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PSYCHOLOGIE DES VISIONS DU MONDE ET PHILOSOPHIE DES VALEURS

(1920)

Heinrich Rickert, ’allemand par Annie Larivée, avec la collaboration de Alexandra


Leduc

Éditions de Minuit | « Philosophie »

2005/4 n° 87 | pages 5 à 38
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ISBN 9782707319319
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Heinrich Rickert

PSYCHOLOGIE DES VISIONS DU MONDE


ET PHILOSOPHIE DES VALEURS
(1920)

I. LE SUBJECTIVISME CRITIQUE DE KANT ET LA PHILOSOPHIE DES VALEURS


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Kant a cherché et trouvé l’objectivité dans la subjectivité. Le nouveau

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principe fondamental, « copernicien », du criticisme, trouve peut-être dans
cette formulation son expression la plus concise. Autrefois, on croyait que
la connaissance du sujet se réglait sur des objets existants indépendamment
d’elle, finis et subsistants en soi. À présent, il semble que se soit plutôt aux
objets de se régler sur la connaissance du sujet. En admettant que ces
phrases volontairement paradoxales recèlent un sens positif et non contra-
dictoire, elles exigent alors une détermination précise qui tienne particu-
lièrement compte du concept de subjectif. Faute d’une telle précision, la
philosophie kantienne, qui voulait avant tout fonder l’objectivité comme
validité universelle, semblerait ouvrir la porte à un « subjectivisme »
débridé, au sens d’un arbitraire individuel.
D’abord, il faut tâcher de voir ce que le sujet kantien n’est pas. La
métaphysique « rationaliste » dont Kant avait été nourri s’était dévoilée à
lui comme « dogmatisme » n’offrant plus aucune solidité à sa pensée. Le
sujet, qu’il plaçait au centre du monde, ne pouvait donc pas être une « âme »
au sens métaphysique. Mais ce n’est là qu’un côté de la médaille. Kant
devait aussi refuser de fonder la philosophie sur l’« empirisme » ou sur le
positivisme de son temps, en particulier tel que l’incarnait David Hume,
car, poussé à ses conséquences ultimes, ce chemin semblait mener au « scep-
ticisme ». Le sujet appelé à soutenir l’édifice de sa pensée ne pouvait donc
pas non plus être compris comme le je de l’expérience ou comme une
formation psychique.
Une fois cela compris, le sujet kantien pose un grave problème à celui
qui est habitué à former des concepts uniquement à partir de l’étant réel.
Comme il est évidemment tout aussi peu question du je corporel de la
physiologie que de l’âme de la métaphysique ou du sujet de la psychologie
empirique, la subjectivité qui doit fonder l’objectivité ne peut plus se trou-
ver dans le domaine du réel, car nous ne connaissons pas de réalités autres
que sensibles (physique ou psychique) ou suprasensibles (métaphysique ou
métapsychique). La tentative pour déterminer l’« aperception transcendan-
tale » de Kant ou sa « conscience en général » comme réalité tourne court
aussi pour la raison suivante : c’est l’a priori ou bien la « condition » de la

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HEINRICH RICKERT

connaissance du réel qui est recherché, or cette « condition » ne peut équi-


valoir à une partie de ce qui est connu en tant que réel. Car alors, elle ne
serait précisément pas la « condition » de toute connaissance du réel. Par
conséquent, il faut opposer à la totalité du réel un nouveau domaine fon-
damentalement différent de lui, l’« idéal » qui, quoique lui-même non réel,
constitue seul l’ultime « appui » de la connaissance du réel. En tout cas, la
« philosophie transcendantale » n’existerait pas sans la supposition d’un
irréel quelconque, attendu qu’elle ne peut être au sens de Kant ni psycho-
logie ni métaphysique, qu’elle ne peut donc reposer que sur un « support »
(« Material ») non-réel.
Toutefois, cet aperçu ne suffit pas pour comprendre de quoi il s’agit.
Comme simple négation des réalités métaphysique et empirique, le concept
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d’« idéal » reste vide. Si nous cherchons les déterminations positives du
« transcendantal », nous devons d’abord laisser de côté le contenu de la
connaissance. Le contenu ne provient pas du sujet et par ailleurs, il ne
possède pas non plus d’objectivité aussi longtemps qu’il est observé en
lui-même. Cette objectivité réside d’abord dans les « formes » grâce aux-
quelles le sujet saisit le contenu et dont l’essence se révèle peut-être le plus
nettement quand nous pensons au concept de « règle ». Selon le commen-
taire explicite de Kant, la « relation à un objet » n’implique rien d’autre
« que la nécessité de lier, sous un certain mode, les représentations et de
les soumettre à une règle ». Qu’est-ce à dire ? La règle évoque le concept
de norme, de prescription, de devoir, et une règle qui comme ici ne peut
s’appuyer ni sur la volonté réelle d’un sujet psychique, ni sur celle d’un
sujet métaphysique, doit nécessairement se fonder sur une valeur valide
[geltende Wert].
Ainsi, le vieux problème ontologique de l’objet se transforme en un
problème de validité ou de valeur. Pour employer une expression de Lask *,
de l’op-position [Entgegenstehen] de l’étant est né un contre-valoir (Ent-
gegengelten) de la valeur.
On s’est familiarisé, en particulier depuis Lotze **, avec le mot « vali-
dité » pour désigner le domaine de l’irréel ou de l’idéal. Bien que Kant
parle déjà de « validité » et de « valeur », le terme « valeur » reste matière
à dispute, mais s’il en est ainsi, ce n’est certes que dans la mesure où l’on
ne comprend pas ce concept dans sa pureté et dans toute son ampleur.
On confond les valeurs soit avec les « biens » réels auxquels elles s’atta-
chent, soit avec les « objectifs » que nous espérons réaliser, ou encore avec
les « moyens » mis en œuvre en vue d’une « fin ». Or la valeur elle-même
n’est ni un bien, ni un objectif, ni une fin, non plus qu’un moyen. Elle ne
coïncide pas non plus avec les actes psychiques d’évaluation qui prennent
* Die Logik der Philosophie und die Kategorienlehre, in Gesammelte Schriften, Bd. II, Tübingen,
Mohr, 1923, trad. fr. par Courtine, de Launay, Pradelle et Quesne, La logique de la philosophie
et la doctrine des catégories, Paris, Vrin, 2002.
** Logik, Drittes Buch, « Vom Erkennen », chap. II « Die Ideenwelt », Hamburg, Meiner,
1989, pp. 31-49.

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position face à elle. Même dans le cas où l’on se garderait des méprises ici
esquissées, on ne voit parfois dans les formations de valeur que des formes
vides sans contenu, en négligeant de réfléchir au fait que les contenus des
formes de valeur relèvent aussi du domaine de la validité irréelle.
Cependant, si l’on évite de confondre et de réduire ainsi le concept de
valeur et si, par-dessus tout, on établit que le contenu de « vérité » d’une
proposition théorique ou son « sens » vrai et valide n’est pas une réalité
mais une formation de valeur, alors aucun autre terme que l’expression
« valeur » ne semble plus approprié à nommer positivement l’irréel ou
l’idéal, ne serait-ce que pour marquer le revirement radical que représente
la doctrine kantienne face aux anciennes habitudes de pensée. Là où aupa-
ravant on ne voyait que des questions d’être, se posent aussi maintenant
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des questions de valeur, questions de valeur que l’on tenait jusque là pour
extra-théoriques ou « pratiques », et qui sous-tendaient, en fait, de vérita-
bles problèmes théoriques.
Le problème de l’objectivité prend à présent la forme suivante. Les
simples valeurs « subjectives », c’est-à-dire les valeurs voulues ou évaluées
seulement par un sujet empirique et dont la validité repose sur le seul acte
d’évaluation, doivent nécessairement être séparées des valeurs « objectives »
qui valent indépendamment de leur reconnaissance par un sujet réel. Ne
pas reconnaître cette séparation pour adhérer à un relativisme général des
valeurs supprimerait également le concept de vérité comme valeur « objec-
tive » et conduirait à un contresens logique.
Ce n’est que si l’on fait cette séparation comme Richard Kroner, du
moins en ce qui a trait au domaine théorique, que l’on peut, alors et alors
seulement, dissocier un « bon » subjectivisme seul capable de fonder
l’objectivité, d’un « mauvais » qui ne le peut pas. Plus précisément, le
concept d’un sujet qui ne reconnaît que les valeurs objectives, reposant en
elles-mêmes, prend dès lors naissance comme idéal de connaissance et on
comprend aussitôt comment la subjectivité est apte à fonder l’objectivité
théorique. Un sujet transcendantal, normatif, supra-individuel et irréel
devient le modèle de récognition des valeurs objectives pour le sujet réel et
individuel qui, selon Kant, a perdu son appui métaphysique et se sent face
au pur réel comme devant un simple « fouillis » ; alors, l’individu parvient
à l’objectivité pour autant qu’il oriente sa pensée sur ce sujet « transcen-
dantal » et ses « règles » supra-individuelles. La tâche de la philosophie
critique est de prendre explicitement conscience de ces règles.
Vu sous cet angle, le point de vue « copernicien » de Kant perd aussitôt
toute apparence de « contresens ». Le sujet transcendantal ne « tourne »
plus autour de l’objet mais prend place au centre, et le monde objectif
doit nécessairement « tourner » autour du sujet. Ce qui signifie littérale-
ment que l’objectuel (gegenständlich) ou l’objectif (objektiv) est ce qu’un
sujet supra-individuel et normatif pose en face de lui comme objet selon
des règles valides. Sans l’idée de valeur qu’implique le concept de règle, le
point de vue copernicien devrait s’appuyer ou bien sur un sujet métaphy-

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sique, ou bien sur un sujet psychologique, et il reviendrait au « dogma-


tisme » ou au « scepticisme ». L’objectivité obtenue sur le terrain du cri-
ticisme, celui du « bon » subjectivisme, réclame la catégorie de la validité
ou de la valeur que le sujet s’approprie, base sur laquelle il construit son
« monde ». Le monde constitué par le sujet au moyen des formes valides
de valeur est le monde objectuel ou objectif.
À partir d’ici, cela conduirait trop loin, ne serait-ce que d’ébaucher
comment l’« esprit » (non la lettre) de toute la philosophie kantienne pour-
rait être interprété comme philosophie des valeurs valides et en particulier,
comment les problèmes prennent corps dans les domaines athéoriques-
éthique, esthétique et religieux. Ne mentionnons que la théorie des idées
de Kant, dans la mesure où elle fait partie de la philosophie théorique. Elle
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révèle les deux faces du nouveau domaine découvert par Kant : le côté
négatif qui mène à l’irréalité, et le côté positif qui mène à la valeur. Les
réalités métaphysiques ultimes que la philosophie pré-kantienne cherchait
à comprendre, le « monde », l’« âme » et la « divinité », se transforment
pour Kant en « idées », c’est-à-dire en formes avec lesquelles le sujet pense
de manière a priori les contenus du monde, non comme des réalités achevées
mais comme idéaux qu’il ne peut jamais remplir totalement ni réaliser
parfaitement, mais qu’il doit pourtant absolument aspirer à réaliser préci-
sément parce qu’elles valent comme valeurs théoriques.
C’est en pensant l’« ultime » non comme un être absolu mais comme une
valeur valide qu’on peut le mieux comprendre la « vision du monde » de
Kant, pour autant qu’on puisse l’exprimer scientifiquement. Une vision du
monde formulée théoriquement implique toujours un savoir universel, non
seulement, en vérité, un savoir portant sur le monde comme objet le plus
englobant qu’on puisse penser, mais aussi sur la position du sujet à son
égard. Selon la théorie des idées, voici le cadre théorique le plus universel
pour la vision du monde de Kant : le monde comme objet, dans sa totalité,
se présente comme une formation à laquelle le sujet doit constamment
travailler. Autrement dit, en concevant l’univers lui-même comme idée,
c’est-à-dire comme formation de valeur, Kant découvre en même temps le
sens de la vie dans ce monde : la totalité des objets ne se présente pas, pour
les hommes, comme un être qui serait donné mais comme un devoir (Sollen)
qui nous est remis. C’est le sens de la « vision du monde idéaliste » de
Kant.
Par conséquent, la philosophie, dans toutes ses parties, doit nécessaire-
ment tendre, de manière totale et ordonnée, à amener explicitement à la
conscience les valeurs qui confèrent un sens aux divers domaines de vie.
De cette façon, le « criticisme » est caractérisé à tous égards, subjectivement
et objectivement, comme philosophie des valeurs. Être scientifiquement au
clair sur les questions de vision du monde, implique d’être au clair à propos
de ce qui vaut, c’est-à-dire implique une prise de conscience scientifique
des valeurs.

