte – qui autorisent la
zone de tension dont nous parlions au début de cette section. Elle ne relève
pas de prises de position disciplinaires mais se trouve inscrite dans le proces-
sus même de création. Le dernier mot resterait donc au langage : lorsqu’un
enseignant revient au cours du travail interprétatif sur le terme « banni » dans
l’album Yakouba pour demander aux élèves de préciser sa définition, l’exi-
gence lexicale toute littéraire inscrite dans ce geste d’ajustement n’est-elle
pas le premier pas vers un travail conceptuel sur le courage ?

7. DE LA PROFESSIONNALITÉ ANALYSÉE
À LA FORMATION : QUELLES PRÉCAUTIONS
POUR LE CHERCHEUR ?
Ces différents aperçus de nos travaux et réflexions nous amènent à
mettre en discussion deux questions :
Voyage au centre du métier. Le modèle des gestes professionnels des enseignants… 59

7.1 Le doute méthodologique


Un serpent qui se mord la queue dans sa descente et sa remontée des
enfers de l’analyse. Notre expérience de ce nouveau type d’approche clinique,
à grain très fin sur plusieurs séquences dans des contextes didactiques diffé-
rents montre que chaque situation analysée nécessite une nouvelle catégori-
sation. En même temps, chaque nouvelle catégorisation entretient des paren-
tés étroites avec les précédentes et avec les travaux fondateurs de Bruner,
Postic, Nonnon, Altet, Perrenoud, pour ne citer que quelques noms. La caté-
gorisation pour l’analyse est le fruit du travail subjectif du chercheur mais
aussi de la spécificité de la situation. Bien que toujours approximative et
réductrice, cahin-caha, elle commence à donner de la visibilité à la complexité
de l’action. Elle fait apparaître des processus manifestés mais jusqu’alors
impensés ou laissés dans l’implicite par les maîtres.
Une autre question est celle du croisement des deux voies : l’ana-
lyse externe avec des catégories lentement élaborées par le chercheur et l’ana-
lyse interne qui prend en compte les significations construites par les acteurs.
Les autoconfrontations sont très insatisfaisantes, car elles n’arrivent à pointer
que quelques aspects parcellaires de l’activité, elles renvoient plus à une secon-
darisation de l’action, qu’à l’action elle-même (dimension réflexive du langage).
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Pour autant elles sont éclairantes pour entrapercevoir les logiques profondes,
l’histoire et l’expérience des sujets, mais aussi expliquer de nombreux ajuste-
ments dans l’action. Il s’avère cependant qu’une démarche de type ethnologi-
que (immersion dans le milieu pour une observation longue des habitus de la
classe) semble tout aussi nécessaire pour collecter les informations.

7.2 Le risque permanent d’un nouveau technicisme,


voire de nouvelles rhétoriques enseignantes,
au nom de l’efficience
Partir du réel de l’activité pour construire une théorie de la mise en
œuvre de ces gestes, une théorie technologique qui mette en regard pour les
questionner les problèmes identifiés et les types de réponses qui leur sont
apportés, est un renversement dont il faut assumer les conséquences possibles.
Autrement dit, pour reprendre l’esprit du propos de Montaigne sans un haut
niveau de culture et de conscience, chez les enseignants, la mise en œuvre des
gestes professionnels identifiés par la recherche ne pourrait se révéler que
ruine de l’âme, fétichisme ou, plus simplement, relancerait la didactique du
français dans les dérives technicistes qu’elle n’a que trop connues.
Entre recherche et formation, il est urgent de prendre le temps
d’identifier les conditions de l’appropriation de ces nouveaux gestes, plus ajus-
tés, pour la réussite des élèves.

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