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LA GAUCHE TUNISIENNNE

ET SON GRAND RECIT


Table

PREMIERE PARTIE. ENCORE UNE FOIS SUR LA NATURE DE LA


SOCIETE ET LE CARACTERE DE LA REVOLUTION
I - Deux thèses erronées
La Tunisie semi-féodale et semi-coloniale
La Tunisie du capitalisme dépendant
II - La Tunisie est-elle capitaliste ?
III - Les transitions sont toujours ambigües
IV - Le poids de la répression policière
V - Crise du marxisme, crise de la pensée critique
DEUXIEME PARTIE. LE SYSTEME RENTIER
VI - Définitions : rente, oligarchie rentière, système rentier
VII - Le système rentier : capitaliste ou précapitaliste ?
VIII - L’oligarchie dans ses rapports avec les groupes sociaux
IX - Le système rentier dans l’histoire économique
X - Système rentier et dépendance
Première étape : 1956-1969
Deuxième étape : 1970-1986
Troisième étape : 1987-1994
Quatrième étape : 1995-2010
Cinquième étape : 2011-2020
- L’oligarchie rentière comme nouvelle classe dirigeante
- Un rôle grandissant pour l’excroissance mafieuse
- Les nouveaux compradors
- Un paysage social sinistré
- Le piège mortel de la dette s’est refermé
Pour conclure

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PREMIERE PARTIE

ENCORE UNE FOIS SUR LA NATURE DE LA SOCIETE


ET LE CARACTERE DE LA REVOLUTION
Lorsque l’on s’engage en politique, la première question à résoudre est celle des amis et des ennemis.
Dans la politique politicienne, où l’on se bat pour accéder au pouvoir ou y pour rester, l’objectif n’est jamais
de changer l’ordre social existant, mais simplement d’améliorer sa place en son sein. C’est la raison pour
laquelle la question des amis et des ennemis reste soumise à des considérations purement tactiques. De
ce fait, les démarcations sont d’une extrême versatilité. Les adversaires et les alliés d’un jour ne seront
jamais les mêmes le lendemain ; tout dépend des gains immédiats que l’on espère retirer d’un nouveau
positionnement.
Dans l’action révolutionnaire, en revanche, où l’on se bat pour changer le système, le problème se pose en
termes entièrement différents. Ici, les amis et les ennemis ne se limitent pas aux partis politiques se
disputant le pouvoir. On les détermine d’abord en fonction du statut – dominant ou dominé, exploiteur ou
exploité, inclus ou exclu – qu’occupent les acteurs sociaux (classes, couches, catégories) dans le régime
économique. Sont alors réputés amis les acteurs dont les intérêts exigent la transformation de ce régime,
et déclarés ennemis ceux dont les intérêts s’opposent à cette transformation. Dans l’activité
révolutionnaire, l’objectif ultime est toujours le changement social, jamais le seul changement des majorités
parlementaires et des équipes gouvernementales.
Le mouvement révolutionnaire définit son orientation générale à partir de la distinction entre amis et
ennemis. Cela concerne aussi bien sa stratégie – son but final – que ses tactiques – les buts immédiats
correspondant aux diverses étapes de développement de son action. Lorsque la ligne générale est
correctement arrêtée, la progression du mouvement est assurée, malgré les difficultés inévitables
rencontrées en chemin.
Par contre, si la ligne est établie de manière erronée, le mouvement aura beau prendre toutes sortes
d’initiatives, déployer de gros efforts, s’agiter à outrance et même parfois remporter quelque succès, il n’en
sera pas moins condamné à plus ou moins brève échéance. Sans ligne correctement fixée, il est voué à la
marginalisation, à force de tâtonner en vain, dans le noir le plus total, comme l’ivrogne dont les mains
tremblantes s’acharnent à ouvrir une porte avec la mauvaise clé.
Tel est malheureusement le cas aujourd’hui dans de nombreux pays, où la gauche radicale évolue sans
référentiels adéquats, ses anciens repères ne fonctionnant plus et les nouveaux repères faisant toujours
défaut. Cette gauche en crise ne parvient plus à s’implanter parmi les classes populaires. Et reste confinée
à l’intérieur d’un cercle social restreint – celui de la jeunesse scolarisée et des professions intellectuelles –,
le seul à pouvoir être séduit et mobilisé, du moins un certain temps, par des formules idéologiques
gratifiantes, mais sans effet tangible sur les rapports de force politiques réels.
I - DEUX THESES ERRONEES
Pour définir les amis et les ennemis, il faut partir de l’analyse de la structure de classes de la société et
d’une compréhension correcte de la nature du système économique qui détermine cette structure de
classes.
Par rapport à ces derniers points – le type de société et de système économique – la gauche tunisienne se
réclamant du marxisme souffre d’un double handicap :
- Elle est divisée autour de deux représentations diamétralement opposées : pour la mouvance
patriotes-démocrates, c’est la thèse « semi-féodale, semi-coloniale » ; pour la mouvance POCT,
c’est la thèse du « capitalisme dépendant » –, une fracture née dans les années 1970-1980 et
jamais résorbée depuis ;

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- Les thèses sont opposées, mais les deux sont également fausses, parce que ni la première ni la
seconde ne correspond à la réalité économique et sociale du pays. C’est d’ailleurs sans doute
pourquoi aucune n’a pu l’emporter sur l’autre, malgré les années passées : l’erreur ne peut pas
corriger l’erreur.
A vrai dire, de nombreux militants n’accordent plus beaucoup de foi à ces conceptions vieillies et usées.
Certains en parlent même avec un peu de moquerie, tant elles paraissent en décalage avec leur propre
expérience. Ces conceptions dépassées n’ont cependant jamais été soumises à un vrai travail de
déconstruction critique, ce qui explique qu’elles restent encore influentes dans divers milieux, malgré le
discrédit dont elles souffrent.
Ce travail de déconstruction critique ne présente pourtant aucune difficulté insurmontable. Et il est
nécessaire : on ne bâtit pas le neuf sans détruire le vieux.
Commençons par la thèse de la Tunisie « semi-féodale et semi-coloniale ».
La Tunisie semi-féodale et semi-coloniale
Ce n’est pas le deuxième segment de l’expression, le caractère semi-colonial, qui pose problème. Notre
pays est dominé par l’étranger. A la limite, il importe peu que cet état d’asservissement soit qualifié de
semi-colonial, de néocolonial ou de toute autre manière. La réalité de la dépendance est avérée : on peut
la désigner comme on veut, cela ne change rien de fondamental à l’affaire.
Ce qui doit retenir l’attention dans l’expression, c’est le premier segment, le caractère semi-féodal. D’où
vient une telle notion ? Serait-ce un concept scientifique, le résultat théorique logique d’une analyse
concrète de la société et de l’économie tunisiennes ? Non. La formule est directement tirée du lexique de la
révolution chinoise du début du siècle dernier et, plus spécifiquement, d’un texte de Mao Tsé-toung de
1926, intitulé « Analyse des classes de la société chinoise ».
Sur quels critères objectifs s’appuyait Mao Tsé-toung – dans ce texte et dans ses écrits ultérieurs – pour
qualifier la Chine de son époque de pays semi-féodal ? Voici les principaux traits mis en évidence :
- L’existence d’une classe de gros propriétaires fonciers puissante, dominant l’Etat et exerçant son
ascendant sur l’ensemble du corps social ;
- Une économie nationale marquée par la primauté absolue de la production agricole ;
- La prépondérance des rapports serviles (non marchands et non monétaires) dans l’économie
rurale ;
- Une population active composée à une majorité écrasante de paysans (paysans sans terre,
paysans pauvres, petits et moyens paysans…).
A partir de ce constat de base, la classe des gros propriétaires fonciers était désignée comme le principal
adversaire intérieur de la révolution démocratique, et la paysannerie comme le premier ami et allié, comme
la principale force motrice de cette même révolution démocratique. C’est de cette évaluation qu’est issue
(après des années de controverses internes) la stratégie établie par le PCC. Elle consistait à organiser en
priorité les paysans et à les armer, pour lancer, à travers leur insurrection, une vaste campagne politico-
militaire d’encerclement des villes par la campagne, jusqu’à la prise du pouvoir central à Pékin, la capitale.
Pareille stratégie était-elle conforme aux données réelles de la situation en Chine ? Il faut croire que oui,
puisqu’elle a réussi. Etait-elle pour autant transposable dans la société tunisienne des années 1970-1980,
lorsque furent conçues les premières formulations de la thèse « semi-féodale, semi-coloniale » parmi les
groupes qui allaient donner naissance au mouvement des Patriotes-démocrates ? Non, certainement pas.
En Tunisie, à ce moment déjà :
- Les gros propriétaires fonciers n’avaient quasiment pas de présence au sein de l’Etat et
n’exerçaient aucune influence notable sur ses choix politiques ou économiques ;
- Sur le plan démographique, la paysannerie avait vu ses effectifs fondre et son poids dans la
population active considérablement baisser (plus de 60% en 1956 ; moins de 30% en 1980 ; autour
de 15% aujourd’hui) ;

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- La part relative de la production agricole dans l’économie nationale avait elle aussi diminuée dans
des proportions équivalentes ;
- Le servage avait définitivement disparu des grandes propriétés. (Il ne subsistait, à l’état de vestige
dégradé, que dans les petites exploitations familiales et concernait principalement le travail non
rémunéré des femmes, dénommées « aides familiales » dans les statistiques officielles) ;
- Enfin, l’essentiel de la population vivait maintenant en zone urbaine ou péri-urbaine.
Définir une société de ce genre comme semi-féodale était proprement saugrenu, comme était saugrenue
l’idée d’attribuer aux gros propriétaires fonciers tunisiens le rôle de premier ennemi intérieur de la
révolution et, à la paysannerie, celui de sa principale force motrice. Pour comprendre un tel fourvoiement, il
faut se souvenir de l’atmosphère idéologique qui régnait alors. Après les soulèvements étudiants de 1968
et la fameuse Révolution culturelle, la Chine avait le vent en poupe parmi de larges secteurs de la jeunesse
radicale du monde entier. Beaucoup de militants, chez nous et ailleurs, étaient littéralement subjugués par
ce qui était vite devenue la Suprême Sagesse : la « Pensée-maotsétoung ». Sans cesse plongés dans
l’étude des Œuvres choisies de l’ancien président, de nombreux groupes d’extrême-gauche croyaient
pouvoir y trouver une solution toute prête aux difficultés qu’ils avaient à analyser leur propre société.
Puisque les théories maoïstes avaient démontré leur validité en apportant la révolution à un quart de la
population du globe, ils estimaient qu’ils pouvaient les reprendre à leur compte sans risque de se tromper.
Pour la plupart, ces groupes et ces militants étaient jeunes et sans réelle connaissance du terrain.
Implantés majoritairement dans les grandes villes des pays du tiers monde, ils ne voyaient pas – et,
souvent, ne savaient pas – combien les processus de déstructuration de l’économie et de la société
« féodales » (précapitalistes) avaient été accélérés après les indépendances nominales des années 1950
et 1960.
La Tunisie du capitalisme dépendant
Comme pour la thèse « semi-coloniale et semi-féodale », les sources d’inspiration de la thèse du
« capitalisme dépendant » sont également d’origine étrangère. Elles proviennent directement de travaux
publiés dans les années 1970 et 1980 par un certain nombre d’intellectuels critiques réputés – Samir Amin,
Giovanni Arrighi, Andre Gunder Frank, Celso Furtado, Immanuel Wallerstein… –, des travaux qui étaient
principalement consacrés à l’analyse du fonctionnement de l’économie capitaliste mondiale.
Avec la première conception, on mettait ses pas dans ceux d’un théoricien, Mao Tsé-toung, qui était aussi
un praticien de la révolution. Avec la deuxième conception, le lien indispensable entre théorie et pratique
disparait. On s’alignait désormais sur des théoriciens de profession – ceux que nos grands anciens
appelaient les marxistes de chaire –, autrement dit sur des universitaires et des chercheurs, généralement
dotés d’une large érudition et d’une connaissance approfondie de la littérature marxiste, mais qui n’étaient
pas impliqués personnellement dans l’action révolutionnaire, ni dans leurs pays de naissance, ni dans leurs
pays de résidence en Europe ou en Amérique du Nord.
Cette particularité – la théorie sans la pratique, le souci de comprendre le monde sans le souci de le
transformer – n’était pas sans conséquences. Ces auteurs étudiaient (et dénonçaient) le capitalisme d’un
point de vue global, comme système mondial d’exploitation et de domination. Ce système mondial étant
hiérarchisé, ils analysaient comment il était organisé en son centre (les pays du capitalisme avancé) et
comment, depuis ce centre, le système développait son emprise sur sa périphérie (les pays du capitalisme
retardataire et dépendant), en lui imposant ses politiques, ses choix et ses interdictions. Dans leur vision
théorique abstraite, le capitalisme mondial était perçu comme une sorte de train, dont la locomotive (les
économies centrales) tractait derrière elle les wagons (les économies périphériques) qui lui était accrochés.
A partir de cette représentation, qui était correcte dans l’absolu, ils tiraient tous la conclusion rapide – et
fausse – que puisque le capitalisme était dominant dans le monde, il l’était aussi à l’intérieur de chaque
pays, aussi bien ceux du Nord que ceux du Sud. Cette conclusion hâtive n’était évidemment étayée par
aucune « analyse concrète des situations concrètes ». Pour cela, il aurait fallu qu’ils soient présents sur le
terrain et engagés dans l’action pour le changement social. Or ils en étaient absents.

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Certes, on pouvait relever des nuances parmi eux. Tous avaient conscience qu’il existait des différences et
des écarts entre les deux types de capitalisme. D’un auteur à l’autre, on apprenait ainsi que le capitalisme
du Sud était moins performant que celui du Nord, moins innovant, moins intégré, moins autocentré… Ou
plus sauvage, plus népotique, plus corrompu, plus clientéliste… Bref, tel le caméléon, le capitalisme des
pays dépendants pouvait prendre plusieurs formes spécifiques, en général peu ragoûtantes, mais cela ne
changeait rien quant au fond : les économies du Sud étaient bel et bien capitalistes, aucun doute n’était
permis à cet égard. Leur capitalisme pouvait être « bloqué » de toutes les manières imaginables, il n’en
restait pas moins du capitalisme.
Puisque les modes de production de ces pays étaient capitalistes, il en découlait logiquement que leurs
formations sociales et leurs classes dirigeantes l’étaient tout autant. Et l’on ajoutait, pour clore le débat, que
s’il restait, ici ou là, des traces de structures précapitalistes, il ne s’agissait précisément que de traces, de
simples séquelles, des résidus du passé sans réelle incidence sur les structures actuelles dans leur
ensemble.
C’est en s’inspirant de pareilles conceptions que fut adoptée, au milieu des années 1980, la thèse du
« capitalisme dépendant » par la mouvance POCT. La formule sonnait bien. Elle était, de plus, cautionnée
par des « experts », des intellectuels étrangers de renom, connus pour leur sensibilité de gauche. Elle n’en
était pas moins aussi unilatérale et trompeuse que la thèse concurrente de la Tunisie « semi-féodale et
semi-coloniale ». Là encore, il suffisait d’observer la réalité du pays pour s’en convaincre.
(Ces observations s’appliquent, mutatis mutandis, aux ailes gauches des groupes nationalistes arabes
actifs en Tunisie depuis les années 1960. Leur « socialisme » idéologique s’articulait en effet parfaitement
à la ligne du capitalisme dépendant et procédait des mêmes confusions. Leur trajectoire politique pratique
s’est d’ailleurs largement confondue avec celle du POCT, y compris après le 14-Janvier et la création du
Front populaire.)
II - LA TUNISIE EST-ELLE CAPITALISTE ?
Deux classes occupent une place centrale dans la société capitaliste : la classe bourgeoise, qui domine
l’activité économique et contrôle l’Etat, et la classe ouvrière, qui constitue la plus importante force de travail
occupée. Si la société tunisienne était réellement capitaliste, on se serait attendu que le poids de la
population ouvrière – et spécialement du prolétariat industriel, les ouvriers d’usines – soit conséquent et
représente, sinon la majorité de la main-d’œuvre employée, du moins une majorité relative,
comparativement aux autres catégories de travailleurs.
Une fois de plus, un simple coup d’œil aux chiffres de l’INS permettait de constater que tel n’était pas le
cas. Au milieu des années 1980, l’emploi ouvrier stricto sensu ne dépassait pas 15% de l’emploi total.
(Aujourd’hui, en 2020, il se situe à un niveau encore plus bas, aux alentours de 12%.). Dans ces
conditions, le prolétariat pouvait difficilement être considéré comme une force démographique majeure,
capable de fournir son plus gros contingent humain à la révolution.
Mais le défaut de raisonnement était plus flagrant s’agissant de la définition de la nature de classe du
groupe dirigeant. En régime capitaliste, on vient de le souligner, la bourgeoisie domine l’économie et
domine l’Etat. Si l’Etat tunisien était réellement capitaliste, qu’aurait-il dû faire pour servir les intérêts de la
bourgeoisie qui le commandait ? Assurément, il lui aurait fallu se consacrer à instaurer un environnement
propice au bon déroulement des activités de cette dernière. Ce qui aurait notamment exigé la mise au point
d’un cadre réglementaire et législatif de type libéral, à l’abri des ingérences discrétionnaires de
l’administration et du pouvoir politique. Un tel cadre aurait mis au premier rang des priorités :
- L’affirmation sans ambigüité du principe de la liberté d’entreprendre ;
- La possibilité avérée, pour ceux qui l’envisageaient, de créer leurs propres entreprises ;
- Les mesures d’accompagnement nécessaires pour promouvoir l’entreprenariat et la croissance
régulière du secteur privé, en particulier par :
 Des politiques du crédit qui facilitent l’accès au financement bancaire ;
 Des politiques fiscales qui soient incitatives et non spoliatrices ;

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 Des politiques d’éducation et de formation adéquates, largement centrées sur la maîtrise des
sciences et des techniques productives.

