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Revue des études slaves

Le mouvement national croate au XIXe siècle : entre


yougoslavisme (jugoslavenstvo) et croatisme (hrvatstvo)
Monsieur Yves Tomić

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Tomić Yves. Le mouvement national croate au XIXe siècle : entre yougoslavisme ( jugoslavenstvo ) et croatisme
( hrvatstvo ). In: Revue des études slaves, tome 68, fascicule 4, 1996. pp. 463-475 ;

doi : https://doi.org/10.3406/slave.1996.6359

https://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_1996_num_68_4_6359

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LE MOUVEMENT NATIONAL CROATE AU ХШ SIÈCLE
Entre yougoslavisme (jugoslavenstvo) et croatisme (hrvatstvo)

PAR

YVES TOMIĆ

Au XIXe siècle, le mouvement national des Croates, ainsi que celui des
Serbes, contesta sa tutelle impériale en se fondant sur le passé de son État
médiéval. Les acteurs des mouvements de (re)naissance nationale furent
essentiellement des intellectuels issus de la bourgeoisie et de la paysannerie, des
ecclésiastiques et, dans une moindre proportion, des nobles, constituant à eux
tous une couche infime de leurs sociétés respectives. Les travaux des éveilleurs
de la conscience nationale se déroulèrent essentiellement dans les domaines de
la linguistique et de l'histoire : il fut procédé à une codification des langues
littéraires, la langue étant considérée comme le principal signe distinctif d'une
nationalité avec la religion ; l'étude du passé de chacun de ces peuples contribua
à définir l'espace où devaient se former leurs États. Ils devaient agir dans un
contexte sociologique difficile dans la mesure où les populations des différents
pays étaient à 90 % paysannes et ne possédaient pas une conscience nationale,
ce qui ne signifie pas qu'il n'existait pas d'autres formes d'identités collectives :
les paysans s'identifiaient à la région restreinte qu'ils habitaient, ainsi qu'à leur
religion.
Le XIXe siècle fut la période des intégrations nationales, marquant le
passage des communautés ethniques à l'état de nations. Ce processus fut caractérisé
par la disparition progressive des formes d'identité collective locale ou régionale
au profit d'une communauté politique nationale culturellement homogène et
économiquement intégrée. Les élites culturelles et religieuses jouèrent un rôle
primordial dans ces transformations sociales, et à défaut de l'intervention d'un
État qui leur fût propre (hormis pour la Serbie et le Monténégro), les
associations culturelles, les partis politiques, les établissements d'enseignement et la
presse contribuèrent à la diffusion d'une identité nationale unique. La formation
ď États-nations dans cette région de l'Europe ne pouvait se réaliser sans aucune
modification de frontières et sans la dislocation des empires dominant la région
(autrichien et ottoman). Les changements souhaités par les élites nationales des
Slaves du Sud devaient également entraîner une recomposition de l'équilibre des
forces à l'échelle du continent européen et les intérêts des grandes puissances

Rev. Êtud. slaves, Paris, LXVIII/4, 1996, p. 463-475.


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s'engouffrèrent dans le processus de formation et d'affirmation nationales et de


constitution d'États nationaux, le rendant ainsi plus ardu.

LE MOUVEMENT ILLYRIEN :
UN MOUVEMENT PROTO- YOUGOSLAVE
Ce mouvement se développa en Croatie au cours des années 1830 et 1840.
À l'époque, les territoires croates étaient divisés entre l'Autriche et la Hongrie,
et ce morcellement rendait difficile la formation de tout mouvement de
renaissance nationale ainsi que le processus d'intégration nationale. La Dalma-
tie, après avoir été sous la domination vénitienne du XVe siècle à 1797, était
sous la juridiction de Vienne depuis 1814, au même titre que les régions
peuplées de Slovènes, alors que la Croatie intérieure (comprenant alors les
districts de Zagreb, Varaždin et Križevci) et la Slavonie se trouvaient sous
administration hongroise depuis le début du XIIe siècle (1102); l'Istrie
occidentale avait été sous contrôle vénitien, tandis que sa partie orientale faisait
partie de l'Autriche. Le fractionnement des territoires croates était renforcé par
l'existence des Confins militaires (Vojna krajina), créés par l'Autriche au
XVIe siècle et où demeurait une forte population serbe installée à la suite de
plusieurs vagues migratoires en provenance des anciennes terres serbes contrôlées
par l'Empire ottoman1. L'homogénéité de l'espace ethnique croate se trouvait
brisée, rendant ainsi plus compliquée l'affirmation du mouvement national.
Chacune de ces unités territoriales possédait sa propre structure sociale :
système féodal en Croatie et Slavonie, système social méditerranéen en Dal-
matie, etc.2. La Hongrie était elle-même confrontée à la volonté centralisatrice
de Vienne, mais sa noblesse, attachée à ses privilèges, résistait. Toutefois, les
Hongrois n'exprimèrent aucune compréhension à l'égard des résistances et des
revendications formulées par les représentants des nationalités non hongroises
(Roumains, Slovaques, Serbes, Croates), par ailleurs similaires aux leurs. Dans
les années 1820, le pouvoir hongrois entreprit une politique de magyarisation,
surtout à travers l'éducation. En 1827, le parlement croate (Sabor) adopta une
loi instituant le hongrois comme langue obligatoire dans le système éducatif3.
L'élite politique croate, constituée essentiellement de nobles issus de familles
allemandes, italiennes ou hongroises, ne s'opposa pas à ces mesures de
magyarisation. La contestation fut le fait de membres de la couche éduquée de la
population (d'étudiants notamment) issus de milieux bourgeois ou ecclésiastique et
plus rarement de la noblesse.
Ljudevit Gaj (1809-1872) figurait parmi les principaux initiateurs de cette
résistance : il mit l'accent sur la promotion et la défense de la langue locale, en
appuyant son usage et en la modernisant au moyen d'une réforme de son ortho-