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PSYCHOLOGIE DES VISIONS DU MONDE ET PHILOSOPHIE DES VALEURS

II. LES SUBJECTIVISMES MÉTAPHYSIQUE ET PSYCHOLOGIQUE APRÈS KANT

Si l’on comprend le subjectivisme transcendantal de la manière esquissée


ci-dessus, et si l’on voit en même temps que c’est ce qui, chez Kant, est
une contribution « faisant époque », contribution qu’on ne doit certaine-
ment pas adopter sans modification et dans tous ses détails, mais à partir
de laquelle toute philosophie scientifique doit poursuivre son élaboration,
alors s’ouvre la perspective qui permet de prendre au développement de
la pensée post-kantienne. Toutes les tentatives scientifiques cherchant à
clarifier dans sa particularité et sa diversité le nouveau domaine de réalité
effective découvert par Kant, domaine qui n’est ni celui du réel métaphy-
sique, ni celui du réel empirico-psychologique, et qui est, par conséquent,
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celui de l’idéal, du valide ou de l’évaluable, se situent alors dans la « droite
ligne » de cet héritage (et ce, même si elles cherchent à s’éloigner de Kant
ou refusent absolument de reconnaître le caractère de valeur de l’irréel ou
de ce qui est valide). Et dans cette lignée, il faut compter non seulement
les tentatives qui se rattachent délibérément à Kant, comme celles des
« Marbourgeois » ou de l’« École du Sud-Ouest », mais aussi les représen-
tants de la « phénoménologie » et de la « théorie de l’objet », et même un
penseur comme Simmel dans la mesure où il a vu, lui aussi, que la « réalité »
n’est qu’une forme parmi d’autres dans laquelle nous saisissons un contenu.
Évidemment, le plus souvent, le développement historique ne suit pas une
« ligne droite ». Dans le cas présent, cela veut dire que le « subjectivisme »
de l’époque post-kantienne a pris non seulement une forme transcendantale
ou propre à la philosophie des valeurs, mais encore une forme métaphysique
et psychologique qui, du point de vue du criticisme, présente un caractère
« dogmatique » ou bien menace de conduire aux conséquences « scepti-
ques » d’un « mauvais » subjectivisme. Toute métaphysique comme toute
psychologie qui se veut une théorie globale de la vision du monde ou une
considération universelle donnera lieu à une déchéance de l’« esprit » de
la philosophie moderne au meilleur sens du terme ou à une agitation réac-
tionnaire en ce qu’elle entraîne un rétrécissement de l’horizon philosophi-
que, une réduction à la réalité.
Malgré tout, ce serait une erreur que de se borner à blâmer ces voies de
développement latérales. La philosophie ne peut pas s’occuper seulement
de sonder le domaine de l’irréel, de l’évaluable, du valable ou du transcen-
dantal dans sa particularité et considéré en lui-même. Elle doit aussi se
demander dans quelle relation se trouvent l’idéal et le réel, la valeur et la
réalité, le valable et l’existant, le devoir et l’être et, à cette occasion, de
nouvelles réflexions aussi bien métaphysiques qu’empirico-psychologiques
entrent en considération.
Plus précisément, on tentera d’abord de repenser l’unité du monde divisé
en réel et idéal ou valide par la « critique », c’est-à-dire de rassembler de
manière moniste en une « essence » supérieure ce qui, comme « phéno-
mène », se morcelle de manière dualiste en valeur et en réalité. Mais une

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HEINRICH RICKERT

telle unité, troisième sphère au-dessus de la valeur et de la réalité empirique,


ne semble pouvoir se trouver que dans le supra-sensible, de telle sorte que
la métaphysique recouvrerait une nouvelle validité. On pourrait peut-être
montrer que toute métaphysique de l’« essence » absolue consistait, depuis
la doctrine platonicienne des idées et même bien avant, à hypostasier des
valeurs valides en réalités transcendantes. La pensée serait ainsi vouée à une
nouvelle sorte de métaphysique qui n’aurait pas à être « dogmatique » puis-
que elle établirait justement que sa « réalité » se différencie fondamentale-
ment de tout ce que l’on est habitué à qualifier de réel ; c’est-à-dire qu’elle
devrait être comprise comme une réalité de valeur ou comme une validité
promue au rang de réalité. Ainsi, l’idée de valeur serait, en principe, reconnue
et on aurait ouvert un espace pour poser les problèmes de validité. Vue sous
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cet angle, la métaphysique post-kantienne de l’« esprit », comme genre précis
de subjectivisme métaphysique, devient particulièrement instructive pour une
philosophie des valeurs critique et résolument transcendantale-subjectiviste.
D’un autre côté, on peut bien insister tant qu’on voudra sur l’irréalité
des valeurs ou les transposer, comme réalités, dans le supra-sensible, il n’en
reste pas moins qu’elles ne deviennent accessibles pour les hommes qui
veulent les connaître qu’en tant qu’elles se sont introduites, d’une façon ou
d’une autre, dans les actes psychiques réels du sujet empirique. Il semble
alors qu’elles puissent être étudiées par la psychologie et que cette science
entre ainsi, elle aussi, dans une relation objective avec la philosophie des
valeurs. L’attitude de prudence extrême qui caractérise plusieurs courants
philosophiques contemporains conduit les « consciencieux de l’esprit » à
se méfier de toutes les entreprises qui ne restent pas auprès du réel empi-
rique, mais qui cherchent en outre l’irréel, le valide ou même le réel méta-
physique. Or, cette prudence donne nécessairement naissance à l’idée qu’il
est nécessaire de limite l’examen purement scientifique des problèmes de
visions du monde, et en particulier des questions de valeur qui leur sont
liées, aux processus qui se déroulent facticiellement et au cours desquels
le sujet individuel prend effectivement position à l’égard des valeurs. Ainsi
apparaît un subjectivisme des évaluations qui, en principe, ne veut pas
excéder la vie empirique de l’âme, mais qui implique tout de même des
problèmes de valeur et qui ne mérite pas le nom de « mauvais » subjecti-
visme aussi longtemps qu’il s’abstient de tout jugement à propos de
l’« objectivité » de la validité des valeurs.
Le subjectivisme psychologique joue un rôle considérable dans la philo-
sophie la plus récente et prend deux formes différentes selon qu’il considère
de manière individualisante la diversité de la vie de l’âme chez divers hom-
mes, à diverses époques et pour divers peuples, ou qu’il envisage de manière
généralisante la « nature » universelle et invariable des réalités psychiques.
Ainsi, soit ce subjectivisme prend une forme historiciste, comme chez Wil-
helm Dilthey, c’est-à-dire qu’il reconnaît dans la présentation historique
des différentes visions du monde, en tant qu’opinions effectivement adop-
tées par des hommes réels, l’unique forme scientifique de philosophie

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PSYCHOLOGIE DES VISIONS DU MONDE ET PHILOSOPHIE DES VALEURS

comme doctrine des visions du monde. Soit, il doit présenter les facteurs
et les forces universels, naturels et psychiques permanents, faire ressortir
les visions du monde comme des croyances humaines afin de remplacer,
de manière conséquente, la philosophie par une « psychologie des visions
du monde » au sens étroit.
Theodor Lipps, par exemple, était porté vers une telle résorption de la
philosophie dans la psychologie, mais à ce propos il faut remarquer qu’il
se dirigeait de plus en plus vers deux sortes de « psychologie ». Seule l’une
d’elles s’en tenait aux réalités empiriques, l’autre au contraire devait avoir
recours à un sujet supra-individuel pour rendre justice à la diversité des
problèmes qui se posaient, problèmes touchant principalement les ques-
tions de validité. Dans cette mesure, il ne s’agit pas d’un « pur » psycho-
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logisme, mais on constate que le subjectivisme y présente à la fois des
tendances métaphysiques et se rapproche d’une philosophie de l’« esprit ».
Bien sûr, on peut concevoir une psychologie des visions du monde exclu-
sivement empirique et sa réalisation devrait être instructive même pour
celui qui est convaincu que ce subjectivisme psychologique, du moment
qu’il aspire à l’absolutisme, entraîne une rechute dans le point de vue que
Kant avait définitivement dépassé en découvrant les facteurs transcendan-
taux, irréels. Plus une théorie de la vision du monde se limitera de manière
résolue à l’être psychique, plus les problèmes de valeur apparaîtront clai-
rement, dans leur nécessité et leur caractère scientifique, comme des pro-
blèmes devant à jamais demeurer inaccessibles à la psychologie.

Le rappel des idées que nous venons d’exposer trouve son impulsion
dans un livre paru récemment qui, non seulement porte le titre Psychologie
des visions du monde, mais dont le contenu s’intègre aussi à la série de
développements esquissée à propos de la philosophie post-kantienne et qui
devrait être caractérisé, du point de vue du criticisme, comme un chemin
latéral psychologique. Certes, cet ouvrage se réfère à la théorie des idées
de Kant, mais il entreprend, comme il fallait s’y attendre, de l’infléchir vers
la psychologie et dans cette mesure, il s’inscrit aussi dans ce contexte.
L’auteur est Karl Jaspers qui jusqu’ici a travaillé dans le domaine de la vie
psychique anormale et à qui la science est redevable notamment d’un traité
de psychopathologie reconnu.
Je n’entends pas faire ici ce que l’on pourrait appeler une « critique » de
la nouvelle étude de Jaspers, c’est-à-dire que je ne veux pas évaluer dans
sa totalité la valeur de cet ouvrage unique et substantiel. Je l’utiliserai
seulement comme occasion pour discuter à fond le rapport entre les divers
modes de « subjectivisme », et notamment pour discuter la position d’une
psychologie des visions du monde comme science empirique de l’être face à
une philosophie « critique » des valeurs telle qu’elle s’est développée à la
suite de l’idéalisme transcendantal de Kant. L’accent sera donc mis sur les

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HEINRICH RICKERT

oppositions qui, du point de vue de la philosophie des valeurs, peuvent


être élevées contre les principes généraux de l’exposé de Jaspers. L’explici-
tation des nombreux points positifs qui font la valeur de l’ouvrage devra
rester à l’arrière-plan. Il faudra chercher à savoir dans quelle mesure la
séparation indispensable des trois modes de « subjectivisme » est prise en
compte, en particulier la rupture entre le subjectivisme psychologique et le
subjectivisme transcendantal qu’on ne peut plus ignorer depuis Kant, ce
qui reviendra à interroger l’attitude de la psychologie des visions du monde
face à une philosophie des valeurs critique et scientifique.
Pour anticiper le résultat, disons qu’il y a ici, comme dans plusieurs
interprétations soi-disant psychologiques, un mélange de psychologie des
visions du monde et de philosophie des valeurs. Évidemment, parce qu’il
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n’apparaît pas suffisamment à la conscience, le côté relevant de la philoso-
phie des valeurs entraîne une partialité de l’évaluation et donc un manque
d’« objectivité » auquel on doit s’opposer, et cela justement à partir d’une
philosophie des valeurs purement scientifique. Par le biais de cet exemple,
je veux essayer de montrer qu’un traitement scientifique des visions du
monde ou une doctrine théorique de la vision du monde est possible, non
sur le terrain de la psychologie, mais uniquement sur celui de la philosophie
des valeurs. On ne peut atteindre une clarté rigoureuse dans les questions
de visions du monde que sur la base d’une conscience des valeurs scienti-
fiquement clarifiée qu’aucune psychologie n’est en mesure de fournir.

III. LA PSYCHOLOGIE DES VISIONS DU MONDE ET LA PHILOSOPHIE PROPHÉTI-


QUE

Le livre de Jaspers commence par une explicitation de « ce qu’est une


psychologie des visions du monde » et nous avons de bonnes raisons d’y
prêter attention. On pourrait s’attendre à ce que soit donnée par la même
occasion une définition générale de la psychologie, dans la mesure où le
concept de cette science reste controversé. Mais on ne trouve pas cette
détermination, qui semble même intentionnellement éludée, bien que Jas-
pers sache pertinemment que subsistent des problèmes. « La position de
la psychologie reste incertaine et insuffisante », dit-il, ce qui est certaine-
ment exact. Toujours est-il qu’afin d’éviter que son concept ne se dissolve,
cette science devrait se limiter à l’étude de l’être psychique réel tel qu’il se
donne dans l’expérience, et Jaspers semble aussi de cet avis car il affirme
quelque part : « Nous ne voulons observer et connaître que ce s’est avéré
psychiquement réel et ce qui est possible ». Ainsi, non seulement le monde
physique et l’âme métaphysique se trouveraient-ils exclus de l’examen psy-
chologique, mais aussi le domaine de l’irréel et du transcendantal, de sorte
que son objet, comme celui de la physique, ne constituerait qu’une partie
du monde réel. La psychologie devrait donc, comme la physique, être
comptée au nombre des sciences spéciales.