En parallèle, cet Etat aurait dû agir pour surveiller en permanence l’évolution du climat général des affaires,
ce qui passait d’abord par le contrôle continu des trois dispositifs suivants :
- L’impartialité des tribunaux ayant à juger de litiges commerciaux, sans possibilité d’immixtion du
gouvernement et de ses agents ;
- Le caractère objectif – c’est-à-dire exhaustif et sincère – de l’information économique diffusée ;
- Enfin et surtout, le respect intransigeant des normes de la concurrence, en imposant aux
contrevenants des sanctions financières et pénales hautement dissuasives.
Ces règles de base résument le programme distinctif de tout Etat s’affirmant capitaliste. Ces règles étaient-
elles suivies par l’Etat et le groupe dirigeant tunisiens ? Non. Elles n’ont jamais été observées, ni dans les
années 1980, ni même d’ailleurs aujourd’hui. On parle évidemment ici de la pratique réelle des autorités
publiques et pas du discours de convenance qui les maquillait.
La politique de l’Etat tunisien à l’égard de l’entreprenariat a toujours été motivée par d’autres
préoccupations. Systématiquement discriminatoire, elle était soit extrêmement répressive, soit d’une
permissivité absolue – la ligne de partage se faisant selon le type de relation que le groupe dirigeant
entretenait avec les diverses sortes d’acteurs économiques privés.
Les promoteurs inscrits dans un rapport de stricte soumission au pouvoir politique avaient droit à tous les
avantages, préférences et indulgences possibles. Le plus souvent originaires de la haute administration ou
venus de l’entourage direct, y compris familial, du personnel politique dirigeant, ces « entrepreneurs » d’un
genre spécial n’avaient nul souci à se faire : l’Etat était leur soutien et leur protecteur, leur épée et leur
bouclier.
En lançant leurs affaires, ils pouvaient compter sur lui pour obtenir tous les agréments, licences ou
autorisations exigées – et même parfois se passer de les obtenir. Ils pouvaient se procurer tous les crédits
publics nécessaires à leurs investissements, à des taux très bas – et souvent ensuite se dispenser de les
rembourser. (La ruine de nos trois banques nationales vient de là). Ils pouvaient aussi obtenir toutes sortes
d’allègements, de franchises et d’exonérations fiscales – et omettre plus tard de régler les reliquats.
Ils pouvaient encore – ils pouvaient surtout – se faire accorder des situations de monopole pour leurs
activités, et bénéficier des rentes qui en découlaient. Quand ils étaient plusieurs à se partager le même
segment de marché, nouveau ou particulièrement juteux, ils pouvaient sans risque former des cartels et se
comporter en monopole collectif, alignant les uns sur les autres leurs politiques des salaires et leurs
politiques des prix… ce qui garantissait la poursuite sans entrave de l’extraction de la rente.
Ils pouvaient enfin attendre de l’Etat qu’il adopte les législations nécessaires à la sauvegarde de leurs
intérêts présents et futurs et, de cette façon, qu’il habille d’une légalité de façade des procédures
d’enrichissement essentiellement illégitimes, puisque fondées sur le favoritisme et l’arbitraire, la prédation
et les passe-droits.
Ces dispositions abusives ne concernaient qu’un nombre relativement restreint d’individus, les affairistes
proches du pouvoir, les « clients » dont les privilèges étaient subordonnés à leur allégeance politique. A
l’inverse, pour tous les autres, les promoteurs lambda – par conséquent les vrais porteurs de l’esprit
d’entreprise –, vis-à-vis de ceux-là qui n’évoluaient pas dans les allées du pouvoir, l’attitude de l’Etat était
foncièrement méfiante et hostile. Il se comportait à leur égard comme si sa principale mission était, non de
les appuyer, mais de les museler, les brider, les empêcher d’exister, de croître et de grandir. En d’autres
termes : comme si son rôle premier était d’interdire leur constitution en force économique autonome, se
déployant librement, hors de la tutelle du groupe dirigeant, et qui, ne faisant pas partie de ses obligés, ne
lui devait rien. Pour l’exprimer autrement encore : l’Etat agissait à leur encontre comme si sa fonction en
tant qu’Etat était justement de paralyser leur émergence en tant que classe capitaliste-bourgeoise effective.
Les décisions prises au début des années 1970 – après la débâcle de l’aventure « collectiviste » de la
décennie précédente – pour accompagner la nouvelle stratégie officielle dite d’« ouverture » et de « soutien
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au secteur privé », ne laissent aucun doute à ce propos. A cette occasion, la volonté de l’Etat de tout
asservir et tout domestiquer s’était manifestée avec une brutalité extrême, de façon pour ainsi dire planifiée
et méthodique. Censées relancer la machine économique dans un pays en profonde dépression, les
mesures arrêtées pour promouvoir l’initiative individuelle ont surtout visé à la garder sous étroite
surveillance. Des verrous innombrables ont été placés tout au long du chemin que devaient suivre les
candidats entrepreneurs et leurs entreprises. Certains étaient disposés en amont et concernaient les
conditions d’accès au marché ; d’autres étaient installés en aval et contrôlaient le fonctionnement des
entreprises après leur entrée en activité.
L’objectif proclamé était d’encourager le développement du nouveau secteur, en l’encadrant et en
l’organisant. Mais la vraie obsession des pouvoirs publics fut, en réalité, de multiplier les interdits et les
défenses. Quelques exemples.
Au départ, au moment de la création de l’entreprise :
- Les démarches administratives pour obtenir les autorisations préalables exigées (agréments,
licences, habilitations, etc.) étaient kafkaïennes et interminables. Cette phase préliminaire, qui ne
devait pas dépasser quelques jours ou quelques semaines, durait en fait des mois et parfois des
années. Souvent, d’ailleurs, le temps perdu ne servait à rien, et les démarches n’aboutissaient pas :
il manquait toujours une pièce ou un document… Un pourcentage important de candidats
entrepreneurs étaient ainsi éliminé d’emblée ;
- Les frais d’enregistrement et d’établissement qu’il fallait régler en parallèle étaient élevés, et
notamment l’immobilisation à la banque d’un capital propre relativement conséquent. C’était la
deuxième barrière à l’entrée, qui rejetait les moins fortunés ;
- Troisième barrière matérielle : étant donné la longueur des démarches et des procédures,
l’entreprise en constitution pouvait souvent se voir réclamer le paiement de diverses charges,
fiscales et sociales, alors qu’elle n’était pas encore entrée en activité et n’avait réalisé aucun
bénéfice jusque-là.
Ces dispositifs convergents étaient disposés, on le voit, comme une sorte de gare de triage, servant à
sélectionner et à exclure. Les promoteurs dotés de quelques moyens et de relations sociales suffisantes
pouvaient poursuivre l’aventure ; les autres, le plus grand nombre, étaient impitoyablement refoulés. (La
naissance du micro-entreprenariat clandestin – l’économie dite « informelle », par opposition à l’économie
« structurée » reconnue par l’Etat – est le résultat direct de ces pratiques discriminatoires mises en place
après 1970 et, pour l’essentiel, toujours en vigueur. L’économie informelle pèse désormais plus de la moitié
du PIB national réel.)
Après les verrous posés en amont, passons aux verrous placés en aval, lorsque l’entreprise, finalement
agréée, entre en production. L’étreinte de l’Etat ne se relâche pas. On peut même ajouter qu’elle
s’accentue. La pression s’exerce à travers quatre angles d’attaque :
- L’inquisition administrative ne s’interrompt pas. Chaque pas nouveau que l’entreprise essaie de
réaliser exige de nouvelles séries d’autorisations et d’habilitations. Il faut donc se remettre à faire la
queue devant les guichets, la peur au ventre, puisque votre sort va encore dépendre du bon vouloir
de l’agent chargé de votre dossier. Le coût des dépenses en hommes et en argent de ces
démarches éreintantes a été évalué à près de 15% du revenu annuel des PME du
secteur structuré ;
- Pour soutenir leur croissance, les entreprises ont besoin de liquidités, c’est-à-dire de crédit. Mais
celui-ci n’est pas prévu pour elles, il est destiné en priorité aux grands groupes rentiers. (Ces
derniers, qui font moins de 1% du parc total des entreprises en Tunisie, reçoivent en moyenne
annuelle 70% du financement bancaire, contre 15% pour la masse des micro-entreprises – environ
400.000 unités – et 15% pour les petites entreprises de moins de cinquante salariés – quelques
milliers d’unités) ;
- Pour disposer de marges et avoir la possibilité de s’autofinancer, les entreprises ont besoin de
s’adosser à un régime fiscal équilibré et proportionnel. Pareil régime n’a jamais existé. Le fisc
tunisien a deux faces : une face paradis et une face enfer. Le côté paradis, avec ses exonérations,
ses exemptions et ses franchises en tout genre, est exclusivement réservé aux clients du pouvoir
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politique ; le côté enfer, avec ses ponctions à la limite du confiscatoire, sévit uniquement contre les
non-clients, les entreprises du droit commun. (Aujourd’hui, plus de 90% de l’impôt que l’Etat tire des
entreprises viennent de ces dernières, les TPE et PME.).
- Dernier point. Pour espérer prospérer, les entreprises doivent également pouvoir pénétrer les
secteurs d’activités les plus prometteurs, notamment les secteurs nouveaux paraissant
particulièrement rentables. Sur ce plan aussi, la perspective était bouchée. Les créneaux porteurs
ne sont pas pour elles ; ils sont cadenassés et réservés aux protégés du groupe dirigeant. Une
étude publiée il y a quelques années indique que les groupes rentiers accaparent plus de 30% du
total des bénéfices générés par l’ensemble du secteur structuré, soit le tiers de la plus-value
sociale, un niveau de prédation hallucinant. Cette barre de 30% a constitué une sorte de plafond de
verre, qui a maintenu l’écrasante majorité des entreprises dans un état constant de précarité et
d’indigence.
On dispose à présent d’une vue d’ensemble de la manière dont l’économie nationale a été restructurée
après le tournant des années 1970. En matière entrepreneuriale, le système mis en place – qui n’a plus
varié depuis dans ses articulations de base – s’apparente à une construction pyramidale, divisée en trois
étages, évoluant chacun dans un environnement différent et selon une logique distincte :
1 – En haut, une minorité d’affairistes proches du pouvoir politique, à la tête des plus grosses fortunes du
pays, dont l’enrichissement scandaleusement rapide ne venait pas du profit, autrement dit de la bonne
gestion et de la compétitivité de leurs entreprises, mais de la rente, issue des situations de monopole ou de
quasi-monopole qu’ils avaient obtenues en contrepartie de leur allégeance ;
2 – En bas, l’écrasante majorité des TPE et PME du secteur structuré, sans grands moyens en capitaux,
soumises à un harcèlement incessant de la part de l’administration, réduites à se livrer à une concurrence
acharnée les unes contre les autres et contraintes de se mouvoir dans un contexte général de difficulté et
de gêne ;
3 – Plus bas encore, les exclus du système : la masse énorme des micros-entreprises illégales du secteur
informel, certaines actives et dynamiques, mais la plupart condamnées à de simples activités de survie.
Après cette description globale, forcément rapide mais entièrement fondée, la question qu’il faut poser est
la suivante : un tel mode de fonctionnement de l’économie peut-il être qualifié de capitaliste ? Si l’on veut
garder leur sens aux mots, la réponse ne peut être que négative. L’économie tunisienne est certes
dominée par le capitalisme extérieur, mais n’est absolument pas capitaliste dans son organisation
intérieure. La raison ? Elle est évidente et s’appuie sur une distinction élémentaire, que ne peuvent ignorer
ceux qui ont un minimum de culture historique : dans le capitalisme, c’est la richesse économique qui
donne accès au pouvoir politique ; dans le précapitalisme, féodal ou autre, c’est l’inverse, c’est le pouvoir
politique qui permet d’accéder à la richesse économique. En Tunisie, hier comme aujourd’hui, on se situe
encore dans cette dernière configuration, pas dans la première.
III - LES TRANSITIONS SONT TOUJOURS AMBIGÜES
En analysant la thèse « semi-féodale et semi-coloniale », nous avons abouti à la conclusion que la Tunisie
n’était plus précapitaliste au sens habituel du terme (prépondérance de la grosse propriété foncière,
servage, population paysanne largement majoritaire, etc.). En examinant la thèse du « capitalisme
dépendant », nous sommes parvenus au résultat qu’elle n’était pas non plus capitaliste. Si le système
économique et social du pays n’est ni féodal ni capitaliste, quelle serait alors sa nature ? Ce problème est
d’un intérêt essentiel, non seulement sur le plan théorique, mais surtout sur un plan politique pratique.
Si la Tunisie n’est ni féodale ni capitaliste, si elle n’est plus tout à fait cela ni déjà tout à fait ceci, c’est parce
qu’elle se situe à mi-chemin entre les deux régimes. Notre pays est toujours à l’intérieur d’une longue
séquence de transition historique. Dans l’idéal, la transition devait le conduire de l’un à l’autre, de l’ancien
régime féodal vers le nouveau régime capitaliste. Sauf que les processus de rattrapage ne sont ni linéaires
ni ascendants, mais paraissent au contraire comme bloqués sur eux-mêmes, tant sont fortes les tensions
contradictoires qui les traversent.

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Cette problématique de la transition n’est pas spécifique à la Tunisie. Chacun sait qu’elle a concerné le
monde entier depuis plusieurs siècles et que, en ce domaine, le continent européen a précédé les autres.
En étudiant concrètement l’enchaînement des faits, on constate que la transition s’engage lorsque, dans
tels ou tels pays, les groupes dirigeants d’ancien régime se sentent menacés par les ambitions d’Etats
voisins plus puissants, et devenus plus puissants parce que le capitalisme avait commencé de s’y
implanter, ce qui bouleversait les rapports de force établis, non seulement économiques, mais aussi
militaires. Pour faire face au danger, pour se défendre et ne pas disparaître, ces groupes dirigeants se
trouvent contraints d’engager à leur tour la modernisation de leur propre système économique, selon le
modèle des pays plus avancés. C’est selon ce schéma général que l’affaire débute en Europe de l’Ouest.
Plus tard, quand les pays du Sud seront entraînés dans le même engrenage, la menace ne viendra pas
des voisins immédiats, mais des visées impérialistes du capitalisme occidental.
Les éléments de structure que l’on peut dégager de cette brève description factuelle sont nombreux et
permettent de comprendre les conditionnements réels, objectifs et subjectifs, des processus de transition
ainsi qu’ils se sont matérialisés dans la plupart des cas. Nous souligneront trois points, dont les effets ont
été déterminants.
1 – La décision de moderniser – autrement dit l’entrée en transition – n’a pas été le fruit d’une maturation
endogène mais, pour une majorité de pays, la réponse à un défi extérieur. A partir de là, une forme de
dissociation s’instaure. On se déporte hors de soi ; on n’est plus dans un mouvement de création
authentique, mais dans l’imitation de réalités produites par d’autres et dont on ignore la logique qui les
fonde. 
2 – La décision de moderniser n’est pas venue d’en bas (des classes sociales productives) mais d’en haut
(de l’Etat et des cercles dirigeants). Par conséquent, on reste toujours prisonnier de la vieille configuration
précapitaliste, où la politique commande à l’économie.
3 – En décidant de moderniser, la motivation des groupes dirigeants était, avant tout, de protéger leur
pouvoir. Cette préoccupation primait sur toute autre considération. De ce fait, la modernisation ne pouvait
être perçue comme un but en soi, mais seulement comme un moyen. Dès l’origine, l’entreprise de
changement a été ainsi instrumentalisée et a poursuivi d’autres fins que les siennes. Même si la
modernisation s’imposait comme une nécessité vitale pour les directions politiques, elle était seconde par
rapport à l’exigence première de la conservation de leur statut dominant.
On saisit ici, à la racine, la contradiction fondamentale des processus de transition tels qu’ils sont
historiquement déployés dans la plupart des pays, malgré les particularités de chacun d’entre eux. Pour les
groupes au pouvoir, il fallait qu’ils poussent au changement, mais il fallait en même temps qu’eux – les
groupes au pouvoir – restent en place. Or les deux impératifs étaient incompatibles. La transformation
capitaliste exigeait la libération des forces productives intérieures, ce qui dépendait directement de
l’émancipation de la société civile, laquelle supposait la fin du despotisme, de l’arbitraire et des privilèges
d’ancien régime. La transformation en bas entraînait inévitablement la transformation en haut – mais celle-
ci était refusée par principe.
On se retrouvait dès lors dans une situation où l’on désirait une chose et son contraire, où l’on voulait le
changement et où l’on voulait encore plus l’interdire. C’est cette pulsion contradictoire constitutive qui va
imprimer aux processus de transition leur caractère indécis, heurté, confus, maladroit, toujours ambigu et
quasiment névrotique. Leur rythme sera erratique, quelquefois marqué de soudaines accélérations ou de
brusques retours en arrière, mais le plus souvent d’une inertie et d’une lenteur exaspérantes, une sorte
d’élan figé, avalant les générations les unes après les autres, sans vraies ruptures ni vrais dépassements,
et dont le terme final semblait se perdre dans un horizon inaccessible, comme ces mirages du désert qui
s’éloignent au fur et à mesure que l’on s’en approche.
C’est sur de telles bases que démarrent les opérations de modernisation et de rattrapage. On va
commencer à réformer, mais pour prolonger l’existence de l’ancienne société, en la travestissant avec les
habits de la société nouvelle, en empruntant à cette dernière telle ou telle partie de ses institutions et de
ses outils, tout en les vidant de leur contenu.

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Les élites dirigeantes vont ainsi, par exemple, accorder des constitutions relativement libérales, en sachant
d’avance qu’elles n’en respecteraient pas les clauses et, qu’au besoin, elles les suspendraient. Elles vont
reconnaître la liberté d’entreprendre, mais en poursuivant la gestion de l’économie de manière
patrimoniale. Elles vont instaurer la séparation des pouvoirs, en faisant de sorte à continuer de les
contrôler tous les trois. Elles iront même, ici ou là, jusqu’à remplacer la monarchie par la république, mais
elles administreront la république comme une propriété privée…
Giuseppe Tomasi di Lampedusa, dans Le Guépard, chef-d’œuvre de la littérature mondiale, fait dire à l’un
des personnages du roman – un aristocrate du milieu du XIXe siècle, pris dans les tourments du
Risorgimento (un tournant décisif de la transition en Italie) – les mots suivants : « Il faut que tout change
pour que rien ne change ». Cette phrase est la meilleure formule possible pour définir la structure du
moment historique que nous examinons. Elle synthétise ce qui constitue le nœud de son injonction
contradictoire : 1) Il faut que tout change ; 2) Pour que rien ne change.

Certains auteurs ont décrit cette marche paradoxale de la transition comme une dialectique
de « dissolution-conservation » (disparition des anciennes formes, maintien des anciens
contenus) ; leurs analyses, toutefois, ont rarement été menées jusqu’au bout. C’est à un
autre Italien, Antonio Gramsci, que l’on doit les avancées intellectuelles les plus décisives
sur la question. Parmi les grands théoriciens marxistes, Gramsci est le seul, de fait, qui se
soit attaqué de front à la problématique de la transition et à lui avoir consacré une place
centrale dans ses travaux, notamment autour des concepts de « révolution active » et de
« révolution passive ». Son œuvre, immense, demeure néanmoins largement méconnue,
malgré sa notoriété. (Voir les Cahiers de prison, Gallimard, pour la traduction française, et
les Quaderni del carcere, Einaudi, pour la version italienne originale.)

Engagées sous semblables auspices, les transitions étaient forcément condamnées à échouer. Il
s’agissait, en quelque sorte, de promesses qui ne pouvaient être tenues par ceux qui les avaient faites. La
société nouvelle demandait des élites nouvelles, raccordées aux exigences de leur époque, et la fonction
ne pouvait être remplie par les anciennes élites, trop attachées aux privilèges que leur accordait l’ancien
régime pour accepter de s’en voir dessaisies.
A la longue, cependant, sous la pression des besoins de la population – et sans doute aussi parce que les
changements formels engagés par les transitions avaient ouvert des brèches dans la vieille armature
sociale –, les lignes ont commencé à bouger, non seulement en haut, mais aussi et surtout en bas. A
travers des cheminements complexes, laborieux et essentiellement souterrains au début, des forces de
renouveau ont fini par émerger, dans l’économie, dans la culture et dans la politique.
Lorsqu’elles parvenaient à s’agglomérer et à se cristalliser, le combat s’engageait naturellement contre les
tenants du passé. Dans les pays occidentaux, après des péripéties sans fin, l’évolution de cet affrontement
historique devait déboucher sur l’un des deux scénarios suivants :
1 – Une solution de compromis, ménageant les intérêts des deux parties en conflit, les anciennes élites et
les nouvelles. C’est ce qui s’est passé en Allemagne ou en Italie ;
2 – Une solution de rupture, quand le compromis s’avérait impossible et que la situation ne pouvait être
débloquée que par la violence et le renversement des anciennes élites. C’est ce qui s’est passé en France
et aux Etats-Unis et que l’on connaît sous le nom de révolution démocratique. (La Grande-Bretagne est l’un
des rares pays à avoir expérimenté les deux solutions successivement.)
Dans les pays dépendants du Sud, où la transition est en cours, un combat du même genre est mené
aujourd’hui, sauf qu’il se déroule dans des conditions autrement difficiles. Parce que l’on ne se bat pas
contre un seul adversaire, mais contre deux : à l’intérieur, les oligarchies locales ; à l’extérieur, les
puissances impérialistes qui les dominent et les protègent. Dans ces pays, on lutte simultanément pour la
liberté et l’indépendance. La révolution est, ici, par sa portée, en même temps démocratique et nationale.
* * *

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Après ce survol explicatif, retournons à la Tunisie et aux problèmes d’orientation stratégique des
organisations de la gauche radicale. Comparativement aux autres pays arabes ou africains, le nôtre est
entré en transition relativement tôt, dès la fin du XVIIIe siècle, sous le règne de Hamouda Pacha (1782-
1814). Plusieurs épisodes progressifs se sont répétés ensuite. Avec Ahmed Bey, entre 1837 et 1855 ; avec
Mohamed Bey, entre 1855 et 1869 ; puis avec le Premier ministre Kheireddine Pacha, entre 1873 et 1877.
Le cycle a alors été interrompu par la colonisation française (1881-1956), avant de reprendre avec la fin de
l’occupation étrangère et l’arrivée au pouvoir d’Habib Bourguiba (1956-1987).
De nombreuses différences séparaient les hommes que l’on vient de citer, notamment en termes d’origine
sociale, de formation et d’aptitudes. Ils avaient cependant une caractéristique essentielle en commun : tous
se conformaient au modèle du « despotisme éclairé » – doctrine libéralo-autoritaire née en Europe à la fin
du XVIIe siècle –, ce qui, d’entrée de jeu, ne les prédestinait pas à réussir.
Parmi eux, Habib Bourguiba est, sans conteste, celui qui a poussé le plus loin l’effort de modernisation. Si
la Tunisie a beaucoup évolué sous sa présidence, il n’est pourtant jamais parvenu à opérer les
transformations irréversibles que les temps nouveaux réclamaient. Lorsque son action de réformateur
autocratique s’achève (elle prend fin, en réalité, au tout début des années 1970, et non pas en 1987 quand
il sera destitué), il laisse un pays largement métamorphosé, mais toujours régi selon les règles
patrimonialistes de l’ancien régime beylical. Telle était, malheureusement, la rançon inéluctable des
transitions imposées d’en haut – qui plus est dans un contexte de dépendance générale vis-à-vis de
l’extérieur.
Vers la même période, lorsque les militants qui créeront plus tard le mouvement des Patriotes-Démocrates
ou le POCT entrent en politique, le visage que leur offrira le pays sera, par conséquent, passablement
déconcertant et énigmatique. La société avait énormément changé, même en comparaison avec celle
qu’ils avaient connue durant leur propre enfance ; dans le même temps, elle était restée comme figée dans
le retard et la subordination. Ne disposant pas des outils intellectuels permettant d’embrasser la situation
dans sa complexité, ils vont spontanément développer des représentations unilatérales de la réalité qui se
manifestait à leurs yeux.
Les uns ne vont voir que l’immobilisme, les autres ne verront que le changement. A partir de cette
distorsion de départ, ils se focaliseront sur des « cibles ennemies » qui n’existaient, en vérité, que dans
leur imagination. Les uns viseront les propriétaires fonciers féodaux – une classe sociale qui était déjà
« partie » –, les autres pointeront les bourgeois capitalistes – une classe qui n’était pas encore « arrivée ».
C’est autour de cette double illusion d’optique que seront élaborées, par les premiers, la thèse semi-
féodale et semi-coloniale et, par les seconds, la thèse du capitalisme dépendant.
Nous avons vu combien les deux propositions étaient en décalage par rapport au fonctionnement effectif
du système économique, et combien elles étaient déconnectées par rapport à la structure réelle des
classes et des groupes sociaux déterminée par ce système. Quand on se réclame de la gauche et de la
révolution, les erreurs théoriques de ce genre se paient toujours très cher sur le plan politique pratique.
Lorsque la gauche ne parvient pas à définir avec précision les amis et les ennemis, elle ne peut plus saisir
le déroulement concret de la lutte des classes et encore moins s’y insérer. Elle ne peut plus concevoir de
projet de changement social et ne peut plus mobiliser les masses populaires autour de lui. Dès lors, elle ne
peut plus grandir et se transformer en alternative plausible, autrement dit en acteur majeur et indépendant
dans la lutte pour la conquête du pouvoir d’Etat.
En mettant entre parenthèses la question sociale, elle quitte le terrain de la révolution, pour se rabattre sur
une action réformiste étriquée, même si elle essaie de donner le change en arborant des slogans
grandiloquents. Toute l’énergie de ses membres s’épuise alors autour d’objectifs politiques ou idéologiques
limités – la lutte contre la dictature policière, contre l’islamisme, contre le libre-échange avec l’Europe… –,
sans que jamais ces combats quotidiens ne soient intégrés dans une vision stratégique à long terme.
La trajectoire d’échecs et de ratages tracée ici, c’est la trajectoire suivie par la gauche tunisienne depuis
des décennies. La sanction suprême est venue en décembre 2010 et janvier 2011. Le soulèvement de
notre peuple est resté de bout en bout spontané, sans programme, sans encadrement, sans direction

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nationale. La révolution frappait à la porte, mais le parti de la révolution était absent. L’honneur n’a été
sauvé que par les militants, qui ont massivement participé aux manifestations et dont plusieurs ont donné
leur vie pour le pays.
IV - LE POIDS DE LA REPRESSION POLICIERE
A ce point de la démonstration, il est légitime de se demander pourquoi l’on a si longtemps persévéré dans
des erreurs commises voilà plus de 40 ans ? Pourquoi, malgré la répétition des échecs et des ratages
constatés sur le terrain, pourquoi les choses n’ont-elles jamais été redressées ?
Il y a des raisons objectives à cela, dont la compréhension est d’ailleurs de nature à relativiser la sévérité
du jugement que l’on peut porter sur le bilan de la gauche tunisienne. La première raison est directement
liée à la répression policière.
D’une façon directe ou par dérivation, les différents courants de l’extrême-gauche actuelle sont tous issus
d’une matrice commune, le GEAST (Groupe d’études et d’action socialiste tunisien), plus connu sous le
nom de Groupe Perspectives, une organisation clandestine de jeunes intellectuels, créée en 1963 pour
faire front à la dérive totalitaire du régime bourguibiste alors à son apogée. (Au passage, notons que la
paternité du GEAST est ouvertement reconnue par le POCT, mais acceptée avec réticence par les
Patriotes-Démocrates, alors qu’elle est établie pour eux aussi.)
Cette création obéissait à des besoins intérieurs, mais s’inscrivait aussi dans un contexte plus large :
l’émergence dans plusieurs pays de ce que l’on appelait les « Nouvelles Gauches », des gauches
nouvelles qui venaient prendre la relève de partis communistes prosoviétiques vieillis, usés, discrédités par
leur alignement inconditionnel sur Moscou et leurs trop nombreuses compromissions avec les pouvoirs en
place.
Après seulement quelques années d’existence, le Groupe était devenu la principale force de contestation
dans le pays, à partir notamment de son implantation à l’Université et de l’influence qu’il exerçait sur
plusieurs secteurs de la toute récente fonction publique. Et c’est entre 1970 et 1972 qu’allait éclater, au
sein de sa direction, la première grande controverse théorique autour de la nature de l’étape historique que
traversait la Tunisie et du caractère de la stratégie révolutionnaire à adopter.
Jusque-là, les conceptions majoritaires dans le mouvement soutenaient que l’économie nationale était
capitaliste et qu’en conséquence la révolution à venir ne pouvait être que socialiste, avec la dictature du
prolétariat comme aboutissement. Dans le jargon militant de l’époque, c’était la ligne RS (pour Révolution
Socialiste). Commencée en 1971 et poursuivie en 1972, la réfutation de cette thèse, qualifiée de
trotskyste par ses adversaires, allait donner naissance à la ligne RDN (pour Révolution Démocratique et
Nationale).
La lutte entre les deux lignes (encore le vocabulaire de l’époque) fut l’occasion d’un débat d’idées âpre et
sans merci (où les citations tirées des Saintes Ecritures remplaçaient souvent les analyses concrètes),
mais qui ne put, cependant, jamais être mené à son terme. Au final, en effet, le travail de clarification s’est
arrêté dès cette première phase, sans avoir la possibilité de s’approfondir et de mûrir, parce que les
circonstances ne s’y prêtaient pas. (Les principales contributions à la controverse ont été rassemblées en
1989 et publiées à Tunis par les éditions Outrouhat- Dar Bayram sous le titre : Stratégie et Tactique, débat
interne inédit, 1970-1972).
Les circonstances ne s’y prêtaient pas en raison, avant tout, d’une répression policière de plus en plus
violente et acharnée. Le Groupe Perspectives était devenu le premier mouvement d’opposition ; cela faisait
de lui la première cible à abattre. Une rapide mention des faits s’impose, pour replacer les événements
dans leur environnement véritable.
1966. C’est l’année « fondatrice », avec le premier procès politique depuis l’indépendance impliquant des
militants de gauche. Neuf étudiants – dont six membres du Groupe – sont condamnés à des peines de
prison avec sursis, allant de 12 à 18 mois. Les sursis sont immédiatement commués en mesures
d’incorporation forcée dans l’armée. C’était la première fois qu’une pareille technique de coercition était

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employée. Elle sera reprise plusieurs fois par la suite et son utilisation deviendra routinière sous Ben Ali,
avec une prédilection particulière pour les camps de l’extrême-sud tunisien, en plein Sahara.
1968. C’est le deuxième procès politique, mais celui-ci marque un tournant quantitatif et qualitatif : plus de
1000 arrestations. Une Cour de Sureté de l’Etat est créée à la hâte, qui condamne plus de 200 militants à
des peines de prison ferme. Parmi eux, les trois-quarts sont de Perspectives, dont la totalité des membres
du comité central et du bureau directeur. Les dirigeants les plus en vue sont condamnés à des peines de
10 à 15 ans de travaux forcés et incarcérés de suite dans les grottes souterraines du bagne de Borj
Erroumi.
1970. Les prisonniers de 1968 sont libérés en deux temps, le 18 janvier et le 20 mars, à la faveur d’une
« grâce présidentielle » spéciale. (Il fallait laisser la place à Ahmed Ben Salah et ses partisans, qui seront
condamnés quelques semaines plus tard par la même Cour de Sureté de l’Etat.). Les dirigeants du Groupe
se voient alors infligés une mesure de relégation de 10 ans, et sont dispersés entre différentes régions de
l’intérieur.
1971. Nouvelle campagne de rafles policières qui ne visent, dorénavant, que les seuls adhérents de
Perspectives. Les militants « graciés » un an plus tôt « récupèrent » les condamnations prononcées en
1968 et s’en voient rajouter d’autres. Ceux qui réussissent à passer à travers les mailles du filet quittent
clandestinement le pays. C’était le début d’un processus d’exil forcé qui se prolongera tout au long de la
décennie.
1972, 1973, 1974, 1975. A partir de 1972 et jusqu’en 1975, la répression va se hisser à un niveau
d’intensité inédit. Les rafles et les arrestations deviennent quasiment quotidiennes et convergent, chaque
année, vers une sorte de grand rendez-vous rituel – un procès où, chaque fois, la Cour de Sureté
condamne à la prison ferme plusieurs centaines de militants et où, chaque fois, les éléments dirigeants
écopent de peines égales ou supérieures à 10 ans. Le cycle infernal s’est poursuivi quatre années durant,
sans connaître la moindre pause ni le moindre répit. A partir de quoi le Groupe Perspectives n’allait plus
jamais pouvoir se reconstituer en tant que tel.
Quel est le rapport reliant l’ensemble de ces événements avec la suspension du débat sur les grandes
questions de ligne et d’orientation stratégique ? Le rapport est évident et immédiat, en particulier pour ceux
qui ont traversé en personne semblable moment d’épreuve et de résistance.
Rappelons les contraintes réelles. Après chaque procès et l’emprisonnement des dirigeants, la répression
contraignait les militants restés en liberté à se réorganiser dans l’urgence, à mettre en place des directions
de rechange improvisées, dont les membres étaient inévitablement toujours plus jeunes, toujours plus
inexpérimentés et toujours moins préparés à remplir les fonctions qui leur étaient confiées. Encadrer des
controverses intellectuelles en interne n’était ni dans leurs moyens ni dans leurs priorités.
Par ailleurs, et de façon plus générale, quand un mouvement politique est saisi à la gorge, quand la plupart
des militants sont soit enfermés, soit dans la clandestinité, soit réduits à l’exil, dans des conditions de
tension aussi dures, le premier devoir de chacun – non seulement politique, mais aussi moral –, son
premier devoir est de préserver l’unité des rangs et non de susciter la division au prétexte de discussions
sur le fond.
Indépendamment de ces observations, il reste à s’interroger sur le sens profond de l’acharnement de l’Etat
contre le Groupe Perspectives entre 1968 et 1975. Parce qu’il ne s’est pas simplement agi ici de
répression. Le régime destourien ne s’est pas contenté d’intimider une contestation qui le dérangeait, il ne
s’est pas contenté de la réduire, de la contenir, de la maintenir à l’intérieur de certaines limites – son
objectif était autre : il a cherché à la détruire entièrement, il a cherché à l’anéantir et à l’annihiler : il a
cherché à l’éradiquer.
Si l’on compare avec les attaques qui seront portées des années plus tard au mouvement islamiste, la
différence de traitement saute immédiatement aux yeux. Avec les islamistes – même si la répression a été,
là aussi, brutale et expéditive, et même si certains responsables officiels ont parlé d’« éradication » –, la
politique suivie n’a jamais revêtu un aspect aussi systématique et répétitif. Il n’y a jamais eu, les
concernant, les mêmes campagnes d’arrestations et les mêmes procès reconduits année après année et
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cela plusieurs années de suite. Même au plus fort des périodes de tension, les canaux de dialogue sont
restés ouverts des deux côtés, ce qui signifie que la porte n’était pas définitivement fermée, que des
arrangements étaient toujours possibles. Rien de tel avec la politique suivie à l’égard du Groupe : le but
était de le faire disparaître à jamais.
On raconte que Bourguiba en avait fait une affaire personnelle, que c’était devenu pour lui une idée fixe,
une obsession de tous les instants. Au-delà de l’anecdote, la guerre à outrance déclenchée contre le
mouvement Perspectives renvoie aux analyses précédentes consacrées aux transitions et à leur nature
dramatiquement paradoxale et contradictoire.
Nous avons dit que le « Combattant Suprême », avait engagé la Tunisie après 1956 dans une expérience
de modernisation autoritaire, un processus de transition et de rattrapage. Les jeunes intellectuels mobilisés
par le Groupe étaient eux aussi animés par une ambition de changement, mais ils étaient plus radicaux et
désiraient pousser la marche en avant plus loin et plus vite – ce qui remettait en cause le leadership de
Bourguiba, un crime de lèse-majesté que celui-ci ne pouvait tolérer.
Esclave d’un pouvoir absolu dont il s’imaginait le maître, Bourguiba s’est comporté comme tous les
despotes éclairés avant lui. Comme eux, il n’a pas vu dans la jeunesse une force d’éveil et d’exigence, il
n’a pas vu en elle un adjuvant, un aiguillon, un allié potentiel – peu commode, sans doute – pour son
propre projet. Il n’a vu que la menace qu’elle pouvait représenter, d’autant plus exaspérante qu’elle
dévoilait son inconséquence et ses incohérences.
Il était convaincu de commander au présent et à l’avenir, or voici que ce dernier, à travers la génération
nouvelle, se retournait contre lui. Ignorant que telle était la loi du progrès, il a décidé de tuer pour ne pas
mourir. Ce faisant, il s’est condamné et a condamné son propre projet. C’est en effet à partir de 1968 –
avec une accélération rapide en 1969 et la liquidation du système coopératif – qu’il allait commencer à
détruire lui-même l’œuvre de réforme entamée près de 15 ans plus tôt.
Bourguiba a cru qu’il pouvait avoir raison de la jeunesse de son pays ; au final, c’est elle qui a eu raison de
lui.
V - CRISE DU MARXISME, CRISE DE LA PENSEE CRITIQUE
Reprenons la question du débat sur l’orientation stratégique. La répression peut expliquer pourquoi celui-ci
a été mis en sommeil dans les années 1970. Elle n’explique pas pourquoi il n’a pas repris plus tard,
d’autant que la répression dirigée contre les courants de gauche n’a plus jamais atteint, les décennies
suivantes, le niveau qui avait été le sien entre 1968 et 1975.
La vraie raison est ailleurs et ne concerne pas le seul contexte intérieur tunisien. Elle est en rapport avec
un événement international majeur : l’écroulement du marxisme en tant qu’idéologie d’émancipation à
l’échelle mondiale.
En vérité, la crise du marxisme était plus ancienne. Elle provenait, fondamentalement, de l’écart vertigineux
existant entre sa théorie originelle – qui se voulait révolutionnaire et libératrice dans son inspiration et sa
visée – et sa pratique effective – le « socialisme réel » des Partis communistes arrivés au pouvoir en
Europe et en Asie. Un « socialisme réel » qui avait partout dégénéré en totalitarisme et partout instauré des
régimes économiques et sociaux foncièrement inégalitaires, sous la férule de chefs dont le culte –
obligatoire – n’était pas sans rappeler celui que l’on vouait aux monarques de droit divin de l’époque
médiévale. Le discrédit jeté sur la pratique ne pouvait pas longtemps épargner la théorie.
Les causes de l’écroulement étaient donc anciennes et profondes. Mais le déclin ne s’est pas fait d’un
coup. Il s’est au contraire étagé sur plusieurs étapes, connaissant même parfois des phases de
redressement et d’embellie, sous l’impact d’épisodes marquants, qui inversaient la tendance – comme
après le rôle décisif joué par l’URSS dans la défaite du nazisme, ou la victoire de la révolution en Chine, ou
encore lors des décolonisations et des guerres de libération en Algérie et au Vietnam.
Dans les années 1960, le marxisme a ainsi connu une nouvelle vigueur, notamment sous l’action
d’intellectuels critiques, qui allaient renouveler l’examen de plusieurs problématiques théoriques en se
démarquant de l’orthodoxie en vigueur dans les pays du « socialisme réel ». La pensée marxiste a alors
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repris une place importante, pour redevenir quelque chose comme une idéologie dominante, y compris au
sein de larges cercles universitaires et académiques. C’est ce qui a permis par exemple au philosophe
français Sartre, dans le sillage des événements de 1968, d’affirmer : « Le marxisme est l’horizon
indépassable de notre époque ».
Mais l’éclaircie enregistrée n’était qu’un sursaut, une ultime rémission. Et l’horizon indépassable s’est
refermé en peu de temps, quelques années à peine. Le marxisme était entré en phase terminale, clôturée
symboliquement en 1975 par le décès de Mao Tsé-Toung, le dernier « Grand timonier ». A partir de là, le
marxisme cesse pratiquement d’exister comme système de valeurs et système de pensée reconnus et
légitimes. L’effondrement sera accéléré par les coups de boutoir qui lui seront portés par les nouvelles
idéologies, de droite et d’extrême-droite qui viendront le supplanter. D’abord, à travers les différents
fondamentalismes, qui se reconstituent précisément après 1968 et la peur panique que l’insurrection
mondiale de la jeunesse provoque parmi les classes dirigeantes (les mouvements évangéliques aux Etats-
Unis, l’intégrisme juif en Palestine occupée, l’islamisme dans les pays arabes et musulmans). Ensuite, par
la vague montante du néolibéralisme, qui devient prépondérant au début des années 1990, après le
démantèlement du camp soviétique et le lancement de la globalisation et des dérégulations.
* * *
Placée sous cet éclairage, la naissance des groupes d’extrême-gauche dans les années soixante et
soixante-dix – en Tunisie et partout ailleurs – apparaît comme une création à contretemps. Ces groupes
sont venus au marxisme à un moment où ce dernier, s’il avait un passé, n’avait plus véritablement d’avenir.
En ce sens, ils sont apparus à contrecourant de l’évolution historique.
Mais laissons ce point particulier et intéressons-nous aux conséquences plus générales de l’effondrement
du marxisme. Celui-ci a pris l’allure d’une débâcle, et d’une débâcle à tous les niveaux, non seulement
politiques et moraux, mais aussi intellectuels. Pour des centaines et des centaines de milliers de personnes
à travers le monde, il ne s’est pas uniquement agi de la perte d’un idéal. Pour les militants qui devaient leur
culture et leur formation au marxisme, le traumatisme éthique s’est accompagné d’une crise de la pensée,
aux retombées souvent désastreuses, générant désordre et confusion dans les esprits.
Leurs grilles de lecture, leurs schémas d’analyse, leur vision du monde et de la société – tout ce qui
structurait leur identité d’individus pensants, tout cela était désormais caduc. De ce point de vue, ils étaient
comme dépouillés du seul bien qu’ils possédaient ; leur savoir ne valait plus rien et eux-mêmes étaient
dorénavant sans valeur, sans consistance et sans intérêt.
La décomposition des grandes idéologies engendre, parmi les anciens adeptes, des comportements
réactionnels multiples, que l’on peut regrouper autour de trois thèmes principaux : l’abattement, le
recyclage et la fossilisation. Le marxisme n’a pas fait exception à la règle. Littéralement désenchantés,
beaucoup de militants – la majorité sans doute –, mettent un terme à leur engagement révolutionnaire.
Retirés de toute action politique, ils vont en quelque sorte s’automutiler, en s’amputant de leur désir de
changement social. Dépourvus de projet collectif, leur intelligence et leur sensibilité maintenant en jachère,
ils se replient sur la sphère privée et vont s’efforcer de se fondre dans la masse des anonymes, vivant au
jour le jour, n’attendant plus rien de leurs semblables ni du lendemain.
Passés les premiers instants de sidération, d’autres – une minorité –, dont le militantisme correspondait
surtout à une ambition de promotion personnelle, vont rapidement chercher à se reconvertir en rejoignant
les nouvelles tendances idéologiques et politiques en vogue. Soucieux de rester à l’intérieur des cadres du
politiquement correct, les plus modérés vont aller renforcer la mouvance des droits de l’homme, alors en
pleine ascension. Davantage attirés par la perspective du pouvoir, les moins scrupuleux vont aller plus loin
et rejoindre, les uns, le camp ultralibéral, qu’ils dénonçaient naguère ; les autres, le camp du
fondamentalisme religieux, au prétexte que c’était lui à présent qui mobilisait les foules populaires.
Ecœurés par cette débandade et voulant lui résister, d’autres militants encore – là aussi une minorité –, les
plus dogmatiques ou les plus obtus, se réfugient dans le déni et le refus du réel. Ils étaient trop enfoncés
dans leurs certitudes pour accepter de les remettre en question. Ils pouvaient reconnaître, parfois, que le
marxisme traversait des difficultés, mais considéraient que celles-ci étaient transitoires. D’ailleurs,