1. En 1846, selon un recensement qui ne tenait compte que des appartenances


religieuses, on dénombrait 45 % d'orthodoxes, que l'on peut considérer comme étant serbes, dans
les territoires de la Frontière militaire, 37 % en Slavonie, 8 % en Croatie intérieure et 19 % en
Dalmatie.
2. Mirjana Gross, « The intégration of the croatian nation », East European qua-
terly, n°2, 1981, p. 210.
3. Le Sabor était un parlement à une chambre constitué essentiellement des prélats
catholiques et des représentants de la noblesse. Ses prérogatives étaient plutôt limitées et
évoluaient en fonction des gouvernants en Autriche ou en Hongrie.
LE MOUVEMENT NATIONAL CROATE AU XIXe SIÈCLE 465

graphe4. A l'époque, le croate s'écrivait de différentes manières, en fonction des


dialectes usités : čakavien, kajkavien et štokavien5. Le premier d'entre eux, en
phase de déclin sous sa forme littéraire, était parlé sur le littoral adriatique, le
second, dans la région de Zagreb, le dernier était employé ailleurs par la grande
partie des Croates. Ljudevit Gaj souhaitait réduire ces différences et opta pour le
štokavien comme base de la langue littéraire croate6. L'importance de cette
décision réside dans le fait que les Serbes sont locuteurs de ce dialecte.
Gaj lança un mouvement de résistance plutôt culturel que politique7. Ce
mouvement ne pouvait se définir comme croate à l'époque car ce terme ne
définissait que la population vivant dans les régions de Zagreb et de Varaždin locu-
trice du kajkavien. Le terme « croate » s'employait d'ailleurs plus pour désigner
la langue que le peuple8. Le choix fut porté sur un terme plus neutre qui
renvoyait à l'antiquité illyrienne. Selon Gaj, les Croates, les Serbes, les Slovènes et
les Bulgares descendaient des Illyriens et étaient par conséquent des autochtones
par rapport aux Hongrois ou aux Allemands. Ljudevit Gaj lança deux journaux
pour appuyer ses positions en 1835 : Novine Horvatzke et Danica Horvatzka,
Slavonzka y Dalmatinzka qui changèrent de titres l'année suivante : Ilirske
narodne novine et Danica ilirska, avec l'appui des autorités de Vienne
satisfaites de nuire aux intérêts hongrois. La création de ces journaux marqua
formellement le début du mouvement illyrien. Ce dernier fit la promotion de la culture
illyrienne en créant des sociétés de lecture, des revues littéraires, etc., renforçant
ainsi le mouvement de renaissance culturelle9. Il faut également noter que
Ljudevit Gaj appréciait les idées de solidarité slave (slavenska uzajamnost)
développées par le poète slovaque Jan Kollar à une époque où la collaboration
culturelle entre érudits et lettrés tchèques, slovaques, polonais, ukrainiens, serbes,
Slovènes stimulait les recherches sur les littératures et l'histoire des différents
peuples slaves10. Il fut également influencé par les travaux de Herder, de
P. J. Šafárik, de Jerenej Kopitar et de Vuk Karadžič.
Toutefois, le comte Janko Drašković (1770-1852) donna une dimension
politique au mouvement à partir de sa Thèse (Disertacija), premier document
politique croate moderne, rédigée en 1832. Il y recommandait l'emploi de la
langue nationale, souhaitait l'union de la Dalmatie, des Confins militaires et de
la Bosnie à la Croatie-Slavonie. Il fut le premier penseur politique croate à intro-

4. Le latin était la langue officielle de l'administration et l'allemand prédominait


dans les villes.
5. Što, kaj et ča signifiant « que, quoi » dans chacune de ces variantes.
6. À propos des questions linguistiques, Cf. Pavle lvic, « L'évolution de la langue
littéraire sur le territoire linguistique serbo-croate », Revue des études slaves, t. LVI, 1984,
fasc.3, p. 313-344.
7. À propos de Gaj et du mouvement illyrien, cf. Elinor Muray-Despalatovic,
Ljudevit Gaj and the Illyrian movement, Boulder, East European monographs, 1975.
8. Cf. l'ouvrage de Jaroslav Šidak, Studije iz hrvatske povijesti XIX stoljeća, Zagreb,
Institut za hrvatsku povijest, 1973, 401 p., ou sinon le résumé qui en est fait par Mirjana
Gross, Časopis za suvremenu povijest, 1974, n° 1.
9. Le premier club de lecture fut créé à Varaždin en 1838, ceux de Zagreb et de
Karlovac furent fondés la même année. En 1839, fut fondée la Matica ilirska (aujourd'hui Matica
hrvatska) chargée de promouvoir la culture illyrienne en dialecte štokavien.
10. Voir Jelena Milojković-Djurić, Panslavism and national identity in Russia and in
the Balkans 1830-1880 : images ofthe self and others, Boulder, East European monographs,
1994, p. 8-20.
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duire des considérations sur les questions économique et financière11. Le