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PSYCHOLOGIE DES VISIONS DU MONDE ET PHILOSOPHIE DES VALEURS

Toutefois, cela ne peut correspondre à l’avis de Jaspers car la psychologie


est selon lui une considération universelle et doit donc être rangée aux côtés
de la philosophie. En fait, voici pourquoi elle ne coïncide pas vraiment avec
la philosophie : dans la philosophie, il y a plus que la logique, la sociologie
et finalement la « vision du monde ». La logique est « la considération
universelle de toutes les sciences et de tous les objets relativement à leur
caractère de validité ». La sociologie et la psychologie sont une « considé-
ration universelle de l’homme et des figures qu’il élabore ». Par rapport à
quoi ? Cela n’est pas dit. On ne peut tirer de ces phrases aucune détermi-
nation claire au sujet de la psychologie et de sa relation avec la logique ou
avec la philosophie en général.
Mais qu’est-ce qu’une « vision du monde » ? La réponse à cette question
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pourrait peut-être nous amener plus loin et montrer ce que Jaspers vise avec
sa psychologie des visions du monde. Il affirme : « Depuis toujours, la phi-
losophie a été plus qu’une considération universelle, elle a donné des impul-
sions, élevé des tables de valeurs, donné un sens et un but à la vie de l’homme,
lui a donné le monde dans lequel il se sentait en sûreté, en un mot, lui a
donné une vision du monde ». Jaspers qualifie cette philosophie de « philo-
sophie prophétique », et elle seule mériterait le nom de philosophie si celle-ci
« doit conserver une résonance noble et puissante ». En même temps, sans
plus de justification, Jaspers décide qu’une telle philosophie n’existe plus
aujourd’hui, « excepté, fragilement, dans les tentatives romantiques de réha-
bilitation ». C’est uniquement par le biais suivant que Jaspers élabore son
concept d’une psychologie des visions du monde : en l’opposant à toute
philosophie prophétique. Elle ne doit être qu’une considération universelle,
à la différence de toute évaluation. Bien sûr, cela aussi reçoit aujourd’hui le
nom de « philosophie » ; mais, selon Jaspers, il ne s’agit pas d’une philosophie
« authentique » : plutôt de logique, de sociologie ou de psychologie. « La
considération de type logique est condition des deux autres, qui ne doivent
pas être radicalement séparées entre elles ». Bref, puisqu’il n’y a plus de
philosophie « authentique », la psychologie doit prendre la place de la phi-
losophie en tant que considération universelle.
On peut déjà exprimer des réserves face aux présuppositions qui fondent
l’entreprise de Jaspers, réserves qui sont tout simplement évidentes. Pour-
quoi la logique appartient-elle à la philosophie ? Et pourquoi ne serait-ce
pas le cas de l’éthique ou de l’esthétique ? En quel sens la logique est-elle
une condition de la psychologie et de la sociologie ? Pourquoi est-elle
désignée comme considération universelle de tout objet ? La psychologie
et la sociologie sont-elles fondamentalement inséparables ? Pourquoi existe-
t-il alors deux dénominations et une division bien établie en deux champs
d’études ?
Laissons cependant de côté plusieurs problèmes pressants et ne posons
que la question suivante : qu’est-ce qui autorise l’assimilation d’une philo-
sophie « authentique » à une philosophie « prophétique », c’est-à-dire à
une philosophie évaluatrice ? Des penseurs d’époques les plus diverses,

13
HEINRICH RICKERT

penseurs qui sont en général comptés au nombre des philosophes et, en


vérité, des philosophes parfaitement authentiques, auraient protesté contre
une telle assimilation. Plutôt que l’évaluation, ils avaient précisément fait
de la simple « considération », leur tâche propre. En tant qu’hommes de
science, ils ne pouvaient faire autrement que de penser avec Spinoza :
« neque ridere, neque flere, nec detestari, sed intelligere ». Quant à savoir
s’ils ont été conséquents et ont effectivement pu mettre en œuvre le pur
« intelligere », c’est là une toute autre question. Mais il ne s’agit ici que du
but ou de l’idéal de la science. Jaspers reconnaît aussi que « si nous voulons
soumettre à une simple considération ce qui s’est durci ou solidifié, par
exemple, il est inévitable que nous le niions en même temps par le biais de
nos instincts de vie », et qu’il est inévitable « que des jugements de valeur
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se fassent toujours sentir de manière inexprimée ». Par conséquent, il ne
peut, aussi en tant que psychologue, que s’« efforcer d’éviter tout jugement
de valeur », et cet effort, qui seul importe ici, est le lot commun au psy-
chologue et au philosophe.
Chose sûre, ce que l’on pourrait appeler le pathos de l’absence de pathos,
est caractéristique des grands philosophes, des philosophes authentiques.
La limitation de l’emploi du nom de philosophie, qui signifie originairement
« science », à la philosophie extra-scientifique, prophétique et évaluatrice
doit donc être caractérisée comme une décision arbitraire que rien ne
justifie. La philosophie « authentique » est précisément une prise en consi-
dération de type universel et ne peut, comme science, vouloir être autre
chose, si l’on entend, par « prise en considération », le contraire d’une
évaluation athéorique.
Le philosophe qui se consacre à la pure considération accorde évidem-
ment aussi du prix à la valeur théorique de la vérité, il repousse les évalua-
tions athéoriques au seul profit de sa propre évaluation. L’évaluation théo-
rique ne doit pas pour autant être qualifiée de prophétique. Elle appartient
nécessairement à la considération pure, c’est-à-dire à la science pure. Le
fait que plusieurs philosophes – mais non tous – aient outrepassé la consi-
dération ainsi comprise ne change rien au fait que l’assimilation de la
philosophie « authentique » à la philosophie « prophétique » est irreceva-
ble. Voilà une des facettes de l’opposition qui s’élève contre la définition
de cette psychologie des visions du monde.
D’autre part, il faut se demander de quel droit une prise de considération
universelle peut porter le nom « psychologie ». Bien sûr, la position de cette
science reste aujourd’hui encore obscure et incertaine. Puisque Jaspers, en
tant que psychologue, ne veut observer et connaître que « ce qui s’est avéré
psychiquement réel et ce qui est possible », alors la limitation du psycho-
logique à la réalité psychique reste incompatible, de toute manière, avec
une considération universelle des visions du monde. Elle mène nécessaire-
ment, là où elle est accomplie de manière conséquente, à ce « subjecti-
visme » que Kant a combattu et qu’on considère aujourd’hui comme défi-
nitivement vaincu. Les « visions du monde » ne sont-elles donc grosso modo

14
PSYCHOLOGIE DES VISIONS DU MONDE ET PHILOSOPHIE DES VALEURS

que des formations psychiques réelles ? Jaspers dit lui-même : « Nous appe-
lons vision du monde aussi bien l’existence facticielle de l’âme considérée
dans sa totalité, que les doctrines formées rationnellement, les impératifs,
les images objectives que le sujet exprime, applique, utilise comme justifi-
cations, etc. ». Il y a là déjà une séparation que toute psychologie des visions
du monde, comme prise en considération de type universel, fait apparaître
comme problématique, car les « doctrines formées rationnellement » ne
sont pas des processus psychiques réels mais des formations théoriques de
valeur et de sens irréelles.
Mais il faut faire encore un pas. Parce que, comme Jaspers le fait lui
aussi ressortir à un endroit, « nous ne pouvons parler des visions du monde
que pour autant qu’elles ont pris des formes rationnelles », les visions du
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monde deviennent elles-mêmes un objet de recherche uniquement
lorsqu’elles sont séparées de la vie réelle de l’âme. Cela signifie que pour
celui qui veut les connaître scientifiquement comme visions du monde dans
leur particularité, elles consistent exclusivement en formations de sens irréel-
les qui doivent être séparées de la manière la plus nette des actes psychiques
réels par lesquels les sujets empiriques les expérimentent. Donc, si la psy-
chologie ne voit que ce qui est psychiquement réel ou possible, alors il n’y
a, à proprement parler, pas du tout de psychologie des visions du monde
en tant que telle, mais seulement une psychologie des sujets empiriques qui
possèdent les visions du monde objectives, c’est-à-dire qui les comprennent,
qui sont convaincus de leur véracité, etc.
Et ce n’est pas encore tout ce qui doit être ici pris en considération. Les
actes psychiques par lesquels nous nous saisissons d’une vision du monde
restent incompréhensibles à la recherche psychologique quine voit que le réel,
aussi longtemps que le contenu « objectif » et irréel de la vision du monde à
l’égard de laquelle le sujet prend position, n’est pas élevé à la conscience
scientifique et mis en évidence dans sa particularité et sa diversité. L’élément
essentiel de toute considération théorique des visions du monde ou de toute
théorie scientifique des visions du monde repose nécessairement sur une
étude des formations de sens indépendantes de l’être psychique, dont aucune
psychologie ne peut parler parce qu’elles ne sont pas psychiquement réelles.
C’est avant tout sur une théorie des formations de sens irréelles que peut
être érigée une psychologie du comportement réel du sujet envers ces for-
mations de sens.

Je ne poursuivrai pas ces réflexions plus avant puisque Jaspers n’a fait
nulle part, ne serait-ce que la tentative de limiter sa « psychologie » au réel
psychique. L’opposition développée à l’instant semble donc concerner plus
le titre du livre que son contenu, et on pourrait penser qu’il ne s’agit ici
que d’un différend terminologique. C’est pourquoi je voudrais simplement
demander jusqu’à quel point se trouve réalisé, dans cette prétendue « psy-

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HEINRICH RICKERT

chologie des visions du monde », le programme d’une simple considération


des formations qui se laissent formuler rationnellement comme visions du
monde, de telle façon que la pure considération se distingue de toute
philosophie « prophétique », c’est-à-dire d’une philosophie évaluatrice.
Il apparaîtra dans cette mesure que le livre ne présente aucune « psycho-
logie », mais qu’y viennent à l’expression des évaluations extra-théoriques
particulières et que sur cette base, un étalon de valeur extra-théorique est
en même temps appliqué aux visions du monde qui devraient pourtant être
exposées par une pure considération. Manifestement, pour Jaspers, le bien-
fondé de ces évaluations passe pour parfaitement « évident », ce qui, en soi,
est révélateur. Tout ceci permet de voir que seule une clarté explicite et
théorique à propos des valeurs dans leur particularité et leur diversité, valeurs
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sous-jacentes aux différentes visions du monde, rend possible en tant que
science une pure considération des visions du monde ou une pure doctrine
théorique des visions du monde qui repousse toute évaluation athéorique.
Aussi longtemps qu’une conscience des valeurs scientifiquement clarifiée et
philosophique fait défaut à celui qui s’adonne à la pure considération, il ne
pourra éviter que l’exposé des visions du monde soit entremêlé d’éléments
« prophétiques ». Il est nécessaire de connaître précisément les présupposi-
tions de valeur de sa propre vision du monde si l’on veut en écarter l’influence
sur la considération des visions du monde étrangères.

IV. LES MODÈLES DE LA PHILOSOPHIE DES VISIONS DU MONDE

Le choix des penseurs auxquels Jaspers en appelle comme à ses prédé-


cesseurs est déjà révélateur. La majorité d’entre eux ne peuvent être classés
parmi les psychologues qui se livrent à la simple considération. N’a-t-il
hérité d’eux que la seule « considération » ?
Jaspers ne connaît, comme psychologie systématique des visions du
monde, « qu’une tentative monumentale : La Phénoménologie de l’Esprit
de Hegel ». Il sait évidemment que cette œuvre fournit plus qu’une psy-
chologie. Elle est elle-même l’expression d’une vision du monde et ne peut
pas vouloir être une psychologie. Nous avons donc chez Jaspers (intention-
nellement) une phénoménologie de l’esprit – sans « esprit ». Et il y manque
encore un autre élément : ce que Hegel appelait le « courage de la vérité ».
Il a écrit sa Phénoménologie comme « échelle », c’est-à-dire qu’elle devait
contribuer à faire prendre conscience des degrés préparatoires à sa propre
philosophie. La psychologie ne peut viser un tel but. « Hegel aboutit au
savoir absolu alors que nous commençons dans cette sphère et restons
auprès d’un absolu non-savoir de l’essentiel ». Ainsi, la Phénoménologie de
Hegel n’est pour Jaspers qu’une « carrière », un « matériau de construction
précieux ». Pour le reste, il est en « opposition » à Hegel.
Une question se pose déjà : peut-on prélever d’un système philosophique
un matériau de construction qui, d’une certaine façon, ne soit pas déjà

16
PSYCHOLOGIE DES VISIONS DU MONDE ET PHILOSOPHIE DES VALEURS

« façonné » et qu’on pourrait donc intégrer dans une autre construction sans
qu’il contribue à former celle-ci de manière essentielle ? Un système étranger
peut-il n’être qu’une carrière ? Sous les quelques pierres conservées, l’oppo-
sition à Hegel ne conduit-elle pas précisément à passer au-delà de la simple
considération, vers une philosophie « prophétique » ? En tout cas, il serait
approprié de rechercher quelles présuppositions de valeur se cachent, par
exemple, dans l’articulation « dialectique » de l’exposition mise en œuvre
par Jaspers. Mais cela conduirait très loin. Faisons donc abstraction de Hegel
et demandons-nous de quels penseurs proviennent, selon la propre indica-
tion de Jaspers, les « doctrines » qui sont « décisives » pour lui.
D’abord, Jaspers nomme Kant. « Il est, par sa théorie des idées, l’auteur
de la pensée qui se trouve partout à la base de cette psychologie des visions
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du monde. » Le fondateur de la philosophie des valeurs doit donc être en
même temps l’auteur de la pensée fondamentale d’une psychologie des visions
du monde ? Cela doit, plus que tout, retenir notre attention. Jaspers en a
traité longuement dans un « appendice » à son livre, « La doctrine des idées
de Kant », et l’on fera bien de commencer par lire cet appendice. Les idées
de Jaspers qui s’avèrent contestables du point de vue de la théorie des idées
y apparaissent plus précisément. Dès le début, tout connaisseur du criticisme
voit clairement que Jaspers doit transformer les « idées » de Kant pour qu’elles
puissent être exploitables par une psychologie des visions du monde.
Déjà, le fait qu’il introduise les idées d’« âme », de « monde » et de
« Dieu » suivies d’un « par exemple » est non-kantien. Dans la philosophie
théorique, Kant ne reconnaît que ces trois formations comme « idées », et si
l’on veut conserver au concept d’idée sa signification la plus dense, il n’y a
que le concept d’« inconditionné » contre lequel il puisse être échangé. Le
mécanisme et l’organisme, que Jaspers appelle aussi idées, ne sont pas des
idées au sens kantien. C’est un inconditionné qu’il faudrait d’abord penser
comme mécanisme ou comme organisme afin d’entrer dans le contexte de
la théorie des idées. Puis se présenterait le concept d’une tâche à jamais
irréalisable, ce qui n’est pas dû au concept de mécanisme ou d’organisme,
mais plutôt à la tentative de traiter le tout inconditionné comme l’une de ses
parties, c’est-à-dire comme réalité empirique. Les parties conditionnées que
l’on pense comme mécanisme ou organisme ne sont pas des « idées ».
Mais par dessus tout, on ne peut pas faire des idées kantiennes des
« forces » réelles de l’âme, comme le fait Jaspers. Elles le sont tout aussi
peu que les « formes de l’intuition », c’est-à-dire l’espace et le temps, ou
que les « catégories » de l’entendement. Interpréter les idées comme réalités
psychiques détruit à la base le sens du « subjectivisme » kantien, Kant se
trouve ainsi ramené au niveau des penseurs qu’il a combattus. Les idées ne
sont, en tant qu’idées, que des formations transcendantales, irréelles et
porteuses de valeur. L’idée de l’« âme », par exemple, conçue comme force
psychique, reviendrait à penser la totalité inconditionnée de l’âme comme
correspondant à l’une de ses parties conditionnées, et serait donc un parfait
non-concept et un non-sens total.

17
HEINRICH RICKERT

On trouve ici la méprise la plus fatale qui puisse advenir face à l’« esprit »
de la philosophie transcendantale de Kant. Le subjectivisme transcendantal
n’est pas un psychologisme, mais s’oppose à lui de manière implacable. Le
facteur transcendantal de validité doit être essentiellement séparé de l’acte
psychique par lequel le sujet empirique prend position face à lui. La valeur
ne devient pas elle-même une force de pensée réelle du fait qu’elle s’oppose
à la pensée réelle afin de la commander. On peut combattre Kant, mais on
ne devrait pas s’occuper de « psychologie » au nom de sa théorie des idées.
C’est avant tout dans la théorie des idées que se dissimule la vision du
monde de Kant, qui repose sur une théorie de la valeur.
En vérité, on ne peut nier que Kant ait lui-même, à l’occasion, employé
le mot « idée » d’une manière qui semble suggérer une réalité psychique.
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Mais on sait bien à quel point Kant se comportait de manière imprécise
dans l’utilisation de sa propre terminologie, et nous, épigones, ne devrions
justement pas l’imiter sur ce point. Une psychologie des visions du monde
qui s’oppose à la philosophie des valeurs ne doit donc pas se réclamer de
la théorie kantienne des idées.
Après Kant, Jaspers nomme Kierkegaard et Nietzsche et affirme « qu’ils
doivent être reconnus comme les plus grands psychologues des visions du
monde ». Les deux sont à la fois des philosophes de type éminemment
« prophétique » et il faut donc ici surtout se demander si, en vérité, Jaspers
est uniquement dépendant, comme il le croit, de leur « psychologie », c’est-
à-dire de ce qui, dans leurs œuvres, relève de la pure considération, ou bien
aussi de leurs évaluations athéoriques.
En vérité, il paraîtra impossible à plusieurs qu’on puisse en même temps
subir l’influence des visions du monde de Kierkegaard et de Nietzsche,
puisqu’à première vue, les prophéties de ces deux hommes semblent se
tenir en franche opposition. Néanmoins, Jaspers fait ressortir lui-même ce
qu’ils ont en commun : « Ce qui importe avec eux, c’est la vie de l’indivi-
dualité présente, de l’“existence” ». « C’est pourquoi la question de
l’authenticité (!) de la vie psychique et de l’existence pose naturellement
problème pour eux, alors que la mobilité la plus extrême (!), l’intranquillité
de l’existence psychique est quelque chose qui va de soi ». « Les deux
étaient aussi, dans leur production littéraire, contre le système ».
Tout cela est exact, certes, mais dans cette foulée, comme nous le verrons,
on pourrait en même temps repérer les endroits où Jaspers se rattache à
Kierkegaard et Nietzsche de manière évaluatrice ou « prophétique ».

V. PATHOS THÉORIQUE ET ANTITHÉORIQUE DES VISIONS DU MONDE

Avant d’aborder cette question, mentionnons encore le dernier homme


dont Jaspers se sente tributaire : Max Weber. À ces considérations se rat-
tache un élément général qui nous conduira à un point d’importance déci-
sive. Jaspers affirme à propos de Weber : « La présente recherche vise, elle

18
PSYCHOLOGIE DES VISIONS DU MONDE ET PHILOSOPHIE DES VALEURS

aussi, à séparer l’évaluation propre aux visions du monde et la considération


scientifique, séparation dont il fut le premier, sur la base d’anciennes ten-
tatives (!), à créer le pathos (!) ». Il n’est pas uniquement question ici des
travaux de sociologie religieuse ou des travaux politiques de Weber, mais
aussi de son pathos et, ce qui est très significatif, Jaspers le rapproche même
de Kierkegaard et de Nietzsche. Il faut porter une attention particulière au
point suivant. Le pathos de Max Weber est-il le même que celui de Nietzs-
che et de Kierkegaard ? On pourrait en douter. Et Jaspers n’est-il pas plus
près du pathos de Nietzsche et de Kierkegaard que de celui de Max Weber ?
C’est à partir de ce point que se laisse peut-être apercevoir le mieux
l’essence de cette psychologie des visions du monde et sa relation à la
philosophie des valeurs. De quel type de « pathos » Jaspers est-il le repré-
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sentant ? Est-ce vraiment celui de la pure considération ?
Si l’on désire obtenir une clarté principielle sur une telle question, alors,
de nouveau, il faut connaître ce qui fait la particularité des valeurs qui se
trouvent au fondement d’un tel pathos. Dans la mesure où un pathos est
un état psychique, on comprend en même temps comment, ici aussi, la
compréhension « psychologique » ne se laisse saisir que sur la base d’une
théorie des valeurs. Dans ce contexte, nous pouvons différencier, chez les
penseurs, trois types de pathos en fonction des valeurs prisées.
Le premier est le pur pathos théorique, tel qu’il apparaît chez Spinoza,
par exemple, et que Nietzsche décrit comme « amor dei, bienheureux grâce
à l’intellect ». Ce pathos de la perte de pathos, ou de la pure considération,
fonde en même temps la « vision du monde » dans son ensemble, car il
repose sur la conviction que la valeur théorique est la valeur de toutes les
valeurs, l’unique valeur qui vaille véritablement. C’est pourquoi la connais-
sance à laquelle aspire le philosophe devient pour lui le souverain bien. Il
est ainsi amené à l’« intellectualisme ». La moralité et la piété, elles aussi,
ne s’accomplissent que du moment où elles se laissent élever au niveau de
la connaissance. Agir moralement signifie : devenir le maître de ses passions
en les reconnaissant. Aimer Dieu signifie : le connaître adéquatement. La
cognitio intuitiva est amor dei intellectualis.
L’idée selon laquelle il faudrait distinguer le mode d’évaluation propre
aux visions du monde de la considération scientifique ne peut guère naître
de ce pathos. On y transmet une vision du monde sans quitter la sphère
théorique. Le mode d’évaluation propre aux visions du monde coïncide
avec l’exigence d’un absolutisme de la considération théorique. « Dans la
vie » aussi, les évaluations non-scientifiques doivent être repoussées. La
considération pure, et avec elle la valorisation de la valeur théorique, est
l’unique idéal de vie reconnu par le philosophe. Cette vision du monde
enseigne que la connaissance seule est le sens ultime et le but le plus élevé
de l’existence humaine. Il n’y a que la pure considération qui soit philoso-
phie « authentique ». C’est parce qu’il n’a pas éclairci les valeurs qui fondent
ce type de vision du monde scientifique, qui était presque totalement domi-
nante avant Kant, que Jaspers peut tenir pour évidente l’opposition entre

19
HEINRICH RICKERT

philosophie « authentique » et « considération », c’est-à-dire négliger le fait


que lui-même défend, avec cette opposition, un mode bien particulier de
« vision du monde ».
Le pathos antithéorique s’oppose farouchement au pathos théorique de
l’intellectualisme. La connaissance pure passe vraiment pour l’ennemie de
ce qui possède une véritable valeur. Elle nie ce qui concerne la « vie ». Les
valeurs athéoriques les plus variées sont mises au premier plan et jouées
contre les valeurs théoriques. Là où ce pathos prévaut, on ne peut plus, par
conséquent, parler de science en vue de la seule science. L’homme théorique
doit se soumettre à l’homme athéorique. C’est ce que soutiennent Kierke-
gaard et Nietzsche de manière plus ou moins consciente et explicite. Celui
qui, comme Jaspers, les tient pour des philosophes « authentiques » doit
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toutefois opposer la pure considération à la philosophie « authentique ».
Mais ceci dissimule justement un élément de « prophétie » antithéorique.
Finalement, il y a encore un troisième pathos, qui se situe en quelque
sorte au milieu. Il présuppose la séparation de l’évaluation athéorique et
de l’évaluation théorique, ou considération scientifique, de telle manière
que les deux soient reconnues comme ayant des droits égaux, l’évaluation
théorique valant plus précisément à l’intérieur de la science et l’évaluation
athéorique pour le reste, la vie extra-scientifique. Ce pathos ne peut se
développer de manière pleinement consciente que sur la base d’une philo-
sophie des valeurs. Il faut avoir théoriquement compris qu’il n’est pas
possible, en vérité, de reconduire toutes les valeurs à des valeurs théoriques,
et, par exemple, de faire coïncider la plus haute moralité et la plus haute
piété avec la connaissance ultime, mais que, malgré tout, le comportement
théorique conserve dans sa sphère limitée une valeur intangible.
Cela correspond bien à l’« esprit » de la philosophie des valeurs de Kant,
même si l’on trouve encore chez lui diverses rechutes dans le mode d’éva-
luation unilatéral de type « rationaliste ». Le caractère pluriel de l’évaluation
qu’exige ce pathos s’exprime dans cette phrase connue : « Je suis moi-
même, par inclination, un chercheur. J’éprouve une soif absolue de connais-
sance, une inquiétude avide d’amélioration, et une satisfaction à chaque
progrès. Il était un temps où je croyais que cela seul pouvait rendre l’huma-
nité honorable et où je méprisais le vulgaire ignorant. Rousseau m’a remis
dans le droit chemin. Cette préférence aveuglante disparaît, j’apprends à
honorer les hommes. »
Là où domine une telle évaluation plurielle, on distinguera quand même
la philosophie « prophétique » de la philosophie scientifique, c’est-à-dire
qu’on exigera que le chercheur n’estime, comme chercheur, que les valeurs
théoriques, qu’il refoule l’évaluation des valeurs athéoriques et qu’il aban-
donne la « vie ». On identifiera donc le philosophe « authentique » à
l’homme de la pure considération. Kant n’était pas un philosophe « pro-
phétique » ou, en tout cas, ne voulait pas l’être. L’alternative : prophète ou
psychologue, fait de lui un apatride, et il ne peut certainement pas être
compté parmi les simples logiciens.

20
PSYCHOLOGIE DES VISIONS DU MONDE ET PHILOSOPHIE DES VALEURS

Celui qui veut examiner scientifiquement les questions de visions du


monde fera bien d’être au clair avec le pathos auquel il adhère. Sinon, il
court le danger de perdre tout principe et toute rigueur. En tant que
chercheur, il ne peut faire sien le pathos antithéorique, car il abolirait ainsi
le sens de sa propre recherche théorique. Sur la base d’une telle vision du
monde, il n’y a plus de pure considération en vue de la seule considération.
Le théoricien des visions du monde doit donc choisir entre le pathos pure-
ment théorique de Spinoza, qui est unilatéral, et le pathos pluriel, sous-
jacent à la philosophie de Kant. Une décision pleinement consciente dépen-
dra cependant de sa conscience des valeurs et, dans cette mesure, de sa
vision du monde rendue scientifiquement claire.
Celui qui ne reconnaît pas du tout l’indépendance et la validité des
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valeurs athéoriques en général, n’a lui non plus, en tant qu’intellectualiste,
aucun argument pour séparer le mode d’évaluation propre aux visions du
monde et la science théorique. Jaspers aspire à cette séparation. Nous
pourrons à présent trancher la question de savoir s’il l’a réalisée de manière
conséquente en établissant si, en vérité, son pathos est pluriel, ou bien si
le refus du pathos, attitude unilatérale et purement théorique, ne l’a pas
plutôt quelquefois conduit au pathos unilatéral et antithéorique qui domine
Kierkegaard et Nietzsche et qui ne s’accorde pas avec une théorie scienti-
fique des visions du monde.

VI. LA LUTTE CONTRE LE SYSTÈME

Il n’est pas possible d’analyser ici tout l’ouvrage à la lumière de cette


question. Je me limiterai donc à quelques parties caractéristiques auxquelles
peuvent se rattacher des explicitations essentielles. Je voudrais avant tout
montrer quels motifs athéoriques guident les visions du monde sur lesquel-
les repose le combat que mène Jaspers, tout comme Kierkegaard et Nietzs-
che, contre le système. Pour ce faire, il faut prendre tout particulièrement
en considération la section « Pensées fondamentales systématiques » qui,
outre les sections qui ont été discutées jusqu’ici portant sur le concept et
sur ses sources, précède aussi l’exposé de psychologie des visions du monde.
La section commence sur une description du procédé que chaque pen-
seur doit suivre pour ordonner une matière immense. La simple énuméra-
tion « nous conduit à un processus qui serait infini ». Nous avons besoin
de modèles d’interprétation et nous devrons chercher le plus de points de
vue possible afin de rendre justice à la diversité de la matière, tout en nous
gardant de tout ramener au même modèle. « Bref, nous tâtonnons dans
l’incertitude. »
De telles phrases caractérisent bien le début d’une recherche scientifique.
Pourtant, nous apprenons bientôt qu’il n’était pas uniquement question du
commencement, mais de ce qui doit aussi accompagner l’alternance de modè-
les. On ne peut certes pas se passer de modèles. Cependant, « chaque appro-

21
HEINRICH RICKERT

che systématique fait apparaître certaines choses plus clairement : chacune


a raison d’un certain point de vue, mais tort aussitôt qu’elle se fait passer
pour la seule légitime ». La systématique doit donc signifier autre chose que
le système. La systématique s’avère indispensable, alors que le système est
combattu. « Ainsi, la tâche consiste à être continuellement systématique tout
en ne laissant dominer aucun système. » « Avec notre systématique la ten-
dance à nier le système subsiste. » « On cherche à rendre les points de vue
vivants et mobiles, à éveiller la conscience au fait qu’il peut aussi en aller
autrement. » « Tout accomplissement doit faire naître le soupçon. »
Ces énoncés placés en tête des « Pensées fondamentales systématiques »,
énoncés tout à fait caractéristiques d’hommes comme Kierkegaard et
Nietzsche et relevant en outre de tendances très répandues aujourd’hui,
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appellent deux questions. Sur quoi repose l’antipathie vis-à-vis du système,
c’est-à-dire quelles évaluations sont à la base du pathos antisystématique ?
Et encore, l’intention « de ne laisser dominer aucun système » est-elle réa-
lisable dans une étude qui s’impose comme tâche non seulement la pure
considération, mais encore une considération qui soit universelle, ou ne
représente-t-elle pas plutôt une contradiction insurmontable face au
comportement purement théorique ?
En ce qui concerne la particularité des évaluations qui conduisent à
l’attitude antisystématique, il ne peut subsister aucun doute au sujet du
caractère extra-théorique de philosophes « prophétiques » tels que Kierke-
gaard et Nietzsche. Généralement, Kierkegaard évalue de manière reli-
gieuse. Son combat contre le système de Hegel est certes conceptuellement
héritier du romantisme tardif, mais, à sa source, on trouve son souci per-
sonnel du salut de l’âme immortelle. Ses croyances religieuses faisaient en
sorte qu’il se sentait étranger au vieux Schelling, et c’est ce qui explique
qu’il n’ait pas vu clairement tout ce qu’il devait à ces romantiques. La
grande affaire pour lui, c’est que l’« existence » de chaque penseur qui
pense le monde systématiquement semble remise en question. L’évaluation
de type religieux est le support de la répulsion contre le système.
Chez Nietzsche « aux multiples facettes », on trouve encore plus d’éva-
luations qui le rendent méfiant envers le système. Parfois le moraliste prend
la parole, parfois aussi l’esthète, mais avant tout le « philosophe de la vie »,
celui qui, comme le dit Zarathoustra, préfère la vie à toute sagesse. En fait,
la vie dans son caractère originel résiste, comme tout ce qui est immédiat,
à toute systématique, c’est pourquoi le prophète de la vie doit être antisys-
tématique.
Chez Jaspers aussi on trouve, dès les « Pensées fondamentales systéma-
tiques », des traces manifestes d’une telle « prophétie de la vie ». Il veut
même rendre son point de vue « vivant ». Chez lui, l’accomplissement doit
provoquer le soupçon, car « l’immobilité remplace la mobilité ». Est-ce un
point de vue théorique ? Est-ce là une pure considération ? Pourquoi tout
devrait-il donc être « vivant » ? Pourquoi la mobilité aurait-elle plus de
valeur que l’immobilité ? Le prophète de la vie aura beau tenir tout cela

22
PSYCHOLOGIE DES VISIONS DU MONDE ET PHILOSOPHIE DES VALEURS

pour « évident », cette adhésion à un parti ne convient pas au « psycholo-


gue » qui ne fait que considérer, c’est-à-dire qui veut penser logiquement
ce qui est « psychiquement réel et possible ».
Après tout, cela ne vient-il pas contredire son essence ? Nous voilà
conduits à la question de la compatibilité entre l’antisystématique et la pure
considération. La crainte de l’immobilisation peut certainement, le cas
échéant, faire parler « le consciencieux de l’esprit », c’est-à-dire l’homme
théorique. Mais cette conscience peut-elle aller jusqu’au refus de tout sys-
tème sans pour autant supprimer la possibilité d’une théorie pure et enlever
tout sens au caractère consciencieux de l’intérêt théorique ?
Pour la pure considération, il ne suffit pas, surtout si elle doit être
universelle, qu’on ordonne n’importe comment un matériau immense, mais
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l’on doit, en tant qu’homme théorique, tenir un des classements pour meil-
leur que les autres, et cette conviction présuppose qu’il y ait un et un seul
classement, qui peut certes nous rester inconnu, mais qui est pourtant le
classement véritable dont on doit s’approcher graduellement et qui consti-
tue le but de tous les classements scientifiques. L’opposition entre la sys-
tématique et le système est intenable. La systématique doit nécessairement
être au service de la formation du système. Sans cette présupposition, elle
perd en fait, comme la pure considération, tout sens théorique. Comment
pourrait-il y avoir une considération pleinement universelle sans orientation
sur un système ? Peut-on saisir un univers autrement qu’à travers un sys-
tème ?
Mais avant tout, pourquoi rejeter le système ? Celui qui, comme Jaspers,
craint qu’il ne « violente » le contenu de la vie, se place dans la perspective
d’une vision du monde « prophétique », c’est-à-dire dans l’intérêt de quel-
conques valeurs et biens athéoriques. L’expression « faire violence par le
système » n’appartient pas au vocabulaire de l’homme qui se livre à la pure
considération. Pour celui qui tient pour possible la violence théorique, il y
a un « monde » indépendant du sujet connaissant, ordonné selon d’autres
points de vue que les points de vue théoriques, un monde qu’il ne veut pas
laisser détruire par la science. Pour l’homme théorique, indépendant de
toute évaluation extra-scientifique, le monde se trouve, au point de départ
de sa recherche, encore libre de toute interprétation. En fait, il n’est encore
rien de tel qu’un « monde » au sens d’un cosmos, d’un tout ordonné, mais
seulement un chaos dont la reproduction effective est impossible et que
l’intérêt théorique ne peut viser, parce qu’elle ne présenterait aucune signi-
fication pour la connaissance, en admettant même que nous puissions
l’accomplir. Ce n’est que par le biais des formes de la pensée logique ou
rationnelle que nous guidons nos intuitions vers la sphère théorique. Seul
un cosmos, c’est-à-dire une chose formée ou ordonnée – une chose qui du
point de vue du chaos est déjà « violentée » – peut être violenté par l’inter-
prétation théorique, et non le chaos ou, pour parler comme Kant, un
« fouillis » qui nous serait donné sans interprétation. Et cette prétendue
violence par le système évoque simplement la nécessité théorique de rem-

23
HEINRICH RICKERT

placer la formation extra-théorique du monde par la science, de transformer


le cosmos esthétique, éthique ou religieux en un cosmos théorique.
L’homme qui se livre à la pure considération et qui veut faire abstraction
de toute philosophie prophétique doit se soumettre volontairement à une
telle transformation. Le continuum hétérogène du simple « flux de vécu »
ne mérite aucun égard. Ce n’est, pour l’homme de science, qu’une chose à
surmonter afin qu’apparaisse d’une quelconque manière une sphère ordon-
née de concepts théoriques, c’est-à-dire une formation systématique. Seul le
système permet le passage d’un chaos théorique à un cosmos théorique. Et ce
cosmos constitue le butin contournable de toute science universelle. Ainsi,
la « volonté du système » est nécessairement liée à la pure considération.
Évidemment, l’antipathie pour un certain type de système peut reposer
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sur des motifs théoriques. Le philosophe se gardera de toute fixation pré-
maturée dans des schèmes déterminés, parce qu’il voit en eux un danger
pour l’intégrité de sa pensée et un rétrécissement de son horizon. Cela ne
signifie en fait que le combat contre un système insuffisant au profit du
système le plus global et complet possible, de même que la prudence face
à une formation de pensée qui se clôt trop tôt. Ceci n’a donc pas le moindre
point commun avec le combat contre le système.
De même, lorsque le chercheur systématique songe qu’il ne peut espérer,
en tant qu’individu psychologiquement et historiquement limité, terminer
jamais définitivement l’élaboration théorique de son matériel, une telle
pensée est certes justifiée. En tenant compte de ce fait, on peut former
l’idéal d’un système ouvert qui laisse encore place à des suppléments et
compléments scientifiques. Mais s’il fallait considérer le chercheur unique-
ment comme un individu historiquement et psychologiquement limité, alors
on ne pourrait jamais espérer progresser vers une quelconque vérité, car
toute vérité vaut intemporellement, ou alors elle n’est pas une vérité, et elle
se trouve au-dessus de tout événement historiquement ou psychologique-
ment limité. Une prise en considération du connu qui serait exclusivement
psychologique ou historique rendrait aussi impossible pour le chercheur
une prise en considération historique et psychologique, considération qui
veut évidemment être vraie. La pensée qui, dans une mesure relative, peut
prendre légitimement pour objet le caractère conditionné du sujet connais-
sant, conduit au non-sens sitôt qu’on pose son caractère conditionné comme
absolu. Ceci mis à part, un système ouvert reste bien toujours un système.
La pensée du système ne conduit donc pas nécessairement au combat contre
le système.
C’est donc une présupposition nécessaire de toute visée purement scien-
tifique qu’un quelconque tout ordonné de concepts et de jugements vaut
inconditionnellement pour le matériel des contenus de vie sur lequel a lieu
le travail scientifique. De plus, il faut présupposer que nous sommes en
mesure, en tant que théoriciens, de saisir toujours mieux le contenu de
cette totalité de concepts et de jugements, du système donc, et de le déposer
dans des énoncés significatifs. S’il ne devait pas y avoir, pour nous, un tel

24
PSYCHOLOGIE DES VISIONS DU MONDE ET PHILOSOPHIE DES VALEURS

chemin allant du chaos des simples contenus de vie au cosmos des contenus
de vie organisés en système, alors l’activité scientifique perdrait de nouveau
toute sa valeur théorique propre. Elle ne représenterait plus qu’un moyen
de réaliser des buts extra-scientifiques et devrait être mise au service soit
de la conservation de la vie, soit d’un quelconque autre but athéorique.
Celui qui pense ainsi soutient une vision du monde antithéorique qui ne
s’accorde pas à l’idéal de la pure considération.

VII. LE REFUGE ET LE PRINCIPE BIOLOGISTE

À la volonté du comportement théorique se rattache enfin nécessairement


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une autre conviction qui s’oppose à l’idéal de vitalité généralisée et entre
elle aussi en conflit avec la vision du monde de Jaspers. Le chercheur qui
s’adonne à la pure considération, s’il comprend le sens de sa démarche, ne
doit pas seulement croire à la validité d’un système, mais il doit en même
temps penser la forme du système, qui vaut indépendamment de lui, comme
quelque chose de fixe ou d’« immobile », qui s’oppose au flux continuel et
à la mobilité des contenus de la vie. C’est pourquoi il ne peut pas, surtout
s’il s’adonne à la considération universelle, prendre parti pour la mobilité
et combattre toute immobilité à cause de son inflexibilité. Évidemment,
cela ne l’oblige pas à considérer le monde comme immobile. Mais pour
qu’une quelconque connaissance puisse faire sens, il doit y avoir dans le
monde aussi bien un contenu mobile que des formes fixes. On peut faire
porter l’accent davantage sur un côté ou sur l’autre. Depuis que, dans la
philosophie grecque, Héraclite et Parménide se sont opposés l’un à l’autre,
le combat entre l’évolutionnisme et la stabilité s’est toujours répété. Cepen-
dant, le sage d’Éphèse était, pour autant que nous le sachions, loin de tout
dissoudre dans le mouvement. Selon lui, un rythme fixe surplombait l’écou-
lement, rythme que le philosophe avait pour tâche de saisir. Lorsqu’on niait
toute stabilité, on en venait au scepticisme ou à un relativisme que seule
l’inconséquence séparait encore du nihilisme théorique.
De nos jours, les mouvements relativistes occupent à nouveau une place
importante et montrent une tendance à combattre la stabilité en général.
Ils s’appuient sur une préférence pour le concept de vie. En fait, le
« vivant » semblerait, à la longue, ne supporter rien d’immobile. Même
quand on reconnaît la nécessité d’une quelconque forme face au contenu
fluctuant, on ne veut pas entendre parler de formes permanentes.
Simmel a formulé cela de manière percutante. La vie combat incessam-
ment, en vertu de son essence qui est inquiétude, développement, flux
persistant, contre ses propres productions devenues fixes et qui ne peuvent
pas l’accompagner. Mais, puisqu’elle ne peut précisément pas trouver
d’existence extérieure ailleurs qu’en une forme quelconque, ce processus
se présente manifestement et nommément comme suppression de
l’ancienne forme par une nouvelle. Le changement continuel est le signe,

25
HEINRICH RICKERT

ou mieux encore, la conséquence de la productivité infinie de la vie, mais


aussi de la contradiction profonde dans laquelle se trouvent son devenir
éternel et ses transformations, en face de la validité objective et l’auto-
affirmation des représentations et des formes sur lesquelles ou dans les-
quelles elle vit. Elle se meut entre mort et devenir – devenir et mort.
Bien sûr, cette conception comporte certainement une part de vérité, si
on la comprend correctement. Mais elle véhicule tout aussi certainement
une vision du monde orientée unilatéralement sur le concept de vie et qui
ne peut précisément pas s’accomplir scientifiquement comme vision du
monde théorique, c’est-à-dire comme considération universelle. En admet-
tant que nous concevions la vie comme ce qui produit des formes unique-
ment en vue de les détruire à nouveau, cela signifie bien manifestement
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que nous amenons la vie à une forme. Qu’est-ce que cela pourrait bien
signifier d’autre ? Dans la science, la vie n’entre jamais elle-même, seul son
concept peut y entrer. Et dans le cas où la philosophie de la vie aurait
raison, alors son concept de vie ou sa forme de vie ne serait précisément
qu’un des concepts et une des formes que la vie elle-même devrait toujours
à nouveau détruire. Mais alors, la légitimité de la philosophie de la vie serait
par le fait même détruite, ce qui signifie en fait qu’elle n’en aurait jamais
eu, car ce qui peut être détruit n’a pas de légitimité théorique. L’absurdité
de tout relativisme théorique paraît au grand jour, c’est-à-dire de toute
tentative pour entraîner la vérité entière dans le flux du devenir, ce que
Platon avait déjà aperçu.
Ainsi, on voit que toute vision de la vie qui ne veut s’appuyer que sur la
vie vivante n’est qu’une des conceptions de la vie à côté de laquelle se
trouvent encore d’autres conceptions de vie différentes et théoriquement
mieux étayées. Tout point de vue scientifique qui prétend à la vérité doit
présupposer de quelconques formes ou concepts de vie fixes, ne serait-ce
que ceux d’une vie destructrice des formes.
Ceci n’implique pas du tout qu’on doive chercher le stable dans le réel.
Pour le réel, la phrase d’Héraclite selon laquelle tout s’écoule peut conserver
sa validité et dans cette mesure, on peut aussi le qualifier de « vivant ». La
nécessité de l’hypothèse d’un monde irréel, tel que Kant l’a découvert dans
l’a priori transcendantal et qui ne se laisse plus concevoir comme mouvant,
se fait alors d’autant plus sentir. Il ne peut y avoir de débat que sur la
question de savoir dans quelle mesure les formes fixes existent, et non sur
celle de savoir si nous sommes disposés en général à accepter des formes
du changement comme invariables. On pourrait bien supprimer le concept
d’un changement incessant, mais si l’on ne supprimait pas ce qui est la
condition de tout changement, alors ce concept se déroberait lui-même au
changement et durerait. Ici aussi on trouve l’un et l’autre. Ce n’est qu’une
fois qu’ils sont tout deux réunis qu’il y a un monde. Le mouvement est un
concept de relation. Il ne faudrait pas l’oublier à l’époque de la « théorie
de la relativité ». Tout ne peut pas s’écouler. Le vivant est seulement une
partie du tout.

26
PSYCHOLOGIE DES VISIONS DU MONDE ET PHILOSOPHIE DES VALEURS

Qui nie cela ne s’appuie pas sur des arguments scientifiques, mais sur
une valorisation extra-scientifique de l’écoulement. La philosophie moderne
de la vie, qui tend à nier toute stabilité au profit du flux de vie tout-vivant,
se révèle sans équivoque comme le produit d’une « prophétie ». Elle repose
sur l’amour de la vie vivante, non sur des options théoriques. Ses représen-
tants actuels en sont rarement conscients parce que de telles présuppositions
de valeurs nous cernent de partout avec des allures d’« évidence ». Elles
sont pour plusieurs le souffle de vision du monde qu’ils respirent et sans
lequel ils ne se croiraient plus capables de respirer ou de vivre. C’est
pourquoi elles dissimulent rien de moins qu’une vision du monde prophé-
tique, c’est-à-dire scientifiquement indémontrable, une vision du monde
vraiment anti-scientifique dans ses conséquences.
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Jaspers se trouve aussi en proie à cette influence. Cela ne se manifeste
pas seulement dans le combat qu’il mène contre le système en général, mais
aussi par un point particulier. La philosophie moderne de la vie n’est qu’en
partie portée par la préférence pour ce qui est immédiat et qui provient
d’une intuition, par opposition à tout ce qui est dérivé et conceptuel.
Comme l’intuition ne peut rien amorcer dans la pensée par elle seule, le
principe intuitif ne suffit pas. À la fin, on est bien contraint d’avoir recours
aux concepts et, puisque l’on ne veut pas s’éloigner de la vie, on s’en tient
à la science de la « vie », c’est-à-dire des organismes, donc à la biologie.
On élargit les fondements scientifiques spéciaux de cette discipline et on
les applique comme formes de vie, à tout ce que l’on appelle « vie ». C’est
ainsi que la pensée acquiert le caractère biologiste qui est si typique de la
mode philosophique actuelle.
Son influence se fait particulièrement sentir là où Jaspers, de même que
Simmel à l’occasion, qualifie les systèmes de « refuges ». Les types d’esprit
appartiennent à trois classes. « Si nous nous interrogeons sur les types
d’esprit, alors nous cherchons le lieu où l’homme trouve son appui. » Soit
tout appui manque, ce qui donne naissance aux types du scepticisme et du
nihilisme. Soit l’homme a un appui qu’il trouve ou bien dans le limité, ou
bien dans l’infini. L’infini, c’est le « vivant », l’appui dans ce qui est limité,
c’est le refuge. Il faut maintenant examiner tout cela.
Le refuge est considéré par Jaspers comme la forme à laquelle il revient
certes de créer la vie, mais dont elle doit cependant aussi se libérer conti-
nuellement. « La psychologie sait que nous ne pouvons vivre que dans des
refuges. » Mais « toute formulation d’une théorie du tout devient un refuge,
elle prive du vécu original des situations-limites et interrompt la création
des forces qui, par leur mouvement, cherchent le sens futur de l’existence
dans une expérience personnellement assumée ». Ici aussi, Nietzsche et
Kierkegaard sont nommés ; ils en appellent « à ce qui dans l’homme est
processus vivant, à la responsabilité de l’individu, au sérieux individuel le
plus profond dans l’intégrité et la probité de soi-même envers toute chose ».
Déjà, ces mots ne laissent aucun doute sur l’estime que Jaspers porte au
système comme refuge. Mais c’est dans les phrases suivantes que l’ultime

27
HEINRICH RICKERT

fondement de sa position apparaît au grand jour : « Comme la tige de la


plante a besoin, pour vivre, que se forme une certaine écorce qui la sou-
tienne, le vécu a besoin du rationnel ; mais comme l’écorce supprime fina-
lement la vie de la tige et la transforme en simple support, le rationnel a
aussi tendance à fossiliser l’âme. » Nous voyons ici l’anti-rationalisme de la
prophétie moderne de la vie dans sa forme la plus pure.
À d’autres endroits, la nécessité de la dimension rationnelle trouve le
fondement suivant : « Le refuge n’existe plus, l’homme ne peut plus vivre,
aussi peu qu’une moule dont on a pris la coquille. » Plus loin, on nous
rassure : les « refuges, considérés du point de vue de la vie, ne représentent
pas à tout coup de simples culs-de-sac ». Le rationnel n’est donc pas
complètement dépourvu de sens. Mais il manque malgré tout d’une signi-
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fication propre. Il emprunte sa valeur à la vie et à la vérité de la vie que la
biologie étudie. Elle nous enseigne que la vie a besoin de « coquilles » ou
d’« enveloppes ». « Dans certains cas, l’enveloppe peut soudain être rejetée,
et quelques moments plus tard le papillon s’envole de la chrysalide ; dans
d’autres cas, la chrysalide est perforée, le chemin est aperçu, mais on attend
tranquillement jusqu’à ce que la vie positive fasse disparaître d’elle-même
et sans violence les tout derniers vestiges de l’ancien refuge. » Le mot de
Nietzsche est aussi cité, mot que celui-ci a prononcé, comme dit Jaspers,
dans la « claire intuition du vivant » : « Certains ont jeté leur dernière valeur
au moment où ils ont rejeté leur dernière entrave. »
On ne doit pas croire que les images biologiques ne sont que des images
chez Jaspers. La pensée fondamentale qui se cache derrière elles rappelle
celle de Simmel : la vie crée toujours de nouvelles formes afin de les détruire
à nouveau. Mais Simmel sait qu’il fait là de la métaphysique. Chez Jaspers,
ces théories prétendent n’être que psychologie et portent en vérité une
empreinte biologique. Le point décisif, c’est qu’on cherche à comprendre
les refuges, c’est-à-dire les systèmes, sur la base de leurs fonctions biologi-
ques. C’est le principe du « pragmatisme » biologique qui rappelle William
James. Conformément à cette vue, les systèmes apparaissent comme un
besoin de la vie, dont on ne saurait faire sous aucun prétexte une vertu de
l’homme « vivant ». Malheureusement, on ne peut pas dépasser ce besoin,
mais chaque système doit toujours à nouveau être rejeté afin de faire place
neuve. C’est ce qu’exige la vivacité de la vie. Plusieurs développements de
la Psychologie des visions du monde sont portés par ce pathos biologique.
Même si on devait l’aborder avec sympathie, on ne pourrait nier que
c’est une vision du monde « prophétique », c’est-à-dire une valorisation de
la vie pour sa seule vivacité, et non quelque pure considération qui vient à
l’expression. Plus encore ! Même si nous faisions aussi abstraction de la
valorisation athéorique, le chercheur qui doit prendre comme présupposi-
tion la valeur propre des pensées vraies et qui ne peut parvenir à la pure
considération qu’à cette condition, ne peut partager la conception biologiste
suivant laquelle le système serait une coquille, une moule ou une peau de
serpent.

28
PSYCHOLOGIE DES VISIONS DU MONDE ET PHILOSOPHIE DES VALEURS

Premièrement, le chercheur, sans s’interroger sur la valeur ou la non-


valeur, se gardera d’abord de la méprise consistant à considérer comme
équivalents les produits créés par la culture, dont la signification consiste
précisément dans leur stabilité et leur durée, et les produits morts de la
nature, qui doivent toujours à nouveau être rejetés. L’homme qui a une
vision du monde est un être social et historique. L’humanité garde
« mémoire » des visions du monde. L’être culturel ne vit pas comme l’être
vivant individuel purement « naturel » pour qui un refuge se développe
qu’il rejette par la suite. Il trouve plutôt une vision du monde comme
héritage paternel, se l’approprie, reste auprès d’elle ou la transforme. S’il
est exact que les visions du monde changent de génération en génération,
elles sont toujours refaçonnées à nouveau, et ne se trouvent donc jamais
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rejetées dans leur totalité comme une peau de serpent.
Cela vaut particulièrement pour les visions du monde que Jaspers laisse
consciemment et expressément à l’arrière-plan, c’est-à-dire pour les concep-
tions des philosophes européens. Leurs conceptions et leurs convictions à
propos du monde et de la vie forment les maillons d’une chaîne historique
qui s’étend de manière ininterrompue sur deux siècles et demi. Il est bien
possible d’aborder les visions du monde de « M. Dupont et de
M. Durand », formées à partir d’expériences personnelles (avec ou sans
contact avec la philosophie scientifique), comme des produits de la nature
qui grandissent avec ceux qui les portent et périssent toujours sans laisser
de traces ni influencer d’autres visions du monde. On peut ainsi dégager
une conception générale et exposer une classification de divers types,
comme le fait la science de la nature pour les types d’organismes ; pour
décrire de telles visions du monde, on peut même sans doute user prudem-
ment d’analogies biologiques. Il est bien possible que l’un ou l’autre, par
angoisse devant la vie, fuie dans un système protecteur qui lui épargne la
douleur de méditer sur la vie.
Mais quel rapport avec le travail des grands philosophes systématiques ?
Jaspers parle pour l’essentiel des visions du monde de penseurs qui ont
marqué l’histoire. Ces penseurs ont façonné leurs visions du monde en lien
conscient avec le passé, sur la base des théories de leurs prédécesseurs. Ces
visions du monde ne pourraient être comparées à des produits naturels tels
que des « refuges » qu’afin de mettre en évidence l’opposition inconciliable
qui existe entre les deux. Une psychologie biologiste n’est d’aucune aide
pour comprendre de telles créations. Ici comme partout, le naturalisme
n’est pas en mesure de saisir les phénomènes de la vie historique culturelle
dans leur devenir et leur disparition.
Mais il existe également une autre raison pour laquelle on ne doit pas
comparer un système élaboré par un penseur à un refuge rigidifié. Cela
contredit l’« esprit » ou le sens dont jaillit une telle formation et, pour cette
raison, passe nécessairement complètement à côté de son essence intérieure.
Ce biologisme fait que la psychologie « compréhensive » compromet toute
compréhension du sens. Si un penseur cherchait une image pour décrire

29
HEINRICH RICKERT

sa propre vision du monde telle qu’il se la figure, il regarderait du côté de


la vie de la culture et penserait à une maison construite par lui en vue de
l’habiter en homme théorique, et lui permettant de regarder le monde à
partir d’elle en voyant si les tempêtes de la vie et les passions grondent à
sa porte. Il voudra construire une maison qui durera aussi longtemps que
possible et sur laquelle la postérité pourra encore construire. À cette fin, il
aura besoin de pierres solides et taillées de manière exacte, c’est-à-dire, de
concepts rigoureusement définis. C’est seulement grâce à eux qu’il devien-
dra maître de l’apparition fluctuante que lui offre l’intuition. En tant
qu’homme théorique, il ne peut « vivre » sans fondement solide sur lequel
s’établir solidement dans le flux de l’advenir. C’est ainsi qu’il comprend le
sens de sa création.
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S’il considérait au contraire son travail de pensée et la vision du monde
qu’il a conçue comme une « fossilisation », alors elle perdrait tout sens pour
lui. Il ne se terrera jamais dans un refuge obscur en se coupant de la vie
vivante s’il crée un système, mais il prendra plutôt soin que sa maison soit
exposée au soleil, à la lune tout autant qu’au vent frais de la vie, et qu’elle
ait une fenêtre qui lui ouvre l’horizon sur la vaste campagne. Si une psycho-
logie « compréhensive » veut le persuader à tort qu’il élabore ses pensées
« rationnelles » uniquement en vue de se laisser pousser une coquille pro-
tectrice, alors il se moque joyeusement de cette méprise ! Les interprétations
biologistes qui naissent de théories scientifiques spéciales n’atteignent en
aucune façon ces « types d’esprit ». Elles entrent dans le champ des construc-
tions étrangères à la réalité, « mortes », et ne peuvent valoir qu’en tant que
falsifications du sens de la formation du système dans lequel chaque penseur
systématique place sa confiance, d’après son propre « vécu » immédiat, et
qui est au-dessus de tout doute. Le biologiste, pour autant qu’il pense théo-
riquement, se méprend lui-même quand il croit pouvoir saisir biologiquement
sa propre pensée. En vérité, il veut quelque chose de complètement différent,
qui n’entre dans aucune catégorie biologique. Il ne peut vouloir autre chose,
car c’est ainsi que le veut le pathos de la pure considération. La « considé-
ration » biologiste qui veut autre chose ne peut subsister devant ce pathos
de la pure considération, qui seul importe dans la science.
Même si le biologiste faisait valoir qu’il n’a pas l’intention d’évaluer à
l’aide de concepts servant de « refuges », sa conception contredirait le sens
du système philosophique et entrerait en conflit avec les évaluations que
l’homme théorique ne peut éviter précisément parce qu’il s’adonne à la
pure considération. Dans tous les cas, le biologisme évalue implicitement
de manière antithéorique et cela, aucune théorie ne peut le faire sans mettre
aussi en question son propre fondement.
Aux époques où l’on suit servilement des systèmes en les répétant comme
des perroquets, il peut être sensé de faire valoir aussi le droit au mouvement
et à la vie. C’est pour ainsi dire une affaire de « politique » scientifique.
Notre époque n’invite pas à une telle orientation. Face à l’amollissement
général de la pensée aujourd’hui en vogue, l’homme théorique ne veut pas

30
PSYCHOLOGIE DES VISIONS DU MONDE ET PHILOSOPHIE DES VALEURS

nager dans les grands flots de vie. On trouve la « substance » scientifique


chez ceux qui peuvent construire ou, au moins, qui essaient. On pourrait
aussi qualifier ce point de vue de « vision du monde » et le refuser sur une
base théorique. Pourtant, il ne recèle que les présuppositions dont le théo-
ricien ne saurait se passer, et les pensées qui combattent cette vision du
monde ne pourraient en aucun cas prétendre n’être que « pure considéra-
tion ». Elles ont comme présupposition une valorisation antithéorique, et
cela indique déjà leur caractère « prophétique ». Ici, la vision du monde
théorique s’oppose précisément de nouveau à la vision du monde antithéo-
rique, et l’homme théorique ne peut, s’il comprend lui-même le sens de sa
démarche, que prendre parti pour la vision du monde à l’intérieur de
laquelle la pure considération fait sens.
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Cela ne signifie pas un intellectualisme unilatéral tel que représenté par
Spinoza. Si quelqu’un combat la pensée systématique et scientifique au nom
de son âme immortelle, on ne peut rien lui objecter à l’aide de raisons
logiques. Il évalue alors de manière religieuse ce que le théoricien de la valeur
cherche à comprendre. Cela ne peut faire l’objet d’une réfutation. Quand
l’amour de l’art mène un combat contre le système, cette attitude, elle aussi,
reste « intouchable ». Et même quand c’est la vie vivante qui mène le combat
contre le système, on peut faire preuve d’une compréhension et d’une éven-
tuelle sympathie. Mais dans de tels cas, l’homme qui se tourne contre le
système doit aussi savoir qu’il représente une vision du monde impossible à
fonder théoriquement. Le théoricien pourra peut-être lui indiquer que
l’amour de la vie uniquement pour l’amour de la simple vie, c’est-à-dire
l’amour de végéter, est quelque chose d’insensé dans la mesure où seules les
valeurs qui sont plus que des valeurs de vie donnent de la valeur à la vie, et
que le prophète de la simple vie ne se comprend pas lui-même quand il croit
poser au-dessus de tout la vie pour l’amour de la simple vie. L’amour de la
vie ne se laisse pourtant pas réfuter. Ce n’est qu’en tant que point de vue
scientifique que les aspirations antisystématiques des prophéties biologistes
de la vie, qui conçoivent le système comme fossilisation de l’âme, restent en
soi contradictoires et sont pour cette raison réfutées.
Doit-on explicitement rappeler de telles évidences ? Aujourd’hui, toute
pensée semble théoriquement si « vivante » et « mobile » et de même, logi-
quement si ramollie, que l’on peut à peine encore progresser. Dans le
bourbier-de-vie de la philosophie en vogue, il ne reste plus souvent que des
perspectives à ras de terre. Il faudrait d’abord construire des voies et des
ponts à la fois épistémologiques et méthodologiques qui fourniraient le maté-
riel pour la construction de maisons théoriques stables, d’édifices aux tours
les plus hautes possible, qui tiennent bon et offrent une large perspective.
Parce qu’on ne peut regarder et contempler le monde qu’à partir d’elles,
ce qui reste toujours la tâche de l’homme qui s’adonne à la pure considé-
ration, tout dépend de la solidité de la construction. En tant que chercheurs,
nous devons donner forme à la vie et passer du frétillement informe et
simplement vivant de la vie à une mise en ordre systématique du monde.

31
HEINRICH RICKERT

Ces remarques ne sont évidemment pas dirigées contre le livre de Jaspers.


Bien sûr, il est aussi un homme théorique. Il parle même explicitement du
fait qu’il travaille « à édifier (!) les connaissances psychologiques comme
un tout ». Évidemment, aucun refuge ne doit en résulter. Mais cette ten-
dance authentiquement théorique se trouve chez lui mélangée à des influen-
ces venant de la « prophétie de la vie » moderne. La vision du monde qui
sous-tend sa psychologie des visions du monde s’avère par là inconséquente.
Il veut « construire », et ne remarque pas que sa théorie biologiste du refuge
sape ses fondations en ce qu’elle remet en question les présuppositions du
construire théorique. Ce n’est pas seulement par ses « instincts de vie »
qu’il nie ce qui figé et solidifié – ce qui est peut-être inévitable –, mais
l’angoisse de la vie face au système entre aussi au nombre de ses principes
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scientifiques, ce qui peut être évité. Jaspers cherche à faire de cette détresse
philosophique une vertu « psychologique ». C’est ainsi qu’il en vient à
penser que la philosophie comme vision du monde théorique, doit se dis-
soudre et être remplacée par une « psychologie des visions du monde ».
Ce programme doit être combattu parce qu’à sa base se trouvent des pré-
suppositions de valeur spécifiquement non-scientifiques.
Heureusement, l’exposé de Jaspers ne se fonde pas théoriquement sur
sa vision du monde biologiste. Son livre est scientifiquement hautement
stimulant et il est devenu influent. Autrement, il ne vaudrait pas la peine
d’en parler. Toutefois, dans ses fondements il n’est pas libre de l’influence
des courants en vogue à notre époque et, pour contrer cette influence, nous
tournons notre attention vers la philosophie scientifique. Parce que Jaspers
n’a pas clarifié les présuppositions prophétiques des valeurs de sa propre
vision du monde, il en vient, pour employer une de ses expressions favorites,
à une psychologie « non-authentique ». Son pathos antithéorique, qui perce
en plusieurs endroits, ne pouvait que mener, à l’intérieur d’un ouvrage
scientifique, à des inconséquences. Dans cette mesure, le livre est en même
temps l’expression « conséquente » de sa vision du monde inconséquente,
et c’est ce qui fait sa valeur pour la philosophie. Il n’apparaît toutefois dans
sa pureté que lorsqu’on le libère du carcan biologiste et psychologiste qui
le recouvre ici et là.

VIII. PHILOSOPHIE DES VALEURS ET THÉORIE DES VISIONS DU MONDE

Je m’interromps ici. L’examen des détails n’aurait pas fait ressortir plus
clairement l’intention de cette discussion ni son principe général. Nous
ajouterons simplement quelques remarques complémentaires afin qu’on ne
se méprenne pas sur le sens de nos explications, et en particulier sur leur
lien avec la totalité de l’ouvrage de Jaspers.
Il faut dire avant tout que l’influence de Hegel sur Jaspers le place déjà
au-dessus de la plupart des prophètes de la vie de notre époque. Ceci est
d’autant plus intéressant que cette influence suit une des directions emprun-

32
PSYCHOLOGIE DES VISIONS DU MONDE ET PHILOSOPHIE DES VALEURS

tées par la prophétie de la vie. Hegel veut précisément maintenir les


concepts dans le flux. Le fort intérêt qui est porté principalement à sa
Phénoménologie tire en partie son origine de la même racine que le penchant
pour la « vie ». Ce n’est pas une construction arbitraire. On pense au jeune
Hegel, qu’on peut franchement qualifier de philosophe de la vie. Simmel
aussi, influencé par Hegel et par la philosophie de la vie, fait voir cette
même association. La relation d’un philosophe de la vie comme William
James à Hegel pointe également dans cette direction.
On rappellera ici un passage du livre de Rudolf Haym sur Hegel et son
temps, qui fait voir comment l’opposition qui nous occupe ici a été formulée
dans les mêmes termes qu’aujourd’hui, il y a de cela plus de deux généra-
tions. Haym met dans la bouche de Hegel des phrases qui expriment
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exactement ce qui, aujourd’hui, en attire plusieurs vers la philosophie de
la vie. « Tu morcelles », dirait Hegel à Kant, « les hommes que je ne veux
penser, à la manière des Grecs, que dans la totalité harmonieuse de leurs
forces, tu étouffes la nature que je veux protéger, tu mets en pièces la vie
vivante que je vénère au plus haut point ».
Nombreux sont ceux, de nos jours, qui ressentent la même chose face à
la philosophie transcendantale, et Jaspers est bien de ceux-là. C’est ainsi
qu’il se serait senti, en particulier face à Kant, si, du fait de l’affection qu’il
porte à l’éthique kantienne, il ne s’était forgé une image de Kant fidèle à
sa propre vision du monde, mais qui ne correspond ni au Kant historique,
ni au Kant historiquement influent. Il qualifie non seulement les idées
kantiennes de « forces », mais encore les formes de l’objectivité de « grilles »
et les compare à l’eau, indispensable à toute vie organique, mais qui serait
insensible et sans force (!). Dans le même sens, on serait obligé de qualifier
les idées de « grilles » et d’« eau sans force » si l’on voulait appliquer de
manière générale cette image insensée aux formes transcendantales. La
philosophie transcendantale de Kant apparaît chez Jaspers dans une lumière
singulière. C’est que justement, elle n’offre pas de prise à la psychologie.
D’un autre côté, Jaspers place Kant avec Héraclite, Socrate et Nietzsche,
et qualifie son œuvre de « fragment gigantesque » ! Nous ne savons mal-
heureusement pas grand chose d’Héraclite ni de Socrate. Mais Zarathous-
tra, lui, que penserait-il donc si on le forçait à entrer dans la société du
« Chinois de Königsberg » ? Il me semble que même les plaisanteries de
Nietzsche à propos de Kant – qui ne sont pas précisément du meilleur
goût – comportent plus de « justesse » que l’affirmation énorme – sit venia
verbo – selon laquelle les Critiques de Kant ne seraient que des « frag-
ments ». À vrai dire, Jaspers ne voulait pas qualifier aussi ces prodiges
d’architecture de la pensée de « refuges » présentant une utilité biologique ;
donc, suivant sa distribution, ils ne pouvaient valoir pour lui que comme
fragments. Ceci montre en soi la « faillite » du « refuge » de Jaspers. Qui
donc dispose d’un système divisé de manière architectonique si Kant n’en
possède aucun ? Et qu’y a-t-il de « plus vivant » que cette construction
solidement assemblée ? On voit où mène la prophétie de la vie d’un « pur

33
HEINRICH RICKERT

chercheur » se consacrant à une psychologie « compréhensive » des visions


du monde...
Peu importe ! Haym a déjà exprimé de manière concluante ce qui doit
être dit en particulier contre les tendances antisystématiques modernes de
la vie : « S’il ne s’agissait, avec cette différence, que de choisir entre l’idéal
hégélien et les conséquences abstraites des théories kantienne ou fich-
téenne, alors on se déciderait facilement, et sans réfléchir, pour le premier.
Au lieu de cela, il s’agit de choisir entre philosophie et philosophie, et la
question concerne la légitimité de la traduction, par Hegel, de tout idéal
dans la forme de la réflexion pensante. » Il en va ainsi dans les faits, et
Hegel lui-même a heureusement surmonté, plus tard, la prophétie de la
vie de sa jeunesse, sinon il ne serait pas devenu le grand philosophe qu’on
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connaît. Les idéaux à tonalité biologique ne se laissent pas entièrement et
aisément traduire en une « forme de la réflexion pensante ».
Je n’aborderai pas l’influence que Hegel a exercée sur Jaspers et ne
discuterai pas les évaluations extra-scientifiques, par exemple celles que
véhiculent les concepts de « substance » et d’« authenticité ». On mon-
trerait seulement ainsi à nouveau combien peu cette psychologie est pure
considération. Pour Jaspers tout comme pour Kierkegaard, l’« existence »
du penseur est la grande affaire. Sa vision du monde comporte seulement
un caractère plus moraliste que religieux qui, comme on le voit aussi
chez Nietzsche, n’est pas incompatible avec la prophétie de la vie. Une
brève indication à ce sujet peut suffire car nos propos ont déjà fait
apercevoir clairement ce que visent nos explications : une science qui
s’exerce comme pure considération des visions du monde et qui se tient à
l’écart de tout prophétisme n’est possible que sur la base d’une théorie
globale des valeurs. Les visions du monde s’appuient debout en bout sur
des évaluations : les scientifiques sur des évaluations théoriques, les pro-
phétiques ou extra-scientifiques sur des évaluations morales, esthétiques,
religieuses, vitalistes, etc. La théorie des visions du monde doit compren-
dre dans leur essence et leur particularité les valeurs qui sont détermi-
nantes pour les visions du monde. Ceci est d’autant plus nécessaire que
les représentants des visions du monde ne sont souvent pas au clair avec
le mode de leurs évaluations. Ici comme partout, la clarté conceptuelle
doit être élaborée à partir de la science et dans cette mesure, comme
Haym le fait dire au jeune Hegel, « la vie vivante » doit être « mise en
pièces ». Les différents concepts de valeur doivent être déterminés, sépa-
rés les uns des autres, et on doit échafauder un système dans lequel ils
trouvent leur place, tous ordonnés.
On peut aussi exprimer cette nécessité à l’aide d’une comparaison que
Jaspers lui-même utilise et dont il dispose en tant que psychiatre. Il affirme
qu’il faudrait observer l’histoire de la philosophie et dit : « Le psychologue
voit le matériel historique comme une réserve pouvant illustrer des cas. Le
passé est pour lui ce que la clinique est au psychopathologiste : il y cherche
les cas qui lui paraissent appropriés. « On peut admettre cela, seulement,

34
PSYCHOLOGIE DES VISIONS DU MONDE ET PHILOSOPHIE DES VALEURS

il faut tenir compte d’une différence essentielle. Le psychopathologiste a


affaire à des malades alors qu’il est lui-même en santé. Le psychologue des
visions du monde a affaire à des visions du monde et possède lui-même
une vision du monde. S’il veut maintenir la même relation avec ses « cas »
que le psychopathologiste avec ses malades, alors il doit écarter sa propre
vision du monde extra-théorique. Pour ce faire, il doit en prendre pleine-
ment conscience.
La philosophie des valeurs qu’il utilise à cette fin doit évidemment être
une pure théorie. Jaspers se la représente de manière inexacte. Ce qu’il dit
au sujet des « évaluations », de la « table des valeurs » et de l’« absolutisme
de la valeur » est étonnamment incompréhensible, et semble même dicté
par une certaine animosité. En tout cas, il semble qu’il tienne la philosophie
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des valeurs, qui veut expliquer le sens de la vie, pour un prophétisme. Or
c’est précisément ce qu’elle n’est pas. Jaspers dit une fois : « Qui exige des
impulsions, qui veut entendre ce qui est juste, savoir de quoi il en retourne,
pourquoi nous vivons, comment nous devons vivre, ce que nous devons
faire, celui qui aimerait connaître le sens du monde, se tourne en vain vers
la considération universelle. » Nous devons séparer rigoureusement les
concepts qui sont ici reliés. La pure considération ne peut certainement rien
affirmer à propos du « devoir », c’est-à-dire qu’elle ne peut le comprendre
comme « devoir » que de manière théorique, elle ne peut jamais comprendre
sa promulgation comme telle. Mais pourquoi un savoir à propos du sens du
monde, c’est-à-dire à propos des valeurs qui donnent sens à la vie, ne serait-il
pas pure considération ? La compréhension théorique de la valeur et du
sens qui s’appuie sur elle n’a rien à voir avec les évaluations pratiques ni
avec le fait de préconiser des valeurs déterminées. À vrai dire, comprendre
le sens du monde signifie le relier à des valeurs. On doit pourtant saisir les
valeurs elles-mêmes par une pure considération, et la compréhension du
sens et de la valeur relève si peu d’une prophétie qu’elle représente plutôt
l’unique moyen d’affronter avec sûreté le prophétisme de la valeur. La
science de la valeur s’oppose à la prophétie de la valeur. À ce sujet surtout,
la clarté devrait prévaloir dans une science des visions du monde.
Le livre de Jaspers représente une contribution importante à une philo-
sophie des valeurs correctement comprise, malgré le peu de clarté métho-
dique qu’il met en œuvre à propos de l’essence de cette tâche. J’aimerais
en conclusion insister sur ce point afin que mes explications n’apparaissent
pas comme l’œuvre d’un rouspéteur dénué de compréhension. L’impor-
tance de l’ouvrage repose plus sur ses explications particulières que sur ses
principes généraux et l’appréciation du détail n’était pas envisagée ici. Je
ne veux pas non plus décider de ce qui est « psychologie », et de ce qui est
« philosophie ». Existe-t-il une « psychologie compréhensive », comme Jas-
pers le croit, si le psychologue ne voit que ce qui est psychiquement réel ?
Peut-on « comprendre » en général le simple réel effectif, si on oppose
comprendre à expliquer ? Ne sont-ce pas plutôt seulement des formations
irréelles de valeur et de sens qui s’offrent à notre compréhension ? Est-il

35
HEINRICH RICKERT

convenable de réunir sous le nom de psychologie des activités aussi hété-


rogènes que, par exemple, la mesure du temps de réaction ou le décompte
des fautes de mémoire d’un côté, et la compréhension des visions du monde
d’un autre côté, simplement parce que l’être psychique entre partout en jeu
d’une façon ou d’une autre ? En tout cas, on ne retirera pas à la philosophie
la tâche d’une compréhension des valeurs et de l’interprétation du sens que
cette tâche lui impose. Comment pourrait-on alors séparer la philosophie
de la psychologie ? La philosophie ne peut s’installer à la place de l’ancienne
partie « prophétique », comme Jaspers le pense. Ne devrait-on pas sérieu-
sement entreprendre de limiter au réel effectif et psychique ce qu’on appelle
psychologie ? Normalement, on pense pourtant avec Kant qu’il est souhai-
table que les limites des sciences n’empiètent pas les unes sur les autres.
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Peut-il y avoir plus grande différence dans le matériau de recherche qu’entre
l’être psychique réel et celui des formations irréelles de valeur et de sens ?
La séparation conceptuelle et rigoureuse n’est-elle pas ici une condition du
progrès méthodique des sciences qui traitent de ce matériau ?
Toutes ces questions, et d’autres encore suggérées par le livre de Jaspers,
doivent ici demeurer sans réponses. Tout ce que je voulais montrer apparaît
encore une fois dans une formulation de Jaspers. Il affirme dans la préface :
« C’est devenu la tâche de la philosophie que de développer une vision du
monde, à la fois comme connaissance scientifique et comme doctrine de
vie. Le point de vue rationnel devrait en être l’appui. Au lieu de cela, on
tentera seulement, dans ce livre, de comprendre les positions ultimes que
l’âme occupe, les forces qui la meuvent. » Le programme est clair dans ce
passage, mais il n’est pas réalisé et il ne peut être réalisé par la voie que
choisit Jaspers. Le théoricien aussi a besoin d’un « appui » qui repose sur
un point de vue rationnel. Tant qu’il ne s’agit que d’une science particulière,
il n’a pas besoin de s’y intéresser. Mais dans la théorie des visions du monde
et la « considération universelle » telle qu’y aspire Jaspers, celui-ci doit aussi,
comme chercheur théorique, amener explicitement à la conscience ce qui
lui sert d’appui ou l’a priori qui se trouve au fondement de sa recherche,
ce dont aucune psychologie n’est capable. Dans cette perspective, il apparaît
en tous les cas que la tâche qui consiste à atteindre une clarté théorique à
propos des visions du monde est possible uniquement sur la base d’une
philosophie des valeurs. Les valeurs sont, dans leur ensemble, l’« appui »
dont l’homme dispose dans la vie, tout autant qu’il les incarne. Des réalités
libres de valeurs ne peuvent procurer aucun appui à la vie. Les valeurs
théoriques représentent l’appui théorique dont tout chercheur a besoin.
Seule la séparation rigoureuse entre les valeurs théoriques et athéoriques,
sur la base d’un aperçu des valeurs dans leur ensemble, apporte une clarté
théorique à ces questions.
Finalement, il faut encore montrer sur la base d’un autre point particulier
le lien étroit qui existe entre les concepts non-psychologiques et la théorie
des visions du monde. Nous avons vu comment Jaspers classifie les types
d’esprit, et que sa sympathie va à ceux qui trouvent un appui dans

36
PSYCHOLOGIE DES VISIONS DU MONDE ET PHILOSOPHIE DES VALEURS

l’« infini ». On pensera peut-être que cette sympathie peut facilement être
mise de côté comme quelque chose d’inessentiel. Mais il n’en va pas ainsi.
L’évaluation détermine ici la totalité de la classification de la matière, qui
progresse du rien vers le tout par le biais de la partie. La limitation, qui
fournit l’appui, apparaît comme simple partie et la vision du monde qui
tient à la limitation semble donc étroite et insuffisante. En face d’elle, les
visions du monde qui se tiennent dans l’« infini » doivent nécessairement
valoir comme les plus globales. D’un autre point de vue philosophique, une
classification différente est pourtant possible. On tentera rapidement d’en
donner une compréhension à l’aide d’une indication tirée d’une autre
contribution publiée précédemment dans cette revue de sorte que soit au
moins expliqué ce qui pourrait être ici appliqué de manière positive.
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Le concept d’infini est équivoque. Il existe quelque chose qu’on peut
appeler infinité négative. L’infinité positive, elle, correspondrait à un tout
qui, en soi, serait parvenu à son « parachèvement », mais qui nous apparaî-
trait à nous, êtres finis, comme étant par-delà toute limite. Cette infinité
positive correspond donc à une totalité parachevée au sens où l’on parle de
l’« infinité » positive de Dieu ou du monde, auxquels quelque chose comme
un « parachèvement » ne fait évidemment pas défaut. Si nous distinguons
donc infinité négative et infinité positive, alors nous sommes en mesure de
fonder sur cette distinction la division suivante au sein des visions du mon
de qui fournissent un « appui ». Les unes trouvent cet appui dans le limité,
c’est-à-dire dans une partie parfaitement circonscrite, les autres dans le tout
négativement infini et sans fin qui, en vérité, n’est pas encore le tout. C’est
ainsi que, dans un premier temps, apparaît l’alternative du système limité,
fermé et de la vision du monde vaste, illimitée et sans système. Mais il y en
a aussi une troisième. Il n’est pas obligatoire de chercher cet appui soit dans
une partie parachevée, soit dans la totalité infinie. On peut également le
chercher dans ce qui est par-delà toute limite, c’est-à-dire dans le tout
parachevé qui présente une synthèse des deux. Il en résulte alors une forme
du philosopher qui ne trouve son expression ni dans le système limité, fermé,
ni dans l’infinie absence de système, mais qui cherche, en tant que philo-
sophie de la totalité parachevée, un système ouvert.
La vision du monde de Kant appartient, je crois, à cette classe. Jaspers
ne lui accorde aucune place, et ce n’est pas un hasard. Tant qu’il ne s’adonne
qu’à la psychologie des visions du monde et interprète, de manière psycho-
logiste, les idées kantiennes comme « forces », il ne peut trouver une place
pour la vision du monde de Kant. Faute de quoi il doit, puisqu’il fuit
volontairement la recherche philosophique autonome, s’en tenir à des visions
du monde achevées, « mortes ». Celles qui sont en devenir lui sont inac-
cessibles, il ne les voit pas du tout. S’il aspire en même temps à la consi-
dération universelle, alors il ne doit pas admettre à l’intérieur d’une théorie
des visions du monde un concept aussi obscur que celui d’« infini ». Aus-
sitôt qu’il s’avance de manière autonome sur ce terrain, il est immédiatement
rejeté de la psychologie vers la philosophie. Ce n’est donc qu’en lien avec

37
HEINRICH RICKERT

la recherche philosophique « vivante » qu’une théorie des visions du monde


est possible. C’est aussi pour cette raison que la psychologie qui veut se
limiter au réel effectif et psychique avorte ici.
Qu’une tendance philosophique anime ce livre, tendance qui progresse
constamment en dépassant les limites psychologiques qui lui restent cachées
à elle-même, cela ne peut évidemment pas faire l’objet d’un reproche, mais
doit être vivement salué. Mais si cette tendance était amenée à un plein jour
et à un plein développement, alors le « refuge » biologiste et psychologique
de Jaspers éclaterait non par hasard et accidentellement, mais délibérément
et depuis ses fondements. Comme il est déjà « troué », l’effort à fournir
pour parvenir à cette fin n’est plus très grand. Peut-être abandonnerait-il
alors également le ou bien-ou bien de la pensée antithétique et antinomique,
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orienté davantage sur Kierkegaard que sur Kant et qui est moins théorique
que moral, et qu’il chercherait, comme doit le faire l’« authentique » phi-
losophe, à voir partout positivement aussi bien l’un que l’autre. Ce n’est
que par un procédé hétérothétique ou hétérologique, et non antithétique,
que la considération devient vraiment universelle. Le « paradoxe » naît
uniquement d’un rationalisme unilatéral formé d’indices contraires, qui
s’avère tout autant « ennemi de la vie » que le rationalisme positif et nulle-
ment aussi profond que le croient les esprits naïfs. Les paradoxes peuvent
même être très « faciles ». Il est beaucoup « plus profond » de ne pas penser
le monde de manière paradoxale, à vrai dire aussi, beaucoup plus difficile...
En tout cas, si Jaspers avait la chance de sortir de son refuge biologi-
quement étriqué, kierkegaardien et nietzschéen à la fois, alors son prochain
ouvrage ne serait plus une « chrysalide » psychologique mais un « papillon »
philosophique qui, en tant que psyché, doit nécessairement être chéri du
psychologue et qui volerait librement en vue de contempler le monde dans
sa totalité, c’est-à-dire non pas seulement le monde « psychiquement réel »,
mais aussi l’autre monde, irréel et bien « plus important » pour les visions
du monde, le monde des valeurs. Alors seulement la considération, à
laquelle Jaspers ne fait ici qu’aspirer, deviendrait réellement universelle.
Mais dès maintenant, en considérant la variété de pensées et de perspectives
qu’offre cet ouvrage malgré sa prophétie de la vie, nous dirons avec quel-
ques vers à résonance biologiste issus de notre plus grande poésie, poésie
dont nous ne retrouvons pas la « vision du monde » dans cette Psychologie
des visions du monde mais qui aurait au moins certainement mérité une
place en tant que « cas clinique » :
« Avec bonheur, nous accueillons
celui-ci à l’état de chrysalide. »
Traduit de l’allemand par Annie Larivée
avec la collaