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AIX-MARSEILLE UNIVERSITE

THESE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR D'AIX-MARSEILLE UNIVERSITE
Spécialité : Histoire
Présentée par Walid Y. BELBACHIR

Thèse dirigée par Jean-Luc ARNAUD

préparée au sein du laboratoire Temps, Espaces, Langages,


Europe-Méridionale & Méditerranée (TELEMME)

avec le soutien financier et scientifique de


L'Association pour l'histoire des chemins de fer (AHICF)

L'établissement des chemins de fer dans les Balkans


à l'époque ottomane : structuration de l'espace et
organisation des échanges (1856-1913)

JURY :
Jean-Pierre Williot (Rapporteur)
Professeur, Université François Rabelais –
Nicolas Marty (Rapporteur)
Professeur, Université de Perpignan
Catherine Horel (Examinatrice)
Directrice de recherches, CNRS, Univ. Paris I Panthéon Sorbonne
Xavier Daumalin (Examinateur)
Professeur, Aix-Marseille Université

Invités : Robert Ilbert, Professeur des Universités


Henry Jacolin, Président de l'Association internationale
pour l'histoire des chemins de fer (AHICF)
Soutenance prévue le 22 décembre 2017
REMERCIEMENTS

A Jean-Luc Arnaud, qui m'a guidé avec patience et bienveillance tout au long de mes
travaux

A Robert Ilbert, qui m'a transmis le goût de la recherche et des (re)mises en question

A toute ma famille, qui m'a soutenu du mieux qu'elle le pouvait

A mes amis, pour leurs encouragements et leur confiance

A Marion, qui s'est attachée à la relecture


Le livre de la vie est le livre suprême.
Qu'on ne peut ni fermer, ni rouvrir à son choix ;
Le passage attachant ne s'y lit pas deux fois.
Mais le feuillet fatal se tourne de lui-même ;
On voudrait revenir à la page où l'on aime.
Et la page où l'on meurt est déjà sous nos doigts.

LAMARTINE

A la mémoire des mes grands-parents


INTRODUCTION

Le monde globalisé que nous connaissons aujourd'hui est le fruit d'un


long processus de mise en réseau des territoires, amorcé au XIX e siècle grâce à la
révolution industrielle. Depuis le début de la navigation, seule la force du vent ou celle
des rameurs permettait aux navires de voguer sur les mers et depuis des temps
immémoriaux, le cheval au galop était le moyen de transport le plus rapide sur (T)terre.
L'invention du navire à vapeur et de la locomotive laissent entrevoir les répercussions
qui s'annoncent sur l'organisation de la vie des hommes. La transformation des modes
de production, et les dynamiques politiques de la Révolution française, engendrent une
large refonte de l'ordre économique et social au Nord-Ouest de l'Europe, dans l'espace
comprenant la moitié Sud du Royaume-Uni et tout le littoral bordant la mer du Nord et
la Manche, entre Le Havre et Hambourg. Dans ces territoires, les ateliers ont
progressivement laissé place aux usines, et les chemins de fer ont peu à peu remplacé
les routes et les sentiers. Des besoins de financement de l'industrie naît un
redimensionnement des institutions bancaires. Celles-ci élargissent constamment la
masse de capitaux mobilisables en développant l’actionnariat, qui permet à la fois
d'agglomérer des fonds et de limiter les risques liés à leur gestion. Les alliances, les
levées d'emprunts et la vente de titres au public, permettent aux banques de financer
l'énorme essor de l'industrie : le charbonnage, la sidérurgie, le transport terrestre et
maritime, ainsi que les assurances. Industriels et banquiers constituent alors le fer de
lance des sociétés industrialisées, qui étendent leur modèle de fonctionnement vers le
centre et le Sud de l'Europe. L'industrialisation des procédés de fabrication, permettant
de produire à grande échelle, et la puissance des nouveaux moyens de transport,
engendrent le développement d'une économie qui tend à se mondialiser. Fernand

1
Braudel a appelé ce système l'économie-monde. Le Royaume-Uni, qui possède l'Empire
colonial le plus étendu, comprenant notamment les Indes, conquises au cours de la
seconde moitié du XVIIIe siècle, y occupe une place prépondérante. Au début des
années 1850, six grandes puissances se distinguent : le Royaume-Uni, la France,
l'Empire austro-hongrois, la Russie, et dans une moindre mesure l'Italie et l'Allemagne,
Etats dont l'unité politique est alors toujours inachevée. Leur expansion s'appuie sur la
conquête de nouveaux marchés, afin d'écouler les produits issus de leur production
respective et d'extraire les ressources naturelles nécessaires au soutien de leur
développement. Ce mouvement, qui semble irrésistible, se retrouve confronté à une
problématique de taille : l'Orient est en grande partie sous domination ottomane.
L'Empire ottoman, que l'on qualifie au XIXe siècle, d'homme malade de
l'Europe, est demeuré en dehors du processus de modernisation qui fonde le pouvoir des
grandes puissances. Installée à Constantinople, depuis la conquête de la ville en 1453
par Mehmet II, appelé al-Fatih, c'est-à-dire le conquérant, la dynastie des Osman règne
au milieu des années 1850 sur un ensemble de territoires répartis sur trois continents.
En Asie, l'Empire ottoman englobe toute la péninsule arabique, la Mésopotamie, la
Syrie, l'Anatolie et le Caucase. La Russie et la Perse bordent ses frontières orientales.
En Afrique, il ne contrôle plus que la Tunisie, la Tripolitaine (Libye) et l'Egypte, depuis
la perte de l'Algérie, abandonnée à la France. Dans les eaux de Méditerranée orientale,
Constantinople règne sur les deux plus grandes îles, la Crète et Chypre. En Europe, le
territoire de l'Empire ottoman comprend l'intégralité de la péninsule balkanique, à
l'exception de la Grèce, indépendante depuis 1832. Au Nord, ses possessions
européennes se limitent à la Bosnie-Herzégovine, à la Serbie et à la Roumanie,
territoires dont les frontières septentrionales forment une zone de contact avec
l'Autriche-Hongrie. Au niveau des embouchures du Danube, c'est à l'Empire russe que
le pouvoir ottoman fait face. A partir de 1856, le fleuve Pruth, au Nord des bouches du
fleuve, forment la frontière européenne entre les territoires du tsar de Saint-Pétersbourg
et ceux du sultan de Constantinople.
A cette période, l'économie-monde repose sur deux forces d'attraction
prépondérantes, celle exercée par le Nord-Ouest de l'Europe, et celle exercée par les
Indes, dont la partition donnera naissance au Pakistan, à l'Inde, au Bangladesh et à la
Birmanie. Londres et Bombay forment en quelque sorte deux pivots, qui permettent de
rediriger les flux d'hommes et de marchandises en Amérique, en Extrême-Orient ou en
Océanie. Entre l'Europe et l'Asie, toutes les voies de passages convergent vers l'Egypte.

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Au milieu des années 1850, que l'on emprunte la voie de mer depuis la Manche, ou que
l'on choisisse de descendre le Danube et de traverser le détroit des Dardanelles, le
passage vers les mondes asiatiques s'effectue par l'isthme de Suez et par les eaux de la
mer Rouge. Pour le Royaume-Uni, l'Empire ottoman est ainsi un territoire de liaison
incontournable. En effet, rejoindre les Indes par la voie du cap de Bonne-Espérance, au
Sud de l'Afrique, est devenu inenvisageable. Les transformations économiques et
sociales apportées par la révolution industrielle s'expriment notamment dans le rapport
au temps et à l'espace. Qu'il s'agisse d'impératifs liés aux relations commerciales entre
l'Europe et l'Orient, ou découlant de la gestion politique des colonies, le
raccourcissement des distances séparant l'Asie des sociétés industrialisées, devient pour
ces dernières un objectif prioritaire. L'Empire ottoman n'est pas uniquement un
territoire de liaison pour le Royaume-Uni, et la France, puissance qui a également des
intérêts dans le continent asiatique depuis sa percée en Indochine. Pour l'Autriche-
Hongrie et l'Allemagne, la traversée d'une partie des territoires européens de l'Empire
s'avère nécessaire pour rejoindre la mer Noire et/ou les mers chaudes, c'est-à-dire l'Egée
et la Méditerranée. C'est l'imbrication de ces stratégies transcontinentales qui confère
aux territoires balkaniques, regroupés à l'époque sous la dénomination de Turquie
d'Europe, un rôle de premier plan sur l'échiquier international.
Sur la route de Londres à Alexandrie et sur celle de Vienne à Constantinople, cet
espace concentre l'intérêt des puissances européennes durant la seconde moitié du XIXe
siècle. Au cours de cette période, de nombreux projets ferroviaires visent à réorganiser
la péninsule balkanique. Qu'il s'agisse de l'accès aux mondes asiatiques, ou encore des
projections économiques des sociétés industrialisées, la Turquie d'Europe devient un
terrain d'expression des grands enjeux de l'époque, ceux de la question d'Orient. Nous
l'avons dit précédemment, l'Empire ottoman est demeuré en grande partie en dehors du
processus de modernisation apparu au Nord-Ouest de l'Europe. Au cours de la seconde
moitié du XIXe siècle, son retard technique l'empêche de lutter à armes égales contre les
grandes puissances. Celles-ci convoitent les territoires de cet immense empire. Le
Royaume-Uni a des visées sur l'Egypte. La France souhaite conquérir l'Afrique du
Nord, la Russie projette de s'étendre sur les rives de la mer Noire ainsi que dans le
Caucase, et l'Autriche-Hongrie considère les Balkans comme sa zone d'expansion
naturelle. Cependant, la plupart de ces projections se révèlent être antagonistes. La
main-mise du Royaume-Uni sur l'Egypte est perçue par toutes les puissances comme
une menace pour les communications avec l'Orient. Un déploiement de la France en

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Algérie et au Maroc est considéré comme un risque pour la pérennité des flux
maritimes britanniques empruntant le détroit de Gibraltar. Vers l'Est, une descente russe
au Caucase ouvrirait au tsar de Saint-Pétersbourg la voie de la Perse, du golfe persique
et des Indes, ce qui est inacceptable pour Londres. Dans les Balkans, une expansion de
l'Autriche-Hongrie est considérée comme intolérable par la Russie notamment,
puissance qui a également des vues sur la Turquie d'Europe, et même sur
Constantinople. Dans ce contexte, la mise en œuvre de l'une de ces visées impérialistes
risquerait de rompre une forme d'équilibre de la terreur et de déclencher un conflit
majeur. Voici donc le cadre de la question d'Orient, dans lequel la protection des
minorités religieuses et l'influence des compagnies industrielles, constituent presque les
seuls leviers d'action des grandes puissances en territoire ottoman. A la lumière de ces
éléments, l'installation de chemins de fer dans les Balkans est une question
particulièrement sensible.
La Turquie d'Europe superpose alors une mosaïque de communautés de langue
et/ou de religion, occupant un ensemble de territoires politiquement instables et à l'écart
du grand bouleversement des techniques apporté par la révolution industrielle. Les
populations grecques, turques, israélites, tziganes, slaves et albanaises y cohabitent.
Leur recensement donne souvent lieu à des estimations contradictoires, tel que le
montre l'ouvrage de l'historien Kemal Kerpat, intitulé Ottoman population (1830-1914)
Demographic and social characteristics, paru en 1985. Deux décennies plus tard, les
données relatives à la démographie de l'Empire ottoman demeurent toujours incertaines.
Michael Palairet de l'université d'Edinburgh, qui a publié The Balkan economies (1800-
1914) en 2002, évalue la population de la Turquie d'Europe à 8,5 millions d'habitants en
18501. D'un autre côté, l'historien britannique Donald Quartet, avance un chiffre bien
plus conséquent. Il estime, dans son ouvrage intitulé Ottoman Empire (1700-1922),
paru en 2005, que les territoires européens de l'Empire abritent 15 millions d'habitants
en 1850, soit la moitié de la population ottomane2. Au regard de ces données, on peut
raisonnablement affirmer que les Balkans, Grèce non comprise, comprennent en réalité
10 à 12 millions de personnes au milieu du XIXe siècle. La France et le Royaume-Uni
en comptent respectivement 36 et 49 millions à la même période 3. Le flou qui entoure la
démographie de la Turquie d'Europe s'épaissit après les années 1870. Les révoltes, les

1- PALAIRET M., The Balkan economies (1800-1914), Evolution withouth development, Cambridge,
2002.
2- QUARTET D., The Ottoman Empire 1700-1922, Cambridge, 2005, p. 122.
3- HALBWACHS M., SAUVY A., Le point de vue du nombre, Paris, 2005.

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remaniements territoriaux et les conflits ouverts, tels que la guerre russo-turque (1877-
1878), engendrent des exodes massifs de populations, tant musulmanes que chrétiennes.
Certaines villes et campagnes se dépeuplent parfois en quelques semaines. A l'inverse,
l'arrêt de certains flux de réfugiés, sur un point du maillage territorial balkanique, suffit
pour y créer une nouvelle localité. Parmi les populations vivant en Turquie d'Europe, au
début des années 1850, se trouvent environ 60 à 70 % de chrétiens. Cette catégorie
religieuse est elle-même divisée entre les pratiquants du rite catholique, que l'on trouve
en Albanie principalement, et ceux suivant l'Eglise orthodoxe, majoritaires chez les
populations grecques et slaves.
Concernant l'administration de ces communautés, la loi islamique prévaut au
début du XIXe siècle. Le Coran considère les chrétiens et les juifs comme les
dépositaires d'une partie du message monothéiste et à ce titre, ils disposent d'un statut
particulier, celui de dhimmi. Il leur garantit un droit de protection ainsi que la liberté de
culte, en échange du paiement d'un impôt, appelé jizya. Chrétiens et juifs, à qui il est
défendu de porter des armes, dépendent, pour les affaires courantes, de leurs propres
tribunaux. Concernant l'éducation des plus jeunes, chaque communauté gère ses propres
écoles. Voici un tableau général mais il existe, en pratique, une multitude de facteurs
régissant l'existence des minorités dans l'Empire ottoman. Le plus souvent, ce sont les
conditions d'incorporation qui fondent la nature des relations avec le pouvoir central.
Chaque groupe ethnique et/ou religieux négocie en quelque sorte, sa place dans
l'Empire. Les populations ayant acceptées la domination ottomane reçoivent des
privilèges. Celles qui s'y sont opposées, en combattant, s'exposent à subir de véritables
humiliations, une fois soumises. C'est le cas des populations slaves des Balkans. Depuis
la conquête ottomane de la région, qui est presque achevée à la fin du XVe siècle, les
Bulgares et les Serbes subissent toute sorte d'abus. Le pouvoir de Constantinople exerce
notamment une forte pression fiscale sur ces populations, les poussant parfois à la
révolte. L'Empire mène alors un cycle de répressions parfois très brutales. Le sort des
chrétiens vivant sous domination ottomane est une préoccupation de taille pour les
puissances. La France soutient les communautés catholiques, à l'exception de celles
vivant en Albanie, qui se trouvent sous la protection de l'Autriche-Hongrie, et la Russie
se pose en fer de lance de la cause orthodoxe. Au cours de la première partie du XIXe
siècle, la faiblesse du pouvoir de Constantinople engendre une montée des
revendications communautaires, et par conséquent, une intensification de la répression,
en Turquie d'Europe notamment. Les puissances exigent alors la mise en place de

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réformes dont le but apparent consiste à améliorer la place occupée par les chrétiens
dans l'Empire. Il s'agit de mettre fin au régime de la loi islamique, et d'établir un régime
de lois universel, applicable à tous les sujets ottomans. Le sultan Abdul-Madjid, à la
fois conscient du besoin de modernisation qui touche l'Empire, et soucieux de
neutraliser les remontrances des puissances, consent à la mise en place d'un grand
mouvement de réformes. Il promulgue en 1839, le Hatti-Chérif de Gülhane (l'Edit noble
de la Maison Rose), qui accorde l'égalité à tous les sujets ottomans face à la loi, sans
distinction religieuse ou ethnique. En signant cet acte, Abdul-Madjid lance une période
de réformes, appelée Tanzimat, qui transformera durablement l'Empire. Cependant,
l'aide des puissances aux populations chrétiennes n'est pas désintéressée. La loi
islamique interdit de manière formelle aux non-musulmans étrangers de posséder des
biens immeubles en territoire ottoman. A ce titre, l'expansion des puissances dans
l'Empire est largement entravée. Le Hatti-Chérif est un premier pas vers la fin de cette
restriction. Le pouvoir ottoman est alors conscient que le système juridique traditionnel
forme un rempart à l'encontre de la domination économique des puissances. Mais un
conflit majeur va contraindre la Sublime Porte, expression faisant référence à l'entrée
principale du palais de Topkapi et qui désigne le pouvoir central ottoman, à étendre le
mouvement de réformes. En 1853, la guerre de Crimée éclate. Elle oppose l'Empire
ottoman à la Russie jusqu'en 1856. La France et le Royaume-Uni, puissances pour
lesquelles les projections russes en Orient constituent des menaces, entrent dans le
conflit aux côtes des forces du sultan. Suite à cette guerre, qui s'achève par le siège de
Sébastopol et par une victoire de la coalition, le pouvoir ottoman élargit le champ des
réformes, en guise de contre-partie à l'intervention franco-anglaise. Abdul-Madjid
promulgue ainsi le Hatti-Humayun en 1856. Le texte accorde notamment à tous les
étrangers, le droit d'acquérir des biens immeubles dans l'Empire. Il marque le début d'un
déploiement sans précédent des intérêts européens en Orient. La Turquie d'Europe
rentrait dans cette appellation vague, qui désigne moins une réalité géographique que
des perceptions issues d'une vision européo-centrée, empreinte de romantisme. Si le
terme Orient peut être employé pour désigner ce qui se trouve à l'Est, les territoires
auxquels il renvoie débutent en réalité là où l'imaginaire prend le dessus. Par exemple,
Victor Hugo, qui n'a jamais voyagé dans l'Empire ottoman, écrit Les Orientales en
puisant dans ces fantasmes. Au cours de son recueil de poèmes, publié en 1829,
l'écrivain estime que l'Orient commence en Espagne et par-delà le Danube. Alors que la
péninsule ibérique peut difficilement être considérée comme faisant partie aujourd'hui

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de l'Orient, il semble que la grande voie danubienne revêt encore de nos jours une
fonction particulière dans l'imaginaire collectif. Le Danube, dont le cours se développe
sur 3000 kilomètres environ, entre la Bavière et la mer Noire, joue effectivement un
rôle d'importance dans l'articulation des mondes. Après avoir quitté Vienne et Budapest,
en se dirigeant vers le Sud, il est rejoint par la Save à hauteur de la Serbie. Le fleuve
coule ensuite vers l'Est, en traversant toute la principauté de Valachie (qui constituera
l'une des composantes de la future Roumanie), et se jette dans les eaux du Nord-Ouest
de la mer Noire par les multiples bras qui forment son delta. Entre Belgrade et les
embouchures, le Danube traverse des territoires ottomans. Depuis les ports fluviaux qui
ponctuent la rive Sud du fleuve, on accède à l'intérieur de la Serbie et de la Bulgarie.
Les eaux de la mer Noire permettent par ailleurs de rejoindre Constantinople ou les
cités portuaires de la côte anatolienne. Pour toutes ces raisons, le Danube est à juste
titre, considéré comme une voie vers l'Orient. Cette fonction se révèle lors de
l'apparition des premiers projets ferroviaires en Turquie d'Europe, à la fin des années
1850. Ils visent à relier le Danube à la mer Noire dans l'optique de favoriser la
circulation des flux humains et commerciaux à l'échelle intercontinentale. A cette
période, les réformes libérales accordées par le sultan, les besoins des sociétés
industrialisées en débouchés et en matières premières, ainsi que la nécessité de
moderniser l'Empire, constituent autant d'éléments poussant à la mise en place de lignes
ferroviaires dans les Balkans. La création de nouvelles voies de communication en
Turquie d'Europe, qui ne compte en 1856 aucun chemin de fer, participe d'un
mouvement planétaire pour ce nouveau moyen de transport rapide et puissant. Au cours
de la seconde moitié du XIXe siècle, l'expansion des lignes ferroviaires est mondiale et
touche tous les continents. On compte, en 1901, 700 000 kilomètres de voies ferrées à
travers la planète dont 260 000 kilomètres en Europe. Cette mise en réseau du monde
s'appuie notamment sur une série d'avancées techniques et d'inventions, telles que la
perforatrice mécanique à vapeur, grâce à laquelle la montagne n'est plus un obstacle
insurmontable. En Turquie d'Europe, plusieurs grandes chaînes montagneuses forment
le relief de la région. Au Nord, les Carpates marquent la limite avec l'Autriche-Hongrie.
Au centre de la péninsule, la chaîne des Balkans s'étend de Sofia à la mer Noire. Au
Sud, les monts Rhodopes parcourent toute la Macédoine orientale. A l'Ouest, le littoral
de l'Adriatique est longé par les Alpes dinariques, qui traversent la Bosnie-Herzégovine,
et par les monts Sar, situés en territoire albanais. Enfin, au Sud-Ouest, l'Epire et la
Thessalie séparent la Grèce de l'Empire ottoman. Entre ces chaînes de montagnes, des

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vallées et des plaines permettent la circulation des hommes et des marchandises. C'est
dans ces couloirs de communication, plus ou moins étendus, que les groupements de
populations se concentrent. D'immenses plaines, que le Danube coupe horizontalement
relient le Sud des Carpates et le Nord du massif des Balkans. Entre cette dernière chaîne
de montagnes et les monts Rhodopes, c'est la vallée du fleuve Maritza qui sert de voie
de passage. Elle unit Sofia à Dédéagatch (l'actuelle Alexandropopouli) sur la mer Egée,
en traversant notamment Philippopouli (Plovdiv) et Andrinople, que l'on nomme
désormais Edirne. Cette ville commande notamment les communications entre le cours
supérieur de la Maritza et la Thrace orientale, une région de sable et de broussailles
traversée par la rivière Erghene, et qui forme le voisinage européen de Constantinople.
La vallée du Vardar trace une voie de communication entre l'Ouest des Rhodopes et
l'Est des montagnes albanaises, permettant de relier le Kosovo et la Serbie au port de
Salonique (aujourd'hui Thessalonique). Depuis cette ville, des plaines permettent
d'atteindre les sentiers menant à la région de Monastir et du lac d'Ohrid, situé aux portes
de l'Albanie. Par voie de terre, Salonique communique avec la Thrace par une bande
côtière, coincée entre les contreforts méridionaux des Rhodopes et les rives de la mer
Égée. Sur le plan administratif, la situation de la Turquie d'Europe évolue au milieu du
XIXe siècle. En effet, une grande réforme appelée à réorganiser l'administration de tous
les territoires de l'Empire ottoman est lancée au début des années 1840, dans la foulée
de la promulgation du Hatti-Chérif. Il faut toutefois attendre 1864 pour qu'elle soit
progressivement mise en œuvre. La réforme établit une pyramide de circonscriptions,
sur le modèle français. Le territoire ottoman est divisé en 27 provinces, portant
l’appellation de vilayet. Chacune d'elle est fractionnée en un nombre variable de
départements, que l'on désigne par le terme sandjak, eux-mêmes formés de cantons,
dénommés kaza. A l’échelon inférieure, on trouve une unité encore plus restreinte,
appelée nâhiye, c'est celle du village. Effectuée en grande partie dans un objectif de
rationalisation du système fiscal, la réforme de 1864 institue un administrateur pour
chaque circonscription. Le vali gouverne le vilayet, le mutasarrif gère le sandjak, le
kaymakan est en charge du kaza, et enfin le müdür, qui est l'équivalent d'un maire de
village, est responsable du nâhiye. La Turquie d'Europe, qui renvoyait auparavant
entièrement au vilayet de Roumélie, comporte désormais six grandes provinces, dont le
nom désigne la capitale qu'il leur a été assignée. Au Sud-Est de la péninsule, se trouve
le vilayet d'Andrinople. Il englobe toute la zone comprise entre la chaîne des Balkans,
celle des Rhodopes et la mer Noire. Les côtes de la Thrace, en mer Egée et en mer de

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Marmara, forment les limites méridionales de cette province. Le vilayet de Salonique
comprend toute la région allant de Monastir (aujourd'hui Bitola) à Makri, cité portuaire
du littoral macédonien se trouvant à une trentaine de kilomètres à l'Ouest de
l'embouchure de la Maritza. Presque la totalité des rives Nord de la mer Egée et de la
Macédoine historique se situe dans cette province. Au Sud-Ouest, on trouve le vilayet
de Janina (l'actuelle Ioannina), frontalier avec la Grèce, qui s'étend de la mer Adriatique
aux côtes égéennes. La province de Bosna-Seraï, l'ancien nom de Sarajevo, englobe
toute la Bosnie-Herzégovine. Elle s'étend également le long du littoral albanais, jusqu'à
rejoindre les frontières Nord du vilayet de Janina. Celui d'Uskub, l'actuelle Skopje, ville
située sur le fleuve Vardar, est le plus restreint. Il comprend une zone allant des
contreforts orientaux des monts Sar, en Albanie, au Sud de la vallée de la Morava serbe.
Pristina en fait partie. Enfin, le vilayet du Danube renvoie à un quadrilatère, formé par
la rive Sud du fleuve, les côtes de la mer Noire, le versant Nord de la chaîne des
Balkans et la frontière serbe. Lors de la mise en œuvre de la réforme de l'administration
des territoires de l'Empire ottoman, la Serbie est une principauté vassale, sous la
suzeraineté de Constantinople mais non administrée par le pouvoir central. Au Nord du
Danube, la situation est identique. Les principautés moldo-valaques, jouissent d'une
grande autonomie interne, mais la Porte exige le paiement d'un tribut et détient le droit
d'interférer dans les affaires politiques. Enfin, le Monténégro, a été reconnu comme
indépendant à la fin des années 1850.
En Turquie d'Europe, l'agriculture, l'artisanat et l'élevage, constituent les
domaines d'activités les plus répandus mais restent limités au marché local ou aux villes
alentours. La faiblesse des voies de communication et les modes de production ne
créent pas ou peu d'excédents, empêchant un décollage économique des ports de la mer
Egée et de la mer Noire. A cette époque, la topographie et les antagonismes
communautaires encouragent le morcellement de la région. Les nombreux
déplacements de populations, anciens ou plus récents, ainsi que les revendications
nationalistes, souvent mythifiées, rajoutent à l'originalité de ce maillage territorial en
voie de transformation. Sur cet aspect, l'expression de « temps consolidé », employée
par Marcel Roncayolo pour définir les réalités d'une construction territoriale, trouve un
écho particulier.
Les chemins de fer ont été installés en Europe dans un maillage territorial où les
routes, capables d'accueillir des services de diligences, organisaient principalement les
échanges. Le passage au train a donc eu un impact limité sur le rapport au temps et à

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l'espace. Par contre, dans les Balkans, aucune route carrossable ne réunit les différentes
régions. Seules les pistes caravanières et quelques voies d'eaux permettent de connecter
les localités entre elles. Les échanges intérieures s'effectuent à l'aide de chariots à
bœufs, dont la vitesse maximale n'est que de cinq km par heure. En prenant en compte
les haltes nécessaires au repos des hommes et des bêtes, relier deux villes dont
l'éloignement équivaut à 200 kilomètres nécessite cinq jours en terrain plat. Sur la
même distance, si l'on emprunte des pistes de montagne, par ailleurs inaccessibles à la
saison hivernale, le temps de trajet peut être doublé 4. En train, seule une dizaine
d'heures s’avérerait nécessaire. Dans cet environnement territorial, l'installation de
chemins de fer est donc appelée à profondément restructurer les systèmes d'inter-
dépendances et à redéfinir les hiérarchies, celles basées sur l'attractivité économique.
Cet effet de basculement constitue un facteur déterminant pour l'intégration territoriale
des villages, des villes et des ports de la Turquie d'Europe. La territorialisation nouvelle
de l'espace balkanique est donc appelée à engendrer de nouvelles considérations, mêlant
les questions de développement économique, de contrôle politique et de défense
militaire. Pour cette raison, la mise en place de lignes ferroviaires en Turquie d'Europe
est le fruit de longues périodes d'observations et d'intrigues, animant les plus hauts
niveaux du monde industriel, financier et diplomatique.
Ce processus de restructuration mêle une multitude d'acteurs, qu'ils soient
institutionnels, privés ou étatiques, et dont l'action résulte le plus souvent d'un
entremêlement de considérations, à la fois locales, régionales et internationales.
L'instabilité politique des Balkans et la situation de faillite dans laquelle se trouve le
trésor ottoman après la guerre de Crimée, rajoutent à l'originalité de cette recherche. En
phase de décadence, l'Empire tente de retarder sa chute au cours du XIXe siècle. Tel que
nous le verrons, le pouvoir ottoman n'est pas spectateur dans la question d'Orient. Il sait
utiliser les rivalités entre grandes puissances pour préserver ses intérêts. L'octroi de
concessions ferroviaires fait partie de ses moyens d'action. Le chemin de fer est
pourtant considéré comme un cheval de Troie par la Porte. Un territoire enclavé,
dépourvu de voies ferroviaires, semble bien moins accessible en cas d'invasion
étrangère. Toutefois, le pouvoir de Constantinople pâtit également de la structuration
quasi archaïque du maillage territorial de l'Empire. L'éloignement entre la capitale et
ses administrés s'avère bien trop important pour établir une gestion efficace de certains

4- Compte-tenu de la grande variabilité de la notion de distance dans les Balkans, où les dénivelés ne
manquent pas, elle renvoie dans cette thèse à la longueur de l'intervalle entre deux points.

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vilayets. En Turquie d'Europe, ce problème est amplifié non seulement par le relief,
mais également par les impératifs sécuritaires. L'octroi d'une concession ferroviaire
permet alors de redimensionner toute une politique d'administration de régions parfois
turbulentes. Industriels et banquiers européens convoitent les investissements dans le
domaine ferroviaire. La construction de chemins de fer est le plus souvent financée en
recourant à des emprunts par obligations, grévant certains des revenus de l'Empire, et
leur exploitation est assurée d'un rendement minimal, grâce à l'octroi d'une garantie
kilométrique. Ce système consiste à compléter les recettes d'une ligne dans l'éventualité
où celles-ci n'atteignent pas un certain seuil. Par exemple, lorsqu'une garantie
kilométrique est fixée à 15 000 francs, et que l'exploitation d'une voie ferrée ne rapporte
que 10 000 francs par kilomètre, l'Etat ottoman doit débourser la différence, soit une
somme de 5000 francs. Les montants nécessaires au remboursement des emprunts et au
paiement des déficits des compagnies ferroviaires proviennent directement des impôts
prélevés aux quatre coins de l'Empire.
Afin d'éclairer le lecteur, sur la véritable valeur des capitaux engrangés,
quelques précisions s'imposent, au sujet du coût de la vie et du travail durant la seconde
moitié du XIXe siècle. En France, le salaire journalier d'un ouvrier, qui dépend d'une
multitude de facteurs, tels que le sexe, l'age et l'activité de ce dernier, est en moyenne de
quatre francs à Paris, et de trois francs dans les campagnes, entre 1850 et 1890. Si l'on
ne tient pas compte des années de mauvaises récoltes, durant lesquelles la valeur des
produits de consommation s'envole, un kilogramme de pain coûte en moyenne 0,40
francs au cours de cette période. La viande de bœuf est de plus en plus consommée,
malgré l'accroissement de son prix, qui passe de 0,80 francs par kilogramme en 1850 à
1,80 francs en 189056. Ces quelques données permettront de mieux appréhender les
enjeux financiers qui accompagnent la mise en place des voies ferrées balkaniques.
Soulignons que l'expansion du chemin de fer est indissociable de l'essor de la
navigation au long cours, permis par l'introduction progressive des navires à vapeur, et
par la mise en service du canal de Suez en 1869. Œuvre franco-anglaise, il coupe
l'isthme du même nom, et permet de mettre en connexion la Méditerranée et la mer
Rouge, sans aucune rupture de charge. Le canal accueille donc un fort trafic
international, mais sa gestion est complexifiée par les différentes méthodes de jaugeage
des navires. Leur capacité de transport est calculée en tonneau, c'est-à-dire le tonnage,.
5- Georges Renaud, « Prix et salaires à Paris en 1870 et 1872 », In. Journal de la Société statistique de
Paris, t. 14, 1873, pp. 176-185, http://www.numdam.org/article/JSFS_1873__14__176_0.pdf
6- LINDEN G., Les mots des mines et carrières du Maine-et-Loire, Le Coudray-Macouard, 2004, p. 46.

11
En France, cette unité renvoie, jusqu'en 1873, à un volume de 1,44 mètre cube, c'est-à-
dire pouvant contenir quatre barriques de vin de Bordeaux. Au cours de cette année, en
réponse aux difficultés rencontrées dans l'administration du canal de Suez, une
commission internationale se réunit à Constantinople. Elle instaure une uniformisation
de la méthode de jaugeage à tous les pavillons. Le tonnage des embarcations est
désormais calculé sur la base du tonneau anglais, qui correspond à un volume de 2,83
mètres cubes7. Mesurer la densité des flux maritimes en connexion avec les ports de la
Turquie d'Europe permettra de définir les interactions qui les unissent à leur hinterland
respectif, et de mettre en lumière l'évolution de leur rôle dans l'économie-monde.
L'expansion du chemin de fer est ainsi un thème de prédilection pour l'analyse
des impérialismes économiques européens, enjeu constant de l'historiographie française
depuis les années 1970. Il apparaît par ailleurs que l'étude de l'expansion des voies
ferrées au tournant du XXe siècle est indissociable des considérations méthodologiques
apportées par les approches marxistes de l'impérialisme. Sur cette thématique, les
travaux de Jacques Thobie ont soulevé des débats et des controverses dont les plus
tenaces persistent encore aujourd'hui. En détaillant de manière remarquable l'intensité et
la trajectoire des flux de capitaux français en direction de l'Empire ottoman, il a permis
de requestionner les modèles parfois rudimentaires de la primauté de l'expansion du
capital. Plus largement, Jacques Thobie a contribué de manière remarquable à l'étude
des « forces profondes » dans l'histoire des relations internationales. Elles renvoient aux
acteurs économiques et politiques, ainsi qu'aux facteurs démographiques, culturels et
topographiques. Son empreinte se retrouve chez des historiens tels que Nathalie Clayer,
Faruk Bilici, René Girault ou Samir Saul. Du côté des économistes, la méthodologie
rigoureuse qu'il applique à la compréhension des projections économiques est un des
fondements de la critique contemporaine des systèmes de production, initiée par
Christian Palloix et Serge Latouche, penseurs de la décroissance depuis la fin des
années 1970. Les travaux de Jacques Thobie furent surtout utiles dans la dernière partie
de cette thèse, qui s'intéresse notamment à comprendre l'entremêlement de forces,
qu'elles soient financières ou politiques, qui fonde la réalisation d'un projet à
l'envergure considérable : la mise en place d'un chemin de fer entre Berlin,
Constantinople et Bagdad. Les recherches portant sur l'introduction du rail en Turquie
d'Europe s'avèrent peu nombreuses. Henry Jacolin, le président de l'Association
internationale pour l'histoire des chemins de fer (AHICF), en est l'un des rares

7-

12
connaisseurs. Sur les questions liées à la transformation des ports balkaniques de la mer
Noire au cours du XIXe siècle, l'universitaire roumain Constantin Ardeleanu fait
référence. Ce dernier est l'un des leaders du Black Sea Research Project, un programme
de recherche international dédié à comprendre l'intégration de cet espace maritime à
l'économie-monde.
Ce travail doctoral, qui fait la part belle aux enquête de terrain, couvre donc une
large période, allant de la fin de la guerre de Crimée (1856) à la veille de la Grande
Guerre (1913), et tente de se saisir de considérations multiples dans l'objectif de mettre
en lumière les stratégies économiques, politiques et militaires, qui sous-tendent la
réorganisation des territoires européens de l'Empire ottoman. Afin d'y parvenir, cette
thèse s'appuie sur un corpus de recherche important. Les archives de la Banque
Ottomane, première institution bancaire de l'Empire, y occupent une large part. Cette
banque mêle des capitaux franco-anglais, et à ce titre, elle disposait de trois sièges,
répartis entre Londres, Paris et Constantinople. Son fonds d'archives est ainsi divisé en
trois parties. La première se trouve à Istanbul, c'est la plus conséquente. Edhem Eldem
en a réalisé le classement à travers son ouvrage intitulé Inventaire commenté des
archives de la Banque Ottomane, paru en 1994. Cette section fut explorée, mais son
contenu renvoie principalement aux archives liées à la comptabilité et à l'administration
interne de cette institution bancaire. Son exploitation a donc été limitée. La seconde
partie se trouve à Londres. Cependant, les archives du siège britannique de la Banque
Ottomane ont été en grande partie détruites, comme le rappelle Geneviève Drouet, qui a
participé au classement de la troisième section. Cette dernière est consultable en France,
aux Archives nationales du monde du travail (ANMT), à Roubaix. Elle rassemble les
documents les plus féconds pour notre étude, ceux renvoyant aux affaires menées par la
banque dans le monde industriel. Pour Jacques Thobie, l'articulation de l'impérialisme
européen dans l'Empire ottoman s'effectue selon le triptyque banque-industrie-
diplomatie. La mobilisation d'archives diplomatiques apparaissait donc également
comme essentielle à mes travaux. A Istanbul, l'Université Koç m'a permis de mobiliser
une partie de la correspondance échangée entre le ministère des Affaires étrangères du
Royaume-Uni, appelé Foreign Office, et ses représentants dans les Balkans, entre 1850
et 1900. Cette thèse s'appuie également sur les ressources du Centre d'archives
diplomatiques de Nantes (CADN). Dans les villes importantes de la Turquie d'Europe,
sur le plan commercial et/ou politique, la France dispose le plus souvent d'un service
consulaire. Ces relais transmettent régulièrement des rapports à l'ambassade française

13
de Constantinople, elle-même en contact avec Paris. Ces communications sont
aujourd'hui regroupées au sein des séries documentaires appelées Correspondance avec
les Echelles. Leur exploitation a contribué pour une large part à l'élaboration des
questionnements développés au cours de ce travail doctoral. Entre 1877 et 1891, le
ministère français des Affaires étrangères publie chaque année un recueil comportant
les rapports commerciaux les plus importants. Ces derniers proviennent de tous les
continents, et révèlent l'importance de la péninsule balkanique dans le processus de
mise en réseau du monde. Disponibles sur le site internet Gallica, géré par les services
de la Bibliothèque nationale de France, les recueils consulaires commerciaux s'avèrent
indispensables à la compréhension des mutations économiques en Turquie d'Europe. La
transformation du maillage territorial de la péninsule balkanique s'inscrit donc dans une
redéfinition plus large des voies de communications trans-européennes. Tout au long de
la seconde moitié du XIXe siècle, l'installation de tunnels ferroviaires à travers la chaîne
alpine, dans le voisinage du territoire suisse, engendre une réorganisation des flux
commerciaux et humains en circulation entre le Nord de l'Europe, la Méditerranée et les
mondes asiatiques. Marseille, Salonique et Brindisi, au Sud-Est de l'Italie, se retrouvent
alors en concurrence afin de jouer le rôle de porte d'entrée et de sortie du continent. Sur
cette thématique, les archives de la Chambre de commerce et d'industrie de Marseille
(CCIM) permettent de mettre en lumière l'éventail de paramètres qui fonde l'attractivité
des grands axes de transport menant vers l'Egpyte.
L'exploitation de sources secondaires, qu'il s'agisse d'ouvrages littéraires,
techniques, scientifiques, de revues spécialisées, de journaux, de cartographies
commerciales ou militaires, repose essentiellement sur la mobilisation de fonds
numérisés. Ces derniers proviennent pour la plupart d'universités et de bibliothèques
installées en Amérique du Nord ou en Europe. Les publications citées disposent donc
pour la plupart d'un lien hypertexte, permettant leur consultation. Dans un souci de
fluidité, un hyperlien n'est retranscrit qu'une seule fois par partie.

14
Quelques repères chronologiques

-1853-1856 : Guerre de Crimée

-1856 : Promulgation du Hatt-i-Humayun

-1860 : Inauguration de la première ligne ferroviaire des Balkans (Tchernavoda-

Kustendjé)

-1869 : Ouverture à la navigation du canal de Suez

-1869 : Maurice de Hirsch obtient une concession ferroviaire pour un réseau trans-

balkanique

-1875-1876 : Révoltes bulgares et serbes

-1877-1878 : Dixième guerre russo-turque

-1878 : Signature du Traité de San Stefano / instauration d'une Grande Bulgarie

-1878 : Ratification du Traité de Berlin / remaniements territoriaux en Turquie d'Europe

-1885 : Proclamation de l'union entre la Bulgarie et la Roumélie orientale

-1888 : Établissement de la première ligne ferroviaire entre l'Europe et l'Orient

-1897 : Guerre gréco-turque

-1897-1901 : Révoltes macédoniennes

-1908 : Révolution jeune turque

-1909 : Déposition du sultan Abdul-Hamid

-1912 : Première guerre balkanique

-1913 : Deuxième guerre balkanique

- L'annexe 7 propose une chronologie des constructions ferroviaires en Turquie d'Europe

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15
1-1-1- Les voies danubiennes comme enjeu de puissance

Le processus de réorganisation de l'espace balkanique est amorcé dans la région


du bas Danube. Au sortir de la guerre de Crimée, qui s'achève en 1856, l'Empire russe
perd le contrôle des embouchures du fleuve. Les Puissances mènent alors une politique
visant au réinvestissement de cet espace convoité, articulant les échanges entre mer
Noire et Europe orientale depuis l'Antiquité. Qu'il s'agisse de l'approvisionnement en
céréales des sociétés industrialisées, ou de la route des Indes, les besoins et les
trajectoires de l'économie-monde amènent les Puissances à inaugurer un processus de
modernisation du bas Danube, dont l'héritage est aujourd'hui encore.

1- La gestion russe du delta du Danube

Depuis le Traité d'Andrinople (1829), qui met fin à la guerre russo-ottomane de


1828, la situation politique et commerciale sur le bas Danube a évolué. La Moldavie et
la Valachie élargissent leur autonomie vis-à-vis de la Sublime Porte. Celle-ci perçoit un
tribut, provenant de ces principautés, mais la présence de troupes ottomanes y est
proscrite. Malgré leur émancipation, les principautés moldo-valaques demeurent ainsi
sous la suzeraineté du sultan. La frontière russo-ottomane, délimitée par le fleuve Pruth,
est ainsi inchangée. Toutefois, la Sublime Porte perd le contrôle des principales
embouchures du Danube, celle de Sulina et de Kilia. L'Empire ottoman se voit ainsi
refouler à l'embouchure la plus au Sud, la voie de Saint-Georges. L'article III du Traité
d'Andrinople prévoit un no man's land entre Saint-Georges et Sulina, « où il ne sera
formé d'établissement d'aucune espèce ». Dans les zones de quarantaine dont la Russie
obtient le contrôle, seule l'installation de services sanitaires est autorisée. Toutefois, ici
encore, « il ne sera permis d'y faire aucun autre établissement, ni fortification »1.
Pour les deux puissances signataires du Traité d'Andrinople, la liberté de

1- Digithèque de matériaux juridiques, Traité d'Andrinople (14 septembre 1829), Article 3,


http://mjp.univ-perp.fr/traites/1856paris.htm

16
navigation demeure toutefois assurée sur tout le cours du Danube. Cependant, la
mainmise du tsar sur la principale embouchure, celle de Sulina, et le droit de
quarantaine exercé par ses autorités sur tous les navires la traversant, assurent la
prédominance de l'Empire russe sur le commerce danubien.
Au lendemain du Traité d'Andrinople, l'Empire russe installe à Sulina une
garnison, ainsi que des canons, qui en gardent le passage 2. Dès lors, la gestion russe des
embouchures du Danube va constituer une question de première importance pour les
chancelleries européennes. L'Empire d'Autriche3 et l'Angleterre contestent de plus en
plus vivement la prise de contrôle de l'interface de Sulina, principal point d'entrée et de
sortie des voies danubiennes. Puissance riveraine du Danube, l'Autriche projette
notamment de déployer ses intérêts commerciaux à travers l'axe danubien et en mer
Noire. En 1830, le lancement de la Société autrichienne de navigation à vapeur, suivi
par l'inauguration de la première ligne fluviale reliant Vienne à Budapest, marquent le
début de ce regain d'intérêts. A la fin des années 1830, les besoins d'extension des lignes
commerciales autrichiennes au Danube et à la mer Noire amènent l'Empire d'Autriche
et la Russie à conclure la convention de Saint-Pétersbourg (juillet 1840). Cet accord
assure aux deux parties la liberté de naviguer, « soit en montant, soit en descendant »,
sur tout le cours du fleuve jusqu'à ses embouchures4.
En 1846, un événement majeur va raviver l’intérêt du Royaume-Uni pour le
commerce danubien, et plus particulièrement pour les céréales produites dans la région
du bas Danube. A cette date, l'abolition des Corn Laws, qui interdisait l'importation de
denrées céréalières en territoire britannique lorsque le prix sur le marché intérieur
descendait en dessous d'un certain seuil, redéfinit l'importance des blés de la mer
Noire5. Face à la réorganisation du commerce autrichien sur le Danube, et à la demande
britannique en produits agricoles, le contrôle russe des embouchures devient
problématique.
La Russie est accusée d'entraver le commerce des grandes puissances en usant
de deux procédés. Le premier constitue à délaisser les travaux de désensablement de

2- GUILLAUMIN, Dictionnaire universel théorique et pratique du commerce et de la navigation, t.1,


Paris, 1859, p. 1302, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k35390d
3- L'avènement de la monarchie dualiste unifiant l'Autriche à la Hongrie ne survient qu'en 1861.
Toutefois, depuis le début du XIXe siècle, l'empereur d'Autriche porte également le titre de roi de
Hongrie.
4- REY F., ROSETTI C., La commission européenne du Danube et son œuvre de 1856 à 1931, Paris,
1931, p. 4, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5453976h.r=.langFR
5- SCHONHARDT-BAILEY C., From the Corn Laws to Free Trade: Interests, Ideas, and Institutions in
Historical Perspective, Cambridge, 2006.

17
l'embouchure, augmentant ainsi la dangerosité de la principale articulation entre
Danube et mer Noire, le bras de Sulina. Le limon, continuellement déposé par le fleuve,
est une menace constante pour les navires. Ces dépôts parviennent à former « une barre
de boue »6 qui entrave le passage des navires. Les risques de naufrages nécessitent un
allègement des vaisseaux commerciaux, augmentant ainsi le prix du fret. De plus, ce
phénomène d'ensablement atteint son pic en été, à la période où se concentrent les
expéditions de céréales. Il n'y a ainsi, à la fin de la saison estivale, « que les bâtiments
d'un très faible tirant d'eau qui puissent remonter ou descendre le Danube », selon le
Dictionnaire universel théorique et pratique du commerce et de la navigation, publié en
18597. D'après une autre description, rapportée à la fin des années 1840 par le
navigateur anglais William Rey, le passage de Sulina comporte des « coudes étroits et
brusques » et son lit est assimilé à « une vase gluante ». La dangerosité de la navigation
y est notamment augmentée par la présence de navires embourbés, « et dont quelque-
uns ont disparu et sont trahis seulement par un bout de mat qui ressort ». La principale
embouchure du Danube prélève ainsi, chaque année, « un tribut de barques et de
vaisseaux »8.
A l'époque du contrôle ottoman des embouchures du Danube, la rade de Sulina
avait une profondeur qui atteignait presque cinq mètres. Moins de 15 ans après
l'intégration du delta du Danube à l'Empire russe, cette profondeur est réduite à 3,35
mètres. En 1850, elle descend en dessous de 2.80 mètres. Enfin en 1853, à la veille de
la guerre de Crimée, elle n'est plus que de 2.30 mètres 9. A cette date, la navigation n'est
« possible qu'à des navires de 150 à 300 tonneaux »10. D'après des rapports consulaires
britanniques, dont la teneur est rapportée dans l'ouvrage intitulé La commission
européenne du Danube et son œuvre, une différence de 0,60 mètre engendre une baisse
annuelle de 30 000 livres sterling (environ 700 000 francs) sur les revenus
commerciaux du Royaume-Uni, « à cause des frais d'allègements et des retards qu'elle
occasionnait aux navires »11. A mesure que la profondeur du bras et de la rade se réduit,

6- GUILLAUMIN, Dictionnaire universel théorique et pratique du commerce et de la navigation, t. 1,


Paris, 1859, p. 1302.
7- ibid.
8- REY W., Autriche, Hongrie et Turquie, 1839-1848, Paris, 1849, p. 213,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9743010x
9- GEFFCKEN F., La question du Danube, Berlin, 1883, p. 6,
https://archive.org/details/laquestiondudan00geffgoog
10- Chaix Paul, « Les travaux exécutés à l'embouchure du Danube », In. Le Globe. Revue genevoise de
géographie, t. 34, 1895. pp. 105-112, www.persee.fr/doc/globe_0398-3412_1895_num_34_1_1963
11- REY F., ROSETTI C., La commission européenne du Danube et son œuvre de 1856 à 1931, Paris,
1931, p. 4.

18
le coût du transport augmente. De plus, les navires contraints à mouiller au large de
Sulina risquent de faire naufrage si une tempête survient, ce qui augmente de fait le
coût des assurances12.
Pourtant, la convention de Saint-Pétersbourg engageait la Russie à construire un
phare à Sulina, et d'y sécuriser la navigation en menant notamment des travaux de
dragage. Néanmoins, l'ensablement de la principale embouchure du Danube ne
constitue pas la seule entrave au commerce. L'usage excessif du droit de quarantaine
par les autorités russes, souvent dirigé contre les bâtiments étrangers (ainsi que leur
cargaison), est perçu comme une tentative d'amoindrir les intérêts commerciaux des
grandes puissances. La multiplicité des obstacles rend, « pour ainsi dire, inutilisable, »
une interface essentielle aux échanges régionaux. Devant cette situation, nuisible à leurs
intérêts, l'Autriche-Hongrie et le Royaume-Uni, « élevèrent de vives contestations »,
auxquelles la Russie resta sourde13. Malgré les entraves faites à la navigation, les
expéditions d'oléagineux par l'embouchure de Sulina ne cessent de croître entre les
années 1830 et le milieu des années 1850, passant de 70 000 tonnes à 570 000 tonnes 14.
Le Royaume-Uni joue un rôle prépondérant dans cet accroissement car « l'exportation
vers l'Angleterre des céréales des pays danubiens avaient pris vers 1850 un rapide
développement »15. Il apparaît donc que l'Empire russe tente de restreindre, en
particulier, le déploiement des intérêts britanniques dans cette zone qui forme son
voisinage direct.

2- Le delta du Danube sous le contrôle des puissances

Dès 1854, un an après le début de la guerre de Crimée, opposant la Russie à


l'Empire ottoman, allié à la Grande-Bretagne et à la France, la question de la
sécurisation de la navigation entre le Danube et la mer Noire va devenir une condition
de la paix. Dans une note communiquée à la Russie par la diplomatie autrichienne, au
nom de la Grande-Bretagne et de la France, les deux puissances déclarent que le conflit

12- Chaix Paul, « Les travaux exécutés à l'embouchure du Danube », In. Le Globe. Revue genevoise de
géographie, t. 34, 1895. pp. 105-112.
13- REY F., ROSETTI C., La commission européenne du Danube et son œuvre de 1856 à 1931, Paris,
1931, p. 4.
14- Chaix Paul, « Les travaux exécutés à l'embouchure du Danube », In. Le Globe. Revue genevoise de
géographie, t. 34, 1895. pp. 105-112.
15- REY F., ROSETTI C., La commission européenne du Danube et son œuvre de 1856 à 1931, Paris,
1931, p. 4.

19
continuera aussi longtemps que la navigation sur le Danube ne sera pas « délivrée de
toute entrave, et soumise à l'application des principes consacrés par les actes du congrès
de Vienne »16. Lors d'une conférence tenue dans la capitale autrichienne en 1855, les
grandes puissances proposent de confier la gestion des embouchures à une commission
mixte, dont la Russie ferait partie. Cette commission serait chargée d'y mener les
travaux de désensablement et de modernisation nécessaires, et d'y appliquer les mesures
de quarantaine17.
Cette proposition est reprise lors du Traité de Paris de 1856, qui met fin à la
guerre de Crimée. La gestion des interfaces entre Danube et mer Noire bascule ainsi
dans le champ d'une coopération internationale. Le Traité de Paris prévoit la création de
deux organisations, la Commission européenne du Danube, incluant la France, le
Royaume-Uni, l'Empire d'Autriche, la Turquie, la Russie, la Prusse ainsi que la
Sardaigne, et la Commission des Etats riverains du Danube regroupant la Turquie, la
Bavière, l'Empire d'Autriche, le Wurtemberg18, ainsi que des représentants de la Serbie,
de la Moldavie et de la Valachie, « dont la nomination devait être approuvée
préalablement par la Sublime Porte ». La première est instituée pour une période de
deux ans renouvelable, la seconde est permanente. Les travaux de désensablement, la
construction de digues et de phares, ainsi que la préservation des engagements
internationaux, reviennent donc à la Commission européenne du Danube, dont le
financement sera assuré par le prélèvement d'une taxe sur les navires empruntant le
delta et dont le montant sera « arrêté à la majorité des voix »19.
A l'achèvement de sa mission principale, soit la sécurisation de la navigation
dans le delta, la Commission européenne du Danube devra être dissoute et la
Commission des Etats riverains sera chargée d'assurer la libre navigation sur tout le
cours du fleuve. Cette organisation a notamment « pour mission d'élaborer les
règlements de navigation et de police fluviale », de procéder à l’exécution des
aménagements jugés nécessaires, et de veiller au « maintien de la navigabilité des
embouchures du Danube et des parties de la mer y avoisinantes »20.
La composition et la nature de ces deux commissions dévoilent deux objectifs
distincts mais complémentaires. Il s'agit premièrement d'inclure la Russie dans une

16- GEFFCKEN F., La question du Danube, Berlin, 1883, p. 8.


17- ibid., p. 10.
18- Etat dont Stuttgart est la capitale.
19- REY F., ROSETTI C., La commission européenne du Danube et son œuvre de 1856 à 1931, Paris,
1931, p. 9.
20- ibid.

20
tentative de pacification des embouchures, en exigeant la participation du commerce
russe aux frais de réaménagement du delta du Danube. Une fois la dissolution de la
Commission européenne prononcée, et le transfert de compétences opéré en direction
de la Commission des Etats riverains, la Russie se verrait de fait exclue de la gestion du
fleuve. La Turquie se retrouvant ainsi en quelque sorte mandatée par les grandes
puissances européennes pour assurer la liberté de navigation sur le tout le cours
inférieur du fleuve. C'est l'esprit des articles XVI et XVII du Traité de Paris. Le premier
rappelle que tous les membres de la Commission européenne participeront, « sur le pied
d'une parfaite égalité », aux frais découlant des travaux visant à « dégager les
embouchures du Danube ainsi qu'une partie de la mer y avoisinantes ». Le second
confère à la Commission des Etats riverains, qui ne comporte pas la Russie, la gestion
effective du fleuve21.
Il faut souligner la tentative du Traité de Paris d'instituer une gestion commune
du Danube, de Stuttgart à Sulina, qui traduit davantage la volonté de l'Empire
d'Autriche de s'interconnecter au dynamisme danubien en amont et en aval, qu'une
uniformisation d'ensemble de la réglementation. A l'évidence, les obstacles naturels tels
que les Portes de Fer à l'Est de Belgrade, découpent le Danube en zones de navigation,
rendant irréalisable au sortir de la guerre de Crimée, l'idée d'une intégration politique et
commerciale du fleuve, de sa source à son estuaire.

3- Quelle réorganisation pour le delta du Danube ?

Le delta du Danube est composé de trois bras rejoignant les embouchures du


même nom, celui de Kilia au Nord, celui de Sulina au centre, et celui de Saint-Georges
qui est le plus méridional (fig. 1). Le bras de Sulina constitue jusqu'alors l'articulation
privilégiée des relations commerciales entre Danube et mer Noire. Cependant, les
grandes puissances représentées au sein de la Commission européenne du Danube
étudient la possibilité de modifier la trajectoire des flux empruntant le delta. Il s'agit de
les rediriger vers le bras de Kilia, plus au Nord, ou vers celui de Saint-Georges, plus au
Sud. Cette volonté de réorganisation révèle une série de problématiques.
Au-delà des difficultés liées à l'ensablement de Sulina, cette embouchure abrite

21- REY F., ROSETTI C., La commission européenne du Danube et son œuvre de 1856 à 1931, Paris,
1931, p. 9.

21
une population de marins, en charge des transbordements et des allèges, dont les
méthodes relèvent davantage du brigandage et de la piraterie que du service aux
voyageurs. Comptabilisant 1000 à 1200 habitants, la plupart Ioniens, Grecs et Maltais,
au lendemain de la guerre de Crimée, Sulina est peuplée « d'aventuriers dont l'industrie
consistait à dépouiller en grand et par association les malheureux capitaines obligés, par
suite des obstacles qu'ils rencontraient sur ce point, d'avoirs recours à leurs services »,
d'après le délégué français à la Commission européenne du Danube, Edouard
Engelhardt. Ce dernier explicite les méthodes employées par ces « hardis pirates » à
l'encontre des navires commerciaux. Les allèges utilisées, afin de transporter les
cargaisons à travers la rade de Sulina, « avaient d'ordinaire un double fond qui absorbait
une grande partie des grains momentanément extraits des bâtiments de mer ». Dans
certains cas, l'entièreté de la marchandise est substituée. Ce vol de céréales alimente
alors plusieurs moulins à vents, installés dans l'embouchure de Sulina, « c'est à dire un
point désert de la côte, à l'extrémité d'une plaine de roseaux »22.
La Commission européenne du Danube exécute des travaux provisoires à
l'embouchure de Sulina mais réalise parallèlement une enquête pour définir le bras du
delta sur lequel les travaux définitifs doivent être menés. L'embouchure de Kilia, la plus
septentrionale, est écartée malgré sa largeur considérable et les propositions faites par
les négociants d'Ismaïl (l'actuelle Izmail), port fluvial situé sur ce bras, offrant de le
rendre navigable à leurs frais23. La commission européenne invoque des raisons
techniques et politiques pour motiver son refus. La faible profondeur du bras de Kilia
nécessite des travaux de dragage coûteux, et de plus, il « aborde par huit embouchures
une mer peu profonde » également24. Le motif politique avancé par la Commission
européenne semble relever de deux considérations principales. Il s'agit d'une part, d'une
mise à l'abri du trafic, en l'éloignant de l'influence russe, refoulée au Nord du bras de
Kilia depuis 1856. Car si le port d'Ismaïl est choisi pour devenir le nœud du commerce
entre Danube et mer Noire, sur la voie de Galatz et de Kilia, la Russie pourrait
facilement menacer la pérennité de ces flux. Ainsi, en choisissant l'un des bras situés au
Sud de Kilia, une zone tampon peut être instaurée entre les intérêts commerciaux des
grandes puissances et les troupes russes. Il apparaît d'autre part que malgré cet avantage
stratégique en cas de conflit, la Russie ne voit pas d'un bon œil le choix d'Ismaïl dont le
22- ENGELHARDT E., Etudes sur les embouchures du Danube, Galatz, 1862, p. 52 à 53.
23- GUILLAUMIN, Dictionnaire universel théorique et pratique du commerce et de la navigation, t.1,
Paris, 1859, p. 1302.
24- Chaix Paul, « Les travaux exécutés à l'embouchure du Danube », In. Le Globe. Revue genevoise de
géographie, t. 34, 1895. pp. 105-112.

22
positionnement, entre Danube et Moldavie, représente une menace pour l'attractivité
d'Odessa, le principal port russe en mer Noire. Soulignons que la préservation du
dynamisme de cette interface arc-boute la stratégie russe depuis le Traité d'Andrinople
(1829). L'installation du trafic à travers le bras de Kilia, par Ismaïl, a ainsi été
abandonnée.
Cette stratégie d'éloignement de l'influence russe se vérifie dans le choix final de
la Commission européenne du Danube. En 1857, des techniciens chargés par
l'organisation maritime « d'étudier la question » d'un déplacement de la trajectoire des
échanges à travers le delta du Danube se prononcent en faveur du bras de Saint-
Georges, le plus méridional25. Son embouchure a une largeur de 430 mètres, et une
profondeur « jamais moindre de 4m. 50 »26, donc deux fois plus importante que celle de
Sulina. Depuis le début des années 1850, la Compagnie autrichienne du Danube tente
d'établir à Saint-Georges une voie de passage afin d'éviter l'embouchure principale,
pour les raisons qui viennent d'être évoquées. Ce choix est ainsi une victoire pour les
intérêts de l'Autriche. Toutefois, sa mise en œuvre est retardée par les conflits
d'opinions et les tergiversations des membres de la Commission européenne du Danube
qui « absorbèrent les années 1857 et 1858 ». Pendant cette période, l'ingénieur en chef
de l'organisation entame des travaux dans la rade de Sulina. La mise en place de deux
jetées, constituées de pilotis, de pieux et de roches, est lancée. Il apparaît que ces
premiers travaux de modernisation entamés à Sulina eurent raison du projet de
déplacement des flux commerciaux, vers l'embouchure de Saint-Georges.
L'installation d'une seconde interface entre Danube et mer Noire nécessite une
mobilisation considérable de capitaux, dont le remboursement s'avère incertain. Une
taxe devant être prélevée sur les navires de passage dans le delta, le doublement de la
voie amène un doublement des dépenses, pour une division inutile du trafic, dont les
revenus extraits demeurent inchangés. De plus, les deux voies conduisant à Tulcea, la
dynamisation d'un bras supplémentaire ne peut pas s'appuyer sur une redistribution de
l'attractivité en amont des embouchures. Ces considérations expliquent sans doute que
ce projet fut abandonné pour « des raisons d'opportunité »27.

25- REY F., ROSETTI C., La commission européenne du Danube et son œuvre de 1856 à 1931, Paris,
1931, p. 15-16.
26- Chaix Paul, « Les travaux exécutés à l'embouchure du Danube », In. Le Globe. Revue genevoise de
géographie, t. 34, 1895. pp. 105-112.
27- REY F., ROSETTI C., La commission européenne du Danube et son œuvre de 1856 à 1931, Paris,
1931, p. 15-16.

23
Les différents bras du delta du Danube, et leur embouchure, à la fin des années 185028

(fig. 1)

Cette cartographie montre les difficultés qui découleraient d'un déplacement des échanges
commerciaux hors de la voie de Sulina. Le bras de Saint-Georges, et celui de Kilia, comportent
des sinuosités imposant d'importants travaux de canalisation.

Plus d'un an après la création des deux commissions, l'Autriche tente un coup de
force afin de prendre le contrôle de la navigation intérieure. La Commission des Etats
riverains devant se charger de réglementer la navigation sur tout le cours du fleuve, une
proposition lui est soumise au mois d’août 1858. Celle-ci projette de réduire le trafic
intérieur du Danube aux seuls navires des Etats ayant un accès direct aux rives du
Danube, mettant la compagnie de navigation autrichienne en situation de quasi-
monopole. Les membres de la Commission des Etats riverains, tels que la Serbie ou les
principautés moldo-valaques, expriment alors leur vive opposition à la proposition
autrichienne mais ces deniers ne peuvent contester de manière efficace les décisions de
Vienne. Les grandes puissances, par la voix de leur délégué, dénoncent la manœuvre de
28- REY F., ROSETTI C., La commission européenne du Danube et son œuvre de 1856 à 1931, Paris,
1931, p. 184.

24
l'Autriche et invoquent le principe d'égalité des pavillons de toutes les nations, tel qu'il
fut établi par le Congrès de Vienne (1815) et réaffirmé par le Traité de Paris (1856)29.
Face à ces protestations, l'Autriche demande la dissolution de la Commission
européenne, dont les deux années d'existence posent la question de sa reconduction,
mais « sa demande fut défavorablement accueillie par les représentants de la France, de
la Grande-Bretagne, de la Prusse, de la Russie et de la Sardaigne ». Les délégués de ces
puissances votent la poursuite des travaux de l'organisation jusqu'à l'achèvement de ses
prérogatives, c'est-à-dire la sécurisation de l'embouchure de Sulina. Malgré le soutien
de l'Empire ottoman, seul Etat riverain du bas Danube pouvant tirer profit d'une
dissolution de la Commission européenne, l'Autriche doit se résoudre à accepter le
choix des autres grandes puissances30.

La fin de la guerre de Crimée engendre ainsi un réinvestissement du delta du


Danube par les grandes puissances. La fixation de la trajectoire du trafic et
l'établissement d’institutions de régulation permettent d'amorcer un processus
d'intégration des capacités de la production céréalière locale à l'économie-monde. De
plus, la sécurisation des voies fluviales confère au Danube un rôle de première
importance dans l'interconnexion des mondes européens, africains et asiatiques. Dans
cette perspective, le raccourcissement du trajet entre Danube et mer Noire devient une
priorité pour les grandes puissances, et particulièrement pour le Royaume-Uni, à
l'origine du premier projet ferroviaire de l'histoire des Balkans.

29-REY F., ROSETTI C., La commission européenne du Danube et son œuvre de 1856 à 1931, Paris,
1931, p. 19.
30- ibid., p. 18.

25
1-1-2- Les trajectoires du premier chemin de fer balkanique

La pacification et la sécurisation des voies danubiennes font naître de nouveaux


projets de réorganisation territoriale. Entre la fin de la guerre de Crimée et le début des
années 1860, les milieux d'affaires britanniques s'intéressent particulièrement à
l'établissement d'un canal et/ou d'un chemin de fer, qui permettrait de raccourcir
l'itinéraire qui lie le Danube à Constantinople et aux mers chaudes. Il s'agit ici de
questionner les considérations qui fondent et dynamisent ces projets.

1- Du canal au rail

Parallèlement à la modernisation du delta du Danube, le premier projet de


restructuration par le rail de l'espace balkanique prend forme en Dobroudjéa, une région
englobant toute la zone comprise entre le Nord-Est de la chaîne du Balkan, les rives du
Danube et celles de la mer Noire. Il prévoit de connecter Tchernavoda, un port danubien
situé à l'Est de Roustouk, au port maritime de Kustendjé, se trouvant à 80 kilomètres au
Sud de l'embouchure la plus méridionale du delta du Danube. Les missions de
recherche menées au sein des archives de la Banque Ottomane ont permis de révéler la
genèse de ce projet. A l'origine, il ne s'agissait non pas d'unir ces deux ports, éloignés de
70 kilomètres environ, par un chemin de fer mais par un canal.
Apparu avant la fin de la guerre de Crimée, ce projet de canal s'inscrit alors dans
un contexte d'incertitude quant à l'avenir des embouchures du Danube.
Un rapport issu d'une société londonienne de conseil en ingénierie,
probablement rédigé entre 1853 et 1856, expose les considérations économiques et
politiques qui encouragent la mise en place de ce cours d'eau artificiel. Après avoir
détaillé les avantages tirés d'un déplacement des flux commerciaux hors de la voie de
Sulina, le rapport rappelle le potentiel des principautés moldo-valaques, sur le plan des
capacités de production céréalière. Selon l'auteur de ce document, la Moldavie est bien
plus productive que la Valachie. Il estime toutefois que le territoire valaque offre des

26
perspectives de rendement agricole « six ou sept fois supérieures » que celles de son
voisin moldave1. Dans l'optique d'un développement de ce potentiel, la mise en place
d'un canal entre Tchernavoda et Kustendjé permettrait d'ouvrir une nouvelle voie
d'exportation pour les céréales produites en Valachie. Pour l'heure, celles-ci empruntent
le Danube jusqu'à Sulina.
Au-delà des difficultés qui caractérisent cette voie d'accès à la mer Noire, jugée
comme « dangereuse », et soumise « aux obstacles crées par la Russie »2, l'usage du
delta est synonyme de rallongement de la durée et du coût du transport pour la
production céréalière valaque, qui est redirigée dans la plupart des cas, vers les mers
chaudes. Entre Tchernavoda et Sulina, la distance est de 350 kilomètres. Celle comprise
entre cette embouchure et Kustendjé atteint 160 kilomètres. L'installation d'un canal en
Dobroudjéa permettrait ainsi de raccourcir la distance entre Tchernavoda et la capitale
ottomane, de « 510 kilomètres »3. Selon les ingénieurs britanniques à l'origine de ce
rapport, « même les navires affrétés depuis Constantinople pour Galatz trouveront cela
plus économique d'emprunter le canal et de redescendre le Danube jusqu'à ce port, plus
que de subir les retards et les dépenses supplémentaires qu'impliquent la voie de Sulina
à Galatz »4.
Ces ingénieurs ont très probablement participé à la mission de reconnaissance
organisée par le britannique Ernest Leahy. En 1853, ce dernier est chargé par le
gouvernement ottoman de mener les études nécessaires à l'installation d'un canal entre
le Danube et la mer Noire, afin de délivrer du joug russe ces deux espaces
commerciaux. Durant deux années, Leahy « examine les différents moyens par lesquels
ce grand projet pourrait être effectué ». Qu'il s'agisse de questions liées à la faisabilité
technique, au coût ou à la rentabilité de cette entreprise, il produit une série de cartes, de
plans détaillés, et de rapports, consultables notamment dans les archives de la Banque
Ottomane. Il s'avère que les ministres de la Sublime Porte reçurent avec intérêt et
enthousiasme les conclusions de Leahy. Selon ce dernier, les représentants du
gouvernement impérial lui « déclarèrent à cette époque qu'ils attendaient seulement le
retour de la paix pour commencer les travaux ». Au sortir de la guerre de Crimée, Leahy
recommande à la Porte de placer « l’exécution de canal entre les mains de quelques

1- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //


166PO-D // Kustendjé // Prospectus of the Danubian canal company – Standing Counsel.
2- Les références aux nuisances russes démontrent que ce rapport fut rédigé avant 1856.
3- CADN // rchives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //
166PO-D // Kustendjé // Prospectus of the Danubian canal company – Standing Counsel.
4- ibid.

27
éminents capitalistes ». Dans une lettre datée du 13 septembre 1855, il exhorte ces
derniers à « fournir les efforts nécessaires à la bonne réalisation de cette entreprise »5.
Les capitalistes anglais doivent agir au plus vite car au mois de septembre 1855,
le gouvernement ottoman n'a pas encore accordé de concession pour la mise en place du
canal de Dobroudjéa. Les négociations en vue de son octroi ont toutefois été
inaugurées. Il apparaît même que la France y prend part. L'ambassade française de
Constantinople a ainsi missionné des ingénieurs de l'Ecole des ponts et chaussées, afin
d'examiner les questions liées à la faisabilité et au coût du canal. Une lettre adressée à
l'ambassadeur de France à Constantinople le 11 septembre 1855, rend compte de cette
mission. Le tracé et les frais de construction y sont détaillés de manière précise,
prouvant l'intérêt de la France pour cette voie stratégique, en ces temps d'incertitudes
sur l'avenir des embouchures du Danube. L'étude technique et financière révèle des
difficultés géologiques nécessitant par exemple l'enlèvement « d'un massif de 20 km de
longueur sur 30 à 60 m de hauteur ». Parallèlement à l'établissement d'un canal entre le
Danube et la mer Noire, la mise en place d'infrastructures portuaires à Kustendjé est
également prévue. Leahy envisageait, dans ses estimations, de réduire les coûts de
construction en recourant aux soldats ottomans, une main d’œuvre « à la charge du
gouvernement turc »6. Cette possibilité n'est cependant pas mentionnée dans le rapport
transmis à l'ambassade de France. Ce dernier chiffre les dépenses à 300 millions de
francs7, une somme presque équivalente à celle nécessaire pour la construction du canal
de Suez, dont les perspectives de rentabilité s'avèrent pourtant incomparables. En 1855,
les prévisions de trafic pour le canal égyptien atteignent quatre millions de tonnes par
an, alors que celles du canal de Tchernavoda à Kustendjé ne dépassent pas 1200 à 1500
tonnes8. La mission menée par les ingénieurs de l'Ecole nationale des ponts et chaussées
qualifie donc ce projet comme étant « entièrement chimérique ». Ils préconisent la mise
en place d'un « simple canal de navigation ordinaire », aux dimensions bien plus
réduites, qui serait réservé aux navires à faible tonnage. D'après la presse britannique, il
existait, « en des temps lointains », une voie d'eau à l'endroit où le nouveau canal est
appelé à être construit, mais elle disparut à cause des bancs de sable formés par le

5- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles,


166PO-D // Kustendjé // Mr Leahy's report of the Danube canal, 13 septembre 1855.
6- ibid.
7- 10 % de cette somme serait allouée à la construction du port de Kustendjé – AMEA // Archives de
l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles // 166PO-D //
Kustendjé //Lettre de la mission dans la région danubienne, envoyée à l'ambassade de France de
Constantinople (11 septembre 1855).
8- ibid.

28
fleuve. Il semble donc que l'itinéraire suivi par cet ancien bras du Danube pourrait
servir de support à la réalisation de ce projet. Toutefois, l'installation d'un canal aux
proportions réduites, nécessite une dépense de 40 millions de francs, ce qui équivaut
aux frais relatifs à la mise en place d'une voie ferrée entre Silistrie et Varna par
exemple, « et cette dernière entreprise serait incontestablement plus avantageuse que la
première ». Le rapport se conclu en ce sens et conseille à l'ambassadeur de France
d'opter pour la construction d'un chemin de fer, entre Danube et mer Noire, en lieu et
place d'une voie d'eau9.
Malgré les conclusions de la mission française, un premier firman est accordé le
18 mai 1856 par la Porte. L'accord prévoit la mise en place d'un canal ou d'un chemin
de fer, « ou les deux », entre le Danube et la mer Noire. Selon ce firman, la participation
du gouvernement ottoman aux frais de construction se limiterait à garantir l'accès aux
matières premières, à la mesure des besoins du concessionnaire. Il prévoit notamment
l'installation d'un port libre de droits à Kustendjé. Le gouvernement ottoman ne
percevrait ainsi aucune taxe sur la navigation mais 10 % des profits de la compagnie
d'exploitation10. Pour la Porte, l'octroi de ce firman permet de donner à la fois
satisfaction à ses alliés de la guerre de Crimée et à ses créanciers européens, tout en
envoyant des signes d'ouverture au marché mondial. L'opération permet également à
l'Empire ottoman de pérenniser l'intérêt des puissances européennes pour cette zone
frontière sous la menace constante d'un redéploiement de la présence russe 11. Car ce
firman de concession est accordé à un groupe dans lequel « les capitalistes d'Autriche,
d'Angleterre et de France, devraient être admis, sur un parfait pied d'égalité ». Pourquoi
ces capitalistes s'engageraient-ils dans une entreprise de construction dont les coûts
exorbitants atteignent ceux du canal de Suez ? Le firman octroyé par le gouvernement
ottoman y répond en partie. L'article XV accorde un droit de préférence pour « toute
concession de chemins de fer du Danube à la mer Noire ou du Danube à
Constantinople » aux concessionnaires du canal. En s'engageant à mettre en place cette
9- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //
166PO-D // Kustendjé // Lettre de la mission dans la région danubienne, envoyée à l'ambassade de
France de Constantinople, (11 septembre 1855).
10- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //
166PO-D // Kustendjé // document non daté et non titré.
11- « It is obvious that this railway running across the Dobruschan peninsula from the sea to the river,
with the population it will concentrate on its line of route, and the numbers that will be interested in its
perservation, will form a better protection than a chain of forts against the advance of an army from the
Russian boundary towards Constantinople. If the district becomes wealthy, prosperous, and populous, it
will offer to the progress of an invader an opposition far more formidable than that of an uninhabited
marsh ». Presse // Sydney Morning Herald (1842-1954), (non titré) (lundi 24 mai 1858), p. 4,
http://trove.nla.gov.au/newspaper/article/13014333

29
voie d'eau, il s'agit en réalité de capter les droits liés à la construction et à l'exploitation
d'un chemin de fer entre Kustendjé et Tchernavoda. Cette hypothèse est accréditée non
seulement par l'étude des clauses du firman, qui n'exigent aucunement que la mise en
place du canal soit un préalable à l'installation d'une ligne ferroviaire, mais également
par l'appellation donnée à la compagnie dans l'acte de concession, qui « doit être
octroyée à la Compagnie du chemin de fer et du canal d'Abdul-Medjid »12. De plus, un
article du journal Adelaide Observer, paru au mois de septembre 1854, indique que la
réalisation d'un canal est projetée, entre Tchernavoda et Kustendjé. Il y est toutefois
ajouté que « des plans pour la mise en place d'un chemin de fer ont récemment été
fournis », afin de relier ces deux localités. Avant même l'octroi du firman de concession
pour la construction du canal de Dobroudjéa, des études pour l'installation d'une voie
ferrée reliant le Danube à la mer Noire ont ainsi été effectuées13.
Accordée pour 99 ans à un groupe d'investisseurs représenté par le britannique
Thomas Wilson, le comte de Paris14 ainsi que le comte de Bréda, cette concession n'a
jamais été appliquée. Toutefois, elle fut rapidement remplacée par un nouveau contrat
qui concerne cette fois exclusivement la mise en place d'une ligne ferroviaire entre
Kustendjé et Tchernavoda.

2- Quel leadership dans la réorganisation du bas Danube ?

A l'évidence, que l'on décide d'installer un canal ou un chemin de fer entre le


Danube et la mer Noire, Tchernavoda et Kustendjé se révèlent être les deux points
choisis pour servir de débouché. Le 1er septembre 1857, une concession est signée
entre le gouvernement ottoman et des investisseurs presque exclusivement anglais. Les
sources pouvant expliquer l'abandon du firman émis en 1856 manquent. Au-delà des
manœuvres destinées à monopoliser tout projet de restructuration à mener entre Danube
et mer Noire, le contrat de 1856 semblait être basé sur un partenariat irréalisable. Il
stipulait clairement que « des capitalistes d'Autriche, de France et de Grande-Bretagne »
devaient agir à part égales dans la réalisation de cette affaire. Mais en observant les flux

12- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //
166PO-D // Kustendjé // document non daté et non titré.
13- Presse // Adelaide Observer (SA : 1843 – 1904) // The seat of war on the Danube (15 avril 1854),
p. 1, http://trove.nla.gov.au/newspaper/article/158097059
14- Durant les années 1850, ce titre est porté par Philippe d'Orléans (1838-1894). Exilé en Allemagne
depuis l'avènement de la Seconde République, il rejoint le Royaume-Uni en 1857.

30
commerciaux sur le bas Danube et en mer Noire, il apparaît que ce projet de
réorganisation des échanges bénéficiera principalement au commerce britannique. La
faible quantité de navires français qui, proportionnellement aux navires anglais,
touchent les côtes de la mer Noire, explique probablement le retrait des milieux
d'affaires hexagonaux.
L'Autriche, à travers sa principale compagnie de vapeurs, est prépondérante
dans les échanges qui animent les voies danubiennes et leurs embouchures. Depuis la
reprise des liaisons maritimes entre Constantinople et les ports du bas Danube,
interrompues par la guerre de Crimée, la Compagnie des vapeurs de l'Autriche assure la
plupart des transports, de marchandises et/ou de voyageurs, en direction de la capitale
ottomane15. Pourquoi l'Autriche financerait-elle un projet visant à détourner une partie
des flux sous son contrôle ? La construction d'une nouvelle voie de communication en
Dobroudjéa a effectivement toujours été présentée comme une alternative aux
embouchures du Danube. Ce point de vue était alors défendu par les chancelleries
européennes dans la perspective d'un regain de tension dans la zone frontière russo-
ottomane. Mais après le Traité de Paris, l'idée d'établir un chemin de fer reliant
Kustendjé à Tchernavoda est de plus en plus perçue comme une volonté de
concurrencer la voie de Sulina16. Sur cette question, les investisseurs britanniques ne
dissimulent pas leur position.
Selon un rapport rédigé par la société d'ingénierie Liddle & Gordon, chargée
d'étudier notamment l'impact économique de la ligne ferroviaire de Dobroudjéa, il est
indiqué que les navires commerciaux « préféreront naturellement décharger à
Tchernavoda plutôt que d'aller à 112 kilomètres en aval ». De plus, cette interface
fluviale serait en mesure de détourner le transit des grains empruntant pour l'heure,
depuis Galatz ou Ibraila, la voie de Sulina. Grâce à l'emploi de « remorqueurs à vapeurs
capables d'assurer ce trafic qui s'effectuerait à contre-courant », Tchernavoda capterait
les flux se trouvant en aval de sa position, au grand bénéfice de Kustendjé. L'itinéraire
Galatz-Tchernavoda-Kustendjé ne nécessitant aucun allègement de navires, il serait
immédiatement emprunté par « tous types de vaisseaux ». Ces derniers éviteraient donc

15- VOGEL C., Du commerce et du progrès de la puissance commerciale de l'Angleterre et de la France,


Paris, 1867, p. 255, https://archive.org/details/ducommerceetdes02vogegoog
16- ARDELEANU C., « The Building of the Cernavodă - Constanţa Railway and its Effects upon
Danube Navigation (1859-1860) », Analele Universitatii Ovidius - seria ISTORIE, vol. 3, Constanta,
2006, p. 41-54,http://digital-
library.ulbsibiu.ro/dspace/bitstream/123456789/835/1/Analele_Univ_Ovidius_Seria_Istorie_3_2006.pdf

31
les risques et les coûts liés à la traversée du delta du Danube17.
La concession pour la construction et l'exploitation d'un chemin de fer entre
Kustendjé et Tchernavoda a donc été octroyée à un groupe constitué presque
exclusivement d'investisseurs britanniques, représentés par John Trevor Barkley 18. Ce
dernier est proche des autorités ottomanes depuis ses réussites dans l'installation d'un
réseau de tramways dans la vallée minière d'Héraclé19, située sur la côte septentrionale
d'Anatolie, entre Constantinople et Samsun. Accordée pour 99 ans, la concession
déploie un plan de financement extrêmement intéressant pour l'Empire ottoman, tel que
l'expose l'article 6 : « la Compagnie s'engage à exécuter à ses frais, risques, et périls,
tous les travaux du chemin de fer ». Seuls quelques avantages lui sont garantis. Par
exemple, dès l'article 1, le gouvernement ottoman s'engage à ne concéder aucune autre
ligne de chemin de fer ou canal, « entre le Danube et Kustendjé », sans avoir obtenu
« au préalable l'assentiment de la Compagnie ». D'après l'article 9, cette dernière obtient
le droit d'acquérir, « à titre de bail gratuit », tous les terrains publics qui « seront jugés
indispensables à la construction, soit du chemin de fer, soit des stations, magasins,
entrepôts et bureaux, ainsi que pour les logements des employés de la compagnie. »
L'article 11 lui assure enfin le droit d'exploiter gratuitement les ressources forestières et
les carrières se trouvant « dans une distance de trente milles anglaises (46 kilomètres)
de chaque côté du chemin de fer »20.
Pourquoi le concessionnaire accepte t-il de couvrir tous les frais liés à
l'installation de ce chemin de fer ? Afin d'apporter une réponse à cette question, il est
nécessaire de s'intéresser aux membres du groupe que représente Barkley. Il s'avère que
ce dernier n'est qu'un fondé de pouvoir sans véritable influence au regard des intérêts
qu'il défend. Le groupe d'investisseurs est notamment composé du canadien Samuel
Cunard, originaire de Liverpool21, qui fonda en 1840 la société de navigation Cunard
Line, et de Thomas Wilson, qui créa la compagnie maritime Thomas Wilson Sons &
Co. en 1840 également22. Rappelons que ce dernier fut l'un des artisans du firman de

17- BAICOÏANU C. Handelspolitische Bestrebungen Englands zur Erschließung der unteren Donau,
Munich, 1913, p. 15, https://archive.org/details/handelspolitisch00baic
18- ibid., p. 61.
19- Grace's Guide to British Industrial History, John Trevor Barley,
http://www.gracesguide.co.uk/John_Trevor_Barkley
20- BAICOÏANU C. Handelspolitische Bestrebungen Englands zur Erschließung der unteren Donau,
Munich, 1913, p. 61-63.
21- Presse // The Sydney Morning Herald (nsw : 1842 - 1954), From our city correspondant (17 août
1858), p. 1, http://nla.gov.au/nla.news-article13014051
22- ANONYME, « Ocean navigation and Hon. S. Cunard », The Anglo-American magazine – January to
June, vol. II, Toronto, 1853, pp. 285-289, https://archive.org/details/angloamericanmag02macg

32
1856, et la position centrale occupée par ce dernier dans la convention de 1857, semble
accréditer l'hypothèse selon laquelle l'obtention du premier contrat ne fut qu'une étape
préliminaire à l'accaparement du second. Par ailleurs, la compagnie maritime Cunard
Line joua un rôle d'une grande importance durant la guerre de Crimée. Plusieurs de ses
navires furent consacrés au transport des troupes britanniques vers le front danubien 23.
D'après l'article publié en 1968 par Jensen et Rosegger, dans The Slavonic and
European Review, Cunard et Wilson estiment que le chemin de fer de Dobroudjéa
apportera des « profits énormes », au regard de l'augmentation constante de la demande
en céréales à l'échelle mondiale. Le monopole de la ligne Kustendjé < > Tchernavoda,
est ainsi synonyme de contrôle d'une voie de transit appelée à intensément participer au
marché international des oléagineux24. De plus, Cunard et Wilson disposent de
compagnies maritimes dont les lignes peuvent servir leurs projections. C'est pour cette
raison que ces investisseurs acceptent des conditions peu avantageuses sur le plan du
partage des frais de construction.
Toutefois, la mise en place d'une articulation efficiente entre Danube et mer
Noire nécessitent de doter Kustendjé et Tchernavoda, d'infrastructures portuaires
adéquates. Un tracé ferroviaire en mauvaise connexion avec son port d'exportation peut
augmenter considérablement le prix du transport. Entre la gare de terminus et
l'embarcadère, un éloignement de quelques centaines de mètres impose un
transbordement coûteux, généralement réalisé à l'aide de buffles ou de chameaux.
L'article 5 de la concession leur accorde ainsi le droit de construire des « quais spéciaux
avec leurs dépendances pour y charger et décharger exclusivement les marchandises qui
y doivent traverser le chemin de fer ». Plus important encore, l'article 19 décrit
l'installation d'un port à Kustendjé, « comme une nécessité absolue ». La compagnie est
donc autorisée « à construire ce port conjointement avec le chemin de fer »25.
L'article 19 amène à la conclusion d'un accord additionnel qui est ratifié le
même jour par les parties. Il règle, de manière très sommaire, les questions liées à la
construction et à l'exploitation du futur port. Intitulé Convention relative à la
concession du port de Kustendjé (annexe 1), cet accord se base sur « les conditions, les

23- Presse // Freeman's Journal (Sydney, nsw : 1850 - 1932), Latest english news - Arrival of the madras
(20 mai 1854), p. 10. , http://nla.gov.au/nla.news-article115554161
24- JENSEN J.H., ROSEGGER G., « British railway builders along the Lower Danube (1856-1869) »,
The Slavonic and East European Review, vol. 46, n° 106, Janvier 1968, pp. 105-128,
http://documents.tips/documents/british-railway-builders-along-the-lower-danube-1856-1869.html
25- BAICOÏANU C., Handelspolitische Bestrebungen Englands zur Erschließung der unteren Donau,
Munich, p. 61/65.

33
droits et les privilèges contenus dans la convention de concession du dit chemin de
fer », ce qui signifie que l'Etat ottoman ne participera pas au financement de ce projet et
limitera son action à des subventions sur l'extraction et le transport des matières
premières. L'importance de cette convention est dévoilée par l'article 5 qui accorde à la
compagnie le droit de fixer et de percevoir les droits d'entrée et de phare, sous réserve
de l'approbation de la Sublime Porte26. Cet élément conduira à un litige entre les parties,
rapporté dans le prochain développement.

3- Modernisation des interfaces fluviales et maritimes

La construction du chemin de fer de Kustendjé à Tchernavoda, d'une longueur


de 70 kilomètres environ, est lancée durant l'année 1858. Les travaux durent plus de
deux ans. A l'exception des ouvriers qualifiés, la compagnie recrute ses employés parmi
la population locale. D'après les mémoires rédigées par l'un des frères de Trevor
Barkley, plus de 32 dialectes sont parlés sur les chantiers 27. La ligne est finalement
inaugurée le 4 octobre 1860. L'installation de services ferroviaires et maritimes, reliant
l'espace danubien à la mer Noire et au reste du monde, permet à Kustendjé de capter
une partie du trafic des voyageurs en direction de l'Orient. A la belle saison, lorsque le
Danube est navigable, les voyageurs européens descendent le cours du fleuve jusqu'à
Tchernavoda pour rejoindre Kustendjé. Le chemin de fer installé permet aux voyageurs
d'accéder à la mer Noire en 2h30 environ 28 (la prochaine partie détaillera la question du
trafic des voyageurs). Menés parallèlement à la mise en place de cette ligne ferroviaire,
le dragage de la rade de Kustendjé et l'agrandissement des quais augmentent les
capacités offertes au mouillage des vaisseaux et au (dé)chargement de leur
marchandises. Six ans après le lancement des travaux, les quais peuvent accueillir
« cinq à six navires » simultanément et la rade peut offrir un refuge à plus d'une
vingtaine d'embarcations29.
Un rapport technique, transmis à la fin de l'année 1869 au secrétariat général de

26- BAICOÏANU C., Handelspolitische Bestrebungen Englands zur Erschließung der unteren Donau,
Munich, p. 66.
27- BARKLEY H., Between the Danube and Black Sea: Or, Five Years in Bulgaria, Londres, 1876, p.
174, https://archive.org/details/betweendanubean01barkgoog
28- COLLAS M., La Turquie en 1864, Paris, 1864, p. 365,
https://archive.org/details/bub_gb_0q2_r1aXNv4C
29- COLLAS M., La Turquie en 1864, Paris, 1864, p. 270.

34
la Compagnie du Chemin de fer du Danube à la mer Noire et du port de Kustendjé 30,
décrit tous les travaux réalisés par celle-ci. En moins de dix ans, Kustendjé est doté
d'une digue de 70 mètres atteignant presque 3 mètres de hauteur, d'un hangar à charbon
d'une capacité de 2000 tonnes, de magasins et d’entrepôts. A Tchernavoda, plus de 12
entrepôts à grains ont été construits, offrant au total, une capacité de stockage de 380
tonnes. La profondeur du port fluvial est augmentée, grâce à l'extraction de 16 000
tonnes de sable31.
Ces nouvelles capacités offrent à Kustendjé un fort regain d'attractivité. Sa
population est multipliée par sept en l'espace de sept ans, passant de 3000 à plus de 20
000 âmes32. Ce boom démographique engendre notamment une valorisation de
l'hinterland de Kustendjé, et de toutes les stations qui composent la ligne menant à
Tchernavoda, telle que celle de Medjidia. Auparavant, les terres de Dobroudjéa
servaient essentiellement au pâturage des troupeaux. Suite à l'établissement de la ligne
Tchernavoda < > Kustendjé, et à l’interdiction du pacage, la plaine toute entière s'est
tournée vers l'agriculture33. Toutefois, à partir 1867, l'attractivité nouvelle de Kustendjé
est menacée. La mise en circulation d'une voie ferrée parallèle, entre Roustouk et Varna,
dont l'objectif est également de diminuer la durée des échanges entre Danube et mer
Noire, risque de fortement restreindre l'essor du chemin de fer de Dobroudjéa et de ses
têtes de ligne.

Au cours de cette partie, les considérations économiques et militaires poussant à


la mise en place du premier chemin de fer des Balkans ont été expliquées. Réalisée sous
leadership britannique, cette première restructuration ferroviaire s'inscrit dans une
volonté de fluidification des échanges, non seulement entre le Danube et la mer Noire,
mais également entre l'Europe de l'Est et les mondes orientaux. La concomitance entre
ce projet et ceux visant à raccourcir la section de la route des Indes sur le territoire
égyptien, semble le démontrer. Construit entre 1854 et 1858, le premier chemin de fer
d'Egypte permet de relier directement Alexandrie, Le Caire et Suez. La ligne égyptienne

30- Apparue très probablement à la fin des années 1850, cette nouvelle appellation prend en compte
l'ensemble des prérogatives accordées à la compagnie après 1857.
31- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //
166PO-D // Kustendjé // Engineers' report (31 décembre 1869).
32- TEODORESCU N., the architectural heritage of the jews in constanţa, p.1, http://anale-
arhitectura.spiruharet.ro/PDF/1_2012/5PATRIMONIU%20EVREI%20CONSTANTA-2012-ENGL-final-
final.pdf
33- COLLAS M., La Turquie en 1864, Paris, 1864, p. 365.

35
et celle de Dobroudjéa, génèrent ainsi un effet de raccourci pour une partie des flux
transcontinentaux. De 1860 à 1867, le chemin de fer de Kustendjé à Tchernavoda
constitue donc une articulation d'importance de l'économie-monde. Cependant, cette
fonction bascule en direction d'une ligne nouvelle, offrant des avantages supérieurs, non
seulement sur le plan de la circulation des échanges, mais également sur celui du
redéploiement de l'autorité impériale.

36
1-1-3- Quels objectifs pour la ligne Roustouk-Varna ?

Le premier chemin de fer installé dans l'espace balkanique tente de rediriger une
partie du trafic des voies danubiennes en direction de Kustendjé. A terme, cette
interface maritime est appelée à devenir la tête de ligne des communications entre
l'Europe de l'Est et l'Orient. Mais face aux obstacles naturels, ce processus d'intégration
atteint rapidement ses limites. L'apparition d'un nouveau projet, visant à établir une
seconde connexion ferroviaire entre le Danube et la mer Noire (fig. 2), en reliant
Roustouk (l'actuelle Roussé) à Varna, semble apporter une réponse aux déficiences de
l'itinéraire aboutissant à Kustendjé.

1- La captation des flux danubiens au cœur des enjeux ?

La volonté d'établir un chemin de fer entre Roustouk et Varna apparaît au milieu


des années 1850, parallèlement au projet de construction d'un canal reliant Tchernavoda
à Kustendjé. En 1855, la commission d'ingénieurs britanniques chargée d'examiner la
faisabilité du canal, étudie également les possibilités offertes à l'installation d'une voie
ferrée connectant Varna à Roustouk. Morris Evans, qui dirige cette mission, qualifie la
mise en place de cette ligne d'entreprise risquée au regard de sa longueur (220
kilomètres environ) et par conséquent, des frais nécessaires à sa construction et à son
entretien. Selon lui, ce projet « requiert un capital si important » qu'il est « difficile de
recommander cet investissement ». Dans son rapport, il souligne que cette voie
permettrait de rejoindre directement Bucarest, éloignée de seulement 70 kilomètres de
la rive Nord du Danube. Toutefois, il met en garde contre les tarifs peu concurrentiels
de l'itinéraire aboutissant à Varna, comparativement à celui empruntant l'embouchure de
Sulina1. Le prix du transport par chemin de fer augmentera notamment par le nécessaire
transbordement des marchandises « des embarcations au train et du train aux navires. »
Ces ruptures de charge atténueront l'attractivité de la ligne Roustouk < > Varna, les flux

1- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //


166PO-D // Kustendjé // Report on the proposed canal in the Dobrudscha, between the river Danube and
the Black Sea, p. 12.

37
commerciaux et ainsi les bénéfices engrangés2. Toutefois, Varna dispose déjà d'un rôle
commercial d'importance, avant même l'apparition de tout projet de restructuration
ferroviaire. Ce port permet en effet d'expédier la production issue des champs et des
forêts alentours. A la fin des années 1850, Varna exporte ainsi des « blés durs et tendres,
de l'orge, de l'avoine, du maïs, des laines en suint, du bétail, du bois à brûler, du
charbon de bois et des bois de construction ». Les importations concernent des produits
coloniaux ou manufacturés tels que le café, le sucre, le fer, les clous et le sel3.

Les premiers chemins de fer balkaniques, entre Danube et mer Noire (1867)

(fig. 2)

Les premières voies ferrées installées dans les Balkans visent à raccourcir la distance entre le
Danube et la mer Noire. Celle de Tchernavoda à Kustendjé est consacrée au transit des céréales,
tandis que celle de Roustouk à Varna joue davantage un rôle de connecteur entre l'Europe et
l'Orient.

A l'instar du chemin de fer de Tchernavoda à Kustendjé, la concession est


octroyée à Barkley. Conclu au mois de septembre 1863, l'acte complet n'a pu être

2- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //


166PO-D // Kustendjé // Report on the proposed canal in the Dobrudscha, between the river Danube and
the Black Sea, p. 12.
3- COLLAS B.C, La Turquie en 1861, Paris, 1861, p. 365, p. 208,
https://archive.org/details/bub_gb_3TlYAAAAcAAJ

38
retrouvé, malgré de nombreuses recherches. Toutefois, grâce à la combinaison de
sources secondaires, les clauses réglant ce contrat ont été reconstituées. Contrairement à
la ligne de Dobroudjéa, le chemin de fer de Roustouk à Varna jouit d'une garantie
kilométrique4 qui assure un rendement minimal à l'exploitation. La ligne, à écartement
normal5, doit être installée en moins de trois ans. Selon le consul de Belgique à Varna,
E. Tedeschi, « cette voie ferrée ne manquera pas de faire acquérir à notre place une
grande importance et de développer sur une vaste échelle les ressources naturelles du
pays ». Barkley est également pressenti pour procéder à la modernisation du port de
Varna mais cette question « n'est pas encore tout à fait tranchée », d'après Tedeschi6.
Notons que Barkley représentait un certain groupe de financiers et d'industriels,
lors de l'octroi de la concession relative à l'installation du chemin de fer de Dobroudjéa.
Selon l'historien américain Rondo Cameron, il agit cette fois au nom d'un consortium
différent, mêlant capitaux français, britanniques et hollandais7. Qu'il s'agisse de la ligne
reliant Tchernavoda à Kustendjé, ou celle connectant Roustouk à Varna, le
concessionnaire est donc identique mais les investisseurs diffèrent. A l'évidence, les
actionnaires de la Compagnie du chemin de fer du Danube à la mer Noire redoutent les
conséquences liées à la construction d'une nouvelle connexion ferroviaire dont l'objectif
vise à doubler, en amont du fleuve, le rôle joué par la ligne de Kustendjé. Le politicien
français Bernard-Camille Collas indique ainsi dans son ouvrage intitulé La Turquie en
1861, que l'installation de la voie ferrée Roustouk < > Varna « enlèverait au chemin de
Kustendjé presque toutes les marchandises du haut Danube [et qu'elle] aurait en outre
un trafic important sur son parcours »8.
Pourquoi les autorités ottomanes ne concentrent-elles pas leurs actions sur
l'augmentation des capacités portuaires de Kustendjé ? Malgré les travaux
d'agrandissement et de modernisation de ses infrastructures, sa rade demeure
dangereuse en cas de forte houle, ce qui limite l'inclusion de cette étape aux lignes
maritimes internationales. D'après un rapport rédigé par le capitaine de frégate Edouard
Cadiou, et publié en 1864 dans la Revue maritime et coloniale, Kustendjé est « ouvert à
tous les vents, depuis le Nord-Est jusqu'au Sud, en passant par l'Est ». La position de ce

4- YOUNG G., Corps de droit ottoman, vol. IV, Oxford, 1906, p. 70,
https://archive.org/details/corpsdedroitott04youngoog
5- Central Intelligence Agency, Specific railroad lines in Bulgaria, 1960, p. 8.
6- ROYAUME DE BELGIQUE, Recueil consulaire belge, t. 12, Bruxelles, 1866, p. 551,
https://babel.hathitrust.org/cgi/pt?id=umn.31951d005838817;view=1up;seq=547
7- CAMERON R., France and the economic development of Europe 1800-1914, Londres, 1961, p. 324.
8- COLLAS M., La Turquie en 1861, Paris, 1861, p. 209,
https://archive.org/details/bub_gb_3TlYAAAAcAAJ

39
port semble ainsi avoir restreint le processus de détournement des flux danubiens. En
1863, après deux années d'exploitation, Kustendjé capte seulement 8 % des céréales qui
ont transité par les embouchures du Danube en 1861. Sur la base de ces chiffres, Cadiou
estime que « le port de Kustendjé ne fera jamais une concurrence sérieuse au commerce
maritime du Bas-Danube »9.

2- Quels itinéraires pour le trafic des voyageurs ?

Durant toute la première partie du XIXe siècle, le Danube forme l'axe de


communication le plus important entre l'Europe de l'Est et l'Orient, « mais cette voie
naturelle n'est pas assez courte au gré du commerce », selon les termes employés par
Elisé Reclus dans son ouvrage intitulé Nouvelle géographie universelle10. En
construisant un chemin de fer connectant Tchernavoda à Kustendjé, il s'agit ainsi
principalement de réduire la durée du voyage entre Danube et mer Noire. Depuis son
inauguration en 1860, cette ligne est effectivement parvenue à capter une part du trafic
des voyageurs en direction et en provenance de l'Orient. Durant une grande partie de
l'année, ils empruntent le Danube et débarquent à Tchernavoda, avant de rejoindre
Kustendjé puis Constantinople par les eaux de la mer Noire. Au départ de Paris,
l'itinéraire Vienne-Bazais-Tchernavoda-Kustendjé permet de se rendre dans la capitale
ottomane en 6 jours seulement. Par la voie de Sulina, plus d'une semaine était
nécessaire pour atteindre Constantinople depuis le cœur de l'Autriche. Mais la mise en
place de la ligne Roustouk < > Varna permet de réduire encore une fois la durée du
voyage entre Paris et le Bosphore, qui passe à 5 jours 11. Toutefois, durant l'hiver,
lorsque le Danube est pris par les glaces, celles-ci « interceptent la navigation à vapeur
entre Tchernavoda et Bazias, point extrême des lignes ferrées d'Autriche en
communication avec l'Europe »12. Les itinéraires empruntant les voies danubiennes
s'avèrent alors inopérants.
Dans cette confrontation pour la captation du trafic des marchandises et des

9- MINISTÈRE DE LA MARINE ET DES COLONIES, Revue maritime et coloniale, t. 11, Paris, 1864,
p. 269, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k34722s/f150
10- RECLUS E., Nouvelle géographie universelle : la terre et les hommes, vol. 1, Paris, 1876, 227,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k104966d
11- VEGLIO L., « La voie de Kustendjé dans les années 1860 : Une alternative crédible à la ''Voie de
mer'' dans les relations postales avec l'Empire ottoman ?, In. Timbres Magazine, 2015, pp. 46-47,
https://www.academia.edu/27654352/La_voie_de_Kustendje_dans_les_ann%C3%A9es_1860
12- COLLAS M., La Turquie en 1864, Paris, 1864, p. 270.

40
voyageurs, la ligne Roustouk < > Varna dispose d'atouts sérieux. Moins d'un an après
l'ouverture de ce chemin de fer, des accords permettent d'établir un service de
correspondance entre les trains en circulation et les navires des compagnies de
navigation du Danube13. De plus, cette voie ferrée est appelée à disposer d'une
continuité ferroviaire en Valachie. Avant même la fin des travaux de la ligne Varna < >
Roustouk, Barkley obtient une concession du gouvernement moldo-valaque afin de
construire la première ligne de la principauté. Longue de 70 kilomètres, elle doit relier
Bucarest à Giurgiu, sur le Danube14. Depuis des siècles, ce port constitue l'interface
fluviale de la capitale valaque. Toutefois, « à cause du peu de profondeur du port de
Giurgiu », les navires modernes, à fort tonnage, ne peuvent y débarquer leur
marchandises. Cette contrainte naturelle engendre une extension de la ligne reliant
Bucarest et le Danube, au port de Smarda, situé à 3 kilomètres vers l'Ouest15.
C'était le prince valaque Alexandre Ioan de Couza (1820-1873) qui accorda à
Barkley la concession du chemin de fer Bucarest < > Giurgiu. En 1866, quelques
travaux ont été menés mais l'éclatement d'une crise politique dans la capitale valaque en
stoppe l'avancée. Elu au mois de mars 1866 par les parlementaires roumains, issus pour
la plupart de l'aristocratie boyarde, Charles Ier (1839-1914) succède à Alexandre Ioan
Couza, déchu et exilé un mois plus tôt. Formé à Berlin, le nouveau prince représente
l'une des branches de la dynastie Hohenzollern, dont les membres ont régné sur une
partie des empires et des royaumes du centre de l'Europe depuis la période médiévale.
Moins de trois mois après son élection, Charles Ier promulgue une constitution qui
entérine l'union des principautés de Moldavie et de Valachie, marquant ainsi la
naissance officielle de la Roumanie. Le texte insiste notamment sur l'importance du
développement des voies de communication pour le nouvel Etat16. La volonté de
modernisation défendue par Charles Ier est une aubaine pour Barkley. L'année de son
élection, le prince réaffirme ainsi les droits acquis par le britannique en vue de la
construction du chemin de fer de Giurgiu, ce qui permet de relancer les travaux17.
La ligne Bucarest-Smarda est inaugurée au mois d’août 1869, moins de trois ans
après la mise en circulation du chemin de fer Varna < > Roustouk. Ces connexions

13- ROUSSEV I., Varna, in Black Sea Project, https://cities.blacksea.gr/en/varna/4-2-1/


14- ROYAUME DE BELGIQUE, Recueil consulaire belge, t. 12, Bruxelles, 1866, p. 551,
https://babel.hathitrust.org/cgi/pt?id=umn.31951d005838817;view=1up;seq=547
15- GUIDES-JOANNE, Etats du Danube et des Balkans – 2e partie, t. 1, Paris, 1893, p. 255.
16- Digithèque de matériaux juridiques et politiques, Constitution des Principautés unies (1/13 juin
1866), http://mjp.univ-perp.fr/constit/ro1866.htm
17- ROYAUME DE BELGIQUE, Recueil consulaire belge, t. 12, Bruxelles, 1866, p. 551,
https://babel.hathitrust.org/cgi/pt?id=umn.31951d005838817;view=1up;seq=5

41
ferroviaires permettent de considérablement réduire la durée du voyage entre
Constantinople, Varna et Bucarest qui passe de dix à deux jours. Le rôle de la Roumanie
dans la seconde tentative de réorganisation des échanges entre Danube et mer Noire se
vérifie lors de l'inauguration du chemin de fer de Roustouk à Varna, le 26 octobre 1866.
Le premier train en circulation accueille le nouveau prince de Roumanie, invité à se
rendre à Constantinople par la Sublime Porte, afin d'y recevoir le firman d'investiture du
sultan. Après avoir quitté Bucarest, il rejoint Giurgiu, d'où il embarque pour Roustouk.
Une fois dans la ville ottomane, Charles Ier est conduit à la gare par Midhat Pacha, le
gouverneur du vilayet du Danube18, et par Barkley, qui profita certainement de cette
rencontre pour obtenir la reconnaissance de sa concession par le nouveau pouvoir
roumain19. Le prince de Roumanie atteint Varna en 8 heures, ce qui signifie que la
vitesse moyenne du train est de 25 km/h environ. A la même période, le train le moins
rapide de la ligne Paris < > Lyon se déplace à une vitesse moyenne de 35 km/h20.
La vitesse de la ligne de Varna est toutefois raisonnable, au regard de la lenteur
des chariots empruntant les pistes caravanières. Cinq jours étaient ainsi nécessaires pour
se rendre de Varna à Roustouk21. Le voyage de Charles Ier se poursuit par une traversée
des eaux de la mer Noire, entre Varna et Constantinople, effectuée en une dizaine
d'heures22. Cet élément permet de souligner l'importance de la navigation dans le
processus de rapprochement des espaces. L'introduction des navires à vapeurs et la mise
en place de services réguliers, jouent effectivement un rôle incontournable. Au début du
siècle, lorsque seuls les navires à voiles assuraient cette liaison, la durée de ce trajet
s'étendait alors sur trois jours23.
En établissant une connexion ferroviaire entre Giurgiu et Bucarest, il apparaît
ainsi que les concessionnaires de la ligne Roustouk < > Varna souhaitent intégrer ce
chemin de fer au réseau ferré en gestation sur la rive Nord du Danube. Le
18- WITTE J., Quinze ans d'histoire 1866-1881 : d'après les mémoires du roi de Roumanie et les
témoignages contemporains, Paris, 1905, p. 57, https://archive.org/details/quinzeansdhistoi00wittuoft
19- OPASCHI C., « Le journal de voyage du prince Charles à Constantinople 1866 », In. Revista
muzeul national, 2006, pp. 215-238, p. 225, http://muzeulnationaljournal.ro/?articol=2746-le-
journal-de-voyage-du-prince-charles-i-a-constantinople-octombre-1866-jurnalul-calatoriei-principelui-
carol-i-la-constantinopol-octombrie-1866
20- DAUPHINE V.E., Guide indicateur illustré des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée,
1871, p. 8,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k57485445.image.r=Indicateur+des+chemins+de+fer.f8.langFR
21- ANONYME, Journal d’un voyage dans la Turquie d'Asie et la Perse, fait en 1807 et 1808, Marseille,
1809, p. 119, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5801411d.r=
22- OPASCHI C., « Le journal de voyage du prince Charles à Constantinople 1866 », In. Revista
muzeul national, 2006, pp. 215-238, p. 225.
23- ANONYME, Journal d’un voyage dans la Turquie d'Asie et la Perse, fait en 1807 et 1808, Marseille
1809, p. 119.

42
développement de ce réseau est donc perçu comme un amplificateur de l'attractivité du
chemin de fer aboutissant à Varna. Il est intéressant de souligner la nature changeante
qui caractérise cette ligne. Au départ, elle joue le rôle de bretelle. Puis, la mise en place
du chemin de fer reliant Giurgiu à Bucarest lui confère une fonction de ligne de
pénétration vers les plaines valaques. Enfin, l'apparition de projets ferroviaires
d'envergure en Roumanie, incluant Bucarest, transforme le chemin de fer aboutissant à
Varna en section d'une ligne trans-européenne. Cette perspective amène à questionner
les restructurations qui transforment l'organisation du maillage territorial de la
Roumanie.
Avant même l'inauguration du chemin de fer reliant Giurgiu à Bucarest, le jeune
Etat lance de nouveaux projets ferroviaires, bien plus ambitieux. En 1868, un emprunt
avoisinant la somme de 335 millions de francs est contracté 24. Il vise, premièrement, à
l'installation d'une ligne entre Scuzava (l'actuelle ville de Suceava, au Nord-Est de la
Roumanie), Roman et Jassy, port situé sur la rive occidentale du fleuve Pruth qui
délimite la frontière roumano-russe, depuis la fin de la guerre de Crimée.
A partir de la localité moldave de Roman située à la frontière de l'Autriche-
Hongrie, une seconde ligne doit être construite, rejoignant Bucarest et traversant toute
la plaine se trouvant au Sud des Carpates, afin d'atteindre le port danubien de Turn
Severin, l'un des points de passage vers le territoire austro-hongrois et serbe. Bucarest
est ainsi appelée à devenir le centre d'une ligne de première importance, reliant la zone
de contact entre la Serbie, l'Autriche-Hongrie et la Roumanie, à la frontière russe.
L'attraction nouvelle de la capitale roumaine bénéficierait ainsi à Giurgiu et, par
extension, au trafic en direction de Varna. Toutefois, l'établissement de cette grande
artère de transport ne sera achevé qu'au milieu des années 1870 (fig. 3).
Pour l'heure, le dynamisme de la ligne Roustouk < > Varna peut s'appuyer sur
deux grands axes de communication, reliant Vienne à la mer Noire. Le premier
emprunte le chemin de fer connectant la capitale autrichienne à Bazias, port danubien
situé à une centaine de kilomètres en aval de Belgrade. Mais son positionnement
géographique implique une traversée des Portes de Fer, là où un resserrement sinueux
des gorges augmente la puissance du courant, rendant la descente du fleuve très risquée,
et sa remontée quasi-impossible. Dans un ouvrage publié en 1873, intitulé Voyages d'un
fantaisiste de Vienne au Danube, l'auteur détaille sa traversée de l'Europe orientale,

24- VOGEL C., L'Europe orientale depuis le traité de Berlin : Russie, Turquie, Roumanie, Serbie, autres
principautés et Grèce, Paris, 1881, p. 441, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65477537.r=

43
entre Budapest et Bucarest notamment. Effectuant son voyage à la période estivale, il
choisit d'emprunter la voie de Bazias, celle du Danube et des Portes de Fer. Son récit
décrit de manière remarquable les obstacles à la fluidité de cet itinéraire. Il indique que
« les Portes de Fer ne sont autres qu'un lit de rochers à fleur d'eau, sur lequel le bateau
glisse avec des précautions infinies, et qui se trahissent aux yeux du voyageur ému par
des pointes acérées ou des remous vertigineux qui font danser le steamer comme les
vagues de la mer pendant l'ouragan »25. Afin de limiter les risques de naufrages, les
capitaines de navire empruntant ce passage positionnent quelques matelots à la proue
« qui sonnent la cloche à tout instant pour prévenir les pilotes et leur imprimer une
direction ». Lorsque les eaux s'avèrent trop basses et « laissent tous les écueils à
découvert », les navires débarquent leurs passagers, en amont des Portes de Fer. Un
service de diligence leur permet alors de gagner un port en aval, où ils « regagnent un
autre bateau qui chauffe en deçà »26.
Après le passage des Portes de Fer, le voyageur descend le cours du Danube et
rejoint Giurgiu, « un point de passage obligé »27, afin d'accomplir les formalités
nécessaires à l'entrée en territoire ottoman. Enfin, depuis ce port, la ville de Roustouk
est rejointe à bord d'un bac, une embarcation spécialement destinée aux traversées.
L'itinéraire Vienne-Bazias-Roustouk-Varna-Constantinople ne nécessite que trois à cinq
jours de voyage28. Cependant, toute la voie danubienne est fermée à la circulation au
creux de l'hiver. Dans ce cas, un second itinéraire prend le relais. Au départ de Vienne,
un train dépose le voyageur à la station d'Arad, ville hongroise située à l'Ouest des
Carpates. Il se rend ensuite à Kronstadt (Brasov), à bord d'une diligence, en passant par
la route d'Hermannstadt (Sibiu), localités situées au Nord de cette chaîne montagneuse.
Une route permet alors de traverser les Carpates, en voiture légère, et d'atteindre la
frontière roumaine, à Prédéal. Enfin, le voyageur rejoint Bucarest, avant d'aboutir à
Giurgiu. Au regard du nombre de kilomètres à parcourir à l'aide d'une diligence, en
Transylvanie et en Roumanie, cet itinéraire rallonge la durée du voyage entre Vienne et
Constantinople, étendue à cinq ou six jours. Toutefois, il devient « chaque année,
pendant trois au quatre mois, le chemin le plus court et le plus régulier » pour les
échanges entre l'Europe de l'Est et Constantinople, selon le Dictionnaire universel

25- MILLAUD A., Voyages d'un fantaisiste -Vienne-le Danube-Constantinople-, Paris, 1873, p. 167,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k96745072.r=
26- ibid., p. 168.
27- Guides-Joanne, Etats du Danube et des Balkans – 2e partie, t. 1, Paris, 1893, p. 255.
28- VEGLIO L., « La voie de Kustendjé dans les années 1860 : Une alternative crédible à la ''Voie de
mer'' dans les relations postales avec l'Empire ottoman ?, In. Timbres Magazine, 2015, pp. 46-47.

44
théorique et pratique du commerce et de la navigation, paru en 186129.
Tel que le signifie cet ouvrage, le Sud de la Transylvanie et le passage des
Carpates constituent, « en tout temps »30, une voie privilégiée par les échanges
commerciaux entre le centre de la Roumanie et la Hongrie. Le récit d'un voyageur
traversant la région au mois de janvier 1868 offre une vue intéressante de ces flux,
composés essentiellement de « chariots roumains », transportant du « fer, des peaux et
toutes sortes de paquets et de colis ».

« Ce n'a pas été une chose facile de démarrer en voiture de Témesvar. Après deux
heures de retard, on attelle quatre haridelles à une vieille diligence qui peut se vanter de
n'avoir jamais été nettoyée, mais qui porte les armes royales sur la portière. C'est étroit,
c'est incommode, c'est sale surtout. (…) Toute la route entre Témesvar, Hermanstadt et
Cronstadt est fort animée de jour et de nuit par les longues files de chariots roumains.
On transporte ainsi du fer, des peaux et toutes sortes de paquets et de colis. (…) A
Cronstadt, une voiture légère et découverte, une Victoria à deux places, a enfin
remplacé la lourde, l'insipide, la sale diligence allemande. »31

Une question reste en suspens. Comment les voyageurs, et les marchandises,


traversent-ils le Danube, entre Giurgiu et Roustouk, lorsque les glaces s'en emparent ?
Anodine en apparence, cette interrogation s'avère fondamentale à la compréhension de
l'articulation des échanges dans cette zone de contact, incontournable à l'époque. Il
s'avère que le gel du fleuve est progressif. Lorsque les premiers blocs de glaces
apparaissent sur le Danube, la navigation y est stoppée, de Bazias à Sulina, au regard
des risques encourus par les navires. Toutefois, à ce stade, la traversée du Danube est
encore possible. Entre Roustouk et Girugiu, elle s'effectue à l'aide d'embarcations dont
l'équipage est doté de « solides barres de fer » afin d'écarter les « énormes icebergs »
charriés par le fleuve32. Lorsque le gel est complet, « on peut alors le traverser à pieds
secs ou en traîneau »33. Le chemin de fer de Roustouk à Varna jouit ainsi d'une

29- GUILLAUMIN, Dictionnaire universel théorique et pratique du commerce et de la navigation, t. 2,


Paris, 1861, p. 50, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k35391r
30- ibid.
31- ANONYME, De Paris à l’île des serpents, à travers la Roumanie, la Hongrie et les bouches du
Danube, Paris, 1876, p. 17-18, https://archive.org/details/deparislledesse00avrigoog
32- Presse // Le Gaulois : littéraire et politique, Souvenirs d'une tournée aux Balkans en 1894, (23
septembre 1916), p. 3, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k537019d/f3.item.r=danube%20travers
%C3%A9e%20varna.zoom
33- BOVIS M.R., « Du rôle joué par le Danube dans les invasions d'origine scythique », In. Travaux de
l'Académie nationale de Reims, Travaux de l'Académie nationale de Reims, pp. 163-223, p. 172,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k57260804

45
continuité territoriale quasi-constante en Roumanie. Pour les actionnaires de la
Compagnie du chemin de fer du Danube à la Mer Noire et du port de Kustendjé, la
nouvelle ligne est ainsi en disposition de capter, au détriment de leur interface maritime,
non seulement les flux en provenance de tout le cours inférieur du Danube, mais
également ceux qui traversent la Transylvanie et les Carpates. De plus, en 1870, moins
d'un an après l'ouverture de la voie ferrée entre Giurgiu et Bucarest, un nouveau coup
dur est porté aux intérêts de la compagnie.

L'articulation de la route vers l'Orient avant 1870

(fig. 3)

L'installation de voies ferrées dans les principautés moldo-valaques confère à la ligne Roustouk
< > Varna un rôle de premier plan dans le transport des voyageurs se rendant en Orient

3- La Sublime Porte : une autorité en réaffirmation ?

Rappelons que la Convention relative à la concession du port de Kustendjé


garantit à la compagnie l'exploitation de cette zone portuaire, pour une durée de 99 ans.
Toutefois, ce contrat ne détaille que sommairement les engagements de l'exploitant.
Aucune information n'est donnée sur le partage des recettes issues de la navigation, ou

46
sur la gestion plus générale du port. Lors de la conclusion du traité d'exploitation en
1857, il est vraisemblablement impossible d'établir des prévisions sur les résultats de
cette entreprise, qui reste entièrement à réaliser. Ce flou a certainement crée une source
de mésentente entre les autorités ottomanes et la compagnie, qui fixe et perçoit les taxes
portuaires payées à Kustendjé, durant la décennie 1860. Au mois de février 1870, ses
dirigeants se réunissent en raison d'un litige survenu avec le gouvernement ottoman.
Depuis plusieurs mois, celui-ci s'est emparé des revenus du port. Malgré les
protestations de la compagnie, réclamant des compensations, telles que le
remboursement des sommes engagées dans la modernisation de Kustendjé (117 000
livres sterling), les autorités ottomanes « demeurent sourdes aux vives remontrances »
qui ont été formulées à leur encontre34.
Le 10 octobre 1870, l'abrogation de la Convention relative à la concession du
port de Kustendjé est prononcée, mettant fin à la main-mise de la compagnie sur la
gestion des activités maritimes propres à cette localité. L'acte de déchéance paraît avoir
fait l'objet d'une âpre négociation impliquant la compagnie, le gouvernement ottoman et
un haut représentant de l'autorité britannique. Il est conclu entre la Sublime Porte et F.
Walpole, membre du parlement anglais. Selon les termes de l'accord, la « Compagnie
cède des à présent au Gouvernement Impérial Ottoman la propriété absolue du Port ».
En guise de compensation, Walpole obtient de la Porte, le remboursement des sommes
investies par les actionnaires britanniques, ainsi que l'engagement de transformer
Kustendjé en « un port libre de tous droits à percevoir sur les navires qui le
fréquenteront, soit pour y chercher un abri, soit pour s'y livrer à des opérations
commerciales ou autres »35.
L'intervention de Walpole est effectuée dans le cadre d'un arbitrage informel. Il
était effectivement dans les pouvoirs de la compagnie d'invoquer l'article XVII de l'acte
de concession, qui prévoit que « tout différend du Gouvernement Impérial contre la
Compagnie, ou de la Compagnie contre le Gouvernement Impérial, qui pourrait
survenir, pendant la durée de la concession, sera jugé et décidé par une commission
mixte, composée d'arbitres nommés en nombre égal des deux parts 36. » Cette procédure
constitue la dernière étape lors d'un affrontement juridique entre les signataires d'une

34- CADN, Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //
166PO-D // Kustendjé // The Danube and Black Sea railway and Kustendje Harbour Company – (25
février 1870).
35- BAICOÏANU C. Handelspolitische Bestrebungen Englands zur Erschließung der unteren Donau,
Munich, 1913, p. 67, https://archive.org/details/handelspolitisch00baic
36- ibid., p. 65.

47
concession. Qu'il s'agisse du montant des indemnités ou de l'avenir des droits
d'exploitation, les décisions de la commission arbitrale sont définitives et sans
possibilité de recours. La commission arbitrale doit être appelée par les deux parties et
dans l'éventualité d'une violation manifeste des conventions conclues, sa formation est
le plus souvent refusée. Dans le cas de l'exploitation du port de Kustendjé, les clauses
de la concession restent trop incertaines pour entamer une bataille juridique, un accord
direct est ainsi préférable pour toutes les parties.
La transformation de Kustendjé en port-franc, apparaît donc comme une
compensation offerte aux actionnaires de la compagnie. L'abolition des taxes portuaires
permettra de renforcer le trafic maritime, ainsi que celui du chemin de fer de
Dobroudjéa, dans la perspective d'une lutte contre la voie reliant Roustouk à Varna.
Toutefois, l'issue de ce litige semble démontrer que les considérations financières ne
forment pas l'essentiel des raisons poussant à l'éviction de la compagnie dans la gestion
du port de Kustendjé. Pour la Sublime Porte ainsi que l'état-major ottoman, il apparaît
que cette réappropriation s'inscrit davantage dans un processus de réaffirmation de
l'autorité de Constantinople au Nord-Est de la péninsule balkanique.
L'installation d'un chemin de fer entre Varna et Roustouk permet de connecter
plusieurs localités relevant d'une grande importance dans le dispositif militaire ottoman.
Durant la guerre de Crimée, Varna et ses environs abritent les campements des soldats
ottomans, britanniques et français, regroupés dans cette zone avant leur envoi vers le
front, le port étant devenu à cette période une base navale de premier plan 37. La
construction d'un mur et d'un fossé entourant la ville en font une forteresse puissante 38.
Par ailleurs, le tracé du chemin de fer inclut Choumla, ville fortifiée et point de passage
quasi-inévitable entre la Dobroudjéa et la Thrace. Cette voie ferrée permet ainsi de
connecter trois points clés pour l'autorité ottomane. Premièrement, le port de Varna, qui
sert d'interface vers la capitale ottomane, la forteresse de Choumla, qui commande
l'accès aux régions voisines, et Roustouk, dont la position permet de contrôler le bas
Danube ottoman et d'atteindre les principautés moldo-valaques. Ces considérations
stratégiques ont non seulement favorisé l'installation de cette ligne, mais de plus, elles
constituent les principales raisons poussant à l'introduction du rail dans les autres
régions de l'Empire, en Thrace en particulier.

37- HAZEWINKEL J.F., « Varna », In. Annales de Géographie, t. 31, n°171, 1922. pp. 234-243, p. 236,
http://www.persee.fr/doc/geo_0003-4010_1922_num_31_171_10184
38- BARKLEY H., Between the Danube and Black Sea or Five years in Bulgaria, Londres, 1876, p. 7,
https://archive.org/details/betweendanubean01barkgoog

48
A l'instar du premier chemin de fer de Dobroudjéa, la ligne Roustouk < > Varna
vise ainsi à raccourcir la durée des communications entre l'Europe et Constantinople.
L'établissement de ce chemin de fer combine les considérations stratégiques émises par
l'état-major ottoman, et les besoins des grandes lignes de transport, en matière de
régularité et d’efficience. C'est encore une fois la combinaison de ces éléments, d'ordre
économique et militaire, qui dynamise la poursuite du processus de réorganisation de
l'espace balkanique. La Thrace constitue le lieu d'expression de ces projets aux objectifs
multiples. Il s'agit alors de relier par une ligne la capitale ottomane au chemin de fer
Roustouk < > Varna, en passant par Andrinople, ce qui renforcerait considérablement
les capacités de projection des forces impériales.

49
1-2-1 L'introduction du rail en Thrace orientale

La construction d'un réseau ferroviaire à travers les Balkans est née d'une
imbrication de considérations militaires, économiques et politiques. A la fin de la guerre
de Crimée, l'idée d'un réseau reliant la capitale ottomane à l'Europe émerge peu à peu.
Mais l'endettement de la Porte, ainsi que le manque de connaissances précises sur la
Turquie d'Europe, ne permettent pas d'opter pour ce projet d'envergure, dont les
conséquences s'avèrent, par ailleurs, incertaines pour l'autorité de Constantinople. Un
projet plus modeste est alors envisagé en 1863, celui d'établir une ligne ferroviaire
permettant de relier Constantinople à Andrinople (l'actuelle Edirne), distantes d'environ
220 kilomètres. A cette date, seules deux routes, dont l'une fut anciennement
carrossable, relie ces deux villes qui occupent respectivement une fonction de chef-lieu,
au niveau provincial. Rejoindre Andrinople depuis la capitale ottomane nécessite alors
deux jours de cheval1. A pied ou en chariots, quatre à cinq jours sont nécessaires 2. En
train, le temps de trajet entre ces deux localités d'importance serait réduit à une dizaine
d'heures. Le projet d'établissement d'un chemin de fer ligne reliant Constantinople et
Andrinople, offre ainsi des capacités nouvelles, sur le plan de la gestion des territoires
et des finances de l'Empire notamment.

1- Faiblesses et subordination de l'économie ottomane

Andrinople et Constantinople constituent deux villes aux destins liés. Depuis la


période médiévale, la première constitue l'avant-poste européen de la seconde. C'est en
s'emparant de ce point stratégique, en 1361, que les Ottomans purent progressivement
resserrer leur étreinte autour de la capitale byzantine, jusqu'à sa chute. Relier ces villes
1- TROMELIN J., Observations sur les routes qui conduisent du Danube à Constantinople à travers le
Balcan ou mont Hoemus, suivies de quelques réflexions sur la nécessité de l'intervention des puissances
du midi de l'Europe dans les affaires de la Grèce, Paris, 1828, p. 19,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5401824f/f5.image.r=Grece.item
2- LAMARTINE A., Souvenirs, impressions, pensees et paysages pendant un voyage en Orient, 1832-
1833, Paris, 1845, p. 370, https://archive.org/details/souvenirsimpres08lamagoog

50
par chemin de fer apparaît donc comme la manifestation de l'une de ces « forces
profondes », chères à Jacques Thobie. Matérielles et/ou psychologiques, ces forces
participent au processus de restructuration de l'espace balkanique.
La compréhension du maillage territorial balkanique, dont l'organisation
remonte à la période médiévale voire à l'Antiquité, est essentielle à l'étude des
considérations qui sous-tendent la restructuration ferroviaire de la Turquie d'Europe.
Premièrement, dans ce maillage de micro-interactions, dénué de voies de
communication efficientes, la collecte et le transport des impôts constituent une
problématique de taille pour les autorités ottomanes. Principalement tournées vers
l'agriculture et l'élevage, les populations paient leur taxes « non pas en argent, mais en
nature »3, d'après un document intitulé Notes sur les chemins de fer de la Turquie
d'Europe, daté de 1870. Il s'agit le plus souvent de « blé, de moutons, de tabac ou de
coton »4. Le prix de ces marchandises, étant soumis à des fluctuations, les revenus du
trésor ottoman varient d'une année sur l'autre. Autrement dit, « suivant que la valeur de
ces produits augmente ou diminue, l'impôt croit ou décroît dans la même proportion ».
Sur cet aspect, rappelons que la fin de la guerre de Crimée a marqué le début du
processus d'intégration du marché ottoman à l'économie-monde. La production
balkanique est ainsi soumise à la loi de l'offre et de la demande. L'augmentation de
l'offre, en céréales notamment, peut donc complètement dévaloriser les impôts collectés
par les agents de la Sublime Porte. En Thrace, le transport des taxes ainsi levées
s'effectue par les ports tels que Rodosto (l'actuelle Tekirdag) et Enos (aujourd'hui Enez)
ou prennent la voie de Constantinople par les nombreuses pistes caravanières qui y
mènent. Mais le coût de leur acheminement participe à la dépréciation des recettes du
trésor impérial. Dans cet environnement économique et territorial, l'installation de
lignes ferroviaires « qui tendrait à faciliter les transports des céréales ou des bestiaux et
à créer des débouchés nouveaux », serait synonyme de rénovation des capacités de
l'administration ottomane5.
Durant les premières années de la décennie 1860, le gouvernement impérial est
divisé sur la réponse à apporter à la question des chemins de fer en Turquie d'Europe.
La Porte est tiraillée entre politique de modernisation et tactique isolationniste, selon
laquelle les voies de communication constituent autant de lignes d'invasion offertes à la
3- ANMT // 207 AQ 328 // Projets divers et contrats – Chemins de fer orientaux // Notes sur les chemins
de fer de la Turquie d'Europe, 1870.
4-ibid.
5- ANMT // 207 AQ 328 // Projets divers et contrats – Chemins de fer orientaux // Notes sur les chemins
de fer de la Turquie d'Europe, 1870.

51
progression de l'ennemi, qu'il s'agisse de la Russie ou de l’Autriche-Hongrie. Mais la
situation économique de l'Empire ottoman est catastrophique. Pour faire face aux frais
colossaux imposés par la guerre de Crimée, la Sublime Porte a épuisé les capacités de
financements offertes par les banquiers de Galata et pour la première fois de son
histoire, le trésor impérial a fait appel au crédit étranger. En 1854, puis en 1855, deux
emprunts sont contractés d'un montant respectif de 4 millions et de 5 millions de livres
sterling6 (ce qui équivaut à une dette de 225 millions de francs 7). L'accord passé en
1855 entre les représentants de la Porte, de la France et du Royaume-Uni prévoit que
l'emprunt ottoman sera garantie auprès des adjudicataires à condition d'y consacrer
« tous les revenus de l'Empire ottoman et spécialement la somme annuelle restée libre
sur le tribut d'Egypte ». Car une partie du tribut d'Egypte est déjà employée à
rembourser l'emprunt de 18548.
L'emprunt de 1854 est contracté auprès d'un groupe organisé par la Banque Dent
Palmers & Co, fondée en 1809 par la famille Baring. Celui de 1855 est géré par la
banque londonienne du groupe Rothschild9. A l'évidence, l'endettement de
Constantinople marque le début d'une emprise du capital européen sur la volonté
politique du sultan. L'accroissement des richesses de l'Empire et sa modernisation
deviennent des nécessités absolues pour rassurer les porteurs de la dette ottomane,
stabiliser les remboursements, et surtout, obtenir de nouveaux emprunts au taux le plus
bas. Mais les promesses de réformes énoncées dans le Hatti-Humayoun de 1856,
garantissant une refonte de la perception des impôts, la fixation d'un budget annuel
contraignant, la création de banques et d'institutions financières ainsi que la
construction de voies de communications, ne suffisent pas aux créanciers de l'Empire.
La stabilisation doit passer par une réorganisation complète des finances ottomanes,
opérée grâce à la prise en main des opérations du trésor impérial, et à l'instauration
d'une banque centrale sous contrôle des alliés de l'Empire durant la guerre de Crimée.

6- Edhem Eldhem, « The Imperial Ottoman Bank: actor or instrument of Ottoman modernization ? »,
dans KOSTIS K., Modern banking in the Balkans and West-European capital in the nineteenth and
twentieth centuries, Hampshire, 1999, pp. 50-60,
http://www.academia.edu/17463533/The_Imperial_Ottoman_Bank_Actor_or_Instrument_of_Ottoman_
Modernization
7- Raphael G. Levy, « La dette anglaise », In. Revue des deux mondes, 4e période, t. 149, 1898, pp. 277-
306, https://fr.wikisource.org/wiki/La_Dette_anglaise
8- Foreign Office // 1854-55 [1961] // Turkey // Convention between Her Majesty, the Emperor of the
French, and the Sultan, for the guarantee of a loan to be raised by the Sultan. Signed at London, June 27,
1855.
9- Edhem Eldhem, The Imperial Ottoman Bank: actor or instrument of Ottoman modernization ?, dans
KOSTIS K., Modern banking in the Balkans and West-European capital in the nineteenth and twentieth
centuries, Hampshire, 1999, pp. 50-60,

52
L'idée d'une banque ottomane sous contrôle franco-anglais venait de naître. Face au
risque d'un effondrement de son économie, la Sublime Porte accepte le projet. Une
première banque est créée en 1856, l'Ottoman Bank, sous l'impulsion de financiers
exclusivement anglais rassemblés par la banque Glyn & Co et par Henry Layard,
l'explorateur à l'origine de la découverte de Ninive. De nationalité anglaise, c'est à dire
soumise aux lois britanniques, et ne comportant aucune banque de la place parisienne,
l'Ottoman Bank ne peut recevoir les privilèges promis par la Sublime Porte.
En 1861, l'accession au trône d'Abdul-Aziz accélère la création de cette banque
centrale. Fuad Pacha est chargé de mener à bien ce projet en ne privilégiant dans cette
affaire ni la France ni l'Angleterre. Au début des années 1860, les frères Pereire
prennent la direction d'un groupe organisé autour de leur principale formation bancaire,
le Crédit Mobilier. Ce groupe rassemble plusieurs maisons de la haute banque
parisienne, tenues par les familles Mallet, Hottinguer, Vernes et De Neuflize. L'entente
tripartite entre Sublime Porte, banquiers français et anglais, est consacrée par l'acte du 4
février 1863 instituant la Banque Ottomane. Ce contrat fonde les grandes prérogatives
de l'institution, devenue banque d'Etat. Celle-ci doit être dirigée par deux comités, l'un
se trouvant à Paris, l'autre à Londres. La banque se voit accorder la faculté d’émettre
des billets pour une durée de 30 ans ainsi qu'un droit de préférence sur les prochains
emprunts de l'Etat. Enfin, elle est chargée de procéder à l'assainissement et à la
rationalisation des opérations du trésor impérial en se chargeant notamment du
remboursement des dettes de l'Empire, moyennant une commission de 1% pour ses
services10. Dans un tel état de subordination des finances ottomanes, le gouvernement
impérial ne peut s'opposer à la modernisation des infrastructures de l'Empire et des
moyens mis au service des échanges commerciaux.

2- La ligne d'Andrinople : considérations financières et stratégiques

Au début des années 1860, l'idée d''établir un réseau ferroviaire en Turquie


d'Europe existe. Toutefois, ce projet est considéré comme irréalisable à de nombreux
égards. Premièrement, les capitaux nécessaires ne peuvent être estimés dans la mesure
où la Turquie d'Europe est méconnue. A l'exception des ouvrages d'Ami Boue,
10- Edhem Eldhem, The Imperial Ottoman Bank: actor or instrument of Ottoman modernization ?, In.
KOSTIS K., Modern banking in the Balkans and West-European capital in the nineteenth and twentieth
centuries, Hampshire, 1999, pp. 50-60.

53
d'Auguste Viquesnel, et d'autres écrivains voyageurs, la littérature scientifique
concernant la Turquie d'Europe contemporaine est quasi-inexistante. La
méconnaissance du maillage commercial et l'absence de relevés topographiques fiables
accroissent les risques financiers liés à l'installation d'un réseau ferroviaire trans-
balkanique. Ce projet, trop ambitieux pour l'époque, fait place à une volonté de
restructuration plus modeste : l'établissement d'une voie ferrée entre Constantinople et
Andrinople, les deux capitales des vilayets du même nom. A l'inverse des autres
territoires qui composent l'espace balkanique, la Thrace orientale est une région sans
surprise topographique. En grande partie constituée de broussailles et de sable, elle
rappelle le « désert de Syrie », d'après Alphonse de Lamartine11.
Après Salonique, Andrinople est le marché le plus prospère en Turquie
d'Europe, offrant un débouché à la production locale. Située sur les rives de la Maritza,
la ville est également un entrepôt en vue de l'exportation des marchandises vers Enos,
son interface maritime. Relier Andrinople à Constantinople permettrait ainsi de mettre
en contact deux centres commerciaux importants, dont l'essor est limité par la lenteur
des interactions avec leur arrière-pays respectifs. Au-delà de l'intérêt économique, la
mise en place de ce chemin de fer, et son raccordement à la ligne Varna < > Roustouk 12,
ouvrirait la voie à un redéploiement de la présence ottomane à l'Est des Balkans. Cet
itinéraire permettrait à l'autorité de la Sublime Porte de se réaffirmer de manière
significative en utilisant Andrinople comme relais avancé de sa volonté, et de créer un
réseau mettant en communication trois espaces, la Thrace, le bas Danube et la mer
Noire (fig. 4).
La jonction de ces trois espaces s'effectuerait à Choumla, qui est à la fois le
point de passage Nord-Sud des invasions russes dans les Balkans, et le point de passage
Europe-Orient, grâce à sa position sur la ligne du Roustouk-Varna. Cette combinaison
dévoile une stratégie double de l'état-major impérial. Il s'agit d'une part, de renforcer les
capacités de défense face à toute nouvelle invasion russe grâce à l'intégration des
garnisons d'Andrinople au dispositif militaire ottoman, et d'autre part, d'atteindre les
régions bulgares et serbes en permettant le déploiement de la troupe sur toute la rive sud
du Danube, entre Roustouk et Widdin, place fortifiée en aval des Portes de Fer13.
Placées dans un état de semi-autonomie, la principauté valaque constitue une
11- LAMARTINE A., Souvenirs, impressions, pensees et paysages pendant un voyage en Orient, 1832-
1833, Paris, 1845, p. 370, https://archive.org/details/souvenirsimpres08lamagoog
12- La promesse de concession pour la ligne Roustouk-Varna fut accordée à Barkley dès 1861.
13- Le Chapitre II montrera comment cette stratégie sera mise à l'épreuve durant les années 1870, à
l'heure des révoltes balkaniques et d'une nouvelle guerre russo-turque.

54
sorte d'état tampon entre les territoires du tsar et ceux du sultan. A ce titre, un
redéploiement des forces ottomanes y est exclu. La Russie ne manquerait pas de
s'interposer au nom de la défense des chrétiens de Valachie. Car bien que la guerre de
Crimée se soit soldée par une défaite des armées du tsar, l'Empire ottoman n'est pas en
mesure de se confronter à l'Empire russe. Le jeu des grandes puissances, qui maintient
l'équilibre précaire de la paix russo-ottomane, constitue en quelque sorte la seule
garantie de la Sublime Porte.

La ligne de Constantinople à Choumla dans le dispositif de défense ottoman


(1863)

(fig. 4)

La réalisation de ce projet offrirait à l'influence ottomane une profondeur stratégique


nouvelle

Les avantages liés à la construction d'un chemin de fer entre Andrinople et


Constantinople pour le développement de l'autorité de Constantinople tant sur le plan
administratif que militaire, apparaissent ainsi comme évidents. Les bénéfices tirés de
cette restructuration poussent la Porte à accepter le projet d'un chemin de fer
Constantinople à Andrinople. Dès sa création en 1863, la Banque Ottomane tente de
convaincre le gouvernement ottoman de l'importance de lui accorder une concession

55
pour la construction et l'exploitation de cette ligne 14. Suite au lancement des travaux de
la ligne Roustouk < > Varna, en 1863, qui ouvre la voie à un possible raccordement de
Constantinople au Danube, il apparaît que c'est la Sublime Porte qui sollicite
l'institution bancaire, afin de relier la capitale ottomane à Andrinople. Le 10 septembre
1864, une proposition de concession ferroviaire, prévoyant de connecter ces deux villes,
est transmise à Isaac Pereire et à son groupe, par l'intermédiaire d'un représentant de la
Banque Ottomane à Constantinople dénommé Ybri. Ce dernier communique dans sa
lettre « les bases générales sur lesquelles » il est « autorisé à traiter ». Dotée d'une
double-voie, la ligne appelée à relier Andrinople à Constantinople est à construire
« dans l'espace de trois années, à partir de la date de l'approbation du tracé définitif de
la ligne par le gouvernement impérial ». Elle ne peut toutefois franchir les limites de la
capitale ottomane, car la Porte s'en « réserve » la traversée15. Sur le plan des
financements, le groupe de Pereire fournirait le capital de construction. Puis, une fois
les lignes établies, il percevrait annuellement 27 000 francs pour chaque kilomètre
exploité, sur une période de 23 années, correspondant à la durée de la concession. L'Etat
ottoman s'engage à transmettre cette somme en allouant « tous les revenus généraux de
l'Empire, et plus particulièrement et en première hypothèque, la part des produits nets
qu'il s'est réservé dans l'exploitation du chemin de fer de Constantinople à Andrinople ».
La part dont il est fait mention équivaut à 50 % des revenus bruts. Le groupe de Pereire,
également chargé de l'exploitation de la ligne, percevra la partie restante16.
La Banque Ottomane tentait, « depuis des années », d'obtenir une concession
ferroviaire pour la construction et l'exploitation de la ligne de Thrace 17. Pourtant,
presque six semaines après la proposition de la Porte, aucune réponse ne lui a été
adressée. Fuad Pacha lance alors un ultimatum d'un mois « à Messieurs I. Pereire, Ch.
Mallet et V. Buffarin, concessionnaires de la Banque Impériale Ottomane », pour qu'ils
sortent de leur silence. Il indique que si le gouvernement impérial a dû recourir à cette
mise en demeure, c'est « dans l'unique désir de voir au plus tôt cette partie de l'Empire
dotée de ce puissant moyen de communication vers lequel il est poussé par des besoins
urgents ». Le grand vizir rassure ses interlocuteurs en leur indiquant que le règlement de
la question du chemin de fer d'Andrinople ne peut subordonner, « en aucune manière »,

14- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Correspondance avec Monsieur Ybry // Lettre (10
septembre 1864).
15- ibid.
16- ibid.
17- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Correspondance avec Monsieur Ybry // Lettre (6 février
1865).

56
la question de l'unification de la dette18. Car, dès 1863, le gouvernement impérial s'est
lancé dans une politique de consolidation de ses emprunts en décrétant l'unification de
ses dettes intérieures, et l'uniformisation des intérêts et des règles d'amortissement.
Malgré des indemnités offertes aux porteurs et notamment aux porteurs étrangers, cette
mesure crée une forte contestation chez les créanciers européens qui sont contraints
d'accepter une altération dans le taux et l'époque de leurs versements. Le projet du
chemin de fer d'Andrinople s'inscrit donc dans un contexte de tensions entre le
gouvernement impérial et les dirigeants de la Banque Ottomane, communément
engagés dans une refonte des dettes de l'Empire.
L'empressement du gouvernement impérial ne suffit pas à décider la Banque
Ottomane. Au-delà des relations conflictuelles nées des politiques de gestion de la dette,
il semble que la proposition de concession comporte un trop grand nombre
d'incertitudes pour y apporter une réponse sérieuse. Qu'il s'agisse de la définition du
tracé, des méthodes de financements, ou encore du partage des bénéfices tirés de
l'exploitation, cette proposition démontre l'amateurisme du gouvernement impérial dans
le domaine ferroviaire. Le flou des clauses présentées à la Banque Ottomane empêche
ainsi la signature d'un accord. De plus, dès l'apparition du projet, le choix de l'itinéraire
est disputé entre le tracé des vallées et le tracé des plateaux, nécessitant des frais de
construction inégaux. Cette considération se rajoute à l'incertitude des investisseurs. Les
réticences de la Banque Ottomane sont expliquées dans une lettre envoyée par un
membre du comité de Paris à l'ambassade de France à Constantinople, un mois après
réception de l'ultimatum de Fuad Pacha. Il y est indiqué « qu'en l'absence de
renseignements précis non seulement sur les conditions matérielles du chemin de fer
qu'il s'agissait de construire mais même sur le choix du tracé à adopter », la Banque
Ottomane s'est trouvée dans l'impossibilité « de répondre à la mise en demeure, à bref
délai, que M. Ybry » lui avait faite. En guise de ressources documentaires, l'institution
bancaire n'a reçu qu'un « fragment de carte sur lequel étaient tracées, sans aucun détail
topographique, les directions nouvelles auxquelles le gouvernement paraissait
désormais accorder sa préférence ». L'estimation des frais de construction est
totalement absente, car tel qu'il est également signifié, « aucun aperçu sommaire des
dépenses n'accompagnaient ce document »19. A la fin de l'année 1864, la mise en place

18- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Correspondance avec Son altesse Fuad Pacha 1864-
1865 // Lettre (19 octobre 1864).
19- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Correspondance avec l'ambassadeur 1864-1865 // Lettre
(10 novembre 1864).

57
de la ligne de Thrace semble ainsi gelée.

3- Quelle influence pour la Banque Ottomane ?

Il faut attendre l'automne 1865 pour assister à la redynamisation du projet


d'installation de la ligne Constantinople < > Andrinople. A cette date, la Banque
Ottomane semble décider à évaluer sérieusement les aspects techniques et financiers de
ce projet. L'institution bancaire missionne Jules Galland, un jeune ingénieur français
formé à l'Ecole nationale des Ponts et Chaussées, afin d'établir l'itinéraire du chemin de
fer appelé à relier Constantinople à Andrinople. Les archives de la Banque Ottomane
contiennent les documents produits durant cette mission. Qu'il s'agisse de relevés
topographiques, d'observations démographiques et commerciales, ou de données sur
l'organisation locale de l'artisanat et des cultures, ces documents offrent une vue
précieuse et rare de la Thrace orientale, que les bouleversements techniques et
politiques transforment durant la décennie 1870. Plus largement, en permettant de
rassembler les savoirs, le chemin de fer peut être considéré comme un puissant vecteur
de connaissances des territoires, et notamment des contraintes et des opportunités qui
les caractérisent. La partie suivante détaillera les résultats de la mission de Galland.
Dès l'envoi de cette mission de reconnaissance, qui apparaît comme le prélude à
une restructuration d'ensemble de la Turquie d'Europe, une nouvelle proposition est
transmise à la Banque Ottomane. Cette fois-ci, non pas par le gouvernement impérial,
mais par Charles Champoiseau qui occupe la fonction de consul de France à
Philippopouli (l'actuelle ville de Plovdiv), située sur la route de Constantinople à
Belgrade, ou « sur la voie de Vienne », tel qu'il est écrit à la suite de son titre pour
souligner l'importance de son rôle. Vingt jours après l'envoi de Galland en Thrace,
Champoiseau contacte I. Pereire, afin que ce dernier plaide en faveur d'une ligne
ferroviaire trans-balkanique reliant les capitales ottomane et serbe. Le consul s'appuie
sur sa connaissance de la région pour défendre l'intérêt commercial de ce projet qui
« offrirait toutes chances de bénéfices sans perte possible ». Dans cette lettre,
Champoiseau ne tarde pas à demander un rôle de négociateur avec les autorités
ottomanes et/ou un siège dans la direction de la future compagnie. Il se propose ainsi
d'offrir son « concours le plus absolu et le plus dévoué, soit pour aller d'abord traiter à
Constantinople avec l'administration ottomane sur les questions préparatoires, soit pour
entrer dans une part de la direction administrative de cette ligne en Turquie ». Le consul

58
estime les frais de constructions à 50 000 francs par kilomètre, ce qui est largement
sous-estimé20. D'après les difficultés du terrain, la qualité des ouvrages d'art et la taille
des gares, le coût kilométrique d'un chemin de fer à installer entre Constantinople et
Belgrade peut varier de 80 000 à 300 000 francs 21. L'estimation de Champoiseau paraît
ainsi fantaisiste mais celle-ci lui permet de proposer une « entreprise facile et
lucrative » aux administrateurs de la Banque Ottomane22.
Un mois après la réception de cette proposition, la Banque Ottomane produit
une Note sur le chemin de fer de Constantinople à Belgrade 23 en forme de réponse au
projet de Champoiseau. Ce document dévoile la prudence de la banque vis-à-vis des
investissements ferroviaires en Turquie d'Europe. Les nombreuses incertitudes
topographiques et commerciales, que seuls les cartes et les récits de voyageurs
contribuent à dissiper, augmentent le coût kilométrique lié à la mise en place d'une ligne
trans-balkanique. Il atteint, d'après la banque, une moyenne de 420 000 francs, au
regard des estimations suivantes : « 300 000 francs par kilomètre pour la ligne
Constantinople-Andrinople, 200 000 francs pour la ligne d'Andrinople à Philippopouli
et 500 000 francs par kilomètre de Philippopouli à Belgrade ». Les faibles perspectives
de développement du trafic sur cette ligne, qu'il s'agisse des voyageurs ou des
marchandises, rendent cette affaire « inabordable » au vue du capital nécessaire à la
construction d'une ligne de « 1450 kilomètres »24. Ces estimations de la banque reflètent
également le manque d'informations sérieuses concernant la Turquie d'Europe. La
distance entre Belgrade et Constantinople en passant par la voie d'Andrinople, de Sofia
et de Nish, n'excède pas 1000 kilomètres et tel qu'il a été indiqué précédemment, le coût
kilométrique d'un chemin de fer reliant les capitales serbe et ottomane atteindrait 300
000 francs tout au plus. Cette surestimation générale des frais occasionnés par une ligne
entre Belgrade et Constantinople peut également être expliquée par d'autres
considérations qui ne concernent pas cette fois, la méconnaissance de la région, mais le
monopole de la route entre l'Europe centrale et l'Orient. L'ouverture de la ligne
Belgrade-Constantinople réorganiserait les communications entre Vienne et la capitale

20- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Chemin de fer de Constantinople à Belgrade // Lettre (5
octobre 1865).
21- Quelques années plus tard, la mise en place de lignes trans-balkaniques révèle le véritable coût
découlant de la construction de chemins de fer en Turquie d'Europe. Voir Partie 1 – Chapitre III – Sous-
partie 2.
22- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Chemin de fer de Constantinople à Belgrade // Lettre (5
octobre 1865).
23- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Chemin de fer de Constantinople à Belgrade // Note sur
le chemin de fer de Constantinople à Belgrade, 4 novembre 1865.
24- ibid.

59
ottomane, et mettrait en péril les intérêts de la Compagnie des chemins fer autrichiens
ainsi que ceux de la Compagnie autrichienne à vapeur, qui exploitent les routes
détaillées dans la partie précédente25. Hormis la traversée du Danube, la voie Vienne-
Belgrade-Sofia-Constantinople, qui suivrait la vallée de la Morava, puis celle de la
Maritza, ne nécessite aucun transbordement et raccourcirait la durée des
communications entre les capitales austro-hongroise et ottomane. Rappelons que
l'itinéraire Vienne-Bazias-Roustouk-Varna-Constantinople, qui combine lignes
ferroviaires, fluviales et maritimes, nécessite trois à cinq jours de voyage pour être
complété26. Si un chemin de fer est installé entre Vienne et Constantinople par la Serbie,
la Bulgarie et la Thrace, il permettrait de réduire cette durée à deux jours environ 27. En
1865, cette mise en danger des intérêts autrichiens semble être exclue par les dirigeants
de la Banque Ottomane qui juge que « cette ligne, à supposer qu'elle se fit, ôterait au
réseau de la société autrichienne le peu de circulation qu'elle possède vers
Constantinople » . Cette considération pourrait expliquer la surestimation évidente des
distances et des coûts. Celle-ci relevant ainsi davantage d'une tentative de
disqualification en amont de tout projet ferroviaire trans-balkanique. Un autre point
vient accréditer cette hypothèse. La Note sur le chemin de fer de Constantinople à
Belgrade dit s'appuyer sur une étude réalisée « par plusieurs ingénieurs anglais » qui
auraient même renoncé à la concession promise pour la construction de cette ligne, face
à l'énormité du capital nécessaire. Mais aucune trace de ce projet avorté n'a été
retrouvée dans les archives de la Banque Ottomane, ni dans celles d'aucun centre
d'archives mobilisé, ni même dans la littérature contemporaine. A l'évidence, le projet
visant à unifier l'Europe à l'Orient par une ligne trans-balkanique est une affaire
complexe dans laquelle la Banque Ottomane souhaite se donner le temps de la réflexion
et renforcer le positionnement de ses intérêts pour de prochaines négociations. La note
rappelle enfin que dans l’éventualité où la banque se chargerait de construire la ligne de
Constantinople à Andrinople, cela lui permettra de dicter « ses conditions pour le
prolongement ultérieur jusqu'à Belgrade, s'il doit se faire ».28

25- Voir Partie I // Chapitre I // Sous-partie 3.


26- VEGLIO L., « La voie de Kustendjé dans les années 1860 : Une alternative crédible à la ''Voie de
mer'' dans les relations postales avec l'Empire ottoman ?, In. Timbres Magazine, 2015, pp. 46-47,
https://www.academia.edu/27654352/La_voie_de_Kustendje_dans_les_ann%C3%A9es_1860
27- COMPAGNIE INTERNATIONALE DES WAGONS-LITS & DES GRANDS EXPRESS
EUROPEENS, Londres-Paris-Constantinople...Orient-Express, Paris-Munich-Vienne-Budapest-
Belgrade & Constantinople : service rapide sans changement de voiture, sans passeport - Hiver 1888-
1889, Affiche n° 16847 ( lithographie, coul. ; 102 x 70 cm), Paris, 1888,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53015758j.r=chaix%20constantinople?rk=21459;2
28- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Chemin de fer de Constantinople à Belgrade // Note sur

60
Après avoir exploré les considérations poussant à l'introduction du rail en
Thrace, il apparaît que cette réorganisation s'appuie sur des stratégies multiples,
émanant d'une part d'un besoin impérieux de réformes économiques, et d'autre part, des
projections de l'état-major ottoman. Et dans ce prélude à la restructuration de l'espace
balkanique, le leadership de la Banque Ottomane est indéniable. Ces considérations
continuent de s’entremêler lors de la mise en application de ce projet. Missionné par la
Banque Ottomane, afin de définir le tracé de la ligne Constantinople < > Andrinople, un
ingénieur français se retrouve au cœur de ces considérations, parfois difficiles à
concilier.

le chemin de fer de Constantinople à Belgrade, 4 novembre 1865.

61
1-2-2- La réorganisation du maillage territorial de la Thrace orientale

La mission menée par Galland, afin d'établir l'itinéraire de la ligne


Constantinople < > Andrinople, apporte de précieuses informations sur l'organisation de
la Thrace, avant l'ère des grandes restructurations. Ni Ami Boue, ni Auguste Viquesnel
n'ont décrit cette région1. Cet élément permet de mesurer l'importance des archives
laissées par l'ingénieur français. Il décrit une vingtaine de localités, en fournissant des
renseignements sur le nombre d'habitants et en indiquant l'activité économique propre à
chacune d'elles. Ces informations ont permis de reconstituer les micro-interactions qui
dynamisent ce maillage territorial, hérité de périodes antérieures.

1- Des itinéraires inégaux

A l'instar des différentes régions des Balkans, la Thrace orientale dispose d'un
maillage territorial constitué uniquement de voies d'eau et de routes caravanières. Il
existe dans cette région quatre grandes pistes au départ d'Andrinople. Deux d'entre elles
se dirigent vers Constantinople. La première quitte Andrinople par le Sud et traverse
une partie de la vallée de la Maritza, avant de se rediriger vers l'Est, en direction de la
capitale ottomane. Elle nécessite 43 heures de marche environ, c'est-à-dire trois à cinq
jours. La seconde emprunte la voie de Kirk-Kilissé (aujourd'hui nommée Kirklareli),
localité située à mi-chemin entre Andrinople et les rives de la mer Noire et se dirige
ensuite vers le Sud-Est, en longeant les contreforts du massif montagneux de la
Strandja, afin d'atteindre Constantinople. Cet itinéraire requiert au total 38 heures de
marche. Les autres routes relient Andrinople à deux interfaces maritimes d'importance,
Enos (l'actuelle ville d'Enez, en Turquie) et Rodosto (aujourd'hui Tekirdag). Elles
empruntent les voies tracées par la vallée de la Maritza et/ou par celle de l'Erghene, et
nécessitent respectivement 24 heures de marche2. L'installation d'un chemin de fer,

1- Le premier tome de l'ouvrage de Viquesnel, Voyage dans la Turquie d'Europe, consacré à la Thrace, ne
paraîtra qu'en 1868.
2- TROMELIN J., Observations sur les routes qui conduisent du Danube à Constantinople à travers le

62
entre Constantinople et Andrinople, est donc appelée à profondément réorganiser la
circulation des échanges dans cette partie de l'Empire, qui forme le voisinage direct de
la capitale.
L'embauche de Jules Galland, « afin de diriger les opérations relatives aux
études d'un chemin de fer de Constantinople à Andrinople », lui est signifiée par un
courrier daté du 20 octobre 1865. C'est le comité de Paris de la Banque Ottomane qui le
missionne, sur le conseil de l'ingénieur en chef du corps impérial des mines, Lechatelin.
Celui-ci semble avoir une influence considérable dans le processus de décision qui
engendre la mise en place de la ligne Constantinople < > Andrinople. La lettre
d'embauche envoyée à Galland rappelle ainsi qu'il doit suivre « le programme visé par
Lechatelin »3.
Ce « programme » a été retrouvé4. Il présente les directions des itinéraires à
étudier, ainsi que des informations relatives à l'organisation d'une mission de
reconnaissance plus approfondie. Du 19 novembre au 6 décembre 1865, l'ingénieur
français parcourt la Thrace accompagné d'un colonel de l'artillerie ottomane, Hafiz Bey 5
(fig. 5). Sa présence est révélatrice de l'importance militaire du futur chemin de fer.
Pour l'état-major ottoman, comme évoqué précédemment, le premier impératif est de
relier Constantinople, à la ligne Varna < > Roustouk, tout en intégrant Andrinople.
Toutefois, alors que ce premier dispositif vise à contrer une invasion russe et à contrôler
la rive sud du Danube, la structuration de la ligne de Thrace orientale peut s’avérer
décisive pour l'autorité ottomane sur sa zone d'influence la plus rapprochée, notamment
soumise à la montée des revendications bulgares. Au cours de la première moitié du
XIXe siècle, les populations bulgarophones chrétiennes subissent une violence
quotidienne en Turquie d'Europe. La Porte, qui applique une politique de gestion des
communautés balkaniques en fonction de leur degré de loyauté, les considère comme
un ennemi intérieur. A partir de 1860, la pression exercée par Constantinople engendre
la naissance d'un mouvement de libération, dénommé le Réveil national bulgare

Balcan ou mont Hoemus, suivies de quelques réflexions sur la nécessité de l'intervention des puissances
du midi de l'Europe dans les affaires de la Grèce, Paris, 1828, p. 19,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5401824f/f5.image.r=Grece.item
3- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Correspondance M. Galland 1865-1867 // Lettre envoyée
à Jules Galland, (20 octobre 1865).
4- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Correspondance M. Galland 1865-1867 // Itinéraires
pour l'étude préparatoire du chemin de fer de Constantinople à Andrinople – remis à Galland le 19
novembre 1865.
5- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Correspondance M. Galland 1865-1867 // Itinéraire
général – 14 décembre 1865.

63
(Văzraždane)6. La défiance des Bulgares à l'encontre de l'autorité du sultan se renforce
ainsi considérablement au cours de cette décennie. Et les rapprochements découlant de
l'installation de chemins de fer s'annoncent décisifs pour la Porte7.
Cependant, la gestion des minorités ne forme pas l'essentiel des considérations
poussant à l'installation de la ligne appelée à relier la capitale ottomane à Andrinople.
En effet, le rail est également un vecteur de développement territorial. Sur cet aspect,
la mission de reconnaissance menée par Galland et Hafiz Bey est révélatrice 8.
Ces derniers accordent une importance particulière au potentiel économique des
localités qu'ils traversent. Afin de connecter Andrinople à Constantinople, deux grands
itinéraires sont à l'étude. Le premier quitte Andrinople par l'Est, pour rejoindre Kirk-
Kilissé (12 000 habitants), Bounar Hissar (4000 habitants), Visé (4000 habitants) et
Sarai (2000 habitants). Il remonte ensuite la rivière Strandja, afin d'atteindre la ville du
même nom, dont la population est de 8000 habitants, et longe les rives de la mer Noire
jusqu'à Derkos, localité située au Nord-Ouest de Constantinople, à une soixantaine de
kilomètres environ. La voie rejoint enfin Yarim Bourgas, puis le port de San Stefano, en
mer de Marmara, avant d'aboutir à la capitale ottomane.
Cet itinéraire, appelé « chemin des plateaux », permet de connecter la zone la
plus peuplée et la plus riche. D'après les relevés démographiques de Galland, qui se
basent sur le nombre de maisons ainsi que sur les informations recueillies auprès de
l'autorité locale (Mudir) et des villageois, il permettrait de mettre en communication
plus de 35 000 habitants. Ce chiffre atteint 100 000 si l'on compte la population
d'Andrinople. Sur l'aspect démographique, Strandja et Kirk-Kilissé constituent deux
points d'importance pour la vitalité de cet itinéraire. D'une population respective de 8
000 et de 12 000 habitants, ces localités forment deux marchés d'écoulement pour la
production locale. De plus, Strandja, « pays des charbonniers » d'après la formule de
Galland, approvisionne Constantinople en charbon à hauteur de 30 à 40 000 tonnes par
an. Le minerai est acheminé, à l'aide de chariots, vers Silistrie (l'actuelle Silivri) sur la
mer de Marmara, afin d'y être embarqué en direction de la capitale 9. L'importance de la
route Strandja-Silistrie se révèle en calculant les expéditions quotidiennes de charbon

6- Bernard Lory, « Une sortie de violence occultée : la Bulgarie de juin 1876 à avril
1877 », Balkanologie [En ligne], vol. 8, n° 1, juin 2004, mis en ligne le 21 janvier 2010,
http://balkanologie.revues.org/521
7- Une prochaine partie s'attachera à questionner le rôle du chemin de fer dans le devenir de la question
bulgare.
8- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Correspondance M. Galland 1865-1867 // Itinéraire
général – 14 décembre 1865.
9- ibid.

64
entre ces deux points. Chaque chariot peut en transporter jusqu'à 500 kg, il est donc
nécessaire d'en expédier 60 à 80 000 afin de parvenir à totaliser 30 à 40 000 tonnes
d'envoi annuel. Rapportées au nombre de jours, ces estimations démontrent que 170 à
220 chariots quittent Strandja quotidiennement en direction de Silistrie, ce qui est
considérable. A l'Ouest de cette localité, Rodosto joue également un rôle dans le tissu
commercial de la Thrace orientale, en parvenant à étendre sa zone de clientèle jusqu'à
Kirk-Kilissé, éloignée pourtant de plus d'une centaine de kilomètres. Les excédents
agricoles produits entre cette localité et le voisinage direct de Rodosto, prennent ainsi la
voie de ce port afin d'y être exportés. Selon Galland, « on expédie environ 750 000
kilos de céréales sur Rodosto », depuis Kirk-Kilissé chaque année10. Quelque soit
l'itinéraire du futur chemin de fer de Thrace orientale, son installation est donc
synonyme de déclassement pour l'attractivité des ports de la mer de Marmara, dont le
rôle d'interface portuaire vers la capitale ne s'étendrait plus qu'à leur arrière pays le plus
direct.
Dans le programme établit par Lechatelin, l'itinéraire qui a été détaillé plus haut
est considéré comme « la direction à adopter de préférence à moins de difficultés
sérieuses »11. Toutefois, le passage par le littoral de la mer Noire mettrait la ligne à
portée de canons des navires de guerre russes. Une variante de cet itinéraire est ainsi à
l'étude. A partir de Strandja, le tracé évite les côtes de la mer Noire en passant au Sud
du lac de Derkos, par la voie d'Akalan « en suivant le chemin de la montagne ». Mais
selon Galland, les difficultés topographiques empêchent la construction d'un chemin de
fer dans cette zone, où « l'on ne trouve que forêts et broussailles et quelques bouquets
d'arbres ». Il apparaît donc comme « indispensable de se rejeter sur la mer Noire »12.
Depuis Strandja, que l'on privilégie la voie de Derkos ou celle d'Akalan, la suite
de l'itinéraire vers Constantinople peut s'effectuer par deux chemins. Le premier
consiste à rejoindre la capitale ottomane par sa partie Ouest, depuis San Stefano, en
intégrant au tracé les localités de Tursibin, de Bosna, de Chamlar et de Yarim Bourgas.
L'itinéraire Andrinople < > Kirk-Kilissé < > Derkos < > San Stéfano < >
Constantinople, permettrait notamment de mettre en communication trois espaces :
l'aire urbaine constantinopolitaine, la mer de Marmara et la mer Noire. Toutefois, la

10- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Correspondance M. Galland 1865-1867 // Itinéraire
général – 14 décembre 1865.
11- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Correspondance M. Galland 1865-1867 // Itinéraires
pour l'étude préparatoire du chemin de fer de Constantinople à Andrinople – 19 novembre 1865.
12- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Correspondance M. Galland 1865-1867 // Itinéraire
général – 14 décembre 1865.

65
dernière section de cet itinéraire traverse une zone peu peuplée et dénuée d'importance
commerciale. Une autre voie apparaît sensiblement plus attractive. Elle emprunte la
route d'Arnaut Keuy, village dortoir pour les charbonniers de Derkos, et de Kucuk
Keuy, point d'accès à la capitale depuis sa partie Nord. Cette variante permettrait de
connecter directement Constantinople à Derkos, qui expédie chaque année 12 à 15 000
tonnes de charbon en direction de la capitale par cette route. Environ « 25 à 30 000
voitures ou charges de charbon » empruntent ainsi annuellement cette voie afin
d'approvisionner Constantinople. Ces expéditions s'effectuent « soit par essieux si les
routes le permettent soit par chameaux ou mulets pendant l'hiver »13. Cet élément est
très révélateur. L'état des routes est tel, que même les chariots à bœufs ne peuvent les
emprunter lorsque les pluies et le gel surviennent. D'après les mémoires d'un membre
de l'Académie des Sciences, Adolphe Blanqui, qui parcourt la Thrace au début des
années 1840, « personne n'entretient les routes, personne ne veille à la conservation de
la propriété publique » dans cette région de la Turquie d'Europe14.
Le second itinéraire général quitte Andrinople par le Sud, longe la rive orientale
de la Maritza et rejoint Ouzoun Kopru, dont le nom signifie la ville au ''long pont''.
Entre cette localité de 3 000 habitants et Andrinople, « la population est très dispersée »,
d'après Galland. Cette faible densité démographique est également signalée aux
alentours d'Ouzun Kopru, où les villages ne comptent pas plus de dix à quinze maisons.
Dans cette zone au confluent de l'Erghene et de la Maritza, lorsque de fortes crues
surviennent, « toute la vallée est alors ouverte à l'eau » qui peut séjourner parfois
pendant 40 jours. Pour ces raisons, « le pays est à moitié cultivé, le reste est en herbages
ou broussailles »15.
Depuis Ouzoun Kopru, le tracé remonte la vallée de l'Erghene jusqu'à Tchiflik
en traversant les villages de Sarli Malto et d'Alpoulo. Entre ces deux points, la zone est
également ouverte aux inondations. Ce risque est particulièrement accru dans les
alentours de Babaeski, où le resserrement de la vallée réduit sa largeur à moins d'un
kilomètre, faisant craindre des crues pouvant atteindre « cinq à six mètres ». La voie qui
relie Andrinople à Tchilfik, par Ouzun Kopru, et que l'on désigne par « le chemin des

13- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Correspondance M. Galland 1865-1867 // Itinéraire
général – 14 décembre 1865.
14- BLANQUI J., Considérations sur l'état social de la Turquie d'Europe, Paris, 1842, p, 27,
https://play.google.com/store/books/details/J%C3%A9r%C3%B4me_Adolphe_Blanqui_Consid
%C3%A9rations_sur_l_%C3%A9tat_s?id=41KZP-ijNKkC
15- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Correspondance M. Galland 1865-1867 // Itinéraire
général – 14 décembre 1865.

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vallées », est avant tout un chemin inondable qui nécessiterait notamment l'installation
« d'un aqueduc tous les 100 mètres, (…) d'un pont de deux à trois kilomètres de
distance », ainsi que « d'assez forts terrassements et de nombreux ouvrages secondaires
pour tous les ravinements»16.

Les itinéraires empruntés par Galland au cours de sa mission de reconnaissance, entre


considérations militaires et commerciales (1865)

(fig. 5)

A Tchifik, village de 300 habitants, le tracé remonte en direction de Sarai, en


traversant une zone peu cultivée, laissée en pâturages. Depuis Sarai (2000 habitants),
l'itinéraire se connecte à Tchataldja (1000 habitants) en passant par la voie de Yeni
Keuy (100 habitants) à Buyuk Han, une zone prise par les sables et les broussailles
d'après la description de Galland. Yeni keuy ne compte pas plus de 20 maisons
« misérablement construites ». Buyuk Han, qui signifie la grande auberge, est une étape
pour les voyageurs en direction de San Stefano sans aucun rôle commercial. Le village

16- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Correspondance M. Galland 1865-1867 // Itinéraire
général – 14 décembre 1865.

67
comprend uniquement « une grande écurie pour 150 à 200 chevaux accompagnée de
deux réduits pour les voyageurs ». Hormis Tchataldja et Kucuk Tchermedje sur la mer
de Marmara, avoisinant séparément 1 000 habitants, le parcours ne traverse plus que
des hameaux sans attrait économique jusqu'à Constantinople. Les localités telles que
Mocha, Omerli, Yarim Bourgas et San Stefano, affichent une population respective de
300 habitants environ. En additionnant la population de chaque ville et village traversés
par cet itinéraire, le chiffre atteint à peine 10 000 personnes. C'est trois fois moins
important que la population mise en connexion par le premier itinéraire17.
L'itinéraire permettant de connecter Tchataldja à Sarai, par la voie de Buyuk
Han, est rejeté d'emblée par Galland. Il n'attend pas son retour à Constantinople pour
écrire à la direction de la Banque Ottomane. Dès son arrivée à Andrinople, huit jours
après son départ de la capitale, soit le 26 novembre 1865, il rédige un courrier dans
lequel il explique les raisons de l'infaisabilité d'un projet de chemin de fer par cette
voie. Celle-ci est décrite comme traversant une zone où « la population y est on ne peut
plus rare, la culture médiocre, et les difficultés très grandes » car le terrain est formé
« de sable argileux, de broussailles, et de ravines assez profondes »18. Deux décennies
plus tôt, Blanqui signalait la faible densité démographique des plaines de la Bulgarie et
de la Thrace. Voici un extrait issu de ses mémoires de voyage :

« L'accroissement trop rapide de la population ne sera pas à craindre de longtemps pour


la Turquie d'Europe : l'excès contraire est bien plutôt à redouter. Quiconque a traversé
les vastes plaines de la Bulgarie et de la Thrace, presque désertes malgré leur admirable
fécondité ; quiconque approfondit l'étude des ressources immenses que possède
l'empire ottoman, s'étonne, à juste titre, de n'y pas voir une plus grande quantité
d'habitants. »19

2- Les travaux de Galland : entre approbation et délaissement

En compilant ses observations, Galland définit un itinéraire qui, depuis


Constantinople, rejoint les ports de la mer de Marmara (Kucuk Tchermedje et San

17- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Correspondance M. Galland 1865-1867 // Itinéraire
général – 14 décembre 1865.
18- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Correspondance M. Galland 1865-1867 // Lettre (10
novembre 1865).
19- BLANQUI J., Considérations sur l'état social de la Turquie d'Europe, Paris, 1842, p, 27.

68
Stefano), remonte la vallée de Yarim Bourgas jusqu'à Derkos, et longe la mer Noire afin
d'atteindre Strandja. Puis, le tracé suit la voie de Sarai à Kirk-Kilissé, détaillée
précédemment, et aboutit à Andrinople. Pour résumer, l'itinéraire arrêté par Galland à
son retour de mission est le suivant ; Constantinople < > Makri-Keuy < > Yarim
Bourgas < > Chamlar < > Bosna < > Tursibin < > Derkos < > Strandja < > Sarai < >
Visé < > Bounar Hissar < > Kirk-Kilissé < > Andrinople20.
Ce choix paraît évident au regard des interactions humaines et commerciales qui
animent le maillage territorial de la Thrace. A l'évidence, cet itinéraire ne peut recevoir
que l'assentiment du gouvernement impérial et de son état-major qui perçoit la
construction de cette ligne comme une opportunité unique de renforcer la défense de
l'Empire. L'utilité publique et commerciale de ce chemin de fer entre également en
considération mais l'importance du raccordement de Kirk-Kilissé et d'Andrinople, au
Danube, constitue une priorité. En réalité, avant même le départ de la mission de
reconnaissance, Galland affirme dans une lettre que l'itinéraire des plateaux « sera sans
doute le tracé qui sera désigné »21. Ceci démontre d'une part que l'intérêt commercial de
cette voie est connue, et d'autre part, que les exigences de l'état-major ont été
favorablement reçues. Dès le retour de la mission à Constantinople, Fuad Pacha exige
que le colonel Hafiz Bey et Galland repartent « dans quelques mois aussitôt que l'hiver
aura disparu » dans le but de mener des « reconnaissances sur Varna et
Philippopouli »22.
Dans une lettre du 3 janvier 1866, Galland décrit l'itinéraire au directeur général
de la Banque Ottomane. La fin de son courrier concerne le coût lié à l'installation de la
ligne de Thrace, qui a été évalué à 225 000 francs par kilomètre en moyenne. Plus
précisément, la section entre Constantinople et la mer de Marmara est estimée « à
beaucoup moins de cent mille francs le kilomètre, pour les terrassements et les ouvrages
d'art ». La seconde section, qui longe le massif de la Strandja jusqu'à Kirk-Kilissé est la
plus onéreuse, et coûterait entre 200 et 250 mille francs. Enfin, le dernier tronçon, qui
joindrait cette ville à Andrinople, nécessiterait une dépense de 150 mille francs environ.
Mais ces sommes renvoient à des estimations réalisées selon « des bases comparables à
celles de la France ». D'après l'ingénieur français, les frais réels imposeraient une

20- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Correspondance M. Galland 1865-1867 // Itinéraire
général (14 décembre 1865).
21- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Correspondance M. Galland 1865-1867 // Lettre (7
novembre 1865).
22- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Correspondance M. Galland 1865-1867 // Itinéraire
général (14 décembre 1865).

69
majoration de 30 %23. Le manque de moyens de communication, de main d’œuvre, et
les frais d'expropriation, sont autant de raisons qui justifient cette augmentation.
Toutefois, cet argument doit être relativisé. Premièrement, les travaux débuteraient à
Yarim Bourgas en mer de Marmara, où les navires peuvent décharger le matériel
nécessaire à la construction des lignes, à moindre frais. La main d’œuvre, bien que rare
dans certaines zones, est surtout constituée de villageois réquisitionnés localement pour
les travaux. En outre, l'indemnisation des expropriés, qui dépend du concessionnaire ou
du gouvernement ottoman d'après la nature juridique du terrain, n'est quasiment pas
respectée. Sur cet aspect, le recours au travail forcé et les expropriations arbitraires
participeront à façonner chez les peuples balkaniques une perception négative du
chemin de fer24. Symbole et vecteur de la volonté impériale, l'arrivée du rail marque une
génération et sème les graines des révoltes à venir. Cette thématique sera questionnée
au cours du chapitre II.
Le coût estimé par Galland renvoie ainsi à un prix fort, faisant payer au
gouvernement ottoman non seulement l'incertitude créée par la structuration territoriale
archaïque de la Thrace, mais également son amateurisme dans les négociations
ferroviaires. Au mois de février 1866, le tracé définitif établi par Galland est toutefois
accepté. Le siège de la Banque Ottomane à Constantinople adresse une lettre au comité
de Paris afin de l'informer de l'obtention du contrat nécessaire à la mise en place de la
ligne de Thrace. D'après ce courrier, le grand vizir accorde cette concession en déclarant
« approuver le procès verbal des reconnaissances faites et le tracé définitif qui était
présenté par Monsieur Galland »25. Cette convention a été retrouvée. Elle ne fait aucune
mention de l'itinéraire établi suite à la mission de reconnaissance. Plus surprenant
encore, son premier article accorde au concessionnaire un délai de six mois pour « faire
étudier par ses ingénieurs », la construction de cette ligne. A la fin de cette période, « la
Banque Ottomane aura deux mois pour faire ses propositions ». En omettant toute
référence à l'itinéraire établi par Galland, qui suivait le chemin des plateaux, le plus
onéreux pour la mise en place d'un chemin de fer, et en laissant à la Banque Ottomane
le soin de définir un nouveau tracé, les termes de la convention dévoilent les

23- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Correspondance M. Galland 1865-1867 // Lettre
envoyée par Jules Galland (3 janvier 1866).
24- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //
166PO-D // Poste d'Andrinople // Rapport sur la propriété française en Turquie depuis le protocole de
1867 et son avenir -(8 juillet 1874).
25- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Correspondance avec S.A. Fuad Pacha 1864-1865 //
Lettre adressée au comité de la Banque Impériale Ottomane de Paris (14 février 1866).

70
incertitudes des signataires, notamment sur le plan financier26.

3- Dimensionnement territorial et financier

Dès la signature de cette convention, le projet semble paralysé. Plusieurs


éléments peuvent expliquer cette stagnation. Premièrement, l'acte ne fait aucune
mention des méthodes de financement, ni des montants nécessaires. Ce flou a
certainement constitué un obstacle à la création d'un partenariat financier entre la
Banque Ottomane et la Porte, dont la trésorerie est déjà exsangue. Mais au-delà des
questions économiques, l'obstacle principal vient des ambitions du gouvernement
impérial, excessives à ce stade. La ligne Constantinople < > Andrinople ne suffisait
certainement pas à la Porte qui comme nous l'avons vu, prévoit un raccordement vers le
Roustouk < > Varna27, mais pas seulement. Dès 1865, avant même le départ de sa
mission de reconnaissance, Galland est informé par le grand vizir que « le
gouvernement désirerait faire faire des études définitives vers Enos, Salonique et
Belgrade »28. Cette considération explique que la mise en place d'un chemin de fer entre
Constantinople et Andrinople se révèle être un projet insuffisant pour les ambitions de
la Porte en Turquie d'Europe. L'ajout de sections en direction d'Enos, de Salonique, de
Belgrade et de Varna, multiplie la distance kilométrique des lignes à construire, ce qui
nécessite en toute logique, une nouvelle convention, ainsi que le montage d'un plan
financier d'une toute autre envergure.
Dès sa signature au mois de février 1866, la Convention pour la construction
d'un chemin de fer de Constantinople à Andrinople est ainsi irréalisable. Il apparaît
évident que la Banque Ottomane ne s'engagerait pas dans un projet ferroviaire
d'envergure sans en établir une programmation claire et chiffrée. De plus,
l'augmentation des investissements accroît les craintes liées à la rentabilité des lignes
voulues par le gouvernement impérial, celles-ci répondant davantage à des impératifs
militaires plutôt que commerciaux. Mais dans la perspective d'une restructuration
d'ensemble des voies de communications balkaniques, le raccordement d'Andrinople à
Constantinople semble fondamental. En ne renonçant pas officiellement à la mise en

26- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Correspondance avec S.A. Fuad Pacha 1864-1865 //
Copie contrat (13 février 1866).
27- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Correspondance M. Galland 1865-1867 // Itinéraire
général (14 décembre 1865).
28- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Correspondance M. Galland 1865-1867 // Lettre (7
novembre 1865).

71
place de cette ligne, la Banque Ottomane souhaite ainsi conserver sa force de
négociation, appelée à s’accroître. Car d'après l'article 4 de la convention citée plus
haut, la Porte « s'interdit de faire aucune concession pour le chemin de fer susdit, à
partir de la signature des présentes jusqu'au moment où les négociations relatives à
l’exécution par la Banque Impériale Ottomane de la ligne qu'elle se charge de faire
étudier, auront abouti »29.
A ce stade, ce projet ne peut être réalisé. Les sommes considérables de capitaux
nécessaires à la réalisation d'un réseau dans les Balkans, ainsi que la méconnaissance
profonde de la région, qui découragerait les compagnies de construction les plus
chevronnées, constituent les principaux obstacles à ce projet. La Convention pour la
construction d'un chemin de fer de Constantinople à Andrinople porte ainsi mal son
nom, et sa construction ne semble plus contenter la Porte. Comment le gouvernement
ottoman peut-il prétendre installer un réseau dans les Balkans alors qu'il fut incapable
d'évaluer ses propres besoins dans la restructuration de la Thrace ? Et comment
prétendre à la construction d'un réseau alors que les finances ottomanes ne le permettent
pas ?
Il s'agit là d'une question liée aux procédés financiers mis en place durant le
XIXe siècle. Paradoxalement, il s'avère plus simple pour le gouvernement impérial
d'acquérir les capitaux nécessaires à la construction d'un réseau trans-balkanique plutôt
que ceux exigés pour l'installation d'une simple ligne en Thrace orientale. A l'évidence,
cette dernière est bien moins coûteuse, mais l'aspect modeste de ce projet empêche le
recours aux bourses européennes, et limite ainsi ses possibilités de financement. Hormis
la Banque Ottomane, aucun autre investisseur n'est sollicité pour la construction du
chemin de fer d'Andrinople, laissant le gouvernement ottoman à la merci des exigences
de la banque. Un réseau trans-balkanique, présenté comme une jonction entre l'Europe
et l'Orient auprès du public européen, a de grandes chances d'attirer l'attention des
investisseurs, des agioteurs et des simples porteurs. La création d'une société par actions
placée sur le marché des valeurs boursières pourrait ainsi permettre à la Porte de lever
des sommes colossales de capitaux. Mais le gouvernement ottoman n'est en aucune
manière capable de déployer, en son nom, une affaire de cette envergure. Il doit
s'entourer de financiers influents et de représentants de l'industrie ferroviaire pour
mener à bien ce projet. C'est l'un des objectifs du voyage entrepris par le grand vizir, Ali

29- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Correspondance avec S.A. Fuad Pacha 1864-1865 //
Copie contrat – 13 février 1866.

72
Pacha, et le sultan Abdulaziz, en 1867, qui se rendent notamment à Vienne, à Paris et à
Londres, afin d'établir les bases d'un partenariat30.

La description de la mission menée par Galland a permis de mieux saisir la


structuration des échanges en Thrace orientale. Grâce aux observations de l'ingénieur
français, il a été possible d'explorer les interactions locales qui animent cette région. La
construction de la ligne Constantinople < > Andrinople y constituerait un puissant
vecteur de transformation des systèmes d'interdépendances, au regard des dynamiques
restreintes qui animent son tissu commercial. L'étude, puis l'abandon de cette ligne,
traduisent, en réalité, une étape préliminaire à l'émergence d'un projet à l'envergure et
aux enjeux bien plus conséquents.

30-GRUNWALD K., Turkenhirsch: A Study of Baron Maurice De Hirsch, Jerusalem, 1966, p. 31.

73
1-2-3- L'espace balkanique

à l'heure des grands projets de restructuration

Les affaires ferroviaires forment un placement privilégié pour les banquiers


européens. Grâce à l'octroi de garanties kilométriques, elles assurent des bénéfices aux
investisseurs. Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, le recours aux sociétés par
actions et l'expansion des réseaux bancaires, permettent de lever des sommes
considérables de capitaux. Toutefois, l’émission de valeurs sur les marchés européens
n'est pas sans risque. La création d'un partenariat solide entre la Porte et des acteurs clés
du monde financier européen, constitue ainsi une étape cruciale à la réalisation des
ambitions territoriales de l'Empire.

1- Dumonceau : un concessionnaire aux pieds d'argile ?

Entre 1867 et 1869, l'installation d'un réseau de chemins de fer trans-balkanique


est une priorité pour le gouvernement impérial. L'établissement d'un partenariat mêlant
acteurs industriels et financiers s'avère essentiel à la réalisation de ce projet. En 1867,
le ministre ottoman des affaires étrangères, Fuad Pacha, et le sultan Abdulaziz, se
rendent dans la capitale française, qui accueille à la même période l'exposition
universelle. A l'occasion de ce voyage en Europe, les deux hauts dignitaires se rendent
également à Londres et à Vienne. Ils y rencontrent Beust, le chef du gouvernement
autrichien. C'est ce dernier qui leur présente le belge André Langrand Dumonceau afin
d'établir les bases d'un accord permettant la mise en place de lignes de chemins de fer
en Turquie d'Europe1. A la tête d'un puissant réseau de sociétés, c'est un homme
d'affaires proche du Parti catholique de Belgique. Désigné primat de Rome par le pape

1- YOUNG G., Corps de droit ottoman, vol. 4, Oxford, 1905, p. 66,


https://archive.org/details/corpsdedroitott04youngoog

74
Pie IX en 1865, il s'engage notamment en faveur d'une « rechristianisation des
capitaux », initiée lors du Congrès de Malines en 1863 2. Cette politique vise notamment
à limiter l'influence des juifs, des protestants et des francs-maçons dans le monde de la
finance. Dumonceau agit à travers l'une de ses entreprises de construction, la
Compagnie Van Der Elst. Au cours de la seconde moitié de l'année 1867, des
négociations sont menées3 et aboutissent à un accord préliminaire4 qui prévoit « la
construction d'une ligne principale de Constantinople au Danube avec embranchements
de Nish à Constantinople, d'Andrinople à Enos et d'Andrinople à Varna »5. Cette
promesse de concession démontre par ailleurs, la volonté d'éviter les erreurs de la
convention sur le chemin de fer de Constantinople à Andrinople, dont le manque de
précision fut en partie à l'origine de son abandon. Par exemple, les velléités serbes à
l'encontre des pouvoirs ottoman et austro-hongrois, risquent de faire obstacle à la mise
en place d'une connexion reliant Vienne, Belgrade et Constantinople. Lors de l'octroi de
cette concession, la Serbie poursuit le processus d'autonomisation engagé en 1804 par le
soulèvement dirigé par Karageorge, qui permet notamment la mise en place d'une
assemblée élue, la Skoupchtina6. Au printemps 1867, le prince serbe Michel III
Obrénovitch est ainsi parvenu à obtenir le départ des forces impériales 7. Encore
tributaire de l'Empire ottoman, la Serbie souhaite toutefois se libérer totalement du
pouvoir de Constantinople. Mais la création d'une ligne de communication directe entre
les capitales ottomane et serbe, risquerait d'offrir de nouvelles capacités de projections
aux forces de la Porte. Dans ce contexte, l'accord prévoit que si aucun arrangement pour
la traversée de la vieille Serbie n'est trouvé avec le gouvernement princier de Belgrade,
la ligne « serait prolongée jusqu'au Danube du coté de Widdin », la forteresse ottomane
connectée à Roustouk8. Cette alternative permettrait à la ligne trans-balkanique de

2- LAVELEYE E., Essais et études, 1894, Paris, p. 231, https://archive.org/details/essaisetetudes00lave


3- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Chemin de fer de Constantinople à Belgrade (1865-1867)
// non titré (août 1867).
4- Il a probablement été conclu entre le mois d'octobre et celui de décembre de l'année 1867, car il est y
indiqué que la Compagnie Van Der Elst dispose d'un délai de « trois mois » pour obtenir de la Banque
Ottomane, « qu'elle renonce au bénéfice du contrat qu'elle passé avec le Gouvernement Impérial pour la
construction du chemin de fer de Constantinople à Andrinople ». Cette renonciation, sur laquelle nous
reviendrons, fut consentie le 18 janvier 1868.
5- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // F4 Ter // Principales bases arrêtés par le Gouvernement
Impérial Ottoman pour la concession à la Compagnie représentée par Monsieur Foucas, du chemin de
fer de Constantinople à la frontière serbe, avec embranchements de Nish à Salonique et de Varna à Enos
par Andrinople (non daté).
6- DRIAULT E., Études Napoléoniennes : La politique orientale de Napoléon - Sébastiani et Gardane
1806-1808, Paris, 1904, p. 50, https://archive.org/details/etudesnapolon00dria
7- Digithèque de matériaux juridiques et politiques, Firman adressé par S. M. I. le Sultan Abdul-Aziz à S.
A. S. la prince Michel Obrénovitch III (29 mars/10 avril 1867), http://mjp.univ-perp.fr/constit/rs1867.htm
8- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // F4 Ter // Principales bases arrêtés par le Gouvernement

75
déboucher sur le Danube, sans pénétrer en territoire serbe.
Totalisant 1740 kilomètres, le réseau que la Van der Eslt s'engage à construire
« sera divisé en sept sections ». La première atteint 350 kilomètres, il s'agit de la ligne
de Constantinople à Andrinople, en Thrace orientale. La seconde, d'une longueur de 250
kilomètres, relie cette ville à Tatar Pazardjik, localité située sur la Maritza, à l'Ouest de
l'actuelle Plovdiv. A partir de ce point, la ligne se poursuit en direction de Nish, qui
commande l'accès à la Serbie, depuis la Bulgarie ou la Macédoine. Cette section est
d'environ 300 kilomètres. A partir de cette ville, un embranchement d'une longueur de
435 kilomètres est projeté. Il aboutit à Salonique après avoir traversé Uskub (l'actuelle
Skopje). Enfin deux autres embranchements sont également prévus, au départ
d'Andrinople. Le premier (155 kilomètres) rejoint Enos en mer Egée, et le second (272
kilomètres) aboutit à Varna en mer Noire 9. Tel que l'on peut le constater, une section est
manquante, celle aboutissant au Danube depuis Nish. Qu'elle soit dirigée vers Belgrade,
ou vers Widdin, cette 8ème section complétera le réseau à construire, qui atteindra au
final, 1900 à 2000 kilomètres.
Ce réseau est assuré d'une rente de 23 000 francs par kilomètre en moyenne,
c'est-à-dire que le gouvernement impérial accorde, à la compagnie, la garantie d'un
revenu net kilométrique, dont le montant est « de 21 200 francs sur la partie de la ligne
principale comprise entre Constantinople et Tatar Bazarjik, (..) de 25 500 francs sur la
partie de cette ligne comprise entre Tatar Bazarjik et la frontière serbe (...) et de 22 000
francs pour les embranchements de Salonique à Nish et de Varna à Enos par
Andrinople »10. Sur la base d'un réseau atteignant 1740 kilomètres, la redevance de 23
000 francs représente l'assurance d'un revenu annuel de 40 millions de francs pour la
compagnie. L'annonce de cette rente est une condition indispensable pour rassurer les
marchés sur la viabilité du projet mené par la Van der Elst. En capitalisant ce revenu,
sur une période de dix ans, la compagnie est en mesure de garantir l'emprunt nécessaire
à la construction des lignes. Si le coût est estimé à 230 000 francs par kilomètre en
moyenne, il faut donc emprunter 400 millions de francs pour construire un réseau de
1740 kilomètres. La rente annuelle de 40 millions de francs, capitalisée sur dix ans,

Impérial Ottoman pour la concession à la Compagnie représentée par Monsieur Foucas, du chemin de
fer de Constantinople à la frontière serbe, avec embranchements de Nish à Salonique et de Varna à Enos
par Andrinople (non daté).
9- ibid.
10- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // F4 Ter // Principales bases arrêtés par le
Gouvernement Impérial Ottoman pour la concession à la Compagnie représentée par Monsieur Foucas,
du chemin de fer de Constantinople à la frontière serbe, avec embranchements de Nish à Salonique et de
Varna à Enos par Andrinople.

76
permet donc de couvrir cet emprunt. La Porte doit fournir cette rente en allouant sa part
sur les bénéfices tirés de l'exploitation. Si ces derniers n'atteignent pas la somme de 23
000 francs par kilomètre, le trésor ottoman fournira la différence. Toutefois, si ce
montant est dépassé, tout excédent reviendra à l'Etat. Ce système de garanties, qui crée
des distorsions d'intérêts, formera une zone trouble dans les relations entre le
gouvernement impérial et les concessionnaires d'exploitation ferroviaire jusqu'à la fin
du siècle. Sur l'aspect financier de cette concession préliminaire, l'article 12 est
révélateur des nouvelles pratiques bancaires qui se généralisent au cours de la seconde
moitié du XIXe siècle. Il stipule que « la compagnie ne pourra émettre de titres
quelconques, actions, obligations, etc...ni faire d'emprunt ayant pour garantie le réseau
concédé, que lorsque les travaux de ce réseau auront été achevés sur une longueur de
450 kilomètres »11.
La contrainte imposée à la compagnie qui ne peut se financer sur les marchés
européens jusqu'à la mise en place d'environ un quart du réseau projeté, renvoie à un
accord passé quelques mois plus tôt entre le gouvernement impérial et les dirigeants de
la Van Der Eslt. Afin de parvenir à financer les constructions, nous l'avons dit, la
compagnie projette d'émettre des valeurs sur les bourses européennes en capitalisant sa
rente, qui prendrait la forme d'actions ou d'obligations. Et dans l'objectif de garantir
l'introduction de ces valeurs, Dumonceau et les administrateurs de la Van Der Eslt
proposent une combinaison financière détaillée dans une lettre adressée au ministre
ottoman des affaires étrangères, au mois d'août 1867. La proposition est destinée à
minimiser les risques de cette entreprise en ayant recours non pas aux marchés mais à
des créditeurs privés réunis autour de Dumonceau, pour les premières lignes. C'est
seulement une fois que celles-ci seront « assez avancées pour que le crédit de l'Empire
ait déjà ressenti l'influence favorable qui résultera de l'exécution de ces voies ferrées »,
que la compagnie émettra les titres relatifs à la mise en place du réseau trans-
balkanique. C'est une aubaine pour Fuad Pacha. Ces voies ferrées permettront
d’accroître les revenus de l'Empire, de consolider la confiance des marchés, et de lancer
de grands emprunts au taux d'intérêts le plus bas, car bénéficiant de la valeur des lignes
construites et des bénéfices de leur exploitation. Selon la proposition communiquée au
gouvernement impérial, une fois les premières sections en exploitation, le prix des titres

11- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // F4 Ter // Principales bases arrêtés par le
Gouvernement Impérial Ottoman pour la concession à la Compagnie représentée par Monsieur Foucas,
du chemin de fer de Constantinople à la frontière serbe, avec embranchements de Nish à Salonique et de
Varna à Enos par Andrinople.

77
à émettre par la compagnie doit être maintenu à la hausse par l'Etat ottoman qui devra
« par les moyens dont il pourra disposer, faire en sorte que les capitaux indigènes
viennent autant que possible à la souscription des actions et obligations de la Société ».
Pour valoriser l'exploitation des lignes, le gouvernement ottoman s'engage à ne
« concéder aucune ligne parallèle faisant concurrence aux lignes du réseau ». Cette
combinaison permettra ainsi, selon la Van Der Elst, « d'écarter toute espèce d'imprévu
en faisant disparaître les questions délicates de maximum et de minimum qui ont pu
préoccuper les hommes compétents et d'assurer d'excellentes conditions, et dans le plus
bref délai, à la construction du réseau entier de la Turquie d'Europe, sans obérer les
finances de l'Etat ». Elle constituera, par ailleurs, un moyen de rassurer les capitalistes
« qui vont consacrer à cette vaste entreprise leurs propres fortunes », et qui « ne peuvent
évidemment prendre de pareils engagements (...) que par la certitude de voir
l'exploitation de ces voies ferrées donner aux divers titres d’émission, une valeur
beaucoup supérieure à celle qui résultera des chiffres même de la garantie »12.

2- Quel rôle pour la Banque Ottomane ?

La Banque Ottomane n'est pas disposée à observer passivement la création d'un


partenariat exclusif entre la Porte et les milieux d'affaires belges. Soulignons que
l'institution bancaire jouit d'un droit de préférence pour la construction d'un chemin de
fer entre Constantinople et Andrinople, qui constitue l'une des sections à installer par la
Van Der Elst. La Banque Ottomane exige ainsi que la compagnie lui propose un
arrangement en vue de sa renonciation. C'est une condition de la convention signée
entre le gouvernement impérial et la compagnie. L'article 3 stipule que la « concession
ne sera définitive que si la compagnie obtient de la Banque Impériale Ottomane dans le
même délai qu'elle renonce au bénéfice du contrat qu'elle a passé avec le gouvernement
impérial pour la construction du chemin de fer de Constantinople à Andrinople et ce,
sans indemnité pour les études qu'elle a fait faire »13.
Les raisons pour lesquelles le gouvernement impérial enjoint la Van Der Eslt à

12- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // F4 Ter // Lettre du représentant de la Compagnie Van
Der Elst au gouvernement impérial (17 août 1867).
13-ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Correspondance avec Son Altesse Fuad Pacha (1864-
1865) // Principales bases arrêtés par le Gouvernement Impérial Ottoman pour la concession à la
Compagnie représentée par Monsieur Foucas, du chemin de fer de Constantinople à la frontière serbe,
avec embranchements de Nish à Salonique et de Varna à Enos par Andrinople.

78
trouver un arrangement avec la Banque Ottomane, sans lui payer d'indemnités pour les
frais engagés dans l'étude de la ligne Constantinople < > Andrinople, ne sont pas très
claires. D'un montant de 500 francs par kilomètre, ce dédommagement semble faire
l'objet d'un arrangement, ou d'un litige, entre le gouvernement et la banque. Il a été
impossible de déterminer si ces indemnités concernent la mission de Galland, ou tel que
la banque semble l'affirmer14, des études ultérieures organisées suite à la signature de la
Convention pour la construction d'un chemin de fer de Constantinople à Andrinople, au
mois de février 1866. Il est possible que ces études n'aient peut-être jamais été menées
puisque aucun document s'y rapportant n'a été retrouvé, et aucun élément ne permet
d'affirmer que des changements ont été apportés aux conclusions de Galland. La banque
semble donc exiger le remboursement de la mission de l'ingénieur français mais celle-ci
s'effectue dans le cadre d'un accord préliminaire ne faisant mention d'aucune indemnité.
Voici sans doute l’hypothèse la plus crédible. Notons également que l'abandon du projet
de la ligne de Constantinople à Andrinople est une conséquence de son mauvais
dimensionnement et que la banque a refusé de suivre les ambitions du gouvernement
impérial. Celui-ci deviendrait donc redevable d'indemnités suite à l'abandon d'un projet
ferroviaire qu'il a toutefois souhaité poursuivre, mais sous une forme plus étendue. Ces
considérations expliquent sans doute, qu'au début de l'année 1868, la question des
indemnités reste en suspens.
Une réponse y est apportée le 11 janvier 1868 par un accord entre la Van Der
Eslt et la Banque Ottomane. Il prévoit la renonciation complète des droits de la Banque
Ottomane mais les conditions démontrent que cette dernière n'entend pas uniquement
recevoir des indemnités pour les travaux préliminaires. Sans son accord, la compagnie
Van Der Eslt est dans l'incapacité de commencer les constructions. La direction de la
Banque Ottomane va ainsi profiter de cette position de force pour imposer sa
participation financière et administrative. Au-delà d'un remboursement de 164 000
francs pour les 320 kilomètres mis à l'étude, elle exige de devenir « l'agent financier et
le banquier attitré de la compagnie » pour toutes ses opérations dans l'Empire ottoman,
« c'est-à-dire qu'elle sera chargée de faire pour le compte de la dite compagnie par
préférence à conditions égales sur toute autre maison de banque, toutes les affaires qui
sont du ressort d'une institution de banque ». De plus, l'institution bancaire réclame
« deux places d'administrateurs » dans le conseil de la Compagnie ainsi qu'une

14- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Chemins de fer ottomans - Van der Elst & Cie (1868) //
Contrat du 11 janvier 1868, conclu entre la Banque Ottomane et la Compagnie Van Der Elst.

79
commission de 10 % payable en titres sur le montant des souscriptions placées par le
biais de ses services. Etant donné que l'accord prévoit que la banque participe au capital
de fondation, en fournissant 12 500 000 francs, elle s'arroge un premier bénéfice de 1
250 000 francs15.
Cette combinaison, qui ne remet pas en cause la stratégie de report des
émissions, est acceptée par la Van der Eslt et Dumonceau. La renonciation de la Banque
Ottomane permet ainsi la conclusion d'un accord, le 31 mars 1868, entre ces derniers et
la Porte16. En guise de cautionnement, le gouvernement impérial exige la construction
d'une section de 30 kilomètres environ, entre Constantinople et Kucuk Tchermedje, sur
la mer de Marmara, avant le 1er mai 186917. Un retard dans l'approbation repousse ce
délai au 1er août de la même année. L'article 3 de la concession prévoit également que
l'itinéraire de la section Constantinople < > Andrinople, ainsi que celui de
l'embranchement vers Enos, soient présentés avant le 1er avril 1869. Mais à cette date,
aucun itinéraire n'est soumis au gouvernement impérial et les travaux de la ligne
Constantinople – Kucuk Tchermedje sont à l'arrêt.
C'est un événement inattendu qui a neutralisé les engagements pris par la
Compagnie. Celle-ci est dépendante des capitaux injectés par Dumonceau, qui n'est pas
un simple financier. C'est un personnage public, placé au centre de controverses, suite à
son engagement en faveur de l'émergence d'une finance catholique. Les levées de fonds
organisées par Dumonceau afin de fournir le capital de construction nécessaire à la Van
Der Elst, suscitent l’intérêt de la presse belge, et notamment d'un journal financier, La
Cote libre de la Bourse de Bruxelles. A la tête du quotidien, Armand Mandel s'oppose
vivement à la politique de « rechristianisation des capitaux » menée par Dumonceau.
Les colonnes de La Cote libre de la Bourse de Bruxelles révèlent alors une série de
malversations dévoilant l'organisation pyramidale et frauduleuse des affaires de
Dumonceau. Lorsque le scandale éclate, la confiance des actionnaires s'effondre et
provoque une faillite en cascade de ses sociétés18.
Le groupe de Dumonceau se retrouve ainsi dans l'incapacité d'injecter les
capitaux nécessaires au financement de la Compagnie Van Der Eslt, qui n'a alors plus

15- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Chemins de fer ottomans - Van der Elst & Cie (1868) //
Contrat du 11 janvier 1868, conclu entre la Banque Ottomane et la Compagnie Van Der Elst.
16- YOUNG G., Corps de droit ottoman, vol. 4, Oxford, 1905, p. 66.
17- ANONYME, La question des chemins de fer de la Turquie d'Europe devant l'opinion publique,
Constantinople, 1875, p. 17, https://archive.org/details/laquestiondesch00unkngoog
18- Presse // La Presse // Le procès Langrand-Dumonceau, (2 juin 1870), p. 1,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k513365z

80
les moyens de poursuivre l'installation du réseau ferroviaire balkanique. Moins d'un an
après la signature de la concession, la société est déchue de ses droits par le
gouvernement impérial. L'acte de déchéance, en date du 12 avril 1869, rappelle que
cette décision fait suite à « l'impuissance » des concessionnaires, privés « du concours
financier sur lequel ils se croyaient en droit de compter »19. Cette déchéance n'est pas
synonyme d'abandon pour le gouvernement impérial. Fuad Pacha s'est rapproché de
Maurice de Hirsch, un financier belge originaire de Bavière, de confession israélite,
faisant partie de la famille Bischoffsheim20. Au regard de la chronologie, c'est à son
bénéfice que la déchéance de la Van Der Eslt est prononcée. Hirsch s'engage auprès de
la Porte pour la construction d'un réseau trans-balkanique, en obtenant une concession,
le 17 avril 1869, soit cinq jours après l'acte de déchéance 21. L'itinéraire général reste
inchangé, mais de nouvelles combinaisons financières apparaissent.
Sur ce point, les textes des conventions signées par Dumonceau, puis par Hirsch,
nous sont parvenus de manière parcellaire, ce qui a constitué un obstacle à leur étude
comparative. Toutefois, au regard des arrangements financiers complexes établis par la
nouvelle concession, il apparaît que le gouvernement impérial s'est rapproché de Hirsch
plusieurs mois avant la déchéance de la Van Der Elst. En effet, il s'avère peu probable
que l'accord organisant toute la structuration financière de cette entreprise d'envergure,
détaillé dans la partie suivante, puisse être conclu en moins d'une semaine. Cette
hypothèse est accréditée par Karl Morawitz, un proche de Hirsch. Dans son ouvrage,
intitulé Les finances de la Turquie, publié en 1902, il y indique que dès « la fin de
l'année 1868 », Fuad Pacha confia à son ministre des travaux publics, Daoud Pacha, la
charge « de se rendre en Europe pour trouver une autre combinaison »22. Selon
l'historien Kurt Grunwald, auteur d'une œuvre biographique parue en 1966, consacrée à
Hirsch, Fuad Pacha décide en réalité d'envoyer deux délégations de négociateurs. La
première est dirigée par le ministre des travaux publics, qui se rend à Vienne. La
seconde délégation est emmenée, à destination de Paris, par un autre représentant de la
Porte, Sady Pacha. Et c'est au cours de ce séjour dans la capitale française que ce
dernier aurait obtenu l'engagement de Hirsch23.

19- BNF - Richelieu // GE DD- 6858 Chemin de fer de la Turquie d'Europe // Ligne de Constantinople-
Kirkklissi // Acte de déchéance de la concession Van der Elst (12 avril 1869).
20- GRUNWALD K., Turkenhirsch : a study of Baron Maurice de Hirsch, Jerusalem, 1966, p. 30.
21- ANONYME, La questions des chemins de fer de la Turquie d'Europe et l'opinion publique,
Constantinople, 1875, p. 2, https://archive.org/details/laquestiondesch00unkngoog
22- MORAWITZ K., Les finances de la Turquie, Paris, 1902, p. 375,
https://archive.org/details/lesfinancesdela00moragoog
23- GRUNWALD K., Turkenhirsch : a study of Baron Maurice de Hirsch, Jerusalem, 1966, p. 30.

81
3- La concession Hirsch

Hirsch obtient donc une concession pour la construction et l'exploitation de


2000 kilomètres de voies ferrées à travers les Balkans. D'après les termes de l'acte du 17
avril 1869, la concession est octroyée pour une durée 99 ans. D'écartement normal
(1m44), les lignes à construire comportent une seule voie, et bénéficieront d'une
garantie de 14 000 francs par kilomètre venant de l'Etat ottoman, à servir après la mise
en exploitation du réseau, ce qui équivaut à 28 millions de francs par an pendant 99 ans.
Mais le capital de 28 millions de francs alloué annuellement n'est pas suffisant à la
construction du réseau selon Hirsch, qui estime nécessaire de le porter à 44 millions de
francs. Afin de compléter la différence, Hirsch projette de rétrocéder ses droits
d'exploitation, ce qui lui permettrait de transformer, en rente, les revenus tirés de la
location des lignes, fixés à 8000 francs par kilomètre. Pour la compagnie d'exploitation
contractante, le versement de ce loyer serait assuré durant les dix premières années par
le gouvernement ottoman. Le concessionnaire se voit ainsi assurer d'une rente de 22
000 francs provenant d'une part, de la garantie kilométrique allouée par le
gouvernement impérial (14 000 francs), et d'autre part, de la location des lignes à une
compagnie tierce24 (8000 francs). En rapportant cette rente kilométrique à l'étendue du
réseau à construire (2000 kilomètres), on atteint la somme de 44 millions de francs.
Suite à la signature de la concession du 17 avril 1869, Hirsch envisage de
confier l'exploitation du réseau à la Sudbahn, ou Compagnie des chemins de fer du sud
de l'Autriche et de Haute-Italie25. L'examen de ces négociations laisse apparaître un
élément majeur. D'après la concession accordée à Dumonceau, le raccordement du
réseau ferroviaire balkanique à celui de l'Europe, devait s'effectuer par Belgrade ou
Widdin26. Toutefois, au cours des négociations menées entre Hirsch et les compagnies
autrichiennes, la rétrocession concerne les lignes à installer d'une part, en Serbie, et
d'autre part en Bosnie-Herzégovine. Celles-ci incluraient notamment dans leur itinéraire
Sarajevo, Banjaluka et Novi, située à la frontière autrichienne 27. Au lendemain de la
concession signée par Hirsch, il apparaît donc que de nouveaux itinéraires apparaissent,

24- ANONYME, Les chemins de fer de la Turquie d'Europe, Versailles, 1885, p. 6.


25- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // F4 Ter // Lettre (1er février 1870).
26- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // F4 Ter // Principales bases arrêtés par le
Gouvernement Impérial Ottoman pour la concession à la Compagnie représentée par Monsieur Foucas,
du chemin de fer de Constantinople à la frontière serbe, avec embranchements de Nish à Salonique et de
Varna à Enos par Andrinople (non daté).
27- BNF // Richelieu – cartes et plans – magasins // GE DD- 6858 - Carte manuscrite // Chemin de fer de
la Turquie d'Europe, Plan(s), Document cartographique manuscrit (W. Pressel).

82
au gré des négociations menées avec les compagnies ferroviaires austro-hongroises. Il
ne s'agit plus de relier le futur réseau balkanique par Belgrade ou Widdin, mais par
Belgrade et Novi, à l'extrême Ouest de la Bosnie-Herzégovine. Ce deuxième
raccordement porte à 2500 kilomètres environ l'étendue du réseau ferroviaire dont
Hirsch à la charge de mettre en place.
Afin de réussir la rétrocession des lignes de Serbie et de Bosnie-Herzégovine,
Hirsch bénéficie de l'appui de Paulin Talabot, un homme d'affaires reconnu à l'échelle
européenne dans le domaine ferroviaire, qui administre, à cette époque, le conseil
turinois de la Sudbahn28. Le 19 juillet 1869, les deux hommes signent un accord
préliminaire, soumis par la suite à l'approbation de l'assemblée générale de la
compagnie29. Sous la présidence de Gustave de Rothschild, cette assemblée émet un
avis favorable à la proposition soumise par le duo Hirsch/Talabot 30. Toutefois, les
incertitudes relatives à l'attractivité des lignes balkaniques demeurent nombreuses. En
plus du versement d'un loyer de 8 000 francs par kilomètre, qui ne débutera cependant
qu'à la fin de l'extinction de la garantie, la compagnie d'exploitation doit fournir le
matériel roulant, ce qui nécessite l'apport d'un capital d'environ 20 millions de francs 31.
Cet investissement est peu sûr, au regard de l'estimation des recettes maximales pouvant
être tirées du réseau, atteignant à peine 10 000 francs par kilomètre 32. Pour ces raisons,
l'assemblée des actionnaires de la Compagnie des chemins de fer du Sud de l'Autriche
« autorise, en outre, le conseil d'administration à conclure, s'il y a lieu, un traité de
participation ou d'alliance avec une autre compagnie de chemins de fer, pour
l’exécution des dites conventions »33.
En Autriche-Hongrie, deux grandes compagnies exploitent le réseau ferroviaire.
Il y a, d'une part, la Sudbahn, qui gère les lignes reliant Vienne aux frontières de l'Italie
et de la Bosnie-Herzégovine, et d'autre part, la Stadtbahn, qui exploite les voies ferrées
menant en Allemagne, en Roumanie et surtout, en Serbie 34. Et c'est à cette compagnie
que la Sudbahn propose « un traité de participation »35. Selon cette nouvelle opération,

28- HOCHSTEYN C.L., Les chemins de fer en Europe en exploitation, Bruxelles, 1876, p. 395,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6533861m
29- ANONYME, Les chemins de fer de la Turquie d'Europe, Versailles, 1885, p. 8.
30- ibid., p. 72.
31- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Lettre (1er février 1870).
32- GNEIST R., Sentence rendue à Berlin le 25 février 1889, Constantinople, 1903, p. 7,
https://archive.org/details/sentencerendue00gnei
33- ANONYME, Les chemins de fer de la Turquie d'Europe, Versailles, 1885, p. 72.
34- HOCHSTEYN C.L., Les chemins de fer en Europe en exploitation, Bruxelles, 1876, p. 105.
35- ANONYME, Les chemins de fer de la Turquie d'Europe, Versailles, 1885, p. 72.

83
communiquée dès la fin du mois de juillet 1869 36, l'exploitation des lignes de Bosnie-
Herzégovine et de Serbie, serait confiée aux deux compagnies autrichiennes, qui
partageraient le montant du loyer et la fourniture du matériel roulant. En établissant des
raccordements aux frontières de la Bosnie-Herzégovine d'une part, et de la Serbie
d'autre part, elles bénéficieraient de manière équitable de l'incorporation de ces
nouvelles voies commerciales à leur réseau respectif. Toutefois, ce n'est pas l'avis des
dirigeants de la Stadtbahn, qui perçoivent cette proposition comme contraire aux
intérêts de la compagnie. Une lettre retrouvée dans les archives de la Banque Ottomane,
et datée du 2 février 1870, le prouve 37. Dans la perspective d'une réalisation de ce
partenariat, la Stadtbahn aurait à financer l'exploitation des lignes de Bosnie-
Herzégovine, coûteuses et peu rentables, alors que celles-ci bénéficient uniquement aux
lignes de la Sudbahn. Le document révèle aussi qu'un accord parallèle à ce projet de
double administration a été soumis à la Stadtbahn, à l'été 186938. Il vise à diviser le
trafic de manière équivalente, entre la ligne serbe et la ligne de Bosnie-Herzégovine,
afin de dynamiser le réseau de chaque compagnie. Toutefois, il prévoit également que la
Stadtbahn détourne la moitié du trafic en provenance de Belgrade, vers Essek, qui
constitue déjà la station de raccordement entre la future ligne de Bosnie-Herzégovine et
le réseau de la Sudbahn. Dans ces conditions, la Stadtbahn ne disposera que « du quart
du trafic de Constantinople et de Salonique ». Pour ces raisons, les négociations
n'aboutissent pas et à la fin du mois d'août 1869, le projet de rétrocession de
l'exploitation des lignes balkaniques, initié par Hirsch, semble abandonné39.
Malgré la poursuite de discussions informelles dans le courant de l'année 1869,
et au début des années 1870, aucune des deux compagnies autrichiennes n'acceptera
finalement de se charger de l'exploitation des futurs chemins de fer balkaniques 40. Face
au risque d'annulation de sa concession, le financier décide de créer dans l'urgence une
société d'exploitation. Cet épisode est explicité dans une lettre adressée par Hirsch à
Fuad Pacha, le 19 août 1869. Le financier déplore premièrement le refus de la Sudbahn,
qui est selon lui, « inattendu » et « surprenant ». D'après Hirsch, le retrait de la
compagnie se fit « sans motif défini, et sans aucune autre explication ». Mais
« redoublant de zèle et d'efforts », ce dernier est « heureusement parvenu (...) à former à

36- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // F4 Ter // Lettre (1er février 1870).
37- ibid.
38- ibid.
39- ibid.
40- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Août 1875 - Affaire chemins de fer (Sophia-Nish-Vidin)
// Note sur une variante du chemin de fer de Constantinople à Andrinople.

84
temps une société d'exploitation qui s'est substituée aux chemins de fer autrichiens du
Sud »41. En rédigeant cette lettre, Hirsch souhaite obtenir la reconnaissance, par Fuad
Pacha, de la compagnie dont il est le fondateur. Le 12 septembre 1869, la substitution
est reconnue par le ministre ottoman des affaires étrangères, qui confirme également
« les avantages par lui antérieurement consenties au profit de la compagnie
d'exploitation »42.
Au-delà des questions financières, les raisons amenant au refus d'implication
des compagnies ferroviaires autrichiennes demeurent obscures. Il s'avère très probable
que celles-ci et/ou le pouvoir monarchique austro-hongrois perçoivent le projet de
réorganisation des Balkans comme une menace à leurs intérêts. Premièrement, le réseau
ferroviaire de l'Autriche-Hongrie constitue l'extrémité des grandes voies de
communications européennes. Cette puissance est ainsi en position d'organiser, à sa
guise, le redéploiement de ses intérêts vers la Roumanie et les ports danubiens, offrant
notamment l'accès à la Serbie et à la Bulgarie. Avec l'installation d'une artère
commerciale transcontinentale reliant Paris à Salonique, les répercussions sur
l'organisation territoriale et économique de l'Autriche-Hongrie pourraient s'avérer
destructrices. Toute la moitié Nord de la péninsule balkanique est soumise à l'attraction
commerciale de la monarchie dualiste. Si la concession Hirsch est réalisée, les
interfaces portuaires en mer Egée seraient en position de contre-balancer cette influence
et d'attirer à elles les échanges commerciaux 43. Ces considérations semblent participer
au retrait des intérêts austro-hongrois du terrain balkanique.
Au début du mois de septembre, c'est donc une compagnie créée directement par
Hirsch qui est chargée de l'exploitation du réseau ferroviaire des Balkans. A cette date,
il semble que l'itinéraire des lignes de raccordement ait encore évolué. Suite au retrait
des sociétés ferroviaires autrichiennes, la mise en place d'un chemin de fer à travers la
Serbie est abandonnée. Seul le chemin de fer de Bosnie-Herzégovine est donc appelé à
être raccordé aux lignes austro-hongroises. Ces évolutions modifient l'étendue du réseau
projeté, qui retrouve une distance kilométrique d'environ 2000 kilomètres. Afin de
l'exploiter, la compagnie nouvellement créée par Hirsch bénéficiera de la garantie
allouée précédemment par l'Etat ottoman, qui obtient, en contre-partie, 80 % des

41- ANONYME, La question des chemins de fer de la Turquie d'Europe devant l'opinion publique,
Constantinople, 1875, p. 8.
42- ibid., p. 10.
43- BORCHGRAVE E., La Serbie administrative, économique et commerciale, Bruxelles, 1883, p. 93,
https://archive.org/details/laserbieadminis00borcgoog

85
bénéfices au-delà de 12 000 francs par kilomètre44. En acceptant de verser, pendant 10
ans, une rente de 8000 francs par kilomètre, pour un réseau qui en comporte 2000, c'est
une somme de 160 millions de francs que l'Etat ottoman s'engage à fournir. En guise de
cautionnement, les accords additionnels signés aux mois d’août et d'octobre 1869
prévoient la création d'un fonds de garantie atteignant 65 000 000 francs, équivalent à 4
ans de versements. Il doit être constitué à partir du 1er janvier 1870 par l'apport, chaque
semestre, de 3 250 000 francs. Ce fonds est lui-même garanti par certains des revenus
de l'Empire, dont la provenance laisse entrevoir une volonté de répartition de la charge
financière engendrée par le projet de restructuration, par le rail, de l'espace balkanique.
En effet, il est assuré par le nantissement des dîmes levées dans les vilayets de
Kastamouni et de Sivas en Anatolie, dans celui de Prizrend en Albanie, et dans celui
d'Uskub et de Novi-Pazar, localité située entre Sarajevo et Mitrovitza45.
Dans le but d'acquérir les terrains, le concessionnaire doit verser à la Porte une
somme à forfait de 10 000 francs par kilomètre. En retour, l'Etat se charge de subvenir à
tous les frais d'expropriation. En ce qui concerne l'exploitation des mines et des
carrières, aussi décisives à la construction des lignes qu'au développement de leur
attractivité, l'Etat ottoman abandonne au concessionnaire les sites d'extraction situés
dans un rayon de dix kilomètres autour des voies. Cette zone est étendue à 20
kilomètres pour les forêts et à 30 kilomètres pour les mines de charbon 46. La
construction de routes reliant les stations à leur voisinage, essentielles à l'efficience des
voies ferrées projetées, revient à l'Etat ottoman qui s'engage à en terminer les travaux à
la date prévue pour l'achèvement du réseau, c'est-à-dire en 187647.
La garantie des subventions apportées par la Porte prend la forme de création
d'obligations, par le biais de la banque d'Etat, la Banque Ottomane. La rente annuelle de
28 000 000 francs est convertie en 1 980 000 obligations. Le versement des sommes à
la compagnie de construction doit être effectué « au fur et à mesure de l'avancement des
travaux »48 et se trouve soumis à l'autorisation du ministère des travaux publics.
Pour récapituler, la convention d'avril 1869 et ses clauses additionnelles
prévoient la mise en place d'un réseau de 2000 kilomètres qui coûtera, en ce qui
concerne sa construction, 28 millions de francs par an pendant 99 ans, et pour son

44- ANONYME, La question des chemins de fer de la Turquie d'Europe devant l'opinion publique,
Constantinople, 1875, p. 6.
45- ibid., p. 21.
46- ibid., p. 22.
47- ibid., p. 6.
48- ibid., p. 13.

86
exploitation, 65 millions de francs qui peuvent être portés à 160 millions sur 10 ans.
Afin de fournir le capital nécessaire au fonctionnement de la compagnie
d'exploitation nouvellement créée, qui prend le nom de Compagnie générale pour
l'exploitation des chemins de fer de la Turquie d'Europe, Hirsch organise une levée de
fonds auprès de banques européennes. Sur un capital d'un montant nominal de 100 000
actions, l'Anglo-Austrian Bank et la Société Générale pour favoriser le développement
du commerce et de l'industrie en France, en obtiennent respectivement 29 333 et 30 334
parts. Hirsch se réserve 30 333 actions. Il garde le contrôle de la compagnie grâce à la
souscription au capital de son frère, Théodore de Hirsch 49, qui achète 3 000 actions,
pour la somme de 1 500 000 francs50. Cet élément est très important pour comprendre la
série de litiges qui opposera le gouvernement impérial et le financier belge au cours des
décennies à venir. La Société impériale des chemins de fer orientaux, responsable de la
construction du réseau, et la Compagnie générale pour l'exploitation des chemins de fer
de la Turquie d'Europe, chargée de son fonctionnement, représentent et servent
prioritairement les intérêts de Hirsch. Cette situation donnera naissance à des conflits
d'intérêts évidents. Par exemple, la société de construction est à l'abri de toute plaintes
de la compagnie d'exploitation pour manquements à des engagements liés à la qualité
des infrastructures installées.

Entre 1867 et 1869, le projet de réorganisation de l'espace balkanique prend


forme. Sa réalisation dépend premièrement du montage d'un plan financier viable, dont
l'étude a permis de révéler des pratiques bancaires qui se généralisent au cours de la
seconde moitié du XIXe siècle. Parmi celles-ci, la capitalisation de la garantie
kilométrique est centrale. Elle permet d'assurer de grands emprunts, et de lever les
sommes colossales que nécessitent les projets ferroviaires. L'installation du réseau
balkanique repose sur cette combinaison, qui mêle acteurs financiers, politiques et
industriels. Dans ce triptyque, sur lequel nous reviendrons, Hirsch occupe une position
prépondérante. Grâce à ses liens familiaux, qui l'unissent à de puissants représentants
du monde financier européen, il dispose des instruments nécessaires à la matérialisation
du programme établi conjointement avec la Porte.
49- « Le deuil était conduit par le baron Emile de Hirsch, le baron Théodore de Hirsch, le baron James
de Hirsch, frères du défunt ». Presse // Le Gaulois // Nécrologie – Obsèque du baron de Hirsch (28 avril
1896), p. 2, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k529482q.item
50- Bibliothèque nationale de France - Richelieu // GE DD- 6858 Chemin de fer de la Turquie d'Europe //
Ligne de Constantinople-Kirkklissi // Acte de déchéance de la concession Van der Elst (12 avril 1869).

87
1-3-1- 1869-1872 : La mise en application de la concession Hirsch

L'organisation du maillage territorial de la Turquie d'Europe est profondément


modifiée, suite à un premier cycle de constructions qui est mené entre 18701 et 1872. A
cette date, l'achèvement de certaines sections est toujours en cours. Toutefois, leur
installation suit des itinéraires « déjà approuvés »2 et nous les considérons donc, dans ce
développement, comme partie intégrante des chemins de fer construits durant cette
période. Cette inclusion permet d'analyser les choix de Hirsch, sur la question des tracés
sélectionnés, à l'échelle régionale. Installés depuis Constantinople, Dédéagatch
(l'actuelle Alexandroupoli), Salonique, ainsi que la frontière autrichienne, les chemins
de fer pénètrent progressivement les hinterlands, en direction, de la Bulgarie d'une part,
et de la Bosnie-Herzégovine d'autre part. La mise en place de ces restructurations,
engendre des transformations dont les conséquences résonnent aujourd'hui encore.

1- Les choix du concessionnaire en Thrace orientale

D'après la convention de 1869, l'itinéraire général est défini mais aucun tracé
précis n'est imposé par le gouvernement impérial au concessionnaire 3. La
restructuration de la Thrace, rappelons-le, avait pour intérêt principal, du point de vue
de l'autorité impériale, de relier Constantinople et Andrinople par la voie de Kirk-
Kilissé, et de connecter cet axe d'une part, à Enos sur les rives de la mer Egée, et d'autre
part à la ligne stratégique reliant Varna et Roustouk. Mais ce n'est pas la restructuration

1- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //


Enos et dépendances (1843-1891) // Lettre de l'agence consulaire d'Enos (11 avril 1870).
2- En 1872, un nouveau contrat conclu entre Hirsch et la Porte stipule que ces sections seront achevées
« conformément aux itinéraires généraux qui sont déjà approuvés pour les cinq de ces lignes (…) de
Constantinople à Andrinople, de Dédéagatch à Andrinople, d'Andrinople à Sarambey, de Salonique à
Mitrovitza, de Banja Luka à la frontière autrichienne ».
3- « Il est vrai que la convention de 1872 porte que les tracés sont ''considérés'' comme approuvés, mais
l'emploi même de ce mot ''considérés'' indique que les tracés n'ont été ni examinés ni approuvés par le
gouvernement impérial qui se fiait entièrement au Baron de Hirsch ». ANMT // Banque Ottomane // 207
AQ 328 // Notes diverses et projets de contrats – Chemins de fer orientaux – Notre de M. Barin – Litiges
entre le Baron de Hirsch et le Gouvernement // ANONYME - Rapport sur les chemins de fer de la
Turquie d'Europe – Litiges pendant entre Monsieur le Baron de Hirsch et le Gouvernement (1886).

88
que Hirsch va mener. Il choisit de suivre l'itinéraire quittant Constantinople par l'Ouest
en direction de Yarim Bourgas, et de suivre la voie de Tchataldja à Yeni Keuy, que
Galland avait qualifié de « route à éviter totalement »4. Pour rejoindre Andrinople, la
ligne suit ensuite le chemin des vallées, soumis aux inondations, jusqu'à Ouzoun Kopru.
Mais pourquoi la Porte accepte t-elle cet itinéraire qui délaisse la voie de Kirk-Kilissé
dont l'importance stratégique et commerciale a été expliquée ?
D'après le vice-consul de France à Andrinople, les agents du gouvernement
impérial chargés d'approuver le tracé soutiennent l'itinéraire choisit par Hirsch car ce
dernier sut « faire sonner les arguments en usage dans le pays »5. Tel que le signifie
Dominique Frischer, qui est, à l'instar de Kurt Grunwald, l'auteur d'un ouvrage
biographique consacré à Hirsch, ce dernier a effectivement reconnu, bien plus tard,
avoir dépensé environ un million de francs en pots-de-vin dans l'affaire des chemins de
fer de la Turquie d'Europe6. Rappelons toutefois que le paiement d'un bakchich est une
pratique commune dans le monde ottoman. Elle relève davantage d'une règle implicite
plutôt que d'une volonté de corrompre. Pour autant, les sommes versées semblent être à
l'origine de l'acceptation du tracé par les représentants de l'autorité impériale car seuls la
presse locale et les organes que « la société Hirsch avait négligé de subventionner »,
s'élevèrent contre les choix du concessionnaire. Selon le vice-consul de France à
Andrinople, « comme il arrive généralement en pareil cas, ces critiques étaient en partie
fondées et en partie exagérées » mais « celles qui concernaient le tracé étaient » selon
lui, « à peine suffisantes »7.
Les plaintes concernant l'itinéraire choisi par Hirsch ne se limitent pas à la
traversée de la voie des vallées, de Tchataldlja à Ouzoun Kopru. A partir de cette ville,
le tracé, afin d'atteindre Andrinople, ne remonte pas la vallée par la rive orientale de la
Maritza mais emprunte la rive occidentale. Le passage du fleuve, aux environs de
Cakmak et de Kouleli Bourgas, permet à Hirsch de connecter Andrinople à la
Méditerranée en passant, non pas par Enos mais par Dédéagatch. Il faut s'arrêter sur
cette décision dont les conséquences se feront ressentir non seulement sur l'organisation
des flux régionaux jusqu'à la Grande Guerre, mais également sur la future structuration

4- ANMT // Banque Ottomane, 207 AQ 324, F4 bis – Etude du chemin de fer de Constantinople à
Andrinople : cartes ; plans, notes // Correspondance M. Galland, M. Ybry (1865-1867) // Lettre (14
décembre 1865).
5- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //
166PO-D // Andrinople // Rapport sur l'état actuel des chemins de fer en Turquie d'Europe (mars 1875).
6- FRISCHER D., Le Moïse des Amériques, Paris, 2002, p. 268.
7- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //
166PO-D // Andrinople // Rapport sur l'état actuel des chemins de fer en Turquie d'Europe (mars 1875).

89
de la frontière gréco-turque (fig. 6).

Comparaison entre l'itinéraire mis en place et le tracé pressenti (1873)

(fig. 6)

Les chemins de fer installés par Hirsch apparaissent comme contraire aux intérêts stratégiques
et commerciaux de l'Empire

2- Une interface maritime en discordance avec les intérêts locaux

Depuis l'apparition des premiers projets ferroviaires en Thrace orientale, Enos


est pressentie pour devenir l'interface portuaire du réseau projeté. Qu'il s'agisse de
l'extension de la ligne de Constantinople à Andrinople 8, ou de la concession accordée à

8- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Etude du chemin de fer de Constantinople à Andrinople
1865 – 1867 – Correspondance de Mr Galland // Lettre envoyée à la direction de la Banque ottomane, le
7 novembre 1865 : « Monsieur le directeur général, Mr Gilberston m'a présenté jeudi dernier à S.A Fuad
Pacha qui a paru porter grand intérêt aux études de la ligne de Constantinople à Andrinople. S.A a
ajouté qu'il serait à désirer que les études puissent être poussées jusqu'à Varna et qu'en outre le

90
la compagnie belge Van Der Eslt9, le port d'Enos est désigné, dans chaque cas, pour
jouer le rôle de tête de pont des lignes de Thrace.
Débouché naturel des flux commerciaux drainés par la Maritza, depuis
Philippopouli et Andrinople, Enos, qui abrite une population de 7000 habitants en
185510, occupe déjà le rôle d'articulation vers la mer Egée. Entre 1853 et 1863, le
mouvement commercial du port a été multiplié par deux. Depuis Andrinople, les
expéditions de marchandises concernent principalement des produits agricoles, mais
également des peaux, ainsi que des fruits. En 1864, les importations ne représentent
toutefois que 5 % des flux en transit par Enos, qui est ainsi avant tout une échelle
d'exportation11.
Ce port bénéficie principalement des capacités de transport offertes par la
Maritza et par la piste caravanière qui l'unit au reste de la Thrace orientale, à Andrinople
notamment. Lors de sa mission de reconnaissance, qui rappelons-le, a été menée à la fin
de l'année 1865, Galland estime à « 700 000 tonnes le mouvement qui se fait sur la
Maritza, entre Philippopouli et Enos »12. Dans un document intitulé Notes sur les
chemins de fer de la Turquie d'Europe publié en 1870, les relevés correspondant au
transit des céréales par les ports de la Roumélie démontre qu'Enos est la première
échelle d'exportation de cette région. Plus de 80 000 tonnes de céréales y sont exportées
en 186713, malgré un incendie qui ravagea la moitié de la ville cette même année 14. Ces
céréales sont principalement dirigées vers Constantinople (40 %), Marseille (25 %), la
Grèce (15 %) et l'Angleterre (10 %)15 . Plus de 10 % du total des flux empruntant la
Maritza depuis Philippopouli transite donc par Enos. D'après le rapport de Galland, le

gouvernement désirerait faire faire des études définitives sur Enos, Salonique et Belgrade. »
9- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 323 // F4 ter – Correspondance avec S.A. Fuad Pacha 1864
-1865 : « La société Van der Eslt frères et Cie représentée par Monsieur J. Foucas, propose au
gouvernement impérial la construction d'une ligne principale de Constantinople au Danube avec
embranchements de Nish à Salonique, d'Andrinople à Enos, et d'Andrinople à Varna. »
10- PERROT A.M., Itinéraire de la Turquie d'Europe et des provinces danubiennes, Paris, 1855, p. 65,
https://archive.org/details/itinrairedelatu00perrgoog
11- COLLAS B., La Turquie en 1864, Paris, 1864, p. 257,
https://archive.org/details/bub_gb_X7NRAAAAcAAJ
12- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324, F4 bis – Etude du chemin de fer de Constantinople à
Andrinople : cartes ; plans, notes // correspondance M. Galland, M. Ybry (1865-1867) // Lettre (14
décembre 1865).
13- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Société Impériale des chemins de fer de la Turquie
d’Europe : lettres et conventions avec la société, dépôt (1869-1874) // Notes sur les chemins de fer de la
Turquie d'Europe, 1870.
14- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //
166PO-D // Enos et dépendances (1843-1891) // Lettre de l'agence consulaire d'Enos (11 avril 1870).
15- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Société Impériale des chemins de fer de la Turquie
d’Europe : lettres et conventions avec la société, dépôt (1869-1874) // Notes sur les chemins de fer de la
Turquie d'Europe, 1870.

91
fret de grains au départ de ce port serait ainsi supérieur à celui de la capitale ottomane.
Les céréales sont chargées par sac de 200 à 250 kilos sur des « bateaux construits en
planches pour être démontés à Enos ». Chacun de ces bateaux peut transporter jusqu'à
« cent sacs » de céréales, c'est-à-dire entre 20 et 25 tonnes. D'après ces données, il
s'avère qu'il est nécessaire d'expédier 3200 de ces embarcations afin de parvenir à
totaliser l'envoi de 80 000 tonnes d'oléagineux 16. Ce chiffre semble trop important,
surtout si l'on considère que les expéditions de céréales se concentrent sur quelques
mois de l'année, entre le début de l'été et les premiers jours de l'automne. Cet élément
laisse entrevoir le rôle actif que joue la piste caravanière mettant en communication
Enos avec le reste de la Thrace orientale17.
Malgré un état déplorable18, cette route permet en toute vraisemblance de
supporter une part conséquente des envois de grains en direction de la Méditerranée. De
plus, la voie de terre est bien plus sûre que celle offerte par la Maritza. A l'évidence, les
embarcations fluviales constituent des moyens de transport largement plus attractifs que
ceux empruntant les pistes caravanières. Mais le risque de naufrage est réel. D'après
Galland, un mois avant son arrivée à Andrinople, « une petite crue » aurait « fait couler
50 bateaux chargés de blé »19. La dangerosité de la navigation sur la Maritza découle
d'une part, de la présence de bancs de sables qui se déplacent au rythme des fluctuations
de la profondeur et de la largeur du fleuve, et d'autre part, de l'installation « sans aucun
ordre » de moulins hydrauliques qui forment des « barrages multiples ». Selon Galland,
« les bateaux se jetant » sur l'un ou l'autre de ces obstacles « se perdent entièrement ».
Par ailleurs, lors de fortes crues, « le chenal se déplace », augmentant les risques liés à
la circulation des navires sur cette voie fluviale. L'installation d'un chemin de fer entre
Andrinople et Enos permettrait donc de sécuriser les échanges entre ces deux villes.
Toutefois, la ligne principale de Thrace orientale est appelée à relier Andrinople à la
capitale ottomane. Et compte-tenu du fait que 40 % des céréales exportées par Enos
prennent la direction des rives du Bosphore, « les gens du pays » considèrent que la
mise en place de cette ligne « ferait tomber entièrement la navigation sur la Maritza et

16- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Etude du chemin de fer de Constantinople à
Andrinople : cartes ; plans, notes // correspondance M. Galland, M. Ybry (1865-1867) // Lettre (14
décembre 1865).
17- Voir Chapitre 1 / Partie 2 / Sous-partie 2 / p. 1.
18- COLLAS B., La Turquie en 1864, Paris, 1864, p. 257.
19- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Etude du chemin de fer de Constantinople à
Andrinople : cartes ; plans, notes // correspondance M. Galland, M. Ybry (1865-1867) // Lettre (14
décembre 1865).

92
toute l'importation d'Enos à Constantinople »20. Le rail menace ainsi directement les
activités liées au transport fluvial, telles que celles des bateliers, ou celles des artisans et
des ouvriers engagés par exemple à la construction et au démontage des bateaux de
planches qui assurent le transit des marchandises.
Disposant d'un « port sûr et commode formé par l'Archipel »21, Enos est ainsi
cité dans les conventions précédentes pour devenir l'interface maritime d'Andrinople.
Mais son voisinage, direct et/ou étendu, est constitué par une zone marécageuse, inculte
et inondable22, nécessitant de nombreux ouvrages d'art, dont la construction d'un pont
considérable aux environs d'Ouzun Kopru, localité située au confluent de la Maritza et
de l'Erghene23, à mi-chemin entre Andrinople et la Méditerranée. Hirsch se décide alors
à diriger la ligne vers Dédéagatch, qui se trouve à une vingtaine de kilomètres à l'Ouest
d'Enos. Il s'agit d'une bourgade que de nombreux contemporains jugent soumise à un air
malsain, et dont la rade est fréquemment sous la menace de la houle. D'après un
document datant du mois de mars 1875, issu de la correspondance consulaire de
l'ambassade de France à Constantinople et intitulé Rapport sur l'état actuel des chemins
de fer en Turquie, Dédéagatch ne se trouve alors « sur aucune carte, ce qui est assez
naturel, ce n'est ni une ville, ni un village, c'est un arbre, et cet arbre domine une plage
ouverte à tous les vents où le mouillage n'est pas tenable lorsqu'il y vente du sud ce qui
arrive fréquemment »24. Les difficultés pour l'installation d'un port à Dédéagatch sont
toutefois réelles. Hirsch hésite plusieurs mois avant de se décider à entamer les travaux
de construction car la rade de Makri, située à une dizaine de kilomètres à l'Ouest de
Dédéagatch, est également à l'étude25. Ce port abrite une population non négligeable,
atteignant 3 000 âmes26. La pêche et la culture des oliviers y constituent les principales
activités27. Cette localité dispose d'un atout stratégique intéressant pour l'état-major
ottoman. En effet, elle est construite « sur une hauteur », et « son port est défendu par
un château fort »28. Toutefois, l'itinéraire vers Makri nécessiterait un passage par
Dédéagatch et par la voie de la Maritza, afin d'éviter les contreforts des Rhodopes, qui

20- ibid.
21- PERROT A.M., Itinéraire de la Turquie d'Europe et des provinces danubiennes, Paris, 1855, p. 65.
22- COLLAS B., La Turquie en 1864, Paris, 1864, p. 256.
23- ibid.
24- CADN // Correspondance avec les Echelles // 166PO-D // Andrinople // Rapport sur l'état actuel des
chemins de fer de la Turquie (mars 1875).
25- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //
Enos et dépendances 1843-1891 // Lettre de l'agence consulaire d'Enos (11 avril 1870).
26- PERROT A.M., Itinéraire de la Turquie d'Europe et des provinces danubiennes, Paris, 1855, p. 65.
27- ibid.
28- ibid.

93
constituent cependant la voie la plus courte vers Andrinople. Au mois d'avril 1870, le
choix n'est toujours pas arrêté29.
Qu'il s'agisse de Dédéagatch ou de Makri, la décision finale marquera un
tournant dans l'organisation hiérarchique aux embouchures de la Maritza. Et à
l'évidence, l'établissement d'un nouvel accès à la Méditerranée est synonyme de
déclassement pour Enos. Sur cette thématique, une lettre du consul de France en poste
dans ce port souligne le déclin programmé de cette échelle. En apprenant que celle-ci ne
sera pas intégrée au réseau ferroviaire en construction dans les Balkans, il écrit aussitôt
à l'ambassadeur de France à Constantinople. Le consul exprime premièrement sa
déception car « depuis qu'il est fortement question de ce réseau, Enos figurait
constamment pour l'échelle principale ». Pleinement conscient des effets de
basculements générés par le rail, il demande la conservation de sa place « à l'endroit où
se fera l'échelle des chemins de fer »30. Les prévisions du consul de France s’avéreront
justes. Dans un rapport commercial traitant de la Turquie d'Europe, rédigé en 1880,
l'auteur décrit l'effet de basculement engendré par l'inauguration de la ligne Andrinople
< > Dédéagatch, en 1872. Selon ce rapport, « Enos n'est plus visité que par quelques
petits caboteurs d'une jauge moyenne de 10 à 15 tonneaux »31.
Afin de rejoindre Andrinople, depuis Dédéagatch, la ligne doit remonter la rive
occidentale de la Maritza qui, à l'inverse de la rive orientale, n'est pas soumise aux
inondations. Toutefois, cet itinéraire est problématique. Andrinople est située sur la rive
orientale de la Maritza et il devient nécessaire de construire un pont permettant de relier
les deux rives, afin d'atteindre le cœur de cette ville. Mais les autres points d'importance
à rejoindre selon l'itinéraire de la concession, tels que Hermanly ou Philippopouli, se
trouvent sur la rive Sud du fleuve. Un pont ferroviaire entre les deux rives de la
Maritza, aux environs d'Andrinople, nécessiterait ainsi l'installation d'un second pont
afin de rediriger le tracé vers les villes bulgares.
La construction de la gare d'Andrinople, sur la rive occidentale de la Maritza, à
Karaagaç (l'arbre noir), a des répercussions intéressantes sur les relations frontalières
turco-grecques. Suite aux conflits balkaniques, et à la Grande Guerre, la Grèce étend
son territoire aux frontières de la Turquie. Le fleuve constitue alors la limite entre les
deux pays. Toutefois, cette linéarité est rompue aux environs d'Andrinople. Afin de
29- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //
Enos et dépendances 1843-1891 // Lettre de l'agence consulaire d'Enos (11 avril 1870).
30- ibid.
31- AMAE // Bulletin consulaire français : recueil des rapports commerciaux – Année 1880, Paris, 1880,
p. 803, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6463620k

94
permettre à cette ville de conserver sa gare, les frontières de la Turquie s'étendent par-
delà les rives du fleuve, créant une sorte d'enclave en territoire hellène. Jusqu'en 1971,
Andrinople est ainsi approvisionnée par une ligne quittant le territoire turc à Ouzun
Kopru, pénétrant en Grèce puis retournant en Turquie. Malgré la création d'un nouvel
embranchement, reliant la ville au long pont à Andrinople, en empruntant la rive
orientale de la Maritza, l'enclave demeure aujourd'hui encore, en territoire turc (fig. 7).
L'ancienne gare abrite désormais l'Université d'art de l'actuelle Edirne.

La frontière turco-grecque et l'enclave de Karaagaç (2017)

(fig. 7)

La structuration actuelle de cette frontière démontre l'impact du rail sur le rapport à l'espace. La
limite naturelle formée par la Maritza a été dépassée en vue de répondre aux besoins
économiques d'Andrinople.

3- Quelle réorganisation pour la moitié ouest de la Turquie d'Europe ?

Avant la décennie 1870, qui marque le raccordement de Salonique à Mitrovitza


par un chemin de fer traversant la vallée du Vardar, ces villes jouent déjà un rôle
prépondérant dans les échanges commerciaux. D'une population de 80 000 habitants à
la fin des années 186032, Salonique constitue une voie d'exportation maritime pour

32- Fivos Iknomos & Marinos Sariyannis, « La communauté juive de Salonique et son intégration dans

95
toutes les marchandises produites dans un rayon de 200 kilomètres environ. Ce rayon
englobe comme villes importantes, Serrès, qui se situe au Sud-Ouest des Rhodopes,
Vélès (au Sud de l'actuelle Skopje) ainsi que Monastir (aujourd'hui Bitola), qui occupe
le rang de chef-lieu de vilayet 33. Le coton de Serrès, la soie de Thessalie, la laine du
Vardar, et surtout le tabac, qui occupe 80 % des terres labourées de Macédoine,
prennent ainsi le chemin de Salonique34. L'acheminement de ces expéditions est réalisé
presque exclusivement à l'aide des pistes caravanières. Tel que le souligne le
contemporain Farley, le réseau de communications qui relie Salonique aux autres villes
d'importance repose sur un système remontant « à un ou trois siècles en arrière ». Dans
cet environnement peu propice aux échanges, « il est merveilleux d'observer comment
les populations parviennent à transporter de larges quantités de grains, de coton, de soie
et d'autres articles commerciaux »35.
Depuis Salonique, une ligne est progressivement installée vers le Nord, en
direction de Mitrovitza, à partir de 187136. La ligne rejoint Gevgelica puis Miravci, en
remontant le cours du Vardar. A terme, cette ligne est appelée à connecter Salonique à la
frontière autrichienne, en traversant Sarajevo et Mitrovitza. En s'étendant constamment
vers le Nord entre 1871 et 1874, en direction de Mitrovitza, ce chemin de fer engendre
une réorganisation de la circulation des flux commerciaux « dans la région au Nord de
Vélès »37, là ou s'arrête pour l'heure, la zone sous influence de Salonique. Il s'agit plus
précisément des « territoires d'Uskub, Kumanovo, Lescovatz, Gulhane, Pristina,
Vussitre, Diakovitze, Prizrend, Mitrovitza, Setovo et Katchanik », d'après le
remarquable ouvrage d'Emile Borchgrave, intitulé La Serbie administrative,
économique et commerciale, paru en 188338. Avant l'arrivée du rail, les produits en
provenance de ces localités, que l'on souhaite expédier vers les centres commerciaux
et/ou industriels de l'Autriche-Hongrie, empruntent ainsi la « route de Nish et de
Belgrade »39, qui est tracée par la vallée de la Morava. La laine, le tabac, la cire, le
chanvre, ainsi que les peaux de moutons, d'agneaux et de lièvres, constituent les
l'Etat grec », In. Cronica - Revue de judaïsme grec, n°176, décembre 2001, pp. 3-8.
33- FARLEY J.L., Modern Turkey, Londres, 1872, p. 278.
34- FARLEY J.L., The ressources of Turkey : profitable investment of capital in the Ottoman Empire,
Londres, 1862, p. 135, https://archive.org/details/resourcesturkey00farlgoog
35- FARLEY J.L., Modern Turkey, Londres, 1872, p. 278.
36- Henry Jacolin, « L’établissement de la première voie ferrée entre l’Europe et la Turquie - Chemins de
fer et diplomatie dans les Balkans », In. Revue d’histoire des chemins de fer, 35, 2006, p. 5-24,
https://rhcf.revues.org/414
37- BORCHGRAVE E., La Serbie administrative, économique et commerciale, Bruxelles, 1883, p. 93,
https://archive.org/details/laserbieadminis00borcgoog
38- ibid.
39- ibid.

96
produits les plus exportés. Une fois transformés, ils retournent en Turquie
d'Europe « suivant la même route »40. Cette organisation des flux favorise le
développement économique de la Serbie et « contribuait notablement à l'accroissement
des ressources de ce pays »41, au détriment de Salonique. En redirigeant ces flux vers
cette interface méditerranéenne, le chemin de fer est ainsi synonyme de déclassement
pour la vallée de la Morava, privée du dynamisme généré par les exportations
ottomanes. Afin d'atteindre le marché austro-hongrois, celles-ci rejoignent désormais
Salonique pour y être embarquées en direction de Trieste, port relié par chemin de fer à
Ljubljana et à Vienne depuis la fin des années 185742.
La construction, par Hirsch, de cette grande artère de communication s'effectue
également depuis la frontière autrichienne. Un chemin de fer est ainsi construit entre
Novi et Banja-Luka, qui se situent au Nord-Ouest de la Bosnie-Herzégovine. Cette
ligne est reliée au réseau de la Sudbahn, par l'installation d'un raccordement entre Novi
et Dobrljin. Mais la nature accidentée du relief dans cette partie de la Turquie d'Europe,
ainsi que les velléités locales à l'encontre de la Porte, constitueront deux grandes
entraves à la poursuite des constructions ferroviaires en Bosnie-Herzégovine, sur
lesquelles nous reviendrons dans une autre partie.

Après l'octroi, à Hirsch, d'une concession pour un réseau de 2000 kilomètres, le


financier effectue un premier cycle de constructions. En Thrace orientale et en
Macédoine, les lignes principales quittent Constantinople, Salonique et Dédéagatch,
afin de pénétrer le maillage territorial balkanique, dont certains particularismes ont été
mis en lumière au cours de cette partie. Mais il semble que ces éléments ne furent pas
déterminants lors de la définition de l'itinéraire emprunté par les chemins de fer
installés, ou en cours d'installation. En Thrace orientale plus particulièrement, le
délaissement d'Enos et de Kirk-Kilissé, engendre une reconfiguration en discordance
avec les impératifs commerciaux et/ou défensifs qui arc-boutent la politique de la Porte
dans cette région. A la fin du premier cycle de constructions, en 1872, une refonte des
contrats passés entre le gouvernement impérial et les compagnies de Hirsch s'opère.
Elle engendre une nouvelle répartition des rôles dans le processus de mise en place des
structurations ferroviaires de la Turquie d'Europe.
40- ibid.
41- ibid.
42- Blanchard Raoul & G. Jangakis. — « Le Port de Trieste, avant et après la dissolution de la monarchie
austro-hongroise », In Revue de géographie alpine, t. 11, n°4, 1923, pp. 785-786,
www.persee.fr/doc/rga_0035-1121_1923_num_11_4_5539_t1_0785_0000_ 1

97
1-3-2- La concession de 1872

Au mois de mai 1872, le projet développé par Hirsch visant à la mise en place
d'un réseau ferroviaire balkanique connaît un profond bouleversement. L'abrogation de
la convention de 1869 et l'octroi de nouveaux contrats, modifient non seulement
l'itinéraire de certaines lignes, mais également la répartition des rôles, entre le
concessionnaire et la Porte. Les considérations qui ont mené à la conclusion de ce
nouvel accord demeurent obscures. Cette partie tente de les mettre en lumière.

1- La concession de 1872 : un carcan juridique ?

Tout d'abord, un doute subsiste sur l'origine des pressions amenant à l'annulation
de la concession signée en 1869. Celle-ci reprenait, nous l'avons dit, le contrat accordé à
la Van Der Elst, qui ne comportait que très peu d'informations réglant la construction et
l'exploitation du futur réseau. En se substituant à la compagnie de Dumonceau, Hirsch
hérite d'une concession dont le dimensionnement constitue à la fois une force et une
faiblesse. La large part laissée à l'interprétation de la concession de 1869 permet au
financier de suivre le tracé qu'il juge le plus conforme à ses intérêts, et de contrôler
l'exploitation des lignes. Mais compte-tenu du manque de routes et d'infrastructures
portuaires, leur attractivité sera sérieusement compromise, notamment lorsque l'Etat
ottoman cessera de garantir leur exploitation, en 1879. Dans cette éventualité, les
intérêts de Hirsch seraient gravement menacés. De plus, la compagnie d'exploitation et
la compagnie de construction étant toutes deux sous son contrôle, un partage des
risques et des pertes s'annonce comme difficilement réalisable. Enfin, le coût et la faible
productivité des lignes à construire en Bosnie-Herzégovine accentuent ces perspectives
commerciales peu encourageantes, malgré le rôle de voie internationale conférée à ces
dernières. A la lumière de ces éléments, la concession de 1872 (annexe 2) révèle des
points troublants.
Après la signature de la concession d'avril 1869, Hirsch a crée deux compagnies

98
aux rôles complémentaires. La première est la Société impériale des chemins de fer de
la Turquie d'Europe, qui est chargée de construire le réseau. La seconde, la Compagnie
d'exploitation des chemins de fer de la Turquie d'Europe, est chargée de l'exploiter.
Selon la convention de 1872, la première compagnie se voit retirer ses droits à la
construction du réseau au profit du gouvernement ottoman. Elle doit donc être dissoute.
Toutefois, la Société impériale des chemins de fer de la Turquie d'Europe est maintenue
temporairement, « en cet état de liquidation », afin de construire ou d'achever, dans un
délai de 20 mois, au nom du gouvernement ottoman, les sections suivantes : « la ligne
de Constantinople à Andrinople, la ligne de Dédéagatch à Andrinople, la ligne de
Salonique à Mitrovitza, la ligne d'Andrinople à Sarambey, la ligne de Banja-Luka à la
frontière autrichienne, la lignes des environs de Hermanli, sur la Maritza, aux environs
de Yamboli »1, qui se trouve entre Andrinople et Varna. Au total, Hirsch est ainsi chargé
de construire 1250 kilomètres de voies ferrées 2. Ce dernier est également désigné pour
établir une voie ferrée entre Yambol et Choumla, située sur le chemin de fer qui lie
Roustouk à Varna, mais cette entreprise résulte d'un accord séparé, sur lequel nous
reviendrons.
C'est le gouvernement impérial qui doit établir les raccordements. Au niveau
interne, la construction d'une ligne entre Uskub et Sarambey, localité située à l'Ouest de
Plovdiv, dans la vallée de la Maritza, permettra de relier les chemins de fer construits
depuis Salonique, Dédéagatch et Constantinople. L'Etat ottoman s'engage également à
mettre en place, « dans un délai de six ans », une ligne permettant le raccordement de
Mitrovitza au réseau austro-hongrois, en connectant cette ville à Banja-Luka. Lors de la
signature de cette nouvelle concession, la construction d'une voie ferrée à travers la
Serbie est toujours considérée comme hypothétique. Pour cette raison, un raccordement
au territoire serbe est envisagé mais seulement « au cas où le Gouvernement s'entendrait
avec les parties intéressées pour la jonction de ses lignes de Roumélie avec celles de
Serbie »3. Dans l'éventualité selon laquelle ces négociations aboutiraient, l'Etat ottoman
se chargerait de la mise en place de cette jonction.
En devenant pleinement propriétaire des lignes balkaniques, l'Etat se substitue
aux engagements passés entre la Société impériale des chemins de fer de la Turquie
d'Europe et la compagnie d'exploitation. Après la période transitoire de dix ans, c'est

1- ANONYME, Actes de la concession des chemins de fer de la Turquie d'Europe, Constantinople, 1903,
p. 5-6, https://archive.org/details/actesdelaconces00eurgoog
2- ibid., p. 9.
3- ibid., p. 58.

99
ainsi au trésor ottoman que devra être versé le loyer découlant de l'exploitation du
réseau.
Afin de jeter les bases de ce partenariat, un nouveau contrat est donc conclu
entre la Porte et la Compagnie Générale pour l'Exploitation des chemins de fer de la
Turquie d'Europe. Il est ratifié parallèlement à l'annulation de la convention de 1869, et
comporte de nombreux éléments qui donneront naissance à une série de litiges. Par
exemple, l'exploitation est accordée « à bail », non seulement pour les voies ferrées à la
charge de la société impériale mais également pour celles que la Porte s'engage à
construire, c'est-à-dire « la ligne de Constantinople à Andrinople ; la ligne de
Dédéagatch à Andrinople, la ligne d'Andrinople à Sarambey par Philippopouli, la ligne
partant de Sarambey et se raccordant avec la ligne de Salonique à Mitrovitza, la ligne
de Salonique à Mitrovitza par Uskub, la ligne partant des environs de Pristina et se
raccordant au chemin de fer serbe, au cas où cette ligne serait construite », ainsi que « la
ligne de Banjaluka à la frontière autrichienne » et la voie ferrée reliant
« Andrinople à la ligne de Roustouk à Varna »4. Enfin, « si le gouvernement construit la
ligne Mitrovitza à Banja-Luka, la compagnie sera chargée de l'exploitation de cette
ligne quand elle sera terminée ». Si au bout de six années, le chemin de fer de Bosnie-
Herzégovine n'a pas été construit, la compagnie « aura le droit de rétrocéder au
gouvernement impérial » la gestion de la ligne de Banja-Luka à la frontière
autrichienne5 (fig. 8).
Soulignons-le dès à présent, le gouvernement ottoman ne s'engage pas
formellement à construire les lignes de Bosnie-Herzégovine, ni celles de Serbie.
L'octroi de leur exploitation n'est donc pas garantie pour la société de Hirsch. A
l'inverse, la gestion de la ligne d'Uskub (Skopje) à Sarambey, située à proximité de
Bellova, longue de 350 kilomètres environ, ainsi que celle d'Andrinople à Choumla,
traversant toutes deux des zones au relief élevé, lui est clairement assurée. La
compagnie d'exploitation est ainsi en droit de bénéficier d'un véritable réseau de
chemins de fer et non de tronçons isolés. Si les jonctions ne sont pas installées, l'Etat
ottoman pourrait être poursuivi pour non-respect de ses engagements. Cet élément
permet de mieux comprendre certaines clauses du contrat d'exploitation.
L'article 12 engage la Porte à installer des infrastructures portuaires à
Dédéagatch, à Salonique et à Varna « de manière à mettre ces ports en état de donner à
4- ANONYME, Actes de la concession des chemins de fer de la Turquie d'Europe, Constantinople, 1903,
p. 57.
5- ibid.

100
la compagnie d'exploitation des éléments de trafic »6. Une somme de dix millions de
francs est affectée par le gouvernement impérial à l'exécution des travaux, se
répartissant comme suit : « deux millions cinq cent mille francs dans le port de la
station de Salonique ; cinq millions de francs dans le port de Dédéagatch, et deux
millions cinq cent mille francs, pour le port de Varna »7. Il s'agit principalement d'y
installer des quais, des entrepôts de marchandises et d'y mener des opérations de
dragage afin de sécuriser l'accostage des navires à fort tonnage. Par ailleurs, afin
« d'assurer le développement de l'agriculture et du commerce, ainsi qu'une exploitation
fructueuse du réseau », la concession de 1872 impose, à la Porte, la construction d'un
« systèmes de routes, (…) aboutissant aux lignes »8. D'après un document issu des
archives de la Banque Ottomane, intitulé Rapport sur les chemins de fer de la Turquie
d'Europe et rédigé en 1886, ce réseau routier atteindrait une étendue de « 5000
kilomètres »9. Qu'il s'agisse d'infrastructures portuaires ou routières, l'Etat ottoman est
dans l'incapacité financière et technique de procéder à leur installation et s'expose,
encore une fois à des poursuites.
En comptabilisant les sections construites entre 1869 et 1872, la Société
impériale des chemins de fer de la Turquie d'Europe est donc appelée à établir 1250
kilomètres de voies ferrées, déconnectées les unes des autres. Afin de financer leur
construction, Hirsch perçoit 200 000 francs pour chaque kilomètre de lignes à
installer10. Le coût kilométrique des sections mérite attention. Selon les termes de la
concession accordée en 1869, la somme de 200 000 francs par kilomètre renvoie à un
forfait global pour la construction du réseau, divisé en sections faciles et difficiles.
Selon la nature du relief, le coût kilométrique des lignes oscille entre 100 000 francs et
300 000 francs. Ainsi, le prix kilométrique de 200 000 francs « n'aurait pas paru exagéré
une fois le réseau achevé alors que la difficulté des travaux (...) en Bosnie et en
Bulgarie, serait venue compenser les bénéfices obtenus dans les plaines de la Roumélie
et de la Macédoine », d'après le vice-consul de France à Andrinople11. Toutefois, à
6- ibid., p. 64.
7- ibid.
8- ibid.
9- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Notes diverses et Projets de contrats – Chemins de fer
Orientaux – Notes de M. Barin – Litiges entre le Baron de Hirsch et le Gouvernement // Rapport sur les
chemins de fer de la Turquie – Litiges pendants entre Monsieur le Baron de Hirsch et le Gouvernement
(janvier 1886).
10- « la société Hirsch prit l’exécution des lignes à forfait au taux moyen de 210 000 francs par
kilomètre ». CADN // Correspondance avec les Echelles // 166PO-D // Andrinople // lettre du vice
consulat de France envoyée au chargé d'affaires de l'ambassade de France à Constantinople (6 mars
1875).
11- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //

101
l'exception de la ligne de Salonique à Mitrovitza, les voies ferrées à la charge de la
société impériale se situent sur des sections faciles, et le coût de leur construction
n'excède pas 100 000 francs par kilomètre. D'après le représentant des intérêts français
à Andrinople, celles-ci « avaient été cédées par la société Hirsch à ses entrepreneurs à
des prix variant de 80 à 100 milles francs par kilomètre ». Par exemple, la construction
de la ligne de Dédéagatch à Andrinople a été confiée à une entreprise de travaux publics
« à raison de 80 000 francs par kilomètre »12. La combinaison de 1872, qui engage la
Porte à établir les lignes de raccordements en Bulgarie et en Bosnie-Herzégovine, laisse
ainsi à l'Etat ottoman la charge de construire les voies les plus coûteuses, celles
avoisinant 300 000 francs de dépenses par kilomètre.

La construction et l'exploitation du réseau balkanique selon la concession de 1872

(fig. 8)

La signature de cet accord va constituer une grave erreur pour la Porte. Qu'il

166PO-D // Andrinople // Lettre du vice consulat de France envoyée au chargé d'affaires de l'ambassade
de France à Constantinople (6 mars 1875).
12- ibid.

102
s'agisse de la construction des lignes appelées à relier Uskub à Sarambey, ou Yambol à
Choumla, ou encore de l'installation d'un réseau de routes et d'infrastructures portuaires,
la Porte n'a aucunement les capacités techniques et financières nécessaires à réalisation
de ses engagements. De plus, les difficultés relatives à la topographie et l'inefficience de
son administration rendent son engagement irréalisable.
Hirsch a t-il conscience des insuffisances du gouvernement impérial ? L'Etat
ottoman a t-il été piégé par une manœuvre destinée à le soumettre aux intérêts des
compagnies du financier ? Malgré de nombreuses recherches, il a été impossible
d'apporter une réponse définitive à ces questions. Quoi qu'il en soit, l'attitude de Hirsch
envers l'Etat ottoman connaît un revirement au lendemain de la signature de cet
accord13.

2- Premiers litiges

L'accord signé en 1872 semble libérer le gouvernement impérial des lourdes


charges que lui imposaient la convention de 1869. Ainsi comme nous l'avons détaillé
dans la partie précédente, cette convention exigeait la création d'un fonds de garantie
d'un montant de 65 millions de francs, progressivement constitué suite au versement
semestriel de 3 250 000 francs, à partir du 1er janvier 187014. Au mois de mai 1872, lors
de la conclusion du nouvel accord, 13 millions de francs ont donc été déposés. Le
gouvernement exige la restitution de cette somme qui correspondait à une capitalisation
de la rente de 8000 francs par kilomètre, qui est devenu sans objet, suite au paiement
direct de tous les frais de construction par l'Etat ottoman. Malgré les déclarations de
Hirsch, qui « s'engageait personnellement à faire restituer cette somme dans le délai de
six semaines »15, le remboursement ne sera jamais effectué. Selon la convention de
1869, ce fonds de garantie devait être déposé dans une banque européenne qui le
mettrait à disposition des contractants dans l'éventualité d'un retard dans les
remboursements de la Porte. Le fonds est confié à la Société Générale de Paris, puis à la
Banque autrichienne de Vienne. Devant les demandes de l'Etat ottoman, visant à obtenir
le transfert des 13 millions de francs, les représentants de ces banques « répondirent
13- ANONYME, La question des chemins de fer de la Turquie d'Europe et l'opinion publique,
Constantinople, 1875, p. 15, https://archive.org/details/laquestiondesch00unkngoog
14- ANONYME, La question des chemins de fer de la Turquie d'Europe devant l'opinion publique,
Constantinople, 1875, p. 21.
15- ibid., p. 58.

103
qu'ils n'opéreraient pas la restitution, parce que la Société Impériale y mettait
opposition, sous le prétexte qu'elle avait des réclamations à adresser au
gouvernement »16. De plus, pour des raisons qui restent indéterminées, la Banque
Autrichienne de Vienne transmet le fonds de garantie à la compagnie d'exploitation vers
1873. Face à cette situation, le gouvernement proteste énergiquement mais Hirsch
persiste à vouloir maintenir cette somme au crédit de l'Empire, sans la restituer au trésor
ottoman17.
L’accaparement du fonds de garantie par la société impériale, contrôlée par
Hirsch, repose sur deux réclamations principales. La première vise le remboursement
partiel d'un cautionnement de cinq millions de francs, déposé par Hirsch après la
signature de la convention de 1869, en vue de sceller sa participation après les déboires
du premier concessionnaire, la Compagnie Van der Elst. L'article 8 de la convention de
1872 prévoit la restitution d'une partie de ce cautionnement, qui s'élève à deux millions
de francs. Le reste devait être remboursé au fur et à mesure de l'avancement des
constructions18. La Porte s'engage à effectuer le premier versement dans un délai de 15
jours mais ce délai n'est pas respecté. Hirsch conditionne alors le remboursement du
fonds de garantie de 13 millions de francs, non seulement à la restitution des 2/5 de son
cautionnement mais également à son indemnisation au regard de la baisse des frais
d'expropriation prévue par la nouvelle concession, au remboursement d'une avance
destinée à l'acquisition de terrains dans la périphérie de Constantinople, et enfin, au
paiement d'une somme recouvrant la mise en exploitation de la ligne reliant
Constantinople à Kucuk Tchermedje19. Hirsch entend ainsi réduire de neuf millions de
francs le montant du fonds de garantie, préalablement à sa restitution. Le refus de la
Porte marque le gel de cette affaire, qui va envenimer durablement les relations entre
les autorités ottomanes et Hirsch jusqu'à la fin des années 188020.
Si la redéfinition des rôles et des engagements, actée par la concession de 1872,
résulte d'une manœuvre initiée par Hirsch, l'Etat ottoman a été convaincu des bénéfices
qu'il pouvait tirer de cette opération. Ceci est confirmé par le préambule du nouveau

16- ANONYME, La question des chemins de fer de la Turquie d'Europe devant l'opinion publique,
Constantinople, 1875, p. 58.
17- ibid.
18- ibid., p. 18.
19- ANONYME, La question des chemins de fer de la Turquie d'Europe devant l'opinion publique,
Constantinople, 1875, p. 60.
20- ANONYME, Réclamation du gouvernement impérial ottoman – Arbitrage entre le Gouvernement
impérial et la Compagnie des chemins de fer orientaux – Conclusions complémentaires à la 1ère
réclamation du Gouvernement impérial, Constantinople, 1903, p. 13,
https://archive.org/details/rclamationdugou00turkgoog

104
contrat. Il y est indiqué que la convention de 1872 résulte de la volonté du
gouvernement impérial, qui a « exprimé le désir de se faire rétrocéder la concession »21.
Il s'agissait donc de parvenir à faire naître l'idée de la rétrocession et d'attirer le
gouvernement impérial dans une logique de préservation de ses intérêts. Le rapport cité
précédemment, celui émis par le vice-consul de France à Andrinople en 1875, soutient
cette analyse. Il y souligne que la concession de 1872 fut « peut-être provoquée » par la
société Hirsch. Selon un autre contemporain, auteur de l'ouvrage intitulé La question
des chemins de fer de la Turquie d'Europe devant l'opinion publique, paru en 1875,
« l'idée première de la rétrocession est venue des deux compagnies ; que, divisées en
apparence, à cette époque, pour les besoins du moment, elles avaient, en réalité, et d'un
commun accord, concerté et exécuté un plan qui a eu pour but et pour résultat de faire
accepter cette rétrocession par le gouvernement »22. Ces éléments apportent un éclairage
supplémentaire sur certaines clauses additionnelles au nouveau contrat établi en 1872.
L'une d'entre elles stipule par exemple que « Monsieur le Baron de Hirsch fait abandon
au gouvernement impérial de la concession des mines, carrières et forêts », qui lui
garantissait un droit d'exploitation des ressources naturelles se trouvant dans le
voisinage des lignes. De plus, la durée du contrat d'exploitation passe de 99 ans à 50
ans, ce qui est également une aubaine pour la Porte 23. D'après l'ouvrage cité plus haut, la
rétrocession ferait ainsi « partie d'un système savamment étudié par le
concessionnaire »24.
En échange de l'abandon de ses droits sur l'usage des ressources minières,
forestières et minérales, situées à proximité des voies, Hirsch « reçoit par contre du
Gouvernement Impérial, pour en avoir l'exploitation exclusive pendant 35 ans, à
compter de ce jour, une étendue de forêts de l'Etat équivalente au total de la superficie
d'un carré ayant trente kilomètres de coté, et située dans les environs de Bellova »25,
l'actuelle Belovo qui se trouve entre Sofia et Plovdiv. Ce n'est ni la société impériale, ni
la compagnie d'exploitation qui obtient ce droit d'exploitation. Selon la Convention
relative aux mines, carrières et forêts, qui accompagne le texte principal de la
concession de 1872, le droit d'exploitation de la forêt de Bellova « appartiendra à

21- ANONYME, Actes de la concession des chemins de fer de la Turquie d'Europe, Constantinople,
1903, p. 5.
22- ANONYME, La question des chemins de fer de la Turquie d'Europe devant l'opinion publique,
Constantinople, 1875, p. 29.
23- ibid., p. 59.
24- ibid., p. 29.
25- ANONYME, Actes de la concession des chemins de fer de la Turquie d'Europe, Constantinople,
1903, p. 51.

105
Monsieur le Baron de Hirsch ou à ses ayant droit» 26. Encore une fois, il semble difficile
de distinguer les intérêts des acteurs et des sociétés engagées dans l'installation des
chemins de fer balkaniques.

3- Les visées territoriales de la Sublime Porte

Il apparaît nécessaire de nuancer les critiques formulées à l'encontre des


intentions de Hirsch. Malgré les nombreux éléments qui permettent de penser que la
concession de 1872 relève d'une manœuvre du financier, les objectifs de la Porte
semblent également peu clairs. Les actes de la concession de 1872 ont été signés par
Mahmoud Nedim Pacha27, grand vizir depuis le mois de septembre 187128. Ce dernier
est connu pour ses accointances avec la Russie29. Son conservatisme le pousse
probablement à considérer l'installation d'un axe ferroviaire entre Constantinople,
Vienne et le reste de l'Europe, comme une menace pour l'intégrité de l'Empire ottoman.
Il apparaîtrait ainsi que la construction du réseau trans-balkanique fut stoppée
volontairement par Mahmoud Nedim Pacha. Cet élément expliquerait les engagements
irréalisables pris par la Porte, tels que celui de construire la ligne de Bosnie-
Herzégovine. Le grand vizir ne pouvait ignorer que son administration n'était pas en
mesure de mener un tel projet à son terme. Sur cet aspect, rappelons que l'exploitation
du chemin de fer de Mitrovitza à Banja-Luka doit être confiée à la société de Hirsch,
seulement si sa construction est effectuée, ce qui semble démontrer que le
gouvernement impérial est largement conscient des problèmes de faisabilité que soulève
ce projet. En devenant le seul responsable de la construction des raccordements,
Mahmoud Nedim Pacha est ainsi en capacité de paralyser le processus d'intégration de
la péninsule balkanique à l'Europe occidentale. Cette hypothèse est accréditée par un
élément d'importance. La concession de 1872 comporte une convention additionnelle,
prévoyant la construction, par la Compagnie d'exploitation des chemins de fer de la
Turquie d'Europe30, de l'embranchement Yambol < > Choumla, point fortifié situé sur la

26-ibid.
27- ibid., p. 5.
28- ROBERTS M., Istanbul Exchanges: Ottomans, Orientalists, and Nineteenth-Century Visual Culture,
Berkeley, 2015, p. 190.
29- Nélidov, « Souvenir d'avant et d'après la guerre de 1877-1878 », Revue des deux mondes, 85e année,
6e période, t. 27, Paris, 1915, p. 311, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4318581?rk=107296;4
30- Le contrat prévoyant la construction de la ligne Yambol < > Choumla repose sur des conditions
financières indépendantes de l'accord principal, celui réglant l'installation et la gestion de toutes les autres

106
ligne Varna < > Roustouk31. Mais pourquoi la Porte ne mène t-elle pas ces travaux,
amplement moins coûteux et moins difficiles que ceux nécessités par la ligne de
Bosnie-Herzégovine, ou par celle de Bulgarie, qu'elle s'est engagée à construire ?
En confiant l'installation de la ligne Yambol < > Choumla à la compagnie
d'exploitation de Hirsch, qui pourra recourir à « une société d'entreprise » pour sa
construction32, Mahmoud Nedim Pacha semble démontrer qu'il a conscience des
faiblesses de son ministère des Travaux publics, et qu'il n'a pas l'intention de construire
le chemin de fer de Bosnie-Herzégovine. A contrario, la construction du chemin de fer
de Choumla est véritablement souhaitée par la Porte. La ligne permettra non seulement
de connecter la capitale ottomane aux voies danubiennes, mais conférera une trajectoire
non plus occidentale mais orientale, au réseau balkanique. En dirigeant les
raccordements vers la Roumanie et la Russie, Mahmoud Nedim Pacha déploierait ainsi
une vision stratégique classique, archée sur le contrôle des territoires valaques, et qui
positionne l'Empire russe en partenaire incontournable. D'après un ouvrage publié
anonymement en 1885, intitulé Les chemins de fer de la Turquie d'Europe, dont
l'objectif consiste visiblement à défendre les intérêts de Hirsch, la rétrocession est ainsi
attribuée à l'action de Mahmoud Nedim Pacha. Selon cette publication, ce serait suite à
la mort de son prédécesseur, Ali Pacha, « qui avait été l'inspirateur des actes de 1869, et
que ses inclinations personnelles aussi bien que ses idées politiques poussaient à mettre
son pays en relations étroites avec l'Europe occidentale », que Mahmoud Nedim Pacha
aurait pu « apporter un esprit tout différent » aux contrats conclus entre Hirsch et la
Porte en 186933. Toujours selon la même source, le nouveau grand vizir arriva au
pouvoir « avec la résolution de renoncer à tout raccordement avec l'Autriche, et de
réaliser une jonction avec la Roumanie et la Russie ». Et c'est pour parvenir à cet
objectif, qu'il lui fallut « résilier ou bouleverser profondément les conventions conclues
le 17 avril 1869 »34.
L’hypothèse selon laquelle le grand vizir œuvre à un déplacement de l'axe
ferroviaire à installer entre l'Europe et l'Orient, vers le territoire roumain, semble

sections. Pourtant, son exploitation étant garantie par ce même accord principal, l'échec du projet de
construction n'annulerait pas le droit de gestion assurée au concessionnaire. Hirsch est ainsi en mesure
d'exiger un dédommagement, dans l'éventualité où la mise en place de cette ligne, dont il a la charge,
n'est pas menée à son terme.
31- ANONYME, Actes de la concession des chemins de fer de la Turquie d'Europe, Constantinople,
1903, p. 39.
32- ibid., p. 42.
33- ANONYME, Les chemins de fer de la Turquie d'Europe, Versailles, 1885, p. 11,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4415509
34- ibid., p. 12.

107
sérieuse. Dans cette perspective, la ligne Roustouk < > Varna, ou plus précisément, la
section reliant le Danube à Choumla, est appelée à jouer un rôle fondamental dans
l'articulation de cet axe ferroviaire. Au vu de ces éléments, la convention de 1872
comporte un acte additionnel d'une grande importance. Il s'agit d'un bail d'exploitation
pour la ligne Roustouk < > Varna, accordé à Hirsch 35. Par cet accord, conclu entre « la
Compagnie de Varna », et la « Compagnie générale pour l'exploitation des chemins de
fer de la Turquie d'Europe », la première abandonne la gestion de ce chemin de fer au
profit de la seconde, en échange d'une part équivalente à 55 % des revenus générés par
le trafic sur cette voie, lorsque ceux-ci dépassent 7 000 francs par kilomètre 36. La
rétrocession de cette voie ferrée semble ainsi démontrer que l'itinéraire définitif de la
grande ligne internationale, appelée à traverser les Balkans, est encore incertain en
1872.
C'est ainsi sur les bases qui ont été explicitées au cours de ce développement que
la construction des lignes balkaniques est poursuivie. Quelques semaines après la
signature des nouveaux accords, c'est-à-dire « dès le mois de juin 1872, la ligne
d'Andrinople à Dédéagatch était achevée »37. Le chemin de fer d'Andrinople à
Philippopouli, qui pénètre en Bulgarie, « fut terminé quelques mois plus tard ». La ligne
de Thrace, reliant Constantinople à Andrinople, est achevée au mois de « mai 1873 ».
Aux environs de Tirnovo, qui se trouve sur la Maritza, à l'Est de Philippopouli, un
embranchement est construit en direction de Nova-Zagora et de Yambol. Achevée
« dans le courant de 1874 »38, cette ligne ouvre la voie vers Choumla. Parallèlement à
l'avancement des travaux en Bulgarie, le chemin de fer construit depuis Salonique
s'étend en direction de Mitrovitza. Il atteint Koprulu puis Uskub en 1873. Enfin, en
1874, la ligne Salonique < > Mitrovitza est inaugurée 39. Cette année marque ainsi
l'achèvement des 1250 kilomètres de chemins de fer que la société impériale fut chargée
de mettre en place.

35- ANONYME, Actes de la concession des chemins de fer de la Turquie d'Europe, Constantinople,
1903, p. 149.
36- ibid., p. 152.
37- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //
166PO-D // Andrinople // Lettre du vice consulat de France envoyée au chargé d'affaires de l'ambassade
de France à Constantinople (6 mars 1875).
38- ibid.
39- Henry Jacolin, « L’établissement de la première voie ferrée entre l’Europe et la Turquie : Chemins de
fer et diplomatie dans les Balkans », In. Revue d’histoire des chemins de fer, 35, 2006, p. 5-
24, http://rhcf.revues.org/414

108
A partir du mois de mai 1872, le processus de restructuration du maillage
territorial balkanique s'effectue dans un cadre complètement renouvelé, dont la nature et
les implications ont été révélées au cours de cette partie. Qu'il s'agisse de la redéfinition
des rôles, entre Hirsch et la Porte, ou de l'apparition de nouveaux engagements, tels que
celui de construire des infrastructures routières et portuaires, la concession de mai 1872
transforme de manière profonde le régime juridique institué par le contrat initial, conclu
trois années auparavant. Mais sa mise en application s'avère profondément incertaine,
au regard du manque de transparence entretenu par tous les acteurs. Toutefois, cette
refonte des contrats permet l'achèvement d'une partie du réseau ferroviaire balkanique
en 1874. A cette date, la réception des lignes par l'autorité impériale engendre une série
de litiges, dont les plus tenaces persisteront jusque dans les premières années du XXe
siècle.

109
1-3-3- La naissance d'une opposition durable

Dès 1874, le gouvernement ottoman forme une commission afin d'inspecter les
travaux réalisés par la Société impériale des chemins de fer de la Turquie d'Europe. Le
rapport de cette commission amène un constat amer pour la Porte. Qu'il s'agisse de la
qualité des ballastages ou de celle des ouvrages d'art, de l'emplacement des gares ou de
la distance kilométrique construite, les remontrances du gouvernement impérial à
l'égard de Hirsch sont nombreuses. Ce dernier forme également une commission afin de
défendre ces choix de constructeur.

1- Le rallongement artificiel des voies

C'est sous la pression de la société impériale, qui presse à la réception définitive


des lignes construites, que la Porte convoque une commission d'experts européens.
Celle-ci réunit le directeur général de la compagnie ferroviaire Theïsbahn dont le siège
se trouve à Budapest, le conseiller technique du ministère des Travaux publics
ottomans, ainsi que l'ingénieur qui fut chargé de la construction des premiers chemins
de fer d'Anatolie1. Ils inspectent la ligne de Constantinople à Sarambey (531 km), celle
de Dédéagatch à Andrinople (147 km), et enfin le chemin de fer de Salonique à
Mitrovitza, exploité seulement jusqu'à la station de Verisovic (l'actuelle Urosevac), sur
une distance de 298 kilomètres2.
Leurs remarques, rapportées dans l'ouvrage intitulé La question des chemins de
fer de la Turquie d'Europe devant l'opinion publique, paru en 18753, se concentrent
premièrement sur le tracé de la voie entre San-Stefano et Ouzun Kopru. Celui-ci
comporte des sinuosités inutiles au regard de l'extrême facilité du terrain. Ces courbes
appliquées au tracé rallongent les durées nécessaires au transport des marchandises et

1- ANONYME, la question des chemins de fer de la Turquie d'Europe devant l'opinion publique,
Constantinople, 1875, p. 70, https://archive.org/details/laquestiondesch00unkngoog
2- ibid., p. 71.
3- ibid.

110
des voyageurs, ainsi que la distance kilométrique construite 4. Le vice-consul de France
à Andrinople indique, dans un rapport rédigé en 1875, que « partout où on a pu éviter de
remuer le terrain en tournant un obstacle, on a usé de ce moyen ». Il déplore toutefois ce
procédé, car selon lui, les lignes installées par Hirsch « ne pourront jamais supporter un
trafic quelque peu accéléré à moins d'être rectifiées ce qui équivaudrait à les refaire ».
En effet, la configuration de ces chemins de fer imposerait, d'après le représentant de la
France, une limitation de la vitesse moyenne des trains les plus rapides à 25 km/h, car
« un moment d'oubli du mécanicien peut occasionner un grave accident au milieu de
ces courbes qui se succèdent à de courtes distances ». Et dans ces conditions, il signale
que la mise en place « d'un service de nuit serait fort difficile »5.
Pour de nombreux contemporains, l'itinéraire des lignes installées par Hirsch
relève d'une manœuvre destinée à augmenter artificiellement les gains de la société
impériale. Nous l'avons dit, le financier s'est engagé à construire 1250 kilomètres de
chemins de fer au prix kilométrique de 200 000 francs. Ces travaux sont confiés à des
entrepreneurs rémunérés entre 80 000 et 120 000 francs en moyenne. Chaque kilomètre
construit en supplément rapporte ainsi 100 000 à 140 000 francs au concessionnaire.
Cette manœuvre a été toutefois anticipée par le gouvernement ottoman, qui rappelle
dans la concession de mai 1872, que « la Société impériale garantit que le nombre total
des kilomètres construits par elle n’excédera pas 1250 kilomètres »6. Si cette distance
kilométrique est dépassée, l'Etat ottoman remboursera chaque kilomètre
supplémentaire, non pas au prix de 200 000 francs, mais « sur le pied de 150 000
francs ». Néanmoins, à partir de 1280 kilomètres, plus aucune subvention ne sera
accordée. En revanche, si l'étendue des voies mises en place est inférieure à 1250
kilomètres, c'est Hirsch qui doit rembourser l'Etat ottoman 7. Mais l'estimation de la
distance kilométrique des lignes à installer est imprécise. Ce chiffre n'excède pas 1200
kilomètres. Hirsch a ainsi la possibilité de rallonger le parcours de plus de 80
kilomètres, et d'espérer un bénéfice supplémentaire compris entre six et neuf millions
de francs environ.
Cette considération permet de mieux comprendre l'itinéraire de la ligne
construite par Hirsch au Nord-Ouest de la Bosnie-Herzégovine. D'après la convention

4- ibid.
5- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //
Andrinople // Rapport sur l'état actuel des chemins de fer en Turquie d'Europe (mars 1875).
6- ANONYME, Actes de la concession des chemins de fer de la Turquie d'Europe, Constantinople, 1903,
p. 9 https://archive.org/details/actesdelaconces00eurgoog
7- ibid.

111
de 1872, le financier est chargé de construire un chemin de fer entre Banja-Luka et la
frontière autrichienne. Le gouvernement ottoman s'engageait à mener ultérieurement les
tractations nécessaires à son raccordement au réseau austro-hongrois. Construite « en
l'air », d'après les termes employés par l'auteur de l'ouvrage La question des chemins de
fer de la Turquie d'Europe devant l'opinion publique 8, cette ligne n'offre aucune
perspective sur le plan du développement commercial. Elle a toutefois une utilité pour
la valorisation financière du réseau balkanique.
La construction d'une ligne aux portes de l'Autriche-Hongrie, permet de
favoriser l'émission des obligations ottomanes, relatives à la construction de ce réseau,
sur la bourse de Vienne. Après les déboires financiers des premiers concessionnaires, ce
chemin de fer permet d'envoyer des signaux positifs à l'Europe, qui voit cette ligne se
créer sous ses yeux. Voici donc la considération principale qui motive Hirsch et la Porte
à installer la première voie ferrée de Bosnie-Herzégovine. L'ingénieur en chef de la
société impériale, Wilhem Von Pressel, est chargé de procéder à l'étude de son tracé 9. Il
choisit de relier Banja-Luka à la ville frontière de Berbir (l'actuelle Brod), localités
distantes de 44 kilomètres. Mais Hirsch « se plaçant à un autre point de vue, à celui de
ses intérêts, n'accepta pas ce tracé »10, qui ne présentait pourtant aucune difficulté. Le
financier choisit une voie différente, de construction facile également, en direction de
Novi. D'une longueur de 102 kilomètres, la ligne de Banja-Luka à Novi permet un
rallongement de 58 kilomètres, et donc un gain supplémentaire d'environ sept millions
de francs. Tel que le signifie l'auteur de l'ouvrage cité plus haut, « on n'a pas oublié que
le kilomètre étant payée 200 000 francs en chiffres ronds à M. de Hirsch, sa
préoccupation constante, son idéal, a été d'accaparer la construction de tous les
kilomètres faciles et d'en augmenter le nombre, tantôt par des lacets multipliés à l'infini,
tantôt par des combinaisons semblables à celle qui nous occupe »11.
Un rapport adressé à la direction de la Banque Ottomane à Constantinople
évoque également cette ligne de Banja-Luka à la frontière autrichienne. Rédigé en
1883, ce document présente un exposé historique de l'installation des voies ferrées en
Turquie d'Europe. Son auteur déplore, « les tripotages avec les hommes du
gouvernement autrichien », qui ont engendré la « construction du chemin de fer absurde

8- ANONYME, La question des chemins de fer de la Turquie d'Europe devant l'opinion publique,
Constantinople, 1875, p. 40.
9- PRESSEL W., Les chemins de fer en Turquie d'Asie, projet d'un réseau complet, Zurich, 1902, p.79-80.
10- ANONYME, La question des chemins de fer de la Turquie d'Europe devant l'opinion publique,
Constantinople, 1875, p. 104.
11- ibid.

112
de Banja-Luka ». D'après ce rapport, cette ligne procura au constructeur de « nouveaux
bénéfices au taux unique de 200 000 francs le kilomètre »12.
Dans l'étude des litiges qui opposent la Porte à Hirsch, le témoignage de Pressel
offre une vue interne des considérations qui animent les choix du financier. En 1903,
l'ingénieur publie une étude visant à l'établissement de chemins de fer en Anatolie. Mais
son rôle au sein de la société impériale, dont l’œuvre fut très mal perçue par l'opinion
publique ottomane, entache sa crédibilité. Il décide alors d'ajouter un chapitre, intitulé
« Quelques considérations personnelles » où il expose les motivations qui animaient la
construction des chemins de fer balkaniques. Pressel y accuse Hirsch, décédé quelques
années plus tôt, d'avoir procédé volontairement au rallongement des lignes en vue
d'augmenter « dans une mesure phénoménale le bénéfice légitime de la construction ».
Un extrait de ces accusations a été retranscrit :

« Je dois à la mémoire du Baron de Hirsch qui, certainement, était sous tant de points
de vue, homme de grandes qualités, de déclarer que dès le commencement de nos
relations et jusqu'au moment cité plus haut, il s'est montré, vis-à-vis de moi, d'accord
pour le programme d'opération. Ce n'est qu'à l'époque indiquée ci-dessus que, par la
suggestion de personnes, le poussant à suivre une voie qui augmentait dans une mesure
phénoménale le bénéfice légitime de la construction, déjà plus que considérable, que le
conflit survînt entre nous. Je n'ai pas voulu le suivre dans une voie qui lésait, au plus
haut degré, les intérêts du pays et qui devait être funeste pour le crédit des chemins
de fer en Turquie. J'ai voulu lutter contre de pareils procédés, mais cette lutte finit
comme celle du pot de terre et du pot d'airain ! »13

2- Capacités et configuration du réseau

La recherche de bénéfices par la société impériale au détriment du réseau


semble indéniable. La qualité des ballastages est largement insuffisante,
particulièrement au regard du tracé sélectionné par Hirsch et qui traverse des vallées
inondables. De plus, sur de nombreux points, le débouché des aqueducs est trop faible,

12- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Notes diverses et projets de contrats // Notes de
Monsieur Barin, Litiges entre le baron de Hirsch et le gouvernement // L'Allemagne et les chemins de fer
d'Orient par Monsieur Paul Dehn (février 1883).
13- PRESSEL W., Les chemins de fer en Turquie d'Asie, projet d'un réseau complet, Zurich, 1902, p.79-
80.

113
et le niveau des voies est inférieure à celui des hautes eaux. A la saison des pluies, les
crues menacent ainsi d'emporter remblais, talus et ballast 14. Les constructions ont été
réalisées de manière si sommaire, que de fortes averses peuvent, à elles seules,
endommager les lignes. Quelques mois après la fin des travaux, plusieurs sections
subissent des dommages et s'avèrent inutilisables « par le fait de pluies qui n'ont été,
cette année, ni plus fréquentes ni plus torrentielles que celle des années ordinaires ». Par
exemple, au cours du mois de décembre 1874, sur la ligne d'Andrinople à
Constantinople, du kilomètre 222 au kilomètre 231, et du kilomètre 235 au kilomètre
269, « le ballast et les remblais étaient enlevés sur un long parcours ». A la fin de ce
même mois, des pluies engendrent des dégâts similaires en de nombreux points. Aux
kilomètres 247 et 253, « les eaux avaient envahi la voie avec une si grande violence,
qu'elles avaient déplacé les rails ». Sur la ligne menant à Dédéagatch, la circulation est
« interrompue pendant plusieurs jours », à partir du 27 décembre, suite aux
intempéries15.
La faible qualité des infrastructures ferroviaires installées par Hirsch est
également dénoncée par le vice-consul de France à Andrinople. Selon lui, « dans les
premiers temps de l'exploitation, de nombreux déraillements sont venus démontrer
l'insécurité » des lignes balkaniques16. A l'instar de la source précédemment citée, le
rapport du vice-consul de France à Andrinople indique qu'une « partie des travaux à été
à diverses reprises emportée par les pluies », qui cependant « ont été fort rares en
Roumélie pendant ces trois dernières années »17. Les pluies menacent également les
ponts ferroviaires construits par la société impériale18. Tous sont composés de bois, à
l'exception du « pont de fer sur la Maritza à Kouléli-Bourgas » et du « pont de pierre à
Tirnova sur le même fleuve ». Certaines de ces structures subissent de lourdes
dégradations quelques mois après leur mise en service. Lors de l'expertise d'une section
de la ligne de Salonique à Mitrovitza menée par la commission que la Porte a formée,
trois ponts en bois installés par la société impériale ont été détruits, « à la suite d'une
pluie de quelques heures »19. En Thrace orientale, dès la fin de l'année 1874, la

14- BIANCONI F., Cartes commerciales avec texte complémentaire explicatif, Turquie d'Europe –
Province de la Thrace, Paris, 1885, p. 26.
15- ANONYME, La question des chemins de fer de la Turquie d'Europe devant l'opinion publique,
Constantinople, 1875, p. 83.
16- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //
Andrinople // Rapport sur l'état actuel des chemins de fer en Turquie d'Europe (mars 1875).
17- ibid.
18- ANONYME, La question des chemins de fer de la Turquie d'Europe devant l'opinion publique,
Constantinople, 1875, p.75.
19- ibid.

114
dangerosité des ponts traversant l'Erghene ou la Bodouma, près de Dédéagatch, impose
le transbordement des passagers. Face au risque d'effondrement découlant de la faible
solidité des ponts, la vitesse des trains est réduite par l'installation de dispositifs de
ralentissement « aux abords de tous les ponts en bois d'une certaine longueur, ce qui
indique le degré exact de confiance que l'on a en leur solidité »20. Tel que le signale le
vice-consul de France, l'utilisation du bois dans la construction des ponts peut être
légitime, car le plus souvent, « ils ne traversent que des cours d'eau insignifiants ». Les
ouvrages d'art ont été réalisés avec du sapin du Balkan principalement. Il s'agit d'un
bois qui est « peu résistant et qui n'a aucune durée ». De plus, ce matériau a été
également massivement employé « pour les traverses »21. Au-delà des questions liées à
la qualité des infrastructures, un autre élément est décrié par la commission chargée de
défendre les intérêts de la Porte.
La distance moyenne de 22 kilomètres entre chaque station est jugée trop
importante pour assurer un usage optimal des lignes. De plus, les gares et les centres
qu'elles desservent, tels qu'Andrinople, Ouzun Kopru, ou Baba-Eski, sont éloignés de 2
à 8 kilomètres. Ce positionnement des stations s'explique par la volonté de la société
impériale de limiter les dépenses en évitant la construction des ouvrages d'art
nécessaires à la traversée des villes. Par exemple, la gare d'Andrinople se situe à plus de
cinq kilomètres de la ville, sur la rive opposée de la Maritza. Lors de fortes crues, les
communications entre les deux rives s'avèrent impossibles. Le réseau de Thrace est
ainsi composé de « stations sans villes ou villages, et de villes et villages sans
stations »22.

3- Les choix de la Société impériale : une action rationnelle et légitime ?

En réponse à ces critiques, Hirsch forme également une commission, chargée


d'apporter une contre-expertise. Elle est constituée du conseiller au ministère du
Commerce austro-hongrois, de l'ancien directeur général de la Société ferroviaire
rhénane, et d'un haut administrateur de la Compagnie des chemins de fer bavarois23. La

20-ANONYME, La question des chemins de fer de la Turquie d'Europe devant l'opinion publique,
Constantinople, 1875, p. 83-84.
21- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //
Andrinople // Rapport sur l'état actuel des chemins de fer en Turquie d'Europe (mars 1875).
22- ANONYME, La question des chemins de fer de la Turquie d'Europe devant l'opinion publique,
Constantinople, 1875, p. 72.
23- ibid., p. 77.

115
commission attaque chaque critique formulée à l'encontre de la Société impériale.
Concernant l'éloignement entre les stations, son rapport met en avant la faible densité
démographique tout au long du parcours de la voie. Cet argument ne prend pas en
compte les recommandations de la Porte en faveur de l'établissement d'un chemin de fer
traversant la zone la plus peuplée de la Thrace, celle qui englobe Kirk-Kilissé, Vizé et
Sarai.
Afin de justifier la faible qualité des infrastructures, la commission rappelle que
le manque d'ouvriers qualifiés en Turquie d'Europe empêche l'entretien d'ouvrages d'art
complexes. Sur la question de l'application de courbes, elle n'y voit que des moyens
légitimes d'éviter des travaux supplémentaires. L'éloignement entre les gares et les
villes, résulte selon la commission, d'une bonne lecture des besoins locaux par la société
impériale. En installant ces gares hors des centres urbains, elle offrirait l'espace
nécessaire au développement de nouvelles industries, et ne pénaliserait aucunement les
populations, pour lesquelles « le temps a si peu de valeur ». La commission reconnaît
toutefois que « dans des pays civilisés et placés dans des conditions normales, en ce qui
concerne la nature des terrains, on aurait, sans doute, et même avec de grands sacrifices,
rapproché davantage les gares desservant des villes populeuses, telles qu'Andrinople et
Philippopouli », mais ces localités ne seraient pas « assez importantes pour promettre
au trafic des avantages considérables ». Par ailleurs, selon les experts réunis par Hirsch,
l'éloignement entre les gares et les villes n'engendrerait aucun préjudice à l'économie
locale, car « la locomotion à dos d'âne, à cheval et en chariots à buffles est si peu
coûteuse, qu'il était beaucoup plus rationnel de placer les stations à une certaine
distance de ces localités, dans une position ouverte et salubre ». Au contraire, ce choix
permettrait de « fournir l'emplacement et l'occasion nécessaires à l'établissement futur
de quelconque industrie productive et à de nouveaux centres de colonisation à
proximité de la voie »24.
L'installation du terminus des lignes de Thrace à Dédéagatch, au détriment
d'Enos, est également considérée comme légitime aux yeux de la commission chargée
de la défense de la Société impériale25. Les experts mettent en avant les difficultés liées
au positionnement d'Enos, incompatible selon eux avec la construction d'un port pour
navires à fort jaugeage. Il est « situé vers l'Ouest, dans la direction du vent dominant à
l'embouchure de la Martiza » et serait sous une menace d'ensablement telle que les
24-ANONYME, La question des chemins de fer de la Turquie d'Europe devant l'opinion publique,
Constantinople, 1875, p. 80.
25- ibid. p. 84.

116
travaux d'entretien de la rade s'avèrent irréalisables. En effet, d'après la commission, le
fleuve « charrie à la mer des masses de matières pesantes, et, comme tous les fleuves
débouchant dans des mers sans marée », la Maritza « donne lieu à la formation dans la
mer d'un delta marécageux qui, se propageant avec rapidité, finirait par envahir et par
ensabler tout port qu'on s'aviserait de construire dans sa proximité »26. A l'inverse, la
rade de Dédéagatch réunirait les conditions nécessaires à l'installation d'un port
moderne, car « protégée comme elle l'est par les îles grecques voisines », elle « a une
profondeur invariable, un bon fond d'ancrage et un sol assez solide pour la construction
d'une jetée »27. Malgré l'intérêt évident que représente la création d'une interface
maritime efficiente en mer de Marmara, pour l'exploitation du réseau, notons que la
construction d'infrastructures portuaires revient à l'Etat ottoman, selon la concession
signée en mai 1872. Leur financement et leur entretien est ainsi à la charge de la Porte
et l'argument avancé par la commission, soulignant les frais occasionnés par la
modernisation du port d'Enos, tente d'occulter la raison principale du délaissement de
cet accès à la mer. L'installation d'une ligne en connexion avec ce port contraindrait la
Société impériale à relier Dédéagatch en établissant une voie ferrée sur la rive orientale
de la Maritza, ce qui impose la traversée d'Ouzoun Kopru. Au confluent de la Maritza et
de l'Erghene, Ouzun Kopru est sous la menace de fortes inondations. Le nom de ce
village signifie ainsi « long pont », en référence à la structure romaine de plus d'un
kilomètre qui assure les communications en période de crue, lorsque la vallée est
« couverte d'eau »28. Pour la société impériale, la traversée de cette localité est donc
synonyme d'ouvrages d'art coûteux. Plusieurs années auparavant, Galland le signifiait
dans son rapport. En effet, il y indique clairement que l'on «devrait pour aller à Enos
traverser l'Egrehene par un pont considérable », sur le modèle du pont romain
« d'environ 1200 mètres » qui traverse la vallée29.Il faut reconnaître, au crédit de la
Société impériale, que le delta de la Maritza engendre effectivement un ensablement de
la rade d'Enos30. Toutefois, nous l'avons dit précédemment, la baie de Dédéagatch est
exposée aux vents. Lorsque la houle s'empare de la baie, le mouillage et l'accostage des

26-ANONYME, La question des chemins de fer de la Turquie d'Europe devant l'opinion publique,
Constantinople, 1875, p. 84.
27- ANONYME, La question des chemins de fer de la Turquie d'Europe devant l'opinion publique,
Constantinople, 1875, p. 84.
28- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324, F4 bis 1865-1913, – Etude du chemin de fer de
Constantinople à Andrinople, Correspondance de Monsieur Galland 1865-1867 // Itinéraire général – 14
décembre 1865.
29- ibid.
30- COLLAS B.C., La Turquie en 1864, Paris, p. 257.

117
navires deviennent périlleux. Les capitaines doivent alors diriger leurs vaisseaux au
large de Dédéagatch, sur l'île de Samokatri, afin d'y attendre de meilleures conditions 31.
La dangerosité de la baie de Dédéagatch ne pouvait pas être ignorée par la Société
impériale. Mais l'installation d'une ligne partant de cette localité permet à Hirsch, non
seulement d'éviter un tracé onéreux par Ouzun Kopru, mais également de maximiser ses
bénéfices en choisissant l'itinéraire empruntant la rive occidentale, qui ne nécessite
selon le consul de France à Andrinople, « ni remblais, ni tranchées, ni travaux d'art
d'aucune sorte ». Cette ligne ayant été cédée à 80 000 francs par kilomètre à des sous-
traitants, « il n'y en a pas sur laquelle la société concessionnaire ait réalisé d'aussi beaux
bénéfices », et « c'était tout ce qu'elle demandait », d'après ce relais de l'ambassade de
France à Constantinople. Selon lui, les représentants du gouvernement ottoman
acceptèrent la mise en place d'un chemin de fer entre Andrinople et Dédéagatch, car
« l'administration turque se laissa persuader par la société concessionnaire », qu'au lieu
« de construire une ligne pour desservir un port (…), il valait mieux construire un port
pour desservir sa ligne »32.

En 1874, à l'occasion de la réception par la Porte des lignes construites par


Hirsch dans les Balkans, une opposition durable prend forme entre ces acteurs. Qu'il
s'agisse de la question du rallongement de la distance kilométrique des chemins de fer
installés, de celle de l'itinéraire emprunté par ces derniers, ou encore des
problématiques liées la qualité des infrastructures mises en place, les divergences entre
les contractants de la concession de 1872 semblent nombreuses. Malgré la négligence et
les manœuvres manifestes découlant de l'action de Hirsch, lors de l'installation des
voies ferrées de Thrace orientale particulièrement, l'interprétation des clauses de cet
accord ferroviaire lui confère une protection vis-à-vis des plaintes formulées à son
encontre par les autorités ottomanes, qui refusent de procéder à la réception officielle
des lignes33. Comme le déclare l'agent consulaire français en poste à Andrinople, le
gouvernement impérial ne peut que « s'en prendre à lui-même s'il a signé un contrat qui
ne garantissait pas suffisamment ses intérêts »34. Toutefois, la Porte n'est pas

31- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //
166PO-D // Andrinople // Rapport sur l'état actuel des chemins de fer de la Turquie (mars 1875).
32- ibid..
33- ANMT // Banque Ottomane // Notes diverses et projets de contrats – Chemins de fer orientaux – Note
de M. Barin – Litiges entre le baron de Hirsch et le gouvernement // Lettre (2 novembre 1902).
34- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //

118
complètement lésée. En effet, les lignes installées, depuis les ports de la mer Egée et la
capitale ottomane, aboutissent au cœur de la Bulgarie et aux portes de la Bosnie-
Herzégovine. Ces restructurations engendrent un redimensionnement de l'espace
balkanique, offrant les conditions nécessaires à un redéploiement de l'autorité impériale
dans ces régions.

166PO-D // Andrinople // Rapport sur l'état actuel des chemins de fer de la Turquie (mars 1875).

119
2-1-1- L'autorité de Constantinople et les chemins de fer balkaniques

La mise en lumière des transformations apportées par le rail sur la gestion


ottomane de la Turquie d'Europe apparaît comme primordiale. En rapprochant de
manière spectaculaire les populations locales de la volonté impériale, les chemins de fer
balkaniques agissent comme des vecteurs de transformation des modes
d'administration. Cette réorganisation renforce la présence ottomane, mais cette
nouvelle visibilité engendre aussi de nombreuses révoltes, dont celle des Bulgares en
1876. Elle déclenche l'invasion de la Turquie d'Europe par les troupes russes. Il s'agit ici
de questionner les rôles parfois contradictoires du chemin de fer dans les relations de
force qui façonnent l'espace balkanique.

1- Quel redimensionnement pour l'autorité impériale ?

L'expression, la visibilité et l'efficience de l'administration ottomane en Turquie


d'Europe se fondent sur plusieurs particularismes. Auparavant cantonnés à leur
circonscription, soumis aux contraintes du relief et du climat, sans lignes télégraphiques
ni chemins de fer, les relais de l'administration impériale s'adaptent au cours de la
seconde moitié du XIXe siècle. Dans une région qui ne bénéficie de presque aucune
route carrossable, dans laquelle les principaux axes de communication se limitent à des
pistes caravanières, supplantées de voies d'eaux, l'arrivée du chemin de fer raccourcit
les distances de manière spectaculaire, multipliant la vitesse de déplacement par trois ou
quatre. La construction de poteaux télégraphiques accompagnant systématiquement
l'installation de voies ferrées, les durées nécessaires à la transmission d'informations
sont incomparables1.
Offrant des voies de pénétration de l'hinterland depuis Constantinople,
Dédéagatch et Salonique, les premiers chemins de fer balkaniques permettent ainsi
d'amorcer un mouvement double dans la gestion administrative et militaire de la partie
1- Yakub Bektas, Albaret Michèle, « La télégraphie au service du sultan ou le messager impérial », In.
Réseaux, vol 12, n°67, 1994, www.persee.fr/doc/reso_0751-7971_1994_num_12_67_2744

120
européenne de l'Empire. D'une part, il permet à la Porte de rattacher ses représentants
locaux à son autorité, ces derniers étant dans un état de quasi-indépendance vis-à-vis de
Constantinople, et dont l'isolement a encouragé les abus. D'autre part, il offre à la
capitale de l'Empire les relais d'une centralisation efficace tout en permettant le
déploiement d'une administration en connexion et en cohérence avec la volonté
impériale. Cependant, après des siècles de domination, la perspective d'un renforcement
de l’autorité de Constantinople apparaît comme un coup fatal porté aux aspirations à
l’indépendance, récentes et croissantes, des peuples balkaniques. L'installation de voies
ferrées va ainsi largement contribuer à alimenter les révoltes contre l’autorité ottomane
dont le mode d'administration repose sur l'intervention violente et ponctuelle des
troupes.
Dès leur apparition, les projets ferroviaires en Turquie d'Europe ont provoqué la
méfiance de la Porte2. C'est principalement la perspective d'un raccordement direct avec
l'Europe qui inquiète Constantinople. L’installation de voies ferrées induit un
redimensionnement de la péninsule balkanique, qui constitue alors une zone tampon
entre le cœur de l'Empire ottoman et les empires centraux. Un raccordement direct vers
l'Europe générerait ainsi un resserrement de cet espace. La principale menace réside,
suivant la Porte, dans l'influence de l'Autriche-Hongrie et de la Russie sur les
populations locales. Ces puissances se verraient offrir les moyens nécessaires à
l'organisation de rébellions, visant à l'émancipation des chrétiens et/ou à l'union des
Slaves. A la fin du premier cycle de constructions, en 1874, les lignes installées relient
les centres du pouvoir ottoman aux hinterlands, permettant un raffermissement de
l'autorité de Constantinople. En effet, en « rayonnant du centre de sa puissance », les
voies ferrées mises en place dans l'Empire lui offriraient la possibilité « d'étendre sa
main sur les provinces turbulentes qui avoisinent sa frontière »3, selon un rapport du
vice-consul de France à Andrinople. Au-delà de l'incapacité technique et financière de
la Porte à construire les sections prévues par la concession de 1872, il apparaît ainsi que
la perspective d'un raccordement avec l'Europe participe au gel des travaux tout au long
des années 1870. Le rapport cité précédemment décrit de manière remarquable la
dangerosité du chemin de fer pour le pouvoir de Constantinople. Selon lui, l'Empire
ottoman ne serait pas « sincèrement désireux de voir s'achever le réseau de ses chemins
2- Henry Jacolin, « L’établissement de la première voie ferrée entre l’Europe et la Turquie, Chemins de
fer et diplomatie dans les Balkans », Revue d’histoire des chemins de fer, 35, 2006, p. 5-24,
https://rhcf.revues.org/414
3- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //
166PO-D // Andrinople // Rapport sur l'état actuel des chemins de fer en Turquie (mars 1875).

121
de fer » en Turquie d'Europe car « au point de vue exclusif de ses intérêts, du maintien
de sa domination, il se rend compte qu'il a plus à y perdre qu'à y gagner »4. En effet, son
raccordement avec l'Europe centrale et occidentale, « ouvrirait une voie nouvelle à la
masse envahissante de cette civilisation qui se fait sans les Turcs et contre eux ». En
servant de vecteur à la diffusion d'idéaux nationalistes, et en mettant en communication
des éléments rebelles auparavant isolés, le chemin de fer pourrait favoriser les révoltes
au sein des « populations chrétiennes de la Turquie d'Europe qui déjà commencent à se
réveiller »5.
Par ailleurs, l'animosité des populations balkaniques à l'encontre de la Porte est
renforcée par l'arrivée du rail. Le recours aux expropriations arbitraires, rarement
suivies de dédommagement, rythme l'installation des chemins de fer balkaniques. En
Thrace orientale par exemple, l'acquisition des terrains par le pouvoir ottoman aurait été
réalisée « avec un sans-gêne qui rappelle tout à fait les anciens temps », d'après le vice-
consul de France à Andrinople. En effet, selon cette même source, « lors des travaux
qu'a nécessité le chemin de fer qui relie Andrinople à la capitale », on aurait « traversé
champs, jardins et maisons sans accorder une piastre d'indemnité aux propriétaires du
sol ». Les populations locales perçoivent ainsi les voies ferrées comme une extension de
l'arbitraire de la Porte. Celle-ci a pourtant perçu les sommes nécessaires au
dédommagement des expropriés. Selon la convention de 1869, le concessionnaire
s'engageait à verser 10 000 francs par kilomètre construit, afin de permettre à la Porte
d'acheter les terrains nécessaires à l'installation du réseau. La convention de 1872 réduit
ce chiffre à 5000 francs. Toutefois, au-delà des environs de Constantinople, où
« l'habitude d'accorder des indemnités aux propriétaires expropriés, a déjà pénétré les
usages », le dédommagement relatif à la saisie des terrains n'a que rarement été
effectué. D'après le vice consul de France à Andrinople, les propriétaires situés sur
l'itinéraire des lignes à installer subissent de véritables confiscations. Et ces derniers,
qui « n'étaient même pas prévenus », s'en trouvent informés « par l'arrivée d'une
escouade d'ouvriers venant envahir leur domicile »6.
L'absence de dédommagement et le rapprochement de l'autorité impériale ont
généré une opposition à l'installation des chemins de fer balkaniques. Par exemple, lors

4- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //


166PO-D // Andrinople // Rapport sur l'état actuel des chemins de fer en Turquie (mars 1875).
5- ibid.
6- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //
166PO-D // Andrinople // Rapport sur la propriété française en Turquie depuis le protocole de 1867 et
son avenir (8 juillet 1874).

122
de la construction de la ligne de Salonique à Mitrovitza, « certains ponts furent brûlés
par la malveillance et des employés assassinés »7. Des gardes armés protègent ainsi les
stations et les ponts durant la période de travaux. En 1874, lors de l'inspection de cette
ligne par les experts du consulat italien de Salonique, des hommes en armes assurent la
sécurité du train spécial qui les transporte8.

2- Le rail : à la fois outil de contrôle et vecteur de troubles ?

En constituant une extension de la volonté impériale, le rail semble déclencher


la révolte des serbes de Bosnie-Herzégovine (1875) ainsi que celle des Bulgares (1876).
Ces troubles apparaissent suite à l'établissement de connexions ferroviaires entre les
centres ottomans et les foyers historiques de ces populations. Par ailleurs, il semble que
le renforcement de la pression fiscale ottomane, ainsi que les méthodes employées par
les agents de la Porte, fussent à l'origine de leur soulèvement. L'éclatement de la révolte
des serbes de Bosnie-Herzégovine, rapportée par l'ouvrage de Barnwell, intitulé The
Russo-Turkish War et paru en 1877, le montre9. Selon lui, après la faible récolte de
1874, les collecteurs envoyés par Constantinople auraient « exigé que les céréales
soient entreposées dans l'attente de leur passage »10. Dans un des districts de Bosnie-
Herzégovine, il faut attendre le mois de janvier 1875 pour voir arriver les agents du
trésor ottoman. Mais face à la rigueur de cet hiver 1874-1875, les populations locales
ont utilisé pour leurs besoins une partie des céréales stockées. Dans le contexte d'une
année où la production céréalière régionale fut faible, la forte demande augmente en
conséquence la valeur de ces matières premières agricoles. Les collecteurs de taxes
exigent ainsi « le versement de sommes importantes pour les céréales consommées
mais les populations résistèrent à ces exigences »11. Face au refus des villageois, les
agents de la Porte commettent des exactions à leur encontre. Ils sont « volés, battus,
emprisonnés, et leur chefs se trouvent menacés d'arrestation lorsqu'ils se plaignaient ».
Les villageois décident alors de fuir en direction des montagnes et du Monténégro, « à

7- ANONYME, Les chemins de fer de la Turquie d'Europe, Versailles, 1885, p. 95,


http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4415509
8- ibid.
9- BARNWELL G., The Russo-Turkish War, Boston, 1877, p. 380,
https://archive.org/details/russoturkishwarc77barn
10- ibid.
11- BARNWELL G., The Russo-Turkish War, Boston, 1877, p. 380,

123
la recherche d'un abri parmi un peuple de foi et de race identiques »12. Ces événements
marquent le début de l'insurrection de Bosnie-Herzégovine.
Dans le contexte de la révolte qui secoue cette région, Mitrovitza devient la tête
de pont des forces ottomanes. Depuis Salonique, chevaux, armes et munitions
rejoignent cette ville à l'entrée de la Bosnie-Herzégovine. Celle-ci voit son rôle se
renforcer par la fermeture du port de Klek et par celui de Cattaro (aujourd'hui Kotor),
tous deux situés sur la côte dalmate, entre la Croatie et le Monténégro. En 1875,
l'Autriche-Hongrie invoque sa position de neutralité et décide d'interdire l'utilisation de
ces ports à tous les belligérants13. Le débarquement de troupes à Klek aurait largement
favorisé l'état-major ottoman dans sa lutte contre les rebelles, en permettant d'encercler
ces derniers14. Mitrovitza va ainsi devenir la pierre angulaire du déploiement des forces
impériales en Bosnie-Herzégovine. D'après un rapport du consul britannique de
Salonique, qui s'appuie sur les observations d'un « gentleman anglais qui a visité Uskub
et Mitrovitza » à l'été 1876, « la guerre engendre dans ces localités (…) et dans toute le
pays, une très grande activité »15. Le ravitaillement constant du front nécessite le
transport « de provisions de toutes sortes », en direction de « presque toutes les stations
de la ligne aboutissant à Mitrovitza ». Dans cette ville, de grands magasins en bois sont
construits afin de stocker les réapprovisionnements ainsi que le matériel militaire,
« dans l'attente de leur réexpédition vers Novi Pazar et au-delà ». Le ravitaillement des
troupes ottomanes réparties dans cette région montagneuse est effectué à l'aide de
chevaux. « Plus de 3000 » équidés auraient été envoyés à Mitrovitza pour couvrir les
besoins liés aux communications avec le front. Selon le rapport du consul britannique,
le chemin de fer reliant cette ville à Salonique s'est montré « fortement utile pour le
gouvernement impérial » et les autorités locales auraient, « à plusieurs reprises, exprimé
leur grande satisfaction au responsable de l'exploitation et à son personnel »16.
Mitrovitza permet ainsi à l'état-major ottoman d'organiser le déploiement de ses
troupes en Bosnie-Herzégovine. Toutefois, la ville est trop éloignée des combats. Un
exemple le montre. En septembre 1876, alors que le conflit fait rage, un docteur anglais
dénommé Ruttledge, se rend à Mitrovitza afin de participer à la prise en charge des

12- BARNWELL G., The Russo-Turkish War, Boston, 1877, p. 380,


13- Foreign Office // 1877 [C.1640] Turkey - No. 1 // Correspondence respecting the affairs of Turkey //
n° 50 // Count Andrassy to Count Ziely (Vienne, le 7 août 1876).
14- ibid.
15- Foreign Office // 1877 [C.1640] Turkey - No. 1 // Correspondence respecting the affairs of Turkey //
n° 183 // Consul Blunt to the Earl of Derby (Salonique, 28 août 1876).
16- ibid.

124
soldats ottomans blessés. A son arrivée, l’hôpital de la ville est presque vide. Sur les
100 lits qu'offre cet hôpital, installé dans un caravansérail, deux seulement sont
occupés. Ruttledge en déduit que Mitrovitza « est trop éloigné du théâtre d'opérations et
qu'un nombre conséquent de blessés n'a pu être transportés sur une si grande
distance »17. Intéressons-nous désormais à la révolte bulgare qui éclate en 1876, après le
meurtre d'un müdür (chef de village) et de plusieurs Zapathiehs (gendarmes) « venus
collecter des taxes »18. A cette date, la Porte dispose d'une ligne directe reliant la
capitale ottomane à Bellova, située au cœur de la Bulgarie, à l'Ouest de Philippopouli.
Cette localité constitue ainsi le nouveau poste avancé des agents de la volonté
impériale. Dernier obstacle avant Sofia, les contreforts des Rhodopes deviennent ainsi
une zone stratégique de première importance dans la perspective d'une lutte pour le
contrôle du territoire bulgare. Et c'est précisément dans cette zone, située entre Ichtiman
(l'actuelle Ihtiman) et Tatar-Pazardjik, que la révolte survient (fig. 9).
En réalité, le meurtre des représentants de l'autorité ottomane à été le
déclencheur de cette révolte, qui n'est toutefois pas spontanée. Ainsi que l'explique
Barnwell, dans l'ouvrage cité précédemment et qui s'intéresse aux troubles qui
traversent la Turquie d'Europe durant les années 1870, les insurgés bénéficient dès le
départ d'un plan d'action axé sur la destruction des moyens de communication mis au
service de l'administration impériale. En effet, « immédiatement après la collision », les
insurgés détruisent la ligne télégraphique ainsi que deux ponts ferroviaires, qui
assuraient les échanges avec Philippopouli. Ils rejoignent ensuite « des positions sures
situées en zone montagneuse, où des provisions ont été préalablement rassemblées »19.
D'après un article du Levant Herald, les insurgés disposeraient également de
cellules dans le vilayet du Danube et dans celui d'Andrinople, plus précisément à
l'intérieur et au Sud-Est de la chaîne des Balkans. Leur plan d'action viserait à la
destruction de « toutes les communications par rail entre Andrinople et Philippopouli ».
Il prévoit également le sabotage de la ligne télégraphique de Thrace orientale, et du
grand pont ferroviaire de Loulé-Burgas, qui assurent les échanges entre la Porte et ses
territoires européens. Selon le quotidien, qui s'appuie sur des preuves fournies par
l'administration impériale et les aveux invérifiables des prisonniers bulgares, des
groupes auraient été formés afin de provoquer simultanément « des incendies dans les

17- Foreign Office // 1877 [C.1640] Turkey - No. 1 // Correspondence respecting the affairs of Turkey //
Dr. Ruttledge to Consul Blunt (Mitrovitza, 5 septembre 1876).
18- BARNWELL G., The Russo-Turkish War, Boston, 1877, p. 394.
19- ibid.

125
villes de Philippopouli, d'Andrinople, de Tatar-Pazardjik et de Slimnia », l'actuelle
Silven, située à proximité de Yambol 20. La première de ces villes devait être incendiée
en « 80 différents endroits » et la seconde, « en 150 »21.

Localisation des régions insurgées lors de la révolte bulgare de 1876

(fig. 9)

L'embrasement du cœur du territoire bulgare semble être une réponse au renforcement de


l'autorité de Constantinople, dont le rail est l'instrument.

3- Un réseau sous tension ?

La répression de la révolte bulgare ne s'appuie que partiellement sur les


nouvelles voies de communications installées entre 1869 et 1874. La concentration des
forces ottomanes en Bosnie-Herzégovine et aux frontières de la Serbie, régions
insurgées depuis 1875, empêche le déploiement de troupes régulières 22. De plus, lors de
l'éclatement de la révolte bulgare, le gouvernement impérial se méfie de ses
représentants en Turquie d'Europe. Malgré les demandes de renforts envoyées par le
représentant ottoman en poste à Philippopouli au gouverneur (vali) d'Andrinople, ce

20- Foreign Office // 1876 [C.1558] Turkey - No. 5 // Further correspondence respecting affairs in Turkey
// n° 24 // Sir H. Elliot to the Earl of Derby (received August 1) - Extract from the ''Levand Herald'' of
July 21, 1876 : The revolt in Bulgaria, historical prospect.
21- ibid.
22- BARNWELL G., The Russo-Turkish War, Boston, 1877, p. 396.

126
dernier est dans l'incapacité d'expédier un nombre conséquent d'hommes 23. Les
télégrammes envoyés au grand vizir, réclamant l'envoi de troupes en Bulgarie, restent
sans réponse. Le manque de soldats nécessite ainsi le recours à des troupes irrégulières,
appelées Bashi-Bouzouk, formées en grande partie « de villageois musulmans et de
réfugiés circassiens », d'après Barnwell24.
L'emploi de circassiens dans la répression bulgare permet de rappeler le
parcours de cette population, depuis son départ des rives orientales de la mer Noire, à
son intégration aux forces ottomanes. Une grande partie des circassiens a fui
l'intégration de la partie Nord du Caucase à l'Empire russe. En 1859, l'abdication de
Chamil, le chef de guerre à la tête des tribus caucasiennes, mettant fin aux guerres
murides, ce territoire bascule progressivement sous domination russe25. Le conflit du
Caucase ayant pris des allures de guerre sainte, les Circassiens fuient devant la crainte
de représailles féroces et d'une christianisation forcée de la région. Au printemps 1864,
la conclusion d'un traité de paix entre Constantinople et Saint-Pétersbourg, entérinant
l'annexion du Nord du Caucase, provoque ainsi un exode massif de ces populations vers
l'Empire ottoman26. D'après l'historien turc Kemal Karpart, environ 1,5 million de
Circassiens se dirigent alors vers Trébizonde (l'actuelle Trabzon) 27. Le gouvernement
impérial décide d'organiser le déplacement d'une partie de ces réfugiés vers l'intérieur
de l'Anatolie, vers la Syrie28, mais également vers Varna et Kustendjé. Le 25 juin 1864,
le consul de France en poste dans ce port communique un rapport consacré à leur
arrivée. Selon lui, « jusqu'à ce jour », le nombre de circassiens débarqués à Kustendjé
« peut s'élever à 40 000 environ »29. Il ajoute toutefois que beaucoup d'autres « sont
attendus », et qu'on « ne craint pas d'annoncer « 60 000 familles, c'est à dire à peu près
300 000 individus ». Cette estimation est confirmée par l'ouvrage de Camille Collas,
intitulé La Turquie en 1864 et paru à la fin de cette même année, dans lequel il évalue le
nombre total de réfugiés circassiens, déplacés par l'Etat ottoman en Dobroudjéa, à 250

23- Foreign Office // 1876 [C.1558] Turkey - No. 5 // Further correspondence respecting affairs in Turkey
// n° 24 // Sir H. Elliot to the Earl of Derby (received August 1) - Extract from the ''Levand Herald'' of
July 21, 1876 : The revolt in Bulgaria, historical prospect.
24- BARNWELL G., The Russo-Turkish War, Boston, 1877, p. 396.
25- BUCHAN J., The Baltic and Caucasian States, Londres, 1923, p. 204,
https://archive.org/details/balticcaucasians00gleiuoft
26- ibid.
27- KARPAT K., Studies on Ottoman social and politic history – Selected articles and essays, Leiden,
2002, p. 791.
28- ibid.
29- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //
166PO-D // Kustendjé (1862-1879) // Lettre (25 juin 1864).

127
00030.
L'envoi de ces exilés dans cette région résulte certainement d'une volonté de les
éloigner des grands centres de populations, et particulièrement de la capitale, au regard
de l'épidémie de variole qui touche Trébizonde à leur arrivée dans ce port. Face au
débarquement en masse de ces réfugiés du Caucase, les autorités locales de Kustendjé
tentent d'organiser leur installation dans ce port et sur les rives du Danube 31. Bon
nombre d'entre eux prennent ainsi la direction de Lom Palanka (aujourd'hui Lom), qui
est située sur la rive Sud du fleuve, à 150 kilomètres au Nord de Sofia. La Porte perçoit
ces flux de populations comme une aubaine, non seulement pour le développement de
l'attractivité régionale, mais également pour le renforcement de l'élément musulman
dans le jeu confessionnel en Turquie d'Europe. Afin de parvenir à ce double objectif, les
déplacés bénéficient de « terrains que l'Etat leur a concédé gratuitement »32. De plus,
l'arrivée de ces réfugiés, permet de regarnir les régiments de l'armée impériale. Tel que
le décrit l'agent consulaire français à Kustendjé, « nous voyons des circassiens
transformés en soldats se diriger par détachement dans l'intérieur »33.
Plus de dix ans après son arrivée en Turquie d'Europe, cette population est
utilisée comme le fer de lance d'une féroce répression qui offre à la Russie le prétexte
nécessaire au lancement de la dixième guerre russo-turque, en 1877. Pour de nombreux
contemporains, la Russie est à la manœuvre dans les révoltes qui mettent en péril
l'autorité ottomane dans les Balkans. La défense de l'orthodoxie, ainsi que le
panslavisme, constituent les deux leviers d'action du tsar en Turquie d'Europe. Dans
l'ouvrage de Camille Farcy, intitulé La guerre sur le Danube, paru en 1879, l'auteur
décrit de manière remarquable la manipulation des populations slaves par la Russie.
Selon lui, les agents du tsar ont participé à l'éclatement des révoltes qui éclatent après
1875 en Turquie d'Europe « en exploitant la question agraire », en laissant « entrevoir
aux hommes d'Etat serbes la reconstitution du grand empire de l'empereur Douchan »,
et en pétrissant « comme une pâte molle, au gré de leurs fantaisies, la race bulgare »34.
La destitution du sultan Abdul-Aziz le 29 mai 1876, ainsi que les

30- COLLAS, B., La Turquie en 1864, Paris, 1864, p. 269,


https://archive.org/details/laturquieen00collgoog
31- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //
166PO-D // Kustendjé (1862-1879) // Lettre (25 juin 1864).
32- COLLAS, B., La Turquie en 1864, Paris, 1864, p. 269,
33- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //
166PO-D // Kustendjé (1862-1879) // Lettre (25 juin 1864).
34- FARCY C., La guerre sur le Danube 1877-1878, Paris, 1879, p. 12,
https://archive.org/details/laguerresurleda00farcgoog

128
encouragements de la Russie, poussent la Serbie à déclarer la guerre à l'Empire ottoman
à la fin du mois de juin. Le nouveau sultan, Mourad V, fait ainsi face à une coalition
balkanique à l'Ouest de la Turquie d'Europe, composé du Monténégro, de la Serbie et
des révoltés de Bosnie-Herzégovine. Pour combattre la Serbie, Nish et Widdin
constituent les deux places fortes de l'Empire ottoman. Passage obligé de la vallée de la
Morava, Nish ne bénéficie cependant d'aucune ligne ferroviaire. Les troupes ottomanes
doivent ainsi rejoindre cette ville depuis le terminus du chemin de fer quittant
Constantinople, c'est-à-dire Bellova, ou depuis la station d'Uskub, entre Salonique et
Mitrovitza. Widdin est également dépourvue de connexion ferroviaire. Toutefois, cette
forteresse danubienne est en connexion avec tous les ports de la rive ottomane du
fleuve. La ligne Varna < > Roustouk prend ainsi une importance particulière pour le
déploiement d'hommes en direction du front serbe. C'est donc sur la voie danubienne
que se concentrent les efforts de l'état-major ottoman dans sa lutte contre la Serbie. Le
contrôle des voies fluviales, entre Widdin et les ports ottomans du bas Danube est
également important afin de contre-carrer l'infiltration d'hommes et d'armes en
provenance de Russie35. Les craintes de la Porte sont effectivement fondées. Dès les
premiers jours du mois d'août 1876, les agents britanniques en Roumanie signalent à
leur hiérarchie le passage de « soi-disant volontaires russes ».
Au rythme moyen de 40 à 50 hommes par jour, les mobilisés russes traversent la
Roumanie selon deux itinéraires. Le premier emprunte la voie ferroviaire inaugurée en
1875 qui relie Turn Severin, située à 250 kilomètres à l'Est de Belgrade, à Ibraila, port
fluvial aux embouchures du Danube. Le second itinéraire connecte Sculeni, ville
frontière sur le fleuve Pruth, Jassy, Ibraila, Bucarest et Giurgiu, le port danubien au Sud
de la capitale roumaine. Les volontaires russes embarquent ensuite à bord de navires à
vapeur, en direction de Turn Severin. De là, ils traversent le Danube et rejoignent les
insurgés serbes36. Malgré les protestations de la Porte, qui exige de Vienne que la
Compagnie du Lloyd autrichien cesse de transporter à bord de ses navires les mobilisés
en provenance de Russie, et se rendant en Serbie 37, ces envois d'hommes s'intensifient à
partir du mois de septembre 1876. Durant la première semaine du mois d'octobre, près

35- Foreign Office // 1877 [C.1640] Turkey - No. 1 // Correspondence respecting the affairs of Turkey //
n° 22 // Safvet Pasha to Prince Ghika (6 juillet 1876).
36- Foreign Office // 1877 [C.1640] Turkey - No. 1 // Correspondence respecting the affairs of Turkey //
n° 753 // Lieutenant-Colonel Mansfield to the Earl of Derby (Receieved October 24).
37- Foreign Office // 1877 [C.1640] Turkey - No. 1// Correspondence respecting the affairs of Turkey, n°
241, Sir A. Buchanan to the Earl of Derby (Receieved September 15).

129
de 800 d'entre eux ont transité par Ibraila 38. Sous la pression britannique, le
gouvernement roumain décide de réduire la quantité de matériel roulant disponible dans
cette gare, afin d'être en mesure de refuser l’affrètement de trains spéciaux pour le
transport des volontaires russes39.

La Russie est ainsi largement impliquée dans les conflits qui secouent la Turquie
d'Europe en 1876. Au printemps 1877, l'inexpérience du nouveau sultan Abdul-Hamid,
qui succède à Mourad V, dont le règne ne fut que de trois mois, permet à la Russie
d'entrer en guerre contre l'Empire ottoman. L'ouverture des hostilités transforme les
impératifs du gouvernement impérial en matière de défense. Il s'agit désormais non
seulement de lutter contre la révolte des serbes de Bosnie-Herzégovine, alliés au
Monténégro et à la Serbie, mais également de contrer l'invasion russe. Le cours
inférieur du Danube va concentrer les grands enjeux de cette dixième guerre russo-
turque. Qu'il s'agisse de la gestion des voies de communication ferroviaires, maritimes,
fluviales, ou encore routières, ce conflit s'apprête à mettre à l'épreuve les stratégies de
défense de l'Empire ottoman.

38- Foreign Office // 1877 [C.1640] Turkey - No. 1 // Correspondence respecting the affairs of Turkey //
n° 753 // Lieutenant-Colonel Mansfield to the Earl of Derby (Receieved October 24).
39- Foreign Office // 1877 [C.1640] Turkey - No. 1 // Correspondence respecting the affairs of Turkey //
n° 413 // Lieutenant-Colonel Mansfield to the Earl of Derby (Receieved September 27).

130
2-1-2- Guerre et paix dans les Balkans

La guerre russo-turque (1877-1878) est un épisode majeur de l'histoire


ottomane. La mobilisation et le déplacement de centaines de milliers d'hommes
constituent une aubaine remarquable pour la compréhension des (re)configurations de
l'espace balkanique. Qu'il s'agisse de voies ferrées, de voies d'eaux ou de pistes
caravanières, l'intérêt stratégique de ces moyens de communication est amplifié par les
besoins militaires. L'observation du mouvement des forces belligérantes permet ainsi
d'avoir une vue précieuse des structurations, nouvelles ou plus anciennes, qui organisent
les mobilités à l’échelle de toute la péninsule des Balkans.

1- La mise à l'épreuve du maillage territorial balkanique

Quelques semaines avant le commencement de la guerre russo-turque,


officiellement lancée le 23 avril 1877, la Russie et la Roumanie s'accordent afin de
permettre le transit des troupes du tsar en territoire roumain. L'accord roumano-russe est
signé le 16 avril 1877 entre le consul général de Russie en Roumanie, Dimitri Stuart, et
le chargé des Affaires étrangères de la principauté roumaine, qui est encore, à cette
époque, vassale de l'Empire ottoman1. Tel que le rapporte Martner, dans son ouvrage
intitulé L'emploi des chemins de fer durant la guerre d'Orient 1876-1878, paru un an
après le déclenchement du conflit, cet accord garantit « aux Russes l'usage des chemins
de fer, des communications fluviales, des routes, des postes, des télégraphes » et « met à
leur disposition toutes les ressources du pays pour leur approvisionnements »2. La
Roumanie s'engage également à fournir les terrains nécessaires à la construction de
nouvelles voies ferrées, si l'état-major russe décide de leur installation 3. De son côté, la
Porte fortifie ses positions stratégiques sur le bas Danube et en Dobroudjéa. Depuis

1- MARTNER C., L'emploi des chemins de fer durant la guerre d'Orient 1876-1878, Paris, 1878, p. 29,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k168199n
2- ibid., p. 30.
3- ibid.

131
l'évacuation de Sulina à la fin du mois de mai 18764, Kustendjé, et dans une moindre
mesure Tchernavoda, constituent deux points défensifs d'une haute importance pour
l'état-major ottoman. D'après l'agent consulaire français en poste à Kustendjé,
« l'autorité militaire veut selon toutes les apparences, défendre » ce port5. En conservant
cet accès à la Dobroudjéa, l'état-major ottoman vise à encercler l'armée du tsar, si celle-
ci est dirigée vers Varna. En effet, dans l'éventualité selon laquelle les forces russes
avanceraient en direction de cette ville, le redéploiement des troupes ottomanes
retranchées à Kustendjé « permettrait de jeter une armée sur leur derrières et de les
prendre entre deux feux ». Afin de parvenir à mettre en place cette tactique, l'état-major
de la Porte mène des travaux de terrassements et construit des redoutes dans ce port.
Des hommes y sont également concentrés. Il est ainsi dirigé vers Kustendjé, « depuis
Varna trois bataillons d'infanterie », ainsi qu'un « quatrième bataillon, arrivé de
Tchernavoda », ce qui correspond à l'envoi de « 2500 hommes », selon l'agence
consulaire française6.
La mobilisation des contingents africains et asiatiques de l'Empire ottoman
s'effectue grâce à l'alliance de la navigation et du rail. Ils débarquent continuellement
dans les eaux de Dédéagatch durant le mois de septembre 1877. Les autorités
consulaires françaises de cette ville rapportent que « ces passages se font
régulièrement »7. Malgré le débarquement de troupes à Dédéagatch, la ligne qui pénètre
en Bulgarie depuis ce port n'est pas la plus utilisée lors de la mobilisation. Les chemins
de fer qui lient Salonique à Mitrovitza, en Bosnie-Herzégovine, ainsi que Roustouk à
Varna, sur la mer Noire, ont permis de supporter une partie conséquente du déplacement
des mobilisés en direction des zones de combats. Qu'il s'agisse d'atteindre le front serbe,
ou le front danubien, ces voies ferrées constituent deux lignes stratégiques de première
importance. En effet, tel que le souligne Martner, ces voies ferrées « étaient en mesure
de déposer, à pied d’œuvre, sur le Danube et dans le quadrilatère d'une part, aux
frontières de la Serbie de l'autre, les nombreux contingents asiatiques et africains que la
flotte amenait sans cesse vers le théâtre de la guerre »8.

4- Foreign Office // 1877 [C.1830] Turkey, No. 26 // Further correspondence respecting the affairs of
Turkey // n° 68 // Mr. Layard to the Earl of Derby (Received June 9).
5- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //
166PO-D // Kustendjé // Lettre de l'agence consulaire française de Kustendjé à Monsieur Mouy (13 juin
1877).
6- ibid.
7- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //
166PO-D // Enos et dépendances (1843-1891) // Lettre de l'agence consulaire de France à Enos et à
Dédéagatch (9 septembre 1877).
8- MARTNER C., L'emploi des chemins de fer durant la guerre d'Orient 1876-1878, Paris, 1878, p. 50.

132
Le déplacement des troupes ottomanes en mer Noire s'opère sans grand danger
car les moyens d'action de la Russie dans cet espace maritime s'avèrent limités. Le
Traité de Paris, qui met fin à la guerre de Crimée, y restreint le déploiement de navires
militaires russes. En réalité, cet accord neutralise complètement la mer Noire qui
devient interdite « au pavillon de guerre soit des puissances riveraines, soit de toute
autre puissance »9. L'Empire ottoman est donc également concerné par cette
interdiction. Toutefois, à l'inverse de la Russie, il dispose d'un autre espace maritime où
disposer ses navires de guerre, la mer de Marmara. D'ici, la flotte militaire ottomane
« peut passer en mer Noire au moment voulu », tel que le rappelle Castex, capitaine de
vaisseau, et auteur d'un article intitulé Réflexions sur la stratégie d'opérations combinés,
paru dans la Revue maritime, en 192610. Il apparaît donc que cette disposition du Traité
de Paris est principalement dirigée contre Saint-Pétersbourg. Mais suite à la guerre
franco-allemande de 1870, le tsar en profite pour contester ces restrictions. Au cours des
négociations en vue de la ratification du Traité de Londres, signé au mois de mars 1871,
la diplomatie russe obtient l'annulation de cette limitation. Toutefois, six ans plus tard,
lors du déclenchement de la guerre russo-turque, la flotte ottomane est largement
supérieure. Elle dispose de dix frégates cuirassées pesant entre deux et neuf tonnes, de
sept canonnières blindées, et de navires légers destinés à la surveillance. Sur le Danube,
l'état-major ottoman s'appuie sur une flottille rassemblant une vingtaine de navires
légers et sur trois navires à vapeurs. De son côté, la Russie ne dispose que de deux
vaisseaux qui assument le rôle de garde-côtes, ainsi que de quelques corvettes en bois
sans valeur. La seule force de la flotte russe repose sur une dizaine de vedettes lance-
torpilles. La Russie est ainsi dans l'incapacité de transporter par mer ses effectifs
engagés au Caucase et en Bessarabie11. De plus, la menace que représente la flotte
ottomane pour les ports de la Russie méridionale contraint le tsar à y déployer un corps
d'armée tout au long de la guerre12.
L'extension russe au Caucase se concentre sur la prise de Kars, localité située à
l'extrême Est de l'Anatolie et qui commande les communications entre la mer Noire et
l'Arménie. Toutefois, ce théâtre d'opérations relève d'un objectif secondaire pour Saint-
Pétersbourg, puisque le premier front de la guerre russo-turque se situe sur le cours

9- Digithèque de matériaux juridiques et politiques, Traité de Paris (1856), Article 11, http://mjp.univ-
perp.fr/traites/1856paris.htm
10- CASTEX (capitaine de vaisseau), Reflections on the strategies of combined operations, in The naval
review, vol. 15, n°1, 1926, pp 54-79, http://www.naval-review.com/issues/1920s/1927
11- ibid.
12- ibid.

133
inférieur du Danube. L'Empire ottoman dispose sur la rive Sud de ce fleuve de quatorze
forteresses, entre Widdin, aux frontières de la Serbie, et Matchin, qui est située à
l'entrée du delta du Danube. Widdin, Roustouk et Silistrie constituent les trois plus
importantes positions ottomanes. A partir du mois de février 1877, la forteresse de
Roustouk est notamment équipée de canons allemands Krupp en provenance de
Varna13.
Jusqu'au mois d'avril 1877, la Roumanie n'est pas encore officiellement
en guerre contre l'Empire ottoman qui dispose d'un accès à ce territoire. La position
ambiguë de la Roumanie, dans l'attente du lancement du conflit par la Russie,
qui masse des hommes à la frontière roumaine depuis des mois, génère une mauvaise
anticipation de l'invasion russe par l'état-major impérial à Constantinople. La
destruction des infrastructures ferroviaires, et principalement celles de la ligne Ibraila <
> Giurgiu, aurait renforcer les difficultés liées au transport des troupes russes et à leur
ravitaillement14. Par exemple, le pont ferroviaire de Barboche, traversant la rivière
Sereth, qui constitue avec le Pruth et le Danube, un obstacle naturel aux échanges entre
la Russie et la Turquie d'Europe, a été laissé intact par les troupes ottomanes. Pourtant,
celles-ci « avaient leurs mitrailleuses pointées sur ce point vital »15. Et c'est ainsi, par le
pont de Barboche, que l'armée russe pénétrera massivement au cœur du territoire
roumain16.
Entre le mois d'avril et le mois de juin 1877, les troupes russes s'emparent de la
rive sud du Danube entre Kilia, l'embouchure la plus septentrionale du Delta, et Ibraila.
Les 15 000 soldats ottomans commandés par Ali Pasha, formant la division de
Dobroudjéa, n'opposent pas de résistance et se retirent à Kustendjé17 en incendiant tous
les villages traversés18. Le plan d'invasion russe peut alors être réalisé selon deux
itinéraires aboutissant, dans chaque cas, à Andrinople. La première option consiste à
concentrer des troupes au Nord de la Dobroudjéa, puis de les diriger vers le Sud, selon
un axe liant Tulcea à Dobric, localité située au Nord-Ouest de Varna. Depuis Dobric, les
troupes russes pourraient s'emparer de Choumla et ainsi couper l'approvisionnement en

13- VETCH R., Professional papers of the corps of the royal engineers, vol. 5, Londres, 1881, p. 7,
https://archive.org/details/professionalpap04unkngoog
14- ibid., p. 9.
15- CASTEX (capitaine de vaisseau), « Reflections on the strategies of combined operations », In. The
naval review, vol. 15, n°1, 1926, pp 54-79.
16- Presse // Launceston Examiner (Tas. : 1842 – 1899) // non titré (22 août 1888), p. 2,
http://nla.gov.au/nla.news-article38319927
17- VETCH R., Professional papers of the corps of the royal engineers, vol. 5, Londres, 1881, p. 10.
18- ANONYME, Russes et Turcs : la Guerre d'orient, t. 1, Paris, 1878, p. 104.

134
hommes et en armes des forteresses danubiennes. Mais la réussite de ce plan implique
la prise de Kustendjé, ainsi que celle de Varna, afin d'éviter une contre-attaque
ottomane sur l'arrière des forces d'invasion. Le retranchement d'Ali Pacha et de ses
hommes, nécessite d'imposer un siège à Kustendjé, ce qui serait synonyme de piège
mortel pour les armées du tsar. Lors de la guerre russo-turque de 1828, « les maladies
tuèrent plus d'un tiers de l'armée russe engagée dans cet affreux pays », d'après
l'ouvrage d'un auteur anonyme, intitulé Russes et Turcs : la Guerre d'orient et paru en
187819. La Dobroudjéa, qui est constituée en grande partie de marais, forme ainsi un
terrain propice à la diffusion d'épidémies mortelles telles que le choléra. Selon la source
citée précédemment, durant la guerre de Crimée, un corps de l'armée française en fit
l’amère expérience. En effet, après quelques semaines de campements dans cette
région, « ce corps, composé de 20 000 hommes des troupes algériennes, accoutumées
au climat de l'Afrique, fut obligé de se retirer sans avoir rencontré l'ennemi, décimé
qu'il était par les fièvres et le choléra »20.
Les risques liés à une traversée de la Dobroudjéa amènent ainsi à l'élaboration
d'un second plan d'action, celui qui sera adopté par l'état-major russe. C'est directement
sur l'une des forteresses ottomanes du Danube que l'armée russe concentrera son
offensive. A l'inverse du premier plan d'invasion, cette option permet à la coalition
russo-roumaine de bénéficier d'un effet de surprise dans la mesure où les points de
passage du fleuve sont nombreux. Conscient des visées stratégiques des forces russes,
l’état-major ottoman dispose des sentinelles tous les cinq kilomètres entre Widdin et
Tutrakan, port danubien situé à mi-chemin entre Roustouk et Silistrie. C'est finalement
à 4 kilomètres en aval de Sistova (l'actuelle Svichtov) qui se trouve entre Nikopoli et
Roustouk, que la traversée du Danube est effectuée, dans la nuit du 26 juin 187621. Plus
de 15 000 hommes se ruent sur les défenses ottomanes, rapidement débordées et
vaincues. La grande armée de Widdin, composée de 200 000 hommes, ainsi que des
renforts en provenance de Sofia et de Nish, se dirigent alors sur Nikopoli. Mais celle-ci
est conquise avant leur arrivée. Les forces ottomanes se rabattent sur Plevna, qui
constitue l'un des grands points de passage du Mont Balkan 22. Biela et Tirnova se
retrouvent occupées par les forces russo-roumaines sans opposer une grande résistance.
Pourtant, la prise de ces deux villes permet aux forces d'invasion de contrôler les routes

19- ANONYME, Russes et Turcs : la Guerre d'orient, t. 1, Paris, 1878, p. 104.


20- ibid.
21- VETCH R., Professional papers of the corps of the royal engineers, vol. 5, Londres, 1881, p. 10.
22- ibid., p. 21.

135
et les voies d'eaux, telles que celles de la rivière Jantra, qui lient le Mont Balkan au
Danube23. Face au risque que représente une descente vers le Sud des armées russo-
roumaines, les forces ottomanes du Monténégro, commandées par Suleiman Pacha,
s'embarquent à Antivari (l'actuelle Bar) et touchent Dédéagatch, avant de rejoindre
Andrinople, en train24. Une fois à Andrinople, l'armée ottomane peut sécuriser toutes les
localités bulgares se trouvant au Sud de la chaîne des Balkans, grâce à la voie ferrée qui
connecte Yambol à Bellova (fig. 10). Réalisé entre le 16 juillet et le 2 août, le
redéploiement des 49 bataillons formant l'armée de Suleiman, atteignant ainsi 40 000
hommes, a démontré les nouvelles capacités offertes par l'alliance de la navigation et du
rail25. Alors que les forces ottomanes choisissent de se maintenir à Choumla, Roustouk
et Plevna, l'état-major russe décide de poursuivre vers le Sud et de s'emparer des cols du
Mont Balkan. Moins de 16 jours après leur traversée du Danube, la coalition russo-
roumaine contrôle un quadrilatère allant des rives du fleuve aux passages de la chaîne
des Balkans. Devant cette situation, le général en chef des armées de la Porte, Abdul-
Karim, est révoqué. On l'accuse d'avoir élaboré une stratégie consistant « à boire des
cafés et à fumer des cigarettes à Choumla »26.
La marche vers Andrinople des troupes d'invasion ne peut être sécurisée sans
éliminer les forces ottomanes rassemblées sur leurs flancs, à Plevna et à Roustouk. A la
première de ces forteresses, l'état-major russe impose un siège de plusieurs mois qui se
termine en décembre 1876 par la chute de la ville, malgré la résistance acharnée des 40
000 soldats qui s'y étaient retranchés. Dans le même mois, les forces russo-roumaines se
déploient vers l'Est et coupent la ligne qui connecte Varna à Roustouk, en détruisant
cette voie à l'aide de 18 points de dynamitages 27. Le franchissement de la chaîne des
Balkans impose une concentration considérable d'effectifs dont l'entretien et le
ravitaillement forment une problématique logistique de première importance. Seul le
pont de Sistova assure alors le rôle de connecteur avec la base arrière des forces russo-
roumaines28. La construction de chemins de fer devient ainsi une priorité pour l'état-
major russe.

23- ibid.
24- ibid.
25- CASTEX (capitaine de vaisseau), Reflections on the strategies of combined operations, in The naval
review, vol. 15, n°1, 1926, pp 54-79.
26- VETCH R., Professional papers of the corps of the royal engineers, vol. 5, Londres, 1881, p. 22.
27- ibid.
28- FARCY C., La guerre sur le Danube (1877-1878), Paris, 1879, p. 124,
https://archive.org/details/laguerresurleda00farcgoog

136
Trajectoires des forces combattantes durant le premier acte de
la guerre russo-turque (1877)

(fig. 10)

L'établissement des chemins de fer balkaniques génère une nouvelle lecture du territoire par les
commandements militaires. Face à la stratégie ottomane, qui s'arc-boute sur des points de
concentration, l'état-major russe déploie des tactiques d'évitement, que l'armée de Suleyman
Pacha tente de parer.

2- L'invasion russe : un moteur de restructuration territoriale ?

Trois projets ferroviaires apparaissent dans le contexte de la pénétration russe en


Turquie d'Europe. Le premier projet, le seul qui aboutira, vise à relier Fratesci, sur la
ligne Bucarest < > Giurgiu, au point de passage choisi pour le franchissement du
Danube, Siminitza, aujourd'hui Zimnicea. La tête de ligne des chemins de fer roumains,
Giurgiu, se trouve à portée de l'artillerie ennemie, positionnée sur la rive opposée, à

137
Roustouk. Sous contrôle ottoman jusqu'à la fin de la guerre russo-turque, cette
forteresse est soigneusement évitée lors de l'invasion de la Turquie d'Europe car il ne
pouvait « être question de déboucher sous le canon de cette place », tel que le rappelle
Martner29. L'installation d'un chemin de fer entre Siminitza et Fratesci, qui se trouve à
14 kilomètres environ au Nord de Giurgiu, permet ainsi non seulement de soutenir
l'avancée des troupes russo-roumaines par-delà de la Danube, mais également de
neutraliser une pièce maîtresse dans le dispositif de défense ottoman. D'une longueur de
80 kilomètres, cette ligne est achevée à la fin du mois de novembre 1877, après trois
mois de travaux. Mais la rigueur de l'hiver affecte fortement l'efficacité de ce chemin de
fer dont la construction fut réalisée « d'une manière très expéditive » car « un délai très
court avait été accordé à l'entrepreneur ». En effet, l'exploitation de la ligne est
interrompue à de nombreuses reprises, « à cause des dégradations, qui s'y produisirent »
et cette ligne ne rendit donc pas « les services qu'on en attendait »30.
L'état-major russe se lance dans deux autres projets ferroviaires afin de
supporter l'avancée de ses troupes. Il s'agit d'installer des voies de communication entre
les zones de combats et Sistova, la base arrière russe sur la rive Sud du Danube. La
guerre russo-turque se joue alors sur deux fronts ; dans les cols, à l'Est de la chaîne des
Balkans et à Plevna. On prévoit ainsi d'installer un chemin de fer « d'une longueur de
61 kilomètres » entre Sistova et Tirnova31, la capitale historique des Bulgares32, située
sur le versant Nord du Mont Balkan, et qui porte aujourd'hui le nom de Veliko Tarnovo.
L'état-major russe projette également la mise en place d'une voie d'embranchement qui
partirait de Biela, localité située sur la ligne principale, afin de rejoindre Plevna 33. Mais
pour les forces d'invasion, cette ligne ne « pouvait avoir d'utilité réelle qu'à la condition
d'être mis en communication avec celle de Siminitza », d'après Martner. Son efficience
repose donc sur la construction préalable d'un ponton flottant, capable d'effectuer le
transbordement des wagons par-delà le Danube. L'ingénieur Paukler et le colonel
Struve sont chargés de mener à bien ce projet. Tel que l'indique Martner, « on avait
d'abord pensé à se servir d'un ponton flottant pouvant transporter des trains, tel que
ceux qu'on trouve sur le Rhin, mais cette idée ne prévalut pas ». Les ingénieurs
projettent alors la construction d'un pont de six mètres de largeur, maintenu hors de

29- MARTNER C., L'emploi des chemins de fer durant la guerre d'Orient 1876-1878, Paris, 1878, p. 38.
30- ibid.
31- ibid., p. 39.
32- SAMUELSON J., Bulgaria : Past and Present, Londres, 1888, p. 155,
https://archive.org/details/bulgariapastand00samugoog
33- MARTNER C., L'emploi des chemins de fer durant la guerre d'Orient 1876-1878, Paris, 1878, p. 40.

138
l'eau par 14 cylindres en fer de 1m.25 de diamètre, eux-mêmes stabilisés « au moyen
d'ancres et protégés par des brise-glace ». Les pièces nécessaires à l'assemblage de cette
structure doivent provenir de Varsovie en train. Cependant, l'état-major russe dut
renoncer à ce projet car « le transport de ces énormes engins sur les chemins de fer
éprouva de si sérieuses difficultés qu'ils ne purent continuer leur route et qu'on fut forcé
de les réexpédier »34. De plus, la défaite des Ottomans à Plevna, au mois de décembre
1877, permettant notamment la sécurisation des passages du Mont Balkan, diminue
l'importance stratégique des lignes projetées35.
L'abandon de ces projets ferroviaires a ainsi fortement limité l'impact de
l'invasion russe sur la structuration territoriale de la Turquie d'Europe. Toutefois, dès le
franchissement du Danube, les forces du tsar ont mobilisé de nombreuses ressources
afin de développer le réseau routier articulant les échanges au Nord de la chaîne des
Balkans. L'entretien des routes de cette région, impraticables pour la plupart en hiver,
s'avère décisif pour le réapprovisionnement des troupes, et donc « toutes les mesures
furent prises pour que les questions de ravitaillement ne pussent jamais retarder la
marche de l'armée »36. Environ 11 000 chariots et 5 000 chevaux de charge ont ainsi été
« réquisitionnés par l'administration militaire russe dans la Bulgarie occidentale »37 afin
de transporter les approvisionnements nécessaires aux forces russes, qui avancent alors
vers Sofia. Dans l'objectif de fluidifier ces échanges, l'état-major du tsar assigne « trois
bataillons de sapeurs », ainsi que « six mille cinq cents Bulgares » à « améliorer les
voies de communication entre Plevna et Sofia, et à tracer une route plus directe » entre
ces deux villes38.
Au début du mois de janvier 1878, la prise de Philippopouli et de Sofia par les
troupes russes39 marque l'entrée en guerre de la Serbie qui dirige ses armées vers
Pristina, afin de prendre le contrôle de la ligne ferroviaire Salonique < > Mitrovitza 40.
Le retranchement d'une partie des forces ottomanes à Pristina, en lutte contre les Serbes,
et l'occupation russe de Philippopouli, isole l'armée de Suleyman regroupée à l'Ouest de

34- ibid., p. 39.


35- ibid.
36- ANONYME, Russes et Turcs : la Guerre d'orient, t. 2, Paris, 1878, p. 776.
37- ibid.
38- ANONYME, Russes et Turcs : la Guerre d'orient, t. 2, Paris, 1878, p. 776.
39- MAURICE F., The Russo-Turkish war, 1877 : a strategical sketch, Londres, 1905,
p. 293, https://archive.org/details/russoturkishwar100mauruoft
40- HOZIER H., The Russo-Turkish war : including an account of the rise and decline of the Ottoman
power and the history of the Eastern question, Londres, 1877, p. 795,
https://archive.org/details/russoturkishwari05hozi

139
cette ville, à Tatar Pazardjik plus précisément 41. La défaite du commandant ottoman
marque un tournant dans la guerre russo-turque. Désormais, la chute d'Andrinople est
inévitable. L'armistice est demandé par la Porte au mois de janvier 1878. Tout au long
de ce mois, l'évacuation d'Andrinople est effectuée grâce au chemin de fer. Qu'il
s'agisse de soldats ottomans, de Bashi-Bouzouks, ou de simples habitants fuyant
l'avancée des troupes russes, la prise d'Andrinople engendre un exode massif en
direction de la capitale ottomane.
Pour des raisons liées certainement à la saturation de la ligne Andrinople < >
Constantinople, Dédéagatch aurait servi comme voie d'évacuation pour « près de 25
000 » d'entre eux, d'après une lettre rédigée par l'agent consulaire français en poste dans
ce port42. Il y indique notamment que les transports, en direction de la capitale
ottomane, s'effectuent grâce à l'envoi de « plusieurs paquebots à vapeur », par la Porte,
et par l'utilisation des navires « qui font escale régulièrement à Dédéagatch »43. Au 1er
février, lors de l'entrée des Russes dans ce port, l'évacuation est terminée.

3- Le contrôle russe des Balkans : enjeux économiques et territoriaux

Au mois de mars 1878, la ratification du Traité de San Stefano entre l'Empire


ottoman et l'Empire russe (dont les clauses seront exposées dans le prochain
développement), est rejetée par les grandes puissances qui réinstaurent l'autorité
ottomane en Turquie d'Europe, lors du Congrès de Berlin tenu à l'été 1878. Durant plus
de six mois, le contrôle russe des Balkans est ainsi total. Cette période est un épisode
mal connu de l'histoire ottomane. La correspondance de l'agence consulaire française de
Dédéagatch permet toutefois d'apporter des éléments de compréhension sur la gestion
russe des territoires conquis. On y apprend que les forces d'occupation, installées à
Andrinople, envoient des représentants dans les villes d'importance afin de prendre
possession des gares et du matériel roulant 44. A Dédéagatch, « tous les consuls des

41- MAURICE F., The Russo-Turkish war, 1877 : a strategical sketch, Londres, 1905,
p. 293.
42- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles, //
166PO-D // Enos et dépendances (1843-1891) // Lettre de l'agence consulaire de France à Enos et à
Dédéagatch (6 février 1878).
43- ibid.
44- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //
166PO-D // Enos et dépendances (1843-1891) // Lettre de l'agence consulaire de France à Enos et à
Dédéagatch (6 février 1878).

140
puissances étrangères » sont convoqués et se voient confier la tâche « de nommer un
comité ayant les pouvoirs exécutifs pour le bon ordre de la ville ». La retraite des forces
ottomanes a laissé un vide administratif. Seul le représentant local de la Porte, le müdür,
« doit rester à son poste ». Lors de l'arrivée des troupes russes, il est sommé
d'inventorier « tout ce qu'il pouvait avoir appartenant au gouvernement turc »45.
Les comités formés par les consulats étrangers sont placés sous la direction
« d'un gouverneur civil russe qui s'occupe » notamment « à mettre en règle toutes les
affaires administratives »46. Ce dernier définit de nouveaux impôts et s'assure que
« toutes les recettes des douanes sont envoyées à Andrinople au gouvernement russe ».
Face aux dévastations engendrées par le conflit sur les cultures agricoles des plaines
bulgares, l'exportation des blés est prohibée afin d'assurer l'approvisionnement des
troupes. Dans les alentours de Dédéagatch, où la production céréalière n'a pas été
touchée par la guerre, la collecte des dîmes provenant des produits agricoles est
remplacée par un système « d'enchères publiques », qui permet de capitaliser la myriade
de taxes à percevoir47. A l'évidence, malgré la création d'un comité pour l'administration
de Dédéagatch, la fuite des représentants de l'autorité ottomane, ainsi que celle de
nombreux villageois musulmans, augmentent les difficultés liées à la levée de l'impôt.
Cette méthode permet ainsi de confier à l'adjudicataire le soin d’interagir avec une
mosaïque de communautés désorganisée. De plus, l’enrôlement de brigands qui ont fait
« soumission aux autorités russes » et qui ont été « amnistié » par celles-ci, semble
démontrer un manque d'effectifs dans les rangs des forces d'occupation, qui renoncent à
administrer directement les campagnes balkaniques48.
Vaincue, la Porte doit signer le Traité de San Stefano qui instaure l'indépendance
de la Serbie, du Monténégro, et la création d'une Grande Bulgarie sous domination
russe « englobant à l'Ouest, Pirot, Vranja, Uskub, Ohrid, (..) s'arrêtant au Sud aux portes
de Salonique et d'Andrinople » et « tenant Sérres et Kavalla »49. C'est un désastre pour
l'Empire ottoman qui perd tous ses territoires européens à l'exception de la Thrace
orientale et de Salonique. De plus, la Grande Bulgarie instaurée par le Traité de San
Stefano, s'étendant des côtes de la mer Noire à celles de la mer Egée, empêche toute

45- ibid.
46- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //
166PO-D // Enos et dépendances (1843-1891) // Lettre de l'agence consulaire de France à Enos et à
Dédéagatch (8 juillet 1878).
47- ibid.
48- ibid.
49- ANCEL J., L'unité de la politique bulgare 1870-1919, Paris, 1919, p. 11,
https://archive.org/details/lunitpolitique00ance

141
continuité territoriale entre les reliquats de la présence ottomane en Europe. Mais dans
le grand jeu qui caractérise la question d'Orient, cette réorganisation de l'espace
balkanique est inacceptable pour les puissances européennes. Sur cet aspect, l'arrêt des
troupes russes à San Stefano, dans la périphérie de Constantinople, dévoilait la crainte
d'une intervention du Royaume-Uni. Dès le début de la guerre russo-turque, des
échanges entre les cabinets diplomatiques russes et anglais ne laissent aucun doute sur
les lignes rouges à ne pas franchir. S'adressant à un proche conseiller du tsar Nicolas II,
Shouvaloff, le chef de la diplomatique britannique rappelle que « la proclamation de
neutralité » émise par son cabinet sera maintenue « aussi longtemps que seuls les
intérêts de la Turquie sont concernés ». Il détaille sa position en indiquant que parmi les
préoccupations britanniques, il y a « au premier plan, la nécessité de maintenir ouvertes,
intactes et ininterrompues, les communications entre l'Europe et l'Orient par le canal de
Suez ». Le chef de la diplomatie britannique ajoute que « le gouvernement de la reine
n'est pas disposé à contempler le passage entre d'autres mains » de la capitale ottomane,
dont « l'importance militaire, économique et politique est trop bien comprise pour
l'expliquer »50.
Les mises en garde du Royaume-Uni à l'encontre de la Russie sont respectées.
Mais la possibilité d'un redéploiement de l'influence russe vers les mers chaudes est
considérée comme la source d'un grand péril pour les puissances européennes. Avec les
perspectives apportées par la création d'une Grande Bulgarie sous domination du tsar, et
celles découlant d'une maîtrise de la mer Noire par la Russie, le risque d'une prise de
Constantinople est trop grand. Dans cette éventualité, le détroit des Dardanelles pourrait
offrir un abri quasiment imprenable à la flotte russe. Ce serait alors toutes les côtes de la
Méditerranée orientale qui se verraient placées sous la menace de l’expansionnisme de
Saint-Pétersbourg. En cas de crise majeure, le tsar installé à Constantinople serait en
capacité de bloquer l'accès à la mer Noire, et de menacer les navires qui se dirigent vers
le canal de Suez ou les ports levantins. En bref, c'est tout l'Orient qui risque de se
fermer aux puissances européennes. Dans un ouvrage publié en 1876 et intitulé Que
faire de la Turquie d'Europe ?, dont l'auteur est anonyme, un passage parvient de
manière remarquable à décrire les conséquences qui découleraient d'un redéploiement
de l'Empire russe dans les mers chaudes. Il a été ici retranscrit :

50- Foreign Office // 1877 [C.1770] Russia - No. 2 // Correspondence respecting the war between Russia
and Turkey // n° 1 // The Earl of Derby to Count Schouvaloff (6 mai 1877).

142
« Puis, voyez le danger : bientôt une formidable marine russe subjuguerait toute la
mer Noire qui deviendrait un lac russe et dont les portes seraient ouvertes ou fermées à
la navigation universelle, selon le bon plaisir du Czar de toutes les Russies. (…) Qui
pourrait être tranquille en face d'une puissance maritime si formidable ? La flotte et
les côtes de la Grèce, les îles de l'Archipel, les côtes de l'Asie mineure, la marine turque
ou égyptienne, le canal de Suez dont la liberté serait gravement menacée, les côtes de
l'Afrique, Tunis, Alger, l'Espagne, Toulon ou Marseille, l'Italie, presqu’île abordable de
tous côtés, l'Autriche et son commerce de Trieste, sa marine et ses arsenaux de Pola et
Fiume, tout serait exposé au danger. Les puissances riveraines de la Méditerranée se
verraient obligées d'entretenir toujours en armes une marine considérable, prête à toute
surprise. C'est impossible ; le repos de l'Europe n'existerait plus ; les budgets des
ministres de la marine seraient doublés ; le commerce, toujours sur le qui-vive,
éprouverait d'incalculables pertes. Ce serait, en un mot, la paix armée en permanence,
état plus ruineux que la guerre, de l'aveu universel. »51

L'Autriche-Hongrie est également opposée au Traité de San Stefano.


L'instauration d'une Grande Bulgarie qui s'étend jusqu'aux portes de la Bosnie-
Herzégovine et de l'Epire, au Nord de la Grèce, remet en question sa politique
d'expansion vers le Sud de la péninsule balkanique, en direction de Salonique. D'après
le plan de partage russo-turc, cette ville resterait ottomane mais serait littéralement
encerclée par la Grande Bulgarie. Avec le soutien du tsar, ce nouvel Etat serait ainsi en
mesure de menacer les communications terrestres et maritimes entre l'Autriche-Hongrie
et l'intérieur de la péninsule balkanique. Pour le Royaume-Uni, qui s'appuie sur une
flotte de vapeurs en connexion étroite avec les ports de la rive Nord de la mer Egée, le
contrôle russo-bulgare sur l'hinterland de Salonique et de Dédéagatch n'est pas
envisageable. Moins de quatre mois après la signature du Traité de San Stéfano, les
puissances décident de se réunir à Berlin dans l'objectif de modifier les dispositions de
l'accord de paix russo-turc.
Signé en 1878, le Traité de Berlin remanie une nouvelle fois la carte des Balkans
(fig. 11). Premièrement, le projet de Grande Bulgarie est abandonné et une partie
conséquente des territoires perdus par l'Empire ottoman durant la guerre russo-turque
lui est restituée. La souveraineté de Constantinople est rétablie dans toute la Macédoine,
c'est-à-dire des frontières occidentales de la Thrace à l'Albanie. Les régions allant du

51- ANONYME, Que faire de la Turquie d'Europe ?, Nancy, 1876, p. 25-26,


http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k54018231.r=.langFR

143
Nord des Rhodopes à la rive Sud du Danube, peuplées majoritairement de bulgares,
retournent également sous domination ottomane. Toutefois, deux entités étatiques y sont
installées. La Bulgarie, au Nord, qui s'étend des rives danubiennes à la chaîne des
Balkans, et de la mer Noire à l'Est de la Serbie, et la Roumélie orientale, au Sud, qui
comprend la vallée de la Maritza ainsi que la région englobant Yambol et le port de
Bourgas. La première de ces entités « est constituée en principauté autonome et
tributaire sous la suzeraineté de sa majesté impériale le sultan », et « elle aura un
gouvernement chrétien et une milice nationale »52. La seconde jouit d'une autonomie
plus restreinte, uniquement « administrative », et « restera placée sous l'autorité
politique et militaire directe » de Constantinople53.

La Turquie d'Europe suite aux décisions du Congrès de Berlin (1878)

(fig. 11)

L'annulation des grandes décisions du Traité de San Stefano par les puissances d'Europe de
l'Ouest illustre de manière remarquable le grand jeu de la question d'Orient.
52- Digithèque de matériaux juridiques et politiques, Traité de Berlin (1878), Article 1, http://mjp.univ-
perp.fr/traites/1878berlin.htm
53- ibid., Article 13.

144
Par les articles 34 et 43 du Traité de Berlin, « les Hautes parties contractantes
reconnaissent l'indépendance » de la Roumanie54 ainsi que celle de la Serbie55, dont le
territoire est étendu, vers le Sud, à Nish. La Porte, ainsi que tous les signataires de ce
traité « qui ne l'avaient pas encore admise », s'engagent à reconnaître la souveraineté
pleine et entière du Monténégro56. En guise de contre-partie à la proclamation de
l'indépendance serbe, perçue comme une menace pour l’expansionnisme austro-
hongrois dans les Balkans57, Vienne exige, et obtient, le droit d'occuper et d'administrer
la Bosnie-Herzégovine58. Par ailleurs, la Grèce parvient à étendre ses frontières
septentrionales au Nord de la région de Larissa.
Ce nouvel environnement nécessite une refonte de l'administration des
provinces de la Turquie d'Europe. Le vilayet d'Andrinople s'étend désormais des
frontières Sud-Est de la Roumélie orientale, à la mer Noire et à la mer Egée. Ses limites
occidentales atteignent le voisinage de Kavalla. Le territoire compris entre ce port et
Vodena (l'actuelle Edessa), fait partie du vilayet de Salonique. Au Nord, celui-ci borde
la province de Kosovo, qui englobe Uskub, Mitrovitza et Pristina. Cette ville est le
chef-lieu de ce vilayet. A l'Est, la province de Monastir est créée. Elle s'étend du Nord
au Sud, de Prizrend à Kastoria, et vers l'Ouest, jusqu'à Elbasan. Le vilayet de Janina
(aujourd'hui Ioannina), qui comprenait auparavant les rives de la mer Egée, est
désormais limité à l'Epire. Son principal port est Avlona, l'actuelle Vlorë. Enfin, la
province de Scutari, que l'on nomme de nos jours Shköder, s'étend le long du littoral
albanais en englobant notamment Durazzo sur la mer Adriatique59.

L'importance des considérations militaires sur le développement du maillage


territorial de la Turquie d'Europe a ainsi été démontrée au cours de cette partie. Du
fleuve Pruth à la vallée de la Martiza, les soldats du tsar appliquent, durant la guerre
russo-turque, un plan d'invasion dont la stratégie nécessite un usage optimal des voies
de communications. Qu'il s'agisse de leur capacité à supporter la mobilisation massive

54- Digithèque de matériaux juridiques et politiques, Traité de Berlin (1878), Article 43.
55- ibid., Article 34.
56- ibid., Article 26.
57- La thématique des rivalités territoriales entre l'Autriche-Hongrie et la Serbie est abordée dans la
prochaine partie.
58- Digithèque de matériaux juridiques et politiques, Traité de Berlin, Article 25.
59- Kiepert H. (1886), Carte générale des provinces européennes et asiatiques de l'empire ottoman (sans
l'Arabie) [document cartographique], 3ème édition, 1 : 3 000 000, Dietriech Reimer, Berlin,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53022816n

145
de troupes, ou à permettre une circulation fluide des armées et de leur matériel, elles se
révèlent décisives au cours de ce conflit. La mise en place de routes et de chemins de
fer, en Roumanie et au Nord de la chaîne des Balkans, ainsi que les tentatives menées
afin d'installer un pont ferroviaire sur le Danube, le montrent de manière remarquable.

146
2-1-3 Le processus de restructuration de l'espace balkanique
à la recherche de compromis

A partir de 1878, la stabilisation politique de la Turquie d'Europe offre les


conditions nécessaires à la poursuite du processus de restructuration de cet espace. La
construction de lignes de raccordement, entre les chemins de fer balkaniques et ceux de
l'Europe, devient une question de première ordre pour les grandes puissances. Cette
partie se propose d'établir un panorama des considérations stratégiques qui sous-tendent
la mise en place de ces interconnexions.

1- Les raccordements dans les stratégies régionales

Par décision du Congrès de Berlin, les Etats balkaniques nouvellement crées,


ainsi que l'Empire ottoman, sont sommés de construire les lignes de chemins fer
nécessaires à un raccordement au réseau ferroviaire européen. D'une manière générale,
l'engagement pris par Constantinople dans la concession de 1872, celui d'achever
« l'embryon de réseau » mis en place par Hirsch, pour reprendre la formule d'Henry
Jacolin1, est transféré à la Serbie et à la Bulgarie. C'est l'esprit des articles 10 et 38 du
Traité de Berlin. Le premier prévoit la substitution de la principauté bulgare aux
« engagements que la Porte a contracté tant envers l'Autriche-Hongrie qu'envers la
Compagnie pour l'exploitation des chemins de fer de la Turquie d'Europe par rapport à
l'achèvement et au raccordement ainsi qu'à l'exploitation des lignes ferrées situées sur
son territoire »2 . Le second est identique, mais concerne « la principauté de Serbie »,
qui est, rappelons-le, devenue un Etat indépendant3. C'est donc par la Bulgarie et par la
Serbie, et non plus par la Bosnie-Herzégovine, que le raccordement, entre l'Europe et la

1- Henry Jacolin, « L’établissement de la première voie ferrée entre l’Europe et la Turquie : chemins de
fer et diplomatie dans les Balkans », Revue d’histoire des chemins de fer, 35 | 2006,
https://rhcf.revues.org/414
2- Digithèque de matériaux juridiques et politiques, Traité de Berlin (1878), Article 10 http://mjp.univ-
perp.fr/traites/1878berlin.htm
3- ibid., Article 38.

147
capitale ottomane, doit être opéré. Rappelons que l'installation d'un chemin de fer à
travers le territoire serbe était considérée comme hypothétique, lors de la conclusion des
contrats ferroviaires de 1869, et de 1872. Mais face aux problèmes de faisabilité qui
accompagneraient la mise en place d'une section de la ligne trans-européenne en
Bosnie-Herzégovine, le nouvel Etat serbe est contraint d'accepter son déplacement, vers
la vallée de la Morava et vers Belgrade. En Roumélie orientale, où la construction d'une
section est également nécessaire, afin d'atteindre la principauté bulgare, les droits et les
obligations de la Porte sur les chemins de fer « sont maintenus intégralement »4.
La pacification de la région et le consensus des puissances européennes
redynamisent le processus de restructuration par le rail de la Turquie d'Europe.
Toutefois, comme nous le verrons, le Royaume-Uni est tacitement opposé au projet de
raccordement des lignes balkaniques. Celles-ci, construites des côtes vers l'hinterland,
pénalisent les puissances continentales au profit des puissances maritimes. Disposant
d'une puissante flotte de vapeurs offrant des capacités de tonnage en constante
augmentation au cours de la seconde moitie du XIXe siècle, le déploiement des intérêts
commerciaux britanniques se renforce ainsi à mesure que les constructions progressent.
Tel que le signale un rapport communiqué au Foreign Office en 1885 par le consul
Jones, durant l'avancée des travaux en direction de la capitale bulgare, « il y a de
bonnes raisons d'espérer qu'avec l'extension du chemin de fer à Sofia, la demande en
produits britanniques augmentera considérablement dans les districts traversés »5. Selon
cette même source, l'ajout d'une seule section de 50 kilomètres à la ligne en
construction dans la vallée de la Maritza à cette époque, « exerce un effet très
perceptible » sur le commerce du Royaume-Uni dans la région. Depuis les gares, les
pistes caravanières, que Jones juge « archaïques et fastidieuses », permettent toutefois
de transporter les marchandises britanniques même les plus « pondéreuses » vers « les
zones montagneuses et isolées » qui forment leur voisinage6.
Néanmoins, la prédominance britannique est en sursis. Paradoxalement, chaque
tronçon construit renforce et menace la position du Royaume-Uni. L'achèvement de la
section finale, celle qui permettra de relier la péninsule balkanique à l'Autriche-Hongrie
et à l'Allemagne, marquera la fin de l'avantage stratégique offert aux Britanniques sur le
terrain du déploiement commercial en Turquie d'Europe. Londres perçoit ainsi d'un
4- Digithèque de matériaux juridiques et politiques, Traité de Berlin (1878), Article 21.
5- Foreign Office // [C.4915] [C.4923] 1886-1887 - No. 70 // Diplomatic and Consular Reports on Trade
and Finance // Turkey. Report for the year 1885 on the Trade of Eastern Roumelia // Consul-General
Jones to the Earl of Iddesleigh (20 novembre 1886).
6- ibid.

148
mauvais œil l'idée d'un raccordement direct entre l'Europe et les Balkans. A l'inverse,
l'Autriche-Hongrie « attachait le plus grand prix à ce que le réseau ferré dans la
péninsule (..) arrivât à un prompt achèvement »7. Un document issu des archives de la
Banque Ottomane soutient cette analyse8. Selon cette source, les représentants du
Royaume-Uni « aidèrent le baron Hirsch à se soustraire à l'obligation de raccordement
avec les chemins de fer autrichiens, spécifié dans son premier marché de 1869 ».
L'appui offert par Londres au financier visait alors à le « décharger de la construction de
la ligne de transit de Constantinople, Salonique, par la Bosnie à la Save »9. Confiée au
gouvernement ottoman, la poursuite des travaux devenait hypothétique et le commerce
britannique se mettait à l'abri de toute concurrence sérieuse pour de nombreuses années.
Mieux encore, en ne construisant uniquement « que le tronçon Salonique-Uskub-
Mitrovitza », les Anglais « purent faire concurrence aux autrichiens jusque dans les
pays qu'ils occupaient militairement », c'est-à-dire en Bosnie-Herzégovine10.
Toutefois, l'occupation de ce territoire par la monarchie dualiste, y engendre une
réorganisation de la circulation des flux commerciaux, au profit des empires centraux.
Premièrement, dès le début du mois de septembre 1878, Vienne se lance dans la
construction d'une voie ferrée entre Sarajevo et Bosanki Brod, sur la Save, à la frontière
autrichienne. D'une longueur de 135 kilomètres, ce chemin de fer, dont l'écartement
n'est que de 0,76 mètre, « n'était destinée, dans le projet primitif, qu'au transport des
approvisionnements militaires et des soldats »11, d'après un ouvrage sous forme de récit
de voyage, intitulé A travers la Bosnie et l'Herzégovine et paru en 1896.
Deuxièmement, un pont ferroviaire est concomitamment construit sur la Save, entre
Bosanki Brod et la ville située sur la rive opposée, l'actuelle Slavonski Brod. Avec une
longueur de 484 mètres, il entre en service dès 187912 et permet d'établir une continuité
territoriale allant de Vienne à Sarajevo. Grâce à la mise en place du tronçon ferroviaire
de Bosnie-Herzégovine, la durée nécessaire au transport de marchandises entre ces
deux capitales, est réduite de manière spectaculaire, passant de 15 jours à 48 heures
environ. En effet, selon la source citée plus haut, « la route de Brod à Sarajevo était

7- BORCHGRAVE E., La Serbie administrative, économique et commerciale, Bruxelles, 1883, p. 91,


https://archive.org/details/laserbieadminis00borcgoog
8- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ-328 // Notes diverses et projets de contrats // Note de M. Barin
- Litiges entre le Baron de Hirsch et le gouvernement // L’Allemagne et les chemins de fer d'Orient par
Paul Dehn (février 1883).
9- ibid.
10- ibid.
11- CAPUS G., A travers la Bosnie et l'Herzégovine : Etudes et impressions de voyages, Paris, 1896, p.
11, https://archive.org/details/ajk7554.0001.001.umich.edu
12- ibid., p. 5.

149
devenue à ce point impraticable (…) que le meilleur attelage de chevaux, avec un
chargement net de sept à huit quintaux, ne parvenait à faire que cinq à six kilomètres en
moyenne par jour »13.
A l'évidence, ce raccourcissement des distances permet aux excédents de la
production austro-hongroise de profiter de nouveaux débouchés. Mitrovitza et Sarajevo
deviennent alors les deux têtes de pont de deux lignes stratégiques concurrentes. La
première sert un empire maritime, le Royaume-Uni, la seconde un empire continental,
l'Autriche-Hongrie, dont les visées territoriales dans les Balkans reposent sur cette
formule, « jusqu'au-delà de Mitrovitza »14. Malgré l'installation de cette voie
d'exportation, reliant Vienne, Brod et Sarajevo, la stratégie austro-hongroise s'avère
inopérante face à l'organisation commerciale britannique, qui fait de Salonique et de
Mitrovitza de véritables dépôts à marchandises. Un exemple le prouve. En dépit du coût
engendré par le transport des produits à travers les pistes caravanières qui lient
Mitrovitza à Sarajevo, les officiers autrichiens en poste dans cette ville « peuvent
acheter à meilleur compte les conserves anglaises que » celles provenant d'Autriche-
Hongrie, d'après un article de la presse viennoise, datant de 1880, et dont la teneur a été
rapportée par Borchgrave, dans son ouvrage intitulé La Serbie administrative,
économique et commerciale, paru en 188315.
Le Traité de Berlin, en ordonnant la construction des lignes de raccordement
entre l'Europe et les Balkans, marque ainsi le début d'un basculement des flux
commerciaux, au bénéfice premier des intérêts austro-hongrois. L'article 10 du traité
prévoit l'organisation d'une conférence entre la Serbie, la Bulgarie, l'Empire ottoman et
l'Autriche-Hongrie, afin d'établir l'itinéraire exact des lignes de raccordement et de
régler la question de leur administration 16. Cette disposition du Congrès de Berlin est
une victoire pour Vienne qui peut désormais s'en remettre au droit international pour
imposer l'achèvement du réseau ferroviaire balkanique. Un accord préalable est trouvé
entre Belgrade et le pouvoir austro-hongrois dès 1880 17. Il prévoit un passage par
Belgrade de la ligne en provenance de Budapest, qui se prolongerait le long de la vallée

13- CAPUS G., A travers la Bosnie et l'Herzégovine : Etudes et impressions de voyages, Paris, 1896, p.
11.
14- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ-328 // Notes diverses et projets de contrats // Note de M. Barin
- Litiges entre le Baron de Hirsch et le gouvernement // L’Allemagne et les chemins de fer d'Orient par
Paul Dehn (février 1883).
15- BORCHGRAVE E., La Serbie administrative, économique et commerciale, Bruxelles, 1883, p. 91,
https://archive.org/details/laserbieadminis00borcgoog
16- Digithèque de matériaux juridiques et politiques, Traité de Berlin (1878), Article 21.
17- Henry Jacolin, « L’établissement de la première voie ferrée entre l’Europe et la Turquie : chemins de
fer et diplomatie dans les Balkans », Revue d’histoire des chemins de fer, 35, 2006.

150
de la Morava, atteindrait Nish au cœur de la Serbie, et se séparerait en direction de
Bellova et d'un point sur la voie ferrée Salonique < > Mitrovitza. Mais l'Empire
ottoman et la Bulgarie redoutent les perspectives apportées par le rôle de jonction offert
à la ville de Nish, sous contrôle serbe 18. Dans cette éventualité, la Serbie serait un
passage obligé pour connecter la partie orientale de la péninsule à sa partie occidentale.
De plus, la distance entre Constantinople et Salonique, la deuxième ville de l'Empire,
est considérablement accrue par l'itinéraire défini dans l'accord de 1880, et qui de toute
évidence, favorise les intérêts de l'Autriche-Hongrie au détriment de ceux de l'Empire
ottoman. La Porte et la Bulgarie préfèrent ainsi un tracé qui lie Sofia à Uskub, en
passant par Kustendil19, qui se trouve à 200 kilomètres environ au Sud de Nish.
Cet itinéraire permet notamment de répondre aux besoins de développement de
l'économie de la principauté nouvellement créée, qui bénéficierait d'un chemin de fer
traversant les riches sites miniers de Samakov20. Par ailleurs, Kustendil fut le refuge de
nombreux bulgares durant la répression ottomane de 1876. Après le retrait des armées
russes, la menace de représailles lancée depuis Uskub a provoqué l'installation, dans
cette localité, « d'un système de défense permanente », mobilisant à la fois les paysans
et les gardes frontières. Kustendil est ainsi devenue importante au sein des
considérations militaires bulgares21.
Mais en projetant la mise en place d'un chemin de fer reliant Vienne à Salonique
par la voie de Sofia et de Kustendil, l'itinéraire alternatif mettrait la future ligne trans-
européenne sous la menace bulgare, et ainsi russe. De plus, le rallongement de cet axe
de communication, qui est présenté comme la route la plus courte entre l'Europe et
Suez, est inenvisageable. L'intérêt économique des puissances industrialisées, et le
consensus international visant au refoulement de l'influence russe hors de l'espace
balkanique, l'ont ainsi emporté sur les revendications défendues par la Porte et la
principauté bulgare. Il faut toutefois attendre cinq ans pour parvenir à la conclusion d'un
accord contraignant. Il est signé le 9 mai 1883, à Vienne. Appelé Convention à quatre,
ce traité reprend l'itinéraire défini par l'entente austro-serbe, établie en 1880, et prévoit
le raccordement de Nish à Sofia par la voie de Pirot, et de Nish aux environs d'Uskub

18- Henry Jacolin, « L’établissement de la première voie ferrée entre l’Europe et la Turquie : chemins de
fer et diplomatie dans les Balkans », Revue d’histoire des chemins de fer, 35, 2006.
19- ibid.
20- MINISTERE DU COMMERCE DE L'AGRICULTURE (ETAT BULGARE), La Bulgarie
contemporaine, Bruxelles, 1905, p. 212, https://archive.org/details/labulgarieconte00bulggoog
21- ERDIC J., En Bulgarie et en Roumélie, mai-juin 1884, Paris, 1885, p. 324-325,
https://archive.org/details/ahy8162.0001.001.umich.edu

151
ou de Pristina, par celle de Vranja, aujourd'hui dénommée Vranje,22 (fig. 12).

Les différents itinéraires en négociation pour l'établissement


des lignes de raccordement (1882)

(fig. 12)

L'abandon du projet ottomano-bulgare semblait prévisible. Au regard de la topographie, la mise


en place d'une ligne entre Sofia et Uskub, passant par Kustendil, se heurterait à de sérieux
problèmes d'ordre techniques et financiers.

2- Réorganisation et trajectoires du territoire bulgare

Les engagements pris durant la Convention à quatre ne constituent pas une


résignation de la Bulgarie aux souhaits des grandes puissances. Au cours des années
1880, parallèlement aux travaux de raccordements, la principauté mène des études afin
d'établir de nouvelles lignes, qui répondraient uniquement à l'intérêt de la nation. Suite
à l'annihilation des dispositions du Traité de San Stefano, qui garantissaient aux
Bulgares un accès aux mers chaudes, Varna est la seule façade maritime en position de

22- NORADOUNGHIAN G., Recueil d'actes internationaux de l'Empire ottoman, t. 4, Paris, 1903, p.
315, https://archive.org/details/recueildactesin00noragoog

152
contenter les ambitions de Sofia. En 1882, la Bulgarie projette ainsi la construction d'un
chemin de fer qui permettrait de connecter la capitale de la principauté à une station de
la voie ferrée reliant Roustouk à la mer Noire, en traversant tout le versant Nord de la
chaîne des Balkans23. Le tracé de cette ligne, longue de 470 kilomètres, « descend
d'abord, en quittant Sofia, la vallée de l'Isker jusqu'au village de Roman, à partir duquel
il se dirige à l'Est vers Tirnovo »24, localité située à 200 kilomètres environ à l'Ouest de
Varna. L'itinéraire de la voie ferrée projetée « gagne ensuite Osman Bazar, puis
Choumla, et rejoint la ligne de Roustouk-Varna à la station de Kaspidjan ou Choumla
Road ». S'il vient à être construit, ce chemin de fer offrirait une voie d'exportation
maritime à toute cette zone « fertile et peuplée », qui se retrouve « privée, par son
éloignement, de l'usage de la grande voie fluviale ». Sa mise en place permettrait
notamment aux nombreux villages de la chaîne des Balkans de bénéficier à la fois de
deux débouchés, « d'une part vers la mer Noire par Varna, de l'autre vers la capitale du
pays et vers l'Europe centrale, par l'intermédiaire de la grande ligne internationale »25.
Cet itinéraire qui traverse une région « très accidentée et rencontre de nombreux
faîtes de partages entre les affluents du Danube », nécessitant de coûteux travaux, est
finalement abandonné au profit d'un tracé parcourant les plaines situées entre la grande
voie danubienne et la chaîne des Balkans26. En 1886, alors que les travaux de
raccordements sont entamés, l'assemblée nationale bulgare vote le crédit nécessaire à
l'étude de ce chemin de fer. L'installation de deux embranchements, connectant Sofia à
Kustendil, et Yambol au port maritime de Bourgas, situé au Nord-Est d'Andrinople, est
également prévue27. Grâce à la jonction des voies ferrées projetées, la Bulgarie est
appelée à disposer d'un réseau ferroviaire conséquent. Le raccordement à la ligne
Roustouk < > Varna semble d'ailleurs une priorité pour l'économie bulgare, soucieuse
d'atteindre et de profiter du dynamisme de la mer Noire. Comprise dans les nouvelles
frontières de la Bulgarie, cette voie ferrée fut l'objet de négociations spécifiques durant
le Congrès de Berlin. La Porte exige le transfert, au nouveau bénéficiaire de ce chemin
de fer, des charges relatives au paiement de la garantie kilométrique de 144 000 livres
sterling (environ trois millions de francs), à verser annuellement à la compagnie

23- LAMOUCHE L., La Bulgarie, dans le passé et le présent, Paris, 1892, p. 295-296,
https://archive.org/details/labulgariedansl00lamogoog
24- ibid.
25- ibid.
26- ibid.
27- BIANCONI, Cartes commerciales avec notes descriptives, Bulgarie et Roumélie orientale, Paris,
1887, p. 32, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k204463x

153
d'exploitation. C'est la société de Hirsch qui a obtenu l'exploitation de cette ligne en
1872, dans la foulée des nouveaux accords conclus entre ce dernier et la Porte au cours
de la même année28. La mise en place d'une voie ferrée reliant Sofia à l'une des stations
du chemin de fer unissant Roustouk à Varna peut ainsi augmenter la rentabilité
commerciale de cette structuration ferroviaire, établie entre Danube et mer Noire. Son
essor fut notamment entravé par le gel du projet de raccordement entre Andrinople,
Yambol et Choumla, et par les dommages engendrés par la guerre russo-turque sur ses
infrastructures29.
Nous l'avons dit, le gouvernement ottoman n'a pas construit d’embranchement
vers le chemin de fer reliant Varna à Roustouk. La première raison expliquant l'abandon
de ce projet ferroviaire relève de l'état des finances de l'Empire suite à la guerre russo-
turque. Après ce conflit, qui soumet Constantinople au paiement de lourdes indemnités,
au bénéfice de la Russie, la banqueroute du trésor impérial semble inévitable. Le 1er
septembre 1881, les délégués des créanciers « français, anglais, austro-hongrois,
allemands et italiens » entrent en discussion avec leur débiteur, la Porte, afin de parer à
cette situation30. Trois mois plus tard, c'est-à-dire le 8 décembre, le gouvernement
impérial sanctionne les arrangements établis et institue L'Administration de la Dette
Publique. A partir de la fin de l'année 1881, l'institution prend en charge la gestion d'une
grande partie des revenus de l'Empire. Qu'il s'agisse des douanes, de la taxe sur les
spiritueux, des monopoles du sel et du tabac, ou des droits de pêche et de timbre, toutes
les recettes transitent par l'administration de la Dette, laquelle assure aux débiteurs de
l'Empire le remboursement de leurs créances 31. Certaines sources issues de la Banque
Ottomane permettent de détailler le fonctionnement de cette institution 32. Dédiée au
redressement des finances de l'Empire ottoman, l'Administration de la Dette publique
négocie parfois avec apprêté ses services, comme nous le verrons dans la partie
consacrée à l'établissement d'une ligne trans-macédonienne, projet qui prend forme au
début de la décennie 1890.
28- ANONYME, Actes de la concession des chemins de fer de la Turquie d'Europe, Constantinople,
1903, p. 149, https://archive.org/details/actesdelaconces00eurgoog
29- ANONYME, Les chemins de fer de la Turquie d'Europe, Versailles, 1885, p. 32,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4415509
30- Raphaël-Georges Lévy, « Les Finances ottomanes - Les deux premiers budgets constitutionnels », In.
Revue des Deux Mondes, 5e période, t. 55, 1910, pp. 883-914,
https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Finances_ottomanes__Les_deux_premiers_budgets_constitutionnels
31- MANDELSTAM A., Le sort de l'Empire ottoman, Lausanne, 1917, p. 6,
https://archive.org/details/lesortdelempireo00manduoft
32- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Gestion des dîmes – Acceptation de la D.P.O. De gérer
les dîmes affectées à la ligne Salonique-Constantinople // Lettre du conseil d'administration de la dette
publique ottomane (23 février 1893).

154
Au-delà des questions financières, certaines considérations militaires ont semble
t-il favorisé l'abandon d'un chemin de fer unissant la ligne Roustouk-Varna aux voies
ferrées installées dans le Sud de la péninsule balkanique. Malgré les perspectives de
défense apportées par ce raccordement, le risque d'une descente russe de la Dobroudjéa
mettrait en péril ces lieux clés de l'autorité ottomane. D'après un rapport de l'agence
consulaire française d'Andrinople, rédigé au mois de mars 1875, soit trois ans après la
signature du contrat qui engageait la Porte à établir une voie d'embranchement entre la
ligne de Thrace et celle qui relie Varna au Danube, aucun des travaux n'a été effectué
car « l'état-major » du sultan « fait valoir des raisons stratégiques pour proposer des
tracés impraticables »33. Les considérations militaires semblent ainsi en partie expliquer
la paralysie de ce projet, qui ne sera jamais réalisé.
L'imposition des travaux de raccordement par le Traité de Berlin permet de
questionner l'avancée des constructions durant la période 1872-1878. Souvenons-nous
que la signature de la concession de 1872 engage la Porte à installer des tronçons en
Bulgarie et en Bosnie-Herzégovine. Du côté de Mitrovitza, aucun travaux n'a été réalisé
en vue d'atteindre Sarajevo. Par contre, le gouvernement impérial a tenté d'étendre, en
direction de Sofia, le chemin de fer remontant la vallée de la Maritza. Sous la direction
d'un « général ottoman »34, Hafiz Pacha35, les travaux nécessitent l'embauche de
Français, d'Italiens et d’Autrichiens, « la plupart ingénieurs et architectes »36. Malgré
l'installation de remblais et de talus, les constructions sont stoppées, pour deux raisons
majeures : d'une part à cause de l'hostilité des populations qui se mue en révolte à partir
de 1876, et d'autre part, suite à la mauvaise gestion financière des sommes allouées par
la Porte au directeur des travaux. En effet, d'après Lonlay, qui est l'auteur de l'ouvrage
intitulé A travers la Bulgarie, souvenirs de guerre et de voyage par un volontaire au
26e régiment de cosaques du Don, paru en 1888, Hafiz Pacha aurait dissipé « toutes les
sommes que lui avaient remises le gouvernement ottoman » et ce, « sans payer le
moindre appointements à tous les étrangers »37.

33- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //
166PO-D // Andrinople // Rapport sur l'état actuel des chemins de fer en Turquie (mars 1875).
34- ibid.
35- Il apparaît, selon toute probabilité, que le général ottoman chargé des travaux, Hafiz Pacha, n'est autre
que le colonel d'artillerie, qui presque dix ans auparavant, accompagna Galland durant sa mission de
reconnaissance en Thrace orientale.
36- LONLAY D., A travers à la Bulgarie, souvenirs de guerre et de voyage par un volontaire au 26e
régiment de cosaques du Don, Paris, 1888, p. 210, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k937331t?
rk=85837;2
37- ibid.

155
Un rapport de l'agence consulaire française 38 basée à Andrinople apporte
également des éléments d'informations sur les travaux menés par la Porte dans le but
d'étendre le chemin de fer unissant Constantinople à Bellova, à proximité de l'actuelle
Plovdiv, ainsi que son influence sur la région. D'après cette source, c'est à « l'automne
1873 », sous l'impulsion de Mahmoud Nedim Pacha, alors grand vizir, « que le
gouvernement a fait annoncer hautement son intention de les faire exécuter en régie
sous la direction de ses propres employés, et c'est sur la ligne de Bellova à Sofia qu'il a
jeté son dévolu pour commencer les opérations ». Le financement de ce projet, mené
par Hafiz Pacha, est alors garanti par « une partie des revenus du vilayet du Danube »
qui ont été « spécialement affectés aux travaux du chemin de fer ». Mais dès le
lancement des constructions, des problèmes surviennent sur les chantiers39.
Tout d'abord, les nombreux ouvriers embauchés par le général ottoman
« attendirent pendant plusieurs semaines des outils qui n'arrivaient pas »40. Les
employés perçoivent toutefois « régulièrement leur solde ». Les problématiques
logistiques de ce type se multipliant, malgré l'embauche « d'un certain nombre de soi-
disant ingénieurs », le coût des constructions atteint un pic insupportable. En moyenne,
les travaux menés par Hafiz Pacha, qui « furent organisés si judicieusement », s'avèrent
« dix fois plus cher » que ceux « exécutés par les entrepreneurs européens »41, chargés
par Hirsch de mettre en place certaines lignes balkaniques. Selon le rapport issu de
l'agence consulaire française à Andrinople, sur certains sections, le prix métrique des
terrassements aurait été multiplié par vingt. En effet, durant cette partie des travaux, « le
mètre était revenu à 40 piastres, tandis que les bûcherons de l'entreprise Vitali », qui a
notamment construit la ligne de Dédéagatch, « traitaient dans les mêmes conditions à
raison de deux ou trois piastres »42. c'est-à-dire entre 0,50 et 0,75 francs. Dans ces
conditions, il apparaît évident que la mise en place de la ligne Bellova < > Sofia s'avère
irréalisable. Et « au bout de six mois », malgré l'avancement de certaines constructions,
restreintes en grande partie au terrassement et à l'empierrement des sections « les plus
faciles (…), tout l'argent disponible était dépensé et les travaux nécessairement
arrêtés »43.

38- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //
166PO-D // Andrinople // Rapport sur l'état actuel des chemins de fer en Turquie (mars 1875).
39- ibid.
40- ibid.
41- ibid.
42- ibid.
43- ibid.

156
La révolte bulgare et la guerre russo-turque ont engendré de lourdes
dégradations sur les travaux exécutés au nom du gouvernement impérial. Il n'en reste
que des traces au début des années 1880. Le désinvestissement des autorités ottomanes
et les habitudes prises par la population locale, telles que celle de prélever sur ces
installations abandonnées des matériaux de construction, ont également contribué à leur
délabrement44. D'après le témoignage d'un voyageur européen, rapporté dans l'ouvrage
intitulé En Bulgarie et en Roumélie, mai-juin 1884, qui se rend de Tatar Pazardjick à
Sofia, au printemps 1881, « sur beaucoup de points, il ne restait plus que les rails à
poser »45. Il indique notamment que des ponceaux, c'est-à-dire des petits ponts
n'excédant pas quelques mètres de longueur, ont été installés par la Porte mais « les
paysans ayant descellé et emporté les pierres soigneusement taillées », ces ouvrages
d'art s'avèrent inutilisables. Par ailleurs, d'après la source citée plus haut, les « remblais
qui servent de voie d'accès à quelque village » auraient été « envahis » par les cultures
agricoles et l'on peut voir « de place en place (…) des tas de traverses qui pourrissent,
des paquets de rails que la rouille dévore »46. Un autre témoignage, celui d'un volontaire
engagé dans l'armée russe, indique que les troupes irrégulières ottomanes, celles
principalement formées de circassiens, ont pillé les ateliers de construction situés non
loin de Bellova47. Lors de son passage, le volontaire aperçoit, « au fond des ravins
environnants », le matériel destiné à la poursuite des constructions vers Sofia. Face à
l'avancé russe, il semble que ces troupes reçurent pour ordre de saboter les installations,
d'endommager les ouvrages d'art, et de détruire les outils nécessaires à leur réparation48.

3- Quel rôle pour le concessionnaire de 1872 ?

La Convention à quatre donne un court délai de trois ans aux Etats intéressés
pour la construction des lignes de raccordement. En Macédoine et en Roumélie
orientale, la Porte est chargée de construire deux raccordements totalisant 150
kilomètres49. Le gouvernement impérial n'est pas disposé à voir se répéter l'échec

44- ERDIC J., En Bulgarie et en Roumélie, mai-juin 1884, Paris, 1885, p. 231.
45- ibid.
46- ibid.
47- LONLAY D., A travers à la Bulgarie, souvenirs de guerre et de voyage par un volontaire au 26e
régiment de cosaques du Don, Paris, 1888, p. 215.
48-ibid.
49- NORADOUNGHIAN G., Recueil d'actes internationaux de l'Empire ottoman, t. 4, Paris, 1903, p.
315.

157
d'Hafiz Pasha. La Porte décide donc de faire appel à une compagnie étrangère dans le
but de réaliser les constructions. Hirsch souhaite obtenir la concession mais les litiges
qui enveniment la relation entre ce dernier et la Porte se sont renforcées depuis 1872.
Nous allons détailler ici les éléments qui fondent ce conflit juridique et financier.
Premièrement, l'interprétation de la concession de 1872 est à l'origine des
réclamations de la compagnie envers le gouvernement impérial. Plus de dix ans après
l'entrée en fonction des premières lignes construites par le financier belge, la Porte n'a
jamais perçu sa part sur les recettes des sections exploitées. Hirsch s'y oppose car, selon
le contrat d'exploitation conclu en 1872, le calcul du partage des recettes repose sur un
réseau complet, c'est-à-dire comprenant un raccordement entre le chemin de fer quittant
Salonique et celui en provenance de Constantinople, ainsi qu'un embranchement entre
Yambol et Choumla50. Rappelons que l’exécution des lignes projetées en Bosnie-
Herzégovine et/ou en Serbie, est clairement désignée comme hypothétique lors de la
refonte des accords passés en 1869. Leur exploitation n'était donc pas formellement
garantie au concessionnaire. Toutefois, ce dernier parvient à obtenir un droit de
préférence pour la gestion du chemin de fer appelé à traverser le territoire serbe, « au
cas où le gouvernement s'entendrait avec les parties intéressées » pour le raccordement
« de ses lignes de Roumélie avec celles de la Serbie »51. Dans l'éventualité selon
laquelle ces négociations aboutiraient, la société Hirsch « aura pour la construction de
cette ligne le droit de préférence sur les autres concurrents à conditions égales »52.
Fort de son droit de préférence, et face à l'incapacité prévisible de la Porte à
mener par ses propres moyens techniques et financiers l'avancée des travaux,
l'acquisition du contrat relatif à la construction des raccordements en territoire ottoman
semble acquise pour la compagnie de Hirsch. Mais en 1878, la création d'un Etat serbe
indépendant et l'instauration d'une principauté autonome, la Bulgarie, viennent contre-
carrer les intérêts du concessionnaire. En effet, ce dernier disposait d'un droit de
préférence pour « la jonction » des « lignes de Roumélie avec celles de la Serbie »53.
Cette formulation ambiguë laisse à penser qu'il est en position d'effectuer la poursuite
des travaux à partir du terminus du chemin de fer de Constantinople, c'est-à-dire
Bellova. Mais en Bulgarie, où les idées nationalistes connaissent un essor considérable

50- ANONYME, Actes de la concession des chemins de fer de la Turquie d'Europe, Constantinople,
1903, p. 58, https://archive.org/details/actesdelaconces00eurgoog
51- ibid.
52- ibid.
53- ibid.

158
durant le dernier quart du XIXe siècle54, les représentants du chef de l'Etat, le prince
Alexandre de Battenberg, refusent catégoriquement de négocier avec une société
étrangère en vue de l'application du Traité de Berlin55. La principauté conditionne la
signature de la Convention à quatre à l'abandon du droit de préférence détenu par
Hirsch, pour tout raccordement vers la Serbie. En se substituant aux engagements pris
par la Porte envers la compagnie, la Bulgarie craint une manœuvre qui l'obligerait à
répondre des manquements du gouvernement impérial. Pour rassurer l'assemblée
bulgare, Hirsch s'engage, au nom de la compagnie, « à ne pouvoir prétendre à aucune
indemnité ni compensation d'aucune sorte, pour cause des dérogations aux conventions
existantes, passées entre la compagnie et le gouvernement ottoman, le 18 mai 1872 »56.
Mais cet engagement n'est pas suffisant. Dans la période qui entoure la
conclusion de la Convention à quatre, Hirsch se voit incapable de gagner la confiance
des représentants bulgares, qui poursuivent leur opposition à toute participation de la
Compagnie d'exploitation des chemins de fer de la Turquie d'Europe. Celle-ci doit se
résoudre à se retirer, sous la pression de l'Autriche-Hongrie. Un acte de renonciation,
portant sur « tout droit à la construction et à l'exploitation des chemins de fer sur le
territoire bulgare, en tant que les lignes prévues par la convention de 1872 y sont
situées, » est communiqué le 31 mai 1883 au gouvernement autrichien 57. Le calendrier
laisse apparaître le coup de force de l'Autriche-Hongrie sur les négociations. En effet, la
Convention à quatre est conclue le 9 mai 188358. La renonciation de Hirsch, remise trois
semaines plus tard au « ministre d'Autriche-Hongrie, a été officiellement communiquée,
par ce dernier, au délégué du gouvernement bulgare le 20 juin 1883 »59. L'Etat bulgare,
nous l'avons vu, s'était lancé à cette époque, dans l'étude de plusieurs lignes ferroviaires,
privilégiant l'espace danubien et celui de la mer Noire. Avant de libérer la Bulgarie de
l'emprise de la Compagnie sur son avenir ferroviaire, l'Autriche-Hongrie exige donc de
la principauté bulgare qu'elle s'engage à accepter le tracé défini à Vienne, en vue de la
mise en place de la ligne Belgrade < > Bellova. Les intérêts austro-hongrois ont donc
54- RADEV S., La Macédoine et le renaissance bulgare au 19e siècle, Sofia, 1918, p. 6,
https://archive.org/details/lamacdoineetle00rade
55- GNEIST R., Sentence arbitrale rendue par le sur-arbitre dans le différend entre le gouvernement
impérial ottoman et la compagnie d'exploitation des chemins de fer orientaux, Constantinople, 1903, p.
75, https://archive.org/details/sentencerendue00gnei
56- ibid., p. 76.
57- ibid.
58- NORADOUNGHIAN G., Recueil d'actes internationaux de l'Empire ottoman, t. 4, Paris, 1903, p.
315.
59- GNEIST R., Sentence arbitrale rendue par le sur-arbitre dans le différend entre le gouvernement
impérial ottoman et la compagnie d'exploitation des chemins de fer orientaux, Constantinople, 1903, p.
76.

159
prévalu sur ceux de Hirsch.
En réalité, les pressions exercées en faveur d'une renonciation de la compagnie
ont des origines multiples. En effet, plusieurs années avant l'organisation de la
Conférence à quatre, la Banque Ottomane tente déjà de s'opposer à la main-mise de
Hirsch sur la construction et l'exploitation des raccordements ferroviaires, dont le
Congrès de Berlin avait imposé la mise en place. Un télégramme échangé entre les
sièges de cette institution bancaire, à Paris et à Constantinople, montre que dès le mois
d'avril 1879, celle-ci s'attache à obtenir une concession pour la gestion de cette affaire 60.
Mais le droit de préférence détenu par le financier, pour les lignes de jonction entre la
Roumélie et la Serbie, le protège des combinaisons projetées par la direction de la
Banque Ottomane. Celle-ci bénéficie toutefois du soutien du grand vizir 61. Au
lendemain du Congrès de Berlin, la Porte et la Banque Ottomane semblent décider à
s'unir contre Hirsch. En effet, il est rapporté, dans le document précédemment cité, que
le grand vizir se propose de soutenir les positions de l'institution bancaire en vue d'une
mise à l'écart de Hirsch62. Ce dernier a un droit de préférence pour opérer à la jonction
des lignes installées par sa société de construction avec celles de Serbie, mais dans
l'éventualité où un raccordement est installé entre Bellova et Uskub, cette ville
deviendrait le nœud des communications, en lieu et place de Nish. Il n'y aurait ainsi
plus deux embranchements à construire en direction du territoire serbe, mais un seul
uniquement. La mise en place d'une voie ferrée entre Bellova et Uskub, excluant la
Serbie, s'avère donc être « tout à fait libre », selon les termes du grand vizir 63. Une fois
ce contrat obtenu, la Banque Ottomane se chargerait de sous-traiter la construction à
une entreprise de travaux, qui peut espérer de beaux bénéfices, car le « terrain étant
difficile, le prix sera plus rémunératif ». Au cours de l'échange télégraphique, il est
toutefois rappelé que « le seul moyen de faire parvenir le matériel de construction »,
c'est par « le chemin de fer dont Hirsch régit le tarif ». Ce dernier est ainsi en position
« d'entraver fortement le transport nécessaire à son concurrent »64.

Ecarté du terrain bulgare, Hirsch conserve un droit de préférence pour les deux

60- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Chemin de fer de Constantinople à Belgrade //
Télégramme envoyé à la direction de la Banque ottomane à Paris, le 24 avril 1879.
61- ibid.
62- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Chemin de fer de Constantinople à Belgrade //
Télégramme envoyé à la direction de la Banque ottomane à Paris (24 avril 1879).
63- ibid.
64- ibid.

160
lignes de raccordement que l'Empire ottoman s'est engagé à mettre en place, connectant
Uskub à la frontière serbe, et Bellova à la frontière bulgare. Nous reviendrons dans un
prochain développement sur les litiges qui opposent Hirsch au gouvernement impérial
sur cette question. Dès 1881, l'installation de chemins de fer en Serbie à débuté. Au
contraire des cas bulgare et rouméliote, les constructions ferroviaires sur le territoire
serbe font rapidement l'objet d'un consensus entre les grands acteurs politiques et
financiers. Il s'agit désormais d'interroger la nature des relations qui unissent ces
acteurs, ainsi que le rôle de ces derniers dans la réorganisation du territoire serbe.

161
2-2-1 La réorganisation territoriale de la Serbie

Au lendemain du Traité de Berlin, conclu en 1878, la réorganisation du maillage


territorial serbe est amorcée. Pour l'Autriche-Hongrie, ce territoire dispose d'une grande
profondeur stratégique. Par sa position géographique, la Serbie est une première porte
vers l'Orient. Depuis Belgrade, la vallée de la Morava conduit à Nish, qui commande
l'accès d'une part à Sofia, et d'autre part, à Salonique. Le maillage territorial serbe,
constitué presque exclusivement de pistes caravanières à la fin des années 1870, devient
ainsi un support pour l'articulation des visées impériales du voisin austro-hongrois dans
les Balkans.

1- Forces et faiblesses du maillage territorial serbe

Suite aux conflits qui l'opposent à l'Empire ottoman entre 1876 et 1878, la
Serbie agrandit son territoire de 20%, en s'étendant vers le Sud principalement. Ses
frontières les plus méridionales avoisinent désormais Sofia et Pristina 1. La
reconnaissance de ces gains territoriaux, par le Congrès de Berlin, visent à contenter
l'Etat serbe et à l'éloigner de l'influence de Saint-Pétersbourg, prédominante chez le
voisin bulgare2. Pour l'Autriche-Hongrie, qui consent à cet élargissement, l'occupation
de la Bosnie-Herzégovine permet d'établir une politique d'émancipation contrôlée de la
Serbie, en lui bloquant l'accès à la mer Adriatique 3. Avec une population d'environ 1,8
million d'habitants pour un territoire de 50 000 km², la densité démographique du
nouvel Etat institué par le Congrès de Berlin s'avère très faible 4. Encore fortement rural
(Belgrade ne compte que 35 000 habitants au début des années 1880)5, le territoire serbe
1- Digithèque de matériaux juridiques et politiques, Traité de Berlin (1878), Article 36, http://mjp.univ-
perp.fr/traites/1856paris.htm
2- LARMEROUX J., La politique extérieure de l'Autriche Hongrie 1875-1914, Paris, 1918, p. 443,
https://archive.org/details/lapolitiqueext02larmuoft
3- MARKOVITCH B., Le Balkan économique, Aperçu sur les éléments économiques du problème
balkanique, Paris, 1919, p. 136.
4- Becker Jean-Jacques, « L'ombre du nationalisme serbe », Vingtième Siècle - Revue d'histoire, Janvier
2001, n° 69, p. 7-29, http://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2001-1-page-7.htm
5- BIANCONI F., Cartes commerciales avec textes complémentaires indicatifs – royaume de Serbie,

162
constituait donc davantage une base pour la consolidation de l'influence austro-
hongroise dans les Balkans, plutôt qu'un véritable partenaire commercial de la
monarchie dualiste6. Avant l'installation des premiers chemins de fer entre l'Autriche-
Hongrie et la Serbie, celle-ci est déjà dans un état de quasi-dépendance vis-à-vis de son
voisin. Qu'il s'agisse du manque d'animaux de trait, ou de l'archaïsme des outils et des
ustensiles nécessaires aux cultures, en bois pour la plupart, les rendements de la
production agricole s'y avèrent souvent insuffisants7. En effet, d'après un ouvrage
intitulé La Serbie administrative, économique et commerciale, paru en 1883, « les
produits maraîchers et même les pommes de terre, ce mets indispensable (...) ne sont
pas cultivés en proportion des besoins de la population »8.
Le manque de voies de communication dans la moitié Nord du pays est
également en cause. Au début des années 1880, la principale route commerciale relie
Belgrade au port danubien de Semendria, puis rejoint Nish. Tous les acheminements de
marchandises s'effectuent en chariots à bœufs. Ce moyen de transport nécessite « huit à
dix jours, selon l'état des routes », pour effectuer le trajet entre Semendria et Nish,
éloignées pourtant de 200 kilomètres seulement9. Toutefois, dans les alentours de cette
ville, un réseau routier de bonne qualité a été tracé par Midhat Pasha, lorsqu'il
gouvernait la ville10, au début des années 1860. Ces routes, qui, à l'instar de la très
grande majorité des voies de transport par terre dans les Balkans, demeurent
impraticables en carrosse, permettent toutefois de connecter la Serbie à la Bulgarie par
Pirot, et à l'Empire ottoman, par Vranja. Il apparaît donc que le tracé des lignes serbes,
tel qu'il fut défini par l'Autriche-Hongrie et la Serbie en 1880, se calque sur
l'organisation commerciale préexistante. Notons que les rivières ne participent
quasiment pas aux échanges. En effet, tel que le souligne Borchgrave, auteur de
l'ouvrage précédemment cité, « il n'est pas question de navigation proprement dite à
l'intérieur de la Serbie » étant donné que « les cours d'eaux qui arrosent le pays ne sont
navigables »11. Seuls la Save et le Danube offrent ainsi une voie à la circulation des
embarcations. L'inexistence de voies navigables vers l'intérieur du territoire, à

Paris, 1885, p. 42.


6- MARKOVITCH B., Le Balkan économique, Aperçu sur les éléments économiques du problème
balkanique, Paris, 1919, p. 135.
7- BORCHGRAVE E., La Serbie administrative, économique et commerciale, Bruxelles, 1883, p. 99,
https://archive.org/details/laserbieadminis00borcgoog
8- ibid.
9- ibid., 201.
10- ibid., p. 160.
11- ibid., p. 78.

163
l'exception de quelques courtes sections, sur la Morava notamment, limite ainsi
fortement les échanges commerciaux12. L'insuffisance de la production et la faiblesse
des moyens de transport contraignent ainsi les commerçants de la capitale serbe à
importer « fruits, fleurs, voire même légumes de première nécessité » depuis Semlin,
localité située sur la rive occidentale de la Save, en territoire austro-hongrois, et ce
« malgré des droits considérables »13.
Au lendemain du Traité de Berlin (1878), rappelons que la Serbie ne constitue,
vis-à-vis de l'Autriche-Hongrie, ni un partenaire commercial ni même « un centre
moyen de consommation, surtout pour les articles industriels »14. Toutefois, malgré les
défaillances du maillage territorial serbe, et la faiblesse de son économie, le nouvel Etat
abrite la voie de passage la plus directe dans la perspective d'un déploiement de
l'influence austro-hongroise vers l'intérieur de la péninsule balkanique, en direction des
mers chaudes et de la capitale ottomane. A l'évidence, son rôle commercial est appelé à
s’accroître.
Qu'il s'agisse de la Bulgarie, de la Serbie ou encore de la Roumanie, les
puissances industrielles semblent percevoir les nouveaux Etats balkaniques comme des
territoires de liaison vers leurs zones d'intérêts économiques. Les articles 8, 37 et 48 du
Traité de Berlin le montrent. Ceux-ci prévoient qu'aucun droit de transit ne pourra être
prélevé dans ces Etats. Sur cet aspect, la stratégie de l'Autriche-Hongrie en Turquie
d'Europe est détaillée dans un rapport adressé le 31 janvier 1880 au ministre français
des Affaires étrangères, Freycinet, par le chargé d'affaires de France à Vienne, De
Moüy. Ce dernier rapporte son entretien avec Haymerle, représentant de Vienne au
Congrès de Berlin et chef de la diplomatie austro-hongroise de 1879 à 1881. Selon ce
rapport, la monarchie dualiste considérerait « uniquement la Bosnie et l'Herzégovine
comme des positions défensives » et n'aurait « pas, à l'égard de la Serbie, d'autre
préoccupation que d'assurer ses communications avec la Turquie et avec la mer »15.
Les affirmations de Haymerle semblent incorrectes. La Serbie n'est pas
uniquement une voie vers la Turquie et la mer. Il existait, selon Markovitch, auteur de
l'ouvrage intitulé Le Balkan économique, paru en 1919, « bien d'autres motifs et d'autres

12- BORCHGRAVE E., La Serbie administrative, économique et commerciale, Bruxelles, 1883, p. 78.
13- ibid., p. 99.
14- MARKOVITCH B., Le Balkan économique, Aperçu sur les éléments économiques du problème
balkanique, Paris, 1919, p. 135.
15- AMAE // Commission de publication des documents relatifs aux origines de la guerre de 1914 //
Documents diplomatiques français 1871-1914, série 1 (1871-1900), t. 3 (janvier 1880 – 13 mai 1881),
Paris, 1931, p. 12, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6463613f?rk=364808;4

164
intérêts que l'Autriche-Hongrie n'osait pas faire voir et qu'au contraire elle tenait à
cacher »16. Il est vrai, qu'au début des années 1880, ce territoire n'a que peu
d'importance commerciale pour l'Empire austro-hongrois. Toutefois, dans la perspective
d'une modernisation de la Serbie, Vienne pourrait y installer « une base économique
forte et solide », au service de son agenda oriental : « conquérir les Balkans et effectuer
sa percée en extrême-Orient ». C'est cet agenda qui établit, en réalité, les fondements de
la relation austro-serbe17.

2- La réorganisation territoriale serbe : acteurs et enjeux

La réorganisation par le rail de la Serbie est amorcée dès 1880, plusieurs années
avant la ratification de la Convention à Quatre. Le 12 avril de cette année, un accord
préliminaire est signé entre l'Autriche-Hongrie et la Serbie. Il définit le tracé et le délai
d’exécution des chemins de fer serbes « dirigés vers Salonique et Constantinople »18.
L'accord prévoit l'installation de deux ponts ferroviaires afin de franchir la Save, entre
Belgrade et Semlin, ainsi que le Danube, à hauteur de Novi Sad.
En 1881, la Serbie lance un appel d'offres afin de mettre en place les lignes
prévues par l'accord conclu entre Vienne et Belgrade. Trois groupes s'affrontent. Le
premier est représenté par un financier belge, Eugène Bontoux. Anciennement expert
auprès de la Sudbahn, ce dernier était proche des Rothschild jusqu'en 1878, date à
laquelle il rejoint la capitale française pour y créer L'Union Générale 19. A l'image de
Dumonceau, le premier a avoir obtenu une concession ferroviaire d'envergure du
gouvernement ottoman, Bontoux promeut une christianisation des capitaux, dont
l'objectif vise à placer l'élément catholique au cœur de la finance européenne 20. Le
second groupe représente « une société belge puissante, alliée à des financiers
considérables »21. Dans son ouvrage paru en 1966, Grunwald estime que cette société
16- MARKOVITCH B., Le Balkan économique, Aperçu sur les éléments économiques du problème
balkanique, Paris, 1919, p. 136.
17- ibid.
18- AMAE // Commission de publication des documents relatifs aux origines de la guerre de 1914 //
Documents diplomatiques français 1871-1914, série 1 (1871-1900), t. 3 (janvier 1880 – 13 mai 1881),
Paris, 1931, p. 81.
19- GRUNWALD K., Turkenhirsch: A study of Baron Maurice de Hirsch, Entrepreneur and
Philanthropist, Jerusalem, 1966, p. 56.
20- JACQUEMYNS M., Langrand-Dumonceau, promoteur d'une puissance financière catholique
(compte-rendu), In : Archives de sociologie des religions, n°19, 1965. pp. 199-200,
www.persee.fr/doc/assr_0003-9659_1965_num_19_1_2579_t1_0199_0000_1
21- BORCHGRAVE E., La Serbie administrative, économique et commerciale, Bruxelles, 1883, p. 89.

165
est probablement une création de Hirsch, destinée à dissimuler les positions de ce
dernier sur le terrain ferroviaire serbe22. Enfin, le troisième groupe représente les
positions de la Russie et souhaite davantage l'échec des négociations que leur réussite.
Mené par Baronoff, il défend toutefois l'idée d'une ligne ferroviaire qui connecterait
Odessa à la mer Adriatique en passant la Serbie23.
Le 22 mars 1881, une concession ferroviaire est accordée à Bontoux après un
vote de l'assemblée parlementaire serbe, la Skoupchtina. Ce dernier, qui « eut
facilement raison de ses concurrents »24, l'emporta en réalité grâce à un contexte
politique favorable. En effet, en 1879, l'Autriche-Hongrie se dote d'un nouveau chef de
gouvernement, Edouard Taaffe, mais « les deux grands groupes financiers de Vienne lui
étaient hostiles »25. En effet, le Crédit Foncier et la Wiener Bankverein apparaissaient
comme « inféodés au ministère précédent »26. Grâce à L'Union Générale, sa puissante
formation bancaire, Bontoux se présente comme une alternative pour le gouvernement
Taaffe27. Ceci explique un autre fait d'importance. Avant même la conclusion des
négociations pour l'installation des lignes ferroviaires serbes, Bontoux obtient la
concession relative à la mise en place du chemin de fer appelé à relier Budapest à
Semlin, sur la Save28.
Bontoux négocie alors l’exécution de ses contrats avec l'Entreprise générale de
construction des chemins de fer et des travaux publics. Elle fut fondée en 1870, par un
français d'origine grecque, Philippe Vitali. D'après une lettre retrouvée dans les archives
de la Compagnie des chemins de fer de l'Etat serbe 29, ce dernier a contacté le
concessionnaire dès le début du mois de février 1881 afin d'obtenir « l’exécution de
l'une des grandes entreprises qui seront la conséquence » de ses « combinaisons ».
Vitali lui indique, dans ce courrier, qu'il traita notamment avec « Monsieur de Hirsch,
les 430 premiers kilomètres de ses chemins turcs » et qu'il dispose « du personnel et des
moyens d'action nécessaires à de pareilles affaires »30. L'entrepreneur français ne
souhaite pas seulement construire les futurs chemins de fer serbes, il envisage
22- GRUNWALD K., Turkenhirsch: A study of Baron Maurice de Hirsch, Entrepreneur and
Philanthropist, Jerusalem, 1966, p. 57.
23- ibid.
24- BORCHGRAVE E., La Serbie administrative, économique et commerciale, Bruxelles, 1883, p. 89.
25- BONTOUX E., L'Union Générale, sa vie, sa mort, son programme, Paris, 1888, p. 42.
26- ibid.
27- ibid.
28- ibid., p. 51.
29- ANMT // 2001 036 (1881-1889) // Compagnie de construction et d'exploitation des chemins de fer de
l'Etat serbe // Production, Etudes techniques - Accessoires des lignes - Cahier des charges (1881-1883) //
Lettre (10 février 1881).
30- ibid.

166
également de participer à l'installation des lignes se trouvant en territoire austro-
hongrois, et à la construction des infrastructures tout le long de l'axe Budapest-Nish.
Pour tenter de convaincre Bontoux, Vitali lui rappelle combien est grand « l'intérêt qu'il
y a dans des pays nouveaux à ne pas fractionner les entreprises ». En effet, selon ce
dernier, s'il est choisi « comme entrepreneur unique », il serait en mesure de « mieux
manier les prix d'exécution », et de « conséquemment accepter des conditions plus
favorables au concessionnaire »31.
Bontoux répond favorablement à une partie des demandes de Vitali. Ce dernier
obtient un contrat pour la construction et l'exploitation des chemins de fer en Serbie. En
Autriche-Hongrie, la ligne Budapest < > Semlin est confiée à une autre entreprise
française, la Compagnie Fives-Lille. Créée en 1865 et initialement spécialisée dans la
construction de locomotives, cette société s'oriente vers l'installation de chemins de fer
et d'ouvrages d'art32. Fives-Lille fournit ainsi des éléments du pont construit entre
Fetesci et Tchernavoda33, aux embouchures du Danube, sur lequel nous reviendrons.
C'est également cette compagnie qui se voit charger de construire les deux ouvrages
d'art nécessaire à la traversée en train du Danube et de la Save. Le pont de Novi Sad est
achevé avant la fin de l'année 1883, celui de Semlin en 1884 34. Mais entre le début des
travaux et leur achèvement, un événement modifie de manière brutale l'organisation
financière de ces projets.
En favorisant l'octroi de la concession pour la ligne Budapest < > Semlin à
Bontoux, la préférence du gouvernement austro-hongrois à l'égard de ce dernier se fait
au détriment de la Compagnie des chemins de fer du Sud de l'Autriche ou Sudbahn.
Celle-ci, contrôlée par la Banque de Paris et des Pays-Bas ainsi que par le Crédit
Lyonnais, a tenté d'imposer sa participation. Mais les accointances entre Bontoux et le
gouvernement austro-hongrois rendirent ces tentatives vaines35. Création de la famille
Bischoffsheim, la Banque de Paris et des Pays-Bas se rapproche des Rothschild afin

31- ANMT // 2001 036 (1881-1889) // Compagnie de construction et d'exploitation des chemins de fer de
l'Etat serbe // Production - Etudes techniques - Accessoires des lignes - Cahier des charges (1881-1883) //
Lettre (10 février 1881).
32- SOCIETE DES INGENIEURS CIVILS DE FRANCE, Mémoires et compte-rendu des travaux, vol.
1, Paris, 1889, p. 27, https://archive.org/stream/mmoiresetcompte17frangoog#page/n8/mode/2up
33- PILOT G., BORDES J.L., Ouvrages du génie civil français dans le monde 1820-1915, Paris, 2011, p.
15, http://home.iesf.fr/offres/file_inline_src/752/752_P_39479_574beb0210477_6.pdf
34- Henry Jacolin, « L’établissement de la première voie ferrée entre l’Europe et la Turquie : Chemins de
fer et diplomatie dans les Balkans », Revue d’histoire des chemins de fer, 35, 2006, p. 5-24,
https://rhcf.revues.org/414
35- Kurgan-Van Hentenryk Ginette, Bouvier (Jean), « Le Krach de l'Union Générale (1878-1885) », In.
Revue belge de philologie et d'histoire, t. 40, fasc. 2, 1962. pp. 517-522, www.persee.fr/doc/rbph_0035-
0818_1962_num_40_2_2418_t1_0517_0000_ 3

167
d'organiser une riposte à Bontoux, considéré comme un outsider illégitime sur le terrain
austro-hongrois36. Au mois de janvier 1882, peu après la création de la Compagnie des
chemins de fer de l'Etat serbe, le principal établissement bancaire du financier, L'Union
Générale, est emporté dans la débâcle des bourses de Lyon et de Paris. Bontoux est
arrêté et se voit condamner à cinq ans de prison. Cet épisode ruinera les épargnants
catholiques et contribuera à alimenter l’antisémitisme en France. Toutefois, malgré de
nombreuses enquêtes, portant sur cette faillite qui a enflammé l'opinion, aucune preuve
de manipulation des cours boursiers n'a pu être avérée. L'historien français Jean
Bouvier a notamment publié, en 1960, un ouvrage intitulé Le Krach de L'Union
Générale37 qui se consacre à la compréhension de cette banqueroute.
La Serbie transfert alors les droits de Bontoux au Comptoir d'escompte de Paris,
qui refonde au mois de février 1882, la Compagnie des chemins de fer de l'Etat serbe.
Celle-ci dispose de trois ans pour mener à bien les constructions. A cette date, aucune
ligne ferroviaire n'est installée en Serbie, à l'exception de celle qui relie Velika-Plana,
sur la route de Belgrade à Nish, à Semendria, le port danubien situé à l'Est de la capitale
serbe. Cette localité fluviale est située face à Bazias, la tête de pont des chemins de fer
austro-hongrois sur le Danube. La construction d'un chemin de fer à voie étroite entre
Semendria et Velika-Plana vise ainsi « à transporter le matériel et les matériaux destinés
à la construction de la ligne de Belgrade à Nish »38. Grâce à la coopération entre le
Comptoir d'escompte de Paris et la société Vitali, cette ligne est inaugurée au mois de
septembre 1884. Longue de 242 kilomètres, elle compte plus de 50 ouvrages d'art39.

2- Le rail : vecteur de modernisation ?

A l'évidence, l'entente trouvée au Congrès de Berlin (1878), puis la signature du


Traité d'alliance des Trois Empereurs (1881), garantissant le « statu-quo territorial de la
Turquie d'Europe »40, créent la stabilité politique nécessaire à la modernisation des

36- ibid.
37- BOUVIER J., Le krach de L'Union Générale, Paris, 1960.
38- ANMT // Compagnie de construction et d'exploitation des chemins de fer de l'Etat serbe // 2001 036 –
(1881-1889) // -004 // Travaux de la ligne, Constructions, Ouvrages d'art- // Convention relative à la
ligne de Velika-Plana à Semendria (octobre 1885).
39- ANMT // Compagnie de construction et d'exploitation des chemins de fer de l'Etat serbe // 2001 036 –
(1881-1889) // -012 // Lignes, ouvrages d’art, stations : plans, croquis, contrats, brochures, tableaux,
correspondances, cahiers des charges. 1881-1884 // Lettre (29 janvier 1883).
40- Article II du Traité d'alliance des Trois Empereurs, signé à Berlin le 18 juin 1881, http://mjp.univ-
perp.fr/traites/1881empereurs.htm

168
villes balkaniques. En Serbie, avant même l'ouverture de l'axe Vienne-Nish en 1884, la
transformation des localités serbes a été amorcée et un élément a semble t-il joué un
rôle fondamental. Il s'agit de l'accord douanier conclu entre Belgrade et le pouvoir
austro-hongrois au mois de mai 1880. Il abaisse les droits d'entrée, en territoire serbe,
pour une série de produits tels que le fer et l'acier, bruts ou ouvrés, les instruments et
outils agricoles, le papier, les pierres de construction, le ciment, les poteries et enfin les
verreries. Sur tous ces articles, l'Autriche-Hongrie ne paie « que la moitié des droits
qu'ont à acquitter les articles similaires d'autres pays »41. De passage à Belgrade en
1883, soit un an avant l'inauguration du chemin de fer menant à Nish, un voyageur
rapporte que la « physionomie » de la ville « se transforme assez rapidement » et que
« des centaines de nouvelles maisons » y « ont été bâties depuis deux ou trois ans »42.
Selon lui, la capitale serbe ne serait « pas reconnaissable pour qui ne l'a pas vue depuis
dix ans ». D'après la même source, Nish connaîtrait une « transformation analogue » et
« deux hôtels à l'européenne » y ont même été construits43. Ce récit de voyage nous
indique également un autre aspect du processus de modernisation. La construction de
villes basées sur le modèle européen nécessite le plus souvent, de tracer « de larges
rues » et pour y parvenir, il est parfois nécessaire de détruire une partie conséquente de
leur centre. A Nish par exemple, « tout un quartier turc a disparu »44. En devenant serbe,
cette ville semble perdre en partie, l'héritage laissé par la présence ottomane45.
Les besoins de la Serbie en matériaux de construction alimentent également les
échanges en provenance de Bulgarie et de Turquie. Vranja et Pirot constituent alors les
deux postes-frontières qui permettent au territoire serbe d'échanger avec les ports de la
Turquie d'Europe, en mer Egée. Avant même la mise en service des chemins de fer
serbes, il s'échange, entre Nish, Vranja et Uskub (sur la ligne Salonique < > Mitrovitza),
ainsi qu'entre Nish, Pirot et Bellova (le terminus de la ligne de Roumélie orientale),
plusieurs dizaines de tonnes de marchandises à travers les routes caravanières. Les
expéditions prenant la voie de Vranja, depuis Salonique, s'effectuent par Uskub,
Kumanovo, Bukavce et Zibefce à la frontière serbo-ottomane 46. Grâce à cette voie
commerciale, qui combine rail et route caravanière, la Serbie importe, entre le mois de

41- BORCHGRAVE E., La Serbie administrative, économique et commerciale, Bruxelles, 1883, p. 174.
42- ibid., p. 159.
43- ibid.
44- ibid.
45- Pour aller plus loin sur ces questions, le lecteur est invité à consulter cette référence : Machiel Kiel,
« Un héritage non désiré : le patrimoine architectural islamique ottoman dans l’Europe du Sud-Est, 1370–
1912 », In. Études balkaniques (en ligne), 12/2005, http://etudesbalkaniques.revues.org/123
46- BORCHGRAVE E., La Serbie administrative, économique et commerciale, Bruxelles, 1883, p. 202.

169
novembre 1881 et le mois de mai 1882, 60 tonnes de barres de fer en provenance du
Royaume-Uni et de Suède47, 80 tonnes de pétrole d'Amérique, une dizaine de tonnes de
verreries, et autant de produits coloniaux tels que le sucre et le café. Les importations
par la voie de Vranja concernent également des produits tels que le riz, le papier, le
coton, les fruits, les huiles, etc48.
Via Pirot, qui permet de connecter Nish à la Bulgarie, la Serbie importe sur la
même période, 20 tonnes de ceintures de laine, 50 tonnes d'huiles, 25 tonnes de coton,
et pour un million de francs de produits manufacturés de provenance anglaise ou
turque. Les exportations serbes, celles empruntant les deux postes-frontières du Sud,
concernent majoritairement des bœufs, des moutons, des peaux, du vin, de la corderie,
ou encore du beurre et du fromage49.
Il est intéressant de noter que ces échanges ont permis à Nish d'amorcer un
processus de modernisation à une période où aucun chemin de fer n'est installé en
Serbie. Cela permet de réévaluer l'importance des pistes caravanières, qui continuent,
malgré des effets de déclassement parfois brutaux, de jouer un rôle essentiel jusqu'aux
guerres balkaniques. En effet, sur la base des tarifs exigés par le chemin de fer, le prix
des transports par chariot à bœufs est en moyenne cinq fois plus élevé. Par exemple,
l'expédition, par train, d'une tonne de marchandises entre Salonique et Uskub, distantes
de 250 kilomètres, revient à 17 francs. Afin d'acheminer, à l'aide de chariots, cette
même cargaison, entre cette ville et Nish, éloignées de 210 kilomètres, il est réclamé
entre 80 et 100 francs50.
Le coût des transports est ainsi un obstacle à la fluidité des échanges en
direction de la Serbie. Au début des années 1880, les commerçants de Vranja et les
caravaniers établissent un arrangement qui divise par deux le prix de l’acheminement
des marchandises sur la section Uskub-Nish51. Il s'agissait, très probablement, d'un
accord visant à grouper les commandes et à permettre le convoi de caravanes plus
importantes, donc moins onéreuses. Au regard de ces arrangements, la mise en place
des chemins de fer serbes, ainsi que leur raccordement, annoncent une profonde
transformation de l'organisation commerciale préexistante (fig. 13).

47- La monarchie suédoise exporte à cette période, par la voie Salonique < > Uskub – Vranja, cinq fois
plus de fer que le Royaume-Uni.
48-BORCHGRAVE E., La Serbie administrative, économique et commerciale, Bruxelles, 1883, p. 203.
49- ibid., p. 204.
50- BORCHGRAVE E., La Serbie administrative, économique et commerciale, Bruxelles, 1883, p. 201.
51- ibid.

170
La transformation de Nish en articulation incontournable (1885)

(fig. 13)

A l'inverse de Kustendil, Nish se trouve sur les grandes voies de passage naturelles qui
connectent la Serbie à la Bulgarie et au Kosovo. En devenant la tête de ligne des chemins de fer
serbes, son attraction sur les routes caravanières méridionales a encore été accrue.

A l'échelle locale, l'arrivée du chemin de fer a des conséquences paradoxales sur


le maillage territorial. C'est en réalité le rythme de l'avancement des travaux qui cause
ces distorsions. Lorsque le chemin de fer atteint une ville et que les constructions y sont
stoppées, comme ce fut le cas à Bellova, à Nish, à Vranja, ou encore à Mitrovitza, la
nouvelle tête de ligne devient une base de redistribution des marchandises, ce qui
engendre une dynamisation des échanges sur le réseau de pistes qui l'entoure. Toutefois,
l'extension de la voie ferrée fait perdre une grande partie de son attractivité, voire de
son utilité, au réseau local de routes. Les nombreux villages, auparavant dynamisés par
le passage des caravanes, se retrouvent hors des voies commerciales. Cette perte
d'attractivité pousse les populations concernées à rejoindre les villes, accélérant le
processus d'urbanisation. En engendrant, de manière directe et indirecte, un
renforcement des aires urbaines, lieux de réception puis de diffusion des mœurs
européennes, il apparaît ainsi que la construction de chemins de fer fut un vecteur
fondamental des grandes transformations socio-économiques de la Turquie d'Europe au

171
tournant du siècle.
Après avoir joué un rôle de première importance dans l'articulation des relations
entre la Serbie et la mer Egée, la route caravanière reliant Uskub à Nish, est donc
appelée à subir une forte perte d'attractivité. A l'été 1886, ce basculement s'opère en
partie. A cette date, l'inauguration de la ligne Nish < > Vranja déclasse une première
section de la route menant à Uskub depuis le cœur de la Serbie 52. Au Sud-Est de cet
Etat, l'embranchement aboutissant à Pirot, localité située à la frontière bulgare, est
achevé l'année suivante, au mois de septembre 1887 précisément53.

L'organisation du maillage territorial serbe, ainsi que les dynamiques qui sous-
tendent sa recomposition, ont été détaillées au cours de cette partie. Avec l'installation
d'une ligne ferroviaire directe reliant Vienne aux confins de la Serbie, l'Autriche-
Hongrie semble en mesure d'imposer sa domination commerciale sur l'Etat voisin. Le
raccordement des chemins de fer serbes aux ports de la mer Egée apparaît ainsi comme
une aubaine pour l'extension de l'influence austro-hongroise. Toutefois, au regard du
potentiel de déploiement des puissances maritimes, le Royaume-Uni particulièrement,
les nouvelles lignes de liaisons risquent d'élargir leurs zones de clientèle dans les
Balkans, au détriment des intérêts économiques des empires centraux. La mise en place
des raccordements est ainsi appelée à profondément redéfinir les rapports de force sur
l'échiquier régional.

52- Foreign Office // 1887 [C.4916] [C.4924] No. 26 // Reports on subjects of general and commercial
interest // Turkey // Report on the Uscup-Vranja section of the Balkan railways - Reference to previous
reports on the Balkan Railway System [C. 4651]-[C. 3961]-[C. 3782] // Consul-General Blunt to the Earl
of Iddesleigh (21 novembre 1886).
53- Henry Jacolin, « L’établissement de la première voie ferrée entre l’Europe et la Turquie : Chemins de
fer et diplomatie dans les Balkans », Revue d’histoire des chemins de fer, 35, 2006, p. 5-24.

172
2-2-2- Compléments du réseau balkanique : Acteurs et enjeux

Parallèlement à la mise en place de la ligne de Belgrade à Nish et de ses voies


d'embranchement, dirigées d'une part, vers Vranja, et d'autre part, vers Pirot, la Bulgarie
et l'Empire ottoman procèdent, sur leur territoire à la construction des raccordements,
selon l'itinéraire établi par la Convention à quatre de 1883. Cette phase du processus de
restructuration, qui s'achève en 1888, est décisive pour l'espace balkanique. Durant sa
réalisation, un éventail de considérations, financières et territoriales pour la plupart, est
révélé. Qu'il s'agisse d'acteurs étatiques, institutionnels ou privés, engagés dans ce
processus, le contrôle des lignes de raccordement est perçue comme une séquence
cruciale dans le processus de pérennisation de leurs intérêts.

1- Tentatives d'évictions et alliances à l'encontre de Hirsch

Le principal obstacle à la finalisation du réseau ferroviaire balkanique réside


dans la dégradation des relations qu'entretiennent la Porte et Hirsch. Ce dernier, au
lendemain de la ratification de la Convention à quatre et de l'abandon de ses droits à la
construction et à l'exploitation des chemins de fer bulgares, propose au gouvernement
impérial de mettre en place les raccordements sous la responsabilité directe de l'Empire
ottoman, c'est-à-dire celui de Roumélie orientale, entre Bellova et la frontière bulgare,
et celui de Macédoine, appelé à relier Uskub à la frontière serbe. Rappelons que la
concession de 1872 accorde à Hirsch l'exploitation de ces lignes, qui prolongent les
chemins de fer installés par sa compagnie depuis Constantinople, Salonique et
Dédéagatch, et qu'il détient par ailleurs, un droit de préférence « sur les autres
concurrents à conditions égales »1 afin de procéder à leur mise en place. Mais un litige
portant sur le paiement de la redevance kilométrique va perturber fortement les
négociations pour l'octroi du contrat de construction.

1- ANONYME, Actes de la concession des chemins de fer de la Turquie d'Europe, Constantinople, 1903,
p. 58, https://archive.org/details/actesdelaconces00eurgoog

173
Nous l'avons dit précédemment, le gouvernement impérial s'engageait, par la
convention de 1869, à garantir l'exploitation des lignes balkaniques, pendant une
période transitoire de dix ans, après leur mise en service. Cet engagement est réitéré
lors de la refonte de ce contrat, en 1872. Néanmoins, selon les nouveaux accords, une
part des revenus tirés des lignes construites par Hirsch, de « 80% sur les recettes brutes
au-delà de 12 000 francs par kilomètre », est accordée à la Porte, pendant la même
période transitoire. L'achèvement progressif des voies ferrées installées par le financier
entre 1870 et 1874, implique donc que l'extinction de la garantie est partiellement
survenue en 1880 et qu'à partir de cette date, il est censé fournir au trésor ottoman 8000
francs, pour chaque kilomètre exploité depuis plus de 10 ans. Mais au cours des années
1870, Hirsch s'est toujours refusé à transmettre la part allouée à la Porte, et après 1880,
il s'oppose au versement de la redevance due. La concession de 1872, ou plus
précisément le traité d'exploitation qui l'accompagne, établit que la rente kilométrique
(8000 francs), serait reversée dès la mise en exploitation des chemins de fer que l'Etat
ottoman s'engageait à construire, et « devant servir à joindre » les lignes installées par
Hirsch « entre elles ou à les raccorder avec les voies ferrées de l'Europe ». Ce dernier
invoque ainsi la violation de cet engagement afin de justifier la captation de cette
somme. Selon lui, en ne construisant pas les raccordements, la Porte a restreint le trafic
attendu sur les lignes balkaniques, réduites à l'état de tronçon, ce qui rend caduques les
calculs de partage des bénéfices tirés de leur exploitation. C'est sur cette position que
Hirsch affronte le gouvernement impérial, duquel il exige le versement d'indemnités.
Face à cette attitude, la Porte commence à considérer que la rétrocession de 1872 était
une manœuvre destinée à lui faire accepter des engagements irréalisables, se retournant
aussitôt contre ses intérêts. Dans un document officiel intitulé Exposé général des
relations du gouvernement impérial avec la compagnie concessionnaire d'exploitation,
publié en 1903 à l'occasion d'une procédure judiciaire, l'administration ottomane expose
ses vues sur cette « situation compliquée, grosse d'embarras et de difficultés »2. Hirsch
y est décrié comme étant l'instigateur de cette manœuvre, qui offrait à sa « compagnie
exploitante (...) la quasi-certitude qu'elle n'aurait jamais à payer la rente de 8000 francs
». En effet, d'après cette source, en stipulant « la création des routes, en stipulant la
construction des raccordements des lignes ottomanes entre elles, en énonçant dans le
contrat de 1872 des considérations pouvant donner lieu à équivoque et faire présumer
2- ANONYME, Arbitrage entre le gouvernement impérial ottoman et la compagnie des chemins de fer
orientaux – Exposé général des relations du gouvernement impérial avec la compagnie concessionnaire
d'exploitation, depuis l'origine jusqu'à ce jour, Constantinople, p. 47, 1903.

174
l'existence d'une multitude d'engagements à la charge de l'Etat, le concessionnaire »
aurait poursuivi « l'exécution d'un projet devant lui assurer des bénéfices qu'aucun
entrepreneur de travaux publics n'a jamais pu espérer »3.
Dans le contexte d'une perte de confiance entre les acteurs, le retrait de Hirsch
des projets ferroviaires bulgares peut être perçu comme une tentative de sabotage des
lignes de raccordements, dont la construction serait synonyme d'achèvement du réseau,
ce qui le contraindrait à payer la redevance kilométrique qui revient à la Porte. De plus,
si le réseau est achevé, le concessionnaire ne pourra pas être en mesure de verser la
rente de 8000 francs due à la Porte car « les prévisions les plus optimistes n'arrivent pas
à admettre que le réseau tout entier puisse donner un revenu net suffisant »4.
L'achèvement du réseau est donc synonyme de difficultés financières pour la
compagnie d'exploitation. En octroyant la construction des raccordements à Hirsch, la
Porte se placerait ainsi dans l'étrange situation selon laquelle la mise en place de lignes
serait accordée à un concessionnaire dont les intérêts, en tant qu'exploitant, s'y
opposent. Cette confusion entre les différents rôles joués par Hirsch est un élément
central dans la compréhension de l'imbroglio juridique et financier qui détériore la
confiance du gouvernement impérial. La méfiance de la Porte est ainsi à son comble
lorsque le financier lui propose une nouvelle combinaison, au début de l'année 1883.
Celle-ci est détaillée au cours d'un communiqué officiel émis par la Porte, adressé à la
presse ottomane, et rapporté dans l'ouvrage, Les chemins de fer de la Turquie d'Europe 5,
paru en 1885. Il y est indiqué que Hirsch se propose de construire les raccordements en
territoire ottoman, c'est-à-dire ceux de Roumélie orientale ainsi que ceux de Macédoine,
en avançant les sommes nécessaires, sur la base de 200 000 francs par kilomètre. Il
conditionne son offre à une réévaluation de la rente à verser au gouvernement, qui
passerait à « 1500 francs par kilomètre au lieu et place de 8000 francs »6. Cette
réévaluation, qui concernerait l'ensemble des voies ferrées exploitées par la compagnie,
aurait pour effet d'absorber totalement la part de l'Etat ottoman. En effet, selon l'offre de
Hirsch, la redevance de 1500 francs « serait retenue (...) en remboursement des
dépenses à effectuer pour la construction des dites lignes de jonction »7. Il s'engage, en

3- ibid.
4- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 368 // F97 // Raccordements – Constitution de la Société //
Consultations et questions à résoudre (4 décembre 1884).
5- ANONYME, Les chemins de fer de la Turquie d'Europe, Versailles, 1885, pp. 73-80,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4415509
6- ibid., p. 78.
7- ibid.

175
retour, à se désister « de ses réclamations antérieures ». La Porte refuse
catégoriquement ces propositions, « évidemment inacceptables », selon les termes du
communiqué8.
A la fin de l'année 1883, Hirsch tente de se rapprocher de la direction de la
Banque Ottomane afin de lui proposer un arrangement9. Si la banque lui permet
d'obtenir du gouvernement le contrat relatif à la construction des raccordements, il
s'engage à lui « repasser ce contrat et la totalité de l'affaire ». Dans une lettre échangée
entre deux membres importants du conseil d'administration de la Banque Ottomane,
Berger et Foster, l'arrangement proposé par Hirsch est jugé comme étant
« dangereux »10. En effet, les représentants de cette institution bancaire craignent,
« d'avoir l'air, vis-à-vis du gouvernement d'aider M. de Hirsch à obtenir la concession
qu'il demande ». Par ailleurs, la réputation de ce dernier semble si mauvaise, qu'ils
redoutent « de présenter au public une affaire » obtenue de ses « mains »11. Ils
sollicitent donc la plus grande prudence face aux combinaisons du financier et en
appelle à ce « que le gouvernement soit tenu au courant des agissements du baron »12.
L'année 1884 marque ainsi un tournant dans la question des raccordements. Les
tentatives de rapprochement impulsées par Hirsch en direction de la Banque Ottomane
ont pour effet principal de créer, au contraire, une sorte de coalition orientée contre lui.
Certains cadres de l'institution bancaire et le gouvernement impérial se liguent afin de
faire obstacle aux combinaisons du financier sur le terrain des chemins de fer en
Turquie d'Europe. Les archives de la Banque Ottomane laissent apparaître ce
rapprochement, ainsi que l'accord tacite qui prévoit la neutralisation de Hirsch 13.
L'éviction de ce dernier permettrait à la banque de récupérer la concession visant à la
construction des raccordements. Une lettre adressée à l'institution bancaire par le
ministère des Travaux publics, datée du 30 octobre 1884, assure ainsi que le
gouvernement impérial à « l'intention d'encourager » la proposition de la banque, « en
vue de la formation par ses soins d'une société ottomane chargée de la construction des
jonctions et de l'exploitation des chemins de fer de la Turquie d'Europe ». Il y est
notamment indiqué que Berger, l'un des administrateurs du groupe à Constantinople, est

8- ibid., p. 79.
9- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Lettre adressée à Foster - copie confidentielle (24
novembre 1883).
10- ibid.
11- ibid.
12- ibid.
13- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 368 // Déclaration du Gouvernement – Lettre à Mr de Hirsch //
Lettre (30 octobre 1884).

176
autorisé à « se rendre immédiatement à Paris pour conférer avec les comités de la
banque et les renseigner sur tous les éléments de la question »14.
Assurée du soutien de la Banque Ottomane, la Porte adresse un ultimatum à
Hirsch. Seule la réponse de ce dernier nous permet de connaître son contenu 15. Hirsch
se voit dans l'obligation de procéder à la construction des raccordements et d'accepter
simultanément, un règlement de tous les litiges portant sur l'exploitation des voies
ferrées déjà construites, ou la mise « sous séquestre » de la compagnie exploitante sera
prononcée. Cet ultimatum s'accompagne d'un nouveau contrat contenant « plusieurs
centaines d'articles », dont « l'acceptation placerait », selon le concessionnaire, cette
société « dans l'impossibilité absolue d'exploiter le réseau existant et de construire les
lignes de jonction ». Cet élément semble démontrer que l'Etat ottoman n'a pas
l'intention de traiter avec Hirsch et qu'il s'agit davantage de contraindre ce dernier à se
retirer. En réponse à ces menaces, il déclare au grand vizir que cette déchéance
constituerait un « acte de violence qui se concevrait d'autant moins » qu'il ne fait non
pas partie des « débiteurs du gouvernement impérial » mais plutôt de ses « créanciers »,
et ce, « pour des sommes considérables ». Par ailleurs, Hirsch rappelle au représentant
de la Porte « qu'en qualité de société étrangère », sa compagnie est « couverte par les
garanties résultant des traités internationaux ». En effet, celle-ci étant de nationalité
autrichienne, il est en droit de réclamer l'intervention de la diplomatie austro-hongroise
dans cette affaire. Enfin, Hirsch en appelle au retrait de cet ultimatum et à ce que l'on
respecte les conventions conclues, qui « serait violées de la manière la plus éclatante si
un séquestre était mis sur l'exploitation (..) non pas vertu d'une sentence arbitrale mais
avant toute réunion des arbitres »16.
Envoyée au début du mois de novembre 1884, cette lettre marque une rupture
dans les relations entre le gouvernement impérial et Hirsch. Selon la convention de
1872, la constitution d'une commission arbitrale est prévue en cas de litiges entre les
contractants. Toutefois, la Porte redoutait de s'en remettre à un comité d'arbitres et ce,
pour plusieurs raisons. Le gouvernement impérial considérait tout d'abord que le terrain
purement juridique ne lui serait pas favorable dans la mesure où l'arrangement de 1872
constituait justement le carcan légal organisant toute la défense de Hirsch. En effet, en
ne construisant ni les chemins de fer, ni les ports, ni les routes prévus la convention de

14- ibid.
15- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 368 // Déclaration du Gouvernement – Lettre à Mr de Hirsch //
Lettre (2 novembre 1884).
16- ibid.

177
1872, la Porte a manifestement violé ses engagements. Il est vrai, toutefois, que certains
travaux furent commencés, tels que ceux visant à l'extension de la ligne de Bellova à
Sofia, et que les révoltes bulgares puis serbes, et enfin la guerre russo-turque, ont non
seulement stoppé les constructions, mais constituent de plus, une raison légitime pour
invoquer le cas de force majeure et ainsi la refonte des contrats. Cependant, ces
arguments pourraient ne pas être entendus par la commission arbitrale. Un document
issu des archives de la Banque Ottomane montre l'aide apportée par l'institution
bancaire au gouvernement impérial face à ces incertitudes. Ce document, daté du 4
décembre 1884 et intitulé Consultation et questions à résoudre17, s'apparente à un
examen des moyens d'actions du gouvernement impérial contre Hirsch. Sa partie
introductive est sans équivoque. Elle énumère les trois grandes problématiques qui
structurent ce litige. Premièrement, « le gouvernement impérial est-il en droit de mettre
la main sur les chemins de fer de la Turquie d'Europe et de les placer sous séquestre ? »
Deuxièmement, « devant quelle juridiction devront être portées les contestations
auxquelles ces actes pourront donner lieu ? » Et troisièmement, « le gouvernement
impérial doit-il consentir à l'institution du tribunal arbitral prévu par la convention ? »18.
Sur les conseils de la Banque Ottomane, qui préconise, préalablement au recours
à l'arbitrage, la conclusion d'un arrangement financier partiel, la Porte renonce
temporairement à la mise sous séquestre de l'exploitation des lignes construites par
Hirsch. Au regard de la chronologie, il s'agissait seulement d'un report permettant de
régler prioritairement la question de la mise en place des raccordements. Face à
l'envenimement des relations entre Hirsch et le gouvernement impérial, et
l'empressement de l'Autriche-Hongrie à voir se réaliser les lignes de jonction, l'éviction
du financier dans la construction des raccordements devient prioritaire. Au début de
l'année 1885, le gouvernement impérial lance un appels d'offres. Hirsch fait face à un
groupe composé de la Banque Ottomane et du Comptoir d'escompte de Paris, soutenu
par le grand vizir19. Ce groupe fixe à 170 000 francs le prix kilométrique des lignes à
construire. Il se propose également d'avancer les sommes nécessaires à leur
construction, au taux de 7%, et exige une garantie provenant à 80%, de la part du
gouvernement dans les recettes de l'exploitation et pour le reste, de « la taxe des
moutons des vilayets de Salonique, Brousse et Smyrne »20. C'est la Banque Ottomane
17- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 368 // F97 // Raccordements – Constitution de la Société //
Consultations et questions à résoudre (4 décembre 1884).
18- ibid.
19- ANONYME, Les chemins de fer de la Turquie d'Europe, Versailles, 1885, p. 79.
20- ibid.

178
qui est « chargée d'encaisser sur les lieux et de transmettre à Constantinople les produits
de la taxe sur les moutons affectés à la société21».
Pour conserver la main, le financier propose de construire les lignes au prix de
150 000 francs par kilomètre, soit 25 % de moins que le prix avancé au lendemain de la
Convention à quatre22. Les sommes nécessaires seraient prêtées au trésor ottoman, au
taux de 6 %, et le remboursement s'effectuerait par les recettes tirées de l'exploitation
des nouvelles lignes. C'est sur les questions de l'installation et de l'entretien des voies
ferrées que le groupe de la Banque Ottomane l'emporte. Celui-ci s'engage à construire
une station « à chaque parcours de 13 kilomètres », à « poser des rails en acier », à
entretenir les lignes installées « pendant cinq années consécutives sans demander pour
cela aucun frais au gouvernement et enfin à se porter garant pour toutes indemnités qui
résulteraient de la construction défectueuse » de ses chemins de fer23.
La proposition de Hirsch ne comportait quant à elle aucune garantie de ce type,
et tel que le souligne le gouvernement impérial dans un communique officiel, non sans
ironie, il fallait alors « examiner si au prix de 150 000 francs par kilomètre on
construira les nouvelles lignes de la même manière que le groupe » de la Banque
Ottomane, « ou bien si l'on se conformera aux conditions du cahier des charges de
1872, ou bien encore si on construira les nouvelles lignes avec une dépense bien au-
dessous du prix, comme ont été construites les anciennes lignes »24. Rappelons que les
voies ferrées installées par la Société impériale des chemins de fer de la Turquie
d'Europe, entre 1870 et 1874, coûtèrent en moyenne, 90 000 francs par kilomètre.
Hirsch reçut pourtant 200 000 francs du trésor ottoman afin de mener les travaux. A
l'époque, ce prix semble être justifié, au regard des contraintes techniques et matérielles
imposées par le cahier des charges, en annexe des actes de concession. Mais tel que
nous l'avons expliqué, ces exigences ne furent pas respectées lors de la mise en place
des deux lignes dirigées vers Andrinople 25. De plus, même si Hirsch accepte de
construire les voies de raccordement en respectant pleinement les dispositions du cahier
des charges de la convention de 1872, le gouvernement impérial s'aperçoit « d'après le
calcul fait », que le prix de revient des travaux n’excéderait pas, sous ces conditions,
120 000 francs, et qu'il « y aurait encore une différence en plus de 30 000 francs

21- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 368 // F97 // Raccordements – Constitution de la Société //
Notes sur le raccordement des chemins de fer turcs (date inconnue).
22- ANONYME, Les chemins de fer de la Turquie d'Europe, Versailles, 1885, p. 79.
23- ibid.
24- ibid.
25- Voir – Partie 1 // Chapitre 3 // Partie 3.

179
environ pour chaque kilomètre, somme qui, devrait être donnée sans motifs »26.

2- Hirsch en résistance ?

Au début de l'année 1885, un firman accorde la construction des raccordements


au groupe de la Banque Ottomane. Un article paru en 1885 extrait d'une revue intitulée
La Gazette géographique27, nous informe des dessous de cette décision qui fait suite à
un pic de tensions entre les membres du vizirat et le sultan Abdul-Hamid. D'après cet
article, ce dernier s'est montré enclin à accepter les propositions faites par Hirsch, qui
avait su s'attirer « les sympathies du sultan et du palais »28. Le grand vizir a alors
communiqué un « mémoire personnel » à Abdul-Hamid dans lequel il explicite son
opposition à tout nouvel engagement de la Porte auprès du financier. Il déclare décliner
« toute responsabilité (...) dans le cas où » les propositions de Hirsch « seraient
acceptées » et affirme même qu'il est « prêt à donner sa démission » si un accord avec
ce dernier vient à être conclu29. Malgré le réseau d'influence dont le financier dispose, et
qui s'étend apparemment jusqu'aux plus proches conseillers du sultan, Abdul-Hamid
décide de suivre les recommandations appuyées de son grand vizir, en choisissant le
groupe de la Banque Ottomane pour la construction des raccordements. Hirsch reçoit
toutefois une forme de compensation.
L'iradé de la Porte s'accompagne d'un acte officiel appelant à la constitution
d'une commission arbitrale afin de régler les litiges pendants 30. Hirsch appelait à la
formation de cette commission depuis plus de dix ans. Nous l'avons dit, le terrain
juridique s'annonce défavorable au gouvernement impérial. Mais après des années
d'obstructions, la Porte s'est finalement décidée à accepter le recours à l'arbitrage 31. Ce
choix a été arrêté en partie sur les conseils de la Banque Ottomane, qui est parvenue à
« rassurer le gouvernement sur le danger de confier à des juges de convention le soin de
résoudre des contestations de cette importance ». En effet, la banque garantissait à la
Porte « qu'elle trouverait le cas échéant, pour la composition du tribunal arbitral, des

26- ANONYME, Les chemins de fer de la Turquie d'Europe, Versailles, 1885, p. 79.
27- MARBEAU E., La Gazette géographique (nouvelle série – premier semestre), Paris, 1885, p. 38,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6568675b?rk=21459;2
28- ibid.
29- ibid.
30- ibid.
31-ANONYME, Les chemins de fer de la Turquie d'Europe, Versailles, 1885, p. 38.

180
personnalités offrant toutes les garanties désirables de capacité et d'intégrité »32.
La concession pour la mise en place des jonctions a ainsi été accordée à la
Banque Ottomane et au Comptoir d'escompte de Paris. Malgré son échec, Hirsch va
profiter d'un événement politique majeur afin de régler la question de la redevance
kilométrique, sans même avoir recours au comité arbitral. A l'automne 1885, la Bulgarie
et la Roumélie orientale proclament leur union « à la faveur de l'inertie de
Constantinople et du désaccord intime des puissances »33. Ce redimensionnement de la
Bulgarie engendre le mécontentement de la Serbie, qui profite de la stratégie de Sofia,
arc-boutée sur une confrontation directe avec l'Empire ottoman, pour déclarer la guerre
à son voisin. Face au risque d'un nouvel embrasement de la Turquie d'Europe, la Porte
concentre ses troupes aux frontières rouméliotes et serbes. Mais le trésor impérial ne
peut supporter le coût d'une guerre, ni même celui de la mobilisation prolongée des
troupes34. Une avance de 23 millions de francs est alors proposée par Hirsch à la Porte,
en échange d'un abaissement, à 1500 francs, de la redevance qui lui est due pour
l'exploitation des lignes contrôlées par sa compagnie, et d'une nouvelle répartition des
recettes35. Sur cette deuxième exigence, notons que l'Etat ottoman était en droit de
percevoir, depuis la mise en fonction des premières sections construites par la société
impériale, au début des années 1870, 80 % des revenus au-delà de 12 000 francs par
kilomètre. Selon le nouvel accord, qui débloque l'avance de 23 millions de francs, cette
part sur les revenus de l'exploitation est désormais de 45 % au-delà de 10 333 francs. La
Porte, « qui avait besoin d'argent »36, selon la formule de l'historien français Charles
Morawitz, accepte et signe cet arrangement le 22 décembre 188537.
A l'issue du Traité de Bucarest, conclu le 3 mars 1886, qui réinstaure la frontière
serbo-bulgare telle que définit par le Congrès de Berlin et qui entérine une forme de
rattachement de la Roumélie orientale à la Bulgarie, en échange du versement à la Porte
de 30% des revenus de la province annexée38, le projet de raccordement est poursuivi
selon l'itinéraire défini par la Convention à quatre. Le groupe de la Banque Ottomane et
32- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 368 // F97 // Raccordements – Constitution de la Société //
Consultations et questions à résoudre (4 décembre 1884).
33- SERKIS C., La Roumélie Orientale et la Bulgarie actuelle, étude d'histoire diplomatique, Paris,
1898, p. 3 (de l'introduction), https://archive.org/details/laroumlieorient00serkgoog
34- MORAWITZ C., Les finances de la Turquie, Paris, 1902, p. 380,
https://archive.org/details/lesfinancesdela00moragoog
35- ibid.
36- ibid.
37- VELAY A., Essai sur l'histoire financière de la Turquie depuis le règne du sultan Mahmoud II
jusqu'à nos jours, Paris, 1903, p. 568, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65442436
38- LAMOUCHE L., La Bulgarie dans le passé et le présent : étude historique, ethnographique,
statistique, et militaire, Paris, 1892, p. 277, https://archive.org/details/labulgariedansl00lamogoog

181
du Comptoir d'escompte de Paris se voit charger de créer une compagnie qui « prendra
le nom de Société de construction des chemins de fer de raccordement du réseau de la
Turquie d'Europe39 ». Afin de construire les lignes de jonction, allant « de Uskub à
Vranja et de Bellova à la frontière bulgare », dans les environs du « col de Vakarel »40,
et qui « auront en tout une longueur totale de 120 kilomètres »41, un capital de 30
millions de francs doit être constitué. L'agrégation des capitaux nécessaires aux
constructions a été révélatrice des accointances et des connivences qui régissent les
milieux financiers européens. Dès l'obtention du firman, la Société Générale contacte la
Banque Ottomane afin de lui « rappeler les accords verbaux intervenus » entre les deux
établissements42. En effet, plusieurs années auparavant, en 1881 précisément, la seconde
s'engageait vis-à-vis de la première à « l'associer aux affaires industrielles » dont elle
« prendrait la direction en Turquie, et notamment » à « lui réserver la part la plus large
possible dans l'affaire des chemins de fer ». Et la Société Générale souhaite désormais
que l'on lui fasse « savoir quelle part » la Banque Ottomane « avez pu » lui « réserver
(…) dans cette opération »43.
Les archives de la Banque Ottomane permettent de connaître les actionnaires de
la compagnie chargée de la construction des jonctions 44. A l'examen de la liste des
souscripteurs, il semble que ce type d'arrangement constitue un élément central dans
l'organisation des milieux financiers européens. Qu'il s'agisse de la Banque Ottomane
ou du Comptoir d'escompte de Paris, leurs accords respectifs les obligent à ouvrir le
capital de la compagnie à une série de banques. Sur les 600 parts nécessaires à la
formation du capital, seules 113 reviennent à la Banque Ottomane et 64 au Comptoir
d'escompte de Paris. La Banque de Paris et des Pays-Bas, ainsi que la Bleichroder Bank
de Berlin se saisissent respectivement de 60 parts. La Société Générale en obtient 36, et
la Banque Bethmam Frères investit 1 500 000 francs, soit l'équivalent de 30 parts. La
Banque des Pays Autrichiens participe également au capital de la compagnie, à hauteur
de 25 parts, suivie par la Banque Hentsch Frères et Cie (17 parts), la Société Générale

39- ANMT // 207 AQ 368 // Déclaration du Gouvernement – Lettre à Mr de Hirsch // Société de


construction des lignes de raccordement des chemins de fer de Roumélie (Firman impérial, convention,
cahier des charges, statuts), Paris, 1885.
40- ibid.
41- ANONYME, Les chemins de fer de la Turquie d'Europe, Versailles, 1885, pp. 73-80.
42- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 368 // Déclaration du Gouvernement – Lettre à Mr de Hirsch //
Lettre (21 février 1885).
43- ibid.
44- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 368 // Déclaration du Gouvernement – Lettre à Mr de Hirsch //
Société de construction des lignes de raccordement des chemins de fer de la Roumélie - liste des
souscripteurs.

182
de l'Empire Ottoman (12 parts), la Banque André Gérot et Cie (10 parts), la Banque
Mallet Frères et Cie (8 parts), la Banque Seillière (8 parts) et le Crédit Général Ottoman
(7 parts)45. Les 150 parts restantes reviennent pour la plupart à une myriade
d'établissements bancaires, plus modestes, tels que la Banque du Crédit Suisse, la
Banque Franco-Russe, la Société Marseillaise à Paris, la Banque Maritime, la Société
Française Belge ou encore la Basler Bankverein, installée à Bâle. Enfin, la liste des
souscripteurs dévoile une série d'investisseurs privés, agissant en leur nom, et se
révélant être le plus souvent, à la tête d'établissements bancaires déjà engagés dans
l'affaire des jonctions. C'est le cas de Denfert-Rochereau ou de Hottinguer, qui exercent
des rôles d'administrateur au sein du Comptoir d'escompte de Paris pour le premier, et
de la Banque Ottomane pour le second46.
Les alliances matrimoniales et les fusions bancaires complexifient fortement la
classification de ces acteurs, et la définition de lignes de fractures à l'intérieur des
milieux qu'ils forment. Par exemple, concernant l'affaire des raccordements, la
participation de la Banque de Paris et des Pays-Bas est révélatrice de cet
enchevêtrement d'intérêts parfois inextricables. La banque a été créée en 1872, par la
fusion de la Banque de Paris, la Banque de Crédit et de Dépôt des Pays-Bas, et les
banques du groupe dirigé par la coalition de deux familles juives, les Bischoffsheim et
les Goldschmidt. Louis-Raphaël Bischoffsheim, à la tête de la dynastie bancaire du
même nom, qui est également l'un des fondateurs de la Société Générale, n'est autre que
le beau-père de Hirsch. L'éviction de ce dernier, au profit du groupe de la Banque
Ottomane, est ainsi à relativiser. En effet, par ses puissants liens familiaux, il demeure
intéressé à l'affaire des raccordement des chemins de fer ottomans. Par ailleurs, le
réseau dont bénéficie Hirsch explique que ce dernier fut en mesure de mener à bien ses
combinaisons sur les places européennes. Dans la dernière partie de cette thèse, un
développement sera consacré à l'articulation de ces réseaux en terrain ottoman47.

45- ibid.
46-ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 368 // Déclaration du Gouvernement – Lettre à Mr de Hirsch //
Société de construction des lignes de raccordement des chemins de fer de la Roumélie- liste des
souscripteurs.
47- BNP PARIBAS, De la haute banque à la banque d'affaires, Louis-Raphaël Bischoffsheim (1800-
1873), https://histoire.bnpparibas/document/de-la-haute-banque-a-la-banque-daffaires-louis-raphael-
bischoffsheim-1800-1873/

183
3- Vitali : un concessionnaire au cœur des antagonismes régionaux

Une fois le capital réuni, la construction des lignes de jonctions débute. Afin
d'installer la ligne appelée à relier Vranja à Uskub, longue de 85 kilomètres, le
Comptoir d'escompte de Paris fait appel à un entrepreneur de travaux ayant démontré
son sérieux lors de la mise en place des chemins de fer serbes, Philippe Vitali 48. En
moins de 18 mois, le tronçon Uskub-Vranja est quasiment achevé. Il sera finalement
inauguré à la fin du mois de mai 188849. Un rapport envoyé au Foreign Office par le
consul britannique de Salonique décrit l'avancement des travaux, l'itinéraire exact, la
distance entre les stations, ainsi que la qualité des infrastructures et des ouvrages d'art 50.
On y apprend que 170 ponts ont été construits sur la ligne Uskub < > Vranja. Seuls
quatre de ces structures dépassent dix mètres mais « toutes sont composés d'un tablier
en fer, de piliers en pierre et de contreforts en granit, provenant de carrières découvertes
dans les environs »51. Le pont le plus long traverse le Vardar, au départ de la station
d'Uskub, avec un développement de 120 mètres. Presque la totalité des métaux
nécessaires aux constructions provient de Belgique, plus précisément de Hal, de
Louvain, de La Louvière, et de Seneffe. Salonique est la porte d'entrée de ces
matériaux, que l'on transporte ensuite vers Uskub par train 52. Les traverses sont faites de
bois de chêne, en provenance de Fiume, le port austro-hongrois, mais aussi de Serbie, et
de Batoum en Russie. La ligne comprend huit stations, ce qui équivaut à installer une
station tous les dix kilomètres environ53. Cette moyenne d'écartement entre les stations
atteint 20 kilomètres sur les lignes construites par Hirsch. Par ailleurs, selon ce rapport,
en se dirigeant vers Vranja, la ligne traverserait une série de plaines fertiles, séparées
entre-elles par des collines. Les villages installés dans ce relief, tels que Rahmanli,
Koumanovo, Prechovo (l'actuelle Presevo) ou encore Tobanovce (aujourd'hui
Tabanovtsé), abritent plusieurs milliers d'habitants, qui se « consacrent tous, plus ou
moins, à l'agriculture »54. L'installation d'un chemin de fer permettant de relier ces

48- Foreign Office // [C.4916] [C.4924] 1887 // No. 26 // Report on the USCUP-VRANJA section of the
Balkan railways // Consul-General Blunt to the Earl of Iddesleigh (21 novembre 1886).
49- G. Buloz, « Le Mouvement financier de la quinzaine (1er mai 1888) », In. Revue des Deux Mondes,
3e période, tome 87, 1888, pp. 237-240,
https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Mouvement_financier_de_la_quinzaine_(1er_mai_1888)
50- ibid.
51- ibid.
52- ibid.
53- ibid.
54- Foreign Office // [C.4916] [C.4924] 1887 // No. 26 // Report on the USCUP-VRANJA section of the
Balkan railways // Consul-General Blunt to the Earl of Iddesleigh (21 novembre 1886).

184
localités, au fort potentiel agricole et démographique, semble donc annoncer une
profonde réorganisation des systèmes d’interdépendances qui les unissent. Par exemple,
à Koumanovo, il se tient « une foire hebdomadaire qui attirent les paysans des villages
alentours »55. Compte-tenu du fait que sur la ligne Uskub < > Vranja, la distance entre
les stations est restreinte à dix kilomètres, il semble que le marché que forme
Kumanovo est appelé à perdre une partie de sa clientèle. En effet, chacune des gares
installées le long de la voie sera en mesure de jouer le rôle de plateforme de
redistribution des marchandises, en direction de leur voisinage direct, c'est-à-dire dans
un rayon de cinq kilomètres. Qu'il s'agisse des caravaniers, des forains, ou encore des
aubergistes, une série de métiers risque ainsi de disparaître, suite à l'inauguration de la
ligne Uskub < > Vranja56.
Egalement confiée à l'entrepreneur Vitali, l'installation du chemin de fer situé en
Roumélie orientale, entre Bellova et Vakarel, d'un développement de 46 kilomètres, est
achevée rapidement, au mois de novembre 188757. La mise en place de la ligne Vakarel
< > Tsaribrod, à la frontière serbe, est à la charge de la Bulgarie qui contracte en 1886
un emprunt de 17 millions de francs afin de réaliser ce projet 58. Cette voie ferrée,
longue de 160 kilomètres, est terminée au mois de juin 1888. Pourtant, à cette date,
malgré l'achèvement des voies de raccordement, aucun train ne circule entre la Serbie et
la vallée de la Maritza. Cette situation est due à l'apparition de nouveaux litiges,
survenus au cours des travaux. Le gouvernement impérial refuse d'honorer ses
engagements vis-à-vis de Vitali59. Rappelons que ce dernier s'est fait rétrocéder, par le
groupe de la Banque Ottomane, une concession pour la construction ainsi que
l'exploitation d'une ligne, située en Roumélie orientale. Mais quelques mois après le
lancement des travaux, cette principauté, qui dépendait directement de la Porte, à
l'exception de son administration, est rattachée à la Bulgarie. Et tel que nous l'avons dit,
le Traité de Bucarest, signé en 1886, entérine cette union.
La Porte considère alors que l'Etat bulgare, en annexant la Roumélie orientale,

55- Foreign Office // [C.4916] [C.4924] 1887 // No. 26 // Report on the USCUP-VRANJA section of the
Balkan railways // Consul-General Blunt to the Earl of Iddesleigh (21 novembre 1886).
56- ibid.
57- Henry Jacolin, « L’établissement de la première voie ferrée entre l’Europe et la Turquie : Chemins de
fer et diplomatie dans les Balkans », Revue d’histoire des chemins de fer, 35, 2006,
https://rhcf.revues.org/414
58- BIANCONI F., Cartes commerciales avec notice descriptive : Bulgarie et Roumélie orientale, Paris,
1887, p. 25.
59- DZHALEVA-CHONOKOVA A., « Balkan railways development : contradictions in the past,
cooperation at present », In. Mechanics transport communications – academic journal, n° 0197, 2007, p.
17, http://www.mtc-aj.com/library/197_EN.pdf

185
devait se soustraire à ses engagements, ceux contractés auprès de Vitali 60. Mais il
apparaît que ce dernier est dans l’impossibilité de négocier directement avec Sofia,
largement opposée à l'idée de confier la gestion de cette ligne à une société étrangère.
En effet, cela aurait porté à trois le nombre de compagnies exploitant les chemins de fer
bulgares, à savoir la compagnie de Hirsch entre la frontière turque, Bellova et Yambol,
celle de Vitali entre Bellova et Vakarel et enfin la ligne gérée par l'Etat entre Vakarel et
Tsaribrod. Pour la Bulgarie, dont les habitants « ne veulent rien devoir aux étrangers »61,
la mainmise de l'Etat sur les chemins de fer doit être totale. C'est cette conviction qui
pousse le gouvernement de Sofia à racheter la voie ferrée déficitaire qui lie Roustouk à
Varna, pour un prix largement exagéré, presque le double de sa valeur62. Après
l'ouverture de la ligne Nish < > Uskub, et l'achèvement du chemin de fer de Tsaribrod à
Vakarel, l'obstruction de Vitali constitue le dernier obstacle à l'établissement d'une
connexion ferroviaire entre Vienne et Constantinople. Au départ, lorsque les travaux
furent terminés sur la section Bellova < > Vakarel, celui-ci avait décidé en guise de
protestation, de permettre uniquement le passage des trains circulant « entre
Philippopouli et Sofia »63. Mais au printemps 1888 très probablement, il ferme
complètement la ligne. A l'abandon, cette section est la cible de brigands qui s'emparent
de matériaux et s'attaquent aux employés de la compagnie 64. C'est alors que le
gouvernement de Sofia réalise un coup de force. Le 8 juillet 1888, afin de protéger la
ligne des vols65 et du brigandage66, il s'en empare en « déployant des troupes tout le long
des voies »67, excluant Vitali du terrain ferroviaire bulgare68. Il apparaît que
l'engagement pris par la Bulgarie, celui de permettre le plus rapidement possible la
circulation des trains internationaux sur le tronçon saisi, ait atténué fortement les
contestations des grandes puissances69. Le 12 août 1888, soit un mois après le coup de
force bulgare, la ligne trans-balkanique reliant directement Budapest à Constantinople

60- HUGONNET L., Chez les Bulgares, Paris, 1888, p. 181, https://archive.org/details/ChezLesBulgares
61- ibid.
62- DRANDAR A.G., Les événements politiques en Bulgarie, depuis 1876 jusqu'à nos jours, Bruxelles,
1896, p. 161, https://archive.org/details/lesvnementsp00dran
63- ETAT-MAJOR DE L'ARMEE (FRANCE), Revue militaire des armées étrangères, 35e année, Paris,
1906, p. 220, https://archive.org/details/revuemilitaired11armgoog
64- DZHALEVA-CHONOKOVA A., « Balkan railways development : contradictions in the past,
cooperation at present », In. Mechanics transport communications – academic journal, n° 0197, 2007, p.
17.
65- ibid.
66- HULME-BEAMAN A., M. Stambulof, Londres, 1895, p. 144,
https://archive.org/details/mstambuloff00beamgoog
67- ibid.
68-
69- ibid.

186
est enfin inaugurée (fig. 14).

Le réseau ferroviaire balkanique en 1888

(fig. 14)

Lors de l'installation des lignes de raccordement, permettant de relier


directement le réseau européen à Salonique et à Constantinople, les forces qui
dynamisent le processus de restructuration territoriale des Balkans s'entrechoquent.
Qu'il s'agisse des concessionnaires, de la Porte, du gouvernement bulgare, ou de la
Banque Ottomane, ces acteurs tentent d'imposer la réalisation de leurs projections.
Après de nombreuses péripéties, l'inauguration de la première voie ferroviaire directe
entre Vienne et Constantinople, marque la fin d'une première phase dans le processus de
réorganisation territoriale des Balkans. Cette ligne est appelée à transformer toute cette
région en une voie de passage pour les flux commerciaux en provenance et en direction
de l'Europe. Il s'agissait, du moins, de l'objectif partagé par les promoteurs de ces longs
projets ferroviaires. Mais quels ont été les véritables changements engendrés par cette
restructuration d'ensemble de l'espace balkanique ?

187
2-2-3 La Roumanie : un territoire en résilience

L'achèvement des jonctions au centre de la Turquie d'Europe, inaugure la voie la


plus courte vers l'Orient. Entre Paris et Salonique, le voyage en train dure désormais 75
heures, par la voie de Munich, de Vienne, de Belgrade et de Nish. Depuis cette ville,
une bifurcation se dirige vers le Sud-Est et permet d'atteindre Constantinople, en
traversant Sofia, Philippopouli (l'actuelle Plovdiv) et Andrinople. En partance de la
capitale française, rejoindre la rive occidentale du Bosphore par cet itinéraire ne
nécessite plus que 87 heures, soit moins de quatre jours1. Ces quelques informations
permettent de mesurer le potentiel de réorganisation dont disposent les lignes trans-
balkaniques. En effet, la transformation du cœur de la Turquie d'Europe en zone de
passage pour les flux internationaux, est synonyme de déclassement pour les voies
ferrées et fluviales qui structurent le transport des marchandises et des voyageurs entre
l'Europe centrale et la mer Noire. Pourtant, cette restructuration a des conséquences
restreintes sur les grandes routes commerciales préexistantes, car celles-ci se
réorganisent à la même période. Et pour s'emparer au mieux de cette thématique, cette
partie se propose de questionner les basculements successifs qui accompagnent le
déplacement, sur le terrain balkanique, de la route la plus courte vers l'Orient, entre le
début des années 1860 et les premières années de la décennie 1890.

1- La Roumanie sur la route de l'Orient

Avant l'installation de l'axe Vienne < > Salonique, le territoire roumain


accueillait les différents itinéraires reliant l'Europe à l'Orient. Durant le chapitre I, les
trajets empruntant le Danube ou la Transylvanie, en direction de Varna, ont été détaillés.
Mais à partir de la seconde moitié de la décennie 1870, le développement du réseau
ferroviaire roumain ouvre de nouvelles voies de passage aux flux transcontinentaux. La
première est peu connue et sans doute, peu empruntée. Son existence a pourtant été
1- BAYER, Carte du chemin de fer bulgare de Tsaribrod-Sophia-Vakarel (document cartographique), ed.
E. Silber, 1888, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8439765f /

188
confirmée par une source fiable, un français dénommé Obédénare, exerçant la fonction
de professeur à l'université de Bucarest2. Il indique, dans son ouvrage intitulé La
Roumanie économique, paru en 1876, qu'« aujourd'hui, pour aller de Vienne à Bucarest
on fait un détour, en passant par Cracovie, Lemberg, Scuzava, Roman, Ibraila et
Buzeu ». Selon Obédénare, le voyageur qui relie Vienne à Bucarest par cet itinéraire,
traversant ainsi « la Gallicie, toute la Moldavie et le tiers oriental de la Valachie »,
mettrait « 46 heures à faire ce trajet » de « 1685 kilomètres »3.
Durant son exploitation, le chemin de fer Vienne < > Cracovie < > Limberg < >
Scuzava est en concurrence avec l'itinéraire empruntant les Carpates, qui rappelons le,
met en connexion Vienne, Arad, Sibiu, Kronstadt (aujourd'hui Brasov), Prédéal,
Ploiesti, Bucarest et Giurgiu. Au cours de la seconde moitié de la décennie 1870, la
commodité et l'efficience de cette voie de passage, qui nécessitait d'effectuer une partie
du voyage en diligence, connaissent une sérieuse amélioration, grâce à la mise en place
d'un « chemin de fer de montagne »4. Il gravit le versant Sud des Carpates, entre Ploiesti
et Prédéal, le poste frontière roumain, lui-même « relié à Kronstadt » par train, du coté
austro-hongrois5. L'établissement de cette voie ferrée « complète ainsi la ligne
transylvaine de Pesth à Bucarest »6, et permet à la Roumanie de disposer d'une seconde
connexion ferroviaire directe avec le centre de l'Europe7.
Toutefois, tel que nous l'avons dit, la chaîne des Carpates est traversée, à hauteur
de Prédéal, par un chemin de fer de « montagne », ce qui signifie que son écartement
est inférieur à celui des lignes auxquelles il se raccorde. Cette configuration impose
donc des ruptures de charges qui limitent l'attractivité de « la ligne transylvaine de
Pesth à Bucarest »8. Parallèlement, la voie ferrée empruntant la voie de Limberg impose
un détour considérable. Ces deux itinéraires ne disposent donc pas des atouts
nécessaires à leur transformation en artère intercontinentale. A l'évidence, ces routes ne
peuvent lutter contre l'ouverture, en 1878, d'une ligne dont l'importance s’avère majeure
pour le développement de l'économie roumaine. Il s'agit du chemin de fer reliant les
embouchures du Danube (Ibraila) à la frontière serbo-hongroise (Turn Severin), en

2- OBEDENARE M.G., La Roumanie économique, Paris, 1876, p. 213,


https://archive.org/details/laroumaniecono00obuoft
3- ibid.
4- VOGEL C., L'Europe orientale depuis le traité de Berlin : Russie, Turquie, Roumanie, Serbie, autres
principautés et Grèce, Paris, 1881, p. 448, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65477537.r=
5- ibid.
6- ibid.
7- ibid.
8- ibid.

189
passant par Bucarest et les grandes plaines de Roumanie.
Suite à l'achèvement de cet axe ferroviaire, relié côté autrichien à Orsova et à
Temesvar à la fin des années 1870, Bucarest devient le centre de deux lignes
stratégiques de première importance, celle liant Vienne à Ibraila, aux embouchures du
Danube, et celle connectant Vienne à Varna, en mer Noire. Son inauguration est
accompagnée par la signature d'un traité de commerce entre l'Autriche-Hongrie et la
Roumanie, garantissant à celle-ci la libre navigation sur le Danube, ainsi que la sortie et
l'entrée en franchise d'une série de marchandises telles que les céréales, les pétroles, les
minerais de fer, ou encore « les machines de toutes espèce »9.
A l'image des autres Etats balkaniques, la Roumanie est dépourvue d'industrie.
Spécialisée dans l'exportation de céréales, l'économie roumaine ne cesse de croître
depuis les années 1860. En 1872, les chiffres réunis des importations et des exportations
de la Roumanie atteignent 238 millions de francs. En 1883, ils s'élèvent à 514 millions
de francs. Durant cette année, le total des exportations atteint 246 millions de francs. La
vente de céréales représente 80 % de cette somme, suivie par celle des bestiaux (10 %)
et enfin, celle des fruits et légumes. Sur la part des importations, soit 268 millions de
francs, les transactions concernent principalement les métaux, bruts ou ouvrés, les
textiles, les fruits exotiques, les articles tels que les peaux, les fourrures, les chaussures
et les produits coloniaux (sucre, café) ainsi que manufacturés 10. Le développement de
l'économie roumaine s'appuie notamment sur la conclusion d'accords bilatéraux avec
l'Autriche-Hongrie et le Royaume-Uni. Au lendemain du Traité de Berlin (1878), qui
garantit l'indépendance de la Roumanie et l'annexion de la Dobroudjéa par le nouvel
Etat, le rendant maître des embouchures du Danube, celui-ci conclut des traités de
commerce avec ces puissances, qui obtiennent, « sur nombre de leurs produits des
réductions de tarifs »11. Cette croissance s'appuie également sur un réseau de chemins
de fer qui connaît une extension considérable au cours de la seconde moitié du XIXe
siècle. Depuis l'inauguration en 1869 de la première ligne de chemin de fer, entre
Bucarest et Giurgiu, longue de 70 kilomètres, le réseau ferroviaire roumain n'a cessé de
s'étendre. Il totalise 936 kilomètres en 1872, 1279 kilomètres en 1884 et en 1888, lors
de l'ouverture de la première ligne reliant directement l'Europe à l'Orient, par la voie de

9- MARBEAU E., La Gazette géographique – premier semestre, Paris, 1885, p. 421,


http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6568675b?rk=21459;2
10- ibid.
11- AMAE, Bulletin consulaire français, Paris, 1883, p. 950,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64391961

190
Nish, la Roumanie totalise 2127 kilomètres de voies ferrées 12, ce qui s'avère
considérable. La construction et l'exploitation de ces lignes ont été confiées, dans leur
grande majorité, à la compagnie des chemins de fer de l'Etat autrichien13.

2- Un territoire en voie de déclassement ?

Le déplacement progressif de la route la plus courte vers l'Orient, de l'axe


Vienne-Sulina à l'axe Vienne-Salonique a t-il eu un effet sur le dynamisme économique
de la Roumanie ? Il apparaît que Bucarest a su anticiper les possibles effets de
basculement pouvant être générés par l'installation en 1888, d'une nouvelle ligne reliant
directement l'Europe à la mer Egée. Dans le courant des années 1880, plusieurs
réformes permettent de lutter contre la perspective d'un déclassement. De nombreuses
mesures visent alors a dynamiser les activités industrielles sur le territoire. Une loi de
1887 prévoit une exemption de taxes sur une durée de 15 ans pour toute entreprise
industrielle roumaine ou étrangère, ancienne ou nouvelle, souhaitant importer des
machines ou des matières premières. Le terrain nécessaire à l'installation de ces
entreprises est fourni gratuitement par l'Etat, et un abaissement spécial du tarif des
chemins de fer leur est accordé14. Pour faciliter l'exportation des céréales, la Roumanie
installe à Ibraila et à Galatz des silos ainsi que des magasins à grains. Chacun de ces
ports en compte environ 170, « dont la moitié peuvent contenir chacun 100 tonnes,
l'autre moitié chacun 50 tonnes »15.
Entre 1879 et 1888, l'Etat roumain lance de vastes opérations de rachat lui
permettant de devenir propriétaire de la totalité des lignes parcourant son territoire, et
d'appliquer les tarifs les plus avantageux à son développement économique 16. Lors de
l'inauguration de la ligne trans-balkanique, ouvrant notamment la production agricole
bulgare et macédonienne au marché mondial, les lignes roumaines affichent les tarifs
les plus bas d'Europe, pour le transport des grains. Seul le réseau ferroviaire français est

12- ROMMENHÖLLER C.G., La Roumanie : étude économique et commerciale, Rotterdam, 1898, p.


51, https://archive.org/details/laroumanietudec00rommgoog
13- HOCHSTEYN C.L., Les chemins de fer de l'Europe en exploitation, Bruxelles, 1876, p. 105-106,
https://archive.org/details/lescheminsdeferd00hoch
14- ROMMENHÖLLER C.G., La Roumanie : étude économique et commerciale, Rotterdam, 1898, p.
111.
15- ibid., p. 357.
16- ibid., p. 50.

191
plus compétitif17.
Afin de soutenir le développement de ses infrastructures, la Roumanie envoie un
nombre important de ses étudiants à l'Ecole nationale des ponts et chaussées à Paris. Sur
les 95 diplômés d'origine balkanique ou turque, 54 sont roumains 18. Au-delà des
encouragements faits à l'industrie, l'économie de la Roumanie va bénéficier de deux
grands projets de restructuration apparus à la fin des années 1880, parallèlement à
l'intégration de la péninsule balkanique à l'économie-monde.
Un projet particulièrement ambitieux semble répondre à cette crainte d'une
redéfinition des grandes routes commerciales. Il vise à établir un pont ferroviaire sur le
Danube, entre Fetesci et Tchernavoda, permettant la mise en place d'une ligne directe,
entre l'Europe et la mer Noire, suivant l'itinéraire suivant : Vienne < > Budapest < >
Orsova < > Bucarest < > Festesci-Tchernavoda < > Kustendjé. Tel que le signifie le
consul des Pays-Bas en poste dans la capitale roumaine à cette époque, Rommenhöller,
auteur de l'ouvrage intitulé La Roumanie : étude économique et commerciale, paru en
1898, « les avantages atteints par la construction de ce pont sont énormes »19. En effet,
cette structure permet de relier, sans aucune rupture de charge, ni « transbordements
embarrassants »20, l'Europe de l'Ouest aux côtes occidentales de la mer Noire. De plus, à
chaque hiver, la prise du Danube par les glaces paralyse le commerce fluvial et
l'attractivité des grands ports d'exportation de la Roumanie, Ibraila et Galatz, tous deux
situés aux embouchures. Grâce au pont de Fetesci à Tchernavoda, l'économie roumaine
n'aura plus à craindre « de stagnation de la navigation, quand même le » fleuve « se
gèle »21. La mise en place de cet ouvrage d'art démontre ainsi la volonté d'établir une
ligne de transport opérationnelle tout au long de l'année. Après plusieurs appels d'offres
infructueux, dont le premier remonte à 1883, l'importance de cet ouvrage d'art pour
l'économie nationale pousse la Roumanie à le construire en régie, et à en confier
l’exécution à l'entreprise française Fives-Lille22. Menée entre 1890 et 189523,
l'installation de cette infrastructure colossale pour l'époque, longue de 12 kilomètres 24,
17- ibid., p. 52.
18- KOSTOV A., « Les ponts et chaussées français et les pays balkaniques pendant la seconde moitié du
XIXe et au début du XXe siècle: les cas de la Roumanie, de la Serbie et de la Bulgarie », In. Quaderns
d'Historia de l'Enginyeria, vol. 10, 2009, pp. 367-388.
19- ibid., p. 58.
20- ibid.
21- ibid.
22- PITTARD E., La Roumanie : Valachie, Moldavie, Dobroudja, Paris, 1917, p. 209,
https://archive.org/details/laroumanievalach00pittuoft
23- ibid.
24- ROMMENHÖLLER C.G., La Roumanie : étude économique et commerciale, Rotterdam, 1898, p.
57.

192
et qui a nécessité une dépense de 35 millions de francs, fut précédée par le rachat du
chemin de fer unissant Tchernavoda à Kustendjé. Cette opération est finalisée en 1882.
L'acquisition de la ligne de Dobroudjéa par l'Etat roumain, et la construction du pont
sur le Danube, s'accompagnent d'un renforcement des capacités portuaires allouées à
Tchernavoda et surtout à Kustendjé, désigné comme « port de l'avenir » par le
représentant des Pays-Bas25.
Face aux perspectives commerciales apportées par l'installation d'un axe de
communication directe entre Vienne et Kustendjé, l'agrandissement de ce port relève
d'une nécessité absolue pour l'économie roumaine. L'étroitesse de sa rade et de ses quais
empêchent les navires à fort tonnage de décharger leurs cargaisons directement sur le
port. L’inadaptation de ces infrastructures portuaires aux exigences du trafic maritime
international, basées sur une augmentation continue des capacités de transport, pousse
la compagnie Fraissinet, de Marseille, à supprimer, » au mois de « mars 1889, l'escale
de Kustendjé », d'après un rapport commercial extrait du Bulletin consulaire français,
paru en 189026. Selon la même source, « cette mesure a été prise parce que les bateaux
de cette société, qui sont d'un gros tonnage, ne pouvaient, lorsqu'ils étaient chargés,
entrer dans le port pour y faire leurs opérations et étaient contraints de mouiller en rade,
où le chargement et le débarquement des marchandises entraînaient des frais
considérables»27.
Les travaux du port de Kustendjé, ainsi que ceux menés à Galatz et à Ibraila 28,
visent donc à permettre à la Roumanie de conserver une place importante dans le
commerce mondial des céréales. Bucarest espère également développer l'exportation du
bétail en construisant des foires à bestiaux à Kustendjé 29 et à Turn Severin30, port
danubien aux limites de la Serbie et de l'Autriche-Hongrie. C'est justement les
restrictions sur l'importation des animaux d'élevage, en territoire austro-hongrois, qui
engendrent une guerre douanière entre Vienne et Bucarest. Basées sur des prétextes
d'ordre sanitaire, les mesures prisent à l'encontre des exportations roumaines de bétail

25- ROMMENHÖLLER C.G., La Roumanie : étude économique et commerciale, Rotterdam, 1898, p.


58.
26- AMAE, Bulletin consulaire français – 2e semestre, vol. 20, Paris, 1890, p. 205,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6443568h?rk=21459;2
27- ibid.
28- ibid., p. 357.
29- AMAE, Bulletin consulaire français – 2e semestre, vol. 18, Paris, 1889, p. 83,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6567522j?rk=21459;2
30- ROMMENHÖLLER C.G., La Roumanie : étude économique et commerciale, Rotterdam, 1898,
préface.

193
visent à exercer une pression sur la Roumanie 31, dont l'émancipation politique et
commerciale, irrite l'Autriche-Hongrie32. Leur opposition concerne principalement la
navigation le long des rives roumaines du Danube. En effet, Bucarest, en tant qu'Etat
souverain et indépendant, entend négocier, sur un pied d'égalité, certaines des
dispositions relatives au commerce fluvial. Mais au sein de la Commission des Etats
riverains du Danube, où siègent notamment la Roumanie et l'Autriche-Hongrie, Vienne
ne tolère aucune contestation de ses décisions, et tente même d'obtenir la présidence
permanente de l'organisation. A cette époque, l'Empire austro-hongrois possède de loin,
la flotte de vapeurs la plus importante33. Il considère donc comme intolérables les
obstructions faites à ses intérêts commerciaux, le long des voies danubiennes. Mais tel
que le soulignait l'homme d'Etat roumain Mihail Kogalniceanu (1817-1891) en 1880,
les luttes menées par la Roumanie afin de devenir « une patrie unie et indépendante »,
lui interdisent de « sacrifier le Danube, cette grande voie de communication sur l'eau, la
seule qui » la « met en contact avec les nations occidentales »34. Bucarest répond donc
aux pressions de Vienne en dénonçant douanier qui l'unit à l'Autriche-Hongrie. Signé en
1876, ce traité expire le 1er juin 1886 35. Malgré la tenue de discussions, il n'est pas
reconduit. Cette stratégie de confrontation directe restreint de manière spectaculaire les
échanges entre la Roumanie et le voisin austro-hongrois, à partir de 1886. En effet, les
exportations en territoire roumain de marchandises en provenance d'Autriche-Hongrie,
avoisinent à cette date une valeur de 75 millions de francs. En 1893, ce montant est
réduit à 9 millions de francs36. Cependant, la Roumanie parvient à limiter la contraction
de son économie. Au lendemain de l'annulation du traité douanier régissant les échanges
avec l'Autriche-Hongrie, Bucarest diversifie ses relations commerciales, en se
rapprochant notamment de l'Allemagne. Entre 1886 et 1888, les exportations
allemandes en Roumanie connaissent ainsi une « progression extraordinaire »37 .

31- THERY E., L'économiste européen – 1er semestre, Paris, 1894, p. 222.
32- ibid.
33- ZIMMERMANN M., « Travaux des Portes de Fer sur le Danube », In. Annales de Géographie, t. 5,
n°20, 1896, p. 247, www.persee.fr/doc/geo_0003-4010_1896_num_5_20_5927
34- Berindet Dan, « Opinion publique et politique extérieure en Roumanie de l'indépendance à la veille
de la Guerre mondiale », In. Opinion publique et politique extérieure en Europe (1870-1915), Actes du
Colloque de Rome (13-16 février 1980), Rome : École Française de Rome, 1981. pp. 411-425.
(Publications de l'École française de Rome, 54-1), http://www.persee.fr/doc/efr_0000-
0000_1981_act_54_1_1456
35- Archives fédérales suisses // FF 1886 II 684 // Message du conseil fédéral à l'assemblée fédérale
concernant le traité de commerce avec la Roumanie, 1886, p. 702,
https://www.admin.ch/opc/fr/federal-gazette/1886/index_26.html
36- Ministère de l'agriculture, de l'industrie, du commerce et des domaines, La Roumanie 1866-1906,
Bucarest, 1907, p. 427, https://archive.org/details/laroumanie00burgoog
37- AMAE, Bulletin consulaire français – 2e semestre, vol. 20, 1890, p. 219,

194
D'après Le Moniteur roumain, un organe de presse officiel « le commerce d'importation
de l'Allemagne avec ce pays, (…) était de 18 millions et demi » en 1879, et « en 1887 et
1888, il a produit plus de 90 et 83 millions de francs »38 . Selon cette même source,
« c'est surtout depuis l'expiration du traité de commerce entre la Roumanie et
l'Autriche-Hongrie, en 1886, que cet accroissement s'est produit » à une période où
« les importations austro-hongroises diminuaient rapidement »39 .

3- La Roumanie et l'économie-monde : une intégration réussie ?

L'intégration à l'économie-monde des ports roumains se trouvant en mer Noire


ou aux embouchures du Danube, résulte d'un mouvement double. Premièrement, la
mise en place progressive de voies ferrées entre les centres urbains, les plaines
agricoles, et les zones portuaires, telles que Ibraila, Galatz et Kustendjé, confère à ces
localités un rôle de voie d'exportation pour la production intérieure. Puis, une fois
transformés en tête de ligne, ces ports se voient en capacité, d'attirer dans leurs eaux,
une partie du trafic organisé par les grandes compagnies maritimes. Sur cette question,
les études menées par le Black Sea Research Project, pilotées par une série d'universités
grecques, apportent des informations précieuses40. Leur site présente une liste complète
des compagnies maritimes faisant escale dans les eaux de la mer Noire, au cours de la
seconde moitié du XIXe siècle. D'après ces informations, le nombre de sociétés de
navigation desservant Ibraila et Galatz est limité à onze en 1878 41. Il y avait, par
exemple, la compagnie Le Lyonnais, celle du Gréco-Orientale, des Messageries
Maritimes de France, ou encore du Lloyd Autrichien42. Mais en 1898, presque vingt
sociétés de navigation comptent Ibraila et Galatz parmi leurs escales en mer Noire.
Citons seulement les compagnies Atlantica, Egee, Levant et Fraissinet43.
Du côté de Kustendjé, l'attraction des sociétés maritimes connaît un succès
mitigée. Malgré un doublement du nombre de compagnies fréquentant son port, grâce
notamment à l'arrivée de la Navigazione Generale Italiana, de la Societa Florio e

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6443568h?rk=21459;2
38- AMAE, Bulletin consulaire français – 2e semestre, vol. 20, 1890, p. 219.
39- ibid.
40- ARDELEANU K., Steam shipping and navigation companies, The Black Sea research project web,
https://cities.blacksea.gr/en/galatz/4-2-4/
41- ibid.
42- ibid.
43- ibid.

195
Rubatino, de la Destounis & Jannoulatos, ou encore de la Romanian Maritime Service,
ce port n'est plus desservi par la société de navigation Fraissinet après 188944, ni par
celle des Messageries Maritimes, dont le retrait survient en 189145, très certainement
pour des raisons économiques. Toutefois, au tournant du siècle, en 1897 probablement,
l'intensification des échanges commerciaux entre l'Allemagne et la Roumanie se traduit
par l'ouverture d'une ligne maritime entre Rotterdam et Kustendjé. La mise en place de
cette liaison, « facilite singulièrement les relations » entre les deux Etats, d'après un
rapport consulaire allemand émis le 3 mars 1898 et publié par le Moniteur Officiel du
Commerce. Selon son auteur, G. Weit, grâce à « l'ouverture » de cette ligne, qui est
opérée par la Deutsche Levant Line, « les marchandises qui demandaient jadis des mois
pour arriver » dans les eaux de Kustendjé, telles « les charbons westphaliens, y
parviennent maintenant en 20 ou 23 jours »46.
Les chiffres relatifs aux envois postaux démontrent le développement
d'ensemble de la Roumanie. Après une réforme datant de 1893 visant d'une part, à
placer l'administration des postes sous le contrôle du ministère roumain des Affaires
étrangères, et d'autre part, à la densification du service postal dans les campagnes, le
nombre de bureaux a été multiplié par 10 sur le territoire en un an. On en comptabilisait
ainsi 345 en 1893 et 3176 en 1894. Entre 1883 et 1895, le nombre de lettres envoyées
passe de 8 700 000 à 12 169 000, celui des cartes postales est multiplié par six, passant
de 1 300 000 à 7 744 000 et enfin, les envois d'imprimés publicitaires, dont le total est
de quatre millions en 1883, atteint environ le chiffre de 23 millions en 1895. L'essor des
publicités est notamment est significatif. En effet, il semble révéler une forme de
passage à l'économie monétaire. D'une manière plus large, cette progression du service
postal roumain, laisse entrevoir la modernisation de tout un territoire47.
Parallèlement à l'instauration d'un axe de communication ferroviaire sans
discontinuité entre Vienne et Kustendjé, et à la modernisation de ce port ainsi que ceux
de Ibraila et de Galatz, un autre projet d'envergure est mené. Il s'agit de mettre fin aux
entraves naturelles qui ont constitué pendant des siècles, un obstacle sérieux à la
navigation sur le Danube. Dans la zone où il met en contact la Serbie, l'Autriche-
Hongrie et la Roumanie, le Danube emprunte des gorges dont le resserrement augmente

44- AMAE, Bulletin consulaire français – 2e semestre, vol. 20, 1890, p. 205,
45- ARDELEANU K., Steam shipping and navigation companies, The Black Sea research project web,
46- BLONDEL G., L'essor industriel et commercial du peuple allemand, Paris, 1900, p. 232,
https://archive.org/details/lessorindustriel00blonuoft
47- ROMMENHÖLLER C.G., La Roumanie : étude économique et commerciale, Rotterdam, 1898, p.
47.

196
fortement la rapidité de ses eaux, rendant la navigation très périlleuse. Appelée « Portes
de Fer », cette zone marque la séparation entre le moyen et le bas Danube. Nous l'avons
dit dans le chapitre I, cette situation impose des transbordements de passagers et de
marchandises pour passer, sans encombre, de la partie serbo-hongroise à la partie
roumano-bulgare du fleuve. La levée de cet obstacle s'opposant à la fluidité des
échanges en provenance et en direction du bas Danube est considérée comme une
priorité par les empires centraux, et particulièrement par l'Autriche-Hongrie. Dans les
conclusions du Traité de Berlin (1878), une clause est destinée exclusivement à la
réalisation de ce projet48. L'article 57 prévoit ainsi « l'exécution des travaux destinés à
faire disparaître les obstacles que les Portes de Fer et les Cataractes du Danube
imposent à la navigation »49. Afin de parvenir à mener à bien ce projet, qui a été
« confié à l'Autriche-Hongrie, (…) les États riverains de cette partie du fleuve »
s'engagent alors à accorder « toutes les facilités qui pourraient être requises dans
l'intérêt des travaux ». Leur financement sera garantie par la perception d'une « taxe
provisoire » sur la navigation50.
Il faut attendre 1890 pour que l'Autriche-Hongrie se décide à lancer les travaux.
En réalité, c'est la partie hongroise de la monarchie dualiste qui est chargée de réaliser
les engagements pris au Congrès de Berlin. L'Autriche est déjà investie dans la
construction d'une ligne traversant l'Arlberg, en direction de la Suisse, sur laquelle nous
reviendrons. Un crédit est ainsi voté par la Chambre basse du parlement hongrois
(Képviselőház) le 28 mai 188851. « Entrepris en août 1890 », d'après un article de
Maurice Zimmerman publié en 1896 dans la revue Annales de Géographie52, les travaux
durent jusqu'en 1896. Ils consistent à mener des opérations de dragage et
d'élargissement du passage des Portes de Fer par le dynamitage des avancements
rocheux53. Entre Orsova et Turn Severin, là ou le resserrement du fleuve est le plus
accentué, un canal latéral de 2 kilomètres est creusé face à l'actuelle Novi Sip sur la rive
serbe du Danube54. Une digue, « dont le sommet atteint 7 mètres au dessus de l'étiage »,
est installée afin de protéger ce canal des crues du fleuve. A la fin de ces travaux, le

48- Digithèque de matériaux juridiques et politiques, Traité de Berlin de 1878, Article 57,
http://mjp.univ-perp.fr/traites/1878berlin.htm
49- ibid.
50- ibid.
51- Presse, The Sydney Morning Herald (NSW : 1842 - 1954), Navigation of the Danube – The Iron
Gates commission (mercredi 22 janvier 1896), p. 5, http://trove.nla.gov.au/newspaper/
52- ZIMMERMANN M., « Travaux des Portes de Fer sur le Danube », In : Annales de Géographie, t. 5,
n°20, 1896, p. 247, www.persee.fr/doc/geo_0003-4010_1896_num_5_20_5927
53- ibid.
54- ibid.

197
passage des Portes de Fer dispose d'une profondeur minimale de trois mètres,
permettant la circulation de péniches atteignant 2200 tonnes. La navigation ne sera donc
« plus interrompue qu'aux mauvaises heures de l'hiver », à la période où les glaces s'en
emparent « et non plus dès l'automne, au moment de la baisse du fleuve », tel que le
souligne Zimmerman55.

La Roumanie, qui accueillait une partie de la voie la plus courte vers l'Orient sut
résister au déplacement de celle-ci sur la carte des Balkans. Malgré la perte du trafic des
voyageurs qui se rendent en Méditerranée par les eaux de la mer Noire, Bucarest s'est
appuyée sur sa rente agricole afin d'améliorer la structuration du territoire roumain. En
combinant une politique d'extension de ses chemins de fer, et de modernisation de ses
capacités de transport par voie fluviale, la Roumanie parvient à créer ainsi des
dynamiques internes spécifiques, basées non pas sur le trafic des voyageurs en direction
de l'Orient, mais sur une intégration réussie au marché mondial des céréales.

55- ibid.

198
2-3-1- La compétitivité des moyens de transport

Au cours de ce développement, nous tenterons de mettre en lumière le rôle du


chemin de fer dans la circulation des échanges, à l'échelle continentale et régionale. La
question des tarifs est essentielle à la compréhension des itinéraires empruntés par les
flux de marchandises. Appliquées parfois de manière artificielle, les variations du coût
des transports ont la capacité de dynamiser, ou de menacer, certaines grandes routes
commerciales. Celles reliant les Balkans à l'Europe, ainsi que celles qui organisent la
circulation des marchandises à l'intérieur de la péninsule, répondent à ces logiques.

1- Compétitivité et complémentarité des grandes routes commerciales

L'achèvement des jonctions engendre une redéfinition des grandes routes


commerciales. Belgrade, Salonique, Dédéagatch et Constantinople constituent
désormais des points d'entrée afin d'atteindre les marchés locaux qui forment le
maillage économique des Balkans. C'est le centre de la péninsule balkanique qui se
retrouve ainsi au cœur des rivalités commerciales entre les grandes puissances. La zone
danubienne est sous le contrôle de l'Allemagne et de l'Autriche-Hongrie. Depuis les
rives du Danube, ces empires diffusent leurs produits en Serbie et au Nord de la Bosnie-
Herzégovine, ainsi que sur tout le versant septentrional de la chaîne des Balkans. La
France et l'Angleterre pénètrent le maillage balkanique depuis les interfaces portuaires
se trouvant au Sud de la péninsule, en mer Egée plus précisément. Cette distribution des
aires économiques, établie selon les capacités de transport offertes aux échanges, est à
nuancer. En effet, ce processus de répartition de l'influence commerciale relève de
plusieurs facteurs, en constante évolution. Premièrement, examinons les questions liées
au tarif et à la classification des marchandises expédiées. Il existe deux grands types de
cargaison en circulation, sur les voies ferroviaires et/ou maritimes. Le premier renvoie
aux produits à grande vitesse, c'est-à-dire ceux devant être transportés rapidement,
comme les fruits et les légumes frais, ou les bestiaux. D'une manière générale, cette

199
catégorie comporte les denrées périssables1. Ces articles prennent alors le plus souvent,
la voie la plus courte, celle tracée par le rail, afin d'atteindre leur destination. La
seconde classe, celle qui nous intéresse ici, concerne tous les autres produits, comme
par exemple, les armes, les céréales, le bois et les produits manufacturés. Pour ces
marchandises, la durée du trajet n'a alors qu'une importance relative et leur expédition
par voie de mer accroît leur rentabilité. Cette classification, entre grande et petite
vitesse, se retrouve également au niveau du transport par rail. En effet, lorsqu'il n'existe
ni voie de mer ni voie fluviale, reliant une cargaison à sa destination finale, l'utilisation
des chemins de fer est l'unique option. Et d'après la nature de l'expédition, son prix
varie en fonction de la vitesse des trains empruntés. Dans le domaine ferroviaire, la
catégorie la plus coûteuse renvoie également au transport des denrées périssables, mais
également à celui des individus et de leurs bagages 2. Nous reviendrons, dans la
prochaine partie, sur les différentes voies de passage offertes aux voyageurs traversant
l'Europe en direction des ports les plus au Sud du continent.
Dans cette organisation des échanges à l'échelle continentale, le coût
kilométrique des expéditions empruntant la voie maritime et/ou fluviale est largement
inférieur à celui résultant de l'usage du train, même lorsqu'il est annexé sur la catégorie
des marchandises à petite vitesse. Cette distorsion des tarifs entre les grands moyens de
transport de l'époque se répercute sur l'articulation des flux commerciaux à travers le
maillage territorial balkanique. Par exemple, un rapport commercial datant du 22 février
1887, extrait du Bulletin consulaire français, nous indique l'itinéraire des « diverses
espèces de tissus » exportées par la France en direction de Belgrade 3. Malgré
l'installation d'une ligne ferroviaire reliant directement le réseau européen à Belgrade,
via Vienne et Budapest, l'expédition des produits français s'effectue selon un itinéraire
concurrent, « de beaucoup préférable », combinant voies maritimes, fluviales et
ferroviaires4. Ces marchandises sont premièrement débarquées à Fiume ou Trieste, au
Nord de la mer Adriatique. Elles rejoignent ensuite par chemin de fer, l'actuelle Sisak,
sur la Save et « de là nouveau transbordement sur schleps », c'est-à-dire des navires

1- Michèle Merger, « Le transport ferroviaire des produits alimentaires italiens au XIXe siècle », In.
Revue d'histoire des chemins de fer, 41, 2010, p. 41-60, https://rhcf.revues.org/1151
2- ANONYME, Actes de la concession des chemins de fer de la Turquie d'Europe, Constantinople, 1903,
p. 83-85, https://archive.org/details/actesdelaconces00eurgoog
3- AMAE, Bulletin consulaire français, Recueil des rapports commerciaux adressés au Ministère des
affaires étrangères par les agents diplomatiques et consulaires de France à l'étranger, vol. 15, 1er
semestre 1888, Paris, 1888, p. 687, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6447035n?rk=21459;2
4- ibid.

200
légers à fond plat, afin de descendre le cours de cette rivière jusqu'à Belgrade 5. Tel que
l'indique le rapport consulaire précédemment cité, « malgré ces trois transbordements et
les ennuis qu’ils occasionnent aux expéditeurs », la compétitivité de cette route
commerciale, profitant « du bon marché de la voie maritime et fluviale », est telle
« qu'on la préfère à l'expédition directe par chemin de fer ». En effet, emprunter les
voies ferrées européennes nécessiterait de « subir les tarifs particulièrement élevés de
l'Autriche-Hongrie » sur son réseau, et de « s'astreindre aux exigences des réexpéditeurs
de Vienne »6. Les chiffres relatifs aux exportations de tissus français, en coton ou en
laine, prenant la direction du Nord de la Serbie révèlent toutefois que la capitale austro-
hongroise parvient à capter une partie de ces envois. Durant l'année 1887, les
expéditions empruntant « la voie Fiume ou Trieste-Sissek-Belgrade » s'élèvent à 1060
tonnes. Celles transitant « via Vienne et Pesth » atteignent 1000 tonnes. Il apparaît donc
que la première voie de passage est effectivement plus compétitive, mais seulement
pour les produits en provenance de la moitié Sud de la France. En effet, les expéditions
effectuées depuis la moitié Nord devraient traverser tout le territoire français, par
chemin de fer, afin de parvenir à Marseille, avant d'y être embarquées en direction des
ports austro-hongrois de la mer Adriatique. Dans ce cas de figure, emprunter le réseau
ferroviaire européen s’avérerait moins onéreux7. Le rapport se termine par une
remarque intéressante sur l'organisation prochaine des transports entre la France et la
péninsule balkanique. Il fut rédigé au début de l'année 1887, à une époque où le
raccordement de la ligne de Salonique, à celle de Serbie, est en cours d'installation 8.
L'auteur du rapport espère que les produits français pourront bientôt emprunter « la voie
beaucoup plus simple et très probablement moins coûteuse de Salonique », qui offre
« l'avantage de desservir non seulement le marché restreint de Belgrade mais »
également « toute la péninsule des Balkans »9.
Au mois de mai 1888, l'achèvement du raccordement Uskub < > Vranja permet
l'ouverture de la ligne Salonique < > Belgrade10. Mais quel a été le véritable impact de
5- AMAE, Bulletin consulaire français, Recueil des rapports commerciaux adressés au Ministère des
affaires étrangères par les agents diplomatiques et consulaires de France à l'étranger, vol. 15, 1er
semestre 1888, Paris, 1888, p. 687.
6- ibid.
7- ibid.
8- G. Buloz, « Le Mouvement financier de la quinzaine (1er mai 1888) », In. Revue des Deux Mondes, 3e
période, tome 87, 1888, pp. 237-240,
https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Mouvement_financier_de_la_quinzaine_(1er_mai_1888)
9- AMAE, Bulletin consulaire français, Recueil des rapports commerciaux adressés au Ministère des
affaires étrangères par les agents diplomatiques et consulaires de France à l'étranger 1er semestre 1888,
vol. 15, Paris, 1888, p. 690.
10- G. Buloz, « Le Mouvement financier de la quinzaine (1er mai 1888) », In. Revue des Deux Mondes,

201
cette structuration sur l'organisation des échanges entre l'Europe de l'Ouest et la
Serbie ? L'itinéraire suivi par les marchandises a t-il évolué, tel que l'espérait l'agent
consulaire français ? D'après un autre rapport commercial, rédigé le 24 juillet 1888 11,
soit deux mois environ après l'ouverture de la ligne ferroviaire Salonique < > Belgrade,
il est indiqué que la nouvelle voie de passage n'est également pas en mesure de
concurrencer la route rejoignant la capitale serbe par Fiume ou Trieste, et par la Save.
Le coût du transport par train est encore une fois en cause. En effet, emprunter la ligne
reliant Salonique à Belgrade, revient à un prix plus élevé que celui engendré par un
débarquement des marchandises dans l'un des ports austro-hongrois. Le coût de l'envoi
d'une tonne de marchandises entre Londres et Salonique s'élève à 31 francs. Afin de
transporter cette même tonne de marchandises jusqu'à Belgrade, distante de 700
kilomètres, le prix est de 144 francs, ce qui revient à un total de 175 francs pour
transporter cette cargaison de Londres à Belgrade via Salonique 12. Si l'on emprunte la
voie de Fiume, le coût du transport de Londres à ce port revient à 41 francs par tonne.
Pour rejoindre Belgrade, éloignée de 744 kilomètres, il ne faut débourser que 35 francs.
Le prix de l'expédition d'une tonne de marchandises de Londres à Belgrade via Fiume
est ainsi de 76 francs, ce qui représente moins de la moitié du coût nécessité par
l'itinéraire Londres-Salonique-Belgrade13. Tel que le souligne la source dernièrement
citée, « on voit aisément à quel point les tarifs devront être réduits, si l'on veut éviter (et
ceci est le cas pour la France) le transit par l'Autriche pour pénétrer dans la péninsule
balkanique »14.
C'est à Nish que se crée l'équilibre des prix entre ces deux itinéraires. En effet,
dans le cas où l'on souhaite expédier une cargaison dans cette ville, située dans la moitié
Sud de la Serbie, les coûts « sont égaux sur les deux routes »15. Une très grande partie
du territoire serbe est donc inabordable pour les marchandises envoyées depuis des
ports européens via Salonique. Fiume et Trieste, les deux grandes interfaces maritimes
de l'Empire austro-hongrois, obtiennent ainsi le quasi-monopole des échanges en
direction et en provenance de Serbie. Ce constat amène à souligner l'intérêt de

3e période, tome 87, 1888, pp. 237-240,


https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Mouvement_financier_de_la_quinzaine_(1er_mai_1888)
11- AMAE, Bulletin consulaire français, Recueil des rapports commerciaux adressés au Ministère des
affaires étrangères par les agents diplomatiques et consulaires de France à l'étranger, vol. 16, 2ème
semestre 1888, Paris, 1888, p. 497, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64470362?rk=42918;4
12- ibid.
13- ibid.
14- ibid.
15- ibid.

202
l'Autriche-Hongrie à encourager le maintien de tarifs élevés sur son réseau ferroviaire
ainsi que sur celui de son voisin serbe.
L'énorme différence de prix entre transport ferroviaire et transport maritime ou
fluvial, permet donc de relativiser l'importance du rail sur l'organisation du trafic des
marchandises à l'échelle continentale. Malgré les possibilités offertes par le chemin de
fer en matière de rapprochement des aires économiques, nous allons voir que la plupart
des échanges commerciaux entre les centres industriels du Nord-Ouest de l'Europe et la
péninsule balkanique n'emprunte pas le réseau ferroviaire qui les unit. Il est vrai que les
expéditions françaises en direction du marché de Belgrade peuvent s'effectuer selon
deux voies, à peu près compétitives, celle des ports de la mer Adriatique, ou celle de
Vienne16. Mais en deçà de la partie septentrionale de la Serbie, l'attractivité du transport
par rail pour des marchandises en provenance du Nord-Ouest de l'Europe, deviendrait
bien trop faible. Un rapport du consulat général de Sofia, datant du 16 mars 1889, le
montre17. Dans la perspective d'un développement des intérêts français en territoire
bulgare, son auteur souligne que les industries textiles de Rouen « pourraient peut-être
faire des affaires avec la Bulgarie », à condition d'y acheminer leurs marchandises,
« non par la voie de Vienne ou de l'Europe centrale, mais par celle, qui est moins
coûteuse, de Londres ou d'Anvers, et de là par mer jusqu'à Constantinople, ou jusqu'à
Galatz »18.

2- Le territoire bulgare : un maillage handicapé par la cherté des transports ?

C'est l'aspect bon marché de la navigation fluviale qui incite le consulat général
de Sofia à l'instauration d'échanges commerciaux entre la France et le territoire bulgare
par le port de Galatz, situé aux embouchures du Danube. Malgré l'installation d'un axe
ferroviaire mettant la capitale de la Bulgarie au centre des communications entre
Belgrade et Constantinople, l'économie de cet Etat pâtit du prix elevé des transports par
rail. A la fin des années 1880, à l'exception de Varna, le port de Dédéagatch est l'unique

16- AMAE, Bulletin consulaire français, Recueil des rapports commerciaux adressés au Ministère des
affaires étrangères par les agents diplomatiques et consulaires de France à l'étranger, vol. 15, 1er
semestre 1888, Paris, 1888, p. 687, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6447035n?rk=21459;2
17- AMAE, Bulletin consulaire français, Recueil des rapports commerciaux adressés au Ministère des
affaires étrangères par les agents diplomatiques et consulaires de France à l'étranger, vol. 16, 2ème
semestre 1888, Paris, 1888, p. 16, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6567522j?rk=21459;2
18- ibid.

203
débouché maritime accessible aux exportations bulgares. Mais ce port est sous contrôle
de la Porte, et les lignes qui y mènent, sous contrôle de la Compagnie d'exploitation des
chemins de fer de la Turquie d'Europe. La Bulgarie doit ainsi d'une part, se soumettre
aux tarifs imposés par la société de Hirsch et d'autre part, s’acquitter de taxes
douanières supplémentaires pour assurer le transit de ses marchandises en territoire
ottoman. De plus, la compagnie du financier, qui exploite non seulement les voies
ferrées reliant Dédéagatch à Andrinople, mais également celles aboutissant à Bellova et
à Yambol, applique une politique tarifaire nuisible aux exportateurs de grains de la
région. En effet, d'après un ouvrage intitulé Essai sur la crise balkanique, paru en 1914,
« la différence existant entre les tarifs » de la société d'exploitation de Hirsch « et ceux
des chemins de fer de l'Etat bulgare était énorme »19. D'une manière générale, le coût du
transport des céréales sur les lignes de la compagnie est deux fois plus élevé que celui
établi sur les voies ferrées contrôlées par la Bulgarie. Pour le transport des autres
marchandises, les lignes bulgares,qui se limitent à la fin des années 1880 à la connexion
ferroviaire allant de la frontière serbe à Bellova, affichent un prix inférieur de 33 % 20.
Cette situation empêche un décollage de la production agricole dans la région
connectant Sofia à Philippopouli, qui manque de débouchés abordables. La cherté des
transports en direction de Dédéagatch impose une baisse du prix de vente des céréales
bulgares disponibles dans cette zone, afin de conserver leur compétitivité sur le marché
mondial. A l'inverse, au Nord de la Bulgarie, la production céréalière locale est dirigée à
l'aide de « chars à bœufs » vers les ports danubiens21. Parmi eux, « ceux qui expédient
le plus de produits agricoles sont Widdin, Rahova puis Lom-Palanka et Nikopoli »,
selon le rapport du consulat français de Sofia, émis au mois de mars 1889 22. D'après la
même source, « le port d'embarquement le plus important » serait celui de Sistova, situé
à une cinquantaine de kilomètres en amont de Roustouk 23. Il parvient à capter les
récoltes issues des régions les plus fertiles, celles situées autour de Plevna et de
Tirnova, sur le versent septentrional de la chaîne des Balkans. La plupart des céréales
dirigées vers le Danube prennent enfin la voie d'Ibraila, aux embouchures du fleuve, en

19- OBREYKOFF, O., Essai sur la crise balkanique, Montpellier, 1914, p. 45,
https://archive.org/details/essaisurlacriseb00obre
20- ibid.
21- AMAE, Bulletin consulaire français, Recueil des rapports commerciaux adressés au Ministère des
affaires étrangères par les agents diplomatiques et consulaires de France à l'étranger, vol. 16, 2ème
semestre 1888, Paris, 1888, p. 9, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6567522j?rk=21459;2
22- ibid.
23- ibid.

204
attente de leur réexpédition « à destination de l'Angleterre »24.
Grâce au prix plus compétitif de la voie fluviale, le Danube représente ainsi « la
grande voie commerciale de toute la Bulgarie du Nord », tel que l'indique Guilloux dans
ses notes de voyage publiées en 189225. Cependant, Sofia ne bénéficie que partiellement
du dynamisme commercial des interfaces danubiennes. Dans toute la partie
septentrionale de la Bulgarie, qui est dépourvue de chemin de fer à l'exception de la
ligne Roustouk < > Varna, les échanges s'effectuent en chariots à bœufs. Entre Sofia et
les ports fluviaux, l'absence de voies ferrées impose l'usage de ce moyen de transport.
De plus, au-delà de la distance considérable qui sépare la capitale bulgare de Lom-
Palanka (160 kilomètres environ), le port danubien le plus proche, le relief complique
sérieusement les échanges26. En effet, les deux seuls accès à la région de Sofia, depuis
le bassin du Danube, s'effectuent obligatoirement par l'un des deux cols permettant le
franchissement de la chaîne des Balkans, celui de Petro-Han (1435 mètres) ou celui
d'Araba Konal (860 mètres)27. Le premier est situé au Nord-Ouest de Sofia et met la
ville en communication avec Lom-Palanka. Le second col, celui d'Araba Konak, qui se
trouve au Nord-Est de la capitale bulgare, permet de « se rendre à Plevna, et de là à
Rahova ou Nikopoli »28. D'après l'ouvrage de Guilloux, « tout ce qui vient de la
Bulgarie du Nord à Sofia », passerait « par ces deux cols », mais « leur forte pente les »
rendrait « difficiles en hiver quand la neige couvre le sol, et que la gelée a rendu le
terrain dur et glissant »29. Il existe sur ces routes des caravansérails, mais qui ne seraient
que de « pauvres hans30, sans confort d'aucune sorte »31. Les difficultés découlant de la
circulation des échanges entre Sofia et les ports danubiens, augmenteraient ainsi
« notablement le prix de revient des marchandises », selon Guilloux32. Cette situation ne
semble pas spécifique à la ville de Sofia. En effet, toutes les localités bulgares situées
au Sud de la chaîne des Balkans se retrouvent enclavées par le massif, ce qui renforce le
rôle joué par Dédéagatch sur le plan du commerce extérieur de la Bulgarie.

24- AMAE, Bulletin consulaire français, Recueil des rapports commerciaux adressés au Ministère des
affaires étrangères par les agents diplomatiques et consulaires de France à l'étranger, vol. 16, 2ème
semestre 1888, Paris, 1888, p. 9.
25- GUILLOUX A., Notes de voyage sur la Bulgarie du Nord, Annales de Géographie. 1892, t. 1, n°1.
pp. 105-111, http://www.persee.fr/doc/geo_0003-4010_1892_num_1_1_18052?q=guilloux
26- ibid.
27- ibid.
28- ibid.
29- ibid.
30- Le terme ''han'' désigne dans le monde ottoman, un caravansérail.
31- GUILLOUX A., Notes de voyage sur la Bulgarie du Nord, Annales de Géographie. 1892, t. 1, n°1.
pp. 105-111.
32- ibid.

205
Dans cet environnement territorial, peu propice à l'essor de son économie,
l'Etat bulgare se lance dans un projet d'envergure pour s'offrir un débouché maritime
sous son seul contrôle. Il s'agit de moderniser le port de Bourgas, qui se trouve sur la
mer Noire à 120 kilomètres environ au Sud de Varna, et d'y installer une voie ferrée
raccordée à Yambol, la tête de ligne la plus septentrionale du réseau de la société de
Hirsch, qui a pris quelques années plus tôt une nouvelle appellation, celle de
Compagnie des orientaux. L'inexistence de voies ferrées en connexion avec le voisinage
de Bourgas, contraint les exportateurs de céréales à transporter leurs marchandises,
« soit sur des arabas (chariots), soit à dos de chameaux »33. D'après un rapport
commercial émis par le vice-consul de France en poste dans ce port, au mois d'avril
1889, ces expéditions s'effectuent sur une distance considérable. En effet, il y est
indiqué qu'avec celui de Bourgas, « les départements de Slivno et d'Eski-Zagra »
fourniraient « la plus grande partie de ces chargements »34. La première de ces localités,
Slivno (l'actuelle Sliven) se trouve à 80 kilomètres de Bourgas, à proximité de Yambol.
La seconde, Eski-Zagra (aujourd'hui Stara Zagora), est située à plus de 130 kilomètres à
l'Ouest de ce port. Soulignons que la ville d'Eski-Zagra permet d'accéder rapidement,
c'est-à-dire en quelques heures de marche, à l'une des stations de la ligne ferroviaire qui
longe la Maritza, ce qui permettrait aux exportations de rejoindre Yambol, puis
Bourgas, en un temps bien plus restreint. Pourtant, cette voie de transport semble peu
empruntée à cause des frais supplémentaires résultant de son usage. En effet, tel que
nous l'avons expliqué, depuis le rattachement de la Roumélie orientale à la Bulgarie, la
question du tarif des chemins de fer dans la province annexée est très sensible.
Suite à l'inauguration de la voie ferrée reliant Yambol à Bourgas, le 26 mai
189035, les conflits entre l'Etat bulgare et la Compagnie des orientaux se renforcent.
Pourtant, dans de rares cas, leurs intérêts convergent. Par exemple, en 1894, la Bulgarie
et la compagnie avaient « reconnu d'un commun accord qu'il serait préférable de faire
commencer l'exploitation de cette dernière à la station de Sarambey », (l'actuelle
Septemvri), « au lieu de celle de Bellova », éloignée d'une dizaine de kilomètres,
car « la première de ces deux stations se prêtait mieux au rôle d'une gare d'échange »36.

33- AMAE, Bulletin consulaire français, Recueil des rapports commerciaux adressés au Ministère des
affaires étrangères par les agents diplomatiques et consulaires de France à l'étranger, vol. 16, 2ème
semestre 1888, Paris, 1888, p. 130, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6567522j?rk=21459;2
34- ibid.
35- WEISSENBRUCH, P., Rapports commerciaux sur la péninsule des Balkans et les régions voisines,
extrait du Recueil consulaire belge, p. 550, 1892.
36- Presse // Le journal des débats // Les chemins de fer de Roumélie Orientale (18 octobre 1908) //
http://www.entreprises-coloniales.fr/proche-orient/Ch._de_fer_orientaux.pdf

206
Mais la politique tarifaire de la société ferroviaire, qui est passée entre des mains
allemandes à la fin des années 1880, pousse Sofia à la mise en place d'une nouvelle
ligne de chemins de fer37.
Au début de l'année 1894, l'Etat bulgare prévoit d'établir une voie ferroviaire
concurrente. La ligne doit être construite à partir de Philippopouli, puis traverser
directement directement la Maritza afin d'atteindre sa rive Nord. Elle longe ensuite le
fleuve sur une cinquantaine de kilomètres, en direction de l'Est, avant de rejoindre, plus
au Nord, Eski-Zagra. Depuis cette localité, le chemin de fer à installer se raccorderait
ensuite à la station ferroviaire de Nova Zagora, dernière gare d'importance avant
Yambol38. Tel que le souligne Du Velay, dans l'ouvrage intitulé Essai sur l'histoire
financière de la Turquie depuis le règne du sultan Mahmoud II jusqu'à nos jours, paru
en 1903, grâce à cette voie ferrée Sofia serait « reliée à Bourgas par une ligne
appartenant exclusivement à la principauté, et les trains y circulant, partant de la
capitale pour aller jusqu'à Bourgas, n'eussent emprunté à la Compagnie des chemins de
fer Orientaux que les parties de son réseau situées entre Sarambey et Philippopouli,
d'une part, et entre Nova-Zagora et Yambol, de l'autre »39.

3- La restructuration du territoire bulgare : des trajectoires contrecarrées ?

Au-delà du contrôle sur l'application des tarifs, le principal objectif de la


Bulgarie consiste à réduire considérablement l'éloignement entre ses zones agricoles les
plus fertiles et l'interface destinée à l'exportation de leur production. Entre Yambol et
Dédéagatch, la distance est de 217 kilomètres. Celle entre Yambol et Bourgas n'excède
pas 100 kilomètres. Mustapha Pacha, située à l'extrême Sud-Est de la Bulgarie, est la
ville la plus proche de Dédéagatch. Pourtant la distance qui les sépare atteint 120
kilomètres40. Bourgas est ainsi « le port d'exportation le plus proche pour toutes les
régions de l'ancienne principauté »41 de Roumélie orientale, qui concentrent les zones
les plus fertiles du territoire bulgare, là où le trafic est « de beaucoup le plus

37- ibid.
38- VELAY. A., Essai sur l'histoire financière de la Turquie, depuis le règne du sultan Mahmoud II
jusqu'à nos jours, Paris, 1903, p. 196, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65442436
39- ibid.
40- Foreign Office // [C.4916] [C.4924] 1887 // No. 3 // Reports on subjects of general and commercial
interest // Turkey // Report on the proposed improvements in Bourgas Harbour // Sir E. Thornton to the
Earl of Rosebery (8 juillet 1886).
41- ibid.

207
important ». Il s'avère donc que la voie ferrée en cours d'installation au Nord de la
Maritza, entre Philippopouli et Stara-Zagora, « connue sous le nom de ligne parallèle »,
est appelée « à léser gravement les intérêts de la Compagnie »42.
En 1888, Bourgas est dans l'incapacité d'accueillir des navires de plus de 2000
tonnes. Un élément le montre. Durant l'année 1888, sur les 48 000 tonnes de céréales
exportées depuis Bourgas, « 35 000 ont été embarquées sur voiliers et 11 000 seulement
en vapeurs »43. Pour faciliter les transbordements entre le navire et le train, c'est à
l'intérieur du port que se situe le terminus du chemin de fer construit depuis Yambol 44.
D'après le consulat de France à Sofia, en permettant aux wagons d'accéder aux quais,
« l'embarquement et le débarquement des marchandises sera plus rapide et moins
dispendieux »12. Dès l'installation du chemin de fer entre Yambol et Bourgas, ce port
prend une part croissante dans le commerce général de la Bulgarie. Entre 1886 et 1889,
la valeur des importations débarquées à Bourgas atteint une moyenne annuelle de cinq
millions de francs. Entre 1890 et 1891, elle est estimée à neuf millions de francs. La
valeur des exportations connaît la même croissance, passant de 4 500 000 francs en
1886 à 9 500 000 francs en 1891. Proportionnellement à l'ensemble des échanges en
provenance et en direction de la Bulgarie, Bourgas captait 17 % de ce trafic en 1886. Et
en 1891, plus d'un quart de tous les échanges de la Bulgarie emprunte son port13.
L'essor apparent de Bourgas est toutefois relatif. La stratégie bulgare visant à
déposséder Dédéagatch de sa position d'unique interface maritime du Sud-Est de la
Turquie d'Europe, est synonyme de déclassement pour les lignes de la Compagnie des
orientaux. Celle-ci riposte dès l'inauguration du chemin de fer Yambol < > Bourgas, au
mois de mai 1890. Grâce à son contrôle des sections reliant Yambol et Sarambey à
Dédéagatch, la compagnie est en mesure de pratiquer une guerre commerciale, basée
sur la manipulation du prix des transport. Pour les expéditions en direction de Bourgas,
la société d'exploitation augmente le tarif exigé. A l'inverse, les affrètements dirigés
vers Dédéagatch bénéficient de réductions. Dans une lettre « adressée aux représentants
42- VELAY. A., Essai sur l'histoire financière de la Turquie, depuis le règne du sultan Mahmoud II
jusqu'à nos jours, Paris, 1903, p. 571.
43- AMAE, Bulletin consulaire français, Recueil des rapports commerciaux adressés au Ministère des
affaires étrangères par les agents diplomatiques et consulaires de France à l'étranger, Vol XVIII, 2ème
semestre 1889, Paris, 1889, p. 130.
44- WEISSENBRUCH, P., Rapports commerciaux sur la péninsule des Balkans et les régions voisines,
extrait du Recueil consulaire belge, p. 550, Bruxelles, 1892.
12- AMAE, Bulletin consulaire français, Recueil des rapports commerciaux adressés au Ministère des
affaires étrangères par les agents diplomatiques et consulaires de France à l'étranger, Vol 13, 2ème
semestre 1889, Paris, 1889, p. 26, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6567522j?rk=21459;2
13- WEISSENBRUCH, P., Rapports commerciaux sur la péninsule des Balkans et les régions voisines,
extrait du Recueil consulaire belge, p. 550, Bruxelles, 1892.

208
des puissances signataires du traité de Berlin », et qui vise à dénoncer cette situation, le
gouvernement bulgare détaille les tarifs appliqués par la compagnie 45. Entre Nova-
Zagora et Yambol, éloignée de 45 kilomètres, le transport d'un wagon de 10 tonnes de
céréales revient à 33 francs, ce qui équivaut à un coût kilométrique de 0,73 francs. Afin
de transporter ce même wagon de céréales, de Nova-Zagora à Dédéagatch, c'est à dire
sur une distance de 290 kilomètres, le prix total est réduit à 133 francs, soit 0,46 francs
par kilomètre46. A la lumière de ces chiffres, il apparaît donc que « pour les mêmes
distances et le même poids, les taxes à destination de Bourgas étaient presque deux fois
plus élevées que celles vers Dédéagatch »47. Depuis Philippopouli et les autres centres
de production agricole à proximité de la ligne principale, l'écart de prix en faveur du
port ottoman est similaire15.
Cette guerre des tarifs permet à la compagnie d'exploitation de tenir « en échec »
le port de Bourgas, dont « l'activité s'est quasi restreinte au trafic local », d'après un
rapport commercial belge paru en 189248. En effet, tel que nous l'avons expliqué, les
prix furent « combinés de telle façon que beaucoup de marchandises qui auraient pris la
voie de la mer Noire se firent transporter sur les wagons des chemins de fer orientaux
jusqu'à la mer Egée »49. Selon les termes employés par l'auteur du rapport
précédemment cité, cette guerre commerciale « stérilisait » le chemin de fer de
Bourgas, et détournait « le négoce appartenant en quelque sorte » à ce port. Au mois de
mai 1891, la conclusion d'un accord entre le gouvernement bulgare et la Compagnie des
orientaux laissait entrevoir la fin de ce conflit. Il établissait une combinaison de tarifs
amenant à mettre Bourgas et Dédéagatch « sur le même pied »50. Mais la société
d'exploitation parvient à se détourner de ses engagements en accordant des « remises,
des rebonifications, de sept à trente et même 50 % aux marchandises transportées » vers
le port ottoman « en quantités importantes »51.
Au cours de la décennie 1890, la Bulgarie se concentre sur la modernisation du
port de Bourgas, sur celui de Varna, ainsi que sur la construction de la voie dite
45- OBREYKOFF, O., Essai sur la crise balkanique, Montpellier, 1914, p. 45,
https://archive.org/details/essaisurlacriseb00obre
46- ibid.
47- ibid.
15- AMAE, Bulletin consulaire français, Recueil des rapports commerciaux adressés au Ministère des
affaires étrangères par les agents diplomatiques et consulaires de France à l'étranger, Vol 21, 1er
semestre 1891, Paris, 1891, p. 85 http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6492910r?rk=42918;4
48- WEISSENBRUCH, P., Rapports commerciaux sur la péninsule des Balkans et les régions voisines,
extrait du Recueil consulaire belge, Bruxelles, 1892, p. 551.
49- ibid.
50- ibid.
51- ibid.

209
parallèle. L'Etat bulgare n'a pas renoncé à relier également Sofia à Choumla, sur la ligne
Varna-Roustouk. En 1892, il contracte un emprunt de 142 millions de francs auprès de
la Lander-Bank de Vienne, afin de financer ces grands travaux. La mise en place d'une
section seulement de la ligne traversante de 350 kilomètres, appelée à relier Sofia à
Choumla, station du chemin de fer Roustouk < > Varna, fait l'objet d'un accord entre la
Bulgarie et une compagnie codirigée par l'entrepreneur français Léon Guilloux et Yvan
Hadjienov52. Conclue en 1895, la concession prévoit la construction d'un chemin de fer
entre la capitale bulgare et Roman, localité située sur le versant septentrional de la
chaîne des Balkans, au Sud-Ouest de Plevna53. Après deux années de travaux,
l'achèvement de cette section permet à Sofia de s'interconnecter avec le bassin du
Danube, non plus par les cols de Petro-Han ou d'Araba Konak, mais par la voie du
rail54.
La modernisation de Bourgas et de Varna est lancée en 1895 et s'étirera jusqu'en
1903 pour le premier, et en 1906 pour le second. Concédés à une société française, la
Compagnie des Batignolles, les travaux visent à augmenter la profondeur de leur port, à
y installer des quais ainsi qu'une jetée, afin d'accueillir les navires à vapeurs de fort
tonnage et de réduire les coûts du fret55. Dans la course aux itinéraires les moins
coûteux, Varna est dans une position critique. En plus de l'accroissement des frais due à
la faiblesse de ses capacités portuaires, la redirection des marchandises vers le Danube
impose l'utilisation du chemin de fer aboutissant à Roustouk, ce qui multiplie les
ruptures de charges. Cette situation profite aux interfaces fluviales du delta, et
particulièrement à Galatz56. En effet, pour des marchandises à destination de l'une des
villes bordant le Danube, il est moins coûteux de transiter par ce port plutôt que
d'emprunter la voie de Varna. Même dans l'éventualité où Roustouk serait la destination
finale d'une cargaison, la voie de Galatz s'avère plus compétitive. D'après le rapport
consulaire belge précédemment cité, il est ainsi indiqué que les marchandises ne
transiteraient par Varna que « pour des expéditions rapides » ou « lorsque la navigation
est interrompue sur le Danube »57. Lors de l’exécution des travaux nécessaires à la

52- KOSTOV A., Les ponts et chaussées français et les pays balkaniques pendant la seconde moitié du
XIXeXIXe et au début du XXe siècle: les cas de la Roumanie, de la Serbie et de la Bulgarie, Quadrens
d'Història, vol X, 2009, http://www.raco.cat/index.php/QuadernsEnginyeria/article/view/191348/257195
53- ibid.
54- ibid.
55- ibid.
56- WEISSENBRUCH, P., Rapports commerciaux sur la péninsule des Balkans et les régions voisines,
extrait du Recueil consulaire belge, p. 525, Bruxelles, 1892.
57- ibid.

210
modernisation de ses deux ports en Mer Noire, la Bulgarie espérait, dans un premier
temps, soutenir leur développement grâce à la mise en place de la ligne parallèle, entre
Philippopouli et Nova Zagora. Cette perspective était l'une des raisons poussant la
Compagnie des Batignolles à s'investir dans ces projets. En effet, un rapport issu de la
Chambre de commerce française de Constantinople, rédigé à la fin de l'année 1897,
indique que dans quelques années, « en 1900 » précisément, « le gouvernement bulgare
aura ou acheté la ligne orientale des chemins de fer Yambol-Sarambey ou terminé la
ligne parallèle à cette dernière dont la construction est commencée », et « il est donc à
peu près certains qu'à cette époque, le mouvement du commerce général, par Bourgas,
prendra un développement d'au moins 40 % »58. Mais en 1898, la Compagnie des
orientaux est parvenue à soumettre la Bulgarie à ses exigences. A cette date, un accord
sanctionne l'abandon par Sofia de la ligne parallèle et accorde, à la société ferroviaire,
l'exploitation du seul tronçon construit, celui reliant Tchirpan, qui se trouve à une
trentaine de kilomètres à l'Est de Philippopouli, sur la rive Nord de la Maritza, et Nova-
Zagora, la station ferroviaire non loin de Yambol. La ligne, qui atteint une longueur
d'environ 80 kilomètres, est ainsi rétrocédée à bail à la Compagnie des orientaux. Mais
pourquoi la Bulgarie a t-elle renoncé à son projet de ligne parallèle ? Il s'avère que la
LanderBank de Vienne refusa de réaliser une partie de l'emprunt contracté en 1892.
Selon la presse européenne, cet établissement bancaire a finalement renoncé à donner
« son concours financier à l’exécution de travaux publics ruineux et inutiles, tels qu'un
chemin de fer parallèle destiné uniquement à faire concurrence à une ligne (…) existant
déjà à quelques kilomètres de distance »59. Pour d'autres contemporains, tels que
Drandar, auteur de l'ouvrage intitulé La Bulgarie sous le prince Ferdinand (1887-1908),
paru en 1909, le désaccord apparu sur le financement de la ligne parallèle est dû à
l'action de la Compagnie des orientaux, qui aurait « usé de toute son influence sur la
LanderBank pour empêcher la réalisation de l'emprunt conclu avec cette banque » .
Selon cette même source, tous les « travaux techniques » nécessaires à ce projet étaient
réalisés, et « il ne restait plus qu'à poser les rails », lorsque l'institution bancaire
viennoise décida de se retirer60.

58- IFEA // Bulletin mensuel de la Chambre de commerce française de Constantinople, 1er semestre
1899, Constantinople, 1899, p. 44.
59- Presse // Le journal des débats // Les chemins de fer de Roumélie Orientale (18 octobre 1908).
60- DRANDAR A., La Bulgarie sous le prince Ferdinand (1887-1908), Bruxelles, 1909, p. 342,
https://archive.org/details/labulgariesousle00dran

211
Il apparaît ainsi que l'achèvement du réseau trans-balkanique ne fut pas à
l'origine d'un basculement brutal des routes d’approvisionnement. Malgré l'installation
d'un axe ferroviaire reliant Vienne à Salonique, puis à Constantinople, plusieurs
éléments atténuent l'impact du raccordement des Balkans à l'Europe sur l'organisation
des flux de marchandises. Parallèlement à la question du surcoût imposé par l'utilisation
du rail, un facteur structurel est à prendre en considération. La seconde moitié du XIXe
siècle est caractérisée par une augmentation généralisée de la demande en denrées
alimentaires, en tissus, en combustibles, et en matériaux de construction, ce qui permet
de soutenir les échanges en direction de toute la péninsule balkanique et d'atténuer les
effets de captation du trafic. Toutefois, le rapport à l'espace dépend de sa
territorialisation. Et sur ce point, l’articulation de la Malle des Indes dévoile des
logiques d'une toute autre nature.

212
2-3-2- De Londres à Bombay : le parcours européen

de la Malle des Indes

Depuis l'ouverture à la navigation du canal de Suez en 1869, la reconfiguration


des voies de communication européennes est un enjeu de taille. Le raccordement
ferroviaire opéré entre l'Ouest du continent et Salonique vise ainsi, en partie, à redéfinir
l'itinéraire emprunté par la Malle des Indes. Cette expression, strictement française,
désigne la liaison postale connectant Londres aux mondes asiatiques. Entre la décennie
1870 et les années 1890, les déplacements successifs de la Malle des Indes sur le
maillage territorial européen offrent une vue précieuse des effets de basculements
générés par les logiques de l'impérialisme britannique.

1- La Malle des Indes à la recherche d'une nouvelle interface maritime ?

La Malle des Indes désigne, en premier lieu, la liaison postale qui unit le cœur
de l'Empire britannique à ses territoires asiatiques. La nature du courrier qu'elle
transporte lui confère un rôle stratégique de première importance. Au-delà de la
correspondance privée, la Malle des Indes « contient tous les documents et actes
gouvernementaux que l'Angleterre transmet à ses représentants dans les possessions
lointaines »1. A cet égard, la durée du trajet effectué par la Malle des Indes est un
élément d'une importance fondamentale. Selon un article de presse paru au mois de
septembre 1903 dans le Journal de Salonique, le Royaume-Uni « veut économiser le
plus de temps possible, même une heure », pour l'entretien de ses relations avec l'Asie
et d'après la même source, « aucune autre considération que celle de la célérité ne
saurait donc intéresser la Grande Bretagne »2. Nous verrons au cours de ce
développement que la question de la vitesse de cette liaison postale n'est pas l'unique

1- Presse // Journal de Salonique, La malle des Indes (24 septembre 1903), p. 2,


http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1267118h/f2.item.r=malle%20des%20indes%20paris.zoom
2- ibid.

213
facteur régissant son organisation. En effet, la Malle des Indes joue également un rôle
de ligne internationale pour une catégorie de voyageurs européens, et à ce titre, la
sécurité et la commodité des itinéraires deviennent des considérations importantes.
Rappelons qu'il existe une différence fondamentale entre les impératifs régissant
l'expédition des marchandises et ceux qui relèvent du transport des voyageurs et/ou de
la Malle des Indes. A l'exception des marchandises périssables et des bestiaux, la durée
de l'acheminement est d'une importance secondaire pour la plupart des envois
commerciaux. Concernant le transport des voyageurs européens en direction des
mondes asiatiques, une distinction est également à effectuer à l’intérieur de cette
catégorie. Elle renvoie, d'une part, aux agents de l'impérialisme, qu'ils soient issus des
milieux d'affaires ou d'une administration 3, et d'autre part, aux européens qui voyagent
en Orient au titre d'un séjour d'agrément. Pour ces derniers, la question de la rapidité de
leur itinéraire a une valeur limitée et ils n'empruntent pas nécessairement la voie de
liaison la plus rapide. A l'inverse, le premier groupe voyage systématiquement suivant
l'itinéraire tracé par celle-ci. Cet aspect qualitatif explique sans doute l'aubaine
commerciale que représente la Malle des Indes pour ses jonctions d'importance, là ou
elle « quitte la voie ferrée pour s'engager dans la voie maritime ». En effet, c'est dans
ces interfaces portuaires que « les particuliers qui ont des intérêts aux Indes et plus loin
vont le plus souvent attendre » le prochain départ, dynamisant l'économie locale.
D'après un article du Journal de Salonique, daté de 1903, « tous les pays se »
[disputent ainsi] « l'honneur de se voir traverser par la Malle des Indes » car ces flux de
passagers « font la richesse des ports d'attache ».
Outil de l'administration impériale britannique, la Malle des Indes concentre
donc les envois les plus urgents et le trajet le plus direct est ainsi constamment préféré.
L'achèvement de la ligne trans-balkanique, celle aboutissant à Salonique, conduit donc
à une tentative de redéfinition de son itinéraire. Peu de temps après le raccordement du
Sud de la Turquie d'Europe au réseau ferroviaire européen, une commission est
nommée par le British Post Office afin « d'évaluer sérieusement » la faisabilité de ce
projet4. Il ne s'agit plus d'emprunter le port de Brindisi, situé à l'extrême Sud-Est de
l'Italie, mais celui de Salonique. Ce déplacement permettrait de raccourcir « d'une
quinzaine d'heures le trajet entre Londres et Port-Said »5, en Egypte, qui constitue la
3- Presse // Journal de Salonique, La malle des Indes (24 septembre 1903), p. 2
4- Presse // Argus (Melbourne, Vic. : 1848-1957), The Salonica mail route (samedi 17 octobre 1891), p.
9, http://trove.nla.gov.au/newspaper/
5- ANONYME (UN LATIN), Une confédération orientale comme solution de la Question d'Orient,
Paris, 1903, p. 29, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k66441b/f2.item.r=malle

214
porte d'entrée et de sortie du canal de Suez. Il implique toutefois de nombreux
réajustements et la négociation de nouveaux accords, la plupart portant sur la question
des frais de transit6. Afin de relier Londres à Salonique, le Royaume-Uni doit ainsi
s'assurer de la pleine coopération de l'Allemagne, de l'Autriche-Hongrie, de la Serbie et
de l'Empire ottoman. D'après un article du journal australien Argus, datant du 17
octobre 1891, deux représentants du British Post-Office, Rich et Harvey, mènent à cette
période « des entretiens avec les différents gouvernements de ces Etats avec l'objectif
d'y établir un service régulier ». Selon la même source, la Serbie et la monarchie austro-
hongroise seraient « disposer à faciliter la réalisation de ces changements »7.
Lors de la mise en place du projet de redéfinition de la Malle des Indes, en
1891, Brindisi occupe le rôle d'interface continentale pour cette liaison postale depuis
exactement 20 ans8. Mais le brigandage constitue un obstacle à l'articulation de cet
itinéraire. Au Sud du territoire italien, l'autorité de Rome est peu respectée. Unifiée
depuis 1871, l'Italie fait face à une protestation sociale qui touche les provinces
continentales de l'ancien royaume des Deux-Siciles. Opposées à la fois au système
féodal qui régit les campagnes, et à l'autorité nouvelle de Rome, les populations du
Mezzogiorno entretiennent une attitude défiante à l'égard de la loi. La pratique
délinquante est alors l'expression d'une contre-culture, trouvant ses sources dans le
mouvement populaire anti-républicain9. Et pour les bandes de brigands qui parcourent
la région, le passage du train transcontinental est une aubaine. Le vol des voyageurs est
quasi-systématique10. Face à ce phénomène, les autorités italiennes semblent passives.
En effet, d'après un article extrait du journal The Telegraph, datant du 2 octobre 1891,
« la principale plainte » pour laquelle le Royaume-Uni « s'est décidé à abandonner la
route de Brindisi, et à faire de Salonique le terminal » de la Malle des Indes « dans le
Sud de l'Europe », concerne « les autorités italiennes qui se refusent à lutter contre les
vols impitoyables commis à l'encontre des passagers du train ».

6- DOMINIONS ROYAL COMMISSION, Minutes of evidence taken in London in November 1913, and
papers laid before the Commission, Londres, 1913, p. 24,
http://www.archive.org/stream/minutestakenpape00grea/minutestakenpape00grea_djvu.txt
7- Presse // Argus (Melbourne, Vic. : 1848-1957), The Salonica mail route (samedi 17 octobre 1891), p.
9.
8- ANONYME (UN LATIN), Une confédération orientale comme solution de la Question d'Orient,
Paris, 1903, p. 29.
9- MANCHON P.Y., « Le Brigandage en Italie méridionale », In. Les campagnes dans les évolutions
sociales et politiques en Europe, des années 1830 à la fin des années 1920. Étude comparée de la
France, de l’Allemagne, de l’Espagne et de l’Italie, Paris, 2005, pp. 66-82,
(https://www.academia.edu/3535848/Le_brigandage_dans_l_Italie_m%C3%A9ridionale_1830-1920)
10- Presse // Telegraph (Brisbane, Qld. : 1872 - 1947), Brindisi or Salonica (samedi 3 octobre 1891), p. 9,
http://trove.nla.gov.au/newspaper/

215
Le brigandage n'est pas le seul élément qui menace l'efficience de la liaison
entre Londres et Brindisi. Sur l'ensemble des lignes italiennes, la vétusté des
infrastructures ferroviaires impose une réduction de la vitesse des trains, ce qui
augmente la durée du trajet11. De plus, l'éloignement entre la gare et le port de Brindisi
accroît les frais généraux liés au transit. Pour toutes ces raisons, le Royaume-Uni
projette un déplacement de la Malle des Indes en direction de Salonique, mais la
transformation de la seconde ville de l'Empire ottoman en jonction intercontinentale se
heurte à des difficultés similaires. Premièrement, la faiblesse de ses capacités portuaires
est problématique. En 1890, le port de Salonique n'est toujours pas doté
d'infrastructures modernes12. A l'instar de Brinidisi, le raccordement ferroviaire entre la
gare et la zone portuaire y est inexistant. De plus, la route trans-balkanique est jugée par
les contemporains comme bien plus dangereuse que celle empruntant les lignes
italiennes. Tel que le décrit l'article du journal The Telegraph, il apparaît que « la
plupart des voyageurs préféreront probablement perdre leur montre en Italie plutôt que
d'être retenu dans des massifs montagneux par des brigands turcs »13.
Le brigandage est ainsi une source de nuisance considérable sur les deux routes.
Malgré le raccourcissement des distances offert par l'extension du réseau ferroviaire
européen à la péninsule des Balkans, la sécurisation des transports constitue une
considération plus importante encore. Il apparaît donc que l'évaluation des risques
relatifs à une traversée des Balkans s'oppose à l'installation d'un axe reliant Londres à
Salonique. Le projet de déplacement de la Malle des Indes est ainsi jugé
« invraisemblable » selon les colonnes du journal The Telegraph, dans son édition du 3
octobre 1891. Pour le quotidien, le gouvernement britannique « n'a pas vraiment
l'intention de mettre en œuvre le changement suggéré », et la menace d'un déclassement
de Brindisi au profit de Salonique s'apparente à une manœuvre destinée à « réveiller les
autorités italiennes »14.
Le déroulement des négociations confirme cette analyse. A l'été 1891, l'Italie
adopte une position attentiste face aux communications britanniques, annonçant
l'inauguration prochaine d'un nouvel axe transcontinental 15. En effet, selon un article

11- Presse // Evening News (Sydney, NSW : 1869 – 1931), The Brindisi Mail Route (jeudi 20 octobre
1891), p. 4, http://nla.gov.au/nla.news-article111988744
12- Accordée à la Liste Civile en 1888, la concession pour la construction du port de Salonique est
rétrocédée à Edmond Bartissol en 1896. Les travaux commencèrent l'année suivante.
13- Presse // Telegraph (Brisbane, Qld. : 1872 - 1947), Brindisi or Salonica (samedi 3 octobre 1891), p. 9,
http://nla.gov.au/nla.news-article173482951
14- ibid.
15- Presse // Express and Telegraph (Adelaide, SA : 1867 – 1922), Brindisi or Salonica (jeudi 2 juillet

216
extrait du journal Express and Telegraph, paru le 2 juillet 1891, l'Italie, « dont le
territoire est actuellement traversé par le courrier » [des Indes], « regarde avec
indifférence la question (…) d'une substitution de Salonique à Brindisi en tant que
dernier port d'attache en Europe pour les steamers » du British Post-Office. A l'automne
de la même année, suite aux accords préliminaires marquant l'adhésion de l'Autriche-
Hongrie et de la Serbie au projet britannique16, Rome se lance dans des négociations
directes avec le Royaume-Uni. Alarmée par les promesses de coopération faites par les
monarchies d'Europe centrale, l'Italie s'engage « à améliorer la qualité de ses
infrastructures ferroviaires », et « à supprimer toute rupture de charge entre la gare et le
port de Brindisi »17. Grâce à ces améliorations, qui permettront d'une part,
« d'augmenter la vitesse des trains convoyant le courrier anglo-australien »18, et d'autre
part, de réduire le temps nécessaire aux transbordements, les autorités italiennes
déclarent que la Malle des Indes « sera transportée avec trois heures de moins que sur la
route rivale de Salonique »19. Par ailleurs, une réduction spéciale de « 4100 livres
sterling par année »20 (80 000 francs) est accordée au gouvernement britannique
concernant la traversée de l'Italie par la liaison postale 21. Par ailleurs, il semble que la
France consente également à un abaissement du prix exigé pour le passage de la Malle
des Indes sur son territoire22.
En effet, au mois de février 1892, le ministre britannique des Postes, James
Fergusson, annonce que « la charge annuelle pour le transport du courrier indien de
Calais à Brindisi par train spécial a été réduit de 7300 livres sterling »23. Par
conséquent, il déclare « qu'il n'est plus nécessaire de recourir à la route de Salonique ».
Fergusson indique cependant que cette dernière est « faisable » et serait « peut-être plus
rapide ». Cette déclaration vise à rappeler aux autorités italiennes que le Royaume-Uni
dispose d'une alternative à l'itinéraire aboutissant à Brindisi, dans l'éventualité où Rome

1891), p., http://nla.gov.au/nla.news-article208568189


16- Presse // Argus (Melbourne, Vic. : 1848-1957), The Salonica mail route (samedi 17 octobre 1891), p.
9.
17- Presse // Age (Melbourne, Vic. : 1854 – 1954) // The Brindisi and Salonica routes (jeudi 20 octobre
1891), p. 5, http://nla.gov.au/nla.news-article193407476
18- Presse // Evening News (Sydney, NSW : 1869 – 1931) // The Brindisi Mail Route (jeudi 20 octobre
1891), p. 4, http://nla.gov.au/nla.news-article111988744
19- Presse // Age (Melbourne, Vic. : 1854 – 1954) // The Brindisi and Salonica routes (jeudi 20 octobre
1891), p. 5.
20- Presse // South Australian Register (Adelaide, SA : 1839 – 1900) // Australian and Indian mails
(lundi 28 décembre 1891), p. 5, http://nla.gov.au/nla.news-article48246729
21-ibid.
22- Presse // Argus (Melbourne, Vic. : 1848 – 1957) // The Indian Mails (samedi 13 février 1892), p. 9,
http://nla.gov.au/nla.news-article8400561
23- ibid.

217
tenterait de se soustraire à ses promesses de modernisation et d'abaissement de tarifs24.

2- Le maillage territorial français en voie de déclassement ?

Les concessions italiennes et la dangerosité des Balkans ont ainsi conduit


à la paralysie du projet de déplacement de la Malle des Indes en direction de Salonique.
La France a également contribué au renoncement britannique. Au mois d'octobre 1891,
lors des déclarations austro-hongroises et serbes approuvant le passage de la Malle des
Indes en Europe centrale, le gouvernement français « notifie au Royaume-Uni que la
substitution de la route de Salonique à celle empruntant Brindisi serait une expérience
incertaine »25.
Les mises en garde de la France à l'encontre d'un déplacement de la liaison
postale britannique s'inscrivent dans la défense de ses intérêts. Dans l'éventualité d'une
redéfinition de son itinéraire, en direction de Salonique, la Malle des Indes dynamiserait
principalement le réseau et les grandes villes de l'Allemagne et de l'Autriche-Hongrie,
au détriment du maillage territorial français. De plus, la France a déjà pâti d'une
première redéfinition de l'itinéraire européen de cette liaison postale transcontinentale.
En effet, entre la fin des années 1850 et le début des années 1870, la Malle des Indes
traverse les lignes de la Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée qui connectent Marseille
à la capitale26. Pendant la guerre franco-prussienne (1870-1871), elle est détournée au
profit de « l'itinéraire suivant Ostende-Bruxelles-Cologne-Munich, le col de Brenner et
Brindisi »27. En 1872, l'achèvement du tunnel du Mont-Cenis, entre Modane et
Bardonèche, permettant d’accéder à l'Italie en traversant la Savoie, « permit à la France
de se ressaisir du transit de la Malle des Indes »28. La nouvelle voie de passage réduit
considérablement la durée du trajet entre Londres et Alexandrie. Entre 1858 à 1872,
l'itinéraire emprunté par la Malle des Indes, rejoignant Calais, Marseille, puis par voie
de mer, le port égyptien, nécessitait « 162 heures », ou sept jours, selon l'un des
représentants de l'autorité britannique, cité par un article extrait du journal Launceston
24- Presse // Argus (Melbourne, Vic. : 1848 – 1957) // The Indian Mails (samedi 13 février 1892), p. 9.
25- Presse // Launceston Examiner (Tas. : 1842 – 1899) // Salonica Mail Route (mercredi 14 octobre
1891), p. 2, http://trove.nla.gov.au/newspaper/article/39579869
26- CLARKE G.,The Post Office of India and its story, Londres, 1921, p. 124,
https://archive.org/details/postofficeofindi00claruoft
27- Presse // Le Figaro // La Malle des Indes (14 octobre 1891), p. 1,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k281645q.item
28- ibid.

218
Examiner, paru au mois d'octobre 186629. D'après cette même source, relier la Manche à
Alexandrie par la voie de Brindisi, en empruntant le tunnel ferroviaire du Mont Cenis,
« exigera 42 heures de moins », c'est-à-dire 122 heures ou environ cinq jours 30. Selon
un article du journal Rockhampton Bulletin, paru en 1872, le premier convoi de la Malle
des Indes a réalisé les 1600 kilomètres qui séparent la capitale britannique au port du
Sud-Est de l'Italie, en 55 heures seulement 31. Malgré le détournement opéré par la Malle
des Indes suite à la construction du tunnel du Mont-Cenis, une grande partie de son
trajet emprunte encore les lignes françaises, entre Calais et Modane. En 1882,
l'inauguration d'un second tunnel trans-alpin, traversant cette fois le massif du Saint-
Gothard, qui sépare la Suisse de l'Italie, annonce une nouvelle menace de déclassement.
Construit entre Goschenen, dans la vallée d'Uri, et Airolo, dans celle du Tessin, il place
le territoire helvétique en position d'articuler une seconde voie de passage trans-alpine
entre Londres et Brindisi.
L'ouverture de la ligne du tunnel du Saint-Gothard au Sud-Est de la Suisse, et la
densification du réseau ferroviaire européen, offrent à la Malle des Indes trois
itinéraires afin de rejoindre son port d'attache à l’extrémité de l'Italie : « la ligne de
Calais à Brindisi par le Mont-Cenis, la ligne de Calais à Brindisi par le Saint-Gothard »
[et] « la ligne d'Ostende à Brindisi par Cologne », qui emprunte également le tunnel
inauguré en 188232 (fig. 15).
D'après la thèse d'Emilie Cottet-Dumoulin intitulée Les débuts du chemin de fer
en Savoie (1830-1880), soutenue au mois de décembre 2013, l'itinéraire de la Malle des
Indes a été temporairement modifié suite à l'ouverture du tunnel du Saint-Gothard. En
effet, entre le mois de novembre 1882 et le mois de janvier 1883, c'est par Ostende,
Cologne, et la nouvelle voie de passage trans-alpine, que circulent les trains de la
liaison postale britannique33. Ce déplacement correspondait en réalité à l'une des
manœuvres opérées par Londres dans le « but d'obtenir des tarifs de plus en plus
réduits »34. Après l'octroi de nouveaux avantages à la circulation de la Malle des Indes35,
29- Presse // Launceston examiner (Tas. : 1842 – 1899) // Eastern mails and Telegraphs (mercredi 24
octobre 1866), p. 2, http://nla.gov.au/nla.news-article36639201
30- ibid.
31- Presse // Rockhampton Bulletin (Qld. : 1871 – 1878) // non titré (1er juin 1872), p. 3,
http://nla.gov.au/nla.news-article51788684
32- Presse // Le Figaro // La Malle des Indes (14 octobre 1891), p. 1,
33- Emilie Cottet Dumoulin, Franchir pour unir, équiper pour rattacher : les premiers chemins de fer en
Savoie : intentions, usages, représentations (années 1830-1880), Histoire. Université de Grenoble, 2013,
p. 431, https://tel.archives-ouvertes.fr/file/index/docid/951184/filename/37362_COTTET_-
_DUMOULIN_2013_archivage.pdf
34- Presse // Le Figaro // La Malle des Indes (14 octobre 1891), p. 1,
35- AMAE // Bulletin consulaire français – Recueil des rapports commerciaux adressés au Ministère des

219
celle-ci est déplacée, une fois encore, sur l'itinéraire empruntant le Mont-Cenis36.

Les grands itinéraires de transport trans-européenns à la fin des années 1880

(fig. 15)

A l'inverse de ce qu'affirme Méropi Anastasiodou, dans son ouvrage intitulé Salonique (1830-
1912), une ville à l'âge des Réformes, publié en 1997, l'actuelle Thessaloniki n'a jamais fait
partie de l'itinéraire européen de la Malle des Indes.

Au contraire des marchandises et de la correspondance de l'Empire britannique,


rappelons qu'une grande partie des voyageurs en direction des mondes asiatiques n'est

affaires étrangères par les agents diplomatiques et consulaires français, Paris, 1885, p. 295,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6439082n
36- Emilie Cottet Dumoulin, Franchir pour unir, équiper pour rattacher : les premiers chemins de fer en
Savoie : intentions, usages, représentations (années 1830-1880), Histoire. Université de Grenoble, 2013,
p. 431, https://tel.archives-ouvertes.fr/file/index/docid/951184/filename/37362_COTTET_-
_DUMOULIN_2013_archivage.pdf

220
pas arc-boutée sur la question des tables horaires, ni sur celle des tarifs. Selon leur
agrément, l'itinéraire empruntant le cœur du territoire helvétique est en mesure de leur
apparaître comme plus attractif et/ou plus attrayant. Effectivement, quatre années après
l'inauguration du tunnel du Saint-Gothard, celui-ci accueille une part non négligeable
des flux de voyageurs transitant auparavant par l'une des deux seules voies de
communication ferroviaires reliant la vallée supérieur du Rhin à l'Italie, c'est-à-dire, soit
par la voie du Mont-Cenis à l'Ouest de la Suisse, soit par le Brenner, construit à l'Est de
ce même Etat, et qui permet d'accéder à Vérone depuis Innsbruck.. Selon un article de
Louis Simonin, publié en 1884 dans la Revue des Deux Mondes, « le parcours du Saint-
Gothard (constituerait) désormais la route préférée des voyageurs qui vont en Italie et
en Orient par Brindisi »37. De plus, le transit des marchandises, produites entre la Suisse
et les rives de la mer du Nord, risque également de se rediriger vers le Saint-Gothard,
au détriment des lignes françaises.

3- La Malle des Indes et les intérêts régionaux

Les effets de détournement et de captation reposent, le plus souvent, sur une


combinaison de paramètres organisant la circulation des hommes et des marchandises.
Leur anticipation s'avère parfois complexe. Par exemple, en 1872, l'ouverture du tunnel
Mont-Cenis, reliant la France à l'Italie par la Savoie, est une source d'inquiétude pour
Marseille qui constate l'établissement d'un nouvel axe de communication plus court
entre Londres et Alexandrie38. Toutefois, malgré l'importance des questions liées à la
vitesse des communications avec l'Orient, d'autres éléments configurent l'attractivité des
grandes lignes transcontinentales. Nous l'avons dit, certains flux de voyageurs, en
circulation entre Londres et la Méditerranée, suivent le trajet le plus rapide, celui
emprunté par la Malle des Indes, et qui traverse le tunnel du Mont-Cenis notamment.
Ce constat est toutefois à relativiser. Malgré l'établissement d'un axe de communication
direct entre Calais et Brindisi, les voyageurs en direction de l'Egypte ne s'embarquent
pas systématiquement dans ce port de l'Italie méridionale. D'après une étude destinée à
mesurer l'impact commercial qui découlerait de la construction d'un nouveau tunnel
37- Louis Simonin, « Les Grandes Percées des Alpes : le Mont-Cenis, le Saint-Gothard, l’Arlberg, In.
Revue des Deux Mondes, t. 64, 1884, pp. 607-640, https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Grandes_Perc
%C3%A9es_des_Alpes,_le_Mont-Cenis,_le_Saint-Gothard,_l%E2%80%99Arlberg
38- Presse // South Australian Register (Adelaide, SA : 1839 – 1900) // The Mont Cenis tunnel (15
décembre 1871), p. 6, http://nla.gov.au/nla.news-article39244959

221
trans-alpin, à travers le massif suisse du Simplon, situé à une trentaine de kilomètres à
l'Est de Sion, il est que rappelé les passagers des trains continentaux choisissent leur
port d'embarquement selon « leur agrément, leurs affaires et leurs ressources39 ». En
effet, qu'il s'agisse de Marseille, de Gênes, de Trieste, de Naples ou de Brindisi, il
apparaît que ces villes furent en mesure d'attirer vers leurs eaux une partie du trafic des
voyageurs, et celui des marchandises, en circulation entre Londres et l'Asie40.
Au-delà des problématiques liées au brigandage, l'échec de Brindisi à capter une
plus large part des échanges intercontinentaux peut être expliqué par la faible
connectivité offerte par ce port en matière de liaisons maritimes. Durant les années
1870, Brindisi n'est « même pas le port vers l'Orient de l'Italie du Nord », selon une
étude présentée à la Chambre de commerce de Marseille 41. A l'inverse, depuis la cité
phocéenne, des navires partent « chaque jour (…), les uns pour la Méditerranée et la
mer Noire, les autres pour l'océan indien, les mers de Chine et du Japon ».
L'attractivité du port de Marseille ne semble donc pas subir un effet de
basculement brutal lors de l'ouverture du tunnel du Mont-Cenis. Ce phénomène de
répartition des flux permet de mieux comprendre la position défendue par la Chambre
de commerce marseillaise lors de la mise en place d'une nouvelle voie de passage, à
travers le massif du Saint-Gothard, qui se trouve approximativement à mi-chemin entre
Zurich et Milan. En 1881, un an avant son inauguration, la Chambre de commerce de
Lyon s'alarme d'une menace de déclassement des chemins de fer français. Selon
l'institution lyonnaise, « le transit non-seulement de la France, mais de l'Angleterre, de
la Belgique, de la Hollande, de l'Allemagne, est assuré quant à présent à la ligne du
Mont-Cénis, [mais] il n'en est pas moins vrai que ce transit lui sera vivement disputé,
dans un avenir très prochain, par le percement du Saint-Gothard vers lequel on tentera
sûrement de faire converger le trafic des pays [cités] et même celui du Nord de la
France »42. Les représentants de la Chambre de commerce de Lyon proposent donc
l'installation d'un tunnel ferroviaire « dans l'espace compris entre » les deux tunnels afin
de « prévenir ces détournements et ne pas laisser la direction du transit s'établir » au
« préjudice » des intérêts français43.

39- CCIM // YA-39-20 // Le tunnel du Simplon devant le Parlement par le Comte de Resie, Paris, 1881,
p. 20.
40- ibid., p. 20.
41- ibid., p. 21.
42- CCIM // MQ 55.104 – Commerce international, relations avec les pays étrangers // Rapport avec les
pays européens – Turquie // Chambre de commerce de Lyon – Séance du 17 mars 1881 – Percement du
tunnel du Mont-Blanc.
43- ibid.

222
L'institution commerciale étudie deux projets de percement. Le premier viserait
à connecter Chamonix à Turin par la traversée du Mont-Blanc. Le deuxième concerne
l'établissement d'un tunnel à travers le massif du Simplon, dans les Alpes valaisannes,
qui ouvrirait un accès à la région au Nord-Ouest de Milan 44. La Chambre de commerce
de Lyon opte pour cette seconde option45.
La Chambre de commerce de Marseille est associée à ce projet afin d'influencer
la décision finale de Paris. La réponse de l'institution marseillaise contredit totalement
la proposition d'origine lyonnaise. Selon elle, la mise en place d'un nouveau tunnel
trans-alpin, à travers le massif du Simplon, découlerait d'une erreur d'appréciation car
elle n'aurait que « peu d'intérêt (...) pour le commerce français »46. En effet, la Chambre
marseillaise estime « qu'en supposant même que le Saint-Gothard vienne à attirer à lui
une partie du trafic de Marseille et de la Méditerranée », la juste réponse à apporter à
cette menace serait celle d'une guerre tarifaire. Sur ce point, d'après l'institution
marseillaise, on pourrait « compter sur les efforts que feront les lignes de l'Est et du
Nord pour ramener ce trafic sur le territoire français ». Dans l'éventualité où la
construction du tunnel du Simplon est décidée, cela susciterait « une concurrence corps
à corps », entre quatre voies de passages parallèles et presque équidistantes, celle de
Marseille, du Mont-Cenis, du Simplon et du Saint-Gothard, qui ne ferait « qu'empirer la
situation de Marseille »47. Dans la prochaine partie, nous verrons les raisons qui
poussent la cité phocéenne à s'opposer à ce projet.

Suite à l'intégration du maillage territorial de la Turquie d'Europe au réseau


ferroviaire européen, l'espace balkanique est appelé à accueillir une section de la route
la plus courte entre le Royaume-Uni et les Indes. Mais le déplacement de celle-ci vers
la péninsule n'a jamais été effectué. En effet, tel que nous l'avons montré au cours de
cette partie, le transport de la Malle des Indes ne répond pas uniquement à des
problématiques découlant du temps de trajet. Les considérations liées à la sécurité des
individus et des expéditions qu'elle transporte constituent également des facteurs
déterminants. Par ailleurs, il s'avère que l'articulation des flux de voyageurs entre le

44- ibid.
45- CCIM // MQ 55.104 – Commerce international, relations avec les pays étrangers // Rapport avec les
pays européens – Turquie // Extrait du registre des délibérations de la Chambre de commerce de
Marseille // Séance du 21 juin 1881.
46- ibid.
47- ibid.

223
Nord-Ouest de l'Europe et l'Egypte est soumise à une série de paramètres, mêlant les
questions de prix, de durée et de commodité. La combinaison de ces éléments amène à
une répartition de ces flux, entre les grands ports méditerranéens, tels que Marseille,
Gênes, Trieste, Venise et Brindisi, qui conserve toutefois son rôle de porte d'entrée et de
sortie pour la Malle des Indes sur le continent européen, et ce, jusqu'à l'éclatement de la
Grande Guerre48.

48- CLARKE G.,The Post Office of India and its story, Londres, 1921, p. 124, « During the term of the
contract of 1867-1869, the port for reception and despatch of mails was Marseilles. Arrangements were
made in the new contract of 1869 for the substitution of Brindisi for Marseilles on the completion of the
Mont Cenis Tunnel and railway, and Brindisi remained the European port for the reception and despatch
of mails until the outbreak of war in 1914. »,
https://archive.org/details/postofficeofindi00claruoft

224
2-3-3- Les grandes routes continentales en recomposition

Comprendre les conséquences liées à l'intégration du réseau trans-balkanique


aux chemins de fer de l'Europe nécessite de questionner la circulation des flux
commerciaux à l'échelle continentale. Principale richesse de la Turquie d'Europe, les
céréales constituent le produit le plus transporté à travers le maillage territorial
européen. Entre les grands centres de production et de consommation, la trajectoire de
ces denrées connaît une évolution notable suite aux politiques de restructuration menées
par l'Autriche-Hongrie notamment. Au centre de l'Europe, cette puissance tente de tisser
un réseau commercial allant des côtes de la mer du Nord à celles de la mer Egée et des
rives de la mer Noire à la Suisse. Mais entre le territoire helvétique et celui de la
monarchie austro-hongroise, les Alpes forment un obstacle naturel qu'il devient
impératif de surmonter.

1- Les empires centraux en quête de débouchés ?

Le tunnel du Saint-Gothard, dont la construction est patronnée par Berlin 1, vise à


la création d'une voie d'accès directe entre l'Italie et le territoire traversé par le Rhin
supérieur, c'est-à-dire la région allant de Francfort à la frontière suisse. L'installation de
cette ligne transalpine est perçue par l'Autriche-Hongrie comme une tentative de
déclassement de ses intérêts commerciaux2. En effet, la mise en communication de la
plaine du Pô avec le Sud-Ouest de l'Allemagne, via la Suisse, annonce une perte
d'attractivité brutale pour le réseau ferroviaire austro-hongrois ainsi que pour
l'attractivité de Fiume et de Trieste, en mer Adriatique. En permettant l'établissement
d'un axe ferroviaire continu entre Gênes, Milan et Zurich, la ligne du Saint-Gothard
rapproche de manière considérable les ports italiens des centres de consommation

1- AMAE, Bulletin consulaire français : recueil des rapports commerciaux, Paris, 1884, p. 473,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64438533
2- AMAE, Bulletin consulaire français : recueil des rapports commerciaux, Paris, 1885, p. 86,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6439082n?rk=42918;4

225
helvétiques. Depuis les rives de la mer Noire, les envois de céréales à destination de ces
centres risquent de s'effectuer depuis Gênes. Avant l'installation du tunnel du Saint-
Gothard, une partie des oléagineux approvisionnant le marché suisse transite par le
réseau de chemins de fer austro-hongrois, ainsi que par celui de Bavière, afin de
pénétrer, par le Nord, en territoire helvétique. Parmi ces expéditions, certaines
proviennent des excédents de la production austro-hongroise, ou des stations
limitrophes de l'Empire, ou encore de la mer Noire. Dans ce dernier cas, les céréales
parviennent à Fiume ou à Trieste par voie de mer, avant d'être redirigées vers la Suisse,
en train. La mise en place du tunnel du Gothard risque donc de complètement détourner
ce trafic, au bénéfice de Gênes principalement. En effet, la circulation des marchandises
entre l'Autriche-Hongrie et la Suisse se heurte à deux obstacles. Le premier relève du
relief dans la partie occidentale de l'Empire austro-hongrois. Entre la province
d'Innsbruck et le territoire helvétique, le massif de l'Arlberg empêche toute
communication par rail. Le deuxième obstacle découle du premier. En vue de se
raccorder à la Suisse, l'Autriche-Hongrie n'a d'autre choix que d'expédier ses
marchandises par les lignes bavaroises, ce qui augmente notablement la distance
kilométrique à parcourir. De plus, ces expéditions pénètrent sur le réseau de Bavière à
Kiefersfelden3, située à 70 kilomètres environ au Sud-Est de Munich. Il apparaît donc
que toute les régions autrichiennes se trouvant à l'Ouest de ce poste frontière, telles que
celles d'Insbruck, pâtissent encore davantage de l'absence de connexion ferroviaire avec
le territoire suisse.
Le 4 janvier 1880, alors que le percement du Saint-Gothard est toujours en
cours, le gouvernement de Vienne s'accorde « avec les compagnies de chemins de fer
suisses, en vue de construire une nouvelle voie ferrée à travers le massif de l’Arlberg »4,
appelée à relier Innsbruck, Landeck et Bludenz, sur une distance de 147 kilomètres5. Tel
que l'indique Louis Simonin, dans l'article intitulé Les Grandes Percées des Alpes,
l'objectif premier de ce chemin de fer est de « parer à la concurrence que l’ouverture de
la ligne du Saint-Gothard allait faire à l’Autriche-Hongrie sur le marché » helvétique6.

3- Presse // Journal des débats politiques et littéraires // La ligne de l'Arlberg (5 septembre 1884), p. 2,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4629522/f1.item.r=arlberg
4- Louis Simonin, « Les Grandes Percées des Alpes : le Mont-Cenis, le Saint-Gothard, l’Arlberg, In.
Revue des Deux Mondes, t. 64, 1884, pp. 607-640, https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Grandes_Perc
%C3%A9es_des_Alpes,_le_Mont-Cenis,_le_Saint-Gothard,_l%E2%80%99Arlberg
5- SOCIÉTÉ DE GÉOGRAPHIE DE TOULOUSE, Bulletin de la Société de Géographie de Toulouse,
Toulouse, 1884, p. 312, https://archive.org/details/bulletin01toulgoog
6- Louis Simonin, « Les Grandes Percées des Alpes : le Mont-Cenis, le Saint-Gothard, l’Arlberg, In.
Revue des Deux Mondes, t. 64, 1884, pp. 607-640.

226
D'après les perspectives les plus optimistes, rapportées par l'un des consuls français en
poste dans l'Empire austro-hongrois, Amédée Marteau, en 1884, le tunnel de l'Arlberg,
long de 10 270 mètres exactement7, permettra d'établir un axe de communication sans
discontinuité entre « les stations de la frontière russe ou roumaine à la frontière suisse et
au lac de Constance »8. Par ailleurs, il s'avère indispensable pour éviter le transit, sur les
lignes bavaroises, des céréales provenant de « Hongrie et des pays qui s'y rattachent »9.
Tel que nous l'avons expliquée, l'expédition de ces produits, destinés à alimenter les
« places commerciales suisses », celles « du Sud-Ouest de l'Allemagne », et celles du
« du centre et du Sud de la France », s'effectuent par le réseau ferroviaire autrichien,
puis par celui de Bavière, afin d'atteindre ces centres de consommation. Il apparaît donc
que la mise en place d'un tunnel à travers l'Arlberg offrira aux expéditeurs austro-
hongrois le moyen « d'échapper à l'obligation de se servir des chemins de fer allemands,
dont ils étaient tributaires pour leurs relations » avec l'Ouest de l'Europe10. L'exportation
du bétail, via l'Allemagne, est notamment problématique. Berlin applique une grille
tarifaire rendant le transport des bœufs, « à peu près impossible » et celui des moutons,
« très onéreux et parfois difficile »11. Tel que le rappelle Amédée Marteau, en 1884,
« l'Allemagne n'avait aucune raison de faciliter par des tarifs réduits, sur son territoire,
le transit des produits autrichiens qui allaient sur les marchés de France et de Suisse
faire concurrence à ses propres produits »12.
Après la mise en service du tunnel de l'Arlberg, en 1884, la monarchie dualiste
achève la première phase d'un processus visant à placer son territoire au cœur d'un
immense réseau de voies de communications ferroviaires. Parallèlement à
l'établissement d'une ligne Est-Ouest, entre Orsova et la Suisse, reliée d'une part aux
chemins de fer roumains et d'autre part, aux chemins de fer français, le raccordement
des voies ferrées austro-hongroises au réseau allemand permet à l'Autriche-Hongrie
d'atteindre à la fois les ports de la mer du Nord et ceux de la mer Noire13. D'après cette
perspective, et au regard de la chronologie14, il apparaît que l'investissement austro-
hongrois dans les questions ferroviaires serbes résultent d'une volonté de

7- Presse // Journal des débats politiques et littéraires // La ligne de l'Arlberg (5 septembre 1884), p. 2.
8- AMAE, Bulletin consulaire français : recueil des rapports commerciaux, Paris, 1885, p. 86,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6439082n?rk=42918;4
9- ibid.
10- ibid., p. 87.
11- ibid., p. 87.
12- ibid., p. 87.
13- AMAE, Bulletin consulaire français : recueil des rapports commerciaux, Paris, 1885, p. 97.
14- Les travaux visant à la mise en place du tunnel ferroviaire de l'Arlberg, et ceux destinés à
l'installation des chemins de fer serbes, débutèrent en 1881.

227
« prolongement de cette immense artère ». En effet, selon Marteau, « quand les 79
kilomètres qui séparent Nish de Vranja seront construits,(...) l'Empire austro-hongrois
sera en possession d'une ligne qui des frontières de la France, pour ainsi dire, ira à
travers son territoire jusqu'aux frontières de la Turquie et le mettra en communication
(...) avec le principal port de l'Archipel, Salonique »15. Mais tel que nous le verrons dans
la partie suivante, le coût de revient des céréales balkaniques, ainsi que le prix des
transports par rail à l'intérieur de la péninsule, s'avèrent bien trop conséquents pour
permettre une intégration de la production agricole de la Turquie d'Europe au marché
mondial des oléagineux16. Celui-ci est dominé par la Russie, la Roumanie, l'Amérique,
ainsi que par la Birmanie, où les exportateurs britanniques ont grandement bénéficié de
l'ouverture à la navigation du canal de Suez. En raccordant son réseau ferroviaire à celui
des Balkans, il s'agit donc pour l'Autriche-Hongrie, non pas de permettre l'exportation
des grains produits en Turquie d'Europe, mais de déverser dans cette région les
marchandises en transit sur ses lignes17.
Un autre élément amène l'Autriche-Hongrie à redouter l'installation du tunnel du
Saint-Gothard. L'Empire possède une connexion trans-alpine, à travers le col du
Brenner, situé à une trentaine de kilomètres au Sud d'Innsbruck, qui a permis d'installer
une ligne entre cette ville, Vérone et Milan. Opérationnel depuis la fin des années 1860,
ce chemin de fer assure le transit entre une grande partie du Sud-Est de l'Allemagne et
le Nord-Est de l'Italie18. Le tunnel du Saint-Gothard, en ouvrant une voie de passage
directe entre le Milanais et la vallée du Rhin, risque de détourner ce transit, vers la
Suisse. Et la voie installée entre Innsbruck et Milan se verrait ainsi fortement
déclassée19. Il apparaît donc que la construction du tunnel de l'Arlberg, vise,
parallèlement au contrôle des marchés suisses, à l'établissement d'une troisième voie de
communication ferroviaire entre la Bavière et le Nord de l'Italie, ce qui permettrait
d'atténuer l'effet de captation du trafic italo-allemand, que le percement du massif du
Gothard semble annoncer20.

15- AMAE, Bulletin consulaire français : recueil des rapports commerciaux, Paris, 1885, p. 97.
16- AMEA, Bulletin consulaire français - Recueil des rapports commerciaux, vol. 21, 1er semestre, Paris,
1891, p. 85, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6492910r?rk=42918;4
17- ibid.
18- LENTHERIC C., L'homme devant les Alpes, Paris, 1896, pp. 466,
https://archive.org/details/lhommedevantles00lentgoog
19- Tissot Laurent, « Les traversées ferroviaires alpines suisses et leur rôle sur l'économie européenne
(1880-1939) », In. Histoire, économie et société, 1992, 11ᵉ année, n°1, pp. 91-108,
http://www.persee.fr/doc/hes_0752-5702_1992_num_11_1_1625
20- ibid.

228
2- La Suisse : le nouveau hub européen ?

Si l'on observe l'évolution des revenus liés au transit par la Suisse des
marchandises allemandes à destination de l'Italie, il apparaît que l'ouverture du Saint-
Gothard permet à Berlin de multiplier ses envois de manière spectaculaire. Alors qu'ils
n'atteignaient que 6 293 tonnes en 1881, à l'époque où seule une route traversait le
massif, ils passent à 64 000 tonnes en 1882, puis à 197 000 tonnes en 1883. Les
expéditions de l'Allemagne à destination de l'Italie, via la Suisse, ont ainsi été
multipliées par 30 entre 1881 et 1883 21. Et tous ces envois empruntent le tunnel du
Saint-Gothard. Selon le rapport consulaire duquel ces chiffres sont issus, cette ligne « à
peine ouverte, une véritable avalanche de marchandises a roulé d'Allemagne en
Italie »22. Le transit allemand empruntant le tunnel du Saint-Gothard concerne, par ordre
d'importance : les produits métallurgiques (80 000 tonnes), les houilles (48 000), et les
articles manufacturés23. Sur tous ces envois, seule une partie infime est redirigée vers
Gênes, ce qui laisse à penser que l'Italie est la destination finale de ces produits24.
Mais cette remarquable densification du trafic entre l'Allemagne, la Suisse et
l'Italie, s'opère au préjudice de la ligne reliant la Bavière à Milan, via le réseau austro-
hongrois. En effet, selon l'ouvrage de l'historien Gérard Duc, intitulé Les tarifs
marchandises des chemins de fer Suisses (1850 – 1913), et paru en 2010, le trafic sur
cette voie ferrée, reliant Munich à la plaine du Pô, en traversant Innsbruck et le col du
Brenner, recule de plus de 36 % entre 1880 et 1887, c'est considérable25.
La redirection réussie du transit des marchandises allemandes, à destination du
territoire italien, découle d'un arrangement spécial sur le tarif des lignes ferroviaires qui
lient le Rhin supérieur à Milan26. Qu'il s'agisse des chemins de fer allemands, des voies
ferrées suisses, ou du tunnel du Saint-Gothard, l'Allemagne pratique ou exige des
réductions significatives pour le transit vers l'Italie de ses marchandises. Concernant
l'exportation des minerais ainsi que des articles métallurgiques, Berlin et Berne
établissent une tarification spéciale préjudiciable aux exportations belges et françaises.

21- AMAE, Bulletin consulaire français : recueil des rapports commerciaux, Paris, 1885, p. 293.
22- ibid.
23- ibid., p. 295.
24- ibid.
25- DUC G., Les tarifs marchandises des chemins de fer Suisses (1850 – 1913) : stratégie des
compagnies ferroviaires, nécessités de l'économie nationale et évolution du rôle régulateur de l'Etat,
Berne, 2010, p. 245.
26- AMAE, Bulletin consulaire français : recueil des rapports commerciaux, Paris, 1884, p. 473,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64438533

229
Afin d'atteindre l'Italie, celles-ci ne bénéficient pas des « tarifs directs » accordés aux
produits allemands27. A la différence du territoire français, qui dispose d'autres voies
d'accès à la plaine du Pô, par le Mont-Cenis notamment, la Belgique pâtit
particulièrement de cette situation. Selon le rapport du vice-consul de France à Liège,
qui s'exprime sur la gestion allemande de la ligne du Saint-Gothard, « il est naturel que
cette puissance ait cherché la première, ainsi que la Suisse, à en tirer profit et
avantage »28.
La voie ferrée traversant le col du Brenner n'est pas la seule à subir un
déclassement suite à l'ouverture à la circulation du tunnel du Saint-Gothard. Celui-ci
permet de créer une zone d'échanges exclusive entre l'Allemagne, l'Italie et la Suisse.
Entre ces deux derniers Etats, c'est la ligne traversant le Mont-Cenis qui assurait une
grande partie des échanges. Et au regard des chiffres liés au transit des marchandises
circulant entre le territoire helvétique et l'Italie par ce massif alpin, il semble que la
ligne savoyarde a subi un fort déclassement après l'inauguration du tunnel du Saint-
Gothard. En effet, entre 1881 et 1883, les échanges italo-suisses opérés via le tunnel du
Mont-Cenis, connaissent une chute spectaculaire. Pour les marchandises allant d'Italie
en Suisse, les expéditions avoisinent 30 000 tonnes avant l'ouverture de la ligne du
Saint-Gothard. En 1882 et 1883, ce chiffre tombe à 20 000 puis à 10 000 tonnes. Dans
le cas des exportations italiennes, à destination du territoire helvétique, le transit par le
Mont-Cenis atteint 17 000 tonnes en 1881. En 1883, ce chiffre est réduit à 3000
tonnes29.
La mise en place d'un axe ferroviaire reliant directement l'Allemagne, la Suisse
et l'Italie, est ainsi effectuée au détriment de la France. En réalité, les intérêts français
sont hétérogènes. A l'évidence, les préoccupations des élites entrepreneuriales
marseillaises et celles des industriels de la moitié Nord-Est de la France diffèrent. Face
à la menace que représentait l'inauguration du Saint-Gothard, la Chambre de commerce
de Marseille rappelait qu'un abaissement des tarifs rééquilibrerait le trafic en faveur des
lignes françaises, entre Calais et Modane30. Toutefois, il apparaît que les accords
tarifaires conclus entre l'Allemagne et la Suisse neutralisent toute idée de guerre

27- AMAE, Bulletin consulaire français : recueil des rapports commerciaux, Paris, 1884, p. 473,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64438533
28- ibid.
29- AMAE, Bulletin consulaire français : recueil des rapports commerciaux, Paris, 1885, p. 296-297.
30- CCIM // MQ 55.104 – Commerce international, relations avec les pays étrangers // Rapport avec les
pays européens – Turquie // Extrait du registre des délibérations de la Chambre de commerce de
Marseille // Séance du 21 juin 1881.

230
économique. En 1884, le prix moyen du transport sur la ligne empruntant le massif du
Saint-Gothard est de 0,70 francs par tonne et par kilomètre 31. Sur les voies ferrées
exploitées par la Compagnie de Paris à Lyon et à la Méditerrané, ce montant tombe à
0,55 francs32. Malgré un prix inférieur sur les lignes françaises, le raccourcissement de
la distance entre la frontière italo-suisse et les grands centres industriels de la vallée du
Rhin supérieur, confèrent une plus grande attractivité aux chemins de fer helvétiques.
Un abaissement du tarif sur les lignes françaises réduirait ainsi de manière excessive les
recettes tirées de leur exploitation. Selon le rapport du consul de France en Suisse, une
guerre tarifaire « engagée sur le terrain actuel ne saurait répondre à ce qu'exigent et les
intérêts de la France et les intérêts de la compagnie française »33.

3- Marseille, une attractivité en déclin ?

Afin de comprendre l'opposition de la Chambre de commerce de Marseille à la


mise en place d'un tunnel à travers le massif du Simplon (voir partie précédente), qui est
situé approximativement à équidistance entre celui du Mont-Cenis et celui du Saint-
Gothard, il est nécessaire de s'intéresser à la thématique de la distribution des céréales
dans les centres de consommation se trouvant à l'Ouest de la Suisse, entre Fribourg,
Genève et Annecy.
Pour les centres industriels de la moitié Nord-Est de la France, le creusement du
Simplon permettrait d'atteindre la plaine du Pô en un temps record, sans emprunter les
chemins de fer allemands ni le tunnel du Saint-Gothard. Mais dans l'éventualité où cette
connexion transalpine est installée, la distance entre le port de Gênes et la moitié Ouest
de la Suisse serait une nouvelle fois réduite. Le contrôle de l'approvisionnement en
céréales de cette région basculerait ainsi de Marseille au port genevois. Grâce au tunnel
du Saint-Gothard, cette interface s'est déjà appropriée le marché de la distribution des
oléagineux dans la moitié Est de la Suisse 34. En effet, avant 1882, qui marque
l'inauguration de cette voie de passage, la circulation de denrées agricoles entre ces
deux Etats « n'existait pas »35. Mais en 1885, « il a transité par Gênes et l'Italie, 66 725

31- AMAE, Bulletin consulaire français : recueil des rapports commerciaux, Paris, 1885, p. 302.
32- ibid.
33- ibid.
34- AMAE // Bulletin consulaire français : recueil des rapports commerciaux – 1er semestre, Paris,
1887, p. 46, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64391946?rk=42918;4
35- ibid.

231
tonnes de céréales à destination de la Suisse », d'après un rapport commercial datant du
31 octobre 1886. Selon cette même source, ce transit par le tunnel du Saint-Gothard
s'opère « tout au détriment de Marseille », qui subit une perte proportionnelle dans ses
expéditions d’oléagineux en direction du territoire helvétique. Entre 1882 et 1885, la
cité phocéenne a donc perdu « de ce chef, un peu plus de 70 000 tonnes de céréales »36.
La construction d'un tunnel ferroviaire à travers le col du Simplon est ainsi
synonyme d'une nouvelle perte d'attractivité pour le port de Marseille. Lorsque la
Chambre de commerce de Lyon propose le creusement de ce tunnel, la perspective d'un
déploiement des intérêts italiens en Suisse occidentale est redoutée par les exportateurs
de grains marseillais. Dans un rapport présenté par le président de la Chambre de
commerce marseillaise, lors d'une réunion interne qui eut lieu le 21 juin 1881, la
menace découlant d'une mise en connexion de Gênes avec la moitié Ouest du territoire
helvétique est clairement explicitée. En effet, il y est indiqué « qu'au point de vue des
intérêts spéciaux de Marseille, le percement du Simplon aurait un résultat certain : celui
d'offrir une ligne capable de concurrencer celle qui conduit aujourd'hui de Marseille
dans la Suisse occidentale les blés arrivant par la Méditerranée »37. Si la mise en place
de cette connexion trans-alpine est effectuée, « les ports de Gênes et de Savone se
verraient offrir cet important marché de céréales et seraient mis en mesure de disputer
à » la cité phocéenne « le rang qui lui est acquis »38. Face aux conclusions de ce rapport,
les administrateurs de l'institution marseillaise émettent un avis « absolument
défavorable »39 à la proposition visant au percement du Simplon (fig. 16). Ces derniers
mettent en avant un tout autre projet qui assurerait, selon eux, « la prépondérance de la
France dans la Méditerranée ». Il s'agit de relier le port de Marseille au Rhône par un
canal. La ville deviendrait ainsi la seule cité portuaire de Méditerranée à être
« interconnectée au réseau navigable qui couvre l'Europe centrale et occidentale » et
« l'avantage des plus bas prix de transport lui serait assuré à jamais »40. Il faudra
attendre quatre décennies pour que ce projet aboutisse.

36- ibid.
37- CCIM // M.R.4.4.4.1.8 // Navigation maritime – Navires- Transports maritimes – Concurrence
étrangère (1829-1955) // Extrait du registre des délibérations de la Chambre de Commerce de Marseille -
Séance du 21 juin 1881.
38- ibid.
39- CCIM // M.R.4.4.4.1.8 // Navigation maritime – Navires- Transports maritimes – Concurrence
étrangère (1829-1955) // Extrait du registre des délibérations de la Chambre de Commerce de Marseille -
Séance du 28 juin 1881.
40- CCIM // M.R.4.4.4.1.8 // Navigation maritime – Navires- Transports maritimes – Concurrence
étrangère (1829-1955) // Lettre (20 mai 1881).

232
La Suisse au cœur des rivalités commerciales entre grands ports méridionaux durant
les années 1890

(fig. 16)

Il apparaît donc que le processus de réorganisation des voies de communication


balkaniques s'inscrit dans une restructuration d'ensemble du territoire européen.
Parallèlement au raccordement du réseau ferroviaire des Balkans à celui de l'Europe de
l'Ouest, l'installation de tunnels ferroviaires à travers la chaîne alpine ouvre de
nouvelles voies de passage vers la Méditerranée, permettant un abaissement général des
prix du transport par rail. Cet élément amène à relativiser l'impact du chemin de fer
trans-balkanique sur les relations qu'entretiennent les sociétés industrialisées avec les
mers chaudes. Toutefois, la Turquie d'Europe demeure un territoire de liaison essentiel
aux projections des empires centraux.

233
3-1-1- La production balkanique dans l'économie-monde

Les chemins de fer installés en Turquie d'Europe réorganisent le maillage


économique de la péninsule balkanique. La construction de lignes ferroviaires
connectant les interfaces portuaires aux hinterlands, engendre des fluctuations sur
l'attractivité commerciale des produits locaux. Dans un contexte de multiplication et de
densification des échanges maritimes, le tissu économique de la Turquie d'Europe est en
proie à un déversement de marchandises peu coûteuses. Acheminées par le rail et/ou en
caravanes vers les marchés intérieurs, elles imposent une concurrence redoutable à la
production artisanale et agricole balkanique.

1- Rentabilité et rendements de la production agricole balkanique

Face au déversement toujours plus intensif de marchandises, et dont la


compétitivité augmente proportionnellement à l'accroissement du tonnage des bateaux à
vapeur, l'économie de la Turquie d'Europe, qui repose sur l'agriculture principalement,
connaît une mutation d'envergure. Dans les territoires ottomans des Balkans, le secteur
agricole est dominé par les grands propriétaires terriens, appelés saphi. Ces derniers
concèdent des lots de terre à cultiver aux paysans locaux, en échange d'un loyer ou
d'une redevance équivalente à la moitié de la récolte 1. Le fermier en charge de la
parcelle, qui ne reçoit aucune aide du propriétaire, ne possède généralement ni outils, ni
machines agricoles, ni capital à investir dans son activité. Dans de très nombreux cas,
même la possession d'un animal de trait lui est inaccessible2.
D'après un rapport du consul britannique de Salonique, datant de 1885, les
travaux des champs s'interrompent au rythme des mobilisations décidées par la Porte 3.

1- TODOROVIC M., Salonique et la question balkanique, Paris, 1913, p. 18,


https://archive.org/details/saloniqueetlaque00todo
2- ibid.
3- Foreign Office // [C.4915] [C.4923] 1887 // Diplomatic and Consular Reports on Trade and
Finance - Turkey // Report for the year 1885 on the Trade and Commerce of Salonica // n° 75 // Report by
Consul Blunt on the trade and commerce of Salonica for the year 1885.

234
La concurrence nouvelle à laquelle se confronte l'organisation commerciale de la
Turquie d'Europe est effectivement accentuée par la raréfaction de la main d’œuvre
agricole, qui engendre un délaissement des cultures, et augmente les coûts de
production et de revente des céréales notamment. En Bulgarie par exemple, seul un
cinquième des terres arables est exploité au lendemain du Congrès de Berlin 4. Pourtant,
dès sa création, le nouvel Etat bulgare souhaite s'émanciper de l'organisation agraire
héritée de l'administration ottomane. La pauvreté de la paysannerie est une
problématique de taille pour l'essor de son économie, basée en très grande partie sur
l'agriculture. Sofia décide donc d'encourager la création d'associations agricoles dans
les campagnes, permettant la mise en place de fonds de soutien notamment 5. Mais dans
de nombreux cas, l'endettement du paysan bulgare devient insoutenable suite au rachat
des terres abandonnées par les musulmans. En effet, suite à la guerre russo-turque
(1877-1878), et aux remaniements territoriaux décidés par le Congrès de Berlin, on
assiste à un exode d'une part conséquente des populations musulmanes. Après
l'agrandissement de la Serbie, et la création de la Bulgarie, ces populations émigrent en
Thrace, au Kosovo et en Macédoine. Malgré l'absence de données précises sur ces
déplacements, l'ampleur de l’émigration fut assez conséquente pour pousser le
gouvernement serbe à créer un emprunt spécial destiné au rachat des propriétés. D'un
montant de six millions de francs, ce prêt est contracté auprès du Comptoir d'escompte
de Paris et de la Lander Bank de Vienne. Appelé « emprunt agraire », il est employé à
« indemniser les propriétaires musulmans des provinces annexées »6.
La situation est similaire dans les territoires confiés à la Grèce par le Traité de
Berlin. Après l'annexion de la Thessalie, située au Sud-Ouest de Salonique, « plus des
deux tiers des musulmans de cette région ont émigré », principalement vers l'Anatolie,
d'après le consul anglais en poste à Salonique7. Celui-ci déplore l'impact négatif
découlant du départ des agriculteurs de confession musulmane car ces derniers, sont
« graduellement remplacés par des paysans chrétiens de Macédoine », ce qui augmente
la pénurie de main d’œuvre dans le vilayet de Salonique. Selon le consul britannique, la

4- VOGEL C., L'Europe orientale depuis le traité de Berlin : Russie, Turquie, Roumanie, Serbie, autres
principautés et Grèce, Paris, 1881, p. 459, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65477537.r=
5- Billaut Micheline ; « Le mouvement coopératif en Bulgarie », In. Revue des études slaves, t. 60,
fascicule 2, 1988, pp. 481-491, http://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_1988_num_60_2_5768
6- BIANCONI F., Cartes commerciales avec texte complémentaire explicatif : Royaume de Serbie, Paris,
1885, p. 21.
7- Foreign Office // [C.4915] [C.4923] 1886 // Diplomatic and Consular Reports on Trade and Finance –
Turkey 1887 // Report for the years 1883-84 on the Trade of Salonica // n° 24 // Report by Mr. Consul
General Blunt on the trade of Salonica in the years 1883 and 1884.

235
concurrence étrangère et le manque d'ouvriers agricoles sont les deux facteurs
expliquant la « grave dépression qui touche l'agriculture de la province ». Il souligne
enfin que les propriétaires terriens et les fermiers de cette région « manifestent un
intérêt croissant pour l'introduction de meilleurs machines et outils agricoles »8.
Parallèlement aux difficultés liées à la fragilité du monde paysan en Turquie
d'Europe, l'inexistence de procédés agricoles modernes grève encore davantage la
compétitivité des producteurs. D'après un rapport issu des archives de la Chambre de
commerce française de Constantinople, datant de 1899, les outils et les machines
servant à l'agriculture, tels que les charrues en fer, les herses, les égrenoirs à maïs, les
trieurs ou les batteuses à vapeur, sont « excessivement peu importés » dans l'Empire
ottoman9. Seule la charrue en bois, dotée tout de même d'un soc en fer, paraît essentielle
à l'agriculteur des Balkans. Pour ce dernier, «très maigrement payé », le prix d'achat et
d'entretien d'un matériel moderne s'avère inabordable10. En effet, tel que l'indique le
rapport précédemment cité, « la machine agricole à vapeur ne convient généralement
pas en Turquie » car « pour l'actionner, il faut faire venir d'un grand centre un
mécanicien, qu'on ne trouve pas au village et dont les appointements paraissent
exorbitants »11. De plus, le charbon « revient très cher » car son coût est relatif non
seulement à l'éloignement entre la mer et les propriétés agricoles, mais également à la
distance à parcourir entre celles-ci et la station la plus proche 12. Il s'avère ainsi que le
faible coût de revient de l'agriculture balkanique empêche tout investissement
conséquent dans le renouvellement de ses moyens de production.
A la situation quasi archaïque du fermier ottoman, s'ajoute la problématique du
brigandage. Cachés dans les montagnes et sévissant principalement dans les campagnes
et sur les chemins, les brigands affectent le développement de la production locale ainsi
que la diffusion des marchandises. Tel que le décrit Todorovic dans son ouvrage intitulé
Salonique et la question balkanique, publié en 1913, qui tente notamment d'expliquer la
faiblesse des rendements agricoles en Turquie d'Europe : « Quand vient la nuit, le
cultivateur n'est pas sûr que le lendemain le verra lui et son bien »13. Selon un rapport

8- Foreign Office // [C.4915] [C.4923] 1886 // Diplomatic and Consular Reports on Trade and Finance –
Turkey 1887 // Report for the years 1883-84 on the Trade of Salonica // n° 24 // Report by Mr. Consul
General Blunt on the trade of Salonica in the years 1883 and 1884.
9- IFEA, Bulletin mensuel de la Chambre de commerce française de Constantinople - 2e semestre,
Constantinople, 1899, p. 1227.
10- ibid.
11- ibid.
12- Ibid.
13- ibid., p. 18.

236
rédigé le 24 juillet 1888 par le consul de France à Salonique, à chaque pic d'insécurité,
« l'effet se fait immédiatement sentir sur le nombre et l'importance des transactions et
surtout sur le prix des transports », ce qui bride le développement commercial non
seulement des campagnes mais également des villes 14. En effet, dans ce contexte très
volatile, où les oppositions ethniques et/ou religieuses accentuent la peur de l'autre,
« les marchandises d'importation restent en magasin et ne trouvent point d'acheteurs,
parce que l'argent manque ou se cache »15. Afin de prouver la corrélation existant entre
brigandage et commerce en Macédoine, le représentant de Paris dans le second port de
l'Empire ottoman indique enfin que « quelques troupes de moins dans la province se
traduisent de suite par une baisse correspondante des affaires »16.

2- Supports et compétitivité des échanges

Le rapprochement entre aires de production et aires de consommation, ainsi que


l'accroissement des capacités des steamers en matière de tonnage et de vitesse,
engendrent la formation d'une économie-monde basée sur la compétitivité des coûts de
production et de transport17. Dans cette lutte pour le monopole des exportations, seules
les sociétés industrialisées s'affrontent à armes égales. La flotte commerciale ottomane
est essentiellement constituée de navires à voiles, ce qui empêche tout transport
compétitif sur de longues distances. Les statistiques du port de Constantinople révèlent
le remplacement progressif de ces navires par les steamers 18. Entre 1873 et 1874, les
bateaux à vapeur représentent environ 10 % du total des navires qui accostent sur les
quais de la capitale ottomane. Malgré une part relativement faible dans le mouvement
du port de Constantinople, ces steamers affichent un tonnage équivalent à celui des
37 331 navires à voiles, répertoriés sur la même période. Entre 1882 et 1883, la
proportion de bateaux à vapeur passe à 25 %, avec un tonnage quatre fois supérieur à
celui des voiliers, dont le nombre chute à 26 33519. La Commission européenne du

14- AMAE, Bulletin consulaire français - Recueil des rapports commerciaux, vol. 16, 2° semestre, Paris,
1888, p. 496, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64470362.vocal?rk=42918;4
15- AMAE, Bulletin consulaire français - Recueil des rapports commerciaux, vol. 16, 2° semestre, Paris,
1888, p. 496.
16- ibid.
17- Jacquet Sachwald, « Mondialisation : la vraie rupture du XXème siècle »., In. Politique étrangère,
vol. 65, n°3, 2000, pp. 597-612, http://www.persee.fr/doc/polit_0032-342x_2000_num_65_3_4968
18- BIANCONI F., Cartes commerciales avec texte complémentaire explicatif : Turquie d'Europe –
province de Thrace, Paris, 1885, p. 40.
19- ibid.

237
Danube offre de précieuses informations pour l'étude de ce processus de remplacement.
Le nombre de navires à voiles traversant les embouchures du fleuve en direction de la
mer Noire, ne cesse de diminuer entre la fin de la décennie 1860 et les premières années
du XXe siècle passant de 14 239 à 969 seulement 20. Sur la même période, la part des
navires à vapeur dans le chiffrage total du tonnage passe de 7 % à 85 % 21. Ce
remplacement profite prioritairement au Royaume-Uni qui parvient, grâce à une
puissante flotte de steamers, à capter presque la moitié du mouvement du port de
Constantinople au début des années 188022. La France, l'Autriche-Hongrie et la Russie,
s'accaparent environ respectivement 8 % de ce trafic23.
Afin d'illustrer la prédominance du Royaume-Uni dans l'économie-monde qui
s'établit à partir du dernier quart du XIXe siècle, le commerce du riz birman en Europe
est un exemple remarquable. Après l'ouverture à la navigation du canal de Suez en
1869, Londres décide de spécialiser ses territoires en Birmanie britannique dans la
culture de cette céréale24. Au début des années 1880, cette colonie est devenue le
« grenier à riz du monde »25. A Salonique, le riz birman remplace le riz italien vers la
même période26. Et au-delà du faible coût de la main d’œuvre birmane, il semble que la
prévalence des intérêts du Royaume-Uni repose avant tout sur les capacités de sa flotte
commerciale, au regard de l'itinéraire emprunté par ce produit de grande consommation.
En effet, d'après un rapport commercial transmis au Foreign Office en 1885 27, le riz
birman chargé à Rangoon, est transporté jusqu'à Liverpool. Après un passage à Londres,
la cargaison est redirigée vers Salonique, où le riz y est vendu à un prix plus attractif
que le riz italien. L'amortissement des frais liés à la production et au transport est tel,
qu'il permet également d'acheminer ce riz vers l'hinterland de Salonique 28. Malgré la
proximité des rizières d'Italie, les capacités navales de cet Etat, basées sur une flotte de
navires à voiles essentiellement29, ne lui permettent pas de lutter contre la marine

20- ROSETTI C., REY F., La Commission européenne du Danube et son œuvre, de 1856 à 1931, Paris,
1931, p. 508, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5453976h
21- ibid.
22- BIANCONI F., Cartes commerciales avec texte complémentaire explicatif : Turquie d'Europe –
province de Thrace, Paris, 1885, p. 40.
23- ibid.
24- MA MAY-SEN, Burmal, Londres, 1944, p. 24, https://archive.org/details/burmai035423mbp
25- Presse // Bendigo Advertiser (vic. : 1855 – 1918) // Home news from a French point of view (26
novembre 1885), p. 4, http://nla.gov.au/nla.news-article88656457
26- Foreign Office // [C.4915] [C.4923] 1887 // Diplomatic and Consular Reports on Trade and
Finance - Turkey // Report for the year 1885 on the Trade and Commerce of Salonica // n° 75 // Report by
Consul Blunt on the trade and commerce of Salonica for the year 1885.
27- ibid.
28- ibid.
29- BIANCONI F., Cartes commerciales avec texte complémentaire explicatif : Turquie d'Europe –

238
commerciale britannique30.
La faiblesse des techniques artisanales ou agricoles, le manque de voies de
communication, le brigandage et les tarifs du transport par chemin de fer, ne permettent
ainsi aucunement à la production balkanique de rivaliser, tant sur le marché mondial
que local, avec les articles produits à grande échelle dans les usines et les manufactures
de toute l'Europe occidentale, et les céréales en provenance d'Amérique, de Russie, de
Roumanie et de Birmanie31. C'est tout le maillage commercial balkanique qui connaît
ainsi des transformations. Ces évolutions renvoient, pour la plupart, à un déclassement
de certaines activités locales suite à l'ouverture de la région à la concurrence de produits
étrangers. Annexée au cours international des céréales, la valeur des marchandises
agricoles décroît fortement. Par exemple, en Bulgarie, d'après un rapport du vice-consul
de France à Andrinople, publié en 1891, les négociants en grains de Philippopouli
déplorent pour l'année 1889 « une baisse de 30 à 40% » des prix de revente, suite à
l'ouverture de la région aux denrées en provenance « de l'Amérique et des Indes »32.
La concurrence des céréales étrangères se fait particulièrement sentir sur les
exportations agricoles balkaniques. En 1887 et 1888 notamment, l'expédition
d'oléagineux depuis Salonique, le plus grand port des Balkans, « avait été insignifiante
[car] devant la concurrence des blés de l'Inde et de l'Amérique, les cours des marchés
étrangers étaient trop peu rémunérateurs », selon le consul de France à Belgrade, qui
explicite dans un rapport l'état du commerce de Macédoine à la fin des années 1880 33.
Par manque de débouchés, les céréales cultivées alimentent ainsi prioritairement la
demande locale. Mais même ce marché n'est pas garanti aux cultivateurs de la Turquie
d'Europe. En effet, durant les années où les récoltes permettent de surpasser la
demande, le prix des cours mondiaux s'abaisse à un niveau tel, que les céréales
étrangères déversées par les steamers parviennent à pénétrer une partie du maillage
territorial balkanique, où elles imposent une concurrence redoutable à la production
locale. C'est par exemple le cas des blés américains, qui une fois « rendus sur place »,
c'est-à-dire après avoir été transportés par rail et/ou par piste caravanière jusqu'à un

province de Thrace, Paris, 1885, p. 40.


30- Foreign Office // [C.4915] [C.4923] 1887 // Diplomatic and Consular Reports on Trade and
Finance - Turkey // Report for the year 1885 on the Trade and Commerce of Salonica // n° 75 // Report by
Consul Blunt on the trade and commerce of Salonica for the year 1885.
31- AMEA, Bulletin consulaire français - Recueil des rapports commerciaux, vol. 21, 1er semestre, Paris,
1891, p. 85, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6492910r?rk=42918;4
32- ibid.
33- AMEA, Bulletin consulaire français - Recueil des rapports commerciaux, vol. 16, 2° semestre, Paris,
1888, pp. 495-496.

239
centre de consommation, « coûtent moins chers que les blés indigènes »34. Selon le
consul de France à Belgrade, c'est tout le « pays » de Salonique qui est touché par cette
concurrence et celle-ci provoque un « grand découragement » chez les exportateurs de
céréales basés dans cette ville35.
Depuis Dédéagatch et Salonique, l'introduction de ces denrées s'effectue jusqu'à
atteindre un équilibre entre le prix des céréales étrangères et celui des céréales locales.
Les marchés les plus éloignés des ports se trouvent ainsi hors des aires de rentabilité de
certains flux de marchandises. A l'inverse, les zones côtières, et plus particulièrement
les ports et leur hinterland le plus rapproché, sont affectées prioritairement par le
déversement en masse de certains produits. C'est le cas de Kavalla et de sa région, face
à l’île de Thassos, dont la production de maïs et de coton se fait « expulser du marché »
par les produits américains36.

3- Redéfinition des activités et des échanges

Une des conséquences directes de l’intégration de la péninsule balkanique à


l’économie monde s'apparente à une destruction de l'artisanat régional, qui se heurte à
la concurrence des produits européens. Dans les territoires bulgares par exemple,
« certaines industries locales se sont vus anéanties par la concurrence »37. En effet, suite
à l'installation de chemins de fer reliant cet Etat aux ports de la mer Egée notamment,
« la Bulgarie a trouvé plus commode, pour bien des petits produits qu'elle fabriquait
autrefois, de s'adresser à l'étranger », d'après l'ouvrage de Louis Launay intitulé La
Bulgarie d'hier et de demain, paru en 190738. Le récit du voyageur austro-hongrois,
Felix Kanitz, qui parcourt le territoire bulgare à plusieurs reprises entre 1860 et 1880,
illustre les conséquences d'un tel choix39. Il existait à Tirnovo, ville située sur la route
mettant en communication le Danube avec le Nord-Est de la Roumélie, un « grand

34- AMEA, Bulletin consulaire français - Recueil des rapports commerciaux, vol. 16, 2° semestre, Paris,
1888, pp. 495-496.
35- ibid.
36- Foreign Office // [C.4915] [C.4923] 1887 // Diplomatic and Consular Reports on Trade and
Finance - Turkey // Report for the year 1885 on the Trade and Commerce of Salonica // n° 75 // Report by
Consul Blunt on the trade and commerce of Salonica for the year 1885.
37- LAUNAY L., La Bulgarie d'hier et de demain, Paris, 1907, p. 421,
https://archive.org/details/labulgariedhier00laungoog
38- ibid.
39- KANITZ F., La Bulgarie danubienne et le Balkan; études de voyage (1860-1880), Paris, 1882,
p. 149, https://archive.org/details/labulgariedanubi00kaniuoft

240
établissement », comprenant « une filature de soie, une minoterie et une raffinerie
d'alcool ». Mais suite à l'arrivée massive de produits européens, son activité décline,
incapable de se « préserver de la concurrence de l'importation », malgré « l'intelligence
déployée dans les diverses branches de la fabrication », afin d'augmenter la
compétitivité des marchandises produites. Et ainsi, « seule la filature de soie », qui était
exploitée par des suisses et italiens, « marchait sans encombre »40. Tel que l'indique
Louis Launay, il apparaît que les évolutions engendrées par la création de nouveaux
moyens de communication, « amènent souvent les habitants des petites villes à
considérer d'abord comme un désastre [l'installation] des voies ferrées par lesquelles ils
sont mis en rapport plus direct avec le reste du monde »41. Ce constat est toutefois est à
relativiser. En Bulgarie, certaines branches de l'artisanat parviennent à subsister, du
moins localement. Par exemple, d'après le récit de voyage précédemment cité, on trouve
dans le bazar de Nicopoli, qui est située sur le Danube, à 200 kilomètres au Nord-Est de
Sofia, aux cotés des articles anglais, autrichiens, et « d'une foule d'autres marchandises
(…) munies d'étiquettes dans toutes les langues », des produits issus de « l'industrie
bulgare »42. Ce sont principalement des bijoux de cuivre, des tapis, des chandeliers en
laiton et des boucles de ceintures. Ces articles, décrits comme « assez primitifs »,
rivaliseraient, selon l'auteur, « avec la concurrence étrangère, grâce à leur incroyable
bon marché »43.
Parmi les exemples qui illustrent les réorganisations économiques découlant de
l'installation de voies ferrées, celui de Varès, en Bosnie-Herzégovine, est le plus
remarquable. Il nous est rapporté par l'un des consuls britanniques en poste en Turquie
d'Europe, en 1895. Situé sur la ligne ferroviaire de Brod à Sarajevo, « Varès dispose des
plus importantes mines de fer de cette province »44. La localité était ainsi en position de
produire des articles ouvrés « de très bonne qualité » (fers à cheval, éléments de
charrues, clous, ustensiles de cuisines, etc.), et vendus « dans toute la péninsule
balkanique, ainsi qu'en en Asie mineure, en Egypte et dans le Hedjaz ». Avec
l’établissement d'une connexion ferroviaire directe entre Budapest et Sarajevo, et la

40- KANITZ F., La Bulgarie danubienne et le Balkan; études de voyage (1860-1880), Paris, 1882,
p. 149.
41- LAUNAY L., La Bulgarie d'hier et de demain, Paris, 1907, p. 421.
42- KANITZ F., La Bulgarie danubienne et le Balkan; études de voyage (1860-1880), Paris, 1882,
p. 222.
43- ibid.
44- Foreign Office // [C. 7582-15] 1895 // No. 354 // Reports on subjects of general and commercial
interest. Austria-Hungary // Report on the Mining Industry in Bosnia and Herzegovina // n° 354 //
Consul-General Freeman to Earl of Kimberley (29 janvier 1895).

241
levée des droits douaniers à l’entrée de la Bosnie-Herzégovine, « cette industrie
florissante s'est quasiment effondrée » car elle fut « dans l'incapacité de concurrencer »
les produits en provenance « du marché européen »45. Le coût lié à l'extraction du métal
dans les mines de cette localité, dénuées à cette période de tout équipement industriel,
ainsi que la faible productivité des ferronneries traditionnelles, dont les techniques de
fonte n'ont connu « aucun changement ni amélioration (…) depuis des siècles », rendent
l'artisanat local incapable de concurrencer la masse d'articles manufacturés déversée par
le chemin de fer, en provenance de Vienne46.
A l'échelle locale, l'installation de voies ferrées affecte l'organisation
commerciale. Elles relient des grands centres de consommation en traversant une série
de villages. Après l'installation de lignes ferroviaires en Turquie d'Europe, c'est ainsi
depuis ces centres que la redistribution des produits et des articles locaux est assurée.
Les villages se retrouvent alors face à un phénomène d'absorption de leur production
par les centres plus conséquents. Cette transformation engendre « un émiettement de
certains marchés locaux », d'après la formule de Louis Launay47, ainsi qu'un
délaissement des pistes caravanières les plus importantes, celles qui assuraient
auparavant la circulation des échanges. On passe ainsi d'un maillage territorial de
micro-interactions, basé sur l'économie villageoise, à un maillage où les grands centres
de consommation exercent une attraction renforcée et en constant élargissement 48. Cette
situation engendre une perturbation dans l'organisation économique des villages, dont la
production alimente prioritairement les centres de consommation, au détriment de la
demande locale. Un récit de voyage publié en 1881 montre la force d'attraction de ces
centres. En Bulgarie, Philippopouli capte la production de Karlovo, qui est situé
pourtant à plus de 60 kilomètres au Nord. Seule une piste caravanière relie ce village à
la seconde ville bulgare, cependant cette dernière « aspire tout ce qui est aisément
transportable » comme « les œufs, les fruits, les volailles, etc.. »49. Selon les termes
employés par Jean Erdic, un écrivain-voyageur qui traverse la région en 1884, et dont le
récit est rapporté dans l'ouvrage intitulé La Bulgarie d'hier et de demain, publié en
1907, Karlovo est une localité « morte ». D'après lui, la gare de Philippopouli

45- Foreign Office // [C. 7582-15] 1895 // No. 354 // Reports on subjects of general and commercial
interest. Austria-Hungary // Report on the Mining Industry in Bosnia and Herzegovina // n° 354 //
Consul-General Freeman to Earl of Kimberley (29 janvier 1895).
46- ibid.
47- LAUNAY L., La Bulgarie d'hier et de demain, Paris, 1907, p. 419.
48- ERDIC J., En Bulgarie et en Roumélie : mai-juin 1884, 1885, p. 191,
https://www.archive.org/stream/ahy8162.0001.001.umich.edu?ref=ol#page/n5/mode/2up
49- ibid.

242
« aspirerait [même] les maisons, si les maisons pouvaient s'envoler ». Il achève sa
description en citant « la plainte banale » que lui ont adressé « les vieux » demeurant
encore à Karlovo : « Ah ! Les chemins de fer ! C'est bon pour nos enfants, ils seront
plus délurés que leurs pères : mais nous autres, les vieux, nous ne saurions les aimer »50.
Les structurations ferroviaires, mêlées aux remaniements territoriaux,
redistribuent l'attractivité de manière parfois imprévisible. Le marché d'Andrinople a
ainsi été victime du rattachement de la principauté de Roumélie orientale à la Bulgarie,
effectué en 1885. Avant cette date, la capitale de la Thrace « était le dépôt de tous les
articles d'Europe où venait s'approvisionner le commerce rouméliote », selon un rapport
émis en 1888 par le vice-consul de France basé dans cette ville51. La prospérité
d'Andrinople reposait en grande partie sur son rôle de centre de redistribution. Mais
suite à l'instauration de la principauté de Roumélie orientale, « l'établissement d'un
cordon douanier sur la frontière a porté le coup le plus sensible à ce marché », qui
connaît une forme de décroissance à partir de la fin des années 1870. En effet,
Andrinople propose des marchandises dont le prix a été augmenté par le paiement d'un
droit d'entrée sur le territoire ottoman52. Dans le cas où les importateurs basés en
Roumélie orientale, à Philippopouli par exemple, se fournissent sur ce marché, une
double taxe aura été appliquée aux marchandises, l'une par la douane ottomane, et
l'autre par la douane bulgare. Pour mettre fin à cette situation, les importateurs
rouméliotes choisissent de se faire « adresser directement de l'étranger les [produits]
« dont ils ont besoin ». Ils n'auront donc plus « qu'un seul droit de douane à payer »,
celui nécessaire « à l'entrée en Roumélie », région devenue partie intégrante du
territoire bulgare. La seconde ville ottomane en Turquie d'Europe pâtit fortement de ce
détournement des flux de marchandises. Selon le rapport cité plus haut, depuis le
rattachement de la Roumélie orientale à la Bulgarie, les importations d'Andrinople
« sont réduites aux besoins de la consommation locale d'une population qui tend chaque
jour à diminuer »53.

Entre les années 1870 et la décennie 1890, l'intégration progressive du territoire


balkanique à une économie mondialisée et fluctuante génère une profonde
50- ERDIC J., En Bulgarie et en Roumélie : mai-juin 1884, 1885, p. 191.
51- AMEA // Bulletin consulaire français - Recueil des rapports commerciaux 1er semestre 1890, vol.
19, Paris, 1890, p. 218, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64435673
52- ibid.
53- ibid.

243
transformation de son organisation socio-économique interne. L'instabilité politique et
démographique de la Turquie d'Europe, ainsi que l'absence de plan de modernisation
des techniques de production, propres aux activités artisanales et agricoles, forment
autant d'éléments amplifiant les déséquilibres commerciaux crées par cette intégration.
Sur ces questions, peu de sources nous sont parvenues. Néanmoins, les exemples cités
durant ce développement laissent entrevoir l'énorme impact des chemins de fer sur le
tissu commercial balkanique. Une myriade d'activités, allant de la confection de
vêtements à la fabrication d'objets du quotidien, semble ainsi disparaître en silence.

244
3-1-2- La cession de la Compagnie des orientaux

L'incapacité du réseau trans-balkanique à servir de support aux communications


entre Londres et Suez, est un élément peu important pour l'Autriche-Hongrie et
l'Allemagne. Pour ces puissances, les chemins de fer installés dans les Balkans offrent,
parallèlement à l'ouverture de nouveaux marchés, un accès direct aux mers chaudes. Le
réseau trans-balkanique est ainsi de première importance pour l'influence des empires
centraux en Turquie d'Europe. Cette profondeur stratégique est mise en avant par
Guillaume II, qui mène une politique de redéploiement vers le Sud, de la politique
étrangère allemande. Couronné roi de Prusse et empereur d'Allemagne au mois de juin
1888, il renforce ses liens avec l'Autriche-Hongrie et encourage les financiers
allemands à investir le terrain ottoman.

1- Hirsch : un concessionnaire affaibli ?

A la fin de l'année 1887, Hirsch manifeste son souhait de se retirer


complètement de la question des chemins de fer de la Turquie d'Europe. L'étude des
archives de la Banque Ottomane révèle une forme d'abattement du financier, après deux
décennies de luttes juridiques contre l'autorité impériale. D'un âge avancé pour l'époque
(55 ans), il déclare dans une lettre ne plus avoir « comme autrefois, la vigueur
nécessaire pour résister aux fatigues des grandes affaires »1. Avant de se retirer, Hirsch
doit toutefois mener une dernière bataille contre l’État ottoman. Le gouvernement
impérial l'empêche de réaliser la cession de sa compagnie. L'arrangement de 1885, qui
prévoyait une avance de 23 millions de francs et la constitution d'une commission
arbitrale, n'a pas été respecté par les autorités ottomanes. Malgré la transmission de
cette somme, le comité d'arbitres n'a toujours pas été réuni à la fin de l'année 1887.
Pourtant, au mois de mars de cette année, Hirsch s'est rendu à Constantinople afin de

1- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Non rangée // Lettre -Hirsch à Dietz- (24 décembre
1887).

245
trouver un compromis, mais tel que le signifie un article de la presse française, « ses
intrigues n'aboutirent pas »2. Au mois de décembre, le financier organise un second
voyage en direction de la capitale ottomane. Quelques jours après l'arrivée du financier
à Constantinople, « une assignation à comparaître » est ordonnée à l'encontre de la
Compagnie des chemins de fer orientaux3. Fait marquant, cette assignation vise
également la personne de Hirsch. Dans une lettre adressée au grand vizir, le 31
décembre 1887, le financier dénonce cette situation qu'il juge « peu conforme aux
traditions de noble hospitalité dont le précieux renom est acquis au gouvernement
impérial »4. Il s'agit, pour le gouvernement impérial, de mettre Hirsch sous pression afin
de le contraindre à accepter un arrangement par « voie transactionnelle », dans lequel la
Porte imposerait ses vues. Le financier restera dans la capitale ottomane plus de deux
mois5. Au cours de cette période, les négociations menées entre la Porte et Hirsch
concernent quatorze points de litige, d'après un article du journal Le Temps, paru le 27
janvier 18886. Selon la même source, ceux-ci furent rapidement résolus, « à l'exception
de trois points, sur lesquels une entente n'a pu s'établir »7. Les deux premiers concernent
« des questions de comptabilité ». Le troisième est relatif « à la redevance kilométrique
réclamée par le gouvernement pour l'exploitation des lignes jusqu'en 1885 »8. Sur ces
trois points, Hirsch se heurte à l'intransigeance de Constantinople 9. Afin de se défendre
dans cette affaire, la Porte a missionné une « commission des avocats », chargée
d'évaluer les indemnités dues par le concessionnaire. Celui-ci dénonce des montants
d'une « exagération évidente et par conséquent inacceptables »10. Cependant, le grand
vizir a « non seulement accepté ces chiffres », mais il a de plus « donné des instructions
pour que ces chiffres fussent portés à peu près au double »11. Face à l'attitude hostile des
autorités ottomanes, qui démontrerait selon Hirsch « l'inutilité de [ses] « efforts », ce
dernier annonce qu'il ne lui « reste plus qu'à [se] « retirer » et demande la formation de
la commission arbitrale, en guise de dernière « faveur »12.
2- Presse // Gil Blas // Les coulisses de la finance (lundi 7 mars 1887), p. 2,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k7527980g
3- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Non rangée // Lettre de Hirsch (31 décembre 1887).
4- ibid.
5- Presse // Journal des débats politiques et littéraires, Lettre de Turquie (jeudi 9 février 1888),
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k464207m
6- Presse //Le Temps, Lettre de Turquie (vendredi 27 janvier 1888), p. 2,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k231663f
7- ibid.
8- ibid.
9- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Non rangée // Lettre de Hirsch (31 décembre 1887).
10- ibid.
11- ibid.
12- ibid.

246
En réalité, Hirsch a conscience que le gouvernement impérial n'est pas disposé à
répondre favorablement à sa requête. Mais face à ce dernier obstacle, le financier sait
utiliser les leviers d'influence à sa disposition. Il se rapproche de Berger et de Dietz,
respectivement haut responsable de la Banque Ottomane et de la Société Générale. A
ces derniers, Hirsch annonce qu'il « est décidé, plus que jamais » à se retirer du terrain
ferroviaire balkanique, et leur propose de former « un syndicat qui puisse prendre ferme
la totalité de l'affaire et qui aura le champ libre pour toute combinaison à laquelle il
conviendra de s'arrêter »13. Dès le début du mois de janvier 1888, la proposition de
Hirsch, conditionnée au règlement du conflit juridique qui le lie aux autorités
ottomanes, pousse les banques à user de toute leur influence pour obtenir du
gouvernement impérial, la formation d'une commission arbitrale et l'abandon définitif
des poursuites qui visent le financier14.
Le 14 janvier 1888, l'objectif est presque atteint. La banque Bleichroder de
Berlin, qui est pressentie pour participer au syndicat de rachat de la Compagnie des
orientaux, contacte Berger, l'un des administrateurs de la Banque Ottomane, afin d'être
tenu informée de l'évolution de « l'affaire Hirsch ». Selon les termes du télégramme
envoyé par l'institution bancaire allemande, celle-ci « croit pouvoir influencer ici pour
que Porte cherche arrangement avec Hirsch, peut-être par voie d'arbitrage »15.

2- Une affaire à la recherche d'un partenariat équilibré ?

A la lumière des archives de la Banque Ottomane, il s'avère que la cession de la


Compagnie des orientaux doit profiter, au départ du moins, à un conglomérat
d'organismes bancaires. Plusieurs documents apportent des renseignements sur une
série d'ententes préliminaires passées entre certaines institutions bancaires européennes,
qu'elles soient françaises, britanniques, autrichiennes ou allemandes, en vue de « l'achat
définitif (…) des actions » de la société Hirsch. C'est à Ostende, sur le littoral belge,
qu'un premier accord est trouvé16. Au mois de septembre 1888, une réunion y est

13- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Non rangée // Lettre de Hirsch à Dietz (24 décembre
1887).
14- ibid.
15- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Non rangée // Télégramme de Bleichroder à Berger (14
janvier 1888).
16- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Non rangée // Conférence d'Ostende (8 septembre
1888).

247
organisée entre les représentants de la Bleichroder Bank, de la Disconto-Geselischaft et
de la Banque Ottomane. Appelée Conférence d'Ostende, cette rencontre prévoit la
création d'un groupe français, sous le patronage de la Banque Ottomane, d'un groupe
allemand, dirigé par la Bleichroder Bank et la Disconto-Geselischaft, d'un groupe
autrichien et « éventuellement d'un groupe anglais »17. Afin de former ces deux derniers
groupes, les participants à la Conférence d'Ostende prévoient d'intégrer, à leur
combinaison, le Credit-Anstlat de Vienne ainsi que la banque Baring Brothers de
Londres, qui recevra « l'invitation d'adhérer au nom des maisons anglaises ». Pour ces
institutions bancaires, la prise de contrôle sur les lignes de la Compagnie des orientaux
est une étape primordiale vers l'établissement de nouvelles voies ferrées en Turquie
d'Asie18. En effet, depuis la mise en place d'un axe ferroviaire reliant l'Europe à
Constantinople, le Royaume-Uni et les puissances centrales démontrent un intérêt
croissant pour l'extension de cette artère vers l'Anatolie et la Mésopotamie. Pour
l'Empire britannique, l'établissement d'une grande voie de communication, qui unirait à
terme le Nord-Ouest de l'Europe au golfe persique, est appelé à réduire de manière
considérable la durée du trajet entre Londres et les Indes. De leur côté, l'Autriche-
Hongrie et l'Allemagne souhaitent bénéficier d'une ligne ferroviaire reliant Berlin,
Vienne, Constantinople et Bagdad19. En 1888, un seul chemin de fer pénètre en Turquie
d'Asie depuis la rive orientale du Bosphore, celui reliant Haidar-Pacha à Ismidt
(l'actuelle Izmit), sur la mer de Marmara. Longue de 97 kilomètres, cette voie ferrée fut
installée « sur ordre du sultan » entre 1871 et 1873, par l'ingénieur Pressel20. Au début
des travaux, celui-ci venait tout juste de quitter ses fonctions au sein de la Société
impériale des chemins de fer de la Turquie d'Europe, suite à la découverte des
malversations de Hirsch21. En 1880, face aux difficultés que rencontre l'administration
ottomane dans la gestion de la voie ferrée reliant Haidar-Pacha à Ismidt, son
exploitation est confiée à une entreprise britannique pour une durée de 20 ans 22. Et
lorsque se tient la Conférence d'Ostende, c'est-à-dire au mois de septembre 1888, la
Porte se montre fortement disposée à accorder une concession pour l'extension de cette

17- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Non rangée // Conférence d'Ostende (8 septembre
1888).
18- ibid.
19- CHERAMADE A., La Macédoine ; le chemin de fer de Bagdad, Paris, 1903, p. 107,
https://archive.org/details/lamacedoineleche00ch
20- Brisse André, « Le réseau ferré de l'Asie Mineure », In. Annales de Géographie, t. 12, n°62, 1903. pp.
175-180, www.persee.fr/doc/geo_0003-4010_1903_num_12_62_6308
21- Voir Partie 1 / Chapitre 3 / Partie 3.
22- CHERAMADE A., La Macédoine ; le chemin de fer de Bagdad, Paris, 1903, p. 20.

248
ligne ferroviaire à Ankara, au cœur de l'Anatolie23. Pressentis pour obtenir cette affaire,
les participants à la rencontre organisée sur le littoral belge explicitent clairement leurs
objectifs en rappelant dès l'article 1 de l'accord conclu suite à leurs discussions, que
« l'affaire des chemins de fer de la Turquie d'Europe doit être avant tout menée à
conclusion et réunie avec notre entreprise des chemins de fer dans la Turquie d'Asie »24.
Par ailleurs, ce texte indique clairement que « le règlement des litiges du Baron de
Hirsch avec le gouvernement turc est une condition de cette offre »25.
Les actes de la Conférence d'Ostende stipulaient clairement que le groupe
allemand et le groupe français doivent « prendre à l'affaire » du rachat de la Compagnie
des orientaux « une part égale ». Toutefois, cette feuille de route se heurte à plusieurs
événements. Premièrement, il faut souligner que ni la Deutsche Bank ni la Weiner
Bankverein, les institutions bancaires les plus importantes des places berlinoise et
viennoise, ne participent à la réunion organisée dans le port belge. C'est toutefois la
Deutsche Bank qui obtient, le 4 octobre 1888, soit quelques semaines après la
Conférence d'Ostende, la concession pour la ligne appelée à relier Ankara à Ismidt,
longue de 486 kilomètres26. De plus, la banque allemande est également parvenue, le 27
septembre de cette année, à acquérir l'exploitation de la ligne reliant cette ville à
Haidar-Pacha, au détriment des intérêts britanniques 27. Effectuée malgré les mises en
garde de Bismarck, qui accorde peu de considération à un déploiement stratégique de
l'influence germanique en Orient28, la percée de la principale banque d'Allemagne dans
le domaine des chemins de fer ottomans perturbe les arrangements établis à Ostende.
Car il s'avère que cette dernière n'a pas l'intention de demeurer en dehors de l'affaire de
la cession de la Compagnie des orientaux, ni même de se contenter d'une simple
participation. Face à l'appétit de la Deutsche Bank, le principe de répartition égalitaire
entre banques françaises et banques allemandes est menacé. Un événement majeur de
l'histoire financière va réduire à néant l'arrangement trouvé à Ostende, et permettre ainsi
à la Deutsche Bank de renforcer sa prédominance. Il s'agit du krach des cuivres,
survenu au début du mois de mars 1889. Engendré suite à une manipulation du cours de
cette marchandise par la Société des métaux et le Comptoir d'escompte de Paris, et dans

23- CHERAMADE A., La Macédoine ; le chemin de fer de Bagdad, Paris, 1903, p. 21.
24- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Non rangée // Conférence d'Ostende (8 septembre
1888).
25- ibid.
26- CHERAMADE A., La Macédoine ; le chemin de fer de Bagdad, Paris, 1903, p. 21.
27- EARLE E., Turkey, the great powers, and the Bagdad railway : a study in imperialism, New-York,
1923, p. 32, https://archive.org/details/turkeygreatpower00earlrich
28- ibid., p. 41.

249
une moindre mesure, par la Banque de Paris et des Pays-Bas, ce krach aboutît à une
fragilisation de toute la place financière parisienne 29. Le principe de cette manipulation
consistait à acheter la plus grande quantité de cuivre disponible sur le marché
international, et de stocker les métaux dans l'attente d'un accroissement de leur prix de
vente, conséquence de leur raréfaction30. Face à la captation d'une partie de la
production mondiale de cuivre, plusieurs mines sont ouvertes à l'exploitation, au
Mexique, aux Etats-Unis ou encore au Chili, en vue de satisfaire la demande, qui s'est
toutefois rétractée face à l'explosion du prix du métal, passant de 36 à 100 livres sterling
par tonne, entre la fin de l'année 1887 et le mois de mars 1889 31. Les capacités
financières de la Société des métaux ne lui permettent pas de racheter le surcroît de
production provenant des nouveaux sites miniers. Lors de la remise sur le marché des
stocks de cuivre accumulés par la Société des métaux, le cours du métal s'effondre,
provoquant la faillite de cette compagnie et de son principal bailleur de fonds, le
Comptoir d'Escompte de Paris. Le directeur de cette banque, Eugène Denfert-
Rochereau se suicide le 4 mars 188932.
A l'annonce de sa mort, les épargnants se précipitent vers les guichets de la
banque, accentuant les conséquences du krach. Le Comptoir d'escompte de Paris est
alors la deuxième banque de dépôts dans la capitale, ainsi qu'un acteur financier majeur,
tant sur le terrain national que sur celui des investissements à l'étranger. Sa chute affole
ainsi l'ensemble de la place parisienne. La menace d'une amplification de la crise
engendre l'intervention de la Banque de France qui organise, de concert avec les
autorités françaises et la Banque de Paris et des Pays-Bas, la recapitalisation du
Comptoir d'escompte de Paris. Cette opération de sauvetage s'étire jusqu'à la fin de
l'année 188933. Ce krach, qui a anéanti le Comptoir d'escompte de Paris, et affaibli la
Banque de Paris et des Pays-Bas, empêche clairement la formation d'un syndicat de
banques françaises traitant, sur un pied d'égalité avec les banques allemandes, l'affaire
de la reprise des chemins de fer exploités par la société de Hirsch. De plus, un
document issu des archives de la Banque Ottomane montre que les banques françaises

29- Pierre-Cyrille Hautcoeur, Riva Angelo & White Eugene, « Floting a ''lifeboat : The Banque de France
and the crisis of 1889, In. Journal of Monetary Economics, vol. 65, 2014, pp. 104-119,
http://www.nber.org/papers/w20083
30- ibid.
31- ibid.
32- Presse // Daily News (Perth, WA : 1882 – 1950), Suicide of a financier (vendredi 8 mars 1889), p. 3,
http://nla.gov.au/nla.news-article77373409
33- Pierre-Cyrille Hautcoeur, Riva Angelo & White Eugene, « Floting a ''lifeboat : The Banque de France
and the crisis of 1889, In. Journal of Monetary Economics, vol. 65, 2014, pp. 104-119.

250
les plus intéressées au rachat de la Compagnie des orientaux étaient justement le
Comptoir d'Escompte de Paris et la Banque de Paris et des Pays-Bas 34. A l'évidence, ces
institutions bancaires jouissaient de positions avantageuses dans cette affaire. La
première s'est taillée une belle part dans la mise en place des chemins de fer serbes suite
à la faillite de L'Union Générale35, et la seconde est en partie sous le contrôle de la
famille Bischoffsheim, à laquelle appartient Hirsch. La Banque Ottomane, qui a dirigé
la formation du groupe à l'origine de la Société des raccordements, est également
intégrée à l'affaire36. Il était nécessaire de rembourser cette société afin de prendre le
contrôle de l'ensemble des chemins de fer de la Turquie d'Europe, à l'exception des
lignes serbes, de celles liant le Danube à la mer Noire, et des voies construites ou
saisies par le gouvernement bulgare. Ces trois banques estimaient alors l'opération à 96
millions de francs37.
Face à l'effacement de leurs partenaires financiers, la Bleichroder Bank et la
Gessellschaft ne semblent pas être en mesure de fournir, à elles seules, les capitaux
nécessaires à la reprise de la Compagnie des orientaux. Cet élément explique très
probablement l'immixtion dans cette affaire de la Deutsche Bank et de la Wiener
Bankverein, qui se posent en recours aux combinaisons financières projetées à Ostende,
et désormais irréalisables. Un lien matrimonial pourrait également être en cause. Le
fondateur de la Deutsche Bank, Ludwig Bamberger, est issue d'une famille juive de
Mayence. Sa mère n'est autre qu'Amélie Bischoffsheim, fille du patriarche de la famille
du même nom. L'épouse de Hirsch est donc la cousine germaine de Ludwig Bamberger.
Cet élément explique peut-être l'arrivée soudaine de la Deutsche Bank dans l'affaire de
la cession38. En tout cas, celle-ci se présente bien. Quelques jours avant le krach des
cuivres, la résolution des litiges qui opposent le gouvernement ottoman à Hirsch est
enfin acquise. Grâce aux multiples pressions en faveur d'un règlement rapide de cette
question, une première commission arbitrale, constituée de quatre membres, avait déjà
été réunie. Son avis est rendu le 7 juillet 188839. En dépit de quelques avancées, les

34- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Non rangé // document (5 mars 1888).
35- GRUNWALD K., TurkenHirsch, A study of Baron Maurice de Hirsch, Jerusalem, 1966, p. 57.
36- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Non rangé // document (5 mars 1888).
37- ibid.
38- Pour aller plus loin sur le sujet : Cyril Grange, « Les réseaux matrimoniaux intra-confessionnels de la
haute bourgeoisie juive à Paris à la fin du XIXe siècle », Annales de démographie historique, 2005/1, n°
109, p. 131-156, http://www.cairn.info/revue-annales-de-demographie-historique-2005-1-page-131.htm
39- ANONYME, Sentence rendue à Berlin, le 25 février 1889 par Monsieur le Conseiller Intime Von
Gneist, au sujet des différends existant entre le Gouvernement Impérial Ottoman et la Compagnie
d'Exploitation des chemins de fer Orientaux, Constantinople, 1903, p. 3-4,
https://archive.org/details/sentencerendue00gnei

251
arbitres n'étaient parvenus à aucune entente concernant la question du fonds de garantie,
celle des loyers, ou encore celle des dommages engendrés par la guerre russo-turque 40.
Devant l'incapacité des membres de la commission à nommer un sur-arbitre, c'est
finalement le gouvernement impérial et Hirsch qui s'accordent sur sa désignation. Il
s'agit de Rudolf Von Gneist, un éminent juriste berlinois41.
Le 25 février 1889, soit quelques jours avant le krach des cuivres, la décision du
sur-arbitre est officiellement prononcée. Après de longs travaux sur cette affaire que
Gneist juge « très compliqué »42, ce dernier règle tous les points de litiges de manière
définitive. La libération des droits de la compagnie et la fin de l'équilibre de la
conférence d'Ostende, est une véritable aubaine pour la Deutsche Bank et la Wiener
Bankverein. Dès le mois de mars 1889, ces banques envoient des délégués à Paris afin
de négocier, directement avec Hirsch, la cession de ses parts43. Atteignant 73,5 millions
de francs, le montant total de l'opération se rapporte à l'achat de 88 % du capital de la
compagnie, ainsi qu'à la reprise de deux créances consenties par Hirsch au
gouvernement ottoman, en 1885 et en 1888, dont le total atteint 40 millions de francs.
L'opération de rachat menée par la Deutsche Bank ne concernent que 88 000 des
100 000 parts formant le capital de la Compagnie des orientaux 44. Hirsch se retire donc
du domaine ferroviaire mais il demeure actionnaire de cette société à hauteur de 12 % 45.
Sur cette base, une première partie de la vente est effectuée à Bruxelles le 17 avril 1890.
22 000 actions sont ainsi cédées à la Deutsche Bank et à la Wiener Bankverein qui
obtiennent une option pour l'achat des parts restantes.

3- Vers la constitution d'un leadership austro-allemand ?

40- ANONYME, Sentence rendue à Berlin, le 25 février 1889 par Monsieur le Conseiller Intime Von
Gneist, au sujet des différends existant entre le Gouvernement Impérial Ottoman et la Compagnie
d'Exploitation des chemins de fer Orientaux, Constantinople, 1903, p. 3-4,
41- ibid.
42- ibid., p. 5.
43- Peter Hertner, « The Balkan railways, international capital and banking from the end of the 19th
century until the outbreak of the First World War », In. Bulgarian National Bank discussions papers,
European Association Business History Annual Conference (Vienne, 20-21 mai 2005), n° 53, 2006, p. 19,
https://fr.scribd.com/doc/21995233/The-Balkan-Railways
44- Peter Hertner indique que Hirsch est en possession des 100 000 actions de la compagnie lors de sa
cession. Pourtant, seules 34% de ses actions lui appartenait en 1869. Malheureusement, la phase lui
permettant d'acquérir l'entièreté du capital nous échappe encore.
45- Peter Hertner, « The Balkan railways, international capital and banking from the end of the 19th
century until the outbreak of the First World War », In. Bulgarian National Bank discussions papers,
European Association Business History Annual Conference (Vienne, 20-21 mai 2005), n° 53, 2006, p. 20.

252
Durant le mois de mai 1889, ces institutions bancaires se lancent dans la
formation à Zurich d'un trust, appelé Banque des chemins de fer orientaux ( Bank für
Orientalischen Eisenbahnen), dont le capital serait initialement constitué par le transfert
des actions et des créances, rachetées à Hirsch. La main-mise de l'Allemagne et de
l'Autriche-Hongrie sur cette société bancaire est révélée par la composition de son
conseil d'administration. Outre les directeurs de la Deutsche Bank et de la Weiner
Bankverein, on y retrouve les dirigeants de la Dresdner Bank de Berlin, de la
Wurttembergische Vereinsbank de Stuttgart, et de la Deutsche Vereinsbank de
Francfort. Les capitaux allemands et austro-hongrois contrôlent ainsi 94% du trust 46.
Celui-ci a un double objectif. Premièrement, il confère une dimension internationale à
la gestion financière et administrative de la Compagnie des orientaux, renforçant la
solidité financière de cette dernière ainsi que sa crédibilité auprès du public. D'autre
part, dans la stratégie de déploiement de l'influence allemande et austro-hongroise dans
l'Empire ottoman, Berlin et Vienne souhaitent dissimuler l'accaparement des grands
axes ferroviaires qui traversent la Turquie d'Europe et s'étendront bientôt, à l'Anatolie et
la Mésopotamie. C'est pour cette raison, que « la Deutsche Bank se garda (…) d'agir par
elle-même », et qu'elle « s'ingénia à ne pas laisser soupçonner aux Turcs ses projets
d'accaparement des railways ottomans », tel que le souligne André Chéramade, dans
son ouvrage intitulé La Macédoine et le chemin de fer de Bagdad, paru en 191547.
Grâce à l'étude de la correspondance du directeur de la Banque Ottomane,
Berger, qui joue un rôle de liaison entre les milieux financiers français, berlinois et
viennois, on apprend que la Deutsche Bank et la Wiener Bank ont su manœuvrer
habilement afin d'écarter progressivement toute participation des banques françaises.
Depuis la Conférence d'Ostende, la Banque Ottomane s'est investie dans l'opération de
rachat de la Compagnie des orientaux. Malgré le retrait des banques de la place
parisienne, son directeur s'est rapproché de la Deutsche Bank et de la Weiner
Bankverein, afin d'obtenir une promesse de participation.
Il apparaît ainsi que Siemens et Bauer, qui dirigent respectivement la Deutsche
Bank et la Wiener Bankverein, s'étaient engagés auprès de la Banque Ottomane à offrir
une part au groupe que celle-ci parviendrait à former. Au mois de mai 1890, un premier
accord semble être établi. Mais le Comptoir d'escompte de Paris, la Banque Ottomane
46- HERTNER P., « The Balkan railways, international capital and banking from the end of the 19th
century until the outbreak of the First World War », In. Bulgarian National Bank discussions papers,
European Association Business History Annual Conference (Vienne, 20-21 mai 2005), n° 53, 2006, p. 22.
47- CHERAMADE A., La Macédoine et le chemin de fer de Bagdad, Paris, 1915, 35,
https://archive.org/details/laquestiondorie00chgoog

253
et la Société Générale obtenaient une part dérisoire de l'affaire, seulement 2,8 %, soit un
investissement de 4 millions de francs 48. A la fin du mois de juin 1890, sans doute dans
une volonté d'écartement du groupe de la Banque Ottomane, qui rappelons-le, est
composé d'établissements bancaires fragilisées par le krach des cuivres, la Deutsche
Bank et la Wiener Bankverein lui propose de « prendre un quart de l'affaire »49. Berger
estime parvenir à mener cette opération en invitant des « amis à entrer dans le
consortium »50. L'attitude de Bauer change alors soudainement. Dans une lettre envoyée
par Berger, dont le destinataire est inconnu, le directeur de la Banque Ottomane déplore
le comportement « énigmatique » du dirigeant de la Wiener Bankverein, qui « accumule
à desseins les difficultés pour nous décider à sortir d'un consortium où nous étions
venus prendre place »51.
Berger contacte alors Siemens afin d'obtenir des éclaircissements sur la situation
générale de l'affaire52. La réponse de ce dernier est également énigmatique. Siemens
propose la formation d'un groupe capable de prendre la moitié de l'affaire de la
cession53. Entre le 20 mai 1890 et le début du mois de juillet de la même année, on
exige ainsi de la Banque Ottomane la création d'un consortium dont la participation
passe de 2,8 % à 50 % du total de l'opération. Une lettre envoyée au directeur de la
Deutsche Bank montre que Berger se montre disposé à former un syndicat prêt à
participer à hauteur de « la moitié de l'affaire »54. Mais cette participation s'avère
incertaine, au regard des nouvelles exigences, et surtout des risques, qu'impliquent un
tel investissement. Berger se réserve donc un temps de réflexion et indique au directeur
de la Deutsche Bank, qui ne pourra « le fixer à ce sujet » qu'après avoir « reçu le projet
complet indiquant exactement la situation respective des actionnaires et des
obligataires »55.
Les propositions contradictoires appelant à la participation d'un groupe emmené
par la Banque Ottomane laissent apparaître, en réalité, une volonté d'écartement des
prétentions de Berger. A la fin de l'été 1890, cette hypothèse se vérifie lors de la

48- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Non rangée // Lettre à Berger (24 mai 1890).
49- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Non rangée // Lettre de Berger (1er juillet 1890).
50- ibid.
51- ibid.
52- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Non rangé // Télégramme de Berger à Hirsch (9 juillet
1890).
53- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Non rangée // Télégramme de Siemens à Berger (7
juillet 1890).
54- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Non rangée // Lettre de Berger à Siemens (12 juillet
1890).
55- ibid.

254
finalisation de l'affaire de la cession et durant la constitution de la Banque des chemins
de fer orientaux. Les statuts de cette banque suisse présentent le détail des opérations
qui permettront de former une partie de son capital 56. Le transfert des 88 000 actions,
cédées par Hirsch, y est clairement explicité. D'après les statuts de la banque zurichoise,
celle-ci a pour but « de se charger des opérations financières de toutes sortes qui sont en
rapport avec la construction et l'exploitation de chemins de fer (...) servant aux
exigences du trafic en Orient » et pour ce faire, elle s'engage à « reprendre de la
Deutsche Bank à Berlin et du Wiener Banverein à Vienne », la totalité des « 88 000
actions de la société d'exploitation des chemins de fer orientaux » ainsi que « les deux
créances » qui ont été « transmises » à ces deux banques57. Hormis celles-ci, aucune
autre institution bancaire ne semblent donc participer à l'opération de rachat de la
compagnie de Hirsch.
Une fois l'opération de cession finalisée, Hirsch choisit de se consacrer à une
problématique qui le sensibilise particulièrement depuis le début des années 1880, le
sort des Juifs d'Europe de l'Est. Face aux mesures anti-juives et aux pogroms qui
secouent les communautés hébraïques installées en Russie et en Roumanie, Hirsh fonde
la Jewish Colonization Association, au mois de septembre 1891, dont l'objectif est de
faciliter l'émigration et l'installation de ces populations aux Etats-Unis et en Argentine 58.
Défavorable au projet d'établissement de colonies en Palestine, qu'il juge irréalisable,
Hirsch s'est personnellement opposé à Théodore Herzl sur cette question. Toutefois, à la
mort du financier en 1896, Edmond de Rothschild, l'un des représentants de la dynastie
bancaire du même nom, devient le nouveau mécène de la Jewish Colonization
Association, qui s'engage progressivement vers l’établissement de colonies juives en
Palestine59.

En se retirant des affaires ferroviaires de la Turquie d'Europe, Hirsch met fin à


deux décennies d'engagement. Son action, en tant que constructeur et exploitant d'une
grande partie des chemins de fer balkaniques, a durablement influencé la trajectoire et
le devenir de toute la région. Le retrait du financier est également la source d'un

56- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Non rangé // Statuts de la Banque des chemins de fer
Orientaux (non daté).
57- ibid.
58- NORMAN T., An Outstretched arm, a history of the Jewish Colonization Association, Londres &
Boston, 1985, p. 21, https://archive.org/details/cu31924011030396
59- ibid., p. 54.

255
profond changement. Il permet le déploiement d'une nouvelle force dans l'Empire
ottoman, mêlant les intérêts de l'Autriche-Hongrie et ceux de l'Allemagne. La stratégie
d'expansion de ces puissances apporte une autre dimension au maillage territorial
balkanique, qui connaît une nouvelle phase de réorganisation.

256
3-1-3 Le chemin de fer de Monastir et les enjeux régionaux

Située à mi-chemin entre les côtes de l'Adriatique et le golfe de Salonique,


Monastir (l'actuelle Bitola) joue un rôle particulier dans l'organisation des échanges,
tant à l'échelle locale que régionale. Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, la
position de cette ville sur le maillage territorial balkanique évolue. La mise en place de
voies ferrées, à travers la vallée du Vardar, puis entre Salonique et Monastir, chef-lieu
du vilayet du même nom, engendre une redéfinition des systèmes d'interdépendances
affectant le devenir de toute la Macédoine occidentale.

1-Quels rôles pour Monastir dans l'articulation des échanges ?

Dès la finalisation du rachat de la Compagnie des orientaux, à l'automne 1890,


les milieux financiers des empires austro-hongrois et allemand organisent la
construction d'une nouvelle ligne de chemin de fer, entre Salonique et Monastir, ville
située à l'Est du lac d'Ohrid, au centre de la Macédoine occidentale. Ici encore, il
apparaît que la Deutsche Bank et la Wiener Bankverein souhaitent dissimuler leur
stratégie d'accaparement des affaires ferroviaires en Turquie d'Europe 1. Afin d'obtenir la
concession de la mise en place de la ligne de Salonique à Monastir, ces institutions
bancaires mettent en avant le directeur de la Wurttembergische Vereinsbank de
Stuttgart, Alfred Von Kaulla2. Ce dernier fut également l'interlocuteur principal du
gouvernement impérial lors de l'octroi, à la Deutsche Bank, de la concession du chemin
de fer d'Anatolie, sur laquelle nous reviendrons. Cependant, Kaulla n'a aucun rôle dans
l'affaire de la cession de la Compagnie des orientaux. Il fait partie d'un réseau de
financiers où les administrateurs de la Deutsche Bank exercent, en toute vraisemblance,
une force prédominante. Le gouvernement impérial est parfaitement conscient du rôle
d'intermédiaire joué par Kaulla. En effet, les actes de la concession du chemin de fer de

1- CHERAMADE A., La Macédoine et le chemin de fer de Bagdad, Paris, 1915, p. 35,


https://archive.org/details/laquestiondorie00chgoog
2- ibid., p. 21,

257
Salonique à Monastir (annexe 3), octroyée le 28 octobre 1890, explicitent clairement
que ce dernier agit « pour la Deutsche Bank »3. C'est davantage aux yeux du public,
auprès duquel « Kaulla apparaissait seul », que la main-mise de la première banque
allemande doit être dissimulée4.
Sur le plan financier, l'affaire est garantie par le gouvernement ottoman qui
assure une rente minimale de 14 300 francs par kilomètre construit et exploité. Les
dîmes des contrées traversées par le chemin de fer, « qui a une longueur de 219
kilomètres »5, seront allouées au paiement de cette garantie kilométrique, à l'exception
de celles perçues à Salonique. La compagnie concessionnaire, qui prend le nom de
Société du chemin de fer ottoman de Salonique à Monastir, se retrouve ainsi assurée
d'une rente annuelle dépassant trois millions de francs. Une combinaison financière est
alors établie. La mise en place des lignes est confiée à Vitali, l'entrepreneur de travaux
choisi pour établir les voies ferrées de Thrace, de Serbie, ainsi que les raccordements
internes au réseau balkanique. Il perçoit 150 000 francs par kilomètre construit 6. La
Compagnie des orientaux obtient l'exploitation du chemin de fer projeté, ainsi que la
jouissance de la rente annuelle garantie par le gouvernement ottoman, « moyennant
remboursement des dépenses effectuées »7 lors des travaux de construction, qui
atteignent 33 millions de francs8. Le réseau ferroviaire exploité par la Compagnie des
orientaux est ainsi étendu à Monastir.
Le rôle d'intermédiaire de Kaulla se vérifie lors de la conclusion de l'accord
permettant la création de la Société du chemin de fer ottoman de Salonique à Monastir.
La majorité des actions de la compagnie est reprise par la Banque des chemins de fer
orientaux9, le trust zurichois contrôlé par la Deutsche Bank. Suite à l'obtention de cette
concession, l'établissement bancaire berlinois contrôle ainsi presque la totalité des
lignes anatoliennes et balkaniques. Le prochain chapitre développera les tentatives
menées par la Deutsche Bank afin de parvenir à la fusion de ces compagnies
ferroviaires.
3-YOUNG G., Corps de droit ottoman, vol. 4, Oxford, 1906, p. 113,
https://archive.org/details/corpsdedroitott04youngoog
4- CHERAMADE A., La Macédoine et le chemin de fer de Bagdad, Paris, 1915, p. 21.
5- PECH E., Manuel des sociétés anonymes fonctionnant en Turquie, Paris, 1909, p. 77,
https://archive.org/details/ManuelDesSocittsAnonymesFonctionn
6- YOUNG G., Corps de droit ottoman, vol. 4, Oxford, 1906, p. 115.
7- MORAWITZ C., Les finances de la Turquie, Paris, 1902, p. 386,
https://archive.org/details/lesfinancesdela00moragoog
8- PECH E., Manuel des sociétés anonymes fonctionnant en Turquie, Constantinople, 1911, p. 76.
9- Presse // The New York Times // Germany's scheme to control Turkey (7 décembre 1902),
http://query.nytimes.com/gst/abstract.html?
res=9F05E2DB1E30E132A25754C0A9649D946397D6CF&legacy=true

258
Le chemin de fer dont Kaulla à la charge de mettre en place est appelé à
connecter deux centres d'importance. Malgré l'absence de voies ferrées dans la région
de Monastir, la ville de 50 000 habitants 10 est le chef-lieu d'un vilayet englobant
certaines des localités les plus attractives des Balkans. Celles se trouvant entre Prilep,
située à 80 kilomètres au Sud d'Uskub, et le lac d'Ohrid formeraient le « pays le plus
fertile et peut-être le plus riche de toute la Turquie d'Europe », d'après l'ouvrage de
Todorovitch, intitulé Salonique et la question balkanique, paru en 191311.
Mais à l'instar de nombreuses régions de Macédoine, l'absence de voies de
communication ferroviaires paralyse la production locale qui manque de débouchés.
Monastir est située au Sud d'une plaine fertile « qui mesure 75 kilomètres à peu près du
Nord au Sud et 14 kilomètres en largueur » cependant cette localité est « de tout côté
dominée par des montagnes »12. Afin de rejoindre Salonique, la circulation des échanges
est alors effectuée selon deux voies principales, nécessitant dans chaque cas trois jours
de marche environ13. La première quitte Monastir en direction de l'Est. Elle franchit le
massif du Skopos et traverse ensuite de basses plaines en reliant Vodena (aujourd'hui
Edessa), puis Yenidje-Vardar (l'actuelle Giannitsa) et Topsin, une station ferroviaire à
proximité de Salonique14. La seconde voie s'éloigne de Monastir par le Nord. Elle
atteint Prilep et franchit la chaîne de montagnes appelée Selecka, en direction de l'Est.
La piste traverse ensuite les villages de Radobilje, Drenovo et Rosoman, avant de se
raccorder également au chemin de fer parcourant la vallée du Vardar, à la station de
Gratzko15. Malgré la faible qualité de ces routes, le plus souvent impraticables en hiver,
et les risques liés au brigandage, ces deux itinéraires absorbent la totalité des échanges
entre Monastir et le port de Salonique, qui s'effectuent ainsi presque exclusivement
« sur chariots ou à dos de cheval »16.
Depuis le début des années 1860, qui marquent la création du royaume d'Italie et
l'avènement de la monarchie dualiste liant Vienne à Budapest, Monastir occupe un rôle
essentiel dans l'articulation des échanges commerciaux entre l'Autriche-Hongrie et une
10- WEISSENBRUCH P., La péninsule des Balkans et les contrées avoisinantes - Extrait du recueil
consulaire belge, Bruxelles, Bruxelles, 1892, p. 432.
11- TODOROVITCH M., Salonique et la question balkanique, Paris, 1913, p. 15,
https://archive.org/details/saloniqueetlaque00todo
12- Rey Léon, « La plaine de Monastir », In. Bulletin de correspondance hellénique, vol. 41, 1917, pp.
171-175, www.persee.fr/doc/bch_0007-4217_1917_num_41_1_3090
13- BERARD V., La Turquie et l’hellénisme contemporain, Paris, 1893, p. 83,
https://archive.org/details/laturquieetlhell00bruoft
14- AMAE, Bulletin consulaire français, vol. 21, 1er semestre 1891, Paris, 1891, p. 578,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6492910r?rk=42918;4
15- ibid.
16- ibid.

259
partie de la Turquie d'Europe17. La capitale du vilayet est alors « l'entrepôt commercial
de la partie occidentale de la Macédoine » pour les expéditions en provenance des
interfaces maritimes austro-hongroises en mer Adriatique, ainsi que celles de l'Italie
dans une moindre mesure18. Débarquées dans l'un des deux principaux ports de la côte
albanaise, Avlona ou Durazzo, les marchandises rejoignent ensuite Monastir en
empruntant des « sentiers de montagne »19. Mais à partir de 1874, la mise en place d'une
voie ferrée entre Salonique et Mitrovitza, puis le raccordement progressif de cette ligne
au réseau ferroviaire de l'Autriche-Hongrie, qui s'achève en 1888, engendrent un
détournement des routes d'approvisionnement20. Pour atteindre Monastir, les
marchandises austro-hongroises sont désormais expédiées via une station du chemin de
fer trans-balkanique, celle de Gratzko, située à environ 70 kilomètres au Sud-Est
d'Uskub21. Cette station devient le point de départ de la principale route
d'approvisionnement de Monastir et des localités qui l'entourent. D'après un rapport
consulaire belge, extrait d'un recueil paru en 1892, les comptoirs des négociants
viennois installés dans la capitale du vilayet « ont été fermés les uns après les autres »,
suite à cette restructuration des échanges commerciaux.
La route qui relie Gratzko à Monastir joue ainsi un rôle essentiel dans
l'approvisionnement de cette ville après 1874, date à laquelle le chemin de fer reliant
Salonique à Mitrovitza est achevé. Cette situation perdure pendant 20 ans, jusqu'en
1894. Pendant cette période, la route de Gratzko à Monastir accueille un fort trafic et
constitue alors « l'une des meilleures voies routières du pays », selon l'ouvrage du
britannique Charles Eliot, intitulé Turkey in Europe, paru en 190022. Mais dès
l'inauguration de la ligne connectant cette localité à Salonique, le grand port ottoman
échange directement avec la Macédoine occidentale. La route de Gratzo à Monastir
subit ainsi un déclassement brutal (fig. 17). Elle ne sert plus « qu'aux besoins locaux »,
et le manque d'entretien de la chaussée rend celle-ci, « en de nombreux endroits,
presque impraticable ». Tel que le rappelle l'auteur de l'ouvrage précédemment cité,
« les chemins de fer sont généralement supposés stimuler et développer l'industrie, mais

17- JARAY G. L., Au jeune royaume d'Albanie, ce qu'il a été, ce qu'il est , Paris, 1914, p. 17,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k74533q
18- WEISSENBRUCH P., La péninsule des Balkans et les contrées avoisinantes - Extrait du recueil
consulaire belge, Bruxelles, Bruxelles, 1892, p. 432-433.
19- ibid.
20- ibid.
21- ibid.
22- ELIOT C., Turkey in Europe, Londres, 1900, p. 355,
https://archive.org/details/turkeyineurope00eliogoog

260
en Turquie, (…), ils ont la particularité de détruire les routes dans leur voisinage et de
produire ainsi une plus grande stagnation dans les districts excentrés »23.

Le chemin de fer de Monastir et la réorganisation des échanges en Macédoine


occidentale (1894)

(fig. 17)

Sur la question des effets de basculement de l'attractivité entre routes d'approvisionnement, le


cas des chemins reliant la vallée du Vardar à la mer Adriatique fait partie des plus remarquables.

A l'évidence, l'installation d'une ligne ferroviaire entre Salonique et Monastir


permet de dynamiser les échanges entre ces deux villes. Toutefois, la position de
terminus qu'occupe Monastir, sur le tracé du chemin de fer, s'avère préjudiciable à ses
intérêts. Avant la mise en place d'une connexion ferroviaire directe avec la mer Egée,
cette ville jouait un rôle régional, sur le plan de la redistribution des marchandises.
Acheminés depuis le Nord, par la route de Gratzko, les produits y étaient stockés dans
l'attente de leur réexpédition vers les localités se trouvant au Sud et à l'Est de Monastir.
23- ELIOT C., Turkey in Europe, Londres, 1900, p. 355.

261
Mais la ligne nouvellement installée rejoint la ville en traversant ces zones. De plus, tel
que l’annonçait un rapport consulaire belge, paru en 1892, soit deux années avant
l'achèvement de la ligne, « l'expédition des produits du pays vers Salonique et la
répartition des importations par cette voie, pourront s'opérer par le chemin de fer le long
de son parcours, sans réclamer en aucune proportion l'intervention de Monastir », qui
est donc appelée à perdre son rôle d’entrepôt commercial24.

2- Monastir : une cité au cœur de grandes lignes stratégiques ?

Achevée en 1894, la ligne Salonique < > Monastir relève, à l'origine, d'un projet
stratégique de grande envergure. Il ne s'agissait pas seulement de mettre en connexion
ces deux localités, même si leur importance commerciale est conséquente. Dans sa
forme initiale, ce projet vise à relier le réseau de la Compagnie des orientaux à un port
de la mer Adriatique. Ce n'est donc pas Monastir qui devait accueillir l'extrémité de la
ligne quittant Salonique mais l'un des ports de la côte albanaise. Partie prenante dans ce
projet, qui permet d'étendre l'autorité de Constantinople, la Porte hésite entre Avlona et
Durrazo. Cette hésitation apparaît clairement dans la concession accordée à Kaulla, le
représentant de la Deutsche Bank. En effet, d'après ce contrat, le concessionnaire est
autorisé à « faire les études préliminaires de deux lignes dont l'une de Monastir à
Avlona et l'autre de Monastir à Durazzo » et par la suite, « le gouvernement impérial lui
fera savoir laquelle de ces deux lignes devra être construite »25.
Avlona et Durazzo constituent les deux principales interfaces maritimes de
l'Albanie. Plus proche des côtes de l'Italie, la première échange majoritairement avec le
port de Bari. Les intérêts de Rome y sont donc « plus influents »26. De son coté,
Durazzo se situe à proximité des grands ports austro-hongrois, tels que Trieste, ce qui
donne une prédominance à l'Autriche-Hongrie dans le commerce de ce port27. Les
intérêts de Vienne à Durazzo laissent présager du choix arrêté par Kaulla pour la
continuité du chemin de fer Salonique < > Monastir. Depuis le port albanais, les
transports s'effectuent par chariots, chargés de 300 à 400 kg de marchandises. Il est

24- WEISSENBRUCH P., La péninsule des Balkans et les contrées avoisinantes - Extrait du recueil
consulaire belge, Bruxelles, 1892, p. 433.
25- YOUNG G., Corps de droit ottoman, vol. 4, Oxford, 1906, p. 114-115.
26- ibid., p. 36.
27- ibid.

262
alors nécessaire de cheminer durant sept jours pour atteindre Monastir 28. Avec
l'installation d'une voie ferroviaire reliant cette ville à la côte albanaise, la durée du
trajet n’excéderait pas sept heures.
Grâce à l'étude de l'itinéraire emprunté par le chemin de fer de Salonique à
Monastir, il apparaît que l'établissement d'une voie vers la mer Adriatique n'est que la
partie la plus visible d'un entremêlement de considérations commerciales et
stratégiques. En quittant Salonique, le chemin de fer « opère une pointe au Sud jusqu'à
Karaferia », l'actuelle Veria, qui commande les communications entre le Nord de la
Grèce et les plaines qui forment l'hinterland occidental du second port de l'Empire
ottoman29. La voie ferrée construite afin d'atteindre Monastir délaisse donc l'itinéraire le
plus direct pour rejoindre sa destination finale, celui incluant Yenidje-Vardar et Vodena.
D'après un rapport commercial rédigé en 1891 par le consul de France en poste à
Salonique, c'est depuis Karaferia que « pourrait partir ultérieurement la ligne de
raccordement avec les chemins de fer de la Grèce »30. A l'origine, la ligne de Salonique
à Monastir est donc non seulement appelée à s'étendre vers la mer Adriatique mais
également à être raccordée au réseau ferroviaire grec.
Parallèlement à l'ouverture d'une nouvelle aire d'échanges au bénéfice de la
Compagnie des orientaux, la mise en place d'une ligne ferroviaire reliant la côte
albanaise à l'intérieur de la Grèce engendrerait une réorganisation des échanges entre les
ports austro-hongrois de l'Adriatique et le royaume hellène 31. En effet, depuis Fiume et
Trieste, les navires de marchandises doivent contourner le Péloponnèse afin d'atteindre
les côtes orientales de la Grèce. Si la construction d'une voie ferrée entre Durazzo,
Monastir et les chemins de fer hellènes, est menée à son terme, cet axe constituerait une
voie commerciale de première importance en direction du tissu économique grec, dont
les empires centraux seraient les premiers bénéficiaires32.
Toutefois, rappelons que l'écart de prix entre voie ferroviaire et voie maritime
accorde, à la seconde, la préférence des investisseurs. Et dès 1893, avant même
l'inauguration de la ligne de Salonique à Monastir, le percement du canal de Corinthe
est achevé. Il permet de réduire « de vingt heures » la durée du trajet à parcourir entre
les ports situés au Nord de la mer Adriatique et ceux qui bordent les côtes orientales de

28- JARAY G., Au jeune royaume d'Albanie, ce qu'il a été, ce qu'il est, Paris, 1914, p. 35.
29- AMAE, Bulletin consulaire français, vol. 21, 1er semestre 1891, Paris, 1891, p. 578.
30- ibid.
31- CHERAMADE A., La Question d'Orient, la Macédoine et le chemin de fer de Bagdad, Paris, 1915,
p. 246.
32- ibid.

263
la Grèce, ce qui abaisse notamment le prix du fret 33. La mise en place de cette nouvelle
route commerciale, effectué « au profit de l'Autriche-Hongrie »34, explique très
probablement l'abandon de tout projet d'extension de la ligne de Salonique à Monastir,
tant vers le littoral albanais que vers le Sud de la péninsule balkanique.
L'abandon de ces projets de raccordement bénéficie principalement à Salonique,
confortée dans son rôle de porte d'entrée et de sortie de la Macédoine. L'installation
d'un chemin de fer entre Durazzo, Monastir et la Grèce, aurait probablement engendré
le détournement d'une partie du trafic captée par le port ottoman. Dans ce jeu de
basculements, Salonique peut compter sur l'opposition de la Porte à la mise en place
d'une ligne de jonction entre le réseau balkanique et celui de la monarchie hellène.
Depuis la Conférence de Constantinople, organisée en 1881, la frontière septentrionale
de la Grèce s'étend jusqu'au Nord de la région de Thessalie 35, dont Larissa est la ville la
plus importante. Depuis cette localité, seule la voie de Karaferia permet d'atteindre
l'hinterland de Salonique. Pour le gouvernement ottoman, un détournement du tracé
vers ce poste-frontière permet ainsi de fortifier un point de passage obligé dans
l'éventualité d'une invasion grecque en direction de la seconde ville de l'Empire. Un
document issu des archives de la Banque Ottomane et datant probablement de 1908,
montre l'opposition continue de la Porte à un raccordement du réseau ferroviaire
balkanique à celui qui parcourt la Grèce. Selon son auteur, qui traite des moyens mis au
service des échanges en Turquie d'Europe, « il serait à désirer que Constantinople
abandonne sa résistance contre la jonction des lignes grecques avec les chemins de fer
turcs »36.
Malgré les études préliminaires menées par la Société du chemin de fer ottoman
de Salonique à Monastir, le gouvernement impérial n'accorde donc pas de concession
pour la continuité de cette ligne vers la côte adriatique. Au-delà des protestations
probables de l'Italie, dont les intérêts seraient prioritairement lésés par une pénétration
de la Macédoine occidentale par l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie, il apparaît que le
refus de la Porte relève en partie de l'attitude de la nouvelle administration de la
Compagnie des orientaux. Depuis 1890, celle-ci a réactivé une partie des litiges pour

33- CONS H., Précis d'histoire du commerce, Paris, 1896, p. 200,


https://archive.org/details/prcisdhistoired01consgoog
34- ibid.
35- NORADOUNGGHIAN G, Recueil d'actes internationaux de l'Empire ottoman, Paris, 1897,
https://archive.org/details/recueildactesin00noragoog
36- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Main-mise de la Bulgarie sur les chemins de fer
orientaux // Gazette de Francfort numéro du 10 octobre.

264
lesquels la commission arbitrale fut instituée en 1888.

3- L'Autriche-Hongrie et l'Allemagne : une force hégémonique ?

Dès la finalisation du rachat de la Compagnie des orientaux par la Deutsche


Bank et la Wiener Banverein, la nouvelle administration de cette société exige de la
Porte le paiement d'indemnités pour non-respect des engagements pris dans la
convention de 1872. Pour la compagnie, l’absence de routes et d'infrastructures
portuaires conséquentes engendre une série de défaillances ouvrant la voie à une
indemnisation par le gouvernement impérial. Il s'agit ainsi de renouveler les griefs
formulés par Hirsch à l'encontre des autorités ottomanes. Celles-ci considèrent que la
« prétention de la compagnie concernant les voies, ports, quais et dépôts est tout à fait
inadmissible » et que l'arrangement de 1885, ainsi que l'arbitrage de 1888, se
substituent aux engagements pris dans la concession de 1872, qui ne peut ainsi plus
servir de base juridique au lancement de poursuites 37. Sur la question du paiement
d'indemnités réclamé par la société d'exploitation suite à l'abandon des engagements
pris par la Porte, le sur-arbitre adopte la position suivante. Il considère d'une part, cette
réclamation comme irrecevable « au motif surtout de l'absence de mise en demeure
régulière », c'est-à-dire de protestations officielles adressées préalablement aux autorités
ottomanes38. Par contre, il estime « qu'il y a lieu de prendre en considération la non
construction des lignes de raccordement, des routes, des ports, des quais, et des
entrepôts dans la fixation du loyer à payer pour les lignes exploitées »39. Mais compte-
tenu du fait que le fonds de garantie fut accaparé par Hirsch, que le loyer pour
l'exploitation des voies ferrées n'a jamais été versé au trésor ottoman, et que ce même
loyer fut abaissé à 1500 francs par kilomètre lors de l'arrangement de 1885, c'est la
compagnie qui a été finalement condamnée à verser des indemnités au trésor ottoman 40.

37- COMPAGNIE D'EXPLOITATION DES CHEMINS DE FER ORIENTAUX, Arbitrage entre le


gouvernement impérial ottoman et la compagnie des chemins de fer orientaux - Demandes n° 1-22 de la
compagnie d'exploitation, Constantinople, 1903, p. 16,
https://archive.org/details/demandesnodelac00oriegoog
38- GNEIST R., Sentence rendue à Berlin le 25 février 1889 par Monsieur le conseiller intime Von
Gneist, au sujet des différends existant entre le Gouvernement impérial ottoman et la compagnie
d'exploitation, Constantinople, 1903, p. 60,
https://archive.org/stream/sentencerendue00gnei#page/n3/mode/2up
39- ibid., p. 67.
40- Presse // L'Univers, Lettres de Constantinople (18 mars 1889), p. 2,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k7065701

265
Celles-ci s'élèvent alors à 27 millions de francs41. Mais la décision du sur-arbitre Gneist,
rendue en 1889, n'a pas donné satisfaction à l'une des demandes principales du
gouvernement impérial, celle visant justement à l'abrogation du contrat ferroviaire
octroyé en 187242. De plus, en stipulant que l'irrecevabilité de la demande en
dédommagement réclamée par la compagnie, est due à « l'absence de mise en
demeure »43, le juriste berlinois ouvre une brèche dans laquelle la nouvelle
administration de la société d'exploitation s'engouffre.
En effet, au lendemain de la cession de la Compagnie des orientaux, ses
administrateurs relancent le conflit juridique contre le gouvernement impérial. Une
série de mises en demeure est adressée à la Porte, exigeant le paiement de
dédommagements pour non-respect des clauses de la concession de 1872. Dans une
publication issue de l'administration de la compagnie, intitulée Demandes n° 1-22 de la
société d'exploitation, paru en 1903, l'objectif de celle-ci est clairement explicité44. Il
s'agit de faire précéder « comme la loi l'exige », ses réclamations par « la mise en
demeure du débiteur »45. En effectuant cette démarche, qui fut « négligée par la
compagnie avant 1888 […], aucune fin de non recevoir ne saurait être opposée de ce
chef à la demande » de la société d'exploitation46.
C'est en 1894 que les relations s’enveniment entre le gouvernement impérial et
la Compagnie des orientaux. A cette date, la Porte se lance dans la construction d'un
port et de quais à Salonique. Ce grand projet de modernisation des capacités portuaires
de la seconde ville de l'Empire est mené par un ministère ottoman, dépendant
directement de la volonté du sultan et appelé La Liste Civile 47. Confié à un entrepreneur
français, Edmond Bartissol, le projet comprend également l'installation d'une ligne de
raccordement entre les quais et la station de Salonique, qui est sous contrôle de la
Compagnie des orientaux. Jusqu'ici, l'acheminement des marchandises entre la gare et
le port, éloignés de 1800 mètres, s'effectuait par « voitures, à dos d'hommes ou de bête

41- ibid.
42- GNEIST R., Sentence rendue à Berlin le 25 février 1889 par Monsieur le conseiller intime Von
Gneist, au sujet des différends existant entre le Gouvernement impérial ottoman et la compagnie
d'exploitation, Constantinople, 1903, p. 85.
43-ibid., p. 60.
44- COMPAGNIE D'EXPLOITATION DES CHEMINS DE FER ORIENTAUX, Arbitrage entre le
gouvernement impérial ottoman et la compagnie des chemins de fer orientaux - Demandes n° 1-22 de la
compagnie d'exploitation, Constantinople, 1903, p. 16,
45- ibid.
46- ibid.
47- Presse // Le Yildiz – journal périodique, Pays à vendre ou à louer (30 novembre 1892), p. 1,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k58119189/f1.item.r=liste%20civile%20sultan.zoom

266
de somme »48. Cet obstacle à la fluidité des échanges constituait l'un des griefs
principaux de la compagnie à l'encontre de la Porte. L'octroi d'une concession pour la
construction de ces infrastructures semble ainsi répondre aux exigences de la société
d'exploitation. Mais celle-ci s'y oppose. En contrôlant le port, les quais, ainsi que la voie
ferrée qui mène à la station, la Liste Civile exige de la compagnie le paiement d'un droit
à chaque étape du transport. Mais les revenus tirés de ces infrastructures s'avèrent
nécessaires au remboursement de leur installation. En effet, tel que le dénonce la société
d'exploitation, « le produit des transports à effectuer sur cette ligne », celle reliant le
port à la gare de Salonique, ainsi que celui « des hangars et magasins destinés à la
desservir [ont été] de même que les droits de quai, affecté à la garantie d'un emprunt »,
c'est-à-dire au remboursement des travaux de construction menés par Edmond
Bartissol49. La Compagnie des orientaux dénonce ces dispositions, jugées illégales, « en
raison de l'article 12 de la convention d'exploitation et des autres accords en vigueur »50.
Rappelons que ce contrat lui assurait d'une part, que les travaux portuaires
s’exécuteraient « sur les projets qui seront dressés par » son administration, et d'autre
part, « qu'aucun droit du chef de l'usage des quais » ne pourra lui être réclamé51.
Sur la question du contrôle des infrastructures portuaires de Salonique, la Porte
ne semble disposer à aucune concession vis-à-vis de la Compagnie des orientaux. Le
gouvernement impérial souhaite limiter l'influence austro-hongroise et allemande en
Turquie d'Europe, qui ne cesse de s’accroître depuis la fin des années 1880. L'extension
du chemin de fer de Monastir, à la côte adriatique, aurait renforcé considérablement le
poids des intérêts de l'Allemagne et de l'Autriche-Hongrie dans le Sud de la péninsule
balkanique. Cette considération a très probablement constitué l'un des principaux
éléments expliquant l’'abandon de ce prolongement.
Cette volonté de limiter l'influence des empires centraux sur l'avenir de la
Turquie d'Europe s'exprime également par un remboursement anticipé de la créance de
23 millions de francs détenue par la Compagnie des orientaux, à l'encontre du trésor
ottoman. En 1894, parallèlement à l'achèvement de la ligne Salonique < > Monastir, la
Porte contracte ainsi un emprunt de 40 millions de francs auprès de la Banque de Paris

48- COMPAGNIE D'EXPLOITATION DES CHEMINS DE FER ORIENTAUX, Arbitrage entre le


gouvernement impérial ottoman et la compagnie des chemins de fer orientaux - Demandes n° 1-22 de la
compagnie d'exploitation, Constantinople, 1903, p. 60.
49- ibid., p. 66.
50- ibid.
51- ANONYME, Actes de la concession des chemins de fer de la Turquie d'Europe, Constantinople,
1903, p. 63, https://archive.org/details/actesdelaconces00eurgoog

267
et des Pays-Bas, dont la totalité est reversée à la société ferroviaire 52. Pour garantir
l'emprunt, la Banque de Paris et des Pays-Bas obtient la redevance kilométrique de
1500 francs, représentant la part du gouvernement impérial sur les recettes des lignes
exploitées. Le nouvel emprunt abaisse le taux d'intérêt payé par le trésor ottoman, qui
passe de 7 % à 4 %53. Pour la Porte, les banques françaises offrent ainsi une alternative
au resserrement de l'emprise de Vienne et de Berlin sur le terrain balkanique. Dans le
contexte particulier qui caractérise la situation de l'Empire ottoman à la fin du XIXe
siècle, où tel que l'a montré Jacques Thobie, l'articulation de l'impérialisme relève d'un
triptyque mêlant financiers, industriels et diplomates 54, faire jouer la concurrence
constitue encore l'un des rares leviers d'action à la disposition du sultan. Sur cette
thématique, l'ouvrage de David Landes, intitulé Bankers and Pachas, paru en 1958,
apporte une vue précieuse des dynamiques régissant l'expansion de la finance
européenne en Orient55.

Les considérations poussant à l'installation d'une connexion ferroviaire entre


Salonique et Monastir ont été explicitées au cours de ce développement. En connectant
directement ces deux villes, cette ligne agit comme un puissant vecteur de
restructuration des échanges commerciaux à l'échelle de la Macédoine occidentale. De
plus, les perspectives apportées par son raccordement avec les côtes de l'Adriatique et
de la Grèce lui confèrent une profondeur stratégique remarquable, particulièrement pour
les projections orientales de Berlin et de Vienne. Mais dès 1890, il apparaît que
l'attitude belliqueuse de la nouvelle administration de la Compagnie des orientaux, qui
n'a pas hésité à réactiver les procédures juridiques que la Porte considérait comme
éteintes, pousse le gouvernement impérial à limiter son influence sur le terrain
balkanique. Dans ce jeu d'équilibriste, où les compagnies ferroviaires agissent en
vecteur d'une volonté politique, le dernier grand projet de restructuration de la Turquie
d'Europe s'annonce particulièrement sensible.

52- YOUNG G., Corps de droit ottoman, vol. 4, Oxford, 1906, p. 136,
53- ibid.
54- THOBIE J., Intérêts et impérialisme français dans l’Empire ottoman (1895-1914), Paris, 1977.
55- LANDES D., Bankers and pashas : international finance and economic imperialism in Egypt,
Londres, 1958.

268
3-2-1- La mise en place d'un axe ferroviaire trans-macédonien

A l'origine, la mise en place du réseau trans-balkanique répondait en partie au


besoin de mettre en communication la capitale ottomane avec Salonique, un lieu clé
pour l'autorité de la Porte dans toute la moitié Ouest de la péninsule. Mais avant même
l'achèvement des lignes de raccordement en 1888, la création de la Serbie et de la
Bulgarie (1878), puis le rattachement à cet Etat de la Roumélie orientale (1885),
neutralisent ce projet. Il prend toutefois une forme nouvelle, à travers l'installation d'un
chemin de fer allant de Dédéagatch à Salonique, appelé à parcourir toute la région se
trouvant entre le Sud des Rhodopes et les côtes de la mer Egée. Relié au réseau de la
Compagnie des orientaux, cet axe de communication majeur permet d'établir une ligne
de transport continue allant de Constantinople aux portes de l'Albanie, en traversant
toute la Macédoine. La mise en place ainsi que la gestion du chemin de fer de Salonique
à Dédéagatch, relèvent donc d'une grande importance pour les stratégies territoriales de
la Porte en Turquie d'Europe. Cette partie tente de dévoiler les considérations et les
acteurs qui structurent la réalisation de ce projet.

1- Le chemin de fer trans-macédonien : une affaire strictement française ?

La concession pour la construction et l'exploitation du chemin de fer de


Dédéagatch à Salonique (annexe 4) est accordée le 8 octobre 1892 à René Baudouy, le
banquier de l'ambassade de France à Constantinople1. Ce contrat prévoit la mise en
place d'une ligne trans-macédonienne de 510 kilomètres, ainsi que deux
embranchements nécessaires à son raccordement au réseau de la Compagnie des
orientaux. Le premier relie Bodouma à la station de Feredjik, située sur la voie ferrée
reliant Andrinople à Dédéagatch. Le second connecte la station de Kilindir à celle de
1- Presse // Journal des débats politiques et littéraires // Renseignements et avis financiers - Supplément
gratuit (25 mars 1893), http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k466157k/f1.item.r=Le%20Journal%20des
%20mines%20%20rene%20baudouy.zoom

269
Karassouli, une station du chemin de fer aboutissant à Salonique2. L'objectif premier de
cette ligne paraît évident. Il s'agit d'offrir à la Porte l'outil nécessaire à la diffusion de
son autorité dans toute la Macédoine, en permettant l'installation d'un axe de
communication ferroviaire entre la capitale ottomane, Salonique et Monastir.
L'importance de cet axe, qui englobe la ligne à construire depuis Dédéagatch, se
retrouve dans la dénomination de la compagnie créée au mois de mars 1893 dans le but
de réaliser les engagements pris par Baudouy ; la Compagnie Jonction Salonique
Constantinople (CJSC). Dédéagatch étant inconnu du public européen, cette appellation
vise à éveiller l'intérêt et la confiance des investisseurs en vue de faciliter le
financement de ce projet de restructuration. Une autorisation spéciale fut accordée par
la Porte afin de permettre l'utilisation de cette dénomination3.
Le financement et l'administration de la compagnie nouvellement créée révèlent
la prépondérance des banques françaises dans ce projet ferroviaire. Selon l'accord du 23
mars 1893, René Baudouy transfert l'intégralité de ses droits de concessionnaire à la
Compagnie Jonction Salonique Constantinople (CJSC), en échange d'environ 20 % des
30 000 actions de la société, du remboursement du cautionnement laissé à l'Etat
ottoman, et d'un dédommagement supplémentaire pour tous les frais engagés dans
l'affaire4.
La Banque Ottomane, la Banque de Paris et des Pays-Bas, ainsi que plusieurs
maisons de la place parisienne, telles que les banques Bardac, Kinen et Bethmann,
effectuent cette opération de transfert5. Banquier protestant originaire de Stuttgart,
naturalisé français, Hugo de Bethmann, représente la dynastie bancaire du même nom.
Depuis son mariage avec Maria Kinen, il dirige les affaires de la banque Kinen. C'est au
nom de ces deux banques, installées sur la place parisienne, qu'il participe au capital de
la Compagnie Jonction Salonique-Constantinople6. Le conseil d'administration de cette
société regroupe des grands acteurs de l'impérialisme financier et industriel français,
tels que Frank Auboyneau, le directeur de la Banque Ottomane, Choppin de Janvry, l'un
des hauts administrateurs de la Banque de Paris et des Pays-Bas ou encore le désormais

2- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Cie JSC Firman – Convention - Cahier des charges –
Statuts - Traité d'exploitation avec la Régie Générale // Traité d'exploitation (26 décembre 1895).
3- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Salonique-Constantinople – Concession Baudouy –
Firman – Cahier des charges // // Résumé de la conversation du 31 octobre 1892 avec Monsieur Rambert.
4- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 330 // Compagnie du chemin de fer ottoman, Jonction
Salonique-Constantinople // Assemblée générale des actionnaires du jeudi 23 mars 1893.
5- Presse // Le Temps // Jonction Salonique-Constantinople (25 mars 1893), http://www.entreprises-
coloniales.fr/proche-orient/Salonique-Constantinople.pdf
6- ibid.

270
familier Philippe Vitali, toujours à la tête de la Régie Générale7. Sur les 30 000 actions
de la compagnie, la Banque Ottomane en obtient 4600, de même pour la banque
Bethmann & Kinen. La Régie Générale de Vitali s'empare elle de 9200 parts. L'ancien
concessionnaire, René Baudouy, s'en réserve 5600. En comptabilisant la part
supplémentaire accordée à ce dernier, selon l'accord du 23 mars 1893, les acteurs
français parviennent à capter 80 % du capital de la compagnie8. Toutefois, l'installation
d'une ligne trans-macédonienne n'est pas réalisée exclusivement au bénéfice des intérêts
français. L'étude des archives de la Banque Ottomane laisse apparaître la participation
d'un groupe anglais, représenté par Tweeddale et Pender. Ces deux acteurs possèdent
plusieurs sociétés actives dans l'industrie du télégraphe et des câbles sous-marins9.
René Baudouy constitue l'agent principal de la participation britannique dans
cette affaire. Une série de lettres issues des archives de la Banque Ottomane révèle un
accord conclu entre le banquier de l'ambassade de France et « un groupe anglais »,
plusieurs mois avant l'octroi de la concession ferroviaire 10. Par cet accord, ce groupe
s'engage à se substituer à René Baudouy, vis-à-vis du cautionnement à déposer au trésor
ottoman, en échange d'une participation à l'affaire. Lors du transfert des droits du
français à la compagnie, celui-ci reçoit 6000 des 30 000 actions de cette dernière, mais
cette part ne lui est pas destinée11. Elle retourne au véritable garant de la concession, le
groupe anglais. Ceci se vérifie car René Baudouy reçoit une participation différente, de
5600 actions12. De plus, dès l'octroi de la concession à ce dernier, il forme à Londres
une « compagnie préparatoire (…) sous le nom de Salonica-Dédéagatch Company
Limited », responsable légalement du versement du cautionnement13. Cet élément
amène à considérer René Baudouy, comme un intermédiaire, agissant au nom de
certaines banques britanniques, dont l'identification exacte s'est avérée irréalisable.
Les financiers anglais ne prétendent pas assurer à eux seuls la totalité de
l'opération, qui nécessite notamment d'émettre des obligations sur les marchés
européens. Le capital-actions, partagé entre les investisseurs, ne représente que 15
7- ibid.
8- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Réunion des fondateurs – Procès verbaux // non titré.
9- Presse // Auckland Star, vol. 25, issue 221, Eastern Telegraph Company - Supplement(15 septembre
1894), https://paperspast.natlib.govt.nz/newspapers/AS18940915.2.48.19?query=tweeddale%20pender
10- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Accords entre M. Baudouy et le groupe anglais (octobre
1892) // Voir sous-dossier entier.
11- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 330 // Compagnie du chemin de fer ottoman, Jonction
Salonique-Constantinople // Assemblée générale des actionnaires du jeudi 23 mars 1893.
12- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Accords entre M. Baudouy et le groupe anglais (octobre
1892) // Lettre de la Salonica-Dédéagatch railway construction company limited (1er novembre 1892).
13- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Salonique-Constantinople – Concession Baudouy –
Firman – Cahier des charges // Résumé de la conversation du 31 octobre 1892 avec Monsieur Rambert.

271
millions de francs, ce qui est peu important au regard des sommes nécessaires à
l'installation d'un chemin de fer reliant Salonique à Dédéagatch. Lors de la première
réunion des administrateurs de la compagnie, ces derniers estiment à 86 millions de
francs, « les ressources à créer pour mettre en œuvre la concession »14. Ils optent pour
un emprunt par obligations afin de procurer à leur société les fonds nécessaires. Depuis
le début des négociations, il semble que la Banque Ottomane s'accapare la direction du
syndicat à former en vue de l’émission de valeurs. En effet, tel que le souligne l'un des
négociateurs engagés dans l'établissement d'une combinaison financière viable, « tous
ces arrangements pris en principe ont été formellement subordonnés au fait que la
Banque Impériale Ottomane aura la direction financière de l'opération ». Selon lui, cette
banque exige non seulement de prendre la tête du « syndicat des obligations », mais
également que ses choix priment dans « toutes les décisions à prendre soit pour une
émission publique, soit pour une introduction sur le marché »15.
Rappelons que la Banque Ottomane fut créée sous les auspices de la Banque de
Paris et des Pays-Bas16, et c'est cette même banque qui se retrouve en première ligne
lors de l'émission des obligations de la CJSC sur les marchés financiers. Soutenue par la
Société Générale, elle se réserve les deux tiers des 310 000 obligations à émettre. Une
première série de 100 000 obligations est émise au mois d'avril 1893. Mais face à la
méfiance du public, échaudé par le scandale de Panama 17, le succès de cette émission
est mitigé18. La seconde tentative de placement, qui concerne 119 000 obligations, est
lancée au mois de mai 1894, avec cette fois, « le concours de la Société Générale »19. Le
groupe anglais proche de René Baudouy, a semble t-il obtenu les 91 000 titres restants,
mais aucune trace de leur émission n'a été retrouvée.
14- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Salonique-Constantinople – Concession Baudouy –
Firman – Cahier des charges // Résumé de la conversation du 31 octobre 1892 avec Monsieur Rambert.
15- ibid.
16- BNP PARIBAS, Archives et Histoire, https://histoire.bnpparibas/document/la-banque-de-paris-et-des-
pays-bas-paribas-au-carrefour-de-leurope-et-du-monde/
17- Le scandale de Panama est une affaire de corruption liée au percement du canal du même nom,
impliquant des financiers, des industriels et des hommes politiques français. Pour parvenir à collecter des
fonds, ces derniers soudoyaient certains journalistes afin qu'ils dressent un tableau encourageant de ce
grand projet de restructuration. En réalité, l'importance et la difficulté technique des travaux ont été
largement sous-estimées. Et toutes les sommes collectées n'ont finalement servi qu'à dissimuler
l'incapacité de la compagnie concessionnaire à réaliser ses engagements. Lorsque le scandale éclate, au
mois de février 1889, 85 000 épargnants se retrouvent ruinés. Durant plus de quatre années, cette affaire
est jugée devant les tribunaux et alimentent notablement les colonnes de la presse française. Presse //
L'indépendant de Mascara, La réaction aux abois (jeudi 2 février 1893), p. 2,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k57489916
18- Presse // L'Argus, Chronique financière - Salonique-Constantinople (23 avril 1893),
http://www.entreprises-coloniales.fr/proche-orient/Salonique-Constantinople.pdf
19- Presse // Le Temps, non titré (11 juin 1894), http://www.entreprises-coloniales.fr/proche-
orient/Salonique-Constantinople.pdf

272
Les capitaux britanniques participent ainsi au financement du dernier grand
projet ferroviaire en Turquie d'Europe. Pourtant, les banques allemandes et
autrichiennes ont également tenté d'y prendre part. Entre l'automne 1892 et le premiers
mois de l'année 1893, de nombreuses négociations visent à établir la combinaison
financière la plus adaptée à la mise en place de la ligne trans-macédonienne. Dans l'un
des documents issus des archives de la Banque Ottomane, il est révélé qu'une dizaine de
banques allemandes et autrichiennes, regroupées autour de la Deutsche Bank,
souhaitaient acquérir la moitié des obligations à émettre pour le financement de la
compagnie. Mais les vexations pouvant être générées par une main-mise totale de
l'Allemagne et de l'Autriche-Hongrie sur les chemins de fer balkaniques ont contribué à
l'échec de ces négociations. De plus, dans l'éventualité d'une prédominance de capitaux
allemand et austro-hongrois dans l'affaire du chemin de fer Salonique < > Dédéagatch,
l'exploitation de cette ligne serait confiée à la Compagnie des orientaux. Et tel que nous
l'avons détaillé dans la partie précédente, le pouvoir ottoman et cette société
entretiennent des relations conflictuelles au cours de la décennie 1890. En choisissant
de recourir à des capitaux majoritairement français, il s'agit donc, pour le gouvernement
impérial, de limiter l'influence de l'administration de la Compagnie des orientaux et
d'exacerber les concurrences en évitant les monopoles.

2- Les affaires ferroviaires : vers de nouveaux modèles de partenariat ?

Les obligations émises par la Banque Ottomane, la Banque de Paris et des Pays-
Bas ainsi que la Société Générale, « en France et dans leurs succursales à l'étranger »20,
sont garanties par la rente kilométrique de 15 500 francs reversée par le gouvernement
impérial pour chaque kilomètre construit et exploité. La Porte assure le versement de ce
revenu en transférant à la compagnie les dîmes agricoles collectées dans les sandjaks
traversés par le chemin de fer, celui de Dédéagatch, de Serrès, de Gumuldjine (l'actuelle
Komotini), et de Drama21. Dans le cas d'une insuffisance des revenus, les dîmes perçues
à Salonique compléteront la somme à reverser annuellement, qui atteint presque huit
millions de francs. L'opération de collecte et de redistribution des dîmes est confiée à

20- Presse // Le Passe-Temps (Lyon), Compagnie du chemin de fer ottoman de jonction Salonique-
Constantinople (10 juin 1894), p. 6, http://collections.bm-lyon.fr/PER00318145
21- Presse // Le Temps, Compagnie des chemins de fer ottoman de jonction Salonique-Constantinople
(24 avril 1893), http://www.entreprises-coloniales.fr/proche-orient/Salonique-Constantinople.pdf

273
l'Administration de la Dette publique qui fut instituée en 1881, suite à la banqueroute de
l'Etat ottoman. En effet, c'est cette institution qui est « chargée d'encaisser les garanties
affectées aux nouvelles obligations et qui en verse directement le produit à la
Compagnie »22. Son rôle incontournable lui permet de dicter ses conditions. Par
exemple, pour accéder à la demande de la CJSC concernant la collecte des dîmes,
l'institution a exigé « certains avantages », tel qu'un « un tarif de faveur pour » ses
« transports de sel, transports de groupes, ou tous autres provenant de l'administration ».
Elle a imposé par ailleurs « un tarif de faveur pour les places de » ses « employés
voyageant par ordre » ainsi que « l'établissement de dépôts, pour » ses « denrées,
attenant aux gares et d'un local pour » ses représentants, « sur toutes lignes dont
l’institution administrerait les garanties ». Enfin, l'Administration de la Dette publique
requiert le versement d'une redevance équivalente au moins à 5 % des revenus collectés
par ses services. Tel que le souligne un administrateur de la puissante institution, si ces
conditions sont accueillies positivement : « il est possible que nous arrivions à accepter
la gérance »23.
Philippe Vitali, à la tête de la Régie Générale, est non seulement l'actionnaire
majoritaire de la CJSC, mais il est de plus désigné pour la construction de la ligne,
d'une longueur de 510 kilomètres. Il perçoit 150 000 francs pour chaque kilomètre à
construire. Son entreprise de travaux, la Régie Générale, est également chargée
d'exploiter provisoirement les sections ouvertes au trafic24. En 1895, moins d'un an
avant l'achèvement complet de la ligne, la Compagnie Jonction Salonique-
Constantinople octroie à la société de Vitali un contrat d'exploitation pour l'ensemble du
chemin de fer construit. Rappelons que celui-ci est connecté aux lignes de la
Compagnie des orientaux, par sa jonction avec Feredfji à l'Est et Karasouli, à l'Ouest25.
L'entrepreneur français Vitali exerce ainsi un rôle prépondérant dans l'histoire
des chemins de fer en Turquie d'Europe. Depuis sa collaboration avec Hirsch dans le
projet d'installation des premières voies ferrées balkaniques26 au début des années 1870,

22- BANQUE DE PARIS ET DES PAYS-BAS, Assemblée générale ordinaire du 8 mai 1894 : rapports
et résolutions, Paris, 1894, p. 10, https://histoire.bnpparibas/telechargement/6731/
23- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Gestion des dîmes – Acceptation de la D.P.O. de gérer
les dîmes affectées à la ligne Salonique-Constantinople // Lettre du conseil d'administration de la dette
publique ottomane (23 février 1893).
24- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Firman – Convention – Cahier des charges – Statuts –
Traité d'exploitation avec la Régie Générale // Traité d'exploitation.
25- ibid.
26- CADN // Archives de l'ambassade de France à Constantinople // Correspondance avec les Echelles //
166PO-D // Andrinople // Rapport sur l'état actuel des chemins de fer de la Turquie (mars 1875).

274
il a construit les chemins de fer serbes27, les lignes de raccordement28, la ligne de
Salonique à Monastir29, et au milieu des années 1890, son expérience et sa réputation lui
permettent de diriger la construction et l'exploitation d'une des lignes les plus
importantes pour l'avenir européen de l'Empire ottoman.

3- La ligne Constantinople – Salonique : un chemin de fer militaire ?

Nous l'avons dit précédemment, la mise en place d'une ligne trans-


macédonienne a pour objectif de « relier directement la Macédoine et l'Albanie à
Constantinople sans passer par la Serbie et la Bulgarie »30. D'après une archive issue de
la Banque Ottomane, « c'est sur le conseil du général Von der Goltz »31, l'un des plus
hauts gradés de l'armée allemande, que la Porte se lance dans l'installation d'un axe
ferroviaire entre Salonique et Dédéagatch. En charge de la mission militaire envoyée
par Berlin auprès de l'état-major du sultan, dont le but est de moderniser l'armement des
forces impériales et de rationaliser leur emploi, Goltz considère la mise en place d'un
chemin de fer aboutissant à Monastir comme essentielle pour l'autorité de
Constantinople « en Macédoine et en Epire », une province située entre le Sud de
l'Albanie et l'Ouest de la Grèce. Le général a plaidé ainsi pour la construction de cette
ligne depuis 188732. Soulignons que l'envoi de cette mission en 1883, ne semble pas en
accord avec la politique orientale de Bismarck, qui n'accordait comme nous l'avons dit
que peu d'importance à un déploiement de l'influence germanique en Orient. Toutefois,
selon l'ouvrage d'Edward Earle, intitulé Turkey, the great powers, and the Bagdad
Railway : a study in imperialism, paru en 1924, le chancelier percevait les forces
ottomanes « comme une sorte d'assurance » pour les intérêts de l'Allemagne dans la
région, contre « une possible montée du pan-slavisme et des éléments anti-

27- ANMT // Compagnie de construction et d'exploitation des chemins de fer de l'Etat serbe // 2001 036
(1881-1889) // // Production - Etudes techniques - Accessoires des lignes - Cahier des charges (1881-
1883) // Lettre (10 février 1881).
28- Foreign Office // [C.4916] [C.4924] 1887 // No. 26 // Report on the USCUP-VRANJA section of the
Balkan railways // Consul-General Blunt to the Earl of Iddesleigh (21 novembre 1886).
29- YOUNG G., Corps de droit ottoman, vol. 4, Oxford, 1906, p. 115.
30- ANONMYME, « Les locomotives pour trains de voyageurs du chemin de fer ottoman Jonction
Salonique-Constantinople », In. Schweizerische Bauzeitung, vol. 27, cahier 8, 22 février 1896, pp. 48-52,
https://www.e-periodica.ch/digbib/view?pid=sbz-002:1896:27:28::103#867
31- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Salonique-Constantinople – Concession Baudouy –
Firman – Cahier des charges // Lettre de Monsieur Lander (29 septembre 1892).
32- ibid.

275
allemands »33. Car dans cette éventualité, « il pourrait être possible d'utiliser les
baïonnettes et l'artillerie turques »34.
Les eaux de la mer Egée constituent pour l'heure un passage obligé pour les
communications entre Constantinople et la moitié Ouest de la Macédoine. A l'évidence,
l'installation d'un chemin de fer reliant directement la capitale ottomane à Salonique,
permet de réduire la durée du transport entre ces deux points. Mais ce projet ferroviaire
relève davantage d'une volonté de neutralisation de la flotte hellène dont les capacités
de déploiement provoquent une inquiétude persistante dans les rangs de l’état-major
ottoman. Ce dernier redoute en effet un blocus grec des ports de la mer Egée en cas de
conflit dans les Balkans. Dans cette éventualité, la mobilisation des armées sur le front
serait complètement entravée. La construction d'une ligne ferroviaire entre
Constantinople et Salonique permet de faire obstacle à cette menace.
Cette stratégie de neutralisation de la flotte hellène se révèle dès l'octroi de la
concession pour la mise en place de cette voie ferrée. Selon un article du journal Le
Temps, paru le 30 mars 1893, « aucune des conventions conclues jusqu'à ce jour avec le
gouvernement ottoman pour l'établissement de ses chemins de fer ne contient des
restrictions, charges et prévisions d'ordre tout à fait militaire, telles que celles qui sont
inscrites dans la convention et le cahier des charges de la ligne de Dédéagatch à
Salonique »35. En effet, ce contrat stipule que la ligne doit « rester à une distance de la
côte, qui ne sera pas inférieure à 15 kilomètres »36. En imposant un éloignement
minimal entre la voie et les rives égéennes, l'état-major ottoman vise à mettre ce chemin
de fer « à l'abri du canon du côté de la mer Égée »37, où tel que nous l'avons dit, la
marine hellène est prédominante. En reliant entre elles les villes qui longent les
contreforts des Rhodopes, telles que Serrès, Drama et Gumuldjina, cette ligne permet
enfin de servir « de base d'opération militaire, pour toute action dirigée vers les Balkans
ou contre les contrées se trouvant au Nord de cette chaîne de montagnes »38.
D'une manière générale, l'état-major ottoman prend une large part dans les
négociations visant à l'installation de cette ligne. Au-delà de la distance minimale à

33- EARLE E., Turkey, the great powers, and the Bagdad Railway : a study in imperialism, New-York,
1924, p. 54, https://archive.org/details/turkeygreatpower00earlrich
34- ibid.
35- Presse // Le Journal des débats, Chemin de fer en Turquie (30 mars 1893), http://www.entreprises-
coloniales.fr/proche-orient/Salonique-Constantinople.pdf
36- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Firman – Convention – Cahier des charges – Statuts –
Traité d'exploitation avec la Régie Générale // Compagnie du chemin de fer ottoman Salonique-
Constantinople : firman impérial, convention, cahier des charges, statuts, Paris, 1893, p. 5.
37- Presse // Le Journal des débats, Chemins de fer en Turquie (30 mars 1893).
38- ibid.

276
respecter entre la côte et la voie ferrée, il établit une série de conditions
supplémentaires. L'état-major impose l'installation d'un minimum de 26 stations, dont
certaines serviront de stations militaires. Leur aménagement doit permettre le « prompt
embarquement et débarquement des troupes et du matériel de guerre »39. La compagnie
est également chargée de la construction, sur trois sites parcourus par la voie ferrée, de
hangars destinés aux soldats. Le nombre de wagons et de locomotives dont elle doit se
doter est « inhabituellement élevé »40. En cas de mobilisation générale des forces
ottomanes, le grand nombre de trains disponibles permettrait à la ligne Dédéagatch < >
Salonique de supporter le transport de milliers d'hommes en un temps record. Toutefois,
dans l'hypothèse d'une perte de la Macédoine, la capacité de déploiement offerte par
cette ligne est également perçue comme une menace pour la défense de la Thrace et de
Constantinople. Dans le cas d'une prise de Salonique par les forces grecques, celles-ci
seraient en mesure d'atteindre Dédéagatch en onze heures, et la capitale ottomane en
moins de vingt heures41. Afin d'anticiper un tel scénario, l'état-major ottoman impose le
minage « des ponts, tunnels, et autres ouvrages importants [pour leur] destruction, au
besoin »42.
La crainte d'une invasion grecque est réelle. L'éloignement entre la côte et le
chemin de fer ainsi que le recours aux mines le démontrent. La stratégie ottomane
visant à la neutralisation de la flotte grecque se vérifie également en étudiant les points
de jonction entre la ligne trans-macédonienne et le réseau de la Compagnie des
orientaux. En choisissant Feredjik comme station de raccordement, au Nord de
Dédéagatch, la marine grecque ne serait pas en mesure d'interrompre les
communications ferroviaires entre Constantinople et Salonique par un bombardement.
Dans le cas d'une attaque contre Salonique, et d'un blocus de la mer Egée, les troupes
ottomanes rejoindraient cette localité depuis la jonction de Karasouli, éloignée d'une
soixantaine de kilomètres environ43. Toutefois, un bombardement de la gare ferroviaire
du second port de l'Empire ottoman suffirait à suspendre tout transport de troupes vers

39- Presse // Le Journal des débats, Chemins de fer en Turquie (30 mars 1893).
40- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Salonique-Constantinople – Concession Baudouy –
Firman – Cahier des charges // Railway from Férédjik to Karasouli with branches to Salonica &
Dedeagatch (9 mai 1892).
41- ANONMYME, « Les locomotives pour trains de voyageurs du chemin de fer ottoman Jonction
Salonique-Constantinople », In. Schweizerische Bauzeitung, vol. 27, cahier 8, 22 février 1896, pp. 48-52.
42- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Firman – Convention – Cahier des charges – Statuts –
Traité d'exploitation avec la Régie Générale // Compagnie du chemin de fer ottoman Salonique-
Constantinople : firman impérial, convention, cahier des charges, statuts, Paris, 1893, p. 8-9.
43- ANONMYME, « Les locomotives pour trains de voyageurs du chemin de fer ottoman Jonction
Salonique-Constantinople », In. Schweizerische Bauzeitung, vol. 27, cahier 8, 22 février 1896, pp. 48-52.

277
les régions se trouvant à l'Ouest de cette ville, qui deviendraient alors inatteignables
(fig. 18).

La ligne de Dédéagatch à Salonique : section d'un axe trans-balkanique Est-Ouest


(1896)

(fig. 18)

A l'instar des lignes construites par Hirsch dans la vallée de la Maritza et dans celle du Vardar,
le chemin de de fer installé à travers le cœur de la Macédoine permet un redimensionnement de
l'autorité de Constantinople et participera au déclenchement d'un nouveau cycle de révoltes.

En 1895, avant même l'achèvement de la ligne à construire entre Feredjik et


Karassouli, l'état-major ottoman tente d'apporter une réponse à ce scénario. La Porte
charge Haïri Bey, qui occupe la fonction de « directeur général des chemins de fer au
ministère des travaux publics », de mettre à l'étude « un double projet (…) ayant une
grande importance au point de vue stratégique »44. Il vise d'une part, à relier la ligne
« Salonique-Constantinople à Gallipoli » (l'actuelle Gelibolu, dans le détroit des

44- Presse // Le Journal des débats, Turquie (9 avril 1895), http://www.entreprises-coloniales.fr/proche-


orient/Salonique-Constantinople.pdf

278
Dardanelles), « sans traverser Dédéagatch »45 et d'autre part, à mettre en connexion « le
chemin de fer Salonique-Monastir avec les chemins de fer orientaux et la ligne ferrée de
Dédéagatch, sans passer par la ville de Salonique »46. L'état-major ottoman disposerait
ainsi d'une ligne trans-macédonienne allant du détroit des Dardanelles à Monastir, et qui
ne toucherait pas aux villes côtières, pour éviter les menaces de la marine hellène.
Pourtant, aucun de ces deux projets n'aboutira.
La ligne ferroviaire entre Dédéagatch et Salonique, a été progressivement
ouverte à la circulation. En 1894, 200 kilomètres de voies étaient exploitées par la
Régie Générale de Vitali. La distante construite passe à 252 kilomètres en 1895, et en
1896, elle atteint 487 kilomètres. Aux derniers jours de la même année, la totalité de la
ligne de Salonique à Dédéagatch, ainsi que ses embranchements avec les voies ferrées
de la Compagnie des orientaux, entrent en service 47. C'est ainsi 510 kilomètres de
chemins de fer qui ont été installés. La construction de la ligne trans-macédonienne
n'est pas seulement due à la validation par la CJSC des objectifs militaires de l'état-
major ottoman. En passant par l'hinterland de la côte égéenne, le chemin de fer traverse
des contrées fertiles, notamment dotées de richesses minières conséquentes.
L'installation de cet axe de transport semble ainsi amorcer un processus de mise en
valeur de ce territoire. Intéressons-nous désormais à l'impact du chemin de fer
Salonique < > Dédéagatch sur l'organisation économique de la Macédoine.

45- Presse // Le Journal des débats, Turquie (9 avril 1895).


46- ibid.
47- Presse // Paris-Capital, Les chemins de fer en Turquie (27 juillet 1904), http://www.entreprises-
coloniales.fr/proche-orient/Salonique-Constantinople.pdf

279
3-2-2- Recompositions des hiérarchies commerciales en Macédoine

La mise en place du chemin de fer de Salonique à Dédéagatch, qui parcourt une


partie importante de la Macédoine, permet d'explorer l'organisation socio-économique
de cette région au tournant du XXe siècle. Comprenant toute la zone s'étendant des rives
du Vardar à l'Ouest, et des rives de la Maritza à l'Est, le cœur du territoire macédonien
entretient une relation privilégiée avec les interfaces de la mer Egée. L'itinéraire choisi
pour l'installation du chemin de fer de Salonique à Dédéagatch, qui délaisse ces
interfaces au profit de leur hinterland, engendre une redéfinition des hiérarchies
commerciales en dissonance avec les trajectoires locales.

1- Une ligne à la conquête d'un territoire ?

Dès l'octroi de la concession ferroviaire pour la mise en place d'une ligne


appelée à relier Salonique, Dédéagatch et Constantinople, les investisseurs s'attachent à
évaluer les perspectives commerciales apportées par l'installation de cet axe trans-
macédonien. Il s'agit premièrement d'évaluer les possibles rendements de la CJSC. La
zone traversée par le chemin de fer est mal connue. C'est le consul britannique de
Salonique, Blunt, qui se charge d'obtenir des renseignements précis concernant les
perspectives d'exploitation des ressources régionales. Cet élément semble démontrer le
rôle du Royaume-Uni dans le projet de restructuration qui touche la Macédoine au
cours de la décennie 1890. Rappelons que cette puissance dispose de la flotte
commerciale la plus puissante de l'époque, et par conséquent, ses intérêts commerciaux
priment dans toute la moitié Sud de la péninsule balkanique 1. Le représentant anglais se
rapproche de la famille israélite Allatini, l'un des plus grands acteurs économiques de
Salonique. Il s'agit d'un clan familial, dont la puissance n'a cessé de s'accroître à la fin
du XIXe siècle, grâce au jeu des alliances matrimoniales2. L'emprise du clan Allatini est

1- AMAE // Bulletin consulaire français - 2e semestre 1887, vol. 14, Paris, 1887, p. 455,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6439195m
2- Au sujet de la famille Allatini, et de ses alliances matrimoniales, voir HEKIMOGLOU E., The

280
telle, qu'il parvient à combler les insuffisances de l'administration ottomane en
communiquant chaque année aux consuls étrangers installés à Salonique, les résultats
commerciaux de la ville3, « en s'appuyant sur des informations recueillies dans ses
propres archives ou chez les autres négociants. »4. Plusieurs membres de cette famille se
voient ainsi solliciter par le représentant britannique en poste dans ce port, Blunt, afin
de lui fournir des renseignements d'ordre économique sur les districts prochainement
traversés par le chemin de fer de la CJSC, c'est-à-dire celui de Serrès, de Xanthi, de
Drama et de Gumuldjine (l'actuelle Komotini). Les investisseurs s'appuient également
sur les observations de terrain menées par l'ingénieur Birkinshaw, qui a réalisé les
études préliminaires à l'installation de la ligne. Un rapport issu des archives de la
Banque Ottomane compile les informations obtenues. Rédigé au mois de mai 1892, soit
six mois avant l'octroi de la concession, le document décrit premièrement un sol fertile,
où les cultures agricoles offre de hauts rendements. Dans le voisinage direct de Serrès,
localité située à une soixante de kilomètres au Nord-Est de Salonique, et de Drama, qui
se trouve à 20 kilomètres environ au Nord de Kavalla, tous deux formés de « larges
plaines », le maïs occupe principalement les terres, qui sont cependant « toutes
pleinement cultivées ». Entre ces deux villes, distantes de 50 kilomètres, « le sol est
plus rocheux », et c'est la culture du coton qui y est prédominante. Néanmoins, à
l'échelle de la région, c'est celle du tabac qui est la plus répandue. En effet, selon la
source précédemment citée, « il n'est pas utile de rappeler que le chemin de fer traverse
les districts où la production de tabac est la plus forte en Turquie »5. Par ailleurs, la
densité démographique de ces localités qui bordent le Sud de la chaîne des Rhodopes,
est décrite comme « inhabituellement élevée pour la Turquie ». Selon la même source,
les populations y vivent dans une « prospérité générale ». De plus, des richesses
minières, telles que le chrome, l’antimoine, le fer, le charbon, en quantité
« considérables » ont été localisées. Pour toutes ces raisons, « Messieurs Allatini »
estiment que le chemin de fer appelé à traverser la Macédoine est « destiné à bénéficier

Immortal Allatini : Ancestors and relatives of Noémie Allatini-Bloch (1860-1928), 2002,


https://www.academia.edu/2306815/The_immortal_Allatini_Ancestors_and_Relatives_of_Noemie_Allati
ni-Bloch_1860-1928_
3- ANMT // Banque Ottomane // Salonique-Constantinople – Concession Baudouy – Firman – Cahier des
charges 8 octobre 1892 // Railway from Férédjik to Karasouli with branches to Salonica & Dedeagatch
(9 mai 1892).
4- AMAE, Bulletin consulaire français, vol. 12, Paris,1886, p. 283,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64866647/
5- ANMT // Banque Ottomane // Salonique-Constantinople – Concession Baudouy – Firman – Cahier des
charges 8 octobre 1892 // Railway from Férédjik to Karasouli with branches to Salonica & Dedeagatch
(9 mai 1892).

281
d'un large trafic ».
Au-delà des considérations liées au potentiel commercial de la région située au
Sud de la chaîne des Rhodopes, sur lesquelles nous reviendrons, rappelons que la ligne
aboutissant à Monastir, dont l'installation dure jusqu'en 1894, devait être prolongée
jusqu'à la mer Adriatique. En 1892, les conditions nécessaires à la mise en place de
cette extension semblent encore réunies. Les investisseurs engagés dans l'affaire du
chemin de fer de Salonique à Dédéagatch, s'expriment donc au sujet de ce
raccordement. S'il venait à être réalisé, les lignes de la CJSC formeraient la section
centrale d'un axe stratégique de haute importance, traversant tout le Sud de la péninsule
des Balkans, entre Constantinople et la mer Adriatique. L'axe Salonique < >
Dédéagatch offrirait ainsi « une voie alternative » à la ligne internationale qui met en
relation l'Europe et Constantinople, « via Nish ». L'importance découlant de l'ouverture
de voie de passage est si évidente, que « cela ne vaut pas même pas la peine d'être
mentionné », d'après l'auteur du rapport6.
Parallèlement au respect des exigences de l'état-major, l'éloignement entre les
rives de la mer Egée et la ligne trans-macédonienne reflète la volonté de préserver
l'essor économique de Salonique. Sur cette question, l'ouvrage de Todorovitch, intitulé
Salonique et la question balkanique, publié en 1913, apporte une précieuse piste. Selon
lui, si le chemin de fer trans-macédonien « se maintient toujours à une certaine distance
de la côte [c'est] aussi, peut-être, parce que la Société des quais de Salonique, exploitant
le port de cette ville, craignait de voir détourner une partie de son commerce »7. En
effet, l'absence de voies ferrées entre la grande interface portuaire de la région et les
autres ports de Macédoine, tels que Kavalla ou Port Lagos, empêche la transformation
de ces localités en centres de redistribution effectifs. Dans l'éventualité d'un passage de
la ligne trans-macédonienne par ces cités portuaires, celles-ci seraient en mesure
d'amorcer un processus de redirection des flux de marchandises. En effet, pour atteindre
la région au Sud des Rhodopes, les produits emprunteraient non plus la voie de
Salonique ou de Dédéagatch, mais celle de Port Lagos ou de Kavalla. Concernant le
mouvement des exportations en provenance de cette région, le risque est similaire. Les
marchandises rejoindraient Port Lagos ou Cavalla au détriment des grands ports situés
aux extrémités de la ligne. La préservation de l'activité portuaire de Salonique et de
6- ANMT // Banque Ottomane // Salonique-Constantinople – Concession Baudouy – Firman – Cahier des
charges 8 octobre 1892 // Railway from Férédjik to Karasouli with branches to Salonica & Dedeagatch
(9 mai 1892).
7- TODOROVITCH M., Salonique et la question balkanique, Paris, 1913, p. 10-11,
https://archive.org/details/saloniqueetlaque00todo

282
Dédéagatch est ainsi l'une des considérations amenant à l'éloignement du chemin de fer
trans-macédonien. A Salonique, rappelons que les recettes tirées de l’exploitation des
quais seront directement reversées à la compagnie exploitante, celle de Bartissol. Dans
l'optique d'une réduction de la zone économique de cette interface, le gouvernement
impérial ne serait donc plus en mesure de garantir le remboursement des projets de
modernisation du port8.
A l'évidence, il ne suffit pas d'installer une station ferroviaire à Kavalla et/ou à
Port Lagos pour permettre à ces ports de s'accaparer l'attraction exercée par Salonique
et dans une moindre mesure, par Dédéagatch. La construction d'un port moderne,
capable d'accueillir des navires à vapeur au tonnage en constante augmentation, est
également indispensable. Avant la seconde moitié du XIX e siècle, Salonique n’exerce
pas un rôle prédominant, dans le maillage économique régional. En effet, à une époque
où seule la navigation à voiles assure les échanges maritimes, la baie de Kavalla et
le golfe d'Orphano (aujourd'hui Strymonikos), constituent des escales importantes.
L'accessibilité de la côte profite alors principalement à Serrès, qui joue, avec Salonique,
un rôle de plateforme de redistribution de marchandises pour toute la région. Il s'y tient
même « une foire célèbre où se [donnent] rendez les commerçants des pays balkaniques
d'Allemagne et d'Autriche »9, selon Orda Ivanov, auteur de l'ouvrage intitulé La
question macédonienne au point de vue historique, ethnographique et statistique, paru
en 1924. Une autre source nous confirme l'importance de cette ville au cours de la
première moitié du XIXe siècle. Il s'agit d'un rapport consulaire belge, rédigé en 1892. Il
est y indiqué que « Serrès, était autrefois le centre commercial et industriel le plus
important de l'Est de la Macédoine [et que] des fortunes considérables y ont [même] été
amassées »10. Toutefois, à partir des années 1850, sa situation se dégrade, suite à
l'introduction du bateau à vapeur, dont le tonnage, supérieur à celui du navire à voile, ne
permet pas d'accoster sans risque dans des baies peu profondes, telles que celle du golfe
de Kavalla ou d'Orphano. Bénéficiant d'un port plus profond, Salonique est donc
choisie pour accueillir une grande partie du trafic maritime en relation avec le Nord-
Ouest de la mer Egée. C'est ainsi « lorsque l'établissement de services réguliers de
navigation à vapeur eurent fait de ce port l'intermédiaire indispensable des échanges de

8- TODOROVITCH M., Salonique et la question balkanique, Paris, 1913, p. 10-11,


https://archive.org/details/saloniqueetlaque00todo
9- IVANOV O., La question macédonienne au point de vue historique, ethnographique et statistique,
Paris, 1920, p. 24, https://archive.org/details/laquestionmacdon00ivan
10- WEISSENBRUCH P., La péninsule des Balkans et les contrées avoisinantes - Extrait du recueil
consulaire belge, Bruxelles, 1892, p. 433.

283
la contrée », que Serrès connaît une forme de décroissance, car « son commerce et ses
capitaux ont émigré vers » la nouvelle interface régionale privilégiée par les échanges,
selon le rapport consulaire belge précédemment cité11.
La ligne construite entre Salonique et Dédéagatch soulève ainsi une thématique
importante à la compréhension du processus de réorganisation de la Turquie d'Europe.
A la fin des années 1860, la capitale ottomane exerce sur le maillage balkanique, la
force d'attraction économique prédominante. En effet, tel que l'indique Todorovitch
dans son ouvrage, Salonique et la question balkanique, paru en 1913, « le commerce de
la Turquie d'Europe (…) était » à cette époque « concentré à Constantinople ; les objets
de consommation importés du dehors arrivaient presque exclusivement dans cette ville ;
de même, tous les produits du pays, exportés au dehors, passaient également par
elle »12. L'installation de structurations ferroviaires permettant de connecter Salonique
et Dédéagatch à leur hinterland, ainsi que la modernisation de ces ports, s'apparentent
ainsi à une décentralisation de l'organisation commerciale des territoires européens de la
Porte13. Mais au tournant du XXe siècle, le refus d'extension à la mer Adriatique du
chemin de fer de Monastir, et l'installation d'un axe trans-macédonien éloigné de la côte
égéenne, semblent paralyser ce mouvement. Ces choix contribuent alors à un
renforcement de l'attraction exercée par Salonique et Constantinople sur le maillage
territorial balkanique, au détriment des cités portuaires de l'Albanie, de la mer Noire et
de la mer Egée. Il s'avère donc qu'à l'exception des deux grandes interfaces maritimes
de la Turquie d'Europe, aucun port « n'a pu se développer, tous sont restés de petites
villes dans le rayon desquelles entre uniquement une mince zone située dans leur
voisinage ». Il existe quelques exceptions, telles que Dédéagatch par exemple. Mais
celles-ci s'avèrent « insignifiantes » d'après Todorovitch. En effet, depuis l'extension de
la Bulgarie à l'hinterland de Bourgas, sur la mer Noire, suivie par la modernisation de
ce port, la zone d'activité de Dédéagatch a été largement réduite, se limitant à la région
d'Andrinople au Nord, et à celle de Drama à l'Ouest. Pour toutes ces raisons, « le
partage des sphères économiques est effectué en Turquie de façon tout à fait
irrégulière ». Salonique et Constantinople semblent ainsi bénéficier « de la part du
lion »14.
Certaines cités portuaires résistent au renforcement de l'attraction exercée par les
11- WEISSENBRUCH P., La péninsule des Balkans et les contrées avoisinantes - Extrait du recueil
consulaire belge, Bruxelles, 1892, p. 434.
12- TODOROVITCH M., Salonique et la question balkanique, Paris, 1913, p. 1.
13- ibid.
14- ibid.

284
grandes interfaces maritimes, celles dotées d'une ligne ferroviaire en connexion avec
l'intérieur. Sur cette question, l'exemple de Kavalla, qui se trouve sur la mer Egée, à
équidistance entre Salonique et Dédéagatch, deux ports éloignés de 240 kilomètres, est
remarquable. Avant la mise en place de l'axe trans-macédonien, au cours de la décennie
1890, Kavalla était une voie d'importation pour tous les districts se trouvant plus au
Nord, tels « que Névrocop, Drama, Pravi, ainsi que les villages de leurs
circonscriptions ». Ces localités « tiraient » alors du port égéen « les produits
nécessaires à leur consommation ». Cependant, suite à l'achèvement de la ligne
aboutissant à Dédéagatch et à Salonique, Kavalla perd « la majeure partie de sa
clientèle de l'intérieur ». C'est désormais les grandes localités positionnées sur le
parcours du chemin de fer qui jouent le rôle de centre d'approvisionnement. La région
se trouvant au Nord de Kavalla reçoit donc « soit par Serrès, soit par Drama, soit encore
par Xanthi » qui est située à 70 kilomètres au Nord-Ouest de Dédéagatch, « les
marchandises dont elle a besoin »15. Tel que le souligne le consul de France installé à
Kavalla, dans un rapport rédigé en 1899, « on devait s'attendre par suite de cet état de
choses à une diminution sensible de l'importation de notre port et pourtant il arrive le
contraire ». En effet, la cité portuaire parvient à poursuivre son développement en
s'appuyant sur une demande en tabac en augmentation constante depuis le dernier quart
du XIXe siècle. Son hinterland le plus rapproché est ainsi quasi exclusivement destiné à
la culture des Nicotiana, donnant le meilleur tabac d'Orient, d'après la presse suisse 16.
Ce produit constitue l'essentiel des exportations du port. Les périodes de récoltes y
attirent des milliers d'ouvriers, qui dynamisent la consommation locale. Plus de 5000
d'entre eux rejoignent Kavalla durant le printemps, pour y séjourner jusqu'au mois
d'août, afin d'être employés à la préparation du tabac et à son chargement 17. Au cours de
la décennie 1890, ces ouvriers saisonniers se fixent dans ce port, augmentant sa
population permanente, ses besoins et ses échanges. Entre 1889 et 1899, Kavalla
connaît ainsi un fort essor démographique. Au cours de cette période, sa population
passe de 12 000 à 20 000 habitants environ18.
L'essor de Kavalla est réalisé en partie au bénéfice du clan Allatini. Ce dernier
prend une part prépondérante dans la création de la Banque de Salonique en 1888, aux

15-TODOROVITCH M., Salonique et la question balkanique, Paris, 1913, p. 1.


16- Presse // La Revue – quotidien, Situation générale (22 août 1916), p. 2, http://scriptorium.bcu-
lausanne.ch/zoom/129926/view?page=2&p=separate&view=12,2491,1608,954
17- AMAE // Bulletin mensuel de la Chambre de commerce de France à Constantinople 2e semestre
1899, Constantinople, (date d'édition inconnue), p. 115.
18- ibid., p. 116.

285
cotés de la Banque des Pays Hongrois, du Comptoir d'escompte de Paris et de la
Banque Impériale et Royale Privilégiée des Pays autrichiens19. Cet établissement ouvre
une succursale à Kavalla en 1893, spécialement tournée vers le négoce du tabac. Sous
l'impulsion du clan Allatini, la Banque de Salonique prend le contrôle de la firme
britannique General Tobacco Corporation, et participe au capital de la Salonic Cigarette
Company20. Pour les membres de cette famille, qui a encouragé l'installation de la ligne
Salonique < > Dédéagatch, l'exploitation des richesses minières du sous-sol
macédonien est un domaine à investir.

2- Quels rôles pour le rail dans la mise en valeur des richesses minières ?

En 1913, le règlement de la seconde guerre balkanique, qui marque la fin de la


présence ottomane en Turquie d'Europe, donne lieu à l'organisation d'une commission
internationale à Paris. Elle réunit les créanciers de l'Empire, les Etats de la région et des
représentants de la Porte. Ces derniers se rencontrent dans la capitale française à
plusieurs reprises, entre les mois de juin et de juillet 1913. Au cours de ces réunions,
l'ensemble de la situation économique d'avant-guerre est exposé. Qu'il s'agisse de
l'exploitation de chemins de fer, de ports ou de routes, de concessions minières ou
forestières, la fin de la présence ottomane impose une série de transferts (de droits et de
dettes) en direction des nouveaux Etats balkaniques. La commission réalise un
inventaire très détaillé de ces éléments 21. L'exploitation des archives issues de ces
rencontres m'a non seulement offert la possibilité de cartographier la totalité des
exploitations minières se trouvant en Thrace, en Macédoine et au Kosovo à la veille des
guerres balkaniques, mais également d'identifier le nom et la nationalité des
concessionnaires, ainsi que les ressources extraites (fig. 19). Ce document révèle la
présence en Turquie d'Europe de zinc, de charbon, de manganèse et de cuivre. Le
chrome et le plomb y constituent toutefois les ressources minières prédominantes.

19- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 18 // Banque de Salonique – Statuts - Rapports // Banque de
salonique, Société de banque anonyme ottomane, statuts, Constantinople, 1888, p. 1.
20- Bonin Hubert, « Un outre-mer bancaire en Orient méditerranéen : des banques françaises marraines
de la Banque de Salonique. (de 1907 à la Seconde Guerre mondiale) », Revue historique, vol. 627, no. 3,
2003, pp. 567-602.
21- AMAE, Commission financières affaires balkaniques – procès-verbaux des séances plénières et
rapports présentés au nom des divers comités – première session du 4 juin au 18 juillet 1913, Paris, 1913,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k56139245.r=Commission%20financi%C3%A8res%20affaires
%20balkaniques?rk=193134;0

286
L'importance de ces métaux se renforce au tournant du XXe siècle. Le chrome est
notamment massivement utilisé par l'industrie automobile pour procéder à l'électrolyse
des pièces de carrosseries. Au-delà de son importance dans le domaine de l'armement,
le plomb s'avère essentiel au processus mondial d'urbanisation, pour la fabrication des
tuyauteries par exemple.

Concessions minières recensées en 1912 dans les territoires européens de l'Empire


ottoman

(fig. 19)

L'installation d'une ligne trans-macédonienne répond non seulement à des impératifs


stratégiques mais également à une volonté de mise en valeur des ressources minières de toute la
région se trouvant au Sud de la chaîne des Rhodopes.

Sur les 58 sites miniers répertoriés dans les territoires européens de l'Empire
ottoman en 1912, 44 d'entre eux se situent entre Dédéagatch et Salonique 22. Sur ces 44

22- ibid., p. 73.

287
sites, le clan Allatini, qui agit à travers deux entreprises, la Société de Kassandra 23 et
Allatini Frères, en exploite onze. Ces compagnies détiennent la gestion de quatre autres
mines, situées dans les environs d'Uskub, de Pristina et de Monastir24.
Les exigences parfois contraignantes imposées par la législation ottomane
démontrent les efforts entrepris par les autorités impériales afin d'encadrer l'essor de
l'industrie minière durant les dernières années du XIXe siècle. Par exemple, le règlement
des mines est réformé en 1896, durant une période de multiplication des sites
d'exploitation dans la partie européenne de l'Empire. Afin d'éviter les monopoles du
capital étranger, mais aussi la corruption des élites locales, il interdit l'octroi d'une
concession aux « fonctionnaires du gouvernement impérial et [à] ceux des puissances
étrangères, à quelques classes qu'ils appartiennent ainsi qu'à leurs parents », si le lieu de
résidence du futur concessionnaire et l'emplacement de la mine ne se situent pas dans la
même ''circonscription''. Ce terme renvoie, selon moi, aux limites géographiques des
vilayets25. Cette « défense »26, qui limite de fait le rayon d'action des réseaux
d'influences dans le domaine minier, est réaffirmée par le code des mines promulgué en
190727. Par ailleurs, cette réglementation restrictive, qui semble favoriser le recours aux
intermédiaires locaux, explique peut-être le grand nombre de concessionnaires de
nationalité ottomane, près de 70 % d'entre eux28. Sur l'exploitation des mines, le
gouvernement ottoman perçoit des revenus, sous forme de redevances annuelles. La
première est proportionnelle à la dimension du site exploité, la seconde se calcule sur la
base des ressources extraites, de 1 à 5 % sur les produits bruts29.
Toutefois, malgré le nombre important de concessions minières accordées. Un
doute subsiste sur les chiffres de la production, ainsi que sur l'itinéraire suivi par les
minerais. En effet, suite à l'étude de nombreux rapports commerciaux concernant le port

23- PECH E., Manuel des sociétés anonymes fonctionnant en Turquie, Constantinople, 1911, p. 60,
https://archive.org/details/ManuelDesSocittsAnonymesFonctionn
24- AMAE, Commission financières affaires balkaniques – procès-verbaux des séances plénières et
rapports présentés au nom des divers comités – première session du 4 juin au 18 juillet 1913, Paris, 1913,
p. 73.
25- YOUNG G, Corps de droit ottoman; recueil des codes, lois, reglements, ordonnances et actes les
plus importants du droit interieur, et d'etudes sur le droit coutumier de l'Empire ottoman, Oxford, 1905,
p. 23, https://archive.org/details/corpsdedroitott06turkgoog
26- ibid.
27- LEVANT HERALD, Règlement des mines sanctionné par Iradé impérial, Constantinople, 1907, p.
16, https://archive.org/details/rglementdesmine00turkgoog
28- AMAE, Commission financières affaires balkaniques – procès-verbaux des séances plénières et
rapports présentés au nom des divers comités – première session du 4 juin au 18 juillet 1913, Paris, 1913,
p. 73-74.
29- LEVANT HERALD, Règlement des mines sanctionné par Iradé impérial, Constantinople, 1907, p.
25.

288
de Salonique ou de Kavalla, il s'avère que les exportations de minerais constituent une
part trop faible du mouvement commercial de ces interfaces maritimes,
comparativement au nombre de concessions octroyées. Cet élément amène à déployer
l'hypothèse suivante. Depuis les dernières années du XIX e siècle, la Macédoine connaît
une période de troubles intenses, sur lesquels nous reviendrons. Les infrastructures
ferroviaires deviennent une cible privilégiée pour les insurgés. Ce risque, qui pèse sur
les moyens de communication, augmente les frais de transports et réduit la
compétitivité des exploitations minières30. De plus, à cette période, la multiplication des
extractions au Brésil, en Indes ou aux Etats-Unis31, grèvent encore davantage les
perspectives de rentabilité. En prenant en compte ces éléments, il apparaît que seules les
exploitations minières situées en bord de mer ont la capacité d'exporter, de manière
rentable, leur production32. Et dans cette optique, des accès maritimes ont dû être
installés tout au long de la côte. L'un d'eux a pu être retrouvé. Il s'agit de Stratoni, qui se
situe en mer Egée, à l'Est de la Chalcidique33. Ce lieu-dit est devenu une voie
d'exportation pour les minerais extraits dans le voisinage par la Société de Kassandra.
Concernant le manganèse, cette compagnie exporte 47 000 tonnes par Stratoni en
190234. La même année, Salonique n'en expédie que 7000 tonnes 35. Etablie afin
d'héberger les mineurs, la ville de Stratoni compte aujourd'hui un millier d'habitants.
La Bosnie-Herzégovine dispose également de richesses minières mais leur
exploitation a longtemps été entravée par la corruption des administrations, la faible
rentabilité des techniques d'exploitation, et par le coût des transports. Mais durant les
années 1890, la situation évolue. Maîtresse de la Bosnie-Herzégovine depuis 1878,
l'Autriche-Hongrie souhaite dynamiser les extractions de métaux dans ce territoire. Une
ligne ferroviaire est ainsi construite, de 1885 à 1890, entre la capitale de Bosnie-
Herzégovine et Metkovic, un port fluvial en connexion avec la mer Adriatique, se
trouvant au Sud de Mostar. Du même écartement que le chemin de fer reliant Brod à
Sarajevo, cette voie ferrée vise en partie à relancer l'activité minière, en lui offrant de
30- Presse // Le Journal des chemins de fer, Mines de Kassandra (4 juillet 1903), http://www.entreprises-
coloniales.fr/proche-orient/Mines_de_Kassandra.pdf
31- Presse // L’Écho des mines et de la métallurgie, Les Minerais de Kassandra (4 août 1904),
http://www.entreprises-coloniales.fr/proche-orient/Mines_de_Kassandra.pdf
32- Foreign Office // [Cd. 6005-190] 1912-1913 // No. 5017 // Annual Series. Diplomatic and Consular
Reports - Turkey // Report for the year 1911 on the trade of the consular district of Salonica // Report on
the trade of the consular district of Salonica for the year 1911 by Mr. Acting Vice-Consul W. A. Fox-
Strangways.
33- Presse // L’Écho des mines et de la métallurgie, Manganèse de Salonique en 1902 (24 mars 1904),
http://www.entreprises-coloniales.fr/proche-orient/Mines_de_Kassandra.pdf
34- ibid.
35- ibid.

289
nouveaux débouchés36. A Varès, qui se trouve au centre de la ligne connectant la
frontière autrichienne à la mer Adriatique, l'Autriche-Hongrie installe en 1890 un haut-
fourneau ainsi qu'une fonderie37. Comme nous l'avons examiné dans un précédent
développement, l'activité minière de cette ville est quasiment à l'arrêt depuis l'ouverture
du marché local à la concurrence internationale. Selon un rapport consulaire
britannique, datant de 1895, cette décision de l'Autriche-Hongrie est ainsi « une
bénédiction pour Varès et son voisinage, qui étaient rapidement tombés dans un état
d'extrême pauvreté »38. D'après la même source, la Bosnie-Herzégovine dispose de 24
mines en activité en 1894. 16 d'entre elles sont exploitées par l'Etat austro-hongrois,
notamment à travers la compagnie minière Gewerkschaft Bosnia, dont il est
l'actionnaire majoritaire39. Celle-ci fut créée dès 1881 « pour la recherche et
l'exploitation des métaux en Bosnie et Herzégovine ». Pour autant, la rentabilité de
l'activité minière dans cette région sous occupation n'est toujours pas assurée au
tournant du XXe siècle40.

3- Le conflit douanier austro-serbe : une aubaine pour Salonique ?

Dans la course à l'attractivité que se livrent les ports et les chemins de fer
balkaniques, l'installation d'un axe ferroviaire trans-macédonien est une aubaine pour le
second port de l'Empire ottoman. Toutefois, c'est un événement politique qui va lui
permettre de s'assurer une position incontournable dans l'organisation des flux
régionaux. En 1906, la Serbie et l'Autriche-Hongrie s'affrontent dans une guerre
douanière, dite « guerre des cochons ». Depuis l'avènement du roi Pierre
Karageorgevitch, qui accède au trône de Serbie en 1904 après un putsch mené par des
officiers favorables à la Russie, l'Etat serbe cherche à se libérer de la tutelle politique et

36- Joisson Antoine. « La nouvelle ligne de chemin de fer Sarajevo-Ploce ». In: Revue de géographie
alpine, t. 55, n° 4, 1967. pp. 693-694,
www.persee.fr/doc/rga_0035-1121_1967_num_55_4_334 2
37- Annales des Mines (1896, série 9, volume 9), Bibliothèque patrimoniale numérique de l’École
nationale supérieure des mines de Paris (Mines ParisTech), p. 646, https://patrimoine.mines-
paristech.fr/document/Annales_Mines_1896_S09_09
38- Foreign Office // [C. 7582-15] 1895 // No. 354 // Reports on subjects of general and commercial
interest. Austria-Hungary // Report on the Mining Industry in Bosnia and Herzegovina // Consul-General
Freeman to the Earl of Kimberley (29 janvier 1895).
39-ibid.
40- OLIVIER L., La Bosnie et l'Herzégovine, Paris, 1901, p. 320,
https://archive.org/details/labosnieetlherz00bertuoft

290
économique de l'Autriche-Hongrie41. La conclusion d'un accord visant à instaurer une
union douanière entre la Serbie et la Bulgarie au début de l'année 1906 pousse Vienne à
adresser un ultimatum à son voisin. Si l'accord est maintenu, l'Autriche-Hongrie
répondra par une fermeture de ses frontières aux marchandises serbes 42. Cette union
douanière, qui permettrait à la Serbie de lever l'emprise austro-hongroise sur son
économie, en lui ouvrant une voie de passage vers la mer Noire notamment 43, était donc
considérée par Vienne comme inacceptable. La mise en œuvre de sa menace
constituerait une mise à mort de l'économie serbe. En effet, à cette période, tel que le
rappelle Jean Larmeroux dans son ouvrage intitulé La politique extérieure de
l'Autriche-Hongrie 1875-1914, publié en 1918, « le petit royaume demandait à la
monarchie dualiste plus des deux tiers de ses importations [et parallèlement], près de 85
% des exportations de Serbie » y étaient expédiées44. Face aux répercussions
catastrophiques qu'engendrerait une fermeture du territoire austro-hongrois aux
marchandises serbes, Belgrade abdique. La même année, un contrat d'armement conclu
entre la Serbie et la France, pour l'achat de canons, déclenche l'ire de Vienne qui réitère
sa menace. Mais cette fois, Belgrade ne cède pas. A la fin de l'année 1906, la monarchie
austro-hongroise refuse l'entrée sur son territoire des porcs, des bovins et des volailles
en provenance du territoire serbe45.
La Serbie est ainsi contrainte de rediriger ses exportations vers Salonique. Entre
1906 et 1910, la quantité de bétail acheminée vers cette interface maritime depuis la
frontière serbe passe de 2000 à 50 000 têtes 46. En 1905, ce transit était presque nul. Pour
l'année 1910, sur les 100 000 tonnes de marchandises étrangères en transit à Salonique,
dans l'attente de leur réexpédition par voie de mer, plus de 80 % proviennent de la
Serbie47. Pour le mouvement des importations en direction de la frontière turco-serbe,
les chiffres révèlent la même proportion. Sur les 12 000 tonnes de marchandises
envoyées depuis Salonique en 1910, l0 320 tonnes sont destinées à la Serbie 48. Ces
chiffres démontrent que le trafic du second port de l'Empire ottoman, que l'on
s'intéresse aux marchandises d'importation ou d'exportation, a été multiplié par cinq,

41- STOYANOVITCH N., La Serbie d'hier et de demain, Paris, 1917, p. 31,


https://archive.org/details/laserbiedhieret00stoj
42- ibid.
43- LARMEROUX J. La politique extérieure de l'Autriche-Hongrie 1875-1914, Paris, 1918, p. 145,
https://archive.org/details/lapolitiqueext02larmuoft
44- ibid., p. 146.
45- STOYANOVITCH N., La Serbie d'hier et de demain, Paris-Nancy, 1917, p. 31.
46- TODOROVITCH M., Salonique et la question balkanique, Paris, 1913, p. 30.
47- ibid.
48- ibid., p. 31.

291
suite à l'arrêt des échanges entre l'Autriche-Hongrie et la Serbie. D'après l'ouvrage de
Todorovitch, « le gouvernement turc, les chemins de fer orientaux, et la compagnie des
quais de Salonique, se rendirent très vite compte de l'importance et des avantages de
cette exportation serbe par Salonique »49. D'un autre côté, l'Autriche-Hongrie se trouve
« fort étonnée de l'étrange résultat de son intervention »50. En effet, tel que l'indique
Larmeroux, non seulement le commerce serbe « ne diminua nullement », mais de plus,
« les commerçants austro-hongrois, qui jusque-là avaient pensé que la Serbie ne pouvait
se passer d'eux, s'apercevaient maintenant qu'ils avaient eux-mêmes besoin des produits
de ce petit Etat »51.
Afin de « couper court à ces velléités d'indépendance »52, Vienne se lance dans
un projet ferroviaire hautement stratégique, et finalement bien connu. Il s'agit d'installer
un raccordement ferroviaire entre Sarajevo et Mitrovitza. L'objectif principal de cette
ligne austro-hongroise vise à confiner la Serbie dans son territoire, en lui bloquant
l'accès à la mer Adriatique et en l'empêchant d'utiliser le levier ethnique au Kosovo et
en Bosnie-Herzégovine. Une première section de cette ligne, à voie étroite, à l'instar de
toutes les autres voies ferrées installées par l'Autriche-Hongrie en Bosnie-Herzégovine,
est construite entre 1906 et 190853. Long de 137 kilomètres, le chemin de fer installé
relie Sarajevo, Mededa et Uvac (aujourd'hui Uzice), qui se trouve à la frontière Nord-
Ouest de la province ottomane de Novi-Pazar. Ce territoire, qui forme une bande de
séparation entre la Serbie et le Monténégro, relève d'un statut particulier, établi lors du
Congrès de Berlin en 1878. Il se trouve sous la suzeraineté de la Porte mais l'Autriche-
Hongrie est autorisée à y entretenir des troupes et d'y « avoir des routes militaires et
commerciales »54. Il s'agissait, tant pour Constantinople que pour Vienne, de bloquer
toute restructuration qui engendrerait la mise en connexion directe des territoires serbe
et monténégrin. L'établissement par l'Autriche-Hongrie d'une ligne ferroviaire à travers
la province de Novi-Pazar, permettrait donc à l'influence de cette puissance de
« pénétrer entre les populations serbes », afin de « les disjoindre [et de] s'assurer la
rupture des rapports entre la Serbie et le Monténégro »55. La mise en place d'une

49- TODOROVITCH M., Salonique et la question balkanique, Paris, 1913, p. 29-37.


50- LARMEROUX J. La politique extérieure de l'Autriche-Hongrie 1875-1914, Paris, 1918, p. 147.
51- ibid.
52- Presse // Le Journal des transports - revue internationale des chemins de fer et de la navigation, Les
chemins de fer balkaniques (12 février 1916), http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5488196w.item
53- TURNOCK D., Eastern Europe: An Historical Geography 1815-1945, 1989, Londres,
p. 66.
54-Digithèque de matériaux juridiques et politiques, Traité de Berlin (1878), Article 25 // http://mjp.univ-
perp.fr/traites/1878berlin.htm
55- Presse // Le Journal des transports, revue internationale des chemins de fer et de la navigation, n°3,

292
connexion ferroviaire partant de Vienne et rejoignant Salonique par la voie de Sarajevo
et de Mitrovitza, engendrait, parallèlement à l'extinction de la menace pan-serbe, un
essor remarquable des intérêts austro-hongrois dans toute la moitié Ouest de la
péninsule balkanique. Qu'il s'agisse du Monténégro, de l'Albanie ou de la Grèce, le
déploiement méridional de l'Autriche-Hongrie s’avérerait irrésistible. De toute
évidence, l'installation de cette ligne n'est pas destinée à remplacer l'axe de
communication principal établi entre l'Europe et les Balkans, par la voie de la Serbie.
En effet, compte-tenu de l'écartement utilisé lors de la construction des chemins de fer
de Bosnie-Herzégovine, rejoindre Salonique depuis la capitale de la monarchie dualiste
nécessiterait « deux transbordements, à Brod et à Mitrovitza ».Comme le rappelle un
article extrait de La Revue hebdomadaire, paru le 13 juin 1908, « on aurait tort d'oublier
à Vienne que la grande ligne de Pesth à Salonique par la vallée de la Morava, à travers
la Serbie et le vilayet de l'Uskub, restera la grande artère du transit entre l'Europe
centrale et la mer Egée »56. Les faibles perspectives commerciales apportées le projet
d'extension, à Mitrovtiza, du chemin de fer aboutissant pour l'heure à Uvac, accroît la
dimension militaire de cette ligne, et ainsi les inquiétudes sur l'avenir régional. Au début
de l'année 1908, la Porte provoque une « vive émotion » en acceptant l'organisation de
travaux préparatoires visant à la mise en place du tronçon manquant 57. Ce choix relève
de plusieurs considérations. Tout d'abord, en dépit de la menace que constitue un
déploiement de l'Autriche-Hongrie vers le Sud, il s'avère que la crainte d'une union des
peuples serbes, dont la présence est forte dans le sandjak de Novi-Pazar et au
Monténégro, est plus grande encore pour le pouvoir ottoman. Par ailleurs, cette décision
découle du contexte sécuritaire en Turquie d'Europe. Entre les 1897 et 1908, la situation
est si volatile, que les puissances menacent d'intervenir dans la région. L'Autriche-
Hongrie seule se montre opposée à une intervention. Et il apparaît que le gouvernement
impérial, à Constantinople, lui accorde une forme de faveur pour son soutien 58. En
réalité, dans son jeu d'équilibriste, la Porte ne concédait que peu de choses. En
acceptant l'organisation de travaux préliminaires destinés à la construction de la ligne
Uvac < > Mitrovitza, le pouvoir ottoman attend une forte réaction des autres puissances.

Les chemins de fer balkaniques (12 février 1916), http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5488196w.item


56- René Moulin,, « Chemins de fer balkaniques et réformes macédoniennes », In. La Revue
hebdomadaire, n° 24, 13 juin 1908, pp. 235-255, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5737756g
57- Presse // Le Temps, Les chemins de fer turcs (23 août 1908).
58- René Pinon, « La crise balkanique - Chemins de fer et réformes", In. Revue des Deux Mondes, 5e
période, t. 45, 1908, pp. 143-176, https://fr.wikisource.org/wiki/La_Crise_balkanique_-
_Chemins_de_fer_et_r%C3%A9formes

293
Celle-ci ne se fit pas attendre. A l'annonce de l'approbation de Constantinople, la
France, l’Italie et la Russie protestent énergiquement, face à un possible déploiement de
l'influence austro-hongroise dans la moitié Ouest de la péninsule59. Ces puissances
encouragent alors la Serbie à se lancer dans un projet ferroviaire concurrent. Il s'agit de
mettre en place une ligne reliant le Danube la mer Adriatique, en reliant Nish,
Mitrovitza et le port de Saint-Jean de Medua (l'actuelle Shëngjin) situé au Nord-Ouest
de l'Albanie, à la frontière avec le Monténégro60. Ce chemin de fer, qui contournerait la
province de Novi-Pazar, permettrait à la Serbie d'opérer un rapprochement avec le roi
monténégrin, dont Pierre Karageorgevic est le gendre61. Ici encore, l'accord du
gouvernement impérial est nécessaire. Paris, Rome et Saint-Pétersbourg usent alors de
toute leur influence auprès de la Porte faire accepter l'exigence suivante : « si le projet
par Novi-Pazar est approuvé, le projet serbe doit l'être également »62. Au début du mois
de juillet 1908, la compagnie créée par René Baudouy, qui exploite le chemin de fer
trans-macédonien, est pressentie pour mener à bien ce projet 63. Mais quelques jours plus
tard, l'éclatement de graves troubles en Albanie et en Macédoine, qui engendreront
notamment la chute du sultan Abdul-Hamid, paralyse tout projet de restructuration
territorial à l'Ouest de la péninsule balkanique.

L'organisation économique de la Macédoine au tournant du XXe siècle, ainsi que


l'impact du dernier grand projet ferroviaire des Balkans sur son évolution, ont été ici
mis en lumière. En évitant la côte, le chemin de fer reliant Salonique à Dédéagatch
semble impulser une restructuration aux effets multiples. Parmi ceux-ci, les plus
visibles correspondent à une expansion de la zone d'influence de ces deux ports.
Toutefois, le renforcement de l'aire économique de Salonique n'est pas incontesté. La
résilience du territoire de Kavalla, ou l'itinéraire des minerais le montrent. En réalité,
plus encore que la ligne trans-macédonienne, c'est la guerre douanière entre la Serbie et
l'Autriche-Hongrie qui offre à Salonique un rôle de premier plan à l'échelle régionale.
La ville se retrouve au cœur de rivalités à la fois territoriales, politiques et
économiques, dont elle sut tirer parti.
59- TEMPERLEY H., GOOCH G., British documents on the origins of the War 1898-1914 – The Near
East – The Macedonian problem and the annexation of Bosnia 1903-1909, vol. 5, Londres, 1928, p. 353,
https://archive.org/details/britishdocuments05grea
60- ibid., p. 350.
61- CASTELLAN G., Histoire des Balkans, Saint-Amand-Montrond, 1992, p. 331.
62- TEMPERLEY H., GOOCH G., British documents on the origins of the War 1898-1914 – The Near
East – The Macedonian problem and the annexation of Bosnia 1903-1909, vol. 5, Londres, 1928, p. 352.
63- ibid., p. 353.

294
3-2-3- Fusions, alliances et oppositions entre grands acteurs financiers

A partir des années 1890, les intérêts allemands connaissent un essor


considérable dans l'Empire ottoman. Bras financier de Berlin, la Deutsche Bank tente
d'étendre son contrôle sur le terrain ferroviaire balkanique, en menant notamment des
opérations de fusion entre les différentes compagnies de transport par rail. Afin d'y
parvenir, la banque berlinoise doit réussir l'articulation du triptyque finance-industrie-
diplomatie, défini par Jacques Thobie1. Et sur cet aspect, les nouvelles projections
orientales de l'Allemagne semblent constituer un ferment à la puissance remarquable.

1- Le réseau balkanique en voie d'unification ?

L'octroi de la concession du chemin de fer trans-macédonien, à une compagnie


majoritairement sous contrôle de capitaux français, s'apparente à une tentative de
limitation de l'influence de l'Allemagne et de l'Autriche-Hongrie dans les Balkans.
Toutefois, dès le lancement de ce projet, en 1892, ces puissances tentent d'en prendre le
contrôle. Pour y parvenir, la Deutsche Bank, soutenue par la Weiner Bankverein,
propose un projet d'unification des trois principales sociétés ferroviaires balkaniques
opérant en Turquie d'Europe. A travers sa filiale zurichoise, la banque berlinoise
contrôle entièrement la Compagnie des orientaux et jouit d'une participation majoritaire
dans l'affaire du chemin de fer de Salonique à Monastir. Il s'agit donc pour la Deutsche
Bank d'étendre son emprise à l'axe trans-macédonien, dont la construction est en cours
lors de la première tentative d'unification.
Au cours de rencontres qui se tiennent durant l'automne 1893 à Vienne, puis à
Paris, les représentants de la Deutsche Bank, du Wiener Bankverein et de la Compagnie
des orientaux, exposent aux dirigeants de la Banque Ottomane, « le plan pour lequel »

1- Jacques Thobie, « L'emprunt ottoman 4 % 1901-1905 : le triptyque finance-industrie-diplomatie »,


Colloque franco-suisse de mars 1973 sur « Milieux d'affaires et relations internationales
», Relations internationales, n° l, printemps 1974, p. 70-86.

295
ils venaient demander leur « concours »2. Selon cette opération, la Banque des chemins
de fer orientaux doit acquérir les parts de la CJSC, détenues par la Banque Ottomane et
le groupe qu'elle représente, qui recevront en échange, une participation de 15 % au
capital de la banque zurichoise3. Afin d'appuyer leur proposition, les représentants de la
Deutsche Bank soulignent que cette fusion permettra d'éviter la construction d'une ligne
parallèle inutile, celle à installer entre Salonique et Kilindir 4. Rappelons que la
construction du chemin de fer trans-macédonien, dont Vitali à la charge, comprend une
voie principale allant de Feredjik à Karassouli ainsi que deux embranchements. L'un
connecte Kilindir, l'actuelle Kalindria, à Salonique (61 kilomètres) et l'autre relie
Bodouma à Dédéagatch (12 kilomètres)5. S'il vient à être construit, le premier de ces
tronçons est donc appelé à longer une partie de la ligne reliant le second port de
l'Empire ottoman à Mitrovitza. Les perspectives de rentabilité de la section Salonique <
> Kilindir s'avèrent ainsi très faibles. Dans l'éventualité d'une mise en commun de la
ligne principale, les actionnaires de la Compagnie Jonction Salonique-Constantinople
éviteraient donc une dépense inutile, d'environ neuf millions de francs, au regard du
coût kilométrique des constructions, évalué à 150 000 francs environ 6. D'après une
lettre datée du 13 octobre 1893, issue de la correspondance de Berger, l'un des
représentants de la Banque Ottomane dans ces négociations, « une telle économie
[permettrait de] réduire de peut-être 80 à 100 000 obligations l'affaire » du chemin de
fer de Salonique7. Il indique à son correspondant combien il est inutile « d'insister sur ce
que cette perspective aurait d'agréable »8. De plus, l'inexécution de cette section
permettrait de rehausser la rentabilité de l'ensemble de la ligne trans-macédonienne,
parallèlement à un abaissement des frais découlant de son entretien.

2- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 333 // Chemins de fer turcs - projet d'unification de rachat //
Projet de fusion des sociétés de chemins de fer de Turquie d'Europe (1893-1895) // Lettre de Théodore
Berger à Edgar Vincent (10 octobre 1893).
3- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 333 // Chemins de fer turcs - projet d'unification de rachat //
Projet de fusion des sociétés de chemins de fer de Turquie d'Europe (1893-1895) // Procès-verbal d'une
réunion tenue à Paris (non daté).
4- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 333 // Chemins de fer turcs - projet d'unification de rachat //
Projet de fusion des sociétés de chemins de fer de Turquie d'Europe (1893-1895) // Lettre de Théodore
Berger à Edgar Vincent (10 octobre 1893).
5- ANONMYME, « Les locomotives pour trains de voyageurs du chemin de fer ottoman Jonction
Salonique-Constantinople », In. Schweizerische Bauzeitung, vol. 27, cahier 8, 22 février 1896, pp. 48-52,
https://www.e-periodica.ch/digbib/view?pid=sbz-002:1896:27:28::103#867
6- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Firman – Convention – Cahier des charges – Statuts –
Traité d'exploitation avec la Régie Générale // Traité d'exploitation.
7- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 333 // Chemins de fer turcs - projet d'unification de rachat //
Projet de fusion des sociétés de chemins de fer de Turquie d'Europe (1893-1895) // Lettre de Théodore
Berger à Edgar Vincent (10 octobre 1893).
8- ibid.

296
Malgré l'attractivité de cette offre pour les intérêts de la compagnie du chemin
de fer trans-macédonien, la deuxième phase de la combinaison comporte de
nombreuses incertitudes. Une fois en possession du capital-actions des trois
compagnies, la Deutsche Bank entend convaincre le gouvernement impérial de
procéder au rachat de toutes les actions, et de transformer en titres d'Etat, les obligations
émises ou à émettre. La Porte concéderait alors l'exploitation de toutes les voies ferrées
balkaniques à une société à créer sous les auspices de la Compagnie des orientaux. Afin
de demeurer maîtresse des lignes, celle-ci, après sa transformation, devra racheter le
matériel roulant à l'Etat ottoman9. Cette combinaison permettrait à la Deutsche Bank
d'une part, de conserver et d'étendre son emprise sur les chemins de fer balkaniques, et
d'autre part, de transformer les différentes obligations relatives aux compagnies
ferroviaires en « un titre uniforme directement garanti par le gouvernement », ce qui
faciliterait leur placement et leur écoulement sur « les places les plus importantes de
l'Europe » telles que « Paris, Francfort, Berlin, Vienne et la Suisse »10. Sur ce point, la
Banque Ottomane trouverait un intérêt certain. Comme nous l'avons examiné plus haut,
à cette période l’émission des obligations relatives à la CJSC est en cours. Et les
premiers résultats s'avèrent très mitigés11. La Banque Ottomane renoncerait donc à une
part conséquente des bénéfices de l'exploitation de la ligne Salonique < > Dédéagatch,
mais se libérerait du service des obligations, que l'Etat ottoman prendrait à sa charge 12.
De plus, en créant une société unique, englobant 2000 kilomètres de chemins de fer
environ, l'établissement d'un nouveau contrat d'exploitation semble inévitable. Sur cet
aspect, il paraît évident que la Porte serait dans l'incapacité de résister aux exigences
d'une compagnie ferroviaire dont l'hégémonie s'étend à tous les lignes de la Turquie
d'Europe.
Pourquoi le gouvernement impérial accepterait-il cette proposition ?
Premièrement, selon la Deutsche Bank, le trésor ottoman n'assurerait aucune charge
supplémentaire car le service des obligations serait couvert par les garanties
kilométriques allouées, pour l'heure, aux différents réseaux. L'unification des

9- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 333 // Chemins de fer turcs - projet d'unification de rachat //
Projet de fusion des sociétés de chemins de fer de Turquie d'Europe (1893-1895) // Note au sujet d'une
fusion des chemins de fer orientaux, du chemin de fer de Salonique à Monastir et du chemin de fer de
Salonique à Dédéagatch (5 décembre 1893).
10- ibid.
11- Presse // Le Temps, non titré (11 juin 1894), http://www.entreprises-coloniales.fr/proche-
orient/Salonique-Constantinople.pdf
12- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 333 // Chemins de fer turcs - projet d'unification de rachat //
Projet de fusion des sociétés de chemins de fer de Turquie d'Europe (1893-1895) // Programme pour la
fusion des trois compagnies de chemins de fer de la Turquie d'Europe (24 décembre 1895).

297
compagnies, amenant à la création d'une administration unique, à la fin des régimes
concurrentiels et à la mise en commun du matériel roulant, laisse présager d'une
réduction des frais d'exploitation, au bénéfice de l'Etat. De plus, en devenant le « maître
absolu »13 des chemins de fer balkaniques, le gouvernement impérial appliquerait les
tarifs qu'il juge le plus adapté et mettrait fin aux distorsions d'intérêts existant entre les
compagnies et le trésor ottoman. Sous le régime des garanties kilométriques,
l'exploitation est assurée d'une rente fixe pour l'ensemble de la ligne. Dans le cas où les
recettes dépassent le montant de la garantie, une partie de ces revenus est alors accordée
à l'Etat. Mais dans cette éventualité, les frais d'exploitation et d'entretien augmentent
proportionnellement à l'accroissement du trafic, et la compagnie ne dispose plus que
d'une part réduite sur les recettes afin de couvrir ces dépenses. Par exemple, faisons
l'hypothèse qu'une garantie kilométrique de 15 000 francs est accordée sur les revenus
bruts d'un chemin de fer, et considérons qu'au rythme d'un train par jour, ces mêmes
revenus atteignent la somme de 10 000 francs par kilomètre. L'Etat se charge alors de
fournir la différence soit 5000 francs. Si l'on déduit les frais d'exploitation, que l'on
évalue à 4000 francs, la compagnie engrange un bénéfice net de 11 000 francs. Par
contre, dans l'éventualité où l'on ferait circuler deux trains, le coût du service ferroviaire
passerait à 6000 francs. Les revenus tirés de l'exploitation s’élèveraient également, pour
atteindre 15 000 francs. Et dans cette éventualité, l'Etat n'est plus chargé de combler un
quelconque déficit14. La société d'exploitation ne perçoit donc plus que 9 000 francs de
bénéfices. Pour ces raisons, certaines compagnies ont « une tendance naturelle à
restreindre le trafic »15 : Selon l'ouvrage intitulé Essai sur l'histoire financière de la
Turquie, publié par Du Velay en 190316, qui s'attache à décrire « les vices essentiels du
système »17, l'octroi d'une garantie kilométrique « aboutit au résultat absurde que moins
une ligne travaille, et plus les bénéfices de l'exploitant son considérables, et qu'ils
atteindraient leur maximum si la ligne n'avait ni voyageurs, ni marchandises à

13- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 333 // Chemins de fer turcs - projet d'unification de rachat //
Projet de fusion des sociétés de chemins de fer de Turquie d'Europe (1893-1895) // Programme pour la
fusion des trois compagnies de chemins de fer de la Turquie d'Europe (24 décembre 1895).
14- DU VELAY A., Essai sur l'histoire financière de la Turquie : depuis le règne du sultan Mahmoud II
jusqu'à nos jours, Paris, 1903, p. 553, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65442436
15- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 333 // Chemins de fer turcs - projet d'unification de rachat //
Projet de fusion des sociétés de chemins de fer de Turquie d'Europe (1893-1895) // Projet de fusion des
chemins de fer de la Turquie d'Europe (décembre 1893).
16- DU VELAY A., Essai sur l'histoire financière de la Turquie : depuis le règne du sultan Mahmoud II
jusqu'à nos jours, Paris, 1903, p. 553, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65442436
17- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 333 // Chemins de fer turcs - projet d'unification de rachat //
Projet de fusion des sociétés de chemins de fer de Turquie d'Europe (1893-1895) // Projet de fusion des
chemins de fer de la Turquie d'Europe (décembre 1893).

298
transporter, c'est-à-dire aucun train circulant »18.
Mais encore une fois, des litiges juridiques, ceux engagés par la nouvelle
administration de la Compagnie des orientaux, empêchent toute cession. L'accord
préliminaire conclu entre les représentants de la Deutsche Bank et les actionnaires de la
CJSC rappelle cette affaire, dont la résolution est une « condition de l'arrangement »19.
Lors de la signature de cette entente, en 1894, la Porte est toujours poursuivie par la
compagnie pour non-respect des clauses de la convention de 1872, qui l'engageait
notamment à la modernisation des infrastructures portuaires de Salonique et de
Dédéagatch. La Deutsche Bank exige ainsi, comme condition supplémentaire à la
conclusion de la fusion, « que la construction [de ces] ports soit assurée par un
paiement en espèces ou par une garantie correspondante »20. Un double obstacle se
dresse donc devant le projet d'unification. D'une part, la Porte doit être convaincue de
participer à une affaire qui aboutira à un renforcement de l'influence austro-allemande
sur l'avenir général des finances ottomanes, et d'autre part, en acceptant la proposition
de fusion, le gouvernement impérial doit se résoudre à « régler toutes les questions
pendantes avec les chemins orientaux »21.
Au cours de l'année 1895, la mise en exploitation de la section Salonique < >
Kilindir témoigne de l'abandon progressif du projet d'unification porté par la Deutsche
Bank22. A l'évidence, le gouvernement impérial n'était pas disposé à permettre
l'établissement de l'étreinte austro-allemande sur presque la totalité des lignes
balkaniques. De plus, le déploiement de capitaux français dans l'affaire de la
construction des quais et du port de Salonique, lancée en 1896, semble soutenir cette
analyse. Entre la fin de l'année 1892 et les derniers mois de l'année 1895, la Banque
Ottomane et les actionnaires de la CJSC, ont ainsi reconsidéré la toute puissance
apparente des capitaux allemands et de la Compagnie des orientaux. En dépit de ce
premier échec, la Deutsche Bank et la Wiener Bankverein n'abandonnent pas leur projet
d'unification des compagnies ferroviaires balkaniques.

18- DU VELAY A., Essai sur l'histoire financière de la Turquie : depuis le règne du sultan Mahmoud II
jusqu'à nos jours, Paris, 1903, pp. 553-554, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65442436
19- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 333 // Chemins de fer turcs - projet d'unification de rachat //
Projet de fusion des sociétés de chemins de fer de Turquie d'Europe (1893-1895) // Procès-verbal d'une
réunion tenue à Paris le 6 décembre 1894.
20- ibid.
21- ibid.
22- Presse // Le Temps, Salonique-Constantinople (10 juin 1895), http://www.entreprises-
coloniales.fr/proche-orient/Salonique-Constantinople.pdf

299
2- L'Allemagne en route vers l'Orient ?

En 1898, un événement politique va permettre de renforcer l'influence des


décideurs germaniques sur l'avenir de l'Empire ottoman, il s'agit du voyage à
Constantinople de l’empereur d'Allemagne, Guillaume II. Cette visite officielle auprès
du sultan Abdul-Hamid, scelle l'alliance turco-allemande, qui se poursuivra jusqu'à
la fin de la Grande Guerre23. Depuis l'écartement du chancelier Bismarck, en 1890,
Guillaume II souhaite développer une relation privilégiée avec l'Empire ottoman. A
l'inverse de la Russie, de la France et du Royaume-Uni, l'Allemagne se présente comme
dénuée de politique d'expansion territoriale dirigée contre l'Empire. Et d'après les
mémoires du sultan Abdul-Hamid, rapportées par Ali Mérad dans son ouvrage intitulé
L'Empire ottoman et l'Europe, paru en 2007, cette vision de l'influence allemande est
partagée par la Porte24. Durant toute la décennie 1890, qui fut inaugurée par le premier
voyage de Guillaume II à Constantinople, la pénétration de l'Allemagne dans l'Empire
ottoman n'a cessé de s'élargir et de se renforcer. Celle-ci touche principalement les
domaines économiques et militaires, mais également ceux de l'éducation, de
l'agriculture et des organisations religieuses25. L'amitié du Kaiser a cependant un prix,
qui se traduit notamment par l'octroi de faveurs aux sociétés allemandes opérant dans
l'Empire26.
En 1902, forte du soutien de Berlin et de la bienveillance des autorités
impériales à son égard, la Deutsche Bank propose à la Banque Ottomane un nouveau
projet d'unification des compagnies ferroviaires de Turquie d'Europe. La combinaison
planifie le rachat des actions des trois sociétés par l'Etat ottoman, la mise en place d'un
système de garantie des obligations émises ou à émettre, et la création d'une compagnie
d'exploitation prenant la forme d'une régie co-intéressée, appelée Société des chemins
de fer de l'Etat. La direction de celle-ci serait confiée à la fois au gouvernement
impérial et à la Compagnie des orientaux. Pour réaliser l'opération, la Porte s'engagerait
à contracter un emprunt de 145 millions de francs auprès du trust zurichois, qui le
« vendrait simultanément à la Deutsche Bank et à la Banque Ottomane, si celle-ci

23- MAZEL G., Le chemin de fer de Bagdad, Montpellier, 1914, p. 29,


https://archive.org/details/lechemindeferdeb00mura
24- « L'Allemagne est la seule puissance à laquelle nous pouvons confier avec quelque sécurité, la
construction de nos chemins de fer, nous pouvons être certains que ce qui prime pour elle, ce sont les
intérêts économiques et financiers », In. MERAD A. L'Empire ottoman et l'Europe : d'après les Pensées
et Souvenirs du sultan Abdul-Hamid II (1876-1909), Paris, 2007, p. 112.
25- MAZEL G., Le chemin de fer de Bagdad, Montpellier, 1914, p. 15.
26- ibid., p. 29.

300
voulait en être »27. L'objectif affiché par la banque allemande est, ici encore, « d'asseoir
l'exploitation sur des bases rationnelles, en supprimant l'antagonisme que le système
actuel des garanties crée entre les compagnies et l'Etat »28. Mais pour la Banque
Ottomane, « il est tout à fait impossible de comprendre le but auquel tend la
combinaison exposée »29. En effet, cette institution bancaire perçoit la proposition
comme une manœuvre visant à la création d'un « trust », dont le financement se fera à
la charge du trésor ottoman, sans même lui procurer de nouveaux avantages. Malgré
l'insistance de la Deutsche Bank, la Banque Ottomane repousse cette seconde offre de
fusion30.
La correspondance des dirigeants de la Banque Ottomane révèle que ces
négociations se tiennent entre la fin du mois de février 1902 et le début du mois de mars
de la même année. A cette période, la question de la participation de cette banque à
l'affaire du chemin de fer appelé à relier Berlin à Bagdad est l'objet de discussions.
Dans une lettre rédigée par le directeur de la Banque Ottomane, Frank Auboyneau,
explicitant l'opposition de ce dernier au projet de fusion, le dernier paragraphe démontre
la concomitance des deux sujets de négociations. En effet, il y est indiqué que, « en ce
qui concerne le Bagdad, (…) deux ou trois jours de répit » sont demandés afin d'avoir
« le temps de consulter tous [les] participants sur le point qui est demeuré en
suspens »31.
Ces tentatives de prise de contrôle des compagnies ferroviaires balkaniques
coïncident avec l'extension de l'influence allemande en Turquie d'Asie. En 1889, les
milieux financiers allemands, représentés par Alfred Kaulla notamment, obtiennent
l'exploitation de la ligne reliant le port de Haidar-Pacha, sur le Bosphore, à Ismidt,
auparavant sous contrôle britannique32, et parviennent à acquérir une concession pour
l'extension de ce chemin de fer à Ankara 33. La Société du chemin de fer d'Anatolie a été

27- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 333 // Chemins de fer turcs - projet d'unification de rachat //
Projet élaboré par la Deutsche Bank pour la formation d'une société ottomane des chemins de fer de l'Etat
(février 1902) // Copie d'une lettre du Dr. Gwinner à M.F. Auboyneau (27 février 1902).
28- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 333 // Chemins de fer turcs - projet d'unification de rachat //
Projet élaboré par la Deutsche Bank pour la formation d'une société ottomane des chemins de fer de l'Etat
(février 1902) // Lettre (3 mars 1902).
29- ibid.
30- ibid.
31- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 333 // Chemins de fer turcs - projet d'unification de rachat //
Projet élaboré par la Deutsche Bank pour la formation d'une société ottomane des chemins de fer de l'Etat
(février 1902) // Copie d'une lettre du Dr. Gwinner à M.F. Auboyneau (24 février 1902).
32- EARLE E., Turkey, the great powers, and the Bagdad railway : a study in imperialism, New-York,
1923, p. 32, https://archive.org/details/turkeygreatpower00earlrich
33- AULNEAU J., La Turquie et la guerre, Paris, 1915, p. 287,
https://archive.org/details/turquieetlaguerr00auln

301
créée afin de construire et d'exploiter l'ensemble de la ligne. Au mois de février 1893,
Kaulla signe un accord avec l'Etat ottoman pour le prolongement de ce chemin de fer en
direction de Césarée, l'actuelle ville de Kaysérie en Cappadoce. Le contrat prévoit
l'extension de cette ligne à la Mésopotamie34. Et c'est après la conclusion de cette
entente que l'intérêt allemand pour l'installation d'un axe ferroviaire entre Berlin et
Bagdad s’accroît. La prise de contrôle de la ligne trans-macédonienne permettrait non
seulement à l'axe appelé à relier ces deux villes de bénéficier d'une voie alternative,
évitant le territoire bulgare, mais de plus, dans l'éventualité d'une extension vers
l'Adriatique du chemin de fer de Monastir, une deuxième voie stratégique prendrait
forme, celle reliant les ports de cette mer à Salonique, à Constantinople et à Bagdad.
Carte Berlin – Bagdad par les trois voies

3- Les réseaux de l'impérialisme : structurations, antagonismes et alliances

L'étude des conseils d'administration d'une grande partie des compagnies


opérant dans l'Empire ottoman en 1911, réalisée grâce à l'ouvrage de Pech 35, intitulé
Manuel Des Sociétés Anonymes Fonctionnant en Turquie, paru la même année, a
apporté de précieuses informations sur l'articulation des réseaux d'influence qui
caractérisent les projections impérialistes dans l'Orient méditerranéen. Soulignons-le
dès à présent, la présentation qui va suivre tend à restituer une sorte de photographie
d'une situation mouvante. Les créations de sociétés, ainsi que les opérations de rachat,
redéfinissent régulièrement les sphères de partage de l'économie ottomane. Mes travaux
se réfèrent donc à l'année 1911. Ils ont porté sur la gestion de 23 compagnies. Il s'agit
plus précisément de cinq institutions bancaires (la Deutsche Bank (1), la Banque
Ottomane (2), la Banque des chemins de fer orientaux (3), la Banque de Salonique (4),
la Wiener Bankverein (5)), de sept sociétés ferroviaires (Compagnie des orientaux (6),
Société du chemin de fer d'Anatolie (7), Société impériale du chemin de fer de Bagdad
(8), Société du chemin de fer Smyrne-Cassaba (9), Société du chemin de fer Damas-
Hama et prolongements (10), Compagnie du chemin de fer Mersin-Tarsous-Adana (11),
Compagnie Jonction Salonique-Constantinople (12)), et enfin, de onze entreprises

34- CHERAMADE A., La question d'Orient: La Macédoine. Le chemin de fer de Bagdad, Paris, 1903, p.
22, https://archive.org/details/laquestiondorie00chgoog
35- PECH E., Manuel Des Sociétés Anonymes Fonctionnant en Turquie, Paris, 1911,
https://archive.org/details/ManuelDesSocittsAnonymesFonctionn

302
industrielles (Compagnie des eaux de Constantinople (13), Société franco-ottomane
d'études industrielles et commerciales (14), Société des docks, quais et entrepôts de
Constantinople (15), Société des mines de Kassandra (16), Société industrielle et
commerciale de Salonique (17), Nouvelle filature de Salonique (18), Société pour le
commerce, l'industrie et l'agriculture dans l'Empire ottoman (19), Société des mines de
Sélénitza (20), Société du port de Haidar-Pacha (21), Société d'Héraclée (22),
Compagnie ottomane du port, des quais et des entrepôts de Beyrouth (23))36.
A l'examen du conseil d'administration de chacune de ces compagnies, il s'avère
que la France et l'Allemagne dirigent deux forces homogènes et concurrentes sur le
terrain ottoman. La première de ces puissances exercent un pouvoir sans partage sur les
sociétés portant l'identification suivante : 2, 9, 10, 12, 13, 14, 15, 19, 20, 22 et 23. D'un
autre côté, l'emprise de l'Allemagne est quasi-totale sur les compagnies avec le numéro
1, 3, 5, 6, 7, 11 et 21. A travers la Banque Ottomane, dont la création scelle l'alliance
franco-britannique en terrain ottoman, certains banquiers anglais représentent les
intérêts du Royaume-Uni mais leur rôle demeure secondaire. Londres contrôlait deux
compagnies ferroviaires en Turquie d'Asie : la Société du chemin de fer Smyrne-
Cassaba, exploitant la ligne allant d'Izmir à une ville de l'intérieur, l'actuelle Turgutlu,
qui fut rachetée par un groupe français en 1893 37, et la Société du chemin de fer
Smyrne-Aidin, toujours sous contrôle anglais en 1911. La voie ferrée gérée par cette
dernière, longue de 360 kilomètres, relie la côte égéenne à Dinar, qui se trouve à
environ 100 kilomètres au Nord d'Antalya 38. Enfin, dans une moindre mesure, le clan
Allatini, qui est allié à d'autres familles israélites levantines, telles que les Misrachi, les
Morpugo et les Fernandez39, parvient à contrôler les conseils d'administration de
plusieurs compagnies, opérant surtout en Macédoine. Il s'agit de celles portant le
numéro : 4, 16, 17 et 18. La création d'un schéma (annexe 5) a permis de mettre en
évidence le fonctionnement de ces milieux d'affaires, qui permettent l'articulation de
l'impérialisme européen dans l'Empire ottoman finissant40. A l'examen des conseils
d'administration des grandes compagnies répertoriées 41, seule la Société impériale du

36- PECH E., Manuel Des Sociétés Anonymes Fonctionnant en Turquie, Paris, 1911.
37- ibid., p. 68.
38- André Brisse, « Le réseau ferré de l'Asie mineure », In. Annales de Géographie, 12e année, n° 62 (15
mars 1903), pp. 175-180, http://www.persee.fr/doc/geo_0003-4010_1903_num_12_62_6308
39- HEKIMOGLOU E., The Immortal Allatini : Ancestors and relatives of Noémie Allatini-Bloch (1860-
1928), 2002,
https://www.academia.edu/2306815/The_immortal_Allatini_Ancestors_and_Relatives_of_Noemie_Allati
ni-Bloch_1860-1928_
40- Voir annexe 1 : Réseaux impérialistes dans l'Empire ottoman finissant.
41- PECH E., Manuel des sociétés anonymes fonctionnant en Turquie, Constantinople, 1911.

303
chemin de fer de Bagdad (8) permet de réunir les réseaux français et allemand. De plus,
les individus les plus influents au sein de ces réseaux y sont réunis. En se focalisant sur
les vingt gestionnaires de la Société Impériale du chemin de fer Bagdad, il apparaît que
ces derniers parviennent à capter 84 des 190 sièges d'administrateur disponibles au sein
des grandes compagnies agissant dans l'Empire ottoman à la veille de la Grande Guerre
(annexe 6). Cette particularité nécessite de détailler la mise en place de cette alliance,
qui a suscité les contestations de la diplomatie française.
Menés entre 1893 et 1902, les tentatives de fusion des trois compagnies
ferroviaires de Turquie d'Europe n'ont pas permis le regroupement des milieux
financiers français et allemands. Toutefois, un autre projet d'envergure va permettre de
les réunir, la réalisation de l'affaire du chemin de fer Bagdad. Rappelons que la
Compagnie du chemin de fer d'Anatolie dispose d'une ligne allant de Constantinople à
Ismidt (90 kilomètres), en mer de Marmara, et de ce port à Ankara (486 kilomètres),
située, comme nous le savons, au cœur du plateau anatolien. Cette voie ferrée, à
l'écartement normal (1m. 44) est mise en service dans les dernières semaines de l'année
189242. A cette période, trois projets s'affrontent pour la mise en place d'un chemin de
fer en direction de Bagdad. Le premier, défendu par « un syndicat anglais »43, vise à
installer une ligne qui longerait le littoral de la mer Noire sur 350 kilomètres environ,
jusqu'à Amasya, avant d'être redirigée vers le Sud-Est, selon l'axe Sivas-Diyarbakir-
Mossoul, au Nord de l'Irak44. Mais ce tracé est considéré comme une menace par
l'Empire russe, qui contrôle à cette époque le Sud du Caucase 45. C'est précisément pour
cette raison que la Porte s'est refusée à accepter le projet britannique, soumis à son
approbation en 189246. Le plan français, porté par l'ingénieur Dumont, préconise
« l'établissement d'une voie ferrée Alexandrette-Bagdad »47. Il s'agit de relier les côtes
de Syrie, à la Mésopotamie en traversant une partie de la zone d'influence française, qui
englobe Beyrouth, Damas et Alep48. Mais ce projet, qui sert donc avant tout les intérêts
de Paris, est également refusé par la Porte 49. Enfin, le programme allemand, porté par la

42- Brisse André, « Le réseau ferré de l'Asie Mineure », In. Annales de Géographie, t. 12, n° 62, 1903.
pp. 175-180, www.persee.fr/doc/geo_0003-4010_1903_num_12_62_6308
43- MAZEL G., Le chemin de fer de Bagdad, Montpellier, 1914, p. 59.
44- ILITCH A., Le chemin de fer de Bagdad au point de vue politique, économique et financier,
Bruxelles, 1913, p. 19, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k939521n
45- MAZEL G., Le chemin de fer de Bagdad, Montpellier, 1914, p. 59.
46- ibid.
47- ibid. p. 40.
48- ILITCH A., Le chemin de fer de Bagdad au point de vue politique, économique et financier,
Bruxelles, 1913, p. 16.
49- MAZEL G., Le chemin de fer de Bagdad, Montpellier, 1914, p. 49.

304
Compagnie du chemin de fer d'Anatolie, dont la Deutsche Bank assure le financement,
propose de prolonger la grande artère aboutissant pour l'heure à Ankara, en direction de
Sivas, de Diyarbakir, de Mossoul et de Bagdad. Toutefois, les difficultés relatives à la
construction de cette ligne, ainsi que les mises en garde russes, poussent les
administrateurs de la société à établir un projet ferroviaire de substitution. Il vise à la
mise en place d'un chemin de fer, partant de la ligne Constantinople < > Ankara, et
dirigé vers la Mésopotamie en passant par Konya, Adana et Mardin, localité située à
une cinquantaine de kilomètres au Sud-Est de Diyarbakir 50. A l'évidence, le contrôle
exercé par les acteurs allemands sur la ligne Constantinople < > Ankara ne laisse que
peu de doutes sur le choix final de la Porte. En effet, choisir le projet allemand relève
d'une haute importance stratégique pour l'Empire. Compte-tenu de l'expansion française
en Syrie, de celle des Russes au Caucase, et de l'installation du Royaume-Uni en Egypte
et à Chypre, accorder la mise en place du chemin de fer de Bagdad à l'Allemagne
permettrait au pouvoir ottoman de susciter « un antagonisme entre ces puissances,
d'exploiter leur jalousie et de faire en sorte qu'elles ne puissent jamais se mettre
d'accord pour exercer une action contre lui »51.
Au mois de février 1893, Abdul-Hamid octroie donc à la Compagnie du chemin
de fer d'Anatolie une concession pour la mise en place de deux prolongements : « l'un
se détachant » de la station « d'Eski Chéhir » qui se trouve approximativement au centre
de l'itinéraire emprunté par la voie principale, « pour atteindre Konya vers le Sud »,
long de 444 kilomètres, et l'autre reliant le terminus oriental de la ligne à Kaysérie, en
Cappadoce, avec un « prolongement éventuel (…) jusqu'à Bagdad »52. Selon l'ouvrage
d'André Chéramade, paru en 1903, intitulé La Macédoine et le chemin de fer de
Bagdad, la connexion à installer vers l'Irak devait traverser le centre du plateau
anatolien, en incluant notamment Sivas et Diyarbakir53. Mais selon la même source, ce
tracé fut abandonné car la section Ankara < > Kaysérie s'est avérée « bien trop onéreuse
à établir »54. Et pour cette raison, seule la ligne Eski Chéhir < > Konya est finalement
installée. Celle-ci est « livrée au trafic » en 189655.
Suite à l'extension des lignes de la Compagnie du chemin de fer d'Anatolie, à

50- ILITCH A., Le chemin de fer de Bagdad au point de vue politique, économique et financier,
Bruxelles, 1913, pp. 18-19.
51- ibid., p. 43.
52- CHERAMADE A., La Macédoine et le chemin de fer de Bagdad, Paris, 1903, p. 22.
53- ibid., p. 22.
54- ibid., p. 22.
55- PECH E., Manuel Des Sociétés Anonymes Fonctionnant en Turquie, Paris, 1911, p. 61.

305
Konya, la construction d'un prolongement de 200 kilomètres est lancée en 1899. Pour
mener les travaux, la Société pour la construction du chemin de fer Konya-Eregli-
Boulgourlou est formée la même année, à Francfort, sous les auspices de la Deutsche
Bank56. Le 5 mars 1903, plus d'un an avant l'achèvement de la prolongation de la ligne
anatolienne à Boulgourlou (l'actuelle Bulgurluk), située dans les plaines faisant face au
versant Nord des monts Taurus, une nouvelle concession est accordée au groupe
allemand afin de poursuivre les travaux en direction du golfe persique. Selon l'accord,
conclu entre le gouvernement impérial et Zander, le directeur de la Compagnie du
chemin de fer d'Anatolie, l'itinéraire à emprunter est le suivant : Erégli, Adana,
Osmanyie, Kilis, Bahce, Nisebin (aujourd'hui Nusaybin), Mossoul, Tikrit, Bagdad,
Kerbala et Bassora57. Cependant, la traversée des « redoutables gorges du Taurus »58
impose une levée de capitaux que la Deutsche Bank, principal bailleur de fonds de ce
projet d'envergure, n'est pas en mesure d'assurer seule. Une alliance avec la Banque
Ottomane permettrait à la compagnie d'accéder aux places de Londres et de Paris.
D'après l'ouvrage de Georges Mazel, intitulé Le chemin de fer de Bagdad publié en
1911, cette banque prend alors conscience de tenir « la clef essentielle qui ouvrira à la
Compagnie de Bagdad la route jusqu'à la capitale de Mésopotamie »59.
Lors de la constitution de la Société Impériale du chemin de fer de Bagdad, au
mois d'avril 1903, la Banque Ottomane sut s'accaparer une part non négligeable de
l'affaire. Sur les 30 000 actions de la compagnie, cette banque en capte entre 8000 et
900060. Mais des difficultés d'ordre politique surviennent. Le ministre français des
Affaires étrangères, Delcassé, s'oppose à la participation de la Banque Ottomane à la
Société Impériale du chemin de fer de Bagdad. En effet, comme ce dernier l'affirme
durant une séance parlementaire extraordinaire tenue le 23 novembre 1903, Paris a
« pris la décision de refuser son approbation à des arrangements préparés entre
capitalistes français et capitalistes étrangers, parce qu'il avait estimé que la part faite à
l'influence et à l'action françaises n'était pas suffisante »61. Delcassé décide ainsi

56- Le recueil financier : annuaire des valeurs cotées aux bourses de Paris et de Bruxelles (13e année),
Paris & Bruxelles, 1906, p. 605.
57- HERSHLAG Z.Y., Introduction to the Modern Economic History of the Middle East, Leiden, 1964,
p. 318.
58- CHERAMADE A., La question d'Orient: La Macédoine. Le chemin de fer de Bagdad, Paris, 1903, p.
123.
59- MAZEL G., Le chemin de fer de Bagdad : étude économique et commerciale, 1911, p. 462.
60- Ottoman Banc Archives and Research Center (OBARC) // Digital library // LA24009002-Bagdad
railway (1903-1908) // LA2400900200021 // Lettre (1er décembre 1903).
61- Presse // Journal officiel de la République française - Débats parlementaires, Chambre des députés –
séance du lundi 23 novembre (24 novembre 1903), http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6450885d

306
d'interdire l’émission des titres relatifs au chemin de fer de Bagdad sur la place
parisienne62. En réalité, les considérations économiques s'avèrent ici secondaires. La
mise en place d'une ligne allemande allant de Constantinople à la Mésopotamie est
perçue comme une grave menace, non seulement pour l'influence française en Syrie,
mais également pour celle du Royaume-Uni dans le golfe persique. C'est ainsi contre
l'avis de la Banque Ottomane, que ces puissances feront obstruction à l'affaire du
chemin de fer de Bagdad63. Sur la question des tentatives d'internationalisation
financière de cette affaire ferroviaire, et de leurs échecs successifs, le lecteur est invité à
se référer à la thèse de Jacques Thobie, intitulée Intérêts et impérialisme français dans
l'Empire ottoman (1895-1914)64.
Par ailleurs, l'Allemagne doit surmonter un autre obstacle. Aux premières années
du XXe siècle, la Russie projette de s'étendre, depuis le Caucase, en Perse et au
Kurdistan. La ligne de Bagdad est ainsi perçue à Saint-Pétersbourg comme un outil au
service du redimensionnement du pouvoir de Constantinople. La Russie est donc
également opposée à sa mise en place. Russes et allemands parviennent toutefois à un
accord, au début de l'année 1911, après la conférence de Potsdam, qui établit un partage
des sphères d'influence dans la région. La Russie s'engage à lever son opposition à la
ligne allemande et à favoriser la mise en place d'un raccordement entre celle-ci et
Téhéran. En échange, l'Allemagne déclare reconnaître la présence russe au Nord de la
Perse65. Cet arrangement, qui a failli faire voler en éclats le grand jeu des alliances66, qui
unit notamment Saint-Pétersbourg, à Londres et à Paris, démontre l'importance du
chemin de fer de Bagdad dans l'organisation des relations de force à la veille de la
Grande Guerre.

A partir des années 1890, la Deutsche Bank tente d'infléchir les itinéraires du
réseau balkanique. Qu'il s'agisse de la mise en place des premières restructurations
ferroviaires des Balkans, entre Danube et mer Noire, ou du grand projet de
raccordement à l'Europe, ces réorganisations sont menées dans l'optique d'un

62- FLEURY A., La Pénétration allemande au Moyen-Orient, 1919-1939: le cas de la Turquie, de l'Iran
et de l'Afghanistan, Lieden, 1977, p. 21.
63- ibid.
64- THOBIE J., Intérêts et impérialisme français dans l'Empire ottoman (1895-1914), Paris, Publications
de la Sorbonne, 1977, pp. 344-355.
65- Charles Woods, « The Bagdad Railway », In. The North American Review, Vol. 208, No. 753 (Aug.,
1918), pp. 219-228, http://www.jstor.org/stable/25121975
66- ANDERSON F., Handbook for the diplomatic history of Europe, Asia, and Africa, 1870-1914,
Washington, 1918, p. 352, https://archive.org/details/handbookfordipl01hersgoog

307
raccourcissement de la route menant à Suez. L'action de la Deutsche Bank, qui s'appuie
sur un soutien diplomatique de haut niveau, et sur un réseau de banquiers et
d'industriels dont elle constitue le fer de lance, démontre la nouvelle visée qui est
projetée sur le terrain balkanique. Il s'agit désormais de rejoindre la Mésopotamie et le
golfe persique, dont les eaux conduisent, à l'instar de celles du canal de Suez, aux
mondes asiatiques. Mais comme nous l'avons examiné au cours de cette partie,
l'accomplissement de ce projet nécessite la création d'un partenariat financier
international, incluant notamment la Deutsche Bank et la Banque Ottomane, mais ni la
France, ni le Royaume-Uni, ne consentirent à cette union. L'opposition continue de ces
puissances parvient à ralentir la mise en place du chemin de fer Bagdad. A la veille de
la Grande Guerre, seules les sections faciles ont été installées, et la réalisation des
nombreux percements nécessaires à la traversée des monts Taurus est toujours
incomplète67.

67- JASTROW M., The war and the Bagdad railway, Londres, 1918, p. 109,
https://archive.org/details/cu31924027913999

308
3-3-1- Conflits et chemins de fer (1898-1907)

Au tournant du siècle, le réseau ferroviaire ottoman s'étend du cœur du plateau


anatolien aux frontières septentrionales de la Grèce et aux portes de l'Albanie, en
traversant tout le Sud de la péninsule balkanique notamment. Le rail relie alors le cœur
historique et géographique de l'Empire, là où ses réservoirs d'hommes se concentrent, à
ses territoires européens, où la contestation de son autorité se renforce de manière
remarquable à cette époque. En 1897, l'éclatement de la guerre gréco-turque, qui ouvre
la voie aux révoltes macédoniennes, révèle la profondeur stratégique des chemins de fer
ottomans, qui se muent en un redoutable outil de projection au service des armées de la
Porte.

1- Un réseau eurasiatique au service de l'état-major ottoman ?

L'importance militaire du chemin de fer trans-macédonien a été explicitée dans


le chapitre précédent. La Porte y voit un outil permettant une mobilisation rapide des
troupes impériales, en Macédoine et au Kosovo, régions qui bordent les frontières de la
Serbie, de la Bulgarie et de la Grèce. Moins d'un an après la mise en service de ce
chemin de fer, un conflit permet de mettre à l'épreuve les prévisions de l'état-major
ottoman. Au mois de janvier 1897, la Crète se révolte contre l'autorité de
Constantinople et exige son rattachement à la Grèce. La monarchie hellène y expédie
alors une armée, dans le but de soutenir le projet d'union dénommé Enosis. Au nom du
principe de maintien de l'intégrité de l'Empire ottoman, les puissances interviennent et
imposent le blocus de l’île1. Malgré l'ouverture de discussions, visant à un renforcement
de l'autonomie de la Crète vis-à-vis de la Porte, le territoire insurgé et le royaume
hellène exigent leur rattachement2. La supériorité de la flotte militaire grecque ne laisse

1- HORST F., Le blocus pacifique, Leipzig, 1919, p. 170,


https://archive.org/details/leblocuspacifiqu00falc
2- Louis Rambert, « La guerre gréco-turque de 1897 », In. Revue militaire suisse, n°11, 18e année, 1923,
p. 481-490, http://www.e-periodica.ch/digbib/view?var=true&pid=rms-001:1923:68::701#493

309
qu'une seule voie à la riposte ottomane, celle de Thessalie. Dans le courant du mois de
février 1897, la Porte dirige ses troupes vers cette région, située à l'extrême Nord de la
Grèce. Le déploiement vers la Thessalie concerne des dizaines de milliers d'hommes.
Les régiments mobilisés, en provenance d'Asie mineure pour la plupart, empruntent la
ligne de la Compagnie du chemin de fer d'Anatolie, qui relie Constantinople à Ankara et
à Konya depuis 18963. La plupart des troupes anatoliennes ne rejoignent pas
Constantinople mais s'embarque depuis le port d'Ismidt, en mer de Marmara 4. Il
apparaît que la capitale ottomane n'est pas en mesure d'assurer, parallèlement à la
mobilisation des soldats présents dans son voisinage, le transit de dizaines de milliers
d'hommes supplémentaires.
Au-delà du risque d'encombrement des gares ferroviaires et maritimes de la
capitale, c'est la menace d'une saturation de la ligne qui traverse la Thrace que l’état-
major ottoman souhaite neutraliser5. L'itinéraire maritime est toutefois restreint aux
eaux de la mer de Marmara. La menace que font peser les torpilleurs grecs empêche un
débarquement direct des mobilisés à Salonique, ou à Dédéagatch. Depuis Ismidt, les
troupes ottomanes s'embarquent à bord de navires « qui les transportent à Rodosto »6.
Elles rejoignent ensuite, après « une journée de marche », la station ferroviaire la plus
proche, Mouratli, située à une trentaine de kilomètres plus au Nord, sur la voie ferrée de
Thrace orientale7. Afin d'atteindre les frontières Nord de la Grèce, depuis cette gare, les
troupes impériales parcourent près de 800 kilomètres en chemin de fer, « empruntant la
ligne des Orientaux jusqu'à Feredjik, la ligne de Jonction Salonique-Constantinople sur
toute sa longueur jusqu'à Salonique, et la ligne de Monastir jusqu'à Karaféria »,
l'actuelle Veria, qui commande l'accès au territoire hellène8.
Les dettes du gouvernement ottoman envers la Compagnie du chemin de fer
d'Anatolie, la Compagnie des orientaux, et la Compagnie Jonction Salonique-
Constantinople, relatives au transports des troupes durant l'année 1897, permettent
d'illustrer l'importance du rail dans la mobilisation des forces ottomanes lors de la
guerre gréco-turque. La première réclame à la Porte 660 000 livres turques (14 millions

3- PECH E., Manuel Des Sociétés Anonymes Fonctionnant en Turquie, Paris, 1911, p. 61,
https://archive.org/details/ManuelDesSocittsAnonymesFonctionn
4- Louis Rambert, « La guerre gréco-turque de 1897 », In. Revue militaire suisse, n°11, 18e année, 1923,
p. 481-490, http://www.e-periodica.ch/digbib/view?var=true&pid=rms-001:1923:68::701#493
5- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 324 // Rapport du Major Kübel - Les chemins de fer en Turquie
d'Europe et leur importance militaire, 1913, p. 6.
6- Louis Rambert, « La guerre gréco-turque de 1897 », In. Revue militaire suisse, n°11, 18e année, 1923,
p. 481-490, http://www.e-periodica.ch/digbib/view?var=true&pid=rms-001:1923:68::701#493
7- ibid.
8- ibid.

310
de francs). Les deux autres sociétés de transport exigent respectivement le
remboursement de 450 000 et de 600 000 livres turques9, ce qui équivaut à 10 et 13
millions de francs10. Au regard du nombre total de kilomètres exploités par chaque
compagnie, ces montants démontrent un usage quasi équilibré des lignes ferroviaires
reliant Konya à Salonique. Concernant le chemin de fer de Monastir, qui conduit à
Karaféria, les revenus kilométriques passent de 6500 francs à 25 000 francs durant le
printemps 189711. Le succès de la mobilisation des troupes ottomanes se fonde ainsi sur
une intégration efficiente de toutes les infrastructures ferroviaires de l'Empire.
Les mémoires du directeur de la CJSC, citées par une revue militaire suisse
parue en 192312, nous indiquent l'effort déployé par les sociétés ferroviaires afin de faire
face aux impératifs de la mobilisation. Selon cette source, 120 000 soldats et 22 000
chevaux ont été transportés sur le chemin de fer trans-macédonien entre le 15 mars et le
15 mai 1897. Afin de permettre le déploiement de tous les régiments, qui fut exigé « du
jour au lendemain, sans avertissement, sans plan de mobilisation, sans aucune mesure
concertée ou prise d'avance »13 , la compagnie double le nombre d'employés travaillant
sur la ligne. En effet, il a fallu « faire venir des mécaniciens de Vienne, de France et de
Belgique, augmenter le personnel des gares pour organiser le service de nuit, aussi bien
que celui des trains »14. Pour les autres exploitations ferroviaires, la situation est
identique. D'après le directeur de la CJSC, le besoin d'ouvriers et de techniciens est tel,
« qu'on ne trouve plus de personnel dans le pays »15. Dans l'objectif de limiter les les
problématiques liées à la multiplicité des administrations ferroviaires, une commission
provisoire est établie. Elle réunit les dirigeants des quatre compagnies citées
précédemment, d'un officier de l'état-major ottoman et d'un représentant du département
des chemins de fer, qui dépend du ministère des travaux publics. Cette commission se
réunit « chaque jour à 4 heures du soir » et permet de rationaliser les ordres parfois
contradictoires en provenance de la Porte 16. D'après le directeur de la CJSC, c'est après

9- Presse // Le Temps (Paris), Questions financières (8 décembre 1897), http://www.entreprises-


coloniales.fr/proche-orient/Ch._de_fer_orientaux.pdf
10- AMAE, Documents diplomatiques – Affaires d'Orient février-mai 1897, Paris, 1897, p. 144,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9771378r
11- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 323 // Principaux résultats de l'exploitation des chemins de fer
de l'Empire ottoman pendant l'exercice de 1897.
12- Louis Rambert, « La guerre gréco-turque de 1897 », In. Revue militaire suisse, n° 11, 18e année,
1923, p. 481-490.
13- ibid.
14- ibid.
15- ibid.
16- ibid.

311
la mise en place de cette commission que « les choses ont mieux marché »17. Sur cet
aspect, un extrait des mémoires du directeur de la CJSC a été ici retranscrit. Il permet
d’illustrer au mieux les relations parfois complexes qu'entretiennent les administrations
ferroviaires et le gouvernement impérial en cette période de guerre.

« Tout cela a été semé d'incidents comiques. Je lis dans une feuille de route d'un train de
soldats : stations de Okdjilar, arrêt de dix minutes ordonnée par son excellence le
Pacha qui a voulu fumer son narghilé ! Ailleurs des officiers montent sur la locomotive,
maltraitent et blessent gravement le mécanicien et le chauffeur, parce que le train
stoppe trop longtemps à leur gré dans un croisement, attendant un autre train venant en
sens contraire. Ils sont convaincus que le mécanicien est d'accord avec l'ennemi. Un
autre jour, le maréchal commandant le 2e corps d'armée Kiazim pacha ordonne
subitement qu'on lui prépare un train spécial dont il n'indique pas la destination, et à 1
heure du matin, il part lui-même avec son wagon-salon, suivi de deux wagons remplis
d'ouvriers terrassiers. Il s'arrête en pleine voie à 3 heures du matin au kilomètre 317 où
se trouve une tranchée et ordonne aux terrassiers d'en adoucir le talus. Un imbécile
quelconque s'était avisé d'écrire directement au sultan que ces talus menaçaient
d'ébouler et qu'on les maintenait dans cet état dangereux de connivence avec les Grecs.
Sa majesté avait ordonné à son maréchal d'y aller voir personnellement avec des pelles
et des pioches. Et sans prévenir ni compagnie, ni ingénieur, ni chef d'équipe, il était
parti pour accomplir cet exploit. Et la hiérarchie ! Et la paperasserie ! Les ordres
urgents qui nous arrivent quatre jours après le moment où ils devraient avoir été
exécutés, parce qu'ils ont passé par toute la filière des bureaux militaires pour circuler
ensuite dans ceux du ministère des travaux publics et nous parviennent enfin
inexécutables parce que les ordres ont changé »18.

Il termine son témoignage de la guerre gréco-turque en rappelant que « les


chemins de fer et spécialement celui de jonction Salonique-Constantinople ont sauvé
l'Empire [car] sans eux, on n'aurait pu communiquer avec la Macédoine que par mer et
le moindre torpilleur aurait arrêté les vaisseaux de transport »19.
Cette remarque du directeur de la CJSC révèle l'importance stratégique des
chemins de fer pour la défense des territoires ottomans. Le quadrillage de la mer Egée
par la marine grecque a engendré une situation inédite dans l'histoire de l'Empire. A
17- Louis Rambert, « La guerre gréco-turque de 1897 », In. Revue militaire suisse, n° 11, 18e année,
1923, p. 481-490.
18- ibid.
19- ibid.

312
l'exception du recours à la ligne maritime Ismidt-Rodosto, la mobilisation des armées
impériales a été exclusivement effectuée par chemin de fer. Grâce au rail, la supériorité
numérique des forces ottomanes en Thessalie ne laisse aucune chance à la Grèce, qui
capitule le 17 mai 1897, quelques semaines après le déclenchement des hostilités20.

2- Un maillage territorial en voie de décomposition ?

Dans les dernières années du XIXe, la transformation du chemin de fer en voie


militaire ottomane pousse le principale groupe révolutionnaire de Macédoine à
progressivement réévaluer les méthodes de la lutte anti-turque. L'objectif de
l'Organisation révolutionnaire intérieure de la Macédoine et de la région d'Andrinople
(ORIMA), fondée en 1893 à Salonique par des macédoniens issues de peuples slaves,
consiste à pousser les forces ottomanes à commettre des massacres afin de soulever
l'indignation au sein de l'opinion européenne et de provoquer, à terme, l'intervention des
puissances et le remodelage de la région21. Regroupés dans des comités
révolutionnaires, eux-mêmes reliés à l'Exarchat bulgare, une autorité religieuse née en
1870 d'un schisme à l'intérieur du Patriarcat œcuménique de Constantinople, dirigé par
la Grèce22, ces indépendantistes forment des bandes chargées de semer la terreur parmi
les populations turques et/ou musulmanes, mais également grecques. Ces dernières sont
considérées comme des relais d'Athènes, qui défend « la Grande idée » (Megali Idea),
c'est-à-dire l'extension des frontières de la Grèce aux territoires peuplés de grecs. Les
îles de la mer Egée, la Thessalie, l'Epire et une partie de la Macédoine seraient intégrées
à la Grèce, selon ce projet d'unification. Pour l'ORIMA, les Bulgares forment la
majorité de la population de Macédoine, et cette région doit ainsi revenir entièrement à
la Bulgarie23. Ces revendications concurrentes seront à l'origine de la seconde guerre
balkanique, celle de l'été 1913, sur laquelle nous reviendrons dans la partie suivante. Le
soutien de l'ORIMA aux revendications bulgares s'explique notamment par le
rapprochement opéré entre cette organisation et un autre groupe révolutionnaire, Le

20- AMAE, Documents diplomatiques – Affaires d'Orient février-mai 1897, Paris, 1897, p. 373.
21- Ganiage Jean, « Terrorisme et guerre civile en Macédoine (1895-1903) », In. Guerres mondiales et
conflits contemporains, 2001/1 (n° 201), p. 55-81, http://www.cairn.info/revue-guerres-mondiales-et-
conflits-contemporains-2001-1-page-55.htm
22- Janin Raymond, « L'exarchat bulgare », In. Échos d'Orient, t. 18, n° 114, 1918. pp. 266-271,
www.persee.fr/doc/rebyz_1146-9447_1918_num_18_114_4208
23- Nadine Lange-Akhund, « Nationalisme et terrorisme en Macédoine vers 1900 », Balkanologie, vol.
4, n° 2, décembre 2000, http://balkanologie.revues.org/320

313
Comité Suprême. Crée en 1895 en Bulgarie sous le patronage du prince Ferdinand, ce
comité finance et équipe les membres de l'ORIMA dès 1897 24. A partir de cette date,
celle-ci est en capacité d'instaurer un climat d'insécurité inédit dans la région. Les
membres des groupes révolutionnaires, appelés comitadjis, harcèlent les troupes
ottomanes, exécutent des représentants de l'autorité de la Porte 25, et s'illustrent par de
nombreux kidnappings, dont celui du français Louis Chevalier en 1899, le directeur de
la Société des mines de Kassandra26.
L'année 1900 marque un durcissement pour l'ORIMA, qui s'oriente vers des
actions à caractère terroriste, visant prioritairement les infrastructures. Les chemins de
fer, les ponts et les lignes de télégraphes deviennent ainsi des cibles privilégiées. Afin
de détruire ces moyens de communication, un groupe spécial est formé, les tchétas 27.
Le premier attentat d'envergure contre les installations ferroviaires remonte à 1897. En
pleine guerre gréco-turque, un groupe dont la filiation demeure mystérieuse, dynamite
un pont dans les environs de Salonique, « au passage d'un train transportant 3000
soldats ottomans à la frontière de Macédoine », ainsi que des chevaux et du matériel 28.
C'est l'équivalent de quatre régiments qui s’abîme dans la rivière en contre-bas. Une
grande partie de la presse internationale relaye cette information. Selon un article du
journal australien The Telegraph, paru le 15 mars 1897, « ces troupes furent en grande
partie noyées »29.
C'est ainsi suite à la création du groupe des tchétas que les attaques contre les
infrastructures ferroviaires se multiplient. La Porte répond en déployant des troupes le
long des voies ferrées et aux alentours des ponts30. Au mois d'avril 1903, un
groupuscule anarchiste dénommé Les Bateliers de Salonique, composé de bulgares et
très probablement relié à l'ORIMA31, commet une série d'attentats dans la seconde ville
de l'Empire. A l'aide d'explosifs, les anarchistes détruisent le siège de la Banque

24- Ganiage Jean, « Terrorisme et guerre civile en Macédoine (1895-1903) », In. Guerres mondiales et
conflits contemporains, 2001/1 (n° 201), p. 55-81.
25- Presse // Evening news (Sydney, 1869 – 1931), News by mail (1er mars 1901), p. 6,
http://trove.nla.gov.au/newspaper/article/114022898?searchTerm=macedonia%20bands&searchLimits=l-
decade=190
26- Presse // La Dépêche tunisienne, Le brigandage en Turquie (3 juillet 1897), p. 3,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k579786c/f3.item.r=chevalier.zoom
27- Nadine Lange-Akhund, « Nationalisme et terrorisme en Macédoine vers 1900 », Balkanologie, vol.
4, n° 2, décembre 2000, mis en ligne le 20 juillet 2011.
28- Presse // The Telegraph (Brisbane, Qld. : 1872 – 1947), Dynamite Outrage (15 mars 1897), p. 5,
http://nla.gov.au/nla.news-article172155145
29- ibid.
30- Presse // New-York Tribune (1866-1924), Trouble in the Balkans (7 avril 1901), p. 4.
31- Presse // Express and Telegraph (1867-1922), An organiser of revolt (samedi 3 octobre 1903), p. 4,
http://trove.nla.gov.au/newspaper/article/209007939

314
Ottomane, un dépôt de pétrole, trois cafés, ainsi que le Guadalquavir, un navire français
de passage dans le port32. Les lignes autour de la gare de Salonique sont également
prises pour cibles33. Mais c'est à partir des premiers jours du mois d’août 1903 que les
troubles atteignent leur paroxysme. L'ORIMA lance la révolte d'Illiden, en référence au
prophète Elie de l'Ancien Testament, qui est fêté le 2 août dans le calendrier
orthodoxe34. Le lendemain de cette cérémonie, les révolutionnaires macédoniens
déclenchent une insurrection s'étendant de la région de Monastir à la Thrace orientale.
Au premier jour du mouvement insurrectionnel, l'ORIMA adresse un communiqué à la
direction de la Compagnie des orientaux. Celle-ci est avertie du lancement de la révolte
et se voit informée « qu'il y aura des attaques dirigées contre les chemins de fer ». Par
conséquent, la compagnie est invitée « à ne pas permettre, pendant ces jours au public
de voyager sur [ses lignes] pour éviter le sacrifice de victimes innocentes »35.
Malgré une reprise en quelques semaines de la région de Monastir par les forces
ottomanes, les comitadjis ne cesseront de cibler les installations ferroviaires à partir de
l'été 1903. L'utilisation croisée d'archives de presse et de documents diplomatiques a
permis de retracer une partie de ces attaques. Le pont d'Ekchison, situé sur la voie ferrée
qui relie Salonique à Monastir, est détruit le 7 août36. Le 16 août, en Thrace, les insurgés
attaquent la gare de Kouléli-Bourgas, à mi-chemin entre Constantinople et Andrinople,
ainsi que les soldats chargés de sa surveillance. Le lendemain, plusieurs villages grecs
sont incendiés dans le Nord de la Thrace, aux alentours de Kirk-Kilissé, « qui a
également été attaquée »37. Durant la première semaine du mois de septembre 1903, les
insurgés incendient en partie Andrinople et plusieurs casernes des environs. La station
d'Ekchisson, sur la ligne Salonique-Monastir, est soufflée par une explosion le 3
septembre, et les rails y menant « ont sauté sur une distance de 150 mètres » 38. Les
explosions et les embuscades sont quasi quotidiennes jusqu'au début du mois

32- AMAE // Documents diplomatiques – Affaires de Macédoine 1903-1905, Paris, 1905, p. 14,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k56138984
33- CHICLET C., « Terrorismes et violence politique », In. Confluences Méditerranée Revue
trimestrielle, n° 20, hiver 1996-1997, pp. 7-19.
34- Nadine Lange-Akhund, « Nationalisme et terrorisme en Macédoine vers 1900 », Balkanologie, vol.
4, n° 2, décembre 2000, mis en ligne le 20 juillet 2011.
35- RICHARD M., La question des réformes dans la Turquie d'Europe, Paris, 1903, p. 75-76,
https://archive.org/details/laquestiondesr00mach
36- Presse // Singleton Argus (1880-1954), Revolution in Macedonia (samedi 8 août 1903), p. 5,
http://trove.nla.gov.au/newspaper/article/79377678
37- AMAE // Documents diplomatiques – Affaires de Macédoine 1903-1905, Paris, 1905, p. 24.
38- Presse // L'Ouest Eclair (Rennes), Les événements de Macédoine (4 septembre 1903), n° 1476, p. 2,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k640085t/f2.item.r=ekchison.zoom

315
d'octobre39. La Porte répond en déployant des milliers d'hommes aux abords des
chemins de fer et des ponts. La mobilisation en masse des troupes asiatiques vers les
Balkans, qui rejoignent Ismidt ou Constantinople par la ligne anatolienne, permet le
retour à un calme précaire40. En réalité, ce n'est pas l'usage de la force par les armées
impériales qui permit de mettre fin à cette situation d'insécurité extrême qui agite tous
les territoires ottomans des Balkans depuis plusieurs mois. C'est un risque
d'embrasement général de la péninsule qui a contraint les puissances à intervenir en
faveur d'un mouvement de détente41. Les rebelles bénéficiaient du soutien tacite de la
Bulgarie, qui permet le passage de ces activistes à ses frontières. La principauté bulgare
est ainsi accusée d'offrir un refuge aux comitadjis opérant en territoire ottoman 42. Lors
de la mobilisation des forces impériales, c'est aux frontières de la Bulgarie que les
troupes d'Abdul-Hamid se massent43. Entre Uskub et les limites Sud-Ouest du territoire
bulgare, plus de « 63 bataillons [sont] échelonnés »44, c'est-à-dire 50 000 soldats45.
D'après une information transmise par le journal australien The Register, et qui
proviendrait « d'une autorité apparemment digne de confiance », l'état-major ottoman
serait en mesure de mobiliser, « pour une descente sur la Bulgarie entre 350 000 et 400
000 hommes ». Ferdinand, le prince de cet Etat depuis 1887, répond à cette menace en
déployant son armée tout le long des limites Sud du territoire. Un premier incident
frontalier, qui eut lieu dans la région de Kustendil, au Sud de Sofia, à la frontière
ottomane, manque de déclencher un conflit ouvert au début du mois d'octobre 1903 46.
Mais en cas de guerre, la neutralité des puissances n'est pas garantie. Ce conflit risque
d'être le prélude à une réorganisation complète de la Turquie d'Europe, faisant voler en
éclats le principal point d'équilibre de la question d'Orient : le maintien de l'intégrité de
l'Empire ottoman et du statu-quo dans les Balkans.
Face aux pressions des puissances, la Bulgarie désavoue, en apparence, les
rebelles macédoniens, et la Porte consent à l'ouverture de discussions en vue d'une

39- Presse // Glen Innes Examiner and General Advertiser (New South Wales,1874-1908), Fighting
resumed (vendredi 2 octobre 1903), p. 6, http://trove.nla.gov.au/newspaper/article/217898138
40- Presse // Register (Adélaide, 1901 - 1929), The Balkan troubles (mardi 13 octobre 1903), p. 5,
http://nla.gov.au/nla.news-article60001467
41- AMAE // Documents diplomatiques – Affaires de Macédoine 1903-1905, Paris, 1905, p. 41.
42- ibid.
43- Presse // Register (Adélaide, 1901 - 1929), The Balkan troubles (mardi 13 octobre 1903), p. 5,
http://nla.gov.au/nla.news-article60001467
44- AMAE, Documents diplomatiques – Affaires de Macédoine 1903-1905, Paris, 1905, p. 36.
45- Louis Rambert, « La guerre gréco-turque de 1897 », In. Revue militaire suisse, n° 11, 18e année,
1923, p. 481-490.
46- AMAE, Documents diplomatiques – Affaires de Macédoine 1903-1905, Paris, 1905, p. 35.

316
réforme des vilayets de la Turquie d'Europe47. L'insurrection de la Macédoine connaît
ainsi une baisse d'intensité à partir du mois de novembre 1903.
En réalité, les contraintes de l'hiver, mêlées à celles du relief, empêchent tout
affrontement. La neige et le froid ne permettent ni de combattre, ni même de circuler.
Les montagnes deviennent ainsi inaccessibles et les révolutionnaires macédoniens s'y
regroupent dans l'attente du printemps. Mais la Porte se prépare également. Dès la fin
du mois de février 1904, les forces impériales se concentrent à Salonique 48 et l'état-
major ottoman entreprend, dans le cadre d'une coopération avec les compagnies
ferroviaires, l'optimisation des capacités de transports. Par exemple, dès le mois de mars
1904, la CJSC prend des mesures exceptionnelles. Elle embauche 25 personnes
supplémentaires afin de soutenir les effectifs en charge de la gestion des stations et
interdit toute prise de congé. Le matériel roulant de la compagnie est renforcé par
l'achat de 15 nouvelles locomotives et un accord spécial prévoit d'effectuer le transport
des troupes « à crédit, si besoin »49.
Entre le mois de mars et le mois de mai 1904, quelques escarmouches se
produisent entre les comités révolutionnaires et les forces ottomanes dans la région de
Monastir, ainsi que dans les alentours d'Uskub50. A partir du mois de juin 1904, les
attentats à l'encontre des infrastructures ferroviaires reprennent. Le 4 juin, un colis
piégé explose à bord d'un train voyageant en direction de Salonique, tuant un garde-
freins51. Au début du mois de juillet, le dynamitage d'un pont, au Nord de Dédéagatch,
près de la station de Bodouma, provoque le déraillement « d'une locomotives et de sept
wagons »52. A la même période, les insurgés attaquent les brigades ottomanes chargées
de défendre les lignes et leur points stratégiques, tels que la station de Karassouli, qui
sert de jonction entre le chemin de fer trans-macédonien et celui du Vardar 53. Dans la
nuit du 10 juillet 1904, des coups de feu résonnent autour de la cette gare. Le
lendemain, les forces ottomanes découvrent des explosifs placés sur la voie ferrée, à
quelques kilomètres de Karassouli54.

47- AMAE, Documents diplomatiques – Affaires de Macédoine 1903-1905, Paris, 1905, p. 41.
48- Presse // Camperdown Chronicle (Victoria, 1877-1954), Turk defeat insurgents (mardi 10 mai 1904),
p. 6, http://nla.gov.au/nla.news-article22480657
49- Presse // Daily Telegraph (Lauceston, Tas : 1883-1928), Albany in revolt (lundi 9 mai 1904), p. 8,
http://trove.nla.gov.au/newspaper/article/22480657
50- Presse // Bendigo Advertiser (Victoria : 1855 - 1918), Turks in Macedonia dispersing revolutionists
(mardi 17 mai 1904), p. 2, http://nla.gov.au/nla.news-article89876147
51- AMAE // Documents diplomatiques – Affaires de Macédoine 1903-1905, Paris, 1905, p. 99.
52- ibid., p. 105.
53- ibid.
54- ibid.

317
3- Vers une nationalisation du maillage territorial balkanique ?

Durant l'été 1904, les insurgés s'occupent davantage de leur implantation dans
les campagnes macédoniennes que de la lutte contre la présence ottomane. Il s'agit de
soumettre le monde paysan au paiement de l’impôt révolutionnaire et à élargir l'emprise
de l'ORIMA55. La tentative de prise de contrôle des campagnes de Macédoine survient
suite à un accord conclu entre la Bulgarie et la Porte permettant le retour de 30 000
macédoniens bulgares ayant fui le territoire ottoman par peur des représailles 56.
L'accroissement de l'élément bulgare dans cette région est synonyme de renforcement
de l'ORIMA, qui s'oriente vers une nationalisation de la problématique balkanique. Les
comités intensifient alors leurs actions à l'encontre des populations grecques de la
région. En représailles, la Grèce encourage la formation de groupes armés, reprenant les
méthodes de l'ORIMA, qui pénètrent en territoire ottoman afin d'y mener des actions 57.
Depuis la révolte de 1903, la Serbie a suivi la même voie. Au nom de la défense des
Serbes, Belgrade encourageait l'organisation d'unités de combats, destinées à traverser
la frontière ottomane pour y défendre cette population. Et à l'automne 1904, plusieurs
de ces bandes sont signalées au Nord de Monastir. Qu'il s'agisse de la Grèce, de la
Serbie ou de la Bulgarie, ces Etats visent premièrement à la préservation de leurs leviers
ethniques, qui constitueront bientôt, les bases de leur agenda dans les Balkans. Pour
l'heure, la politique de soutien aux communautés de Macédoine amène à transformer
cette région en terrain d'expression des concurrences nationalistes.
Entre 1905 et 1907, les troubles s'intensifient dans la moitié Ouest de la
péninsule balkanique. Selon un rapport rédigé par un officiel ottoman, occupant la
fonction d'inspecteur général dans cette région, l'armée impériale affronte les groupes
révolutionnaires à 133 reprises, entre le mois de mars 1906 et le mois de juin 1907. Sur
ces 133 affrontements, 74 d'entre eux sont attribués à la lutte contre les bandes bulgares,
46 impliquent des bandes grecques, et 39 concernent des bandes serbes. Au total, ces
combats font 548 morts58. Ces données ne traduisent toutefois que partiellement la
violence des troubles qui touchent presque quotidiennement les territoires européens de
l'Empire ottoman depuis plusieurs années. Les informations manquent sur les
destructions de villages, les incendies de fermes, les viols, les affrontements entre
55- Ganiage Jean, « Terrorisme et guerre civile en Macédoine (1895-1903) », In. Guerres mondiales et
conflits contemporains, 2001/1 (n° 201), p. 55-81.
56- AMAE // Documents diplomatiques – Affaires de Macédoine 1903-1905, Paris, 1905, p. 104.
57- ibid., p. 114.
58- BERARD V., La révolution turque, Paris, 1909, p. 261.

318
bandes et le sabotage d'infrastructures. Cette situation contraint la Porte à maintenir le
déploiement de forces armées considérables en Macédoine. Mais les problèmes de
ravitaillement et l'incapacité du trésor ottoman à payer les soldats, suite aux récoltes
catastrophiques de l'année 190759, poussent ces derniers à commettre des exactions dans
les campagnes. Le mécontentement qui grandit alors dans les rangs de l'armée ottomane
rend celle-ci de plus en plus réceptive aux discours révolutionnaires du mouvement des
Jeunes Ottomans, appelé en France notamment, Jeunes Turcs.

Le conflit entre la Grèce et l'Empire ottoman montre que la Porte dispose d'un
puissant réseau de transport au tournant du XX e siècle, alliant chemins de fer et lignes
maritimes. Durant les conflits qui secouent la Turquie d'Europe à cette période, ces
voies de communication jouent un rôle primordial au maintien de l'autorité de
Constantinople. Toutefois, il semble que la situation sécuritaire dans les Balkans se
dégrade à la mesure du resserrement de l'emprise militaire ottomane. Qu'il s'agisse des
populations chrétiennes, ou des forces impériales, ces dernières développent une
sensibilité particulière à l'égard des idées nationalistes. L'essor du mouvement des
Jeunes Turcs en est la manifestation la plus visible.

59- ibid., p. 252.

319
3-3-2- La territorialisation de l'espace balkanique

et la révolution jeune turque

Cette partie tente d'expliquer le rôle du maillage territorial balkanique, remodelé


et réorganisé, dans les transformations politiques qui touchent l'Empire ottoman entre
1908 et 1912. Les capacités de mobilisation offertes par le chemin de fer trans-
macédonien engendrent une centralisation des forces ottomanes, dans trois lieux clés,
Salonique, Monastir et Andrinople. C'est cette disposition des armées impériales qui
permet l'émergence d'une insurrection d'envergure à l'encontre de l'autorité de
Constantinople, durant l'été 1908. Qu'il s'agisse de la révolution des Jeunes Ottomans,
ou de l'avènement de certains processus d'autonomisation, les structurations ferroviaires
de l'espace balkanique constituent les nouveaux supports de l'histoire.

1- Le rail : un outil à double tranchant ?

Né en 1865, l'organisation des Jeunes Ottomans œuvre à la naissance d'un grand


mouvement de réformes au sein de l'Empire. Société secrète, appliquant des rituels
empruntés à la franc-maçonnerie, elle possède des relais au sein de l'administration
impériale et surtout dans les rangs supérieurs de l'armée. En 1907, ses membres,
principalement répartis entre Paris et Salonique, créent le Comité Union et Progrès 1.
Moins d'un an plus tard, cette organisation s'appuiera sur le mécontentement des troupes
stationnées à Monastir et à Salonique afin de créer un soulèvement d'ampleur, qui
amènera à la réussite de son projet de transformation politique. Au-delà des questions
liées à la mauvaise gestion des affaires de l'Empire, particulièrement discutées parmi les
officiers, il apparaît que l'installation prolongée des troupes ottomanes à Salonique ait
favorisé l’émergence et la structuration d'un foyer de contestations, en opposition avec

1- Faruk Bilici, « Le révolutionnaire qui alluma la mèche : Ahmed Niyazi Bey de Resne », Cahiers
balkaniques, n° 40, 2012, http://ceb.revues.org/1052

320
la capitale. L’éloignement de ces officiers de la volonté impériale, et leur
rassemblement dans la seconde ville de l'Empire, ont offert les conditions nécessaires à
l’éclatement de cette révolte. C'est à Monastir, située à l'extrémité Ouest du réseau
ferroviaire balkanique, que la révolution des Jeunes Ottomans éclate. A l'été 1908, les
troupes stationnées dans la ville, « affichant sans crainte leurs opinions », contestent de
plus en plus vivement la politique de la Porte 2. La propagande du CUP, l’inefficacité de
la stratégie de l'état-major impérial en Turquie d'Europe, et surtout, le non-paiement des
soldes3, constituent autant de raisons qui poussent les troupes de Monastir à déserter en
masse à partir du mois de juillet 1908. Fidèle à la Porte, leur chef, Chemsi Pacha, est
assassiné alors qu'il est « étroitement entouré par un général, commandant de la place,
un colonel, un major, divers autres officiers, parmi lesquels son gendre, et d'une
trentaine de bachi-bouzouks »4. Pourtant, le coupable n'est même pas identifié5, ce qui
démontre l'état d'anarchie dans lequel se trouve la région. Par ailleurs, les soldats
chargés de poursuivre les déserteurs, réfugiés dans les zones montagnardes aux
alentours de Prilep et du lac d'Orhid notamment, les rejoignent dans de nombreux cas 6.
Le nombre de désertions est ainsi démultiplié tout au long du mois de juillet 1908.
La Porte considère que des gradés acquis aux idéaux révolutionnaires sont à
l'origine de cette agitation. Les archives de la Banque Ottomane montre les tentatives de
reprise en main de la situation par le sultan Abdul-Hamid. D'après une lettre du 12
juillet 1908, envoyée depuis Salonique par l'un des représentants de la banque dans la
ville, on apprend que le « maréchal ad-intérim du 3e corps d'armée [a été] rappelé
d’urgence à Constantinople » car on lui reprocherait « croit-on, son ignorance sur les
menées subversives des officiers turcs ». Un autre commandant de l'armée ottomane,
qui occupe le poste de « général d'état-major », a lui aussi été renvoyé vers la capitale
ottomane, « par train spécial », où il demeurerait, selon cette source, « sous une étroite
surveillance »7. L'avenir incertain des gradés en voie de démobilisation poussent ces
derniers à rejoindre les déserteurs. C'est le cas de deux officiers supérieurs en poste à
Monastir, dont « on a constaté la fuite » alors qu'ils « venaient d'être rappelés à

2- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 23 // Promulgation de la constitution // Troubles en


Macédoine // Lettre (12 juillet 1908).
3- Presse // Evening News (Sydney, NSW : 1869 – 1931), The Turkish ferment (samedi 25 juillet 1908),
p. 8, http://nla.gov.au/nla.news-article114758400
4- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 23 // Promulgation de la constitution // Troubles en
Macédoine // Lettre (8 juillet 1908).
5- ibid.
6- ibid.
7- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 23 // Promulgation de la constitution // Troubles en
Macédoine // Lettre (12 juillet 1908).

321
Salonique »8. D'après une archive issue de la correspondance de la Banque Ottomane,
datant du 8 juillet 1908, « ce ne sont point là les premiers qui agissent de la sorte »9.
L'axe trans-macédonien sert ainsi de voie de transport non seulement pour le rappel des
éléments soupçonnés de sédition par le service d'espionnage impériale, mais également
pour l'envoi de tous « les officiers supérieurs connus pour leur énergie », tels que
Osman Pacha10. Aux alentours du 10 juillet, ce dernier rejoint Salonique, où il attend
« l'arrivée de plusieurs bataillons d'Anatolie pour se rendre, à leur tête, à Monastir pour
l'accomplissement de sa mission »11.
Parallèlement au remplacement d'une série de cadres militaires, la Porte ordonne
donc l'envoi de troupes anatoliennes vers l'Ouest de la péninsule balkanique. C'est plus
de 50 000 hommes qui se dirigent vers Salonique et Monastir 12. Entre le 15 et le 22
juillet, 18 000 d'entre eux rejoignent le second port de l'Empire après avoir embarqué à
Smyrne. Mais tel que le souligne l'ambassadeur britannique à Constantinople, « ces
hommes ont été gagnés par la cause Jeune Turque et refusèrent catégoriquement de
mener la moindre action de représailles à l'encontre de leurs camarades révoltés 13». Le
déploiement des troupes anatoliennes a ainsi pour effet principal de renforcer la
défiance des militaires à l'égard de l'autorité impériale. Pour éviter une propagation de
la révolte à Andrinople, autre lieu de concentration des forces ottomanes, la Porte
décide de démobiliser « les soldats qui avaient fini leur temps »14. Néanmoins, ces
derniers, qui exigent le versement de leur solde, refusent de quitter leur uniforme tant
que cette exigence ne sera pas satisfaite. Le 17 juillet 1908, deux cent d'entre eux se
retranchent dans la mosquée Beyazid, la plus grande de la ville, dans l'attente de leur
rémunération15. La Porte contracte alors un emprunt de 10 000 livres turques (220 000
francs) auprès d'un établissement bancaire bulgare, la Banque Agricole, afin de régler
les soldes et de permettre le démantèlement d'un possible nouveau foyer de rébellion 16.
D'après une lettre issue des archives de la Banque Ottomane, datant du 21 juillet, grâce
8- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 23 // Promulgation de la constitution // Troubles en
Macédoine // Lettre (8 juillet 1908).
9- ibid.
10- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 23 // Promulgation de la constitution // Troubles en Macédoine
// Lettre (12 juillet 1908).
11- ibid.
12- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 23 // Promulgation de la constitution // Troubles en Macédoine
// Lettre (9 juillet 1908).
13- GOOCH G., TEMPERLEY H., British documents on the origins of the war 1898-1914, vol. 5, 1928,
p. 288, https://archive.org/details/britishdocuments06gpgo
14- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 23 // Promulgation de la constitution // Troubles en Macédoine
// Lettre (17 juillet 1908).
15- ibid.
16- ibid.

322
à cette mesure, « tout est pour le moment rentré dans l'ordre » à Andrinople17. Mais
entre-temps, la situation s'est aggravée à l'Ouest de la péninsule balkanique. Les troupes
rebelles pactisent avec des factions albanaises18, celles-ci étant en luttes pour la
préservation de leurs privilèges coutumiers19. 12 000 albanais se réunissent donc à
Verisovitch, localité située à mi-chemin de la ligne Uskub < > Mitrovitza, et en
expulsent les représentants de la Porte20. Le 22 juillet, l'envoyé du sultan à Monastir,
Osman Pacha, échappe à une tentative d'assassinat et quitte le vilayet 21. Les rebelles,
une fois en possession de la ville, adressent un ultimatum à la Porte, exigeant le
rétablissement de la constitution libérale de 1876, abrogée par Abdul-Hamid en 1878 22.
Si ce dernier refuse, les insurgés menacent de s'emparer d'Uskub et surtout, de
Salonique. Dans cette éventualité, les forces rebelles seraient en mesure d'atteindre
Constantinople en moins de 20 heures grâce au chemin de fer. Face à cette menace,
Abdul-Hamid consent au rétablissement de la Constitution de 1876, le 24 juillet 190823.

2- La Sublime Porte : une autorité en déliquescence ?

Suspendue par Abdul-Hamid depuis 1878, le rétablissement de la Constitution


adoptée en 1876 implique un retour à un régime parlementaire. Dès la promulgation
du nouvel ordre constitutionnel à l'été 1908, les luttes partisanes et l'organisation
d'élections engendrent une grave crise politique qui agite Constantinople 24. La
désagrégation de l'autorité de la Porte offre une marge de manœuvre à la Bulgarie. Le 5
octobre 1908, Ferdinand proclame l'indépendance de son Etat et prend le titre de tsar.
Le même jour, l'Autriche-Hongrie annexe la Bosnie-Herzégovine face à la crainte d'un
réveil des appétits de Belgrade, qui prône une union pan-slaviste sous impulsion serbe.

17- ibid.
18- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 23 // Promulgation de la constitution // Troubles en Macédoine
// Lettre (17 juillet 1908).
19- MANDELSTAM A., Le sort de l'Empire ottoman, Paris, 1917, p. 28,
https://archive.org/details/lesortdelempireo00manduoft
20- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 23 // Promulgation de la constitution // Troubles en Macédoine
// Lettre (18 juillet 1908).
21- GOOCH G., TEMPERLEY H., British documents on the origins of the war 1898-1914, vol. 5, 1928,
p. 288
22- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 23 // Promulgation de la constitution // Troubles en Macédoine
// Lettre (24 juillet 1908).
23- ibid.
24- Foreign Office // [Cd. 4529] 1909 - No. 1 // Correspondence respecting the constitutional movement
in Turkey 1908 // n° 116 // Sir G. Lowther to Sir Edward Grey (28 septembre 1908).

323
Le 6 octobre, c'est la Crète qui proclame son rattachement à la Grèce 25. A cette période,
la situation politique à Constantinople est très volatile. Le gouvernement impérial est
contraint de procéder au rétablissement de l'ordre constitutionnel, en organisant des
élections. Pour le sultan, qui tente de ralentir le processus électoral, malgré la menace
de déposition à laquelle il s'expose26, les décisions unilatérales prises par la Crète et la
Bulgarie peuvent constituer une aubaine. En effet, une réponse militaire nécessiterait la
mobilisation de troupes en provenance de la partie asiatique de l'Empire. Et dans ce cas,
Abdul-Hamid pourrait peut-être employer cette force pour mettre un terme à la
démocratisation de l'Empire et abroger, une nouvelle fois, la constitution de 1876. Sur
cet aspect, les populations des contrées asiatiques de l'Empire perçoivent avec une
certaine méfiance les idéaux modernistes défendus par le Comité Union et Progrès. La
situation de quasi-captivité du sultan, sous surveillance permanente et dont le rôle est
progressivement restreint, est perçue par de nombreux sujets ottomans comme une
atteinte intolérable à la dignité impériale27. Ainsi, tel que le souligne le contemporain
Youssouf Fehmi, dans un ouvrage publié en 1910 et intitulé La révolution ottomane,
une mobilisation des troupes d'Asie engendrerait « la chute de la Jeune Turquie », car
« les premiers coups de fusils seront pour les geôliers du sultan »28. Pour cette raison
principalement, les membres du Comité Union et Progrès ont semble t-il empêché toute
réponse militaire aux événements du mois d'octobre 1908.
Conscient des problématiques qui poussent à la paralysie des forces ottomanes,
le prince Ferdinand souhaite ainsi détacher la Bulgarie des derniers liens qui l'unissent à
Constantinople. Malgré le rattachement de la Roumélie orientale à l'Etat bulgare,
proclamé en 1885, cette union n'était pas synonyme d'indépendance pour les deux
principautés. Les protocoles de Constantinople, ratifiés entre le mois de novembre 1885
et le mois d'avril 1886, imposent la conservation de l'administration rouméliote, qui se
voit placer sous l'autorité de la monarchie bulgare, mais celle-ci doit agir au nom du
sultan et payer un tribut à la Porte 29. Le 20 septembre 1908, Sofia profite d'une grève
des employés de la Compagnie des orientaux pour parvenir à son but d'émancipation.

25- Presse // Le Matin : derniers télégrammes de la nuit (Paris), Tout craque dans les Balkans (8 octobre
1908), p. 1, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k568843n
26- Presse // La Croix (Paris), La Turquie nouvelle (22 août 1908), p. 5,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k257147v
27- FEHMI Y., La révolution ottomane (1908-1910), Paris, 1911, p. 22,
https://archive.org/details/larvolutionott00fehmuoft
28- ibid.
29- NORADOUNGHIAN G., Recueil d'actes internationaux de l'Empire ottoman, t. 4 (1878-1902),
Paris, 1903, p. 366, https://archive.org/details/recueildactesin02turkgoog

324
Sous prétexte d'assurer le service postal, la principauté bulgare prend le contrôle de 300
kilomètres de voies ferrées exploitées par la société ferroviaire, et dont l'Etat ottoman
est propriétaire30.
Dans l'incapacité d'apporter une réponse militaire au coup de force du prince
Ferdinand, la Porte exige le paiement de dédommagements pour ses investissements,
liés à l'installation d'infrastructures ferroviaires et portuaires notamment. La
proclamation d'indépendance de la Bulgarie est ainsi suivie par une série d'accords
réglant le montant des indemnités allouées à l'Etat ottoman 31. Un dédommagement de
125 millions de francs est établi. D'après les termes de l'article III du Protocole de
Saint-Pétersbourg, qui fixe cette indemnité, cette somme « représente pour 40 millions
de francs la redevance de la Roumélie orientale, pour 40 autres millions les 310
kilomètres des chemins de fer orientaux sis en Roumélie orientale et saisis par le
gouvernement bulgare, pour 2 millions de francs le coût et les loyers arriérés de la
ligne Bellova-Vakarel et pour 43 millions de francs la contre-valeur des propriétés du
domaine de l'État ottoman sises en Roumélie orientale et en Bulgarie32 ».
Malgré les vexations engendrées à Saint-Pétersbourg par l'émergence d'un
nouveau tsar en Bulgarie, la Russie s'engage à fournir 40 % de cette somme en
renonçant à une partie des indemnités payées annuellement par l'Empire ottoman depuis
sa défaite de 187833.
Le 9 juin 1909, c'est la Compagnie des orientaux qui négocie l'abandon de ses
droits d'exploitation au nouvel Etat. En échange d'une somme de 21 millions de francs,
elle concède la rétrocession de toutes les lignes exploitées par son administration en
Roumélie orientale. C'est le trésor ottoman qui est chargé de fournir cette somme, en
transmettant à la compagnie la moitié de l'indemnité reçue de la Bulgarie en guise de
compensation pour la saisie des lignes de l'ancienne principauté rouméliote 34. Trois
voies ferrées sont concernées par cette cession. Longue de 204 kilomètres, la première
relie Bellova, Philippopouli et Mustapha Pacha, à la frontière ottomane. La seconde
30- ANMT // Banque ottomane // 207 AQ 328 // Notes diverses et projets de contrats, chemins de fer
orientaux, Notes de M. Barin, Litiges entre le baron de Hirsch et le gouvernement // Mainmise de la
Bulgarie sur les chemins de fer orientaux (1908) // Mémoire concernant la prise de possession d'une
partie du réseau des chemins de fer orientaux (10 octobre 1908).
31- ANMT // Banque ottomane // 207 AQ 328 // Notes diverses et projets de contrats, chemins de fer
orientaux, Notes de M. Barin, Litiges entre le baron de Hirsch et le gouvernement // Mainmise de la
Bulgarie sur les chemins de fer orientaux (1908) // Bulletin financier pour le mois de janvier 1910.
32- Digithèque de matériaux juridiques et politique, Protocole de Saint-Pétersbourg (3 mars 1909),
Article 3.
33- ibid., Article premier.
34- Presse // Queensland Times (Ipswich, Qld. : 1909 – 1954), The oriental railway (mardi 8 juin 1909),
p. 5, http://trove.nla.gov.au/newspaper/

325
ligne, qui totalise 106 kilomètres, connecte Tirnova à Yambol, station raccordée à la
voie ferrée aboutissant à Bourgas, sur la mer Noire. Le chemin de fer de Nova-Zagora à
Tchirpan, d'environ 80 kilomètres, retourne également à l'Etat bulgare. Cette ligne fut
l'unique section construite dans le cadre du projet d'établissement d'une voie parallèle
par la Bulgarie dans les années 189035.

3- Vers une accélération de l'histoire ?

C'est ainsi à la faveur d'une crise politique majeure que la Bulgarie parvient à
négocier son indépendance. Pour le Comité Union et Progrès, qui remporte les élections
parlementaires, achevées à la mi-décembre 190836, la crainte d'une tentative de
renversement est réelle. Celle-ci se matérialise le 13 avril 1909. A cette date, une contre
révolution éclate dans la capitale ottomane. Des militaires en poste dans les casernes de
la Corne d'Or se mutinent et assassinent plusieurs dizaines d'officiers ainsi que des
membres du gouvernement, tous proches ou issus du mouvement des Jeunes Ottomans.
Avec l'aide des milieux conservateurs et/ou religieux, les mutins s'emparent de la
capitale « en l'espace de 36 heures »37. Leur principale revendication vise au
rétablissement de la prévalence de la loi islamique sur l'ordre constitutionnel38. La
riposte est organisée depuis Salonique, le quartier général des forces révolutionnaires.
Celles-ci s'emparent du chemin de fer reliant la seconde ville de l'Empire à Démotika,
qui commande l'accès à la Thrace, à la Bulgarie, à la mer Egée, et surtout, à
Constantinople39. Entre le 14 et le 25 avril, plus de 30 000 hommes empruntent la ligne
trans-macédonienne ainsi que celle de Thrace afin de rejoindre les faubourgs de la
capitale40. Le rail permet ainsi une mobilisation efficiente des troupes commandées par
le Comité Union et Progrès, qui parvient à reprendre Constantinople le 26 avril, « après

35- ANMT // Banque ottomane // 207 AQ 328 // Notes diverses et projets de contrats, chemins de fer
orientaux, Notes de M. Barin, Litiges entre le baron de Hirsch et le gouvernement // Mainmise de la
Bulgarie sur les chemins de fer orientaux (1908) // Mémoire concernant la prise de possession d'une
partie du réseau des chemins de fer orientaux (10 octobre 1908).
36- Presse // La Croix (Paris), Chronique de Turquie – La journée historique du 17 décembre (30
décembre 1908), p. 3,http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k257257h
37- GOOCH G., TEMPERLEY H., British documents on the origins of the war 1898-1914, vol. 5, 1928,
p. 314.
38- ibid., p. 313.
39- ibid., p. 316.
40- KÜBEL (major) - Les chemins de fer en Turquie d'Europe et leur importance militaire – conclusions
à tirer des expériences de la guerre de 1912, Constantinople, 1913, p. 6, In. ANMT // Banque
Ottomane // 207 AQ 324.

326
des combats acharnés dans les rues »41.
Suite à l'échec du rétablissement de la monarchie absolue par les partisans
d'Abdul-Hamid, ce dernier est désigné comme l'instigateur de cette révolte. Le sultan
est alors déchu au profit de son frère, Mehmed V. Abdul-Hamid est conduit par les
révolutionnaires à bord d'un train en gare de Sirkeci, qui l’emmène à Salonique, dans la
nuit du 28 février 190942. Il y passe deux années d'exil, détenu dans la plus belle
résidence de la ville, celle de la famille Allatini 43. Les colonnes du Telegraph, un journal
australien, décrivent le départ d'Abdul-Hamid. Après 33 ans de règne, le sultan quitte
son palais « à 2 heures du matin », escorté par deux véhicules blindés, avec « deux de
ses fils, âgés de 7 ans et 17 ans, 11 femmes, des eunuques et des serviteurs »44.
L’établissement d'une ligne ferroviaire directe entre Constantinople et Salonique, que le
sultan a personnellement encouragé dans l'objectif de raffermir son autorité, deviendra
finalement l'un des instruments de sa chute.
Lors de la révolution de 1908, le Comité Union et Progrès défend l'idée d'une
unification de tous les sujets de l'Empire, capable de transcender le jeu des
communautés. Afin de prouver la bienveillance des révolutionnaires à l'égard des
minorités balkaniques, une amnistie est accordée à tous les membres de groupes armés
agissant en Macédoine. Cette mesure permet le désarmement des bandes bulgares,
grecques et serbes, dans les semaines qui suivent le rétablissement de la constitution.
Cette séquence s'accompagne de véritables scènes de fraternisation entre les
communautés. D'après un article extrait du journal Le Rappel, paru le 2 août 1908, qui
commente ces scènes, on ressent « entre les mahométans, les chrétiens et les juifs une
harmonie complète »45. Toutefois, il apparaît rapidement que la mise sur un pied
d'égalité de toutes les communautés de Macédoine n'est pas une prérogative des cadres
du Comité Union et Progrès. Ces derniers ont, à l'inverse, réactivé les pratiques de
l'ancien régime, ce qui provoque une grande déception au sein des minorités.
Auparavant en charge de la lutte contre les bandes nationalistes, de nombreux officiers
41- MANDELSTAM A., Le sort de l'Empire ottoman, 1917, p. 23,
https://archive.org/details/lesortdelempireo00manduoft
42- Presse // Telegraph (Brisbane, Qld. : 1872 – 1947), Revolt in Turkey (vendredi 30 avril 1909), p. 4,
http://trove.nla.gov.au/newspaper/
43- HEKIMOGLU E., The immortal allatini Ancestors and relatives of Noemie Allatini-Bloch (1860-
1928) Written on the occasion of Mr. Dassault’s visit in the city of his ancestors, 2012,
https://www.academia.edu/2306815/The_immortal_Allatini_Ancestors_and_Relatives_of_Noemie_Allati
ni-Bloch_1860-1928_
44- Presse // Telegraph (Brisbane, Qld. : 1872 – 1947), Revolt in Turkey – Abdul-Hamid transported
(vendredi 30 avril 1909), p. 4, http://nla.gov.au/nla.news-article176871701
45- Presse // Le Rappel (Paris), La révolution en Turquie (2 août 1908), p. 2,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k7549482r

327
ottomans sont intégrés à la nouvelle administration impériale. Et tel que le souligne une
revue française, intitulée Foi et vie, parue en 1912, ces officiers « ne purent
s'accoutumer à traiter en citoyens ottomans, avec patience et justice, ces mêmes
bulgares qu'ils traitaient la veille comme des ennemis »46. Au nom de l'unification du
système éducatif et de la promotion de la langue turque, le Comité Union et Progrès
ferme un grand nombre d'écoles bulgares et grecques. Cette politique d'ottomanisation
de la société s'exprime également par l'interdiction de clubs associatifs, appartenant aux
minorités, et accusés de soutenir les idées nationalistes47. Par ailleurs, tel que le rapporte
l'ouvrage d'André Mandelstam, intitulé Le Sort de l'Empire ottoman, paru en 1917,
« sous le manteau du désarmement et de la lutte contre les bandes », un durcissement de
la loi est adoptée en 1909, et la population macédonienne « se trouva bientôt dans la
même situation que sous Abdul-Hamid »48.
La désillusion des peuples balkaniques engendre une recrudescence des velléités
indépendantistes. Au mois d'octobre 1910, l'arrivée au pouvoir d'un pan-helléniste,
Georges Vénizelos, redynamise la question du sort des minorités grecques de
Macédoine. A la fin de l'année 1911, l'invasion italienne de la Libye, appelée
Tripolitaine à l'époque de la domination ottomane, amène à un affaiblissement
manifeste de l'autorité du Comité Union et Progrès. Les victoires italiennes sur le
théâtre de la guerre engendrent une nouvelle fièvre nationaliste au sein des Etats
balkaniques. Une ligue regroupant la Bulgarie, la Serbie, la Grèce et le Monténégro, est
créée au cours du printemps 1912. Une guerre décisive pour l'avenir des Balkans se
prépare.
Mais l'état-major ottoman n'est pas dupe. Durant les années 1910-1912,
plusieurs projets ferroviaires visent au renforcement du dispositif militaire ottoman en
Turquie d'Europe. Dès 1910, la construction d'un chemin de fer hautement stratégique
est décidée. Il s'agit d'établir un embranchement entre Baba-Eski, l'une des stations de
la ligne de Thrace orientale, et Kirk-Kilissé, située à mi-chemin entre Andrinople et la
mer Noire. Dans un précédent développement, l'importance militaire de Kirk-Kilissé a
été détaillée. Rappelons seulement que cette ville, qui se trouve au pied du massif de la
Strandja, et Andrinople, sur la Maritza, commandent les deux grandes voies de passage

46- COUVE B., DOUMERGUE P., Foi et vie : revue de quinzaine, religieuse, morale, littéraire, sociale,
Paris, 1912, p. 698, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5689974v/f26.image.r=jeunes-turcs
%20ottomanisation
47- MANDELSTAM A., Le sort de l'Empire ottoman, Paris, 1917, p. 28,
https://archive.org/details/lesortdelempireo00manduoft
48- ibid.

328
permettant les communications entre les frontières Sud-Est de la Bulgarie et la capitale
ottomane. C'est le chef de la mission militaire allemande auprès de la Porte, le général
Goltz qui établit cette stratégie visant à fortifier les voies d'accès à l'hinterland élargi de
Constantinople49. La construction d'un embranchement vers Kirk-Kilissé est ainsi de
nature purement militaire50. La concession pour la mise en place de cette ligne, longue
d'environ 45 kilomètres, est octroyée le 20 juillet 1910 à la Compagnie des orientaux,
qui jouit d'une garantie kilométrique de 5 420 francs. Deux ans plus tard exactement, le
chemin de fer Baba-Eski < > Kirk-Kilissé est inauguré51.
Quelques semaines avant la mise en service de cette voie ferrée, un autre projet
ferroviaire est confié à la Compagnie des orientaux52. Il vise à relier Uskub à Gostivar
(l'actuelle Tetovo), un village situé à une centaine de kilomètres au Nord de Monastir.
Le chemin de fer projeté, long de 63 kilomètres, permettrait d'accéder à la fois à la
région du lac d'Orhid, à l'Albanie et aux frontières Sud du Kosovo. Il ouvre notamment
une nouvelle voie de passage pour le transport des troupes ottomanes aux frontières
albanaises, et son installation semble être une réponse au rapprochement opéré entre le
Monténégro et les chefs albanais à l'occasion des révoltes menées par ces deniers au
cours des années 1910, 191153 et 191254. Malgré le lancement des premiers travaux, la
construction de la ligne est stoppée par la première guerre balkanique, qui éclate à
l'automne 1912. L'enlisement des troupes ottomanes en Tripolitaine, et le succès de la
dernière insurrection albanaise, qui a démontré la faiblesse du pouvoir central27,
poussent les Etats balkaniques à provoquer un conflit d'envergure contre la présence
ottomane. Le 8 octobre 1912, le Monténégro déclare la guerre à l'Empire ottoman. Le
49- Adeoud, « Opérations des 7e et 2e divisions bulgares pendant la première guerre des Balkans », In.
Revue militaire suisse, 8e année, n° 12, 1913, pp. 857-881.
50- KÜBEL (major) - Les chemins de fer en Turquie d'Europe et leur importance militaire – conclusions
à tirer des expériences de la guerre de 1912, Constantinople, 1913, p. 8, In. ANMT // Banque
Ottomane // 207 AQ 324.
51- AMAE, Commission financière des affaires balkaniques : procès-verbaux des séances plénières et
rapports présentés au nom des divers comités – première session (4 juin – 18 juillet 1913), Paris, 1913, p.
129, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k56139245
52- Presse // Le Capitaliste – Journal de la banque parisienne (Paris), Chemins de fer et tramways (6 juin
1912), p. 409, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5505833w
53- MANDELSTAM A., Le sort de l'Empire ottoman, Paris, 1917, p. 29.
54- Foreign Office, Peace Handbooks – The Balkan States, vol. 3, partie 1, Londres, 1920, p. 46,
https://archive.org/details/peacehandbooks03grea
27- Lors de l'octroi de la concession pour la construction et l'exploitation du chemin de fer d'Uskub à
Gostivar, une violente révolte secoue le Kosovo. A la fin du mois de juillet 1912, les insurgés albanais
parviennent à s'emparer de Pristina. Devant l'incapacité de l'état-major ottoman à apporter une réponse
militaire à ce coup de force, le sultan Mehmed V est contraint d'accéder aux exigences des rebelles,
visant notamment à la préservation des privilèges traditionnellement accordés à la population albanaise,
tel que le droit de porter des armes. Malgré l'abdication de la Porte, les insurgés s'emparent d'Uskub et
pillent la ville. Cet épisode s'avère désastreux pour l'autorité de Constantinople en Turquie d'Europe.
JARAY G.L., L'Albanie inconnue, Paris, 1913, préface, https://archive.org/details/lalbanieinconnue00jara

329
17 octobre, les autres membres de la ligue balkanique entrent dans le conflit aux côtés
de leur allié.
A la mesure de la puissance qu'offrent les nouvelles voies de communication de
la Turquie d'Europe, l'histoire balkanique semble connaître une accélération.
L'indépendance de la Bulgarie et l'annexion de la Bosnie-Herzégovine, proclamées le
même jour, ou encore les circonstances entourant la chute d'Abdul-Hamid, constituent
autant d'éléments permettant de mettre en lumière le redimensionnement apporté par le
rail, le navire à vapeur et le télégraphe, dans le rapport à l'espace et donc au temps. Ces
accélérations créent les dynamiques nécessaires à la structuration d'une nouvelle force,
matérialisée lors de la création de la coalition balkanique. Arc-boutés contre la présence
ottomane, les confédérés lancent une guerre totale contre l'Empire.

330
3-3-3- Le réseau ferroviaire balkanique dans la guerre totale

Les conflits balkaniques, débutés en 1912, constituent une séquence cruciale


pour l'avenir européen de l'Empire ottoman. Doté à cette époque d'un réseau ferroviaire
de plusieurs milliers de kilomètres, allant de la Macédoine occidentale à l'Anatolie, son
maillage territorial connaît une sollicitation inédite. La mise en mouvement de toutes
les forces vives de l'Empire, en direction d'un front circonscrit en grande partie à la
Thrace, met à rude épreuve les capacités de transport ottomanes.

1- De l'Asie à l'Europe : un maillage territorial au service de la guerre ?

Lors de la première guerre balkanique, qui éclate au mois octobre 1912, les
chemins de fer sont appelés à jouer un rôle capital dans la défense de l'Empire ottoman.
Afin de pouvoir concentrer ses forces sur le théâtre européen, la Porte capitule face à
l'Italie, le 18 octobre, un jour seulement après la déclaration de guerre des Etats
confédérés. Cette capitulation permet notamment de lever le blocus établi en mer Egée
par la marine italienne à l'encontre des navires ottomans 1. Il est toutefois aussitôt rétabli
par la flotte grecque, qui constitue la seule force maritime dans le conflit balkanique 2.
Les eaux de la mer Noire demeurent toutefois accessibles et il devient possible de
rappeler les régiments stationnés aux frontières orientales de l'Empire. En effet, tel que
le rappelle le major Kübel, un haut gradé de l'armée allemande, dans son ouvrage
intitulé Les chemins de fer en Turquie d'Europe et leur importance militaire –
conclusions à tirer des expériences de la guerre de 1912, paru en 1913, « la Russie
permit le transport par voie de mer, des troupes de l'Arménie jusqu'en Thrace et plus de

1- Adéoud, « La mobilisation en Bulgarie et en Turquie et les opérations en Thrace jusqu'à la bataille de


Kirk-kilissé », In. Revue militaire suisse, 8e année, n° 5, 1913, pp. 313-328, http://www.e-
periodica.ch/digbib/view?var=true&pid=rms-001:1913:58::1017#340
2- ibid.

331
30 000 hommes furent ainsi transportés par cette voie en quelques semaines »3.
Soulignons que le retrait des troupes ottomanes est une aubaine pour la stratégie
d'expansion de Saint-Pétersbourg, orchestrée depuis le Caucase. C'est ainsi sur la
Thrace orientale et sa ligne à voie unique que convergent les mobilisés en provenance
des parties asiatiques de l'Empire. Les chemins de fer anatoliens permettent de
transporter chaque jour 12 000 hommes en direction de Constantinople. Cependant, la
ligne de Thrace « arrivait tout au plus à en transporter 6000 [et pour cette raison], la
mobilisation fut encore plus lente et plus difficile que l'on s'y attendait », selon Adeoud,
un officier de l'armée helvétique qui a étudié le déroulement de ce conflit, et dont les
conclusions ont été détaillées dans un article publié par la Revue militaire suisse, en
19134.
Qu'il s'agisse de la faiblesse des ballastages et des ouvrages d'art, inadaptés à la
circulation de trains militaires lourds, de l’étroitesse des quais qui empêche le
déchargement des pièces d'artillerie, ou encore du manque de coopération entre la
Compagnie des orientaux et l’état-major turc, la ligne à voie unique connectant
Constantinople au théâtre de la guerre s’avère incapable de « supporter tout le fardeau
du transport d'une armée de 3 à 400 000 hommes »5. Avant l’éclatement du conflit, on
estime à 19 le nombre de trains pouvant être expédiés quotidiennement depuis la
capitale vers Andrinople. Mais dès le déclenchement des hostilités, le transport des
troupes engendre une saturation de la ligne de Thrace, traduit par des retards de plus
en plus nombreux, qui désorganisent complètement la circulation des trains. Cette
désorganisation est a l'origine d'un grand nombre d'accidents, de déraillements et de
collisions6. Face à cette situation, l’état-major détourne les troupes en provenance
d'Anatolie et de la mer Noire en direction de Rodosto, d'Eregli et des ports voisins, sur
la mer de Marmara7. Plus de 40 000 hommes y sont débarqués, démontrant l'importance
stratégique de cet espace maritime et de son verrou, le détroit des Dardanelles.
Toutefois, ces deux ports n'ont pas bénéficié du processus de modernisation des
3- KÜBEL (major) - Les chemins de fer en Turquie d'Europe et leur importance militaire – conclusions à
tirer des expériences de la guerre de 1912, Constantinople, 1913, p. 6, In. ANMT // Banque Ottomane //
207 AQ 324.
4- ADEOUD O., La mobilisation en Bulgarie et en Turquie et les opérations en Thrace jusqu'à la
bataille de Kirk-kilissé, n° 58, 1913, p. 318.
5- KÜBEL (major) - Les chemins de fer en Turquie d'Europe et leur importance militaire – conclusions à
tirer des expériences de la guerre de 1912, Constantinople, 1913, p. 8, In. ANMT // Banque Ottomane //
207 AQ 324.
6- ibid., p. 9.
7- KÜBEL (major) - Les chemins de fer en Turquie d'Europe et leur importance militaire – conclusions à
tirer des expériences de la guerre de 1912, Constantinople, 1913, p. 6, In. ANMT // Banque Ottomane //
207 AQ 324.

332
infrastructures portuaires de l'Empire, « et les installations pour l'embarquement et le
débarquement » y « sont des plus rudimentaires », d'après Kübel8. Il semble que leur
quai est incapable d'accueillir plus d'un navire. L'expédition de forces ottomanes en
Thrace orientale via l'un de ces ports s'avère ainsi entravée. Seules 12 heures sont
nécessaires pour rejoindre Rodosto depuis la capitale, pourtant, « il s'écoulait un jour et
demi à deux jours entre le moment où les troupes quittaient le chemin de fer à Haïdar-
Pacha et celui où elle prenaient terre » dans cette ville9. De plus, l'absence de connexion
ferroviaire entre les ports de la mer de Marmara et la ligne principale contraint les
troupes à rejoindre à pied la gare la plus proche, celle de Mouratli, éloignée de 30
kilomètres. Toutefois, en ce mois d'octobre 1912, les intempéries constituent un sérieux
obstacle. En effet, tel que le rappelle le major Kübel en 1913, « les troupes et les
convois qui employaient la chaussée de Rodosto à Muratli n'arrivaient qu'à grand peine
à utiliser des chemins transformés en véritables marécages par les pluies »10. De plus, si
les capacités de transport par rail ont été atteintes, les hommes poursuivent leur marche
en direction du front. Dans ces conditions, l'approvisionnement des troupes est quasi-
impossible, donnant lieu à des scènes de pillages dans les campagnes traversées. Avec
un éloignement de 20 kilomètres en moyenne entre chaque station, l'acheminement des
mobilisés ressemble ainsi davantage à une débâcle. Pourtant, Constantinople
connaissait la faiblesse de son dispositif. Les archives de la Banque Ottomane montrent
que la Porte planifie, en 1910, le doublement de la voie liant Constantinople à
Andrinople11. Trois ans plus tôt, c'est l'installation de deux embranchements aboutissant
à Rodosto dont on étudie la faisabilité. Le premier mettrait ce port en connexion avec
Feredjik (aujourd'hui Feres), qui sert déjà de point de jonction entre la ligne allant
d'Andrinople à Dédéagatch et la voie ferrée trans-macédonienne. Le second vise à
connecter Rodosto à Muratli, station située sur le chemin de fer de Thrace orientale 12.
Parallèlement à la mise en place de ces raccordements, un autre projet intéresse l'état-
major ottoman. Il s'agit de la construction d'une voie ferrée de 200 kilomètres en
Turquie d'Asie, entre le port de Panderma (aujourd'hui Bandirma), qui se trouve sur la

8- KÜBEL (major) - Les chemins de fer en Turquie d'Europe et leur importance militaire – conclusions à
tirer des expériences de la guerre de 1912, Constantinople, 1913, p. 7, In. ANMT // Banque Ottomane //
207 AQ 324.
9- ibid.
10- ibid., p. 8.
11- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Chemins de fer orientaux – Note de M. Barin – Litiges
entre le Baron de Hirsch et le gouvernement // Coupures de presse.
12- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Chemins de fer orientaux – Note de M. Barin – Litiges
entre le Baron de Hirsch et le gouvernement // Note (4 mai 1907).

333
rive Sud de la mer de Marmara, et Soma, qui est située à 40 kilomètres au Nord-Est de
Smyrne, l'actuelle Izmir13. Cette ville et Soma ont été reliées par un chemin de fer au
cours de la seconde partie de la décennie 1890 14. Depuis Smyrne, une autre ligne
d'importance a été installée à la même période. Longue de 420 kilomètres, elle relie le
port égéen à Afyonkarahissar, une station du chemin de fer d'Anatolie, aboutissant à
Konya15. En construisant un raccordement entre Panderma et Soma, l'état-major
ottoman vise ainsi à l'ouverture d'une nouvelle voie de passage pour les troupes
anatoliennes appelées à rejoindre la Turquie d'Europe. Dans l'éventualité d'une
mobilisation des troupes asiatiques en direction de cette partie de l'Empire, effectuée
sous blocus de la mer Egée, tous les régiments à transporter depuis l'Ouest de
l'Anatolie, remonteraient ainsi en direction de Panderma et débarqueraient à Rodosto,
avant de rejoindre, par train, Feredjik ou Mouratli. La construction d'un embranchement
vers Kirk-Kilissé, qui est également à l'étude à cette époque, permettrait ainsi d'établir
un axe de communication ferroviaire, quasi direct , entre cette ville, Smyrne et le
plateau anatolien.
Au mois de mai 1907, l'installation de ces lignes fait l'objet d'une âpre
concurrence entre la Compagnie Jonction Salonique-Constantinople et la Compagnie
des orientaux16. Comme nous l'avons dit dans le précédent développement, cette
dernière remportera la construction du chemin de fer entre Baba-Eski et Kirk-Kilissé 17.
Et c'est une société française, la Compagnie Smyrne-Cassaba et prolongements qui
obtient la concession pour la mise en place de la ligne Panderma < > Soma 18. Mais à
l'automne 1912, lors de l'éclatement de la première guerre balkanique, ce chemin de fer
n'est pas encore achevé19 (fig. 20). Le doublement de la ligne de Thrace orientale n'a pas
été effectué et tous les projets ferroviaires intégrant Rodosto furent abandonnés. Seule
la ligne menant à Kirk-Kilissé est opérationnelle20.

13-ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Chemins de fer orientaux – Note de M. Barin – Litiges
entre le Baron de Hirsch et le gouvernement // Note (4 mai 1907).
14- André Brisse, « Le réseau ferré de l'Asie Mineure », In. Annales de Géographie, t. 12, n° 62, 1903.
pp. 175-180, www.persee.fr/doc/geo_0003-4010_1903_num_12_62_6308
15- ibid.
16- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Chemins de fer orientaux – Note de M. Barin – Litiges
entre le Baron de Hirsch et le gouvernement // Note (4 mai 1907).
17- AMAE, Commission financière des affaires balkaniques : procès-verbaux des séances plénières et
rapports présentés au nom des divers comités – première session (4 juin – 18 juillet 1913), Paris, 1913, p.
129, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k56139245
18- Presse // Le Journal des finances (Paris), Valeurs turques - Chemins de fer - Lignes françaises
Smyrne-Cassaba (28 octobre 1911), p. 16, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1253372g
19- VIALLATE A., CAUDEL M., (sous la direction de), La Vie politique dans les deux mondes, 7e
année, Paris, 1914, p. 371, https://archive.org/details/laviepolitiq191213pariuoft
20- AMAE, Commission financière des affaires balkaniques : procès-verbaux des séances plénières et

334
En quelques semaines, la ligue balkanique remporte des victoires décisives. En
réalité, chacun de ses membres à son propre agenda et des objectifs prioritaires
distincts. La Serbie souhaite étendre ses frontières à la région d'Uskub et atteindre l'un
des ports de l'Adriatique, afin de briser l'étreinte austro-hongroise et de jouir, enfin, d'un
accès à la mer. Belgrade dirige ainsi ses armées vers Durazzo. Les Grecs visent
Salonique, une partie du littoral macédonien et de l'Epire, région montagneuse située
entre le Sud de l'Albanie et le Nord du territoire hellène. Enfin, la Bulgarie souhaite
s'étendre en Thrace et au Sud des Rhodopes, en quête d'une interface maritime en mer
Egée21. En quelques semaines, presque tous ces objectifs sont atteints. Le 31 octobre,
les forces serbes s'emparent d'Uskub après une lourde défaite de l'armée ottomane dans
les alentours de Kumanovo.
Le 8 novembre, quelques semaines après l'évacuation d'Abdul-Hamid vers
Constantinople, à bord d'un navire allemand envoyé par le Kaiser 22, les forces
impériales assiégées à Salonique capitulent devant les troupes hellènes. La chute de
cette ville est principalement due à l'avancée bulgare en Thrace, qui s'avère dévastatrice
pour le moral des troupes de la Porte. Après des combats meurtriers autour de
Kirk-Kilissé, faisant 10 000 morts dans les rangs de l'armée impériale, et 7 000 du coté
bulgare, la retraite des forces ottomanes vers cette positon fortifiée y engendre une
panique aboutissant à l'abandon de la ville. Les divisions commandées par Sofia
s'emparent ainsi de Kirk-Kilissé, « qu'elles sont fort étonnées de trouver
abandonnée »23. Après une nouvelle défaite de l'armée ottomane à Loule-Bourgas
(l'actuelle Luleburgaz) qui se trouve au cœur de la Thrace orientale, et un déploiement
réussie vers le Sud des Rhodopes, les forces bulgares occupent le chemin de fer
s'étendant de Baba-Eski à Salonique, ainsi que les embranchements menant à Kirk-
Kilissé, à Dédéagatch et à Andrinople24. Celle-ci est ainsi isolée, et son siège peut
commencer.
En quelques semaines, l'Empire ottoman perd ainsi une grande partie de ses
territoires européens. Un élément a été fondamental dans cette défaite. En étendant son
rapports présentés au nom des divers comités – première session (4 juin – 18 juillet 1913), Paris, 1913, p.
129, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k56139245
21- MANTRAN R., Histoire de l'Empire ottoman, Poitiers, 1989, p. 607.
22- Presse // Darling Downs Gazette, Abdul Hamid – The red Sultan – What he dreams about (lundi 30
décembre 1912), p. 7, http://trove.nla.gov.au/newspaper/article/180422363?searchTerm=abdul-hamid
%20ship&searchLimits=l-decade=191
23- Presse // Richmond River Express and Casino Kyogle Advertiser (NSW : 1904 - 1929), The Balkan
War (mercredi 5 novembre 1912), p. 5, http://nla.gov.au/nla.news-article124217613
24- Presse // Queensland Times (Ipswich, Qld. : 1909 – 1954), The Balkan War (jeudi 31 octobre 1912) p.
5, http://nla.gov.au/nla.news-article113063996

335
réseau ferroviaire à l'Anatolie et à la Syrie, l'état-major ottoman dispose d'un outil
puissant pour atteindre les bassins de populations de la vallée de l'Euphrate 25.
L'accroissement des effectifs mobilisables et les capacités de redéploiement offrent des
avantages évidents. Toutefois, en permettant le transport rapide de plusieurs milliers
d'hommes, en provenance des confins de l'Empire, le risque épidémique est largement
accru. Lors de la mobilisation générale des forces ottomanes au début de la guerre
balkanique, Damas et Adana sont frappées par le choléra. A Constantinople, la situation
est connue mais l'Empire doit disposer de toutes ses troupes pour combattre la ligue
balkanique. En dépit du risque d'épidémie, la mobilisation des 30 000 hommes formant
les troupes de Syrie est finalement décidée26.
Celles-ci se dirigent vers le Nord et empruntent les lignes de la Compagnie
impériale du chemin de fer de Bagdad, puis celles de la Compagnie du chemin de fer
d'Anatolie, afin de rejoindre le front. A partir du 25 octobre, les premiers régiments
parviennent en Thrace orientale. L'épidémie de choléra se répand alors à toutes les
lignes ottomanes. Au total, la maladie affecte entre 150 000 et 200 000 hommes, faisant
plus de 50 000 victimes27. C'est en Thrace orientale, dans la position fortifiée de
Tchataldja (aujourd'hui Çatalca), qui est située aux portes de la capitale, que la situation
est la plus critique. Tous les régiments désorganisés par l'avancée bulgare y sont
regroupés et plus de 500 cas nouveaux de choléra y sont recensés quotidiennement 28.
Les malades se pressent autour de la gare de la ville dans l'espoir d'être transportés à
Constantinople. Dans ces conditions, la défense de la capitale ottomane est
compromise. Après de premiers affrontements opposant les forces impériales aux
troupes de la Bulgarie, celles-ci sont atteintes à leur tour par le choléra. Cette fois, la
violence de l'épidémie est inouïe. Plus de 700 soldats meurent chaque jour dans les

25- En 1912, les lignes anatoliennes relient Constantinople d'une part, à Ankara, et d'autre part, à Konya.
Depuis cette ville, la mise en place d'un chemin de fer dirigé vers Bagdad, entreprise confiée à
l'Allemagne, a été entravée par la méfiance de la France et de l'Angleterre. Le manque de financement a
empêché de procéder au percement des Taurus, afin de relier Konya à Adana. Toutefois, depuis cette
ville, un chemin de fer a été installé vers l'Est et en 1912, il pénètre en Syrie jusqu'à Jarablous, sur les
rives de l'Euphrate. In. ISSAWI C. The Fertile Crescent, 1800-1914: A Documentary Economic History,
Oxford, 1988, p. 223.
26- KÜBEL (major) - Les chemins de fer en Turquie d'Europe et leur importance militaire – conclusions
à tirer des expériences de la guerre de 1912, Constantinople, 1913, p. 36, In. ANMT // Banque Ottomane
// 207 AQ 324.
27- Presse // Armidale Express and New England General Advertiser (NSW : 1856 - 1861; 1863 - 1889;
1891 – 1954), The Balkan War (mardi 3 décembre 1912), p. 4,
http://trove.nla.gov.au/newspaper/article/191958587
28- Presse // Bendigo Independent (Vic. : 1891 – 1918), The Balkan War – ravages of the cholera (lundi
18 novembre 1912), p. 5, http://trove.nla.gov.au/newspaper/article/226945174

336
rangs de l'armée bulgare à partir du 15 novembre 29. La prise de Tchataldja s'avérerait
dévastatrice pour les troupes de Sofia, ce qui pousse l'état-major bulgare à renoncer à
une marche vers Constantinople. Face à ces considérations, et suite au succès du
programme d'invasion mené par chacun des membres de la ligue balkanique, un
armistice est signé le 3 décembre 191330.

Déplacement et convergence des forces ottomanes durant la première guerre


balkanique

(fig. 20)

La liaison Panderma-Soma et le tronçon aboutissant à Rodosto auraient visiblement permis de


favoriser la mobilisation de l'armée impériale.

29- Presse // Evening Star (Boulder, WA : 1898 – 1921), Balkan War – awful cholera scourge (mardi 26
novembre 1912), p. 1, http://trove.nla.gov.au/newspaper/article/207247143
30- Presse // Bendigo Independent (Vic. : 1891 – 1918), The Balkan War – ravages of the cholera (lundi
18 novembre 1912), p. 5.

337
L'épidémie de choléra, conséquente d'une mauvaise gestion des nouvelles
capacités offertes par le chemin de fer, joue ainsi un rôle important dans la conclusion
du premier acte de ce conflit. Tel que le souligne un journal anglophone, dès la mi-
novembre, le choléra « promet de mettre un terme à la guerre plus efficacement que
toutes les représentations diplomatiques des grandes puissances »31.

2- Restructuration du limes ottoman et transversalités nouvelles

Lors de la signature de l'armistice, au mois de décembre 1912, l'Empire ottoman


a été quasiment expulsé de la péninsule balkanique. Soumises à un siège, seules les
forteresses de Janina en Epire, de Scutari et d'Andrinople résistent encore. Cette
situation catastrophique engendre un coup d'état à Constantinople, qui survient le 23
janvier 1913. Les membres du Comité Union et Progrès, écartés du pouvoir suite à la
dissolution du parlement par Mehmet V au mois de septembre 1912, considèrent que la
signature de l’armistice est un acte de trahison. Avec Enver Pacha à leur tête, ils
pénètrent en conseil des ministres et assassinent Nazim Pacha, le chef des armées. Le
grand vizir, Kamil Pacha, est contraint à l'abandon de son poste au profit de l'unioniste
Mahmud Chevket Pacha32.
Ce coup d'état engendre une rupture de l'armistice et aboutit à la reprise des
combats. Mais sur le terrain balkanique, les appels au sacrifice ne permettent pas
d'inverser le cours de la guerre. Le 6 mars, l'armée grecque s'empare de Janina. Le 28
mars 1913, Andrinople est prise par les Bulgares, après 5 mois de siège. Enfin, durant
les derniers jours du mois d'avril, c'est Scutari qui tombe entre les mains d'une coalition
mêlant serbes et monténégrins33. Le 30 mai, la Conférence de Londres sanctionne la
défaite ottomane. L'Empire est contraint à l'abandon de tous ses territoires balkaniques,
à l'exception d'une fraction de la Thrace orientale, renvoyant à une ligne allant d'Enos
(l'actuelle Enez), port de la mer Egée situé dans la partie orientale du delta de la Maritza
et Midia (aujourd'hui Kiyiköy), qui se trouve sur la mer Noire, à hauteur d'Andrinople34.

31- ibid.
32- Mahmud Chevket Pacha est lui-même assassiné quelques mois plus tard par un proche de Nazim
Pacha, qui entendait venger son parent.
33- Jean-Jacques Becker, « La guerre dans les Balkans (1912-1919) », In: Matériaux pour l'histoire de
notre temps, n° 71, 2003, pp. 4-16, www.persee.fr/doc/mat_0769-3206_2003_num_71_1_914
34- Digithèque de matériaux juridiques et politiques, Traité de paix signé à Londres le 17/30 mai 1913,
entre la Bulgarie, la Grèce, le Monténégro, la Serbie et la Turquie, Article 2http://mjp.univ-
perp.fr/traites/1913londres.htm

338
Le sort de l'Albanie, territoire hautement stratégique dans l'optique d'un confinement de
la Serbie, est confié aux puissances.
Le partage des reliquats de l'Empire ottoman dans les Balkans engendre la
seconde guerre balkanique, qui ne dure qu'une quinzaine de jours. Deux semaines après
la Conférence de Londres, la Bulgarie, se considérant lésée en Macédoine, et qui
possède l'armée la plus puissante des Etats confédérés, attaque les lignes serbes et
grecques. La Grèce et la Serbie se coalisent alors contre leur ancien allié. La Roumanie
se joint à l'union greco-serbe et exige la cession du Sud de la Dobroudjéa et de certains
ports danubiens, contrôlés par la Bulgarie35. L'Empire ottoman profite de la mise sous
pression des forces bulgares pour lancer une opération de reconquête de la Thrace
orientale, qui aboutit à la reprise d'Andrinople, le 22 juillet 1913. Sous la menace d'une
occupation de Sofia par les forces roumaines, la Bulgarie capitule. Elle signe deux
accords de paix. Le premier, appelé Traité de Bucarest, est conclu le 10 août 1913. Il
implique tous les Etats balkaniques, c'est-à-dire la Bulgarie, la Serbie, la Grèce, le
Monténégro et la Roumanie. Le second est établi lors de la Conférence de
Constantinople, qui se tient le 29 septembre 1913, et concerne uniquement les relations
turco-bulgares. Ces accords de paix réorganisent une nouvelle fois la péninsule
balkanique. La Grèce obtient Salonique et annexe toute la région allant des frontières
Ouest du vilayet de Monastir à la rive occidentale du fleuve Mesta, dont l’embouchure
sur la mer Egée se situe à une vingtaine de kilomètres à l'Est de Kavalla 36. En procédant
à cet élargissement, la monarchie hellène s'empare de 360 kilomètres de la ligne
Salonique < > Dédéagatch, de 78 kilomètres du chemin de fer Salonique < >
Mitrovitza, et de presque l'entièreté de la voie ferrée Salonique < > Monastir 37. La
Bulgarie cède le Sud de la Dobroudjéa à la Roumanie mais obtient le territoire situé
entre la rive orientale du fleuve Mesta et la zone allant de l'embouchure occidentale de
la Maritza à Démotika (aujourd'hui Didymoteicho)38, qui se trouve à mi-chemin entre
Andrinople et Dédéagatch. L'Etat bulgare récupère ainsi 150 kilomètres de chemins de
fer exploités par la Compagnie Jonction Salonique-Constantinople, le port de

35- Au sujet des nombreuses exactions commises durant la seconde guerre balkanique, voir : DOTATION
CARNEGIE POUR LA PAIX INTERNATIONALE, Enquête dans les Balkans – Rapport présenté aux
directeurs de la dotation par les membres de la commission d'enquête, Paris, 1914, pp. 31-53.
36- Digithèque de matériaux juridiques et politiques, Traité de paix de Bucarest (10 août 1913) // Article
5, http://mjp.univ-perp.fr/traites/1913bucarest.htm
37- Presse // Le Journal des transports : revue internationale des chemins de fer et de la navigation, Les
chemins de fer balkaniques (12 février 1916), p. 27, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5488196w
38- Digithèque de matériaux juridiques et politiques, Traité de paix de Bucarest (10 août 1913) // Article
2.

339
Dédéagatch ainsi qu'une section de la voie ferrée reliant cette interface portuaire à
Andrinople39. Pour la première fois de son histoire récente, la Bulgarie dispose d'un
accès à la mer Egée. Toutefois, la connexion ferroviaire reliant les grandes villes
bulgares à cet espace maritime traverse le territoire ottoman, qui s'étend encore sur une
partie de la rive occidentale de la Maritza. Sur le plan de la navigation intérieure,
l'établissement d'échanges fluviaux continus entre la Bulgarie et Dédéagatch est
également entravé. Pour l'Empire ottoman, la perte de Dédéagatch annonce un recul de
l'attraction commerciale d'Andrinople. Face à ces considérations, Sofia et
Constantinople parviennent à un arrangement40.
Lors de l'accord de paix turco-bulgare, appelé Traité de Constantinople, signé le
29 septembre 1913, l'Empire ottoman et la Bulgarie établissent un compromis « afin de
préserver les relations commerciales et autres des moindres entraves »41. Les parties
s'engagent à préserver tous les règlements et toutes les législations régissant les
transports ferroviaires et fluviaux, en provenance et en direction de Dédéagatch. Les
marchandises en transit, transportées par rail ou par navire, sont exemptées de « droits
et de taxes quelconques ». En temps de paix, la Bulgarie est libre de transporter des
troupes et du matériel de guerre en direction de Dédéagatch. L'accord permet ainsi
d'une part, de préserver les échanges entre Andrinople et son interface maritime, et
d'autre part, de garantir à l'Etat bulgare l'usage des deux grandes voies de
communications qui mènent vers la mer Egée. Ce compromis est toutefois provisoire.
La Bulgarie et l'Empire ottoman prévoient de désolidariser leur voie d'accès à la mer
Egée. Sofia s'engage ainsi à construire une voie ferrée reliant le réseau bulgare à
Dédéagatch. De l'autre côté de la frontière, l'Empire ottoman doit installer un nouvel
embranchement entre la ligne de Thrace orientale et l'un des ports de la mer Egée, tels
que Enos ou Rodosto. Un délai de dix années est fixé pour l'accomplissement de ces
projets42.

3- Le rail : vecteur de nouveaux conflits ?

39- Presse // Le Journal des transports : revue internationale des chemins de fer et de la navigation, Les
chemins de fer balkaniques (12 février 1916), p. 27, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5488196w
40- Documents de droit international // Traité de paix signé à Constantinople (29 septembre 1913) //
Annexe IV, http://documentsdedroitinternational.fr/ressources/TdP/1913-09-29-
TraitedeConstantinople.pdf
41- Documents de droit international // Traité de paix signé à Constantinople, le 29 septembre 1913,
42- Documents de droit international // Annexe IV du Traité de paix signé à Constantinople, le 29
septembre 1913

340
En signant le Traité de Constantinople au mois de septembre 1913, la Bulgarie
reconnaît implicitement les droits de la Compagnie des orientaux sur le tronçon saisi.
Toutefois, l'avenir des lignes occupées par la Grèce et la Serbie demeure incertain à
l'automne 1913. Le territoire serbe a été étendu vers le Sud jusqu'au lac d'Ohrid, et vers
l'Ouest, jusqu'aux frontières de la Bosnie-Herzégovine. Par ailleurs, le sandjak de Novi-
Pazar, qui formait un territoire tampon entre la Serbie et le Monténégro, est partagé
entre ces deux Etats, qui possèdent désormais une frontière commune. Depuis Nish, le
réseau ferroviaire sous contrôle de Belgrade s'étend désormais à Mitrovitza, à Pristina,
et à Uskub. La Serbie prend ainsi possession de 380 kilomètres de chemins de fer
exploités auparavant par la Compagnie des orientaux 43. Mais l'instauration de l'Albanie,
imposée par l'Autriche-Hongrie dans le but de briser l'expansionnisme serbe, créé une
frustration considérable à Belgrade. De lourds sacrifices ont été nécessaires pour
conquérir Scutari (aujourd'hui Shkodër) et Durazzo (l'actuelle Durrës). La conquête de
ce port constituait « l'objectif principal de la nation serbe ». Cependant, avant même la
fin du premier conflit balkanique, la Serbie est contrainte d'évacuer Durazzo, « la rage
au cœur », sous la menace d'une invasion austro-hongroise en cas de refus 44. La création
de l'Albanie est ainsi un coup dur porté aux aspirations serbes. La Serbie n'est plus en
mesure d'installer un axe ferroviaire reliant le Danube à la mer Adriatique. Toutefois,
l'extension de la Serbie vers le Kosovo, la vallée de la Morava et celle du Vardar,
redimensionne son rôle sur la scène régionale. Presque la totalité du chemin de fer
menant à Salonique est sous son contrôle. De plus, l'enclavement imposé par l'Autriche-
Hongrie pousse Belgrade à projeter l’exécution de voies ferroviaires intérieures : « de
Pristina à Monastir, de Monastir à Uskub, et de Mitrovitza à Uvac », le terminus
oriental des chemins de fer installés par l'Autriche-Hongrie en Bosnie-Herzégovine 45.
Tel que le rappelle un article paru en 1916 dans le Journal des Transports, cette
dernière section devait « réaliser », au profit de la Serbie, « le projet autrichien du
chemin de fer du sandjak [de Novi Pazar] devenu serbe ». Pour l'Autriche-Hongrie,
l'extension du réseau ferroviaire de Serbie à Monastir et à la frontière de Bosnie-
Herzégovine, traduit effectivement une volonté de fermeture de la péninsule balkanique

43- ANMT // Banque Ottomane // 207 AQ 328 // Chemins de fer orientaux – Note de M. Barin – Litiges
entre le Baron de Hirsch et le gouvernement // Coupures de presse.
44- Presse // Les Temps Nouveaux (Paris), Une guerre pour des chemins de fer (9 août 1913), p. 4,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6491488p
45- Presse // Le Journal des transports : revue internationale des chemins de fer et de la navigation, 39e
année, n°3, Les chemins de fer balkaniques, 12 février 1916, p 27,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5488196w/f1.item.r=pays-bas%20jonction%20salonique-
constantinople.zoom

341
à ses intérêts46.
Rappelons que la monarchie dualiste tente depuis des décennies d'étendre les
lignes de Bosnie-Herzégovine à Mitrovitza, à travers le couloir que formait la province
de Novi-Pazar, afin de se doter d'un accès quasi privilégié vers Salonique et la Grèce.
L'extension territoriale serbe et le projet d'installation d'une ligne entre Mitrovitza et
Uvaç constituent ainsi des obstacles évidents à l'établissement de cet axe stratégique.
Afin de contrecarrer les visées de Belgrade, l'Autriche-Hongrie refuse le rachat des
lignes saisies par la Serbie et exige la poursuite du régime d'exploitation antérieure. La
Compagnie des orientaux serait ainsi appelée à poursuivre l'exploitation des lignes
situées dans les territoires annexés par la Serbie, sur la base des accords conclus avec
l'Empire ottoman. Au mois de mai 1914, Belgrade refuse officiellement la proposition
austro-hongroise. Dès lors, la monarchie dualiste « guetta l'occasion de déclarer la
guerre à son voisin »47.
Qu'il s'agisse des lignes saisies par la Grèce, par la Bulgarie ou par la Serbie, les
compagnies exploitantes n'ont pas l'intention de perdre leur traité d'exploitation ni les
recettes issues des garanties kilométriques. Alors que la deuxième guerre balkanique
embrase la Turquie d'Europe, une commission financière se tient à Paris dans le but
d'appliquer une règle de droit, forgée à la hâte par la France, avec l'aval des empires
centraux. D'après les termes de la commission interministérielle française, chargée
d'anticiper les conséquences financières de la première guerre balkanique : « un Etat
annexant ne saurait prendre possession du territoire annexé qu'avec les charges qui le
grèvent et qu'il doit équitablement supporter une part de la dette publique contracté par
l'Etat démembré »48. Suite à la perte de la Turquie d'Europe, Constantinople est dans
l'incapacité manifeste d'honorer le remboursement de ses dettes. Qu'il s'agisse des
revenus tirés de la dîme, de l'exploitation des ports ou des chemins de fer, toutes ces
recettes convergeaient directement vers l'Administration de la Dette, avant d'être
redistribuées aux créanciers de la Porte. Le paiement des garanties kilométriques,
destinées à rembourser les constructions ferroviaires, constitue l'une des obligations
transférées à l'Etat annexant. De plus, les puissances exigent que les contrats
d'exploitation conclus entre l'Empire ottoman et des compagnies industrielles, avant le

46- Presse // Le Journal des transports : revue internationale des chemins de fer et de la navigation, 39e
année, n°3, Les chemins de fer balkaniques, 12 février 1916, p 27.
47- ibid.
48- AMAE, Commission financière des affaires balkaniques : documents préliminaires, 1913, p. 4,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k56133562

342
déclenchement de la première guerre balkanique, restent inchangés 49. Les Etats des
Balkans doivent ainsi se substituer à tous les engagements pris par la Porte afin de
sécuriser les investissements des grandes places européennes, et éviter tout épisode de
crise que susciterait une suspension des paiements adressés périodiquement aux
porteurs de valeurs ottomanes. Réunis à Paris, par la Commission financière des affaires
balkaniques, une administration chargée de l'opération de transfert, la délégation
envoyée par les Etats de la péninsule exprime son opposition au principe établissant la
transmission des droits et des devoirs d'un Etat vaincu. Par la voix de son représentant,
le délégué grec Valaoritis, elle estime qu'il est bien difficile, « d'admettre en droit qu'un
pays qui, à la suite d'une guerre perd une partie de son territoire, est par cela même
libéré d'une quote-part de ses dettes »50.

La dernière séquence de l'aventure européenne des Ottomans s'écrit durant les


guerres balkaniques. Les chemins de fer de l'Empire, qu'ils furent installés en Europe ou
en Asie, ont largement influencé la nature des événements qui caractérisent ce moment
d'une importance exceptionnelle. Sur cet aspect, les nouvelles problématiques
territoriales engendrées par la fin de la présence ottomane dans les Balkans ont été
mises en lumière au cours de ce développement. En se retirant, l'Empire laisse le champ
libre aux projections de la Serbie et de l'Autriche-Hongrie. L'articulation de ces
stratégies antagonistes aboutit à l'assassinat de l'héritier de l'Empire austro-hongrois, à
Sarajevo, le 28 juin 1914, par Gavrilo Princep, un activiste serbe défendant le pan-
slavisme. Cet acte lance le plus grand conflit que le monde n'ait jamais connu.

49- ibid., p. 6.
50- AMAE, Commission financière des affaires balkaniques : compte rendu des travaux préparatoires du
comité de la Dette, 1913, p. 43-44, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5613734v

343
CONCLUSION

L'établissement des chemins de fer dans les Balkans, entre la fin de la


guerre de Crimée (1856) et le début des guerres balkaniques (1912), est un processus
entremêlant un nombre remarquable de considérations et de stratégies, que celles-ci
soient locales, régionales ou continentales. Elles reflètent une époque troublée, non
seulement par les intrigues de la question d'Orient, mais également par l'expansion du
modèle capitaliste, qui engendre une mise en réseau d'une partie toujours plus
conséquente du monde, ainsi que des transformations socio-économiques d'une
envergure inédite. La restructuration de la péninsule balkanique s'inscrit dans ces
grandes réorganisations. Ce processus a été largement complexifié par la composition
démographique de cette région, par sa topographie et par les logiques impérialistes qui
s'y expriment. La situation de sujétion économique dans laquelle se trouve l'Empire
ottoman, l'une des principales forces étatiques à l’œuvre dans la restructuration des
Balkans, a étendu le champ des considérations à explorer. Par ailleurs, dans le dernier
quart du XIXe siècle, l'émergence d'Etats balkaniques indépendants, tels que la Serbie et
la Roumanie, ou autonomes, comme la Bulgarie, complexifie encore le processus de
restructuration de la péninsule. Durant cette période, le montage de projets ferroviaires
prend une dimension hautement stratégique, compte-tenu du morcellement de la région,
engendrant une superposition des projections territoriales. Malgré les difficultés liées à
la multiplicité des environnements et des contextes, les grands objectifs de cette
recherche doctorale ont été atteints. Il en ressort que la quasi-totalité des projets
ferroviaires menés dans l'espace balkanique entre 1856 et 1912 résulte d'un consensus
prenant en considération les projections du pouvoir central, celles des grandes
puissances, et les exigences imposées par les pourvoyeurs de capitaux. La mise en

344
lumière de cette recherche d'équilibre a offert une vue précieuse des forces profondes
agissantes. Leur entremêlement, et l'absence de primauté dans leur expression,
confirment la vision élaborée par Jacques Thobie, selon laquelle le pouvoir politique
n'est pas au-dessus des facteurs économiques et des contraintes structurelles. Seules les
séquences de crise paraissent donner lieu à de nouveaux modèles, dans lesquelles les
impératifs militaires prennent le pas sur l'élaboration des décisions gouvernementales.
Toutefois, l'absence de concorde entre les acteurs aboutit fatalement à l'échec de la
combinaison projetée. Le renoncement de l'Autriche-Hongrie à installer un chemin de
fer entre Sarajevo et Mitrovitza à travers le sandjak de Novi-Pazar, ou encore l'abandon
de la voie parallèle initiée par la Bulgarie, sur la rive Nord de la Maritza, font partie
d'une série d'exemples.
Dans de nombreux cas, le pouvoir ottoman sut utiliser avec une grande habileté
les rivalités entre réseaux d'influences, afin de parvenir à perdurer. Le recours au crédit
n'a certes cessé de constamment restreindre la marge de manœuvre dont dispose la
Sublime Porte au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Toutefois, en hypothéquant
des pans entiers de son économie, l'Empire ottoman sut se maintenir grâce à la
protection accordée par ses créanciers, et par les diverses puissances dont ces derniers
étaient issus. L'annulation du Traité de San Stefano en 1878, qui instaurait la Grande
Bulgarie, ainsi que le transfert des dettes du trésor impérial aux nouveaux Etats
balkaniques, en 1913, démontrent combien cette considération fut importante dans la
question d'Orient. Dans le processus de financiarisation des territoires sous domination
de la Porte, la Banque Ottomane occupe une place centrale. Toutefois, tel que le
rappelait Edhem Eldem en introduisant son Inventaire commenté des archives de la
Banque Ottomane, cette institution bancaire ne joue pas le rôle qui lui est souvent
attribué, c'est-à-dire celui d'un organisme dont l'objectif principal consiste à piller avec
avidité les ressources de l'Empire. Au contraire, il semble que la bonne santé financière
de son principal client lui importait au premier chef. A ce titre, la Banque Ottomane
s'est refusée à participer aux opérations douteuses proposées par Hirsch puis par la
Deutsche Bank, opérations dont la mise en œuvre était jugée comme préjudiciable aux
intérêts du trésor impérial.
Sur l'aspect financier, les grandes institutions bancaires agissant en terrain
ottoman jouent des rôles multiples. Premièrement, entre ces dernières et les Etats
européens auxquels on les associe souvent trop rapidement, les alliances n'apparaissent
pas comme évidentes. Les projections des pouvoirs étatiques ne convergent pas toujours

345
pas avec celles des grands groupes bancaires. L'opposition entre Bismarck et la
Deutsche Bank, ou le désaccord persistant entre le chef de la diplomatie française et la
Banque Ottomane, au sujet de l'affaire du chemin de fer de Bagdad, semblent montrer
que les idées nationalistes n'ont que peu d'intérêts pour les milieux financiers d'Europe.
Rappelons que dans le réseau intra-confessionnel que forme la bourgeoisie juive
européenne, une alliance matrimoniale regroupe les familles Bishoffsheim et
Bamberger, toutes deux originaires de Mayence. La première a participé à la fondation
de la Banque de Paris et des Pays-Bas, et la seconde contrôle la Deutsche Bank. Ce sont
les deux institutions bancaires les plus importantes des places berlinoise et parisienne
dans le dernier quart du XIXe siècle. Les liens familiaux et d'argent qui les unissent
brouillent un peu plus la lecture des relations de force entre puissances impérialistes.
Cette thèse a notamment montré l'importance du chemin de fer dans les grands
événements politiques qui transforment l'Empire ottoman au début du XXe siècle. Le
déclenchement, puis l'avènement de la révolution jeune turque ont trouvé leurs voies
grâce à la territorialisation nouvelle de l'espace balkanique. En ce sens, il est intéressant
de souligner combien le rail a participé aux trajectoires de l'histoire ottomane. Le
chemin de fer révèle ainsi des fonctions d'une profondeur remarquable. En
redimensionnant l'espace et le temps, il semble accroître la capacité des Etats à se
transformer, tant sur le plan territorial que politique. A la mesure de la puissance que
confère le rail, les logiques de pouvoir se trouvent également redimensionnées.
Lorsqu'elles se révèlent être antagonistes, elles s'entrechoquent avec une violence
accrue. En 1914, la compression de deux projections opposées, l'une visant à
l'établissement d'une aire d'influence entre Vienne et Salonique en passant par la
Bosnie-Herzégovine, et l'autre œuvrant à la mise en place d'une continuité territoriale
entre Belgrade et la mer Adriatique, donne lieu à une confrontation directe, entraînant le
monde dans la Grande Guerre.
Il est vrai que l'installation du chemin de fer dans les Balkans a réorganisé de
manière durable la structuration territoriale de région. Aujourd'hui encore, des ports tels
que Constantza, Bourgas, Varna et Alexandropopouli, jouent des rôles d'importance
dans l'articulation des échanges entre terre et mer. Ceci est dû en partie à l'héritage
laissé par le processus de restructuration qui touche la péninsule balkanique au XIXe
siècle. A l'inverse, la plupart des ports exclus des transformations menées à cette époque
demeurèrent jusqu'à nos jours des localités au rôle économique restreint, tels qu'Enèz,
Makri, Porto-Lagos ou Kavalla. Ces quelques éléments illustrent l'importance que revêt

346
la phase de sélection de l'interface portuaire, lors de la mise en place des chemins de fer
de la Turquie d'Europe. Sur le plan des communications internes, l'ampleur des
transformations est à relativiser. En effet, malgré les avancées techniques de l'époque, il
s'avère que les impératifs financiers, commerciaux et militaires, ont le plus souvent
limité la capacité de restructuration dont dispose le rail. Dans les Balkans, les voies
ferrées ont été essentiellement installées dans les grandes voies de passage naturelles
qui organisent la circulation des hommes et des marchandises depuis l'Antiquité. Par
conséquent, leur mise en place provoque davantage une densification des centres
existants ainsi qu'une accélération des échanges plutôt qu'une recomposition profonde
du territoire. En effet, à la veille de la Grande Guerre, les monts Rhodopes forment
toujours une barrière entre le littoral macédonien et la vallée supérieure de la Maritza,
les communications entre cette zone et les plaines danubiennes s'avèrent encore
entravées par la chaîne des Balkans, et aucun chemin de fer n'a finalement été installé
entre Monastir et la mer Adriatique. En somme, le rail ne fut pas l'instrument d'un
franchissement des grandes barrières naturelles qui découpent le territoire balkanique.
Les nombreux axes de recherche explorés ont nécessité une méthodologie
faisant la part belle aux enquêtes de terrain. Malgré le regroupement d'un corpus de
recherche considérable, celui-ci a dû être limité, dans l'objectif de cadrer mes
questionnements. Cette limitation des ressources documentaires, qui s'avère nécessaire
à l'historien soucieux de parvenir un jour à finaliser ses travaux, eut des conséquences
sur l'exploration de certaines thématiques. Par exemple, le devenir de l'artisanat
balkanique demeure flou. Pourtant, l'exploration des archives étatiques de la Serbie, de
la Roumanie et de la Bulgarie, permettrait sans nul doute de lever ces incertitudes. Sur
les questions financières, mobiliser les fonds issus d'institutions bancaires, telles que la
Deutsche Bank, la Banque de Paris et des Pays-Bas ou la Wiener Bankverein, offrirait
une meilleure appréciation de leurs rôles dans la restructuration des territoires ottomans
au cours de ce long XIXe siècle. Par ailleurs, les archives de la Commission européenne
du Danube, consultables à Budapest au siège de cette organisation encore active
aujourd'hui, ouvrirait la voie à de nouveaux questionnements, concernant les rivalités
commerciales le long des voies danubiennes notamment.
Ces remarques en forme d'auto-critique constituent autant de pistes de recherche
auxquelles il conviendrait de s'intéresser afin de poursuivre les conclusions présentées
au cours de cette thèse. D'une manière générale, une grande partie de la méthodologie
appliquée lors de l'élaboration de mes travaux se révèle comme pertinente dans d'autres

347
contextes. En Inde et en Egypte par exemple, où l'introduction du rail au XIXe siècle
répond certes à des logiques spécifiques à ces territoires, l'expansion du réseau
ferroviaire induit le même type de transformations, mêlant redéfinition des hiérarchies
commerciales, élargissement de certains centres et réorganisation des hinterlands.
De cette thèse, il ressort par ailleurs que la balkanisation de la péninsule est un
processus hérité de la présence ottomane. Pendant plus de quatre siècles, le pouvoir de
Constantinople s'est attaché à asseoir sa domination dans la région, en employant les
divisions religieuses et/ou ethniques. Aujourd'hui encore, ces critères fondent
l'organisation du territoire balkanique, telle que la création récente du Kosovo le
montre. La fragmentation des Balkans ne se limite pas à la dimension territoriale. Elle
touche également les mémoires. Tout au long du XXe siècle, l'assassinat perpétré par
Gavrilo Princep à Sarajevo donne lieu à une bataille mémorielle, qui n'est pas sans
rappeler les enseignements délivrés par Lucette Valensi, dans son ouvrage intitulé
Fables de la mémoire : la glorieuse bataille des Trois rois, paru en 1992. Afin d'honorer
la mémoire des défunts, les autorités austro-hongroises installent une plaque
commémorative dans la capitale de Bosnie-Herzégovine en 1916. Elle portait
l'inscription suivante : « Sont tombés à cette intersection, en tant que martyrs, des mains
de meurtriers, l'héritier archiduc Franz Ferdinand et son épouse la duchesse Sofia
Hohenberg ». Suite à la fin de la Grande Guerre, à laquelle la Serbie à participer aux
côtés de la Triple Entente, le Traité de Versailles (1919) entérine la création du
Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, qui s'étend de Belgrade à la mer Adriatique.
Il donne naissance à la Yougoslavie en 1929. Gavrilo Princep est alors considéré
comme un héros par les nationalistes serbes. En 1930, la plaque commémorative
installée à Sarajevo par les autorités austro-hongroises est remplacée. La nouvelle est
positionnée à l'endroit exact où Princep se trouvait lorsqu'il ouvrit le feu sur le carrosse
impérial. Il y est inscrit : « Ici dans ce lieu historique, Gavrilo Princep fut l'instigateur
de la Liberté, le jour de la Saint-Vitus ». Durant la seconde guerre mondiale, les forces
nazies envahissent la Bosnie-Herzégovine. En 1941, après la prise de Sarajevo, la
plaque dédiée à Gavrilo Princep est retirée. Symbole de l'échec du germanisme, son
retrait marque une revanche de l'Allemagne et de l'Autriche-Hongrie sur le nationalisme
serbe. Le commandant des forces nazies en Bosnie-Herzégovine envoie la plaque à
Hitler, à l'occasion de son 52ème anniversaire. Elle a aujourd'hui disparu. En 1945,
suite au retrait des troupes allemandes, une nouvelle plaque honorant le geste de
Gavrilo Princep est mise en place à Sarajevo. Elle démontre une certaine animosité à

348
l'égard de l'Allemagne. On peut y lire : « La jeunesse de Bosnie-Herzégovine dédie
cette plaque à Gavrilo Princep, et à ses camarades, combattants des conquérants
germaniques, en signe d'éternel gratitude ». Après la seconde guerre mondiale, la
Yougoslavie est dirigée par Josip Tito. C'est un Etat communiste mais en rupture avec le
pouvoir de Moscou. A la mort de Staline, en 1953, Tito utilise l'acte de Gavrilo Princep
afin de placer les aspirations indépendantistes serbes au cœur du processus d'unification
de la Yougoslavie. Une nouvelle plaque remplace donc celle installée en 1945. Elle
porte l'inscription suivante : « Depuis cet endroit, le tir de Gavrilo Princep, a exprimé la
protestation nationale contre la tyrannie, et l'aspiration séculaire de notre peuple à la
liberté ». Tito fait également couler une plaque de ciment, comportant les empreintes du
tireur. En 1992, durant la guerre civile de Bosnie-Herzégovine, serbes orthodoxes et
bosniaques s'affrontent. Ces derniers, assiégés à Sarajevo, retirent les installations
commémoratives mises en place par Tito, considérées comme un symbole de la Serbie
nationaliste. A la fin de la guerre civile, en 1996, une nouvelle plaque est installée. Elle
se veut beaucoup plus neutre. Il y est inscrit : « Depuis ce lieu, le 28 juin 1914, Gavrilo
Princep assassina l'héritier du trône d'Autriche-Hongrie Franz Ferdinand et son épouse
Sofia ». En 2014, à l'occasion du centenaire de cet événement, les tensions mémorielles
se font toujours vives. Une statue de deux mètres de haut à l'effigie de Gavrilo Princep a
été érigée dans un quartier serbe de Sarajevo, malgré l'opposition des bosniaques de
Bosnie-Herzégovine. Ces derniers ont le soutien de la Turquie, qui tente depuis peu de
reprendre pied dans les Balkans, en réactivant les liens l'unissant aux communautés
musulmanes. Le retour du nationalisme serbe et les résurgences du système
communautaire ottoman semblent annoncer l'ouverture d'un nouveau cycle de tensions,
durant lequel les grandes puissances européennes tenteront d'intervenir. Ainsi comme
par le passé, c'est entre l'Europe et l'Orient que l'histoire balkanique s'écrit aujourd'hui.

349
ANNEXE 1

Conditions de la concession du chemin de fer


impérial du Danube à la mer Noire
(1857)

Extrait de l'ouvrage de Constantin Baicoïanu


Handelspolitische Bestrebungen Englands zur Erschließung der unteren Donau
paru en 1913

350
351
352
ANNEXE 2

Convention entre le gouvernement impérial ottoman et


la Société impériale des chemins de fer de la Turquie d'Europe
(1872)

Extrait de l'ouvrage
Actes de la concession des chemins de fer de la Turquie d'Europe
paru en 1903.

353
354
355
356
357
358
ANNEXE 3

Concession du chemin de fer de Salonique à Monastir


(1890)

Extrait de l'ouvrage de Georges Young


Corps de droit ottoman (vol. 4)
paru en 1906

359
360
ANNEXE 4

Concession du chemin de fer ottoman


Jonction Salonique-Constantinople
(1893)

Extrait de l'ouvrage de Georges Young


Corps de droit ottoman (vol. 4)
paru en 1906

361
362
363
364
ANNEXE 5

Les grands acteurs de l'impérialisme dans


l'Empire ottoman finissant

Schéma réalisé d'après l'ouvrage d'Edouard Pech


Manuel des sociétés anonymes fonctionnant en Turquie
paru en 1911

365
366
ANNEXE 6

Les regroupements des réseaux d'influences autour de l'affaire du


BagdadBahn (1911)

Schéma réalisé d'après l'ouvrage d'Edouard Pech


Manuel des sociétés anonymes fonctionnant en Turquie
paru en 1911

367
368
ANNEXE 7
La mise en place des chemins de fer la Turquie d'Europe

369
TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION.............................................................................................................1

PARTIE I - Du Danube à la Thrace : les chemins de fer au service de l'Empire


(1856-1874)

Chapitre I
1-1-1- Les voies danubiennes comme enjeu de puissance..............................................16
1-1-2- Les trajectoires du premier chemin de fer balkanique.........................................26
1-1-3- Quels objectifs pour la ligne Roustouk-Varna ?...................................................37
Chapitre II
1-2-1- L'introduction du rail en Thrace orientale............................................................50
1-2-2- La réorganisation du maillage territorial de la Thrace orientale..........................62
1-2-3- L'espace balkanique à l'heure des grands projets de restructuration....................74
Chapitre III
1-3-1- 1869-1872 : La mise en application de la concession Hirsch..............................88
1-3-2- La concession de 1872.........................................................................................98
1-3-3- La naissance d'une opposition durable...............................................................110

PARTIE II - Les chemins de fer balkaniques entre


antagonismes, affrontements et consensus (1874-1888)

Chapitre I
2-1-1- L'autorité de Constantinople et les chemins de fer balkaniques........................120
2-1-2- Guerre et paix dans les Balkans.........................................................................131
2-1-3- Le processus de restructuration de l'espace balkanique à la recherche de
compromis.....................................................................................................................147
Chapitre II
2-2-1- La réorganisation territoriale de la Serbie..........................................................162
2-2-2- Compléments du réseau balkanique : Acteurs et enjeux....................................173
2-2-3- La Roumanie : un territoire en résilience...........................................................188
Chapitre III
2-3-1- La compétitivité des moyens de transport..........................................................199
2-3-2- De Londres à Bombay : le parcours européen
de la Malle des Indes.....................................................................................................213
2-3-3- Les grandes routes continentales en recomposition...........................................225

PARTIE III – L'espace balkanique au cœur des stratégies intercontinentales


(1888-1913)

Chapitre I
3-1-1- La production balkanique dans l'économie-monde............................................234
3-1-2- La cession de la Compagnie des orientaux........................................................245
3-1-3- Le chemin de fer de Monastir et les enjeux régionaux......................................257

370
Chapitre II
3-2-1- La mise en place d'un axe ferroviaire trans-macédonien...................................269
3-2-2- Recompositions des hiérarchies commerciales en Macédoine..........................280
3-2-3- Fusions, alliances et oppositions entre grands acteurs financiers......................295
Chapitre III
3-3-1- Conflits et chemins de fer (1898-1907).............................................................309
3-3-2- La territorialisation de l'espace balkanique
et la révolution jeune turque..........................................................................................320
3-3-3- Le réseau ferroviaire balkanique dans la guerre totale.......................................331

CONCLUSION.............................................................................................................344

BIBLIOGRAPHIE........................................................................................................373

---------------------------------------------------------------

SOMMAIRE DES FIGURES

Fig. 1 : Les différents bras du delta du Danube et leur embouchure, à la fin des années
1850
--------------------------------------------- p. 24

Fig. 2 : Les premiers chemins de fer balkaniques, entre Danube et mer Noire (1867)
--------------------------------------------- p. 38

Fig. 3 : L'articulation de la route vers l'Orient avant 1870


--------------------------------------------- p. 46

Fig. 4 : La ligne de Constantinople à Choumla dans le dispositif de défense ottoman


--------------------------------------------- p. 55

Fig. 5 : Les itinéraires empruntés par Galland au cours de sa mission de


reconnaissance, entre considérations militaires et commerciales (1865)
--------------------------------------------- p. 67

Fig. 6 : Comparaison entre l'itinéraire mis en place et le tracé pressenti (1873)


--------------------------------------------- p. 90

Fig. 7 : La frontière turco-grecque et l'enclave de Karaagaç (2017)


--------------------------------------------- p. 95

Fig. 8 : La construction et l'exploitation du réseau balkanique selon la concession de


1872
--------------------------------------------- p. 102

Fig. 9 : Localisation des régions insurgées lors de la révolte bulgare de 1876


--------------------------------------------- p. 126

Fig. 10 : Trajectoires des forces combattantes durant le premier acte de la guerre

371
russo-turque (1877)
--------------------------------------------- p. 137

Fig. 11 : La Turquie d'Europe suite aux décisions du Congrès de Berlin (1878)


--------------------------------------------- p. 144

Fig. 12 : Les différents itinéraires en négociation pour l'établissement des lignes de


raccordement (1882)
--------------------------------------------- p. 152

Fig. 13 : La transformation de Nish en articulation incontournable (1885)


--------------------------------------------- p. 171

Fig. 14 : Le réseau ferroviaire trans-balkanique en 1888


--------------------------------------------- p. 187

Fig. 15 : Les grands itinéraires de transport trans-européenns à la fin des années 1880
--------------------------------------------- p. 220

Fig. 16 : La Suisse au cœur des rivalités commerciales entre grands ports méridionaux
--------------------------------------------- p. 233

Fig. 17 : Le chemin de fer de Monastir et la réorganisation des échanges en Macédoine


occidentale (1894)
--------------------------------------------- p. 261

Fig. 18 : La ligne de Dédéagatch à Salonique : section d'un axe trans-balkanique Est-


Ouest (1896)
--------------------------------------------- p. 278

Fig. 19 : Concessions minières recensées en 1912 dans les territoires européens de


l'Empire ottoman
--------------------------------------------- p. 287

Fig. 20 : Déplacement et convergence des forces ottomanes durant la première guerre


balkanique
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fin des années 1920. Étude comparée de la France, de l’Allemagne, de l’Espagne et de
l’Italie, Paris, 2005, pp. 66-82.
- Louis Rambert, « La guerre gréco-turque de 1897 », In. Revue militaire suisse, n°11,
18e année, 1923, p. 481-490.
- Janin Raymond, « L'exarchat bulgare », In. Échos d'Orient, t. 18, n° 114, 1918. pp.
266-271.
-René Pinon, « La crise balkanique - Chemins de fer et réformes », In. Revue des Deux
Mondes, 5e période, t. 45, 1908, pp. 143-176.
- Nélidov, « Souvenir d'avant et d'après la guerre de 1877-1878 », In. Revue des deux
mondes, 85e année, 6e période, t. 27, Paris, 1915.

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QUESTIONS FINANCIÈRES

- AFETINAN A., Aperçu général sur l'histoire économique de l'Empire turco-ottoman,


Ankara, 1976.
- ANONYME, La question des chemins de fer de la Turquie d'Europe devant l'opinion
publique, Constantinople, 1875.
- AUTHERMAN A., La Banque Impériale Ottomane, Paris, 1996.
- BONTOUX E., L'Union Générale, sa vie, sa mort, son programme, Paris, 1888.
- BOUVIER J., Recherches sur l'histoire des mécanismes bancaires en France dans le

380
dernier quart du XIXe siècle, Genève, 1968.
- BOUVIER J., Le krach de L'Union Générale, Paris, 1960.
- ELDEM E., Inventaire commenté des archives de la Banque Ottomane, Istanbul,
1994.
- FARLEY J.L., The ressources of Turkey : profitable investment of capital in the
Ottoman Empire, Londres, 1862.
- GRUNWALD K., Turkenhirsch: A Study of Baron Maurice De Hirsch, Jerusalem,
1966.
- GÜRSEL S., L'Empire ottoman face au capitalisme : l'impasse d'une société
bureaucratique, Paris, 1987.
- HERSHLAG Z.Y., Introduction to the Modern Economic History of the Middle East,
Leiden, 1964.
- ILITCH A., Le chemin de fer de Bagdad au point de vue politique, économique et
financier, Bruxelles, 1913.
- MARTY N. (textes réunis par)., Acteurs, tendances et contestations de l'économie
contemporaine en Méditerranée occidentale (XIXe- XXe siècles), Perpignan, 2004.
- MARMARA R., Les levantins et la grécisation des emprunts turco-ottomans,
Istanbul, 2005.
- MORAWITZ K., Les finances de la Turquie, Paris, 1902.
- PECH E, Manuel des sociétés anonymes fonctionnant en Turquie, Paris, 1909.
- THOBIE J., Intérêts et impérialisme français dans l’Empire ottoman (1895-1914),
Paris, 1977.
- THERY E., L'économiste européen, Paris, 1894.
- VELAY. A., Essai sur l'histoire financière de la Turquie, depuis le règne du sultan
Mahmoud II jusqu'à nos jours, Paris, 1903.

Articles

- Raymond Poidevin., « Les intérêts financiers français et allemands en Serbie de 1895


à 1914 », In. Revue historique, t. 227, pp. 49-55.
- Jean Bouvier, « Systèmes bancaires et entreprises industrielles dans la croissance
européenne au XIXe siècle », In. Annales – Economies, Sociétés, Civilisations, Année
1972, vol. 27, n° 1, pp. 46-70.
- David Landes, « les origines et les traits particuliers de l'impérialisme français au
début du XXe siècle », Les Cahiers du CERM, n° 85, 1970.
- Bonin Hubert, « Un outre-mer bancaire en Orient méditerranéen : des banques
françaises marraines de la Banque de Salonique (de 1907 à la Seconde Guerre
mondiale) », In. Revue historique, vol. 627, n° 3, 2003, pp. 567-602.
- G. Buloz, « Le Mouvement financier de la quinzaine (1er mai 1888) », In. Revue des
Deux Mondes, 3e période, t. 87, 1888, pp. 237-240.
- Edhem Eldhem, « The Imperial Ottoman Bank: actor or instrument of Ottoman
modernization ? », dans KOSTIS K., Modern banking in the Balkans and West-
European capital in the nineteenth and twentieth centuries, Hampshire, 1999, pp. 50-
60.
- Raphael G. Levy, « La dette anglaise », In. Revue des deux mondes, 4e période, t. 149,
1898, pp. 277-306.
- Jacquet Sachwald, « Mondialisation : la vraie rupture du XXe siècle »., In. Politique
étrangère, vol. 65, n°3, 2000, pp. 597-612.
- Raphaël-Georges Lévy, « Les Finances ottomanes - Les deux premiers budgets

381
constitutionnels », In. Revue des Deux Mondes, 5e période, t. 55, 1910, pp. 883-914.
- M., Jacquemyns, « Langrand-Dumonceau, promoteur d'une puissance financière
catholique (compte-rendu) », In : Archives de sociologie des religions, n°19, 1965. pp.
199-200.
- Pierre-Cyrille Hautcoeur, Riva Angelo & White Eugene, « Floting a ''lifeboat : The
Banque de France and the crisis of 1889, In. Journal of Monetary Economics, vol. 65,
2014, pp. 104-119.
- Kurgan-Van Hentenryk Ginette, Jean Bouvier, « Le Krach de l'Union Générale (1878-
1885) », In. Revue belge de philologie et d'histoire, t. 40, fasc. 2, 1962. pp. 517-522.
- Peter Hertner, « The Balkan railways, international capital and banking from the end
of the 19th century until the outbreak of the First World War », In. Bulgarian National
Bank discussions papers, European Association Business History Annual Conference
(Vienne, 20-21 mai 2005), n° 53, 2006, p. 19.

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GUIDES ET RÉCITS DE VOYAGE

- ANONYME, De Paris à l’île des serpents, à travers la Roumanie, la Hongrie et les


bouches du Danube, Paris, 1876.
- ANONYME, Journal d'un voyage dans la Turquie d'Asie et dans la Perse, Paris,
1909.
- BAEDEKER K., L'Allemagne, l'Autriche et quelques pays limitrophes - Manuel du
voyageur, Leipzig, 1878.
- BAEDEKER K., The Mediterranean - Sea ports and sea routes, Leipzig, 1911.
- BARKLEY H., Between the Danube and Black Sea or Five years in Bulgaria,
Londres, 1876.
- BERGER K.F., A winter in the city of pleasure or, life on the lower Danube, Londres,
1877.
- BIGELOW P., Paddles and Politics down the Danube, New-York, 1892.
- BOUE A., Voyage dans la Turquie d'Europe, Paris, 1840.
- BOUE A., Recueil d'itinéraires dans la Turquie d'Europe, détails géographiques,
topographiques et statistiques sur cet Empire, t. 1, Vienne, 1854.
- CAPUS G., A travers la Bosnie et l'Herzégovine : Etudes et impressions de voyages,
Paris, 1896.
- CHILD T., Summer Holidays Travelling notes in Europe, New-York, 1889.
- DAUPHINE V.E., Guide indicateur illustré des chemins de fer de Paris à Lyon et à la
Méditerranée, 1871.
- ERDIC J., En Bulgarie et en Roumélie : mai-juin 1884, Paris, 1885.
- GERANDO (de) A., Le défilé du Bas-Danube depuis Bazias jusqu'à Orsova, Paris,
1894.
- GUIDES-JOANNE, Allemagne méridionale et Autriche-Hongrie, Paris, 1896.
- GUIDES-JOANNE, Etats du Danube et des Balkans – 2e partie, t. 1, Paris, 1893.
- GUILLOUX A., Notes de voyage sur la Bulgarie du Nord, In. Annales de
Géographie, t. 1, n°1, 1892, pp. 105-111.
- HUGONNET L., Chez les Bulgares, Paris, 1888.
- KANITZ F., La Bulgarie danubienne et le Balkan; études de voyage (1860-1880),

382
Paris, 1882.
- LAMARTINE A., Souvenirs, impressions, pensees et paysages pendant un voyage en
Orient, 1832-1833, Paris, 1845.
- MA MAY-SEN, Burmal, Londres, 1944.
- MILLAUD A., Voyages d'un fantaisiste -Vienne-le Danube-Constantinople, Paris,
1873.
- MILLET F.D., The Danube from the Black forest to the Black Sea, New-York, 1893.
- MOUNTSTUART E., Notes from a diary 1892-1895, Londres, 1904.
- PERROT A.M., Itinéraire de la Turquie d'Europe et des provinces danubiennes, Paris,
1855.
- STODDARD C.A., Across Russia – From the Baltic to the Danube, New-York, 1891.
- THOMAS COOK & SONS, India, Burma, and Ceylon. Information for travellers and
residents, Londres, 1912.
- TROMELIN J., Observations sur les routes qui conduisent du Danube à
Constantinople à travers le Balkan ou mont Hoemus, suivies de quelques réflexions sur
la nécessité de l'intervention des puissances du midi de l'Europe dans les affaires de la
Grèce, Paris, 1828.

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LÉGISLATION

- ANONYME, Réclamation du gouvernement impérial ottoman – Arbitrage entre le


Gouvernement impérial et la Compagnie des chemins de fer orientaux – Conclusions
complémentaires à la 1ère réclamation du Gouvernement impérial, Constantinople,
1903.
- ANONYME, Les chemins de fer de la Turquie d'Europe, Versailles, 1885.
- ANONYME, Actes de la concession des chemins de fer de la Turquie d'Europe,
Constantinople, 1903.
- BAICOÏANU C. Handelspolitische Bestrebungen Englands zur Erschließung der
unteren Donau, Munich, 1913.
- COMPAGNIE D'EXPLOITATION DES CHEMINS DE FER ORIENTAUX,
Arbitrage entre le gouvernement impérial ottoman et la compagnie des chemins de fer
orientaux - Demandes n° 1-22 de la compagnie d'exploitation, Constantinople, 1903.
- GNEIST R., Sentence arbitrale rendue par le sur-arbitre dans le différend entre le
gouvernement impérial ottoman et la compagnie d'exploitation des chemins de fer
orientaux, Constantinople, 1903.
- HOCHSTEYN C.L., Les chemins de fer en Europe en exploitation, Bruxelles, 1876.
- LEVANT HERALD, Règlement des mines sanctionné par Iradé impérial,
Constantinople, 1907.
- MINISTERE DES AFFAIRES ETRANGERES, Navigation du Danube – Conférence
et Traité de Londres (février-mars 1883), Paris, 1883.
- NORADOUNGHIAN G., Recueil d'actes internationaux de l'Empire ottoman, t. 4,
Paris, 1903.
- STRUPP K., Urkunden zur Geschichte des Völkerrechts, Gotha, 1911.
- YOUNG G., Corps de droit ottoman, t. 1-6, Oxford, 1905-1096.
------------------------------------------------------

383
Sources d'archives (par ordre d'importance)

ARCHIVES NATIONALES DU MONDE DU TRAVAIL (ANMT), ROUBAIX

- Fonds Banque Ottomane - 207 AQ (1826-1964) :


- AQ 18 - Banque de Salonique (1889-1955)
- AQ 23 - Situation politique en Turquie (1908-1909)
- AQ 24 - Guerre balkanique (1912-1913)
- AQ 25 - Règlements financiers (1912-1913)
- AQ 323 à AQ 333 - Chemins de fer de l'Empire ottoman (1863-1914)
- AQ 359 à 370 - Chemin de fer de Bagdad (1877-1924)

- Fonds de la Compagnie des chemins de fer de l'Etat Serbe - 2001 036 (1881-1889) :
- 010 à 021 – Service des travaux
- 024-025 – Service d'exploitation

CENTRE D'ARCHIVES DIPLOMATIQUES DE NANTES (CADN),


Ambassade de France à Constantinople (XVIe siècle - 1918) – Correspondance avec les
postes consulaires dite « Correspondance avec les Echelles » : 166 PO-D
- Poste d'Enos et dépendances (1806-1891)
- Poste de Varna (1842-1907)
- Poste d'Andrinople (1741-1914)
- Poste de Kustendjé (1854-1879)
- Poste d'Uskub (1902-1913)
- Poste de Roustouk (1806-1895)
- Poste de Philippopolis (1857-1904)
- Poste de Sofia (1853-1913)

CHAMBRE DE COMMERCE ET D'INDUSTRIE DE MARSEILLE (CCIM)


Fonds d'archives de l'institution
- MR.4.4.4.1.8 // Navig. maritime –Transports maritimes – Concurrence étrangère (1829-1955)
- MR 4.0/0.2 // Nav. maritime - Généralités – Rens. sur le commerce maritime (2e moitié du
XIXe siècle)
- MQ 5.5.104 // Comm. international, relations avec les pays étrangers – Turquie (1861-1899)
- MR 1.4.4 // Chemins de fer – Exploitations techniques – Trafic (1877-1935)
- MR 1.8.2.4 // Voies et moyens de communication – Chemins de fer – Exploitation ferroviaires
internationales, relations trans-européennes et au-delà – Tunnels (1853-1921)
- MR 1.9.6 // Chemins de fer – Divers : Questions et réclamations diverses, litiges (1871-1938)

OTTOMAN BANK RESEARCH CENTER (OBARC), ISTANBUL

Fonds d'archives de la Banque Ottomane (siège de Constantinople) :


- C-CF 001 à C-CF-005 // Chemins de.fer Obligations amorties – mandats (1875-1896)
- CD CPCA-01 à CD CPCA-14 // Comité de Paris correspondance active (1896 - 1914)
- CD-CR-001 à CD-CR-016 // Compte rendu des séances (1897 – 1912)
- CD-PV-01 à CD-PV 017 // P.V. des séances du comité (1895 – 1913)
- CZ 015 – CZ-016 // Reçus de caution pour concessions etc. (1887-1913)
- XX-001 à XX-003 // Exploit. ferroviaires, Société minières et industrielles < 1894
- SE-000 à SE-007 // Successions étrangères (1898-1914)
- LI 000 à LI 011 // Litiges (1899-1914)
- OD-000 à OD 003 // Objets divers

384
Rejoindre l'Orient, voici sans doute l'une des obsessions
de l'Occident. Peut-être l'épopée d'Alexandre le Grand a t-elle
contribué à construire cet objectif quasi mystique. Quoi qu'il
en soit, le XIXe siècle est celui de sa rationalisation.
L'invention de la locomotive et celle du navire à vapeur
permettent d'amorcer un processus de mise en réseau du
monde. Sur les cinq continents, les villages, les villes et les
ports s'interconnectent progressivement, engendrant une
mondialisation des flux commerciaux et humains. Ce
mouvement est orchestré par les grandes puissances
européennes, dont le pouvoir est fondé sur la conquête de
nouveaux marchés et sur l'importation des matières premières
essentielles à leur essor. Londres et Bombay forment alors
deux pivots incontournables, permettant de rediriger les flux
en circulation à l'échelle trans-continentale. Entre ces deux
points, Suez joue le rôle d'interface entre la mer Rouge et la
Méditerranée. Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle,
l'espace balkanique est progressivement intégré à ce
système-monde. L'introduction du rail y induit une profonde
redéfinition des rapports de force, que ceux-ci soient d'ordre
économique, militaire ou politique. A ce titre, la mise en place
de voies ferrées dans les Balkans, à l'époque sous domination
de l'Empire ottoman, résulte d'une imbrication de stratégies
d'influence, s'exprimant à différentes échelles. Cette thèse se
propose de les mettre en lumière.

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