caractère politique du mouvement s'accentua lorsqu'il se transforma en parti illyrien
(Ilirska stranka) à la suite de la création en 1841 d'un parti magyarophile, le
parti croato-hongrois (Horvatsko-vugerska stranka). Cependant, le terme «
illyrien » fut interdit par Vienne qui commençait à s'inquiéter du développement
des différents mouvements nationaux dans la monarchie. Le parti se rebaptisa
national (Narodna stranka) en 1843 et Ivan Kukuljević (1816-1889), historien et
écrivain, en devint le porte-parole. Ses membres exigeaient l'introduction de la
langue nationale (illyrienne) dans le système scolaire. Le Parti national prit une
coloration plus politique et ses revendications devinrent plus croates qu'illy-
riennes, notamment avec la revendication de l'unification des territoires
croates : Dalmatie, Croatie et Slavonie et la défense des droits municipaux12.
Le mouvement illyrien se transforma finalement en mouvement national
croate. Les propagateurs de ľillyrisme purent largement s'exprimer lors de la
révolution de 184813. Ils dominaient le parlement croate et reçurent l'appui du
nouveau ban (gouverneur), le baron Josip Jelačić (1801-1859), nommé par
Vienne en mars 1848. Ce dernier collabora avec le Parti national, les Serbes de
Voïvodine et soutint la réorganisation de l'empire sur une base nationale et
fédérale (austroslavisme). Malgré la participation des Croates et des Serbes à la
répression de la révolution hongroise, leurs revendications furent rejetées par le
pouvoir néo-absolutiste de Vienne. Le mouvement illyrien sombra avec
l'établissement du centralisme viennois.
Ľillyrisme fut rejeté en grande partie par les intellectuels Slovènes et
serbes. La base yougoslave de ce mouvement fut de fait réduite. Les Slovènes
connaissaient leur propre développement culturel sous l'administration de
Vienne et seuls quelques petits groupes de jeunes intellectuels, autour du poète
Stanko Vraz (1810-1851), apportèrent leur concours à l'élaboration de l'idée
illyrienne. De même, seuls quelques Serbes de Voïvodine sous administration
hongroise contribuèrent à sa diffusion. Les Serbes de Serbie, ayant déjà
commencé à développer leur identité nationale, n'avaient aucun intérêt particulier à
appuyer un tel mouvement. Leurs références historiques les orientaient vers le
Kosovo et se fondaient sur la grandeur de leur État atteinte au XIVe siècle sous le
roi, puis empereur, Dušan. La Serbie au cours de ces années poursuivait sa voie
vers l'indépendance après avoir acquis une forte autonomie au lendemain des
insurrections de 1804-1813 et de 1815. Les intellectuels serbes craignaient de
voir l'influence catholique s'élargir aux dépens des Serbes orthodoxes.
Dans la réalité, le mouvement illyrien fut constitué essentiellement de
Croates. Malgré sa base idéologique illyrienne-yougoslave, il n'était pas
parvenu à attirer les autres Slaves du Sud et à dépasser son lieu de naissance et de
forte implantation, à savoir Zagreb et la Croatie intérieure (sans la Dalmatie et la

11. Josip Horvat, Politička povijest Hrvatske, t. 1, Zagreb, August Cesarec, 1989, p.
36-42.
12. Jura municipalia, ensemble de lois et de privilèges définissant la position de la
Croatie à l'intérieur du royaume de Hongrie et prévoyant une certaine autonomie dans les
affaires intérieures, une représentation déterminée dans les réunions du parlement hongrois,
etc.
13. Ils adoptèrent le 25 mars 1848 un programme en trente points : « Les
Revendications du peuple » dans lequel ils exigeaient l'indépendance politique de la Croatie, ainsi que
son unité territoriale.
LE MOUVEMENT NATIONAL CROATE AU XIXe SIÈCLE 467

Slavonie). Cette expérience laissait déjà présager les difficultés de l'entreprise


d'unification des Slaves du Sud. Par contre, l'illyrisme permit d'ériger les
fondements du processus d'intégration de la nation croate14. L'idée yougoslave
présente dans l'illyrisme permit de dominer les différents particularismes qui
nuisaient à l'affirmation d'une conscience nationale croate unique15. Dans la
seconde moitié du XIXe siècle, l'opposition entre les idéologies nationales croate
et yougoslave structurèrent la vie politique en Croatie.

LE YOUGOSLAVISME DE JOSIP J. STROSSMAYER


ET DE FRANJO RAČKI
Après le déclin du mouvement illyrien, l'évêque Strossmayer (1815-1905)
poursuivit l'œuvre débutée en 1835 en abandonnant le terme illyrien pour celui
de yougoslave. Il promut l'idée de l'unité des Slaves du Sud et initia un
mouvement pour leur renaissance culturelle. Il put se consacrer plus facilement à la
politique après la décennie du néo-absolutisme viennois qui avait étouffé toutes
activités dans ce domaine. Lorsque François-Joseph convoqua un Reichsrat
élargi à 38 représentants des pays de la monarchie en mars 1860, Josip
Strossmayer fut nommé par l'empereur pour représenter la Slavonie. Il y soutint le
projet de transformation fédérale de la monarchie habsbourgeoise, exigea le
retour de la langue croate dans la vie publique et scolaire et il exprima son
souhait de voir la Dalmatie rattachée à la Croatie-Slavonie16. Il favorisa ainsi la
renaissance nationale de la Dalmatie où désormais le Parti national croate allait
soutenir le projet d'union. Il développa une conception fédérale de l'union des
Slaves du Sud, en proposant avec le Parti national, la constitution d'une unité
politique devant regrouper les Croates, les Serbes et les Slovènes de l'empire
austro-hongrois. Les réformes constitutionnelles au sein de l'empire
habsbourgeois rétablirent les diètes dans les différents pays, dont le Sabor croate. De
nouveaux partis politiques se constituèrent en Croatie17. L'héritier du
mouvement illyrien fut le Parti national libéral (Narodna liberalna stranka),
formellement dirigé par le prêtre Franjo Rački (1828-1894) et le juriste Matija Mrazović
(1824-1896), mais dont le chef réel était l'évêque de Djakovo, Josip
Strossmayer. Leurs objectifs allant dans le sens de la création d'un État yougoslave sur
une base fédérale évoluèrent en fonction des circonstances politiques au sein de
la monarchie habsbourgeoise. Le poids de la culture était dominant dans les
programmes nationaux de J. J. Strossmayer et de F. Rački : l'utilisation d'une