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soulignaient-ils, l’existence entière est une succession de crises passagères. Il suffisait de s’accrocher et
de tenir ; les choses finiraient nécessairement par reprendre leur cours normal, et la doctrine marxiste, un
moment ébranlé, se redresserait dans tout son rayonnement…
Animés par cette conviction, ils vont se cramponner à la doctrine de toutes leurs forces, s’interdisant de
réfléchir à ses failles et ses limites. Ils vont en faire un tabou, une idole, une croyance quasi-sacrée,
aggravant ainsi sa rigidité et son ossification : si le mouvement du monde ne correspondait plus à ce que le
marxisme avait prévu pour lui, ce n’était pas le marxisme qui était en faute, c’était le monde qui se trompait.
Progressivement, ils vont se transformer en gardiens du Temple, un Temple de moins en moins couru, de
plus en plus déserté par les jeunes générations, de plus en plus anachronique et ringard, de plus en plus
fermé et sectaire – mais c’était leur Temple…
On raconte qu’à la disparition de Mohamed, de nombreux musulmans, notamment les fraichement
convertis, se mirent à douter et hésiter : l’attrait des vieux cultes polythéistes était encore fort et ils
estimaient ne plus rien devoir au Prophète, puisqu’il n’était plus là. Selon la tradition, Abou Bakr Es-Seddik,
le futur calife, leur tint alors ce discours : « Si vous croyiez en Mohamed, celui-ci est mort ; mais si vous
croyez en Dieu, sachez qu’Il est vivant et éternel. » La mise en garde ne fut pas d’une grande utilité. De
fait, peu de temps après, les affrontements de la Redda (campagnes d’apostasie et de sortie de l’islam)
allaient prendre une ampleur considérable et faillirent emporter la nouvelle foi dès sa prime enfance.
La Redda qui a frappé le marxisme ne l’a pas touché dans son premier âge, mais dans la vieillesse. Le
contrecoup a été autrement plus définitif et dévastateur. Le marxisme n’était pas seulement une idéologie
politique, il était aussi, dans son inspiration initiale, un système de pensée, et un système de pensée
critique. Son écroulement politique a entraîné l’écroulement de son système de pensée et, avec lui,
l’écroulement de toutes les autres formes de pensée critique. Le recul a été d’autant plus grave que les
idéologies internationales venues l’évincer – le fondamentalisme religieux et son frère jumeau
l’ultralibéralisme – avaient précisément pour but de faire disparaître à jamais toute trace de conscience
contestataire : le fondamentalisme surtout parmi les masses ; l’ultralibéralisme surtout parmi les élites.
On se souvient, à ce sujet, du cri de ralliement lancé par Margaret Thatcher : There Is No Alternative – le
fameux TINA. Depuis cette période, dans la plupart des pays, les institutions officielles ont tout mis en
œuvre, en particulier à travers les médias et l’école, pour imposer une pensée unique, caractérisée très
exactement par l’absence totale de pensée critique. Il fallait accepter le monde tel qu’il était et admettre
qu’il était le meilleur possible. Pour cela, il s’agissait de détruire aussi bien la pensée sociale (conscience
de classe et lutte des classes) à l’intérieur de chaque Etat, que la pensée nationale (conscience nationale
et lutte pour la souveraineté) dans les rapports entre Etats dépendants et Etats impérialistes. Des efforts
gigantesques ont été déployés dans ces directions pendant plus de trois décennies, qui ont provoqué une
espèce d’abaissement, d’abrutissement, de régression culturelle et intellectuelle généralisée, dont on subit
encore les effets délétères.
* * *
Cependant, la vie renaît toujours de ses cendres. A contrepente des évolutions qui viennent d’être décrites
– effondrement du marxisme ; hégémonie envahissante des idéologies de droite et d’extrême-droite –, il
s’est quand même trouvé, dès le début, des militants pour décider de réagir et relever le défi, d’une
certaine manière en reprenant à leur compte le distinguo établi par Abou Bakr quinze siècles plus tôt.
Le marxisme était moribond. Soit. Il fallait accepter cette réalité et l’assumer. Mais l’exploitation de l’homme
par l’homme était toujours là, toujours présente et vivante. Comme les inégalités sociales, toujours plus
criantes et intolérables. Comme la domination des grandes puissances sur les peuples opprimés du Sud,
toujours plus pesante et étouffante, malgré les beaux discours sur la globalisation et les fausses
promesses de l’échange gagnant-gagnant. En conséquence, le devoir de changer la société et le monde
restait, lui aussi, toujours plus obligatoire et impérieux. Mohamed (le marxisme) était mort, mais Dieu (la
révolution sociale et nationale) demeurait vivant.
Une seule conclusion pouvait logiquement découler de pareille attitude : puisque le marxisme ne faisait
plus l’affaire, puisqu’il ne semblait plus adapté aux circonstances, il fallait s’attacher à forger de nouveaux

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instruments, de nouvelles armes de libération et d’émancipation. Le travail de reconstruction à accomplir
paraissait colossal, mais l’on se devait d’oser commencer à l’entreprendre.
Des projets de renouvellement de la pensée critique ont été effectivement lancés dans plusieurs pays,
sans aucune concertation entre eux au départ et sans coordination. Les percées les plus valables ont été
réalisées lorsque trois idées directrices étaient respectées, des idées dictées par le simple bon sens.
1 – Partir du principe du primat du particulier sur l’universel. Autrement dit, ne pas se fourvoyer dans des
élaborations théoriques globales et utopiques, mais se focaliser sur l’analyse concrète des spécificités de
sa propre société, en confrontant sans cesse les résultats de l’analyse avec les dynamiques et les luttes
sociales réelles, de sorte à garder solidement les pieds sur terre. Si l’universel devait être atteint, il ne
pouvait l’être qu’en pénétrant au plus profond de la connaissance du particulier.
2 – Dans cette démarche, ne pas rejeter en bloc le marxisme et surtout pas sa méthode d’analyse du réel –
en gros : la dialectique matérialiste – qui constitue une avancée de l’intelligence humaine à ce jour
inégalée. Dans cette optique, s’appuyer sur les apports féconds de penseurs « dissidents », spécialement
Rosa Luxemburg et Antonio Gramsci, dont l’œuvre représente un authentique dépassement conceptuel du
marxisme de Marx.
3 – Dans le même temps, ne pas rester enfermé dans la dogmatique idéologique du marxisme en tant que
système clos sur lui-même – en gros : le matérialisme historique et sa théorie des six stades (communisme
primitif, esclavagisme, féodalisme, capitalisme, socialisme et communisme terminal). Un système clos, qui
avait étouffé de lui-même sa logique interne révolutionnaire et qui, en outre, était doublement biaisé par
son caractère européocentriste et son scientisme hérité du XIXe siècle.
Le programme était ambitieux. Etant donné les rapports de force politiques et intellectuels instaurés par la
mondialisation, il était condamné à se dérouler dans un environnement hautement défavorable et hostile.
Mais il devait néanmoins être entrepris. Et il l’a été, avec évidemment des aboutissements inégaux selon
les pays et les circonstances. Il a été mené par des individus isolés ou de petits noyaux, avec des moyens
très insuffisants, dans une grande solitude, à l’écart des mouvements de gauche et d’extrême-gauche
officiels et, le plus souvent, ne rencontrant de leur part que l’indifférence la plus complète. Engagé sous de
telles contraintes, le travail de redressement est resté largement ignoré et méconnu. Ses hypothèses et
ses premières conclusions n’étaient discutées qu’à l’intérieur de cercles restreints et rarement publiées. La
traversée du désert a été, partout, longue et pénible.
Dans le monde arabe – surtout au Maghreb, mais aussi en Egypte, en Syrie, au Liban et en Iraq –, cette
activité souterraine a reçu une soudaine impulsion à la suite des événements de 2011. Après des années
d’affrontements identitaires, les soulèvements populaires ont en effet remis à l’ordre du jour les questions
du changement social et du recouvrement de la souveraineté, pratiquement enterrées jusque-là. Et
inauguré un nouveau chapitre d’espoir et de combat, malgré des interférences extérieures toujours plus
lourdes et flagrantes.
Mais c’est peut-être en Tunisie que les nouvelles approches ont été développées de la manière la plus
systématique. Sans doute en raison du fait que le réarmement théorique a commencé ici plus tôt qu’ailleurs
– dès le début des années 1980, autour de quelques revues indépendantes –, et qu’il ne s’est pas arrêté
depuis, malgré les multiples obstacles rencontrés en cours de route.
Pas à pas, des pistes nouvelles ont été défrichées et des problématiques anciennes revisitées et
reformulées – déconstruites et reconstruites –, en relation avec la situation intérieure du pays et en prenant
en considération les transformations du contexte régional et international :
- La question des élites (la polarisation identitaire entre modernistes et islamistes et leur extranéité
par rapport au corps social) ;
- La condition paysanne (l’accès à la terre et à l’eau ; la politique publique des prix agricoles) ;
- La condition salariale (le suremploi et les bas salaires) ;
- Le problème de l’informalité (les causes de l’essor du secteur informel et les conditions de son
insertion dans l’économie légale) ;
- La question de la bourgeoisie nationale (son étranglement par l’Etat et l’oligarchie dominante) ;
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- La nature de cette oligarchie dominante (la problématique du système rentier) ;
- Les mécanismes de la dépendance (sur les plans économique et financier et sur le plan de la
culture) ;
- Les mutations du capitalisme mondial (déclin des anciennes puissances occidentales ; ascension
des pays émergents du Sud) ; etc.
Dans les années 1980 et 1990, des textes relatifs à certains de ces sujets ont été publiés à Tunis, sous
forme d’articles ou de livres. Ils n’ont obtenu qu’un intérêt mitigé. Et n’ont jamais été commentés par les
groupes de gauche. Ces derniers devaient estimer que la grande controverse entamée entre 1970 et 1972
appartenait au passé et qu’il n’y avait pas lieu de la rouvrir. En quoi ils se trompaient, comme devait le
prouver l’évolution progressive du débat public après le 14-Janvier et plus particulièrement ces dernières
années. C’est que la révolution démocratique et nationale est de nouveau dans l’actualité et ne la quittera
plus avant d’être accomplie. Désormais, on n’est plus dans l’abstraction, mais dans le concret et le
tangible.
DEUXIEME PARTIE

LE SYSTEME RENTIER

De longues années durant, explorant sous divers angles la structure de la société tunisienne, nous avons
mis en évidence le caractère patrimonialiste et clientéliste des rapports qui reliaient l’équipe dirigeante aux
différents groupes sociaux. En 1993, un essai a ainsi été publié, qui portait sur l’« Economie politique du
clientélisme ». Dans le contexte de l’époque, cette démarche était foncièrement novatrice. Elle se
démarquait de la thèse « semi-féodale et semi-coloniale » comme de la thèse du « capitalisme
dépendant » et avait permis d’élucider nombre de phénomènes restés inexpliqués.
Mais le vrai bond cognitif n’a été effectué qu’à la suite du soulèvement populaire de 2010-2011, grâce à la
polarisation qui s’est réalisée à cette occasion : la division du pays en deux blocs distincts, celui des
« amis » et celui des « ennemis » de la révolution. Nous avons pu saisir alors que le clientélisme décrivait
bien les rapports sociaux, mais que ceux-ci étaient englobés dans un système qui les ordonnait et les
hiérarchisait. Et nous avons estimé que la qualification la plus adéquate que l’on pouvait donner à celui-ci
était celle de système rentier. Un système spécifique d’extorsion de la plus-value sociale, qui revenait 1) à
favoriser l’enrichissement illégitime d’une minorité de privilégiés, en leur accordant précisément des
situations de rente et qui, de ce fait, 2) condamnait, les groupes sociaux engagés dans l’économie – les
paysans, les travailleurs de l’informel, les salariés, la petite et la moyenne bourgeoisie urbaine – à
l’exclusion ou à la précarité.
* * *
Une version écrite de cette dernière conception a été mise au point voilà six ans et diffusée sous forme de
brochure. Son contenu a été exposé oralement à plusieurs reprises lors de réunions de militants, à Tunis et
dans d’autres villes. Les principaux thèmes ont été ensuite développés dans deux ouvrages successifs,
édités en 2016 et 2019, qui ont donné lieu à des débats dans le pays et à l’étranger.
La formule « système rentier » a alors commencé à circuler et a été « récupérée » par plusieurs acteurs
médiatiques et politiques, lesquels, le plus souvent, ont dénaturé sa signification et sa portée. Dans
certains milieux frottés de libéralisme, l’expression est devenue à la mode, tendance en quelque sorte ;
quelques-uns parmi eux s’en sont même arrogé la paternité.
Tout cela n’a pas contribué à clarifier les choses, mais c’est ainsi que s’effectue souvent la réception des
idées nouvelles. Parvenir à les imposer dans le débat public exige un effort patient d’explication et de
pédagogie. C’est la raison pour laquelle il paraît utile de reprendre l’examen de la problématique de la
rente, non pour reproduire ce qui a déjà été publié à ce sujet, mais pour mettre en évidence le cadre
théorique général à partir duquel la problématique a été conceptualisée. Ce cadre général était demeuré
jusqu’à présent implicite ; il est temps de le rendre explicite.
Le système rentier n’est pas une notion simplement descriptive. C’est encore moins un cliché
journalistique, où deux mots ronflants seraient accolés l’un à l’autre uniquement pour impressionner. Au
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sens où nous l’entendons, c’est un concept. Un concept en même temps analytique – il fournit les outils
permettant d’analyser la société – et opérationnel – il indique les éléments de stratégie permettant de la
transformer.
Nous allons nous efforcer, dans cette deuxième partie, de démontrer la validité de ce qui vient d’être
énoncé.
VI - DEFINITIONS : RENTE, OLIGARCHIE RENTIERE, SYSTEME RENTIER
Le premier malentendu à lever est d’ordre sémantique, parce que nous ne donnons pas au terme de rente
le sens qui est le sien dans le langage courant. La définition habituelle de la rente comme catégorie
économique est celle-ci : c’est le revenu tiré de la possession d’une ressource rare. Cette ressource rare
peut être matérielle, comme c’est le cas, par exemple, avec les terres agricoles ou les minerais et les
gisements d’hydrocarbures ; on parle alors de rente foncière, de rente pétrolière, de rente de l’uranium, de
l’or, du fer, etc. Mais elle peut aussi être immatérielle, comme par exemple dans le cas d’une innovation
technologique, lorsque l’on obtient un brevet de propriété intellectuelle et que l’on bénéficie, à partir de là,
d’une situation de rente qui se prolonge durant la durée de vie du brevet.
Le système rentier tel qu’il existe dans notre pays n’a rien à voir avec les rentes de ce type. Il ne s’appuie
sur aucune possession matérielle et n’est adossé à aucune découverte scientifique ou technique. Il relève
d’une logique radicalement autre. La ressource sur laquelle est construit le système rentier chez nous est
une ressource politique, une ressource liée à la proximité avec le pouvoir politique et à l’allégeance qu’on
lui témoigne.
La définition qui convient le mieux pour décrire cette réalité est, par conséquent, la suivante : dans notre
système, la rente est le revenu tiré de la possession d’une ressource rare : la proximité avec le pouvoir
politique. En dernière instance, c’est lui, ce pouvoir politique, qui détermine, de façon discrétionnaire, qui
peut accéder au statut de rentier – et profiter de ses privilèges – et qui s’en verra refuser l’accès.
En Tunisie, pour nous en tenir à l’époque contemporaine, le processus de constitution d’un tel système est
passé par trois phases :
1 – Une phase de mise en place entre 1970 et 1980, avec Hédi Nouira comme chef du gouvernement et sa
politique d’ouverture aux promoteurs privés ;
2 – Une phase de coagulation entre 1987 et 2010 avec Ben Ali, où le pouvoir politique demeure
prépondérant, mais où les rentiers se constituent en oligarchie, définitivement séparée de la masse des
petits et moyens patrons du secteur concurrentiel ;
3 – Une phase d’ascension hégémonique depuis 2011, où l’oligarchie n’est plus dépendante du pouvoir,
mais où c’est elle qui le surplombe et l’entretient.
Ces trois séquences résument comment s’est formée la nouvelle classe dirigeante. Elle n’existe d’abord
qu’à travers des individus et des groupes familiaux éparpillés, se cristallise ensuite comme oligarchie et se
transforme enfin en force sociale dominante, capable de remodeler l’ensemble de l’économie nationale en
fonction de ses intérêts, donnant ainsi naissance à ce que nous appelons le système rentier.
Le système rentier n’est pas une exclusivité tunisienne. On le retrouve aujourd’hui dans un
grand nombre de pays du Sud, notamment dans le monde arabe et en Afrique. Ce qui fait la
spécificité de notre pays à ce niveau, c’est peut-être le fait que le phénomène s’y dévoile de
façon quasiment pure, nue, sans être perturbé par les interférences qui le masquent
souvent ailleurs : la rente issue du pétrole et du gaz en Algérie et dans les monarchies du
Golfe, les conflits confessionnels ou ethniques au Liban et en Iraq, etc. Malgré ces
difficultés supplémentaires, la réflexion progresse cependant, et l’on constate que le
discours anti-rente est repris à présent jusque dans les manifestations de rue, en particulier
au Liban, en Jordanie et en Iraq.

VII - LE SYSTEME RENTIER : CAPITALISME OU PRECAPITALISME ?

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On peut différencier les systèmes économiques les uns des autres en fonction de la modalité selon laquelle
s’opère le prélèvement du surplus social. Autrement dit, selon la manière dont une partie de la richesse
totale créée par les producteurs directs est détournée au bénéfice des classes dirigeantes et de l’Etat qui
les représente.
Dans le système féodal – avec ses diverses variantes européennes et orientales –, le surplus provient
principalement de l’exploitation du travail paysan et de la ponction de la rente foncière, puisque la propriété
de la terre est, pour l’essentiel, entre les mains de l’aristocratie au pouvoir. Dans le système capitaliste –
nous visons ici le capitalisme manufacturier, pas la perversion spéculative qui se propage aujourd’hui à
travers les places financières internationales –, dans le système capitaliste donc, le surplus provient de la
part de travail qui n’est pas versée aux salariés et se transforme en profit pour les détenteurs du capital.
Par rapport à ces deux modèles de référence, où se situe le système rentier ? Au premier regard, il semble
plus proche du capitalisme ; en réalité, c’est le contraire. Pour mieux comprendre ce qui sépare le système
capitaliste du système rentier, il faut se reporter aux conditions objectives dans lesquelles évoluent leurs
acteurs respectifs. Nous avons indiqué que l’entrepreneur capitaliste ponctionnait du profit. Cette ponction
s’effectue dans le cadre d’une économie de compétition ouverte. C’est-à-dire que chaque entrepreneur est
continuellement soumis à la concurrence que lui livrent les autres entrepreneurs. Pour maintenir ses
marges de profit et éventuellement les agrandir, il est contraint de faire mieux que ses rivaux. Il doit
chercher en permanence à réaliser des gains de productivité, rationnaliser la gestion, améliorer le rapport
qualité-prix de ses produits – bref, il doit chercher sans arrêt à innover, à monter en gamme sur le plan
scientifique et technique, pour ne pas être distancé et disparaître sous les assauts de ses compétiteurs.
Dans le système rentier, l’environnement est complètement différent. Ici, les grands patrons évoluent dans
une économie fermée et verrouillée. Leurs entreprises bénéficient d’un statut de monopole ou de quasi-
monopole. Et c’est cette situation protégée qui leur permet de réaliser l’extraction de la rente. A la limite,
rien ne les incite à se démener comme l’entrepreneur capitaliste en matière de productivité, de
compétitivité, de gestion ou d’innovation. S’ils doivent déployer leur énergie quelque part, c’est en direction
du pouvoir politique, auquel ils doivent leur fortune. C’est uniquement quand ils demeurent dans ses
bonnes grâces qu’ils peuvent continuer de jouir de sa protection et ainsi continuer à capter les rentes de
situation qu’il leur accorde pour le prix de leur allégeance.
En substance, on peut dire que l’entrepreneur grandit en prenant des risques, tandis que le rentier
prospère en n’en prenant jamais, ce qui induit des comportements diamétralement opposés, y compris
dans les domaines psychologique et culturel.
Au regard de cette rapide comparaison, on peut déjà déterminer deux différences structurelles entre les
deux systèmes. La première, déjà mentionnée, est relative à la modalité de prélèvement de la plus-value
sociale, dans un cas le profit, dans l’autre la rente. La deuxième concerne le rôle que joue le pouvoir
politique dans l’opération de prélèvement : il est central dans le système rentier, largement absent dans le
capitaliste concurrentiel où l’essentiel se joue dans la sphère économique. Ces différences de fond
permettent d’affirmer que le modèle rentier – dans son fonctionnement réel – est plus proche du modèle
précapitaliste que du modèle capitaliste.
Reprenant les observations concernant les processus de rattrapage historique, on peut ajouter que le
système rentier est lui-même un phénomène de transition, un phénomène hybride, composite, qui
emprunte au capitalisme son apparence extérieure, tout en continuant à se mouvoir selon des conduites
foncièrement précapitalistes et prémodernes.
Mais il y a encore une troisième différence entre le mode capitaliste et le mode rentier, décisive par ses
conséquences économiques et sociales. Du fait de la concurrence, le capitalisme est un système dont le
ressort interne – la quête du profit – pousse à la croissance et au développement des forces productives.
En revanche, le ressort du système rentier est peu dynamique et peu productif. Le taux d’encadrement
dans les entreprises – la proportion de personnel qualifié (ingénieurs, techniciens supérieurs, etc.) dans
l’emploi global – illustre parfaitement le décalage. Il se situe autour d’une moyenne de 15 à 20% dans les
pays occidentaux et les pays émergents ; il est inférieur à 5% en Tunisie.

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VIII - L’OLIGARCHIE RENTIERE ET LES AUTRES GROUPES SOCIAUX
Nous venons d’indiquer que le système rentier était peu productif. C’était un euphémisme. En vérité, au fur
et à mesure de la montée en puissance de l’oligarchie, c’est son caractère parasitaire et prédateur qui a
surtout prévalu. Les rentiers n’ont pas tiré l’économie nationale vers le haut ; ils l’ont tirée vers le bas. Dans
le même temps, ils n’ont pas renforcé l’ossature sociale du pays, mais activement contribué à la démantler
et la détruire.
L’opération de désintégration de l’économie et de la société peut être décrite concrètement à partir de ses
multiples résultats, qui n’ont épargné aucun secteur de la population.
Les rapports avec la jeunesse
Reprenons la question du taux d’encadrement ridiculement faible des entreprises. Qu’est-ce que cela
signifie ? Que les rentiers n’ont recours qu’à du personnel peu ou pas qualifié. Résultat automatique : le
chômage massif des jeunes diplômés. Il enfle comme un cancer depuis de longues années et représente
aujourd’hui près des deux-tiers du chômage total. Dans le régime rentier, c’est la jeunesse en tant que telle
qui est rejetée par le système et privée d’avenir.
Avec les ouvriers et les salariés en général
Les salaires sont fixés chez nous à des niveaux très bas. Le Smig tunisien est inférieur de moitié au Smig
marocain, par exemple. Pour les rentiers – qui peuvent compter en ce domaine sur la complicité de l’Etat et
des syndicats –, c’est une aubaine, puisque cela augmente leurs marges. Pour l’économie nationale, c’est
désastreux. Les bas salaires, c’est un pouvoir d’achat étriqué, qui atrophie le marché intérieur et interdit la
croissance.
Avec les paysans
La politique des bas salaires en ville a un impact négatif immédiat sur la situation dans les campagnes. Ils
rendent nécessaire une politique de bas prix pour les produits de l’agriculture vivrière, notamment les
céréales, à la base de l’alimentation populaire. A leur tour, ces bas prix agricoles – l’Etat les fixe d’autorité
en début de saison, à des niveaux nettement inférieurs aux coûts de revient – laminent et l’économie rurale
et le pouvoir d’achat des paysans, ce qui rétrécit d’autant le marché intérieur et les perspectives de
développement. Les rentiers participent d’une autre manière à l’étranglement de l’activité vivrière : en
s’emparant d’une quantité toujours plus élevée de fermes domaniales, qu’ils détournent de leur vocation
céréalière première au profit de productions destinées aux marchés extérieurs, s’appuyant sur des
techniques d’irrigation intensive, dans un pays qui souffre déjà d’un stress hydrique alarmant. (Il faut savoir,
par ailleurs, que les organismes chargés de l’exportation des produits agricoles sont tous placés sous la
coupe de cartels de rentiers.)
Avec le peuple de l’informel
La dégradation des conditions de vie à la campagne entraîne l’exode rural et, par dérivation, l’économie
informelle. Par définition, celle-ci est hors système, mais n’en constitue pas moins une opportunité de plus
pour les rentiers, à travers la collaboration (conflictuelle) instaurée avec les barons de l’informel : la mafia
des importateurs clandestins de biens de consommation de masse. Ces importations illégales sont
ruineuses pour les producteurs nationaux, mais cela ne dérange pas les rentiers, dans la mesure où leurs
intérêts ne sont pas affectés.
Avec la petite et moyenne bourgeoisie urbaine
Les rapports de l’oligarchie avec les petits et moyens patrons de l’économie concurrentielle ont déjà été
passés en revue. On résumera le propos en disant que les rentiers les refoulent de deux manières
différentes, par le haut et par le bas. Par le haut, en accaparant près du tiers des bénéfices globaux
générés par le secteur structuré ; par le bas, en les soumettant à la concurrence déloyale des importations
clandestines qu’ils financent en grande partie.

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Ce tableau récapitulatif décrit comment s’articulent les rapports d’exploitation, de pillage et d’exclusion qui
relient l’oligarchie rentière aux classes et groupes sociaux intervenant dans l’économie, ainsi qu’à la
jeunesse diplômée contrainte à l’inemploi. On remarquera qu’il fournit la photographie exacte des
principales forces qui se sont mobilisées lors du soulèvement populaire de 2010-2011. Celui-ci, en effet, a
été déclenché depuis les régions rurales de l’intérieur, avant de se propager dans les villes du littoral,
d’abord à travers la population marginalisée des quartiers périphériques, en englobant ensuite le monde
salarié (ouvriers, employés, fonctionnaires) et, en fin de course, la petite et moyenne bourgeoisie urbaine –
les jeunes diplômés chômeurs jouant un rôle de pointe à chacune de ces phases.
C’est la preuve, s’il en était besoin, de la validité de la notion de système rentier, la preuve qu’il ne s’agit
pas d’une formule journalistique à l’emporte-pièce, mais d’un concept fondé en théorie et issu d’une étude
attentive du réel. Un concept, répétons-le, en même temps analytique et opératoire, puisqu’il détermine le
cadre objectif dans lequel s’exerce la domination de l’oligarchie sur le pays, en même temps qu’il identifie
les milieux sociaux dont les intérêts exigent de mettre fin à cette domination.
Entre le 17-Décembre et le 14-Janvier, ces milieux sociaux se sont progressivement rassemblés au sein de
ce que l’on pourrait qualifier de front de classes virtuel ; le soulèvement étant spontané, sans parti
révolutionnaire pour l’orienter, ce front virtuel a pu renverser la dictature de Ben Ali, sans parvenir à
renverser le régime rentier.
C’est notre responsabilité, pour aujourd’hui et demain, de travailler à la reconstitution de ce front uni, d’en
faire une réalité non plus virtuelle et éphémère, mais effective et durable – d’en faire le « bloc historique »
(Gramsci) qui accomplira les tâches de la révolution démocratique et nationale.
IX - LE SYSTEME RENTIER DANS L’HISTOIRE ECONOMIQUE
On a montré plus haut combien le mode rentier était destructeur, en indiquant comment il détruisait aussi
bien l’économie que la société. Pour mieux préciser ces observations, il faut les inscrire dans leur contexte
historique réel, celui des processus de transition. On constate alors que la négativité du système provient
de sa nature profondément inconséquente : il détruit l’ancien (les structures économiques et sociales
d’ancien régime), sans être capable de construire le nouveau (les structures économiques et sociales du
capitalisme moderne).
En Tunisie, depuis 1956, la vieille organisation productive du pays a été littéralement disloquée. Les grands
féodaux ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes, le poids démographique de la paysannerie a
considérablement diminué, ainsi que les effectifs de l’artisanat et du commerce traditionnels. Malgré cela,
sur l’autre versant, la gestation des classes sociales emblématiques du capitalisme – bourgeoisie et
prolétariat – est demeurée chétive, entravée, figée à un niveau quasiment embryonnaire.
Le produit direct de cette dialectique de destruction sans construction, c’est l’irruption spectaculaire d’une
économie et d’une société parallèles, dont les statistiques révèlent qu’elles interviennent aujourd’hui pour
plus de 50% dans la formation du PIB réel et qu’elles réunissent plus de la moitié de la population totale.
On a l’impression, de ce fait, que le pays est coupé en deux ; une Tunisie « structurée » et « légale » d’un
côté, une Tunisie « informelle » et « clandestine » de l’autre. Mais la réalité est plus complexe et
équivoque. Les deux univers s’enchevêtrent et s’entremêlent de façon si étroite, si intime, que plus
personne n’est en mesure de situer les frontières censées les séparer. C’est la même indécision et le
même embarras avec les classes et les groupes sociaux, dont les contours sont devenus flous, incertains,
fuyants, comme s’ils avaient mutés et que leurs corps étaient passés de l’état solide à l’état gazeux.
L’informalité et l’illégalité, rejetées dans les marges au départ, s’insinuent à présent partout et envahissent
tous les pores de la vie collective, du dernier vendeur de cigarettes au détail au plus haut niveau de
l’administration, en traversant le secteur rentier, où elles fleurissent avec insolence, dans la plus complète
impunité.
Les experts occidentaux spécialistes des problèmes du « développement » sont toujours frappés par cet
aspect des choses. Plusieurs d’entre eux vont jusqu’à penser que la principale caractéristique des sociétés
« sous-développées » réside précisément dans pareil dualisme : le mélange de l’ancien et du moderne, du

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formel et de l’informel, du légal et de l’illégal… La combinaison de ces éléments antithétiques serait la
marque de fabrique de nos pays, ce qui établirait leur singularité et leur spécificité, tout en expliquant leur
retard par rapport aux pays « développés ».
Semblable insistance sur le particularisme des pays du Sud est très symptomatique des représentations en
vigueur dans les pays du Nord. Elle repose sur l’ignorance de l’histoire des transitions qu’ils ont eux-
mêmes vécues. L’économie rentière ou le secteur informel, pour ne prendre que ces exemples : de tels
phénomènes ne sont pas des anomalies propres à nos pays et ne sont pas nouveaux. Ils ne sont pas
spécifiques à une partie du globe, mais universels. On peut les identifier dans tous les pays qui ont effectué
le passage du féodalisme au capitalisme, et d’abord en Europe occidentale, qui a initié le mouvement voilà
longtemps.
Au moment où commence ces premières transitions, à l’époque dite mercantiliste (XVIe, XVIIe et début du
XVIIIe siècle), la dissolution des structures agraires traditionnelles avait là aussi provoqué des vagues
incessantes d’exode rural. Ne pouvant ni se loger dans les villes, ni y trouver du travail, les cohortes de
paysans déracinés ont fondé les premiers quartiers d’habitat périphérique plus ou moins illégaux, les
faubourgs (de faux bourgs : noter la charge péjorative du terme, que l’on retrouve dans toutes les langues
européennes). Et c’est depuis ces espaces d’exclusion et de relégation que l’économie informelle a pris
pied et grandi.
Dans le même temps, les monarchies au pouvoir, en guerres perpétuelles entre elles, avaient lancé leurs
premières tentatives d’industrialisation, d’abord uniquement dans le cadre d’établissements publics – les
manufactures royales –, puis en ouvrant le jeu à des acteurs privés, sélectionnés bien entendu avec le plus
grand soin, et tous issus de l’entourage immédiat des princes. L’ancêtre du système rentier actuel était né.
Comme les rentiers d’aujourd’hui, ceux d’alors ont bénéficié de tous les privilèges et de toutes les
protections nécessaires, notamment de situations de monopole pour leurs activités et de réglementations
suffisamment touffues et tatillonnes pour empêcher de facto l’apparition d’une quelconque concurrence. Et
comme aujourd’hui, les procédures de verrouillage mises en place par les Etats (et les corporations
officielles) ont durablement handicapé la constitution d’un entreprenariat autonome, tout en jetant de plus
en plus de gens et de promoteurs dans l’économie et la société informelles.
Conduites par des élites d’ancien régime, ces premières expériences de transition de l’ère mercantiliste
étaient des transitions bloquées et, on l’a précédemment noté, condamnées à échouer. On a également
signalé que les déblocages n’ont été rendus possibles, plus tard, qu’à travers l’une des deux solutions
suivantes : soit le compromis, lorsque les vieilles et les nouvelles élites parvenaient à trouver un terrain
d’entente ; soit la rupture, qui se concluait par le renversement révolutionnaire des monarchies
absolutistes.
A cet égard, la révolution la plus exemplaire est la révolution française, qualifiée de démocratique
bourgeoise dans la terminologie marxiste. De fait, la révolution de 1789 n’est devenue bourgeoise qu’un
siècle plus tard, en 1870, avec l’avènement de la IIIe République, lorsque des gouvernements bourgeois se
sont définitivement installés aux commandes de l’Etat, après une longue série d’insurrections plébéiennes
et de restaurations autoritaires.
En 1789, la participation de la bourgeoisie comme classe est resté pratiquement insignifiante. Les milieux
sociaux qui se sont réellement mobilisés pour renverser la monarchie sont au nombre de deux : 1) le
peuple de l’informel et des faubourgs, dans les villes, pour sortir de la marginalité où ils étaient enfermés ;
2) la paysannerie pauvre, dans les campagnes, pour obtenir l’accès à la terre, celle-ci étant accaparée par
le roi et l’Eglise, les deux principaux propriétaires fonciers du pays. En d’autres termes, la révolution de
1789 a d’abord été l’œuvre des « sans-culottes » et des « gueux », ce qui, par parenthèse, n’est pas sans
similitude avec ce qui s’est produit en Tunisie voilà 10 ans, lors des premières phases du soulèvement.
Ces rappels n’avaient pas pour but d’indiquer que le Sud ne fait que suivre, avec retard, la voie d’abord
empruntée par le Nord. S’il y a des ressemblances évidentes entre les trajectoires historiques, il y a aussi
des différences essentielles. Et ces dernières peuvent être largement ramenées à une même cause,
agissant dans deux sens opposés : l’impérialisme.

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L’expansion européenne en direction des autres continents a commencé au XVIe siècle (découverte des
Amériques), c’est-à-dire en même temps que débutait la longue séquence de passage au capitalisme.
Contrairement à ce qu’a pu prétendre Lénine, l’impérialisme n’est pas apparu comme un parachèvement,
comme le « stade suprême du capitalisme », son mouvement a été déclenché bien plus tôt et a
accompagné pas à pas les processus de transition.
Partant de là, on peut estimer, sans risque d’erreur, que les ressources supplémentaires obtenues par le
pillage précolonial puis colonial ont beaucoup contribué à faciliter l’œuvre de transformation et de
modernisation accomplie dans les pays occidentaux. Inversement, on peut aussi estimer, toujours sans
risquer de se tromper, que le pillage impérialiste a beaucoup contribué à rendre plus difficile le même
travail de transformation et de modernisation dans le reste du monde.
Autre inégalité à ne pas oublier, qui concerne les conditions stratégiques du combat des forces de progrès,
selon qu’elles appartenaient au Nord ou au Sud. Dans le premier cas, la lutte a été menée sur un seul
front, contre l’ennemi intérieur ; dans le second cas, elle devait être menée sur deux fronts en même
temps, contre l’ennemi intérieur et contre l’ennemi extérieur. Les défis n’étaient pas équivalents.
Mais revenons au moment présent, pour examiner une dernière question, fondamentale, celle du lien entre
système rentier et dépendance.
X – SYSTEME RENTIER ET DEPENDANCE
L’élite moderniste qui a dirigé le combat anticolonial était mue, dès l’origine, par une ambition nationale
dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle était limitée. L’objectif n’était pas d’affranchir le pays de toute
forme de soumission ; il visait, plus prosaïquement, à améliorer les marges de souveraineté de l’Etat, en le
libérant du protectorat français, tout en le maintenant arrimé au bloc occidental – dans un statut forcément
subalterne, mais amélioré par rapport au précédent. La démarche était justifiée et rationnalisée à partir de
l’argument suivant : de taille modeste et sans grandes ressources, la Tunisie devait rester « réaliste » dans
ses aspirations et ses prétentions.
Dans ces conditions, l’alliance avec les Etats-Unis paraissait décisive 1) comme point d’appui, pour
pousser la France à mettre fin à son occupation militaire et 2) comme gage, pour montrer que l’élite
moderniste n’envisageait pas de rompre avec le « monde libre » et ne comptait pas se rapprocher de son
adversaire de l’époque, le « camp socialiste » conduit par l’URSS.
Nous allons voir comment cette inconséquence de départ va conditionner toute l’évolution ultérieure, avec
ses multiples volte-face et ses capitulations de plus en plus lourdes et définitives.
Première étape : 1956-1969
Au lendemain de la proclamation de l’indépendance, la situation de notre économie ne différait en rien de
celle qui caractérisait les autres colonies ou ex-colonies. La structure de nos échanges extérieurs en offrait
la parfaite illustration. Nous importions de la « métropole » l’essentiel des produits manufacturés qui nous
étaient nécessaires ; nous exportions nos produits agricoles (agrumes, dattes, huile d’olive, vin) et nos
autres biens primaires non transformés (phosphates et divers minéraux) dont la métropole avait l’utilité ou
le besoin. Cette structure foncièrement déséquilibrée nous plaçait, évidemment, tout en bas de l’échelle de
la division internationale du travail.
C’est pour remédier à cet état de chose qu’un plan de 10 ans (les « Perspectives décennales) est mis au
point à partir de 1958. Son exécution démarre en 1960. Les transformations à introduire s’articulent autour
de sept chantiers principaux :
- L’édification des infrastructures de base ;
- Le lancement de l’industrialisation, en accordant la priorité aux industries dites industrialisantes
(métallurgie à Menzel-Bourguiba, chimie à Sfax, raffinage du pétrole à Bizerte) ;
- La modernisation de l’agriculture, par le regroupement des exploitations et la généralisation des
coopératives de production et de services ;
- L’introduction du système coopératif dans l’ensemble des branches du commerce intérieur ;

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- La nationalisation du commerce extérieur, par la création d’offices publics couvrant toutes les
filières d’import-export ;
- La protection du marché intérieur, par une taxation douanière dissuasive sur les biens de
consommation importés ;
- La généralisation de l’enseignement et de la formation professionnelle, afin de fournir à l’économie
et à l’administration les personnels qualifiés dont elles avaient besoin.
Les réformes structurelles envisagées devaient être conduites par l’Etat (y compris la constitution des
coopératives !), désigné comme le maître d’œuvre unique de la modernisation de l’économie et de la
société. Mais l’opération exigeait des moyens importants, notamment en capitaux, dont le Trésor tunisien
ne disposait pas. Il fallait emprunter au dehors. Ne pouvant pas compter sur des crédits français, on s’est
naturellement reporté sur les Etats-Unis et leurs instruments financiers, la Banque mondiale et le FMI, qui
ont immédiatement accordé leur concours.
Dans le contexte géopolitique de ces années – il faut le souligner parce que c’est largement ignoré –,
accorder des prêts pour financer les programmes « développementalistes » et « dirigistes » des nouveaux
Etats indépendants était entièrement conforme à la stratégie américaine. Pour deux raisons. 1) Cela
permettait d’affaiblir les deux anciennes puissances coloniales, la Grande-Bretagne et la France, en
occupant la place qui était la leur avant les décolonisations. 2) Cela permettait d’offrir une alternative aux
nouvelles classes dirigeantes du tiers monde, pour les dissuader de basculer dans le camp du rival
soviétique. (Offrir une telle alternative était d’autant plus indispensable en ce temps-là que le « socialisme »
était à la mode parmi ces nouvelles classes dirigeantes.)
C’est dans pareil environnement que l’expérience de planification intégrale commence en 1960. Conduite à
marche forcée, de façon autoritaire et musclée, la modernisation par l’Etat, en dépit de quelques résultats
positifs, montre très vite ses limites. L’action de changement n’est pas menée avec le soutien de la
population, mais sans elle et, presque toujours, contre elle. Les niveaux de vie se dégradent rapidement,
spécialement parmi les plus pauvres et les moins favorisés. Et tandis que le poids de l’endettement
extérieur se fait continuellement plus lourd, les tensions et les conflits sociaux augmentent et deviennent
alarmants.
La crise éclate dès le milieu de la décennie, en particulier en milieu rural. Les petits paysans, embrigadés
malgré eux dans les coopératives, se révoltent. Les émeutes ont pour épicentre le Sahel ; l’armée et la
garde nationale les répriment dans le sang. Les actes de sabotage se multiplient dans les fermes
collectives : abattage de bétail, destruction de plantations, dégradation d’équipements, etc. L’agitation
s’élargit ensuite à l’UGTT et au mouvement étudiant et ne connaîtra plus de répit. Jusqu’en 1969. En
septembre de cette année, Bourguiba annonce brusquement la fin des réformes et se défausse sur son
super-ministre Ahmed Ben Salah, qu’il désigne comme seul responsable des fautes et crimes commis, et
jettera plus tard en prison avec plusieurs de ses collaborateurs.
Pour beaucoup de nos compatriotes, aujourd’hui encore, toute cette affaire – le collectivisme des années
1960 et son rejet final – est strictement tuniso-tunisienne. Selon eux, la politique suivie a été déterminée de
bout en bout par des acteurs nationaux lesquels, devant son échec, auraient décidé, en toute souveraineté,
d’y mettre un terme. Fondée en partie, cette perception occulte un élément essentiel : le jeu des Etats-Unis
comme bailleur de fonds.
Depuis 1960, les chantiers de réformes avaient pu continuer d’avancer tant qu’ils avaient été financés par
le biais de l’endettement auprès du FMI. Or ce financement est suspendu de manière unilatérale en 1968,
au prétexte passablement surréaliste que le pays s’était trop endetté. Survenant à un moment aussi
critique, la décision de couper les crédits a joué un rôle décisif dans l’abandon du projet
développementaliste. Elle a également montré combien était illusoire l’idée selon laquelle on pouvait
accéder à l’indépendance économique, non pas en comptant sur ses propres forces, mais en tablant sur
l’aide et la compréhension de « nos grands amis américains » (Bourguiba).
Deuxième étape : 1970-1986

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La dette extérieure est souvent présentée comme un mécanisme de ponction, qui permet aux pays riches
de pressurer les pays pauvres, notamment à travers le remboursement des intérêts dans des délais très
courts et à des taux généralement élevés. L’appréciation est juste, mais partielle. En vérité, l’usage de la
dette est plus pernicieux. Par l’effet de chantage qu’elle procure, la dette permet aussi, et surtout,
d’imposer aux pays emprunteurs des changements de politique économique qui profitent d’abord aux pays
prêteurs.
C’est très exactement ce qui s’est passé en Tunisie après le tournant de 1969. Pour continuer de recevoir
des prêts du FMI – autrement dit pour continuer de bénéficier de la manne extérieure qui la ligotait –, l’élite
au pouvoir a été contrainte de remiser ses prétentions, abandonnant sa vision d’une modernisation globale
pour se rabattre sur une orientation beaucoup plus étriquée, beaucoup moins volontariste, la politique dite
d’« ouverture » (infitah), ouverture sur le capital privé, aussi bien étranger que national.
Ahmed Ben Salah avait piloté la première expérimentation. Hédi Nouira, Premier ministre entre 1970 et
1980, pilotera la deuxième. (Mohamed Mzali, qui lui succède de 1980 à 1986, ne changera rien à la ligne
établie par son prédécesseur.) Les principales mesures qu’il prend comme chef de gouvernement
s’alignent docilement sur les directives de la BM et du FMI :
- Il décrète l’arrêt total des grands projets structurants ;
- Il met fin au monopole d’Etat sur le commerce extérieur ;
- Il assouplit considérablement les protections douanières ;
- Il dissout le système coopératif dans l’agriculture (mais les anciennes fermes coloniales,
nationalisées en 1964, ne sont pas rétrocédées aux paysans et restent dans le domaine public) ;
- Il supprime aussi les coopératives dans le commerce intérieur ;
- Il multiplie les garanties accordées aux entreprises étrangères voulant délocaliser tout ou partie de
leurs activités en Tunisie (création de zones offshore, promulgation de la « loi 72 » sur les industries
exportatrices, etc.) ;
- Enfin, il ouvre l’accès à la création d’entreprises au profit de promoteurs privés tunisiens triés sur le
volet.
Concernant le dernier point, nous avons longuement décrit comment l’entière opération s’est déroulée et à
quelles motivations réelles elle a répondu. Nous avons ainsi indiqué que la période 1970-1986 a été
marquée par la gestation graduelle du phénomène rentier. Nous ajouterons simplement ici des éléments
de détail pour montrer avec quelle minutie les situations de monopole ont été organisées et sanctuarisées.
La nouvelle législation consacrée au sujet renfermait deux dispositions particulièrement significatives. La
première énonçait explicitement que lorsqu’un promoteur obtenait un agrément pour produire un bien
quelconque, l’administration était tenue de ne plus accorder de licences à d’autres promoteurs souhaitant
fabriquer le même produit ou un produit équivalent. La deuxième disposition allait plus loin : elle autorisait
les promoteurs produisant des articles précédemment importés à les commercialiser 30% plus cher que
leurs anciens prix de vente.
Au total, en comparant la politique suivie entre 1956 et 1969 avec celle mise en œuvre entre 1970 et 1986,
on remarque de suite l’effacement du rôle de l’Etat comme grand ordonnateur du développement. La
différence la plus décisive est cependant ailleurs. Avant 1970, le pays ne disposait pas seulement d’un
projet économique, il possédait surtout un projet national, dont le volet économique n’était qu’une
émanation. Malgré toutes ses tares et ses défauts, malgré sa brutalité, son autoritarisme, ses
inconséquences, ce projet national avait le mérite d’exister et d’indiquer un cap. Après 1970, sous la
pression des bailleurs de fonds, c’est lui, le projet national comme tel, qui est abandonné.
Dans le nouveau discours officiel, le mot indépendance est remplacé par un autre, interdépendance, qui
signifie, en pratique, dépendance, dans un pays condamné par sa classe dirigeante à survivre en
s’endettant. En s’adressant aux promoteurs privés qu’il rencontrait, Hédi Nouira ne leur disait jamais qu’il
fallait qu’ils travaillent dur, qu’ils soient performants et compétitifs, qu’ils avaient dorénavant la
responsabilité d’édifier une solide industrie nationale, il se contentait – imitant un lointain modèle, Guizot,
ministre français sous la Restauration – de leur répéter : « Enrichissez-vous ! », s’imaginant sans doute
que l’addition des appétits individuels pouvait remplacer la liquidation du projet collectif. (Quoi qu’il en soit,
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à titre personnel, Nouira devait croire dur comme fer à ce slogan. Durant son passage au pouvoir, il a en
effet amassé l’une des plus grosses fortunes du pays.)
Cette politique sans envergure a d’ailleurs très vite laissé apparaître ses limites et ses déficiences. Sur le
papier, les intentions affichées étaient doubles : 1) accroître les exportations, en s’appuyant sur les
entreprises étrangères délocalisées ; 2) réduire les importations, en impulsant la production intérieure
grâce au nouveau secteur privé local. L’échec a été sans appel sur les deux plans.
Dans l’absolu, le recours aux entreprises délocalisées aurait pu constituer une vraie opportunité pour
l’économie, si les entreprises tunisiennes avaient été en capacité de s’intégrer aux procès de fabrication de
ces entreprises étrangères, en leur fournissant dans un premier temps les semi-produits dont elles avaient
besoin, puis, dans un deuxième temps, en remontant pas à pas la totalité des filières productives. En Asie,
l’industrialisation s’est effectuée sur une base semblable et les exportateurs nationaux sont devenus assez
vite aussi compétitifs que les exportateurs étrangers.
En Tunisie, choisis par le pouvoir et dotés d’un statut de rentier, assurés de s’enrichir rapidement et sans
souci, les promoteurs privés n’avaient ni le savoir-faire technique ni surtout l’envie de s’engager dans des
processus de sous-traitance, puis de remontées successives des chaînes de valeur. Résultat : les
entreprises étrangères ont continué de travailler avec des matières premières et des semi-produits
entièrement importés, se contentant d’exploiter la main-d’œuvre locale (sous-payée et principalement
féminine) autour de tâches rudimentaires d’assemblage et d’empaquetage, bénéficiant de surcroît d’un
maximum de largesses au niveau fiscal et bancaire de la part de l’Etat.
Quant aux rentiers locaux, ils se sont contentés de produire des marchandises de médiocre qualité pour le
marché intérieur, tout en les proposant à des prix prohibitifs. Rien de tout cela ne pouvait enclencher une
croissance durable et moins encore une vraie dynamique de développement.
Au final, le bilan économique de l’étape 1970-1986 apparaît réellement calamiteux : alourdissement de la
charge de la dette, aggravation du déficit de la balance commerciale et de la balance des paiements,
défaillance structurelle des finances publiques, envol de l’inflation. Sur le plan social, le tableau n’est pas
moins sombre : augmentation du chômage, dégradation du pouvoir d’achat, apparition des premières
zones d’habitat et d’activités informelles, explosion des chiffres de l’émigration.
Tous les ingrédients étaient réunis pour plonger le pays dans un climat de marasme permanent, avec des
conflits sociaux de plus en plus nombreux et de plus en plus massifs. En janvier 1978, l’UGTT proclame la
grève générale et réclame une revalorisation immédiate des salaires. La répression est d’une sauvagerie
inouïe : autour de 200 morts et 1000 blessés ; 500 condamnations à de la prison ferme ; Habib Achour, le
secrétaire général du syndicat, se voit infliger une peine de 10 ans de travaux forcés. Quelques années
plus tard, en décembre 1983, suite au doublement des prix du pain et de la farine (une autre
« préconisation » du FMI), les affrontements tournent à l’émeute. Là aussi, la répression est impitoyable et
se solde encore par le massacre des manifestants (environ 150 morts, 1000 arrestations, de nombreuses
condamnations à la peine capitale, qui ne seront commuées en prison à vie qu’après un dur combat
démocratique de plusieurs mois). En 1985, après le renvoi par la Libye d’un million de travailleurs tunisiens
émigrés, la situation sociale devient littéralement incontrôlable. A quoi il faut ajouter, sur le plan politique,
une atmosphère de fin de règne, due à la vieillesse de Bourguiba et à son évidente sénilité. De fait, le pays
n’est plus dirigé.
Mais « nos amis et partenaires étrangers » veillaient au grain. Ce moment d’extrême vulnérabilité de l’Etat
tunisien est mis à profit par la BM et le FMI pour imposer un nouveau tournant stratégiques et de nouveaux
abandons de souveraineté, à travers l’adoption contrainte du PAS, les tristement célèbres programmes
d’ajustements structurels.
Troisième étape : 1987-1994
Durant la première étape (1956-1969), nous avons constaté la montée en puissance de l’Etat, qui s’impose
comme le levier exclusif du développement. Dans la deuxième étape (1970-1986), nous avons observé
l’entrée en activité progressive du secteur privé, national et étranger. Lors de ce second moment,
l’émergence du nouvel acteur ne se fait pas encore contre l’Etat, mais avec son aide. Celui-ci ne joue plus
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le même rôle central, ses prérogatives sont réduites, son crédit diminue, mais il reste en place et demeure,
en fin de compte, prépondérant.
Avec le PAS et la troisième étape (1987-1994), le paysage varie du tout au tout. Le but de la BM et du FMI
n’est pas simplement de renforcer les positions du secteur privé – les rentiers du dedans et le capital du
dehors. Désormais, il s’agit d’attaquer l’Etat frontalement. On va chercher à l’amoindrir et à l’affaiblir le plus
possible, en visant aussi bien son intervention dans l’économie que les services publics qu’il met à
disposition de la population, en matière d’éducation, de santé, de transport et de logement.
Le travail de démolition débute en 1986, avant le putsch qui amène Ben Ali au pouvoir. Mais c’est avec ce
dernier que l’affaire prend une tournure irréversible. La conjonction des événements est telle, d’ailleurs,
que l’on peut se demander si le renversement de Bourguiba n’a pas été considéré – par certains de « nos
amis et partenaires » – comme un préalable nécessaire pour que le changement désiré puisse être
accompli…
Le démantèlement commence avec la privatisation des entreprises publiques. (Un avertissement s’impose
à ce sujet, pour éviter tout malentendu. Ce n’est pas le principe même des privatisations qui pose
problème. Dans l’absolu, elles peuvent se justifier, surtout quand elles ne concernent pas des secteurs
stratégiques. Ce que nous dénonçons dans les privatisations exécutées par Ben Ali, c’est qu’elles ne
consistaient pas seulement à casser la force de frappe de l’Etat dans l’économie mais, plus gravement, à
enterrer définitivement toute possibilité d’existence d’un projet national pour le pays.)
A l’instigation du FMI, un programme est mis au point pour privatiser plus de 200 entreprises publiques ou
semi-publiques en trois phases. La première phase (1987-1994) cible les unités de petite dimension dans
le commerce, le tourisme, l’agroalimentaire et la pêche. Elle se voulait peu douloureuse ; elle jette pourtant
plus de 20 000 travailleurs au chômage.

La deuxième phase (1994-1998) a ciblé les unités de dimension moyenne. Elle a


principalement été marquée par des cessions d’actifs portant sur les entreprises et les
banques semi-publiques. En fin de période, tout le système bancaire a été privatisé, à
l’exception de trois établissements : STB, BNA et BH. La troisième phase a démarré en
1998 et a ciblé les grandes entreprises publiques et des secteurs clés : énergie, télécoms,
métallurgie et transports. Selon un bilan provisoire réalisé en 2007, les privatisations
avaient rapporté un total de 4,2 milliards de dollars, se répartissant comme suit : 3,7
milliards d’investissements étrangers ; 0,5 milliard d’investissements tunisiens – six fois
moins. On voit à qui l’opération a surtout servi.
Après le démantèlement du secteur public, le démantèlement des services publics. Entre 1956 et 1969,
l’école publique, la santé publique, le logement public ou encore les transports publics : ces différents
services étaient considérés comme une priorité nationale par le groupe dirigeant. Etant donné la modicité
des moyens disponibles, ils étaient relativement bien tenus et bien gérés, et pouvaient parfois atteindre un
réel niveau d’excellence. Avec Hédi Nouira à partir de 1970, ils ont cessé d’être regardés comme
prioritaires et la qualité de leurs prestations s’en est ressentie. Mais c’est après 1987 que les choses se
sont dramatiquement dégradées. Pour les idéologues de la BM et du FMI, ils n’étaient plus perçus comme
une obligation que les autorités devaient à la population, mais comme une charge insupportable – qui
plombait le budget de l’Etat et dont il fallait impérativement se délester.
L’offensive contre les quatre services publics majeurs a suivi partout la même méthode. Année après
année, on procède à des diminutions régulières du financement, tant pour le fonctionnement que pour les
équipements. En parallèle, au fur et à mesure que la détérioration progresse, on incite les rentiers locaux –
et les entreprises étrangères – à proposer des solutions alternatives dans le secteur privé, au profit des
milieux sociaux aisés. En peu de temps, on est ainsi passé d’un modèle à caractère universel à un modèle
à deux vitesses : des services publics clochardisés pour les classes populaires ; des services privés (de
qualité variable) pour les mieux nantis.
Le programme d’ajustement ne s’est pas cantonné aux privatisations et à l’étranglement de l’école ou de la
santé. Il renfermait plusieurs autres volets, dont un nouveau code des investissements, qui levait les

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dernières restrictions sur le rapatriement intégral des bénéfices des entreprises délocalisées, ainsi qu’un
train de mesures de libéralisation du commerce extérieur, dont le seul impact a été d’accentuer le déficit de
notre balance commerciale et de restreindre davantage le champ d’expansion des entreprises locales
produisant pour le marché intérieur.
Mais les deux « accomplissements » les plus remarquables du PAS se situent ailleurs, là où on les
attendait le moins. En augmentant le volume du chômage, le PAS a indirectement contribué à l’extension
de l’économie informelle. Apparue à la suite de la dissolution des coopératives agricoles en 1969, celle-ci
prend en effet son essor après 1987, pour devenir une sorte d’espace refuge pour un nombre toujours plus
élevé de personnes et de familles.
Mais le PAS a aussi contribué, cette fois directement, à l’affirmation et à la cristallisation de l’oligarchie
rentière. Un des objectifs affiché du programme à l’égard des entreprises privées locales était de supprimer
le quadrillage du marché et de généraliser la concurrence. En théorie, la proposition paraissait tout à fait
fondée et pertinente. En pratique, les événements ont suivi une pente complètement différente. Nous
avons vu que Hédi Nouira, après 1970, avait accordé un statut d’exclusivité à la plupart des entreprises
nouvellement créées. De ce fait, celles-ci jouissaient toutes d’une position de monopole et de la rente qui
en découlait. Ce n’est pas cette situation d’ensemble que les « experts » du FMI voulaient modifier ; ils
souhaitaient seulement la corriger en la modulant.
Comment ont-ils procédé ? En divisant les entreprises en deux catégories : d’un côté, celles qui pouvaient
continuer à être protégées ; de l’autre, celles qui devaient affronter la compétition dans un marché ouvert.
Des listes de secteurs et d’activités ont été arrêtées pour les deux cas de figure. Les rentiers les plus
influents – une petite minorité – se sont retrouvés dans la première liste, et les autres entreprises – une
majorité écrasante – dans la deuxième. C’est ainsi que s’est constituée l’oligarchie rentière, qui s’est tout
de suite renforcée en rachetant des entreprises publiques privatisées. Le plus ironique dans l’affaire, c’est
que tout cela s’est fait au nom du principe sacro-saint de la « concurrence libre et non faussée ».
Quatrième étape : 1995-2010
Ben Ali s’est emparé du pouvoir en novembre 1987, deux ans avant la chute du Mur de Berlin, quatre ans
avant la dislocation de l’URSS. L’écroulement du bloc soviétique n’a pas été un phénomène mineur, c’est
le moins que l’on puisse penser. Il a totalement transformé l’ordre international issu de la Deuxième Guerre
mondiale. En peu de temps, on est passé d’un univers bipolaire, marqué par le condominium de deux
superpuissances, les Etats-Unis et l’URSS, à un univers unipolaire, dominé par la seule hyperpuissance
américaine.
Ce changement soudain dans le système des rapports de force allait avoir d’immenses conséquences.
Non seulement sur les relations entre les Etats-Unis et le reste du monde, en affranchissant
l’hégémonisme américain des contre-feux qui lui étaient jusque-là opposés ; mais également sur les Etats-
Unis eux-mêmes, en modifiant la façon dont ils concevaient leur propre destin.
La mort du « socialisme réel » en URSS et en Europe de l’Est était due, pour l’essentiel, à des causes
internes. Ces pays étaient minés par des difficultés économiques et politiques insolubles et, en dernière
analyse, ce sont ces difficultés qui ont provoqué leur ruine. Les régimes n’ont pas explosé sous l’action de
facteurs extérieurs, ils ont quasiment implosé du dedans. Aux Etats-Unis, on s’en doute, la perception des
événements a pris une tournure radicalement opposée. Sans autre forme de procès, la défaite soviétique a
été assimilée à une victoire américaine. Défaite du Mensonge et victoire de la Vérité, où les Bons (les
Américains et le capitalisme) triomphent des Méchants (les Soviétiques et le communisme).
Entièrement idéologisée, cette vision a donné naissance à une sorte d’hybris, de folie des grandeurs,
quelque chose comme un mélange d’arrogance et de démesure. A partir de quoi, les Etats-Unis se sont
persuadés que leur suprématie sur le monde ne pouvait plus être contestée, qu’ils avaient de toute façon la
capacité de briser par la violence toute contestation éventuelle, tout en n’ayant plus de comptes à rendre
sur les moyens qu’ils utiliseraient à cette fin.
La tendance à sortir des bornes s’est manifestée partout, notamment dans le domaine économique, où la
transgression – le mépris des règles établies – est devenue le nouveau dogme officiel, à travers ce qui a
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précisément été appelé la politique des dérégulations. Les dérégulations avaient commencé sous Nixon et
Reagan et avaient abouti, d’abord au décrochage du dollar par rapport à l’or, ensuite au démantèlement du
secteur public et des services sociaux. Dans les années 1990, avec Clinton, les dérégulations se
transforment en fuite en avant et s’attaquent à la banque et à la bourse. Ce qui a pour effet immédiat
d’accélérer la financiarisation de l’économie et d’ouvrir la voie à une augmentation spectaculaire des
pratiques spéculatives – sapant ainsi à la base les possibilités de développement des activités productives.
Il devenait désormais plus facile de gagner de l’argent, non à partir de la production, mais à partir de
l’argent lui-même. (Décrivant pareil dévoiement, Joseph Stiglitz, ancien économiste en chef et vice-
président de la Banque mondiale, parlera d’un capitalisme américain pris de démence suicidaire. Voir
Quand le capitalisme perd la tête, Fayard, 2003.)
C’est dans ce contexte qu’est lancée, en 1993 (l’année du « consensus de Washington »), la stratégie de
la globalisation, dans le but de soumettre l’ensemble de l’économie mondiale aux intérêts de l’empire
américain. Elle revêtira deux caractéristiques principales :
1 – Elle aggravera la pression exercée par les Etats-Unis (et les autres puissances occidentales) sur le
pays dépendants (en aggravant en même temps la pression des Etats-Unis sur leurs alliés occidentaux) ;
2 – Elle accentuera simultanément les dérives et les perversions à l’œuvre dans le système économique
international – un système de moins en moins régulé, de moins en moins régi par le droit, de plus en plus
soumis à des manipulations occultes de toutes sortes, y compris de type criminel (paradis fiscaux,
blanchiment d’argent, trafics illégaux, etc.).
Malgré l’ampleur des moyens réunis contre les pays du Sud, certains Etats sauront résister à l’offensive et,
tirant parti des failles de la stratégie américaine – par le biais notamment des délocalisations industrielles,
une autre expression de la politique des dérégulations – pourront même desserrer l’étau puis retourner
graduellement la situation en leur faveur. Ce sera le cas des pays dits émergents, en particulier en Asie
(Chine, Inde, etc.) et en Amérique latine (Brésil, Mexique, etc.).
Ailleurs – ce sera le cas pour la plupart des pays arabes et africains –, les groupes dirigeants, trop faibles
et trop corrompus pour oser tenir tête, monnaieront le bradage de leurs intérêts nationaux en contrepartie
de leur maintien au pouvoir et de la sauvegarde de leurs privilèges de caste. En Tunisie, Ben Ali se coulera
évidemment dans le dernier moule. Lui et ses hommes cèderont sur les derniers pans de souveraineté de
l’Etat et – ne voulant pas être en reste par rapport à leurs protecteurs du dehors –, ils pousseront plus loin
encore la dépravation naturelle du régime rentier maintenant dominant.
L’aggravation de la dépendance s’effectue dès 1995 – au début de cette quatrième étape 1995-2010 –,
suite à la signature de l’accord de libre-échange avec l’Union européenne, sur le modèle de l’alliance du
pot de terre et du pot de fer. L’accord devait se réaliser en plusieurs phases, commencer par l’instauration
du libre-échange pour le secteur de l’industrie et se conclure par son extension aux services et à
l’agriculture.
En 1996, l’UE lance un « programme de mise à niveau » à l’intention des entreprises manufacturières
tunisiennes. L’objectif proclamé est d’égaliser leurs chances dans la compétition avec les entreprises
européennes. A cette occasion, différents dispositifs d’appui sont proposés, qui portent essentiellement sur
un travail de conseil (en matière de gestion, d’organisation, d’informatisation, etc.). Comme de bien
entendu, aucun transfert de technologies n’est envisagé. La plupart des entreprises locales qui participent
au programme relèvent de l’économie rentière.
Au final, rien de transcendant n’est enregistré. Hormis quelques rares exceptions, les unités « mises à
niveau » ne gagnent pas de parts de marché supplémentaires en Europe et ne sont pas mieux armées
pour défendre, contre la concurrence étrangère, leurs positions sur le marché intérieur. C’est même
l’inverse que l’on constate. La désindustrialisation du pays, qui avait commencé avec le PAS, se poursuit
inexorablement après l’accord de libre-échange. La ventilation sectorielle du PIB le démontre clairement :
33% pour l’industrie en 1985, 29% en 1995, 25% en 2005 et aux alentours de 20% aujourd’hui, en 2020.
Au total, en 35 ans, suite au PAS et au traité avec l’UE, l’industrie tunisienne a été amputée de plus du tiers
de sa contribution au PIB…

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Mais l’« innovation » la plus significative de l’épisode mise à niveau se situe ailleurs. Le programme était
financé par une ligne de crédit de Bruxelles. Pour la première fois, des prêts et des subventions
occidentales n’allaient pas transiter par l’Etat ; pour la première fois, ce n’était pas à lui que revenait la
tâche de les encaisser puis de les répartir en fonction de ses priorités. Ces prêts et subventions ont été
directement versés aux entreprises locales, après un simple transit technique via la Banque centrale et les
banques privées tunisiennes. Nous verrons plus loin que le précédent ne restera pas sans suites graves
après 2011.
Nous avons noté que les dérégulations avaient fait souffler un vent de folie sur le capitalisme américain.
Cette folie était hautement contagieuse. Sortant de la sphère économique, elle s’était rapidement propagée
dans la sphère politique, contaminant les groupes dirigeants dans de nombreux pays, aussi bien parmi
ceux du Nord que ceux du Sud. Pour le personnel dirigeant, l’argent facile était devenu la nouvelle idole et
l’appât du gain au moins aussi excitant que l’envie de pouvoir.
Ben Ali, comme bien d’autres – Moubarak, Berlusconi, Bush Jr, Sarkozy… –, faisait partie des chefs d’Etat
qui se sont avérés particulièrement sensibles à la tentation. Sans doute lassé d’avoir tant aidé les rentiers
de son entourage à s’enrichir, il a dû se dire que l’heure était venue dorénavant qu’il se mette à s’occuper
de son propre enrichissement et de celui de son clan, sa parentèle directe et celle de son épouse, Leïla
Trabelsi.
Ici aussi, l’aventure s’emballe à partir de 1995. En quelques années à peine, les Ben Ali-Trabelsi se
retrouvent dotés d’une immense fortune. Détenant le pouvoir suprême – la présidence de la République –,
ils ne s’embarrassent d’aucun scrupule juridique. Les procédés qu’ils emploient sont typiquement des
procédés de gangsters et de mafieux : menace, intimidation, chantage, escroquerie, extorsion,
expropriation et jusqu’au vol pur et simple. Assurés des moyens de l’Etat – et d’abord de ses moyens
financiers : les banques et les assurances publiques –, ils créent de nouvelles sociétés, sur des créneaux
porteurs, qu’ils verrouillent de suite à leur seul usage. Mais les opportunités ne sont pas si fréquentes.
Aussi, le plus souvent, se contentent-ils de s’emparer d’entreprises créées par d’autres, y compris celles
détenues par des rentiers bien en cour, quand elles étaient spécialement juteuses. Leur frénésie
accapareuse n’ayant pas de frein, ils vont aussi parfois mettre la main sur des biens appartenant à des
ressortissants étrangers (villas, terrains, voiliers, etc.), sans se soucier des risques supplémentaires
courus.
Cette voracité ne s’est pas arrêtée au secteur structuré, elle a également affecté le secteur informel,
notamment les filières les plus lucratives de l’import-export clandestin. En 2010, le clan est ainsi devenu le
premier acteur « économique » du pays. Il possédait en propre environ 250 entreprises « légales » et
engrangeait près du tiers des bénéfices générés par l’économie déclarée.
Cette dérive prédatrice a eu deux conséquences politiques désastreuses pour Ben Ali. Elle a isolé son
régime au sein de sa base sociale, l’oligarchie rentière, qui ne se sentait plus protégée. Et elle l’a surtout
isolé parmi la population, ce qui l’a profondément affaibli, dans un contexte marqué par une baisse
continue de la croissance et l’exacerbation des fractures sociales et territoriales.
La mesure de l’affaiblissement a été donnée en 2008, lors du soulèvement du bassin minier de Gafsa,
devant lequel le régime était apparu complètement désarmé et impuissant. La mesure de l’isolement a été
donnée deux ans plus tard, lors des semaines fatidiques de décembre 2010 et janvier 2011. La société
entière était maintenant debout. Et Ben Ali s’est retrouvé seul, assailli, cerné de toute part, sans aucun
soutien populaire possible. Il est parti de la façon la plus ignominieuse qui soit, fuyant comme un rat un
pays qui le vomissait.
Cinquième étape : 2011-2020
Si la chute de Ben Ali le 14-Janvier a scellé le plus grand succès du soulèvement révolutionnaire, elle a
également sanctionné son plus grand échec, parce qu’il ne pouvait pas aller au-delà du renversement du
despote. Totalement spontané, il ne disposait pas, en effet, des cadres et des organisations aptes à le
porter jusqu’à la réalisation de ses objectifs ultimes et ainsi transformer la révolte en révolution. Du coup, le
jeu est resté circonscrit entre les forces politiques existantes, qui étaient toutes, objectivement, des forces

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d’ancien régime, puisqu’elles étaient dépourvues du moindre projet réel de changement économique et
social – même celles faisant partie de l’ancienne opposition.
Le seul changement obtenu est resté limité au champ politique. Cadenassé et étroitement surveillé sous la
dictature, il était désormais largement ouvert. Enivrés par le nouveau climat de liberté, chacun croyant sa
chance arrivée, les partis se sont tout de suite jetés dans une lutte sans merci pour le pouvoir – un pouvoir
à plus forte raison convoité que la plupart d’entre eux n’y avaient jamais goûté. Leurs attaques et
dénonciations réciproques étaient si virulentes et outrancières que beaucoup de Tunisiens ont vite compris
qu’ils ne se battaient pas pour la population, mais pour eux-mêmes.
De ce point de vue, rien ne s’est vraiment amélioré entre 2011 et 2020. Chaque jour qui passe continue
d’offrir le spectacle dérisoire d’une classe politique historiquement dépassée et cependant toujours
enfermée dans ses querelles d’un autre âge.
Le spectacle est affligeant, parce que les conflits qui agitent les partis ne portent jamais sur les vrais sujets.
Ils se déroulent en vase clos, en décalage complet avec les préoccupations du pays réel. Ce qui entraîne
naturellement une désaffection continue du public, dont les résultats électoraux donnent une image
éloquente. (Les Frères musulmans d’Ennahdha ont perdu les deux-tiers de leur électorat entre les
élections constituantes de 2011 et les dernières législatives de 2019. Le principal concurrent des
islamistes, le courant bourguibiste-destourien, reconstitué en 2012 au sein du parti Nidaa Tounès et arrivé
en tête aux législatives de 2014, a gardé sa base électorale d’origine à peu près inentamée. Mais celle-ci
s’est émiettée entre plusieurs formations rivales – six candidats issus de Nidaa Tounès à la dernière
présidentielle –, qui consacrent le plus clair de leur énergie à s’entredéchirer. Quant aux partis se
réclamant de la mouvance démocratique et progressiste, ils n’ont pas simplement reculé, ils ont été
laminés. Leurs électeurs les ont massivement abandonnés : 90% de suffrages de moins en une décennie !)
Le spectacle est affligeant pour une autre raison, plus dramatique encore. Tandis que les partis se livraient
à leurs disputes, l’oligarchie rentière – et son excroissance mafieuse – s’est retrouvée hors contrôle et a pu
pousser plus loin le caractère antisocial et antinational de son mode de fonctionnement. A cet égard, six
évolutions particulièrement alarmantes ont été enregistrées entre 2011 et 2020.
L’oligarchie rentière comme nouvelle classe dirigeante
La première évolution se rapporte au changement de statut de l’oligarchie rentière. Avant 2011, celle-ci
restait encore sous la dépendance du pouvoir politique. La chute de la dictature et le délitement de l’Etat
après le 14-Janvier ont modifié la donne. L’oligarchie s’est affranchie de leur tutelle. Disposant de relais
directs dans les hautes sphères de l’administration, ainsi que dans l’appareil judiciaire et les médias, elle
est dorénavant en mesure de voler de ses propres ailes. Elle le peut d’autant mieux qu’elle s’est hissée,
depuis le PAS et les années 1990, aux postes de commande des principales banques privées du pays, ce
qui lui confère une force de frappe inestimable.
Son ascendant s’exerce à présent partout, y compris sur les partis de gouvernement, où elle a ses
hommes liges et qu’elle finance abondamment. (Un financement rentier intérieur que viennent compléter
des financements extérieurs, qataris pour les islamistes, émiratis pour les destouriens et apparentés.) La
relation traditionnelle s’est dès lors inversée. Arrivée au terme de sa trajectoire, l’organisation
patrimonialiste et clientéliste du pouvoir s’est, en quelque sorte, retournée sur elle-même. Jusqu’en 2010,
les rentiers étaient les clients et les protégés du personnel politique dirigeant ; depuis 2011, c’est le
personnel dirigeant qui est le client et le protégé des rentiers. L’ancien serviteur est devenu le nouveau
maître et l’ancien maître le nouveau serviteur.
Autrefois, la classe dominante en Tunisie était assimilée aux cercles entourant les premiers responsables
de l’Etat. Elle a désormais une existence distincte de l’Etat et se positionne au-dessus de lui.
Un rôle grandissant pour l’excroissance mafieuse
La deuxième évolution notable concerne l’essor ininterrompu de l’économie parallèle et la place de plus en
plus importante qu’occupent les barons de l’import-export clandestin. (Nous qualifions ces derniers
d’excroissance mafieuse, faute de désignation plus appropriée.)

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Après la fuite ou l’emprisonnement de nombreux membres du clan Ben Ali-Trabelsi, on aurait pu penser
que le poids de cet appendice criminel allait se réduire. Il n’en a rien été. Le système rentier n’ayant pas
été démantelé et celui-ci fonctionnant structurellement à l’exclusion, la population rejetée dans l’économie
informelle n’a cessé de croître en dix ans. En 2010, les évaluations les plus sérieuses estimaient la taille du
secteur parallèle à environ 30% du PIB réel. Son volume a doublé depuis et s’établit aujourd’hui à plus de
60%. Dans ces conditions, il n’était pas possible que le rôle des barons de l’import-export illégal – qui
forment en quelque sorte l’aristocratie de l’informel – baisse ou diminue.
Leur rôle s’est au contraire considérablement renforcé et l’on peut même ajouter que leur renforcement
s’est opéré selon un rythme plus élevé que celui connu par le système rentier. Ce qui pose le problème de
la nature des rapports qui relient ces deux ordres de réalité.
Leurs rapports sont complexes et, bien entendu, opaques. On peut cependant affirmer sans risque d’erreur
que l’économie rentière constitue la matrice de départ. Les trafiquants de l’import-export sont d’abord
l’émanation de cette matrice. Ils n’auraient pu se développer si, à l’origine, les rentiers n’avaient pas
financés tout ou partie de leurs opérations. En ce sens, leur relation est une relation de complicité et de
connivence. D’un autre côté, ce sont aussi des rapports de rivalité et de concurrence. Avec le temps, en
effet, des antagonismes sont apparus et se sont étoffés, pour des motifs évidents : ils sont en compétition
sur le même marché, parfois autour des mêmes produits ou de produits similaires. Chaque protagoniste
cherchant à défendre ses intérêts, ils ne peuvent pas ne pas s’opposer entre eux. Il est vraisemblable que
leurs contradictions iront en s’aiguisant.
Précisons, pour finir, que les caïds de l’informel interviennent également dans le financement des partis,
notamment en période électorale. Ce qui, d’ailleurs, n’est pas sans compliquer un peu plus leur relation
avec les rentiers.
Les nouveaux compradors
Nous avons souligné que le pays était sur une pente de désindustrialisation depuis le PAS et l’accord de
libre-échange avec l’Union européennes. La tendance baissière s’est accélérée depuis 2011. D’une part,
en liaison avec l’explosion des importations illégales de biens de consommation courante, qui ont obligé de
nombreuses entreprises locales à mettre la clé sous la porte ou à réduire leur activité. Mais aussi, d’autre
part, en raison d’une évolution récente, qui prend de plus en plus d’ampleur depuis cinq ou six ans : la
transformation de nombreux rentiers en intermédiaires et en compradors d’un type nouveau.
Tout se passe, à ce niveau, comme si les rentes qu’ils tiraient de leurs affaires habituelles ne leur
suffisaient plus, ou que le montant de ces rentes se rétrécissait du fait de la contraction générale de la
demande solvable. Quoi qu’il en soit, on voit désormais de plus en plus de rentiers se dégager
progressivement de leurs anciennes fonctions de producteurs pour les remplacer par des fonctions de
commerçants.
Mais ces néo-commerçants ont une caractéristique particulière : ils ne commercialisent pas des produits
fabriqués en Tunisie. Ils ne commercialisent que des produits étrangers, le plus souvent – logique rentière
oblige – en qualité de concessionnaires exclusifs de telles ou telle marque. Le phénomène était autrefois
l’apanage des concessionnaires automobiles. Il s’étend maintenant à plusieurs branches, y compris les
plus basiques : l’électroménager, l’habillement, les conserves alimentaires, la grande distribution – et
jusqu’à la restauration et à la boulangerie.
Dans un pays aux structures et aux finances chancelantes, la chose a pris une tournure proprement
indécente. Légitimement inquiètes, plusieurs sections professionnelles du syndicat patronal, notamment
dans les filières textiles et cuirs et chaussures, ont menacé de quitter l’organisation pour dénoncer la
passivité de leur direction sur le dossier. Ironie de l’histoire : on apprenait au même moment que leur
présidente, à la tête de l’UTICA depuis 2011, venait d’obtenir les droits de représentation exclusive d’une
enseigne de la grande distribution française spécialisée dans le prêt-à-porter hommes, femmes et
enfants…
En résumé, on a assisté tout au long de la dernière décennie à un double processus de
« compradorisation », qui a étroitement épousé les lignes de failles traversant l’économie et la société : une
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compradorisation par le bas, portée par les importateurs clandestins, qui a ciblé les milieux les plus
défavorisés, et une compradorisation par le haut, portée par les rentiers, qui a visé les milieux les plus
aisés. Dans un cas, l’offre a concerné des produits de qualité inférieure, dont les prix étaient abordables ;
dans l’autre, elle a concerné des produits de gamme moyenne ou supérieure, dont les prix étaient
largement hors de portée du plus grand nombre.
En ce sens, on peut dire que la boucle est bouclée. L’industrie nationale apparaît aujourd’hui moribonde.
Nous sommes en train de revenir à la situation qui était la nôtre en 1956, lorsque nous faisions venir de
l’extérieur l’essentiel des biens manufacturés dont nous avions besoin et que nous n’étions capables
d’exporter que des biens primaires pas ou peu transformés. Sans minimiser la responsabilité directe de
l’oligarchie rentière et de son excroissance mafieuse dans cet état de fait, il faut aussi souligner celle de
« nos amis et partenaires » occidentaux. Le PAS et le traité de libre-échange n’ont pas aidé le pays à
améliorer son classement dans la division internationale du travail, mais au contraire activement contribué
à le rétrograder tout en bas de l’échelle.
(Ces appréciations négatives sont des appréciations globales. Il existe en Tunisie des entreprises
innovantes et compétitives, y compris dans des secteurs de pointe. Elles sont cependant relativement peu
nombreuses – des exceptions qui confirment la règle. Elles ne modifient pas le bilan d’ensemble, même si
elles sont porteuses d’ambition et d’espoir pour le futur.)
Un paysage social sinistré
C’est l’exacerbation de la crise sociale durant les dernières années du règne de Ben Ali qui est à l’origine
du soulèvement qui l’a renversé voilà dix ans. Depuis, on ne peut pas prétendre que la situation des
classes populaires se soit vraiment redressée. Leur cadre d’existence apparaît aujourd’hui nettement plus
dégradé qu’en 2010.
C’est le cas pour la paysannerie. L’accès à la terre et à l’eau se pose en termes toujours plus urgents. Les
terres domaniales n’ont pas été rétrocédées ; le statut juridique des terres collectives n’a pas été apuré.
Les ressources hydriques, de plus en plus insuffisantes, profitent encore moins à l’agriculture vivrière et
sont de plus en plus accaparées par l’agriculture d’exportation (oliveraies et agrumes), dont le style
extractiviste détruit en permanence les écosystèmes. Les prix des produits de base (céréales, viande, lait)
restent fixés par les pouvoirs publics à des niveaux très bas, malgré la hausse rapide du coût des intrants,
consécutive à l’effondrement de la valeur de change du dinar.
C’est le cas pour les travailleurs de l’informel. Nous avons vu que leur nombre avait quasiment doublé
entre 2010 et 2020. Cette extension quantitative ne s’est pas accompagnée d’une amélioration qualitative.
C’est même l’inverse qui s’est produit. L’afflux massif de main-d’œuvre supplémentaire s’est traduit par une
forte détérioration des niveaux de salaires et des conditions de travail. La précarité de l’emploi s’est accrue
dans des proportions inédites. Par ailleurs, aucun effort n’a été fait par les gouvernements successifs pour
introduire le moindre dispositif de couverture sociale dans le secteur. Sur un autre plan, la question de la
régularisation des logements construits dans les quartiers périphériques (ils sont dépourvus de titres de
propriété et de permis de bâtir) n’est même plus posée dans le débat parlementaire, et beaucoup de
responsables politiques continuent de penser qu’ils peuvent régler le problème par des moyens de police.
C’est le cas des salariés (ouvriers, employés et petits fonctionnaires de l’économie structurée). On a
indiqué que leur rémunération était très insuffisante. Rappelons-le : le Smig tunisien fait moins de 50% du
Smig marocain et moins de 10% du Smig moyen en Europe du Sud. Il est vrai que plusieurs vagues
d’augmentations salariales ont été consenties durant les premières années qui ont suivi le soulèvement.
Mais celles-ci ont été immédiatement effacées par l’inflation, devenue galopante après 2010. La chute
concomitante du dinar (qui a perdu près de la moitié de sa valeur en dix ans vis-à-vis de l’euro et du dollar)
n’a rien arrangé de son côté, en renchérissant le coût des produits importés. A l’heure actuelle – le fait est
confirmé par les statistiques officielles elles-mêmes –, le pouvoir d’achat effectif des salariés tunisiens se
situe à moins de 40% de ce qu’il était en 2010.
C’est le cas des petits patrons (TPI et PME de moins de 50 salariés du secteur concurrentiel). Nous avons
longuement décrit le contexte général dans lequel ils mènent leurs activités. S’ajoutant à leurs difficultés

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structurelles, les entreprises qu’ils dirigent ont eu à subir une hausse drastique de leurs niveaux
d’imposition, pour couvrir une partie des déficits croissants du budget de l’Etat. Entre 2010 et 2020, la
ponction fiscale qui leur est opposée a augmenté de 20 points, prenant littéralement une forme
confiscatoire. Et ayant pour résultat collatéral d’amplifier un mouvement apparu dès le début des années
2000 : la migration forcée d’entreprises du secteur formel vers le secteur informel, pour échapper à
l’étranglement par l’impôt.
C’est enfin le cas de la jeunesse diplômée sans emploi. Nous savons le rôle moteur joué par cette frange
de la société dans les événements qui ont conduit au départ de Ben Ali. Pour celle-ci non plus, il n’y a pas
eu de progrès notable après le 14-Janvier, loin de là. Chaque année depuis, de nouvelles cohortes de
jeunes diplômés sont sorties des facultés et des grandes écoles et venues grossir les rangs des
demandeurs d’emploi. Et chacune de ces nouvelles générations a pu ainsi faire à son tour l’expérience
d’un système économique qui n’avait rien prévu pour elle ni pour son avenir. (Trois chiffres pour donner
une idée de l’ampleur du phénomène : 63 000 diplômés chômeurs en 2005 ; 130 000 en 2010 ; autour de
300 000 en 2020, soit près de 45% du chômage total.)
Si l’on récapitule, aucune des forces sociales dont l’intervention avait été déterminante lors du soulèvement
n’a vu son sort s’améliorer durant la dernière décennie. La paupérisation des milieux les plus modestes
s’est poursuivie sans relâche, tandis que le laminage des classes moyennes n’arrêtait pas de s’alourdir.
C’est ce qui explique, entre autre, la poussée de l’émigration. Laquelle ne se réduit plus, comme autrefois,
aux jeunes et aux sans emploi, mais englobe aussi, surtout depuis 2016, des fractions entières de la haute
administration et des professions libérales : enseignants de l’université, médecins, ingénieurs… Des
femmes et des hommes relativement âgés, disposant d’un emploi et d’un statut enviable, mais qui ne
peuvent plus subvenir à leurs besoins avec les salaires ou les honoraires qu’ils perçoivent dans leur pays.
Tout cela renvoie aux effets paradoxaux de ce soulèvement, qui n’a pas pu atteindre ses buts en raison de
son caractère spontané. L’après 14-Janvier a pénalisé les classes et groupes sociaux qui se sont soulevés,
et il a bénéficié aux groupes sociaux – l’oligarchie rentière et son appendice mafieux – contre lesquels le
pays s’était soulevé.
Cette évolution paradoxale confirme l’identité d’ancien régime des formations politiques qui ont occupé le
devant de la scène à la suite des élections de la Constituante. Elles n’ont rien fait pour répondre aux
attentes populaires. Et elles n’ont rien entrepris pour mettre fin aux agissements des rentiers et des
trafiquants. Elles les ont au contraire protégés et ont été payées en retour pour cette protection.
Certes, les premiers temps – l’épisode Troïka entre 2012 et 2014 –, quelques mesures démagogiques ont
été prises, pour faire illusion. Il y a eu la série d’augmentations salariales déjà mentionnées. Il y a eu
également les recrutements inconsidérés dans la fonction publique et les entreprises nationales : près de
200 000 postes créés (dont ont profité un nombre indéterminé d’affidés du parti Ennahdha), ce qui a fait
passer les effectifs de fonctionnaires de 600 000 à 800 000.
Ces mesures ont été décidées dans un souci étroitement politicien : acheter la paix sociale. Augmentant
fortement les dépenses à un moment où les recettes budgétaires diminuaient, elles n’étaient pas de nature
à réformer le système existant et n’ont servi qu’à paralyser davantage l’Etat, le laissant sans défense
devant les bailleurs de fonds étrangers. Les recrutements intempestifs ont d’ailleurs commencé à baisser
dès 2015, faute de financement.
La population n’est pas restée sans réaction devant la dégradation continuelle de ses conditions
d’existence. Les luttes et la résistance n’ont pas cessé en dix ans et sont même en ascension depuis 2017.
Avec la pandémie du Covid – qui semble installée pour durer – et ses répercussions inévitables en matière
de contraction de l’activité, de chute de l’emploi et de baisse des revenus, l’action revendicative est
appelée à s’élargir et se radicaliser, en termes économiques mais aussi politiques. Elle atteindra alors un
palier supérieur, au fur et à mesure que se préciseront les objectifs et que la convergence entre les
différents foyers de contestation se renforcera.
La question sociale est désormais solidement inscrite à l’ordre du jour. Et il y a fort à parier qu’elle ne le
quittera pas avant longtemps.

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Le piège mortel de la dette s’est refermé
Notre dette extérieure était évaluée à 50% du PIB en 2010 ; elle a bondi à près de 90% en 2020, soit 40
points de PIB de plus. En moyenne annuelle, entre 2010 et 2020, le volume des crédits perçus a été
multiplié par trois comparativement à la décennie précédente. L’Etat tunisien évolue maintenant sous
perfusion permanente. Ce qui signifie, en pratique, qu’il a perdu toute capacité d’agir de façon autonome et
que les choix de politique économique qu’il adopte ne sont pas réellement les siens, mais ceux que lui
imposent les bailleurs de fonds étrangers, en premier lieu la Banque mondiale, le FMI et l’Union
européenne.
Nous allons examiner comment le piège a été mis en place et comment il s’est progressivement refermé.
En parallèle, nous décrirons les objectifs – anciens et nouveaux – poursuivis par les pays occidentaux à
travers la stratégie de la dette. Nous verrons aussi comment la classe politique actuelle a servi cette
stratégie au lieu de la combattre et, enfin, comment l’oligarchie rentière pousse à présent d’elle-même à
toujours plus d’endettement, parce qu’elle en profite de manière directe.
Tout débute en mai 2011, en marge du Sommet du G7 tenu à Deauville, en France. Le « Printemps
arabe », en plein essor, suscitait beaucoup d’enthousiasme dans les médias du Nord, mais éveillait surtout
beaucoup d’inquiétude parmi les gouvernements : il ne fallait pas laisser les événements échapper au
contrôle, ni permettre à des pays arabes traditionnellement « clients » de renverser leurs alliances
extérieures. C’est ainsi qu’est né le Partenariat de Deauville, une structure ad hoc comprenant les pays du
G8, rejoints par l’UE, les pétromonarchies du Golfe, la Turquie et les incontournables Banque mondiale et
FMI. But affiché de l’initiative : aider la Tunisie, le Maroc, la Jordanie, le Yémen et l’Egypte, en leur
accordant le soutien financier nécessaire pour leur permettre de traverser les turbulences sociales
auxquelles ils se trouvaient confrontés.
En contrepartie, ces pays devaient s’engager à introduire de nouvelles séries de réformes néolibérales,
réputées indispensables à l’assainissement de leurs économies : application intégrale du libre-échange,
achèvement des programmes de privatisation, rénovation de la gouvernance, suppression des
mécanismes de compensation, réduction du nombre de fonctionnaires, libéralisation des codes de
l’investissement, indépendance des banques centrales…
Tel était le cadre de départ, en 2011. Ensuite, avec le dévoiement du « Printemps arabe » – auquel les
membres du Partenariat de Deauville n’étaient pas étrangers –, l’instance ad hoc a été mise en sommeil, et
chaque pays arabe s’est retrouvé seul, comme auparavant, seul à affronter les dictats des institutions
financières internationales, agissant dorénavant en cartel. Depuis l’adoption du « consensus de
Washington », et plus particulièrement depuis la crise de 2008, la plupart des composantes du système
financier mondial fonctionnent, en effet, en étroite coordination les unes avec les autres, sous la direction
du tandem américain BM et FMI. (Font notamment partie du cartel : la BERD, banque européenne de
reconstruction et de développement ; la BEI, Banque européenne d’investissement ; le FODI, Fonds OPEC
pour le développement international ; la BID, Banque islamique de développement ; le FADES, Fonds
arabe pour le développement économique et social ; la BAD, Banque africaine de développement.)
Béji Caïd Essebsi, à l’époque Premier ministre, après avoir participé à la réunion de Deauville, retourne en
Tunisie fier de lui et des résultats obtenus. Grâce à ses efforts et à ses relations privilégiées avec les
dirigeants occidentaux et arabes, déclare-t-il, ceux-ci ont décidé de soutenir notre jeune démocratie et vont
nous fournir les crédits dont nous avons besoin. Nous avons trouvé la solution à nos difficultés. Ce
discours, relayé par les ministres, sera ensuite repris avec complaisance par la presse nationale et
répercuté inlassablement durant de longues semaines.
L’atmosphère créée par le battage médiatique n’était pas sans rappeler l’euphorie des responsables
destouriens après 1956. On répétait alors à l’envi que les Etats-Unis allaient nous aider à concrétiser notre
indépendance économique après nous avoir soutenus dans l’obtention de notre indépendance politique. A
présent, on affirmait que l’Occident tout entier allait nous aider à bâtir la démocratie, tout en impulsant notre
développement. Si l’illusion a duré près d’une décennie la première fois, elle n’a pas tenu trois ans la
seconde.

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Au début, entre 2011 et 2013, comme pour donner une preuve de bonne volonté, les prêts accordés ne
s’accompagnent pas de conditionnalités trop contraignantes et les bailleurs ne se montrent pas trop
regardants quant à leur observation. Aussi, les financements obtenus vont-ils être détournés de leur
affectation d’origine et – par le biais d’artifices comptables divers – employés à dégonfler la grogne
sociale : augmentations du Smig, recrutements dans la fonction publique, distributions ponctuelles d’argent
à différentes catégories de la population (familles nécessiteuses, jeunes sans emploi, etc.).
Au terme de cette phase préliminaire, le plus gros des crédits n’est plus dirigé vers des dépenses
productives, mais sert à couvrir les dépenses de fonctionnement – du remboursement des échéances des
emprunts antérieurs jusqu’au paiement du salaire des fonctionnaires. C’est à ce moment que se produit la
rupture. Appâtés par les facilités consenties au départ, les gouvernants sont désormais pris au piège. Ils
pouvaient sursoir aux dépenses d’investissement et d’équipement, ils ne pouvaient pas, sans risques
politiques graves, stopper le versement des salaires. Tenus à la gorge, ils ne vont plus pouvoir continuer à
faire la sourde oreille devant les exigences de plus en plus pressantes des créanciers.
Le basculement s’opère après les élections générales de 2014. L’attitude de la BM et du FMI n’est plus
accommodante, mais impérieuse. Un véritable chantage s’exerce à l’occasion de chaque reconduction
annuelle de l’emprunt. En substance : « Ou vous faites ce que l’on vous demande, ou l’on vous coupe les
vivres ! » Acculées, les équipes dirigeantes cèdent, palier après palier : arrêt des recrutements, gel des
salaires, réforme des retraites, dévaluation rampante du dinar, réduction des subventions à la caisse de
compensation, suppression de la préférence nationale pour l’exploitation des terres domaniales,
privatisations, promulgation d’un nouveau code des investissements, extension de l’accord de libre-
échange avec l’Union européenne (l’ALECA, qui porte sur les volets agriculture et services), etc., etc.
Pour savoir comment l’opération s’est concrètement déployée, il suffit de se référer aux différentes lois de
finance adoptées depuis six ans : chaque livraison contient son lot supplémentaire de concessions et
d’abandons. A la fin du processus, l’Etat ne possède plus aucune maîtrise sur ses décisions. Ses choix ne
lui appartiennent plus ; ils lui sont dictés par ceux qui ont barre sur lui. On se croirait revenu au temps de la
Commission financière internationale qui a ouvert la voie au protectorat.
Fondamentalement, cet enfoncement dans la dépendance ne s’explique pas par l’état désastreux des
finances publiques après 2011. Il s’explique d’abord et avant tout par l’absence de volonté nationale parmi
les partis qui dirigent le pays depuis cette date, à savoir les Frères musulmans d’Ennahdha et les
formations dérivées de la filiation destourienne.
A l’origine, avant 1956, le patriotisme du mouvement destourien était indéniable, même s’il était marqué
par de sérieuses inconséquences. Ensuite, avec l’exercice du pouvoir, les inconséquences ont changé de
nature. Commencée dans les années 1970, avec Nouira, la dégénérescence antinationale du mouvement
s’est accentuée sous Ben Ali. Et s’est poursuivie depuis. Quant aux islamistes, le patriotisme ne semble
jamais avoir fait partie de leur ADN idéologique. Après 2011 et leur arrivée aux affaires, leur principale
préoccupation n’a pas été de servir le pays, mais de donner des gages aux Européens et aux Américains,
dont ils estimaient la protection nécessaire à leur maintien au pouvoir. Longtemps hostiles les uns aux
autres, les responsables de ces deux courants politiques sont ensembles aux commandes depuis 2015. La
destruction des dernières expressions de souveraineté de l’Etat est leur œuvre commune.
Mais la question ne se réduit pas à leur seule propension à la soumission et à la dépendance. La pression
de la Banque mondiale et du FMI sur notre économie est constante depuis longtemps. Elle s’est cependant
considérablement accentuée ces dernières années. Pas uniquement en raison de la faiblesse et de la
servilité de leurs vis-à-vis tunisiens. Le durcissement de la pression s’explique aussi et surtout par les
propres difficultés des puissances occidentales qu’ils représentent. Ces puissances sont en effet en perte
de vitesse sur le plan international, du fait de la concurrence que leur livrent les pays émergents, dont
l’économie est de plus en plus performante et compétitive.
Le reflux de l’Occident se manifeste partout, y compris sur le marché tunisien, qui n’est plus une chasse-
gardée : la mondialisation est passée par là. Notre commerce extérieur se faisait auparavant
presqu’exclusivement avec l’Europe, au niveau des exportations comme au niveau des importations.
Depuis 15 ou 20 ans – avec une accélération après 2011 –, ce n’est plus tout à fait le cas. Si nous
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continuons de diriger l’essentiel de nos exportations vers les pays du Nord, l’essentiel de nos importations
provient aujourd’hui des pays émergents du Sud, de Chine en premier lieu, de Turquie secondairement.
L’acharnement mis par le FMI ces derniers temps pour dépouiller définitivement l’Etat tunisien de ses
fonctions et l’acharnement simultané mis par Bruxelles pour imposer l’ALECA, s’expliquent grandement par
ce nouvel état de fait. Ils sont en train de perdre un marché qu’ils croyaient acquis pour l’éternité ; ils
veulent le reconquérir et chasser les intrus qui les en ont délogés. Les « valeurs libérales » dont ils se
réclament pour légitimer leur contre-offensive – auxquelles les libéraux tunisiens (il y en a quelques-uns),
dans leur insondable naïveté, croient dur comme fer –, ne servent en réalité qu’à masquer une ambition
hégémonique de plus en plus menacée.
C’est en plaçant la question de la dette dans ce contexte global que l’on peut saisir le sens et la portée
d’une décision prise en 2016, décrite par le gouvernement comme un simple aménagement technique :
nous visons la loi portant réorganisation de la Banque centrale.
(Le texte du projet de loi a été dicté par le FMI aux fonctionnaires du ministère des Finances. Comme
d’habitude, la démarche a procédé du chantage. Un ultimatum a été posé : si la loi n’est pas adoptée avant
le 3 mai 2016, le prochain emprunt de 2,5 milliards de dinars sera bloqué. Elle a donc été votée, dans la
précipitation, sans aucun débat réel, ni public ni même parlementaire.)
En application de la nouvelle législation, la BCT est devenue totalement indépendante de l’Etat : ce dernier
ne peut plus s’adresser à elle pour le moindre crédit ou découvert ; pour se financer, sa seule alternative
est de se tourner vers les banques privées, tunisiennes ou étrangères.
L’adoption de la loi a fait entrer subrepticement le pays dans une sorte de stade supérieur
d’asservissement. Privé de capacité financière autonome, l’Etat tunisien n’a plus d’Etat que le nom. Mais il
y a pire. La vraie mutation se situe ailleurs, dans la nouvelle articulation des intérêts de l’oligarchie rentière
avec ceux des institutions financières occidentales.
Nous avons indiqué comment l’oligarchie était montée à l’assaut des banques locales et comment elle
détenait à présent et leur capital et leurs conseils d’administrations. La nouvelle articulation s’organise
comme suit : la dette extérieure ne passe plus par l’Etat, mais le contourne ; les crédits sont virés à la BCT,
qui les prête aux banques privées à un taux relativement bas, et ce sont ensuite les banques privées –
possédées par les rentiers – qui les prêtent à l’Etat, en majorant bien entendu le taux de l’emprunt.
Si l’Etat est le grand perdant de la loi de 2016, l’oligarchie en est le plus grand bénéficiaire. Ses intérêts ne
sont plus seulement liés à la dépendance, ils sont dorénavant directement liés à l’endettement. Plus
l’endettement est élevé, plus elle s’enrichit. La dette extérieure est ainsi devenue pour elle le nouveau
créneau porteur, là où l’on peut se faire un maximum d’argent avec le minimum d’effort.
On peut l’imaginer d’avance : l’oligarchie ne va pas s’arrêter en si bon chemin, elle poussera l’endettement
du pays toujours plus haut. Il est cependant exclu que notre peuple et la jeunesse puissent accepter un tel
avenir.
POUR CONCLURE
Ce texte a été divisé en deux grandes sections. La première a traité de la gauche et de ses incertitudes
stratégiques. La seconde a été centrée sur l’examen du système rentier et sur son caractère anti-productif,
antisocial et antinational. Dans les deux cas, nous avons procédé à une large rétrospective et dans les
deux cas, nous avons abouti à un même constat : la gauche est en crise ; le pays est en crise.
Les deux crises sont profondes. Elles sont intimement dépendantes l’une de l’autre. Non pas dans le sens
convenu où l’état d’une totalité – ici le pays – influencerait chacune de ses parties – ici la gauche –, mais
dans le sens inverse. Parce que la situation générale d’une société dépend beaucoup de la situation des
forces de progrès qu’elle renferme. Quand celles-ci vont mal, la société entière va mal. C’est dire l’ampleur
de la responsabilité qui pèse sur nos épaules.
Dans les deux sections, développant nos analyses, nous nous sommes focalisés sur les causes profondes
des difficultés rencontrées, en nous intéressant à leurs soubassements structurels, sans nous attarder sur
le rôle des individus ni sur leurs qualités ou défauts personnels. Les femmes et les hommes font leur
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propre histoire, mais à l’intérieur de contraintes qui souvent les dépassent, et qui les dépassent d’autant
plus quand ils les ignorent. Pour ne pas être balloté par les événements, il faut de la distance, il faut de la
lucidité et il faut un cap.
Le cap, c’est la révolution. Ses conditions objectives sont réunies, le soulèvement survenu il y a dix ans en
a apporté la démonstration éclatante. Ce qui fait défaut, ce sont les conditions subjectives, les leviers ou
instruments permettant de passer de la spontanéité à la pleine conscience et à la pleine détermination. Si
l’on ramène les choses à l’essentiel, ces instruments sont au nombre de trois.
Le premier, c’est l’organisation politique, une structure démocratique regroupant les militantes et militants
convaincus par le projet révolutionnaire et déterminés à lutter pour le faire aboutir. C’est la principale tâche
à court terme. Un gros effort est actuellement déployé pour la mener à bien.
Ce premier instrument est décisif, mais n’est pas suffisant. Il doit être complété par un deuxième, le front
social ou front de classes, un vaste rassemblement des organisations de masse respectives des
composantes sociales ayant intérêt au changement (paysannerie, travailleurs de l’informel, salariés, petit
patronat, femmes, jeunes, etc.). Les révolutions ne se font jamais avec des minorités et des avant-gardes ;
elles exigent l’implication effective des milieux populaires les plus larges.
L’objectif de l’auto-organisation des diverses forces sociales est un objectif à moyen terme. Et ce n’est que
lorsque l’on s’en sera suffisamment approché qu’il sera possible de commencer à mettre en place le front
de classes, ou encore le « bloc historique », c’est-à-dire l’union organique des classes et groupes sociaux
chargés d’accomplir la révolution démocratique nationale dans notre pays.
Les organisations de masses appelées à former le bloc historique n’auront pas que des intérêts communs.
Comment garantir qu’elles parleront d’une même voix et convergeront vers le même but ? C’est ici
qu’intervient le troisième instrument, ce que l’on pourrait définir, après Gramsci, comme la fabrication de
l’hégémonie culturelle. Que faut-il entendre par là ? Simplement ceci : que le projet révolutionnaire ne peut
se limiter à un programme politique et à des revendications syndicales, mais doit s’enraciner profondément
dans la société entière, jusqu’à se transformer en projet collectif, en ambition nationale partagée,
véhiculant une culture et des valeurs nouvelles, intériorisées par le plus grand nombre et devenant ainsi
dominantes.
C’est sous cet éclairage qu’il faut comprendre le caractère décisif de l’action en direction des intellectuels
et des artistes. La construction de l’hégémonie culturelle n’est pas concevable, en effet, sans leur
participation – sans leurs recherches, sans leurs travaux, sans leurs romans, leurs films, leurs pièces de
théâtre, leurs poèmes, leurs chansons, leurs dessins… L’hégémonie culturelle suppose que la politique
joue son rôle, mais elle demande bien plus que cela : elle réclame la mobilisation du potentiel créatif du
pays. Elle exige l’élaboration d’un nouveau Grand Récit national. Elle exige que le projet national se
métamorphose en passion nationale, sans quoi il n’y a pas de changement radical possible.
Rassembler durablement un peuple autour d’un dessein national commun quand ce peuple est divisé en
classes et couches sociales différentes pose des questions d’une grande complexité, d’autant que les
différences et les divisions sont systématiquement attisées par les groupes dirigeants qui savent, depuis
toujours – farreq tassoud –, qu’une telle stratégie est la condition de leur maintien au pouvoir.
Lors du soulèvement de 2010-2011, le peuple tunisien avait spontanément retrouvé son unité et sa
cohésion, ce qui avait entraîné la chute de la dictature. Après le 14-Janvier, cette unité et cette cohésion se
sont progressivement effritées, avant de disparaître presque complètement. Aujourd’hui, par exemple, la
plupart des paysans sont persuadés que l’UGTT – et les salariés qu’elle représente – est la principale force
qui s’oppose à la revalorisation du prix des produits agricoles de base. C’est ce que leur affirme le
gouvernement – qui ne complète jamais l’information et ne dit pas que l’UGTT subordonne pareille
revalorisation à une revalorisation similaire des salaires de ses adhérents. Autre exemple frappant, pris au
niveau des petites entreprises du secteur structuré, où travailleurs et patrons sont en situation de conflit
quasi permanent, précisément à cause de la faiblesse des salaires. Chaque partie considère que ses
difficultés résultent de la mauvaise volonté de la partie adverse, sans réaliser qu’elles proviennent avant
tout de la précarité économique générale, consécutive à la politique prédatrice de l’oligarchie dominante.

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Surmonter ces perceptions étroites et faussées, canaliser le mécontentement populaire vers ses cibles
véritables, exige une activité patiente et méthodique d’explication et de pédagogie, appelée à se poursuivre
de longues années. De la réussite de cette démarche – « la juste solution des contradictions au sein du
peuple » – dépendra tout le reste, aussi bien la construction du parti que l’édification du front social et
l’établissement de l’hégémonie culturelle.

Tels sont les trois grands leviers dont il faut se doter. L’entreprise demande de la volonté et de l’énergie.
Mais son accomplissement paraît, désormais, plus aisé qu’il ne l’était il y a encore peu de temps. Pour la
gauche, en effet, et malgré les apparences, le contexte d’ensemble n’a jamais été aussi positif. Et cela est
dû, paradoxalement, à l’évolution des rapports entre les « islamistes » d’Ennahdha et les « modernistes »
du Destour (et de ses avatars RCD et Nidaa Tounès). Depuis la fin des années 1970 et jusqu’à 2014, leur
affrontement idéologique a été incessant. En saturant l’espace public, leur querelle identitaire a
littéralement évacué tout ce qui avait trait aux problèmes économiques et sociaux et aux conditions
d’existence de la population. La ligne de clivage fondamentale opposait l’« islamisme » au
« modernisme » ; à la limite, le reste était considéré comme secondaire.
Après les élections de 2014 et l’alliance de gouvernement conclue entre les deux courants, la chape de
plomb a sauté. Et le débat national a commencé à se libérer du cadre empoisonné où ils l’avaient si
longtemps maintenu. Désormais, le pays n’est plus mobilisable autour de leurs vieilles obsessions – même
si des fauteurs de troubles essaient de les ranimer des deux côtés. Les sujets économiques et sociaux
sont redevenues prioritaires et d’autant plus urgents que le niveau de vie du plus grand nombre s’est
littéralement effondré entretemps.
Le pays est en attente de réponses à ses problèmes réels. Dans la configuration politique actuelle, il n’y a
que la gauche qui soit en mesure de répondre à cette attente – précisément parce que c’est la gauche et
que la question sociale est au cœur de son projet. C’est la première fois depuis près d’un demi-siècle que
l’on se retrouve devant un environnement potentiellement aussi favorable.
Sachons saisir cette opportunité. Et mettons-nous au travail.
Aziz Krichen
Octobre 2020

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