14. Mirjana Gross, Povijest pravaške ideologije, Zagreb, Institut za hrvatsku povijest,
1973, p. 15.
15. Šidak, op. cit., p. 51.
16. Le Reichsrat adopta une motion réclamant une réorganisation globale de la
monarchie sur la base du fédéralisme historique. L'empereur reconnut cette orientation dans le
diplôme impérial du 20 octobre 1860, mais la patente du 26 février 1861 annihila la
fédéralisation au profit du centralisme.
17. L'expression « partis politiques » ne doit pas être comprise dans son sens
moderne. U ne s'agissait pas encore de groupements structurés et possédant des réseaux
organisés de militants. À côté du Parti national libéral héritier de l'illyrisme existaient le Parti
national indépendant d'Ivan Mažuranić qui avait fait scission du premier et qui préférait
s'appuyer sur Vienne plutôt que sur Budapest, le parti des Unionistes favorable au maintien
des liens traditionnels entre la Croatie et la Hongrie et le Parti du droit dirigé par Ante
Starčević et Eugen Kvaternik.
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langue littéraire commune aux Croates et Serbes constituait l'une de leurs


principales revendications. Il ne pouvait y avoir de combat politique efficace, sans
l'existence d'une culture nationale partagée par les Slaves du Sud18. À cet effet,
Strossmayer fonda plusieurs institutions culturelles, dont l'Académie
yougoslave des sciences et des arts en 1867, une galerie d'art, une université.
En 1866, Josip Strossmayer convint avec le prince serbe Mihailo de la
création d'un État commun19. Il considérait que la Serbie devait unir la Bosnie,
l'Herzégovine et le Monténégro, et devenir ainsi le noyau dur de la future
Yougoslavie. Selon lui, la Serbie avait une mission politique à remplir, tandis
que la Croatie avait une mission culturelle à accomplir afin de réaliser l'État
slave du Sud uni20. Cependant, à la mi- 1867, le prince Mihailo lors d'une
rencontre avec Andrassy, chef du gouvernement hongrois, renonça à la libération
de la Bosnie et de l'Herzégovine provoquant ainsi l'échec de l'accord conclu
entre Ilija Garašanin, ministre des Affaires étrangères serbe, et les dirigeants du
Parti national.
En fait, la politique yougoslave de Strossmayer n'était pas linéaire. Elle
privilégiait la restructuration fédérale de l'empire habsbourgeois et la
constitution d'une unité des Slaves du Sud en son sein, constituée autour de la Croatie.
La collaboration avec la Serbie ne fut envisagée que lorsque la solution fédérale
échoua et que le dualisme austro-hongrois allait l'emporter21. Toutefois, le
retrait de la Serbie de la politique de coopération avec ce parti provoqua
l'affaiblissement de la position de Strossmayer en Croatie. Il fallut attendre plusieurs
décennies pour que les conditions d'une nouvelle collaboration croato-serbe
soient réunies.
Le Parti national fut à l'initiative en 1870, à la suite de la fracture avec la
principauté serbe et face à la montée de l'Allemagne, de la première réunion de
politiciens yougoslaves à Ljubljana, au cours de laquelle fut élaboré le premier
programme politique yougoslave commun au sein de la monarchie
habsbourgeoise. En fait, ce document tomba dans l'oubli après la disparition de la crainte
de voir l'Autriche intégrée à l'Allemagne. Néanmoins, il indiquait la nouvelle
orientation du Parti national, désormais soucieux de se préoccuper de l'union
des Slaves du Sud de l'Autriche-Hongrie22.
Strossmayer s'était opposé au compromis (Nagodba) croato-hongrois de
1868, consécutif à celui entre Vienne et Budapest en 1867. Cependant, en 1873,
des membres modérés du Parti national libéral reconnurent l'accord, provoquant
ainsi le recul de ce parti et l'affaiblissement provisoire de l'idéologie
yougoslave. Paradoxalement, ce fut en 1874, que fut formulé explicitement un
programme politique yougoslave par les proches de Strossmayer, dont l'objectif

18. Mirjana Gross, « Les traits fondamentaux des idéologies croates d'intégration
nationale avant la Première Guerre mondiale », Revue des études slaves, t. LVI, 1984, fasc. 3,
p. 377-378. ч
19. À ce propos, lire l'article de Vera Ciliga, « Narodna stranka i Južnoslavensko
pitanje 1866-1870 », Historijski zbornik, t. XVII, 1964, p. 85-1 13.
20. Milorad Ekmečić, Stvaranje Jugoslavije, 1790-1918, t. 2, Beograd, Prosveta,
1989, p. 162.
21. Voir Vasilije Krestić : « Jugoslovenska politika Josipa Jurja Strosmajera », Isto-
rijski glasnik, 1. 1, 1969, p. 9-30.
22. La faiblesse du programme résidait dans le fait qu'un seul politicien serbe, en
l'occurence Svetozar Miletić, avait participé à son élaboration, Šidak, op. cit., p. 57.
LE MOUVEMENT NATIONAL CROATE AU XIX^ SIÈCLE 469

final était l'union des Croates, des Serbes, des Bulgares et des Slovènes dans
une communauté étatique libre et indépendante23. L'accent était mis sur l'égalité
des différents peuples constituant la communauté yougoslave, leur solidarité à
l'encontre des forces extérieures, la reconnaissance des libertés et de
l'autonomie religieuses. En 1880, Franjo Rački et Matija Mrazović quittèrent le Parti
national en raison de sa direction pro-hongroise et créèrent le Parti national
indépendant (Neodvisna narodna stranka) et son organe Obzor rassemblant des
intellectuels modérés liés à Strossmayer et des ecclésiastiques. Leur politique
n'en demeura pas moins hésitante entre le rejet ou la révision de l'accord de
1868 et sa reconnaissance. En 1884, ils obtinrent 1 1 députés au Sabor où ils
exigèrent l'autonomie totale de la Croatie, de la Dalmatie et de Rijeka dans le cadre
de la partie hongroise de la Monarchie, n'étant liée avec elle que pour les
affaires communes avec l'Autriche. Après sa défaite électorale en 1887, le Parti
national indépendant se rapprocha du centre, regroupant essentiellement des
nobles et revendiquant la stricte application du compromis de 186824.

LE PARTI DU DROIT
ET L'IDÉOLOGIE NATIONALISTE CROATE EXCLUSIVE
Face à l'approche illyrienne, puis yougoslave, de la question nationale en
Croatie, se développa un autre courant complètement opposé, dont l'objectif
premier était la création d'un État croate indépendant sans aucun lien avec les
autres Slaves du Sud. Le Parti du droit (Stranka prava), principal porteur de
l'idée de l'intégration nationale croate, fut créé autour de deux personnalités :
Ante Starčević (1823-1896), Eugen Kvaternik (1825- 187 1)25. Ce courant
idéologique prit forme progressivement au cours des années 1850. Il était le produit
de l'échec du mouvement illyrien et de la révolution de 1848. Ante Starčević et
Eugen Kvaternik avaient pourtant adhéré à l'illyrisme, le premier par ses écrits,
le second en participant à l'organisation de la garde nationale en 1848 et comme
fonctionnaire du Conseil du ban jusqu'en 1850. Ils rompirent avec l'illyrisme
chacun à leur manière au cours des années 1850. Starčević marqua sa nouvelle
orientation en s' opposant à Vuk Karadžič, le réformateur de la langue serbe, qui
avait conclu, sous l'influence des travaux des linguistes Šafárik et Kopitar que
tous les locuteurs du štokavien étaient des Serbes. Starčević se prononça contre
les termes régionaux désignant la langue parlée par le peuple croate et il rejeta
fermement la dénomination serbe au profit de l'historicité de la langue croate.
Sa polémique à propos de la langue avec des intellectuels serbes l'amena à nier
le fait que la conscience nationale des Serbes était plus développée que celle des
Croates et il fit ses premiers pas vers la négation du peuple serbe26. Le chemi-

23. J. Šidak, M. Gross, I. Karaman et Dr. Šepić, Povijest hrvatskog naroda 1860-
1914, Zagreb, Školska knjiga, 1968, p. 74-75
24. Vaso Bogdanov, Historija političkih stranaka u Hrvatskoj : od prvih stranačkih
regrupiranja do 1918, Zagreb, NIP, 1958, p. 712
25. Starčević et Kvaternik avaient en vue le même objectif politique : obtenir
l'indépendance de la Croatie, mais ils développèrent l'un et l'autre leurs propres conceptions sur
l'intégration nationale des Croates et sur les moyens d'y parvenir.
26. Gross, op. cit., p 30.
470 YVES TOMIĆ

nement de Kvaternik fut différent et passa par la Russie où il émigra en 185827.


Il y rencontra des groupes slavophiles. Il pensait pouvoir obtenir l'indépendance
de la Croatie en s' appuyant sur la Russie, sa stratégie se révéla vaine. Il exposa
ses conceptions sur l'indépendance de l'État croate dans son livre la Croatie et
la Confédération italienne publié à Paris en 185928. Il considérait le peuple
croate comme le protecteur de la culture chrétienne. Selon lui, le droit historique
des Croates reposait sur la conquête des territoires pendant leur migration aux
VIe et VIIe siècles29. Le programme politique du Parti du droit se profila lors de
la discussion sur les réformes constitutionnelles devant affecter l'empire
habsbourgeois en 1860-1861. La Croatie devait obtenir son indépendance sur la base
du droit historique et naturel, elle ne pouvait demeurer au sein de l'empire
habsbourgeois, le peuple croate devait devenir maître de son avenir. En fait,
l'influence de l'idéologie nationaliste exclusive fut limitée au cours des années
1860 et 1870. Ses partisans comprenaient essentiellement des étudiants. Les
propagateurs du nationalisme œuvraient à la diffusion de leur idéologie, ne
souhaitaient pas participer à la vie politique courante, ils se considéraient avant
tout comme des penseurs de la question croate30. Selon eux, leur parti incarnait
l'âme du peuple croate. Starčević accentua sa négation de la nation serbe sur des
postulats pseudo-scientifiques : il n'existait à son entendement parmi les Slaves
du Sud que les peuples croate et bulgare. Les Serbes et les Slovènes n'étaient
que des Slaves croatisés31. En 1871, Kvaternik se lança, sans prévenir la
direction de son Parti, y compris Ante Starčević, dans une insurrection dans les
Confins militaires, dont le but était d'établir un État croate indépendant32. Son

27. Eugen Kvaternik ne cacha pas ses sympathies pour la Russie pendant la guerre de
Crimée (1853-1856). Pour cette raison, on lui retira le droit d'exercer sa profession d'avocat.
Il partit alors en Russie afin de convaincre ses autorités à entrer en guerre contre l'Autriche. À
l'automne 1858, il obtint la nationalité russe dans le but de travailler dans la diplomatie russe
et de l'amener à soutenir la cause nationale croate. En fait, la Russie ne considérait pas la
Croatie comme un lieu où ses intérêts étaient en jeu, elle privilégiait la Serbie et surtout la
Bulgarie qui de surcroît étaient peuplées de Slaves orthodoxes. En 1859, en raison de ses
positions peu favorables à l'orthodoxie, il fut écarté de la diplomatie russe. Il se rendit alors
en Italie et en France pour trouver des appuis à la cause nationale croate.
28. Ses conceptions sur la question nationale croate s'élaborèrent également à travers
d'autres ouvrages : Politička razmatranja, Hrvatski glavničar, Was ist die warheit?, Istočno
pitanje i Hrvati, etc.
29. Selon Kvaternik, les pays Slovènes, la Bosnie, ľ Istrie, Dubrovnik appartenaient à
la Croatie qui devait s'étendre du nord de l'Albanie aux Alpes Slovènes, de la Save et la Drina
à la mer Adriatique.
30. On peut suivre leur évolution idéologique à travers les divers organes qu'ils
possédèrent, par ailleurs souvent interdits et réapparaissant sous un autre nom : Zvekan, Hervat,
Hervatska, Sloboda, etc.
31. Starčević liait les termes slave et serbe à la notion d'esclavage. Les Serbes ne
pouvaient être que des esclaves et constituaient une race impure (nečista pasmina). Le terme
serbe ne désignait aucun peuple, il n'existait ni de littérature, ni une histoire du peuple serbe.
En fait, les Serbes regroupaient selon lui des populations d'origines diverses qui étaient unies
par la même mentalité d'esclave. Il développa ses conceptions antiserbes dans les brochures
suivantes : Ime Serb et Slavenoserbska pasmina u Hrvatskoj publiées respectivement en 1868
et 1876.
32. Il s'agit de l'insurrection de Rakovica. Kvaternik, depuis déjà plusieurs années,
avait voulu lancer une insurrection en Croatie. Une première tentative avait déjà échoué en
Dalmatie au début de l'année 1867. Il décida d'organiser un soulèvement en octobre 1871
LE MOUVEMENT NATIONAL CROATE AU XIXe SIÈCLE 471

entreprise armée échoua lamentablement et il y trouva la mort. Le Parti du droit


s'effondra et ce n'est qu'en 1878 qu'il put se rétablir lors de l'établissement de
l'indépendance de la Bulgarie, de la Serbie et du Monténégro, et alors que la
partie hongroise ne respectait pas l'accord signé en 1868 avec la Croatie.
À partir de la fin des années 1870, le Parti du droit connut un essor
important et devint la principale force politique en Croatie. Le renouvellement du
Parti, ainsi que la situation dans les Balkans et au sein de la monarchie
habsbourgeoise, amenèrent une partie de ses dirigeants à réviser leur dogme. Leur
rejet de la Russie fut abandonné en 1879, car ils pensaient que celle-ci, en s'op-
posant aux intérêts de Vienne dans les Balkans, pouvait dans le cadre d'un
conflit armé créer les conditions favorables à l'instauration d'un État croate
indépendant. Ce revirement les amena également à réviser leur position à l'égard de
la question serbe33. On enregistra une certaine tendance à la coopération avec
des forces politiques serbes. Les nouvelles conditions des années 1880
amenèrent le Parti du droit à se rapprocher de l'opposition croate, surtout du Parti
national indépendant de Rački. Néanmoins le Parti du droit ne parvint pas à
résister au pouvoir du ban Khuen-Herdevary. Ce dernier, nommé en 1884 après
les troubles et les émeutes de 1883, était déterminé à réduire l'opposition
croate34. À partir de 1887, le Parti du droit entra dans une phase de déclin. Face
à l'échec de la stratégie fixée par Ante Starčević, le Parti s'orienta à partir de
1890, sous l'influence de Josip Frank (1844-1911), sur une ligne opportuniste
opposée à l'idéologie originelle en reconnaissant le cadre de la monarchie
habsbourgeoise et en exigeant le plus d'autonomie possible pour l'unité croate. Il
s'engagea également dans une campagne antiserbe en 1891. Le Parti se déchira
en 1895, donnant naissance au Parti du droit pur (Čista stranka prava) dirigé par
Josip Frank. L'autre courant prit le nom de Domovinaška stranka prava d'après
leur journal Hrvatska domovina (la Patrie croate). En 1903, il fusionna avec le
Parti national indépendant : la nouvelle organisation prit le nom de Parti croate
du droit (Hrvatska stranka prava).

TENSIONS ET COOPÉRATION ENTRE CROATES ET SERBES


Le ban de Croatie entre 1883 et 1903, Karoly Khuen-Herdevary, nommé
par Vienne, administra avec autorité la Croatie et renforça les divisions entre

dans la Krajina peuplée majoritairement de Serbes. Les insurgés (400 environ) se


ras emblèrent le 7 octobre 1871 dans le village de Bročanac où Eugen Kvaternik nomma un
gouvernement provisoire. Le lendemain, les troupes de ce dernier prirent possession de Rakovica, mais
leur avancée fut limitée par la réaction des troupes autrichiennes qui procédèrent à
l'encerclement des insurgés. Le 1 1 octobre 1871, Eugen Kvaternik périt après avoir lancé une
entreprise hasardeuse. La population locale ne soutint pas le soulèvement.
33. Mirjana Gross: «Osnovni problemi pravaške politike 1878-87 », Historijski
zbornik, L IV, 1962, p. 92-1 13.
34. À propos des événements de 1883, voir Dragutin Pavličević, Narodni pokret 1883
u Hrvatskoj, Zagreb, Liber, 1980, 394 p. En 1883, le responsable des Finances de la Croatie,
Antal David, fit installer des armoiries du pays avec des inscriptions bilingues croates et
hongroises sur les façades des immeubles de son administration, alors que la langue
administrative, selon l'accord de 1868, était le croate. Des manifestations éclatèrent contre cette
infraction à la Constitution. Des troubles dans les campagnes éclatèrent au même moment
contre les autorités hongroises. En septembre, ces dernières introduisirent l'état d'exception
afin d'étouffer le mouvement de protestation.
472 YVES ТОМІС

Croates et Serbes en exploitant les différences régionales et nationales du pays.


Il parvint à obtenir la loyauté des Serbes en leur accordant quelques concessions
concernant la religion, l'emploi de l'alphabet cyrillique et leur participation à la
vie politique locale35. Les frictions aboutirent en 1902 à des manifestations
antiserbes à Zagreb où les biens de Serbes furent détruits après la parution d'un
article niant l'individualité nationale croate36.
En 1903, la Croatie-Slavonie fut traversée par une vague de
mécontentement contre le pouvoir de Khuen-Herdevary et la domination hongroise. Les
revendications portèrent sur l'autonomie financière de la Croatie et sur les
libertés civiques et constitutionnelles. La révolte fut réprimée par l'armée. Ce
mouvement national permit de créer les conditions de la liaison des forces politiques
de Croatie-Slavonie à celles de Dalmatie, ainsi que de la collaboration entre
partis politiques croates et serbes, surtout après l'assassinat à Belgrade du roi
serbe Alexandre Obrenović qui avait mené une politique pro-autrichienne. Le
nouveau roi, Pierre Karadjordjević, s'appuya sur la Russie pour contrer le poids
de l'Autriche sur la Serbie.
Un nouveau cours politique se développa en Dalmatie en réaction à la
tentative d'élargir l'emploi de l'allemand à l'intérieur de la région. L'ensemble des
partis (le Parti national croate — Narodna hrvatska stranka, le Parti du droit —
Stranka prava, le Parti serbe — Srpska stranka) rejetèrent cette volonté germa-
nisatrice. En 1905, le Parti national croate qui était demeuré ouvert à une
coopération avec les représentants serbes et le Parti du droit, dirigé par Ante Trumbić
(1846-1938) et Frano Supilo (1870-1917), ayant abandonné son caractère
purement croate, fusionnèrent et donnèrent naissance au Parti croate (Hrvatska
stranka) qui adopta l'année suivante un programme soulignant la nécessité
d'union entre la Dalmatie et la Croatie-Slavonie, comme premier pas de
l'établissement d'un État indépendant. La collaboration entre les peuples slaves et
l'unitarisme national affirmant que les Croates et les Serbes constituaient un
même peuple figuraient parmi ses principaux points. Les tenants dalmates du
nouveau cours parvinrent à convaincre l'opposition de Croatie-Slavonie
d'adopter leurs conceptions. En octobre 1905, les députés des parlements de Dalmatie
et de Croatie-Slavonie, hostiles aux autorités, se réunirent à Rijeka où ils
adoptèrent une résolution dans laquelle ils se déclaraient prêts à soutenir le
peuple hongrois dans sa lutte pour l'indépendance au détriment des Autrichiens.
Ils y revendiquèrent la réincorporation de la Dalmatie à la Croatie-Slavonie,
l'établissement de l'indépendance politique, culturelle et économique de la
Croatie, ainsi que l'introduction d'un ordre politique démocratique. À Zadar,
deux semaines plus tard, les députés serbes de Dalmatie approuvèrent dans une
résolution les principes définis à Rijeka et abandonnèrent leur opposition à

35. Bogdanov, op. cit., p. 7 19-727


36. Le texte « Srbi i Hrvati », rédigé par Nikola Stojanović, fut publié à Belgrade dans
la revue Srpski književni glasnik et repris par le journal serbe de Croatie Srbobran, le 27 août
1902. Le gouverneur Khuen-Herdevary s'était lié à des politiciens serbes (Gjura Gjurković,
etc.) qu'il utilisait pour contrer l'opposition nationale croate depuis 1884. Depuis l'intégration
des Confins militaires à la Croatie-Slavonie en 1881, les Serbes constituaient un facteur
politique non négligeable. La parution de l'article en question fut la goutte d'eau qui fit déborder
le vase et provoqua un mouvement de colère de Croates à l'encontre des Serbes.
LE MOUVEMENT NATIONAL CROATE AU XIX^ SIÈCLE 473

l'union de la Dalmatie et de la Croatie-Slavonie à la condition d'obtenir la


reconnaissance de l'égalité entre les peuples serbe et croate.
En décembre 1905, en Croatie-Slavonie fut créée la Coalition croato-serbe
qui regroupa le Parti croate du droit, le Parti progressiste croate — Napredna
stranka, le Parti indépendant serbe — Srpska samostalna stranka, le Parti
radical serbe (jusqu'en 1907) — Srpska radikalna stranka, et le Parti
social-démocrate (jusqu'en 1906) — Socialdemokratska stranka Hrvatske i Slavonije. La
Coalition constituait un conglomérat hétérogène et des tensions existèrent entre
ses membres, notamment entre le Parti progressiste, laïque, et le Parti croate du
droit comprenant des ecclésiastiques. Le Parti progressiste fut le seul parti à
formuler un programme politique explicitement yougoslave37.
Lors des élections de 1906, la Coalition devint le principal groupe au
Sabor3*. Mais elle ne résista pas longtemps aux pressions de Vienne et de
Budapest qui vivaient l'entente croato-serbe comme une menace sérieuse. Le Parti
pur du droit de Josip Frank mena également une campagne véhémente contre la
Coalition, le Parti paysan populaire — Hrvatska pučka seljačka stranka des
frères Radić — Antun (1868-1919) et Stjepan (1871-1928) — créé en 1904, y
était également opposé. L'échec de la Coalition se caractérisa par son incapacité
à s'opposer à une loi légalisant la magyarisation des chemins de fer en Croatie
en avril 1907. Cette initiative hongroise mit un terme aux espoirs d'entente et de
compromis entre Croates et Hongrois exprimés dans la résolution de Rijeka.
En septembre 1908, l'Autriche annexa la Bosnie-Herzégovine justifiant son
acte par des considérations de défense face au danger que représentait pour elle
la politique extérieure du royaume serbe. Pour faciliter son entreprise en Bosnie
et dans le but d'affaiblir la Coalition croato-serbe, l'Autriche s'enquit de
dissoudre le Sabor. À l'approche de l'annexion, des procès contre de prétendus
comploteurs serbes, au nombre de cinquante-trois, furent organisés afin de
justifier l'entreprise autrichienne et de prouver que la Serbie menaçait l'intégrité de
la monarchie habsbourgeoise. Hormis le parti du droit de Josip Frank, aucun
parti croate ne s'associa à la campagne antiserbe organisée par les autorités
autrichiennes et hongroises. Les Serbes visés étaient tous membres du Parti
indépendant serbe participant à la Coalition. On accusa les prétendus
comploteurs de propager l'idéologie grand-serbe en Croatie-Slavonie, en Dalmatie et en
Bosnie-Herzégovine, de tenter d'organiser une révolution avec l'aide des armées
de Serbie et du Monténégro et de vouloir associer les territoires sud-slaves de la
monarchie à la Serbie du roi Pierre Karadjordjević39. En mars 1909, trois des
leaders de la Coalition croato-serbe, dont Frano Supilo, portèrent plainte contre
l'historien Friedjung qui, sur la base de faux documents, avait volontairement
accusé la Coalition de recevoir une aide financière du gouvernement serbe dans
le but de fomenter une révolution dans la monarchie. Au cours du procès, qui se
déroula à Vienne, le ministre des Affaires étrangères autrichien, Aehrenthal, le

37. Šidak, Gross, Karaman et Šepič, op.cit., p. 230


38. La coalition ne put imposer son représentant au poste de ban de Croatie. Le comte
Pejačević garda donc ses fonctions étant un homme de confiance du Premier ministre
hongrois Wekerle. La partie hongroise ne cessa d'entraver le travail législatif du Sabor.
39. Le procès débuta le 3 mars 1909 et s'acheva 5 octobre 1909 par la condamnation
de trente et une personnes, dont Adam et Valerijan Pribićević qui furent condamnés à douze
années d'emprisonnement.
474 YVES ТОМІС

principal orchestrateur de la campagne antiserbe de 1908-1909, se trouva


compromis. La partie autrichienne fut contrainte de chercher une sortie honorable
avec la Coalition croato-serbe : le gouverneur Rauch (1908-1910) qui avait été
nommé dans le but de réduire l'influence de la Coalition et, à cette fin, avait
mené une politique autoritaire sans convocation du Sabor, fut écarté. Il fut
remplacé par Nikola Tomašić (1910-1912), homme de confiance de Khuen-
Herdervary, redevenu premier ministre du gouvernement hongrois. Le nouveau
gouverneur conclut un pacte avec la Coalition serbo-croate. Cette dernière passa
à une approche politique opportuniste en abandonnant provisoirement ses
revendications liées à la question nationale. Frano Supilo quitta la Coalition au cours
du procès intenté à Friedjung afin de ne pas compromettre son organisation et
parce qu'il s'opposait à sa nouvelle orientation politique40. Le procès de haute
trahison ne l'affaiblit pas, elle conserva sa majorité au Sabor jusqu'à
l'éclatement de la guerre en 1914. En son sein, la jeunesse progressiste marqua de plus
en plus radicalement sa désapprobation au cours opportuniste.

LA JEUNESSE RÉVOLUTIONNAIRE YOUGOSLAVE


Déçus par l'attitude des principaux partis, certains jeunes décidèrent de
s'engager dans une voie révolutionnaire afin de résoudre la question nationale.
Les mouvements de la jeunesse en question n'eurent jamais une structure orga-
nisationnelle strictement déterminée, ni une base idéologique harmonieuse. Ils
étaient traversés par tous les courants du socialisme (surtout par l'anarchisme et
le syndicalisme révolutionnaire), ainsi que par le nationalisme.
L'université de Zagreb devint le centre du mouvement de la jeunesse
yougoslave, dans lequel les étudiants de Dalmatie jouèrent un rôle primordial.
L'influence de ces jeunes se fit en premier lieu sentir dans le domaine culturel où ils
s'efforcèrent d'établir une culture yougoslave unifiée. Ils tentèrent de se
structurer politiquement en 1911 en fondant, à Split, la Jeunesse croato-serbe radicale
et progressiste (Hrvatsko -srpska radikalno-napredna omladina). Leur
programme mettait en avant la lutte contre le cléricalisme, la nécessité de l'union
nationale des Croates et des Serbes, tant au niveau politique que culturel, social
et économique. Ils encouragèrent également le rapprochement avec les Slovènes
et les Bulgares41. Plus tard, un groupe (dirigé par Vladimir Čeřina et Oskar
Tartaglia) s'en écarta, ayant fait le choix d'un combat sans compromis et plus
actif pour l'unité serbo-croate et la création d'un État yougoslave démocratique
sur les ruines de la monarchie austro-hongroise. Il fonda une nouvelle structure :
la Jeunesse nationaliste unie (Ujedinjena nacionalistička omladina), dont
l'idéologie reposait sur une conception unitariste du yougoslavisme, à savoir sur le
fait que les Serbes, les Croates et les Slovènes constituaient une seule et même
nation. Ils s'opposaient aux idéologies nationales exclusives, au cléricalisme et
au nationalisme autrichien.
À la veille de la Première guerre mondiale, la vie politique était dominée
par la Coalition croato-serbe qui, lors des élections législatives de décembre
1913, avait obtenu la majorité absolue (48 mandats contre 40 répartis entre le

40. Dragovan Šepić, éd., Frano Supilo : politički spisi, Zagreb, Naprijed, 1970, p. 49-
51.
41. Šidak, Gross, Karaman et Šepić, op. cit., p. 282. Cette organisation déjeunes édita
à Zagreb son journal Val.
LE MOUVEMENT NATIONAL CROATE AU XIXe SIÈCLE 475

Parti du droit de Starčević42, le Parti pur du droit de Josip Frank, le Parti paysan
populaire croate de Stjepan Radić). L'idéologie yougoslave, sous sa forme
unitariste tendait à devenir prédominante parmi les élites croates. Cette évolution
était essentiellement due aux menaces d'expansion allemande vers les Balkans.
Ce fut d'ailleurs pour la même raison que le gouvernement serbe de Nikola
Pašić s'orienta en 1914 vers la création d'un État yougoslave et abandonna
progressivement son projet étatique spécifiquement serbe. Étant donné la position
géopolitique (menaces allemandes, italiennes) et la faible puissance de la
Croatie à l'époque, le mouvement national croate ne pouvait s'inscrire dans un
cadre national étroit.

(Bibliothèque de documentation
internationale contemporaine)

42. Produit d'une scission du Parti pur du droit de Josip Frank en 1908.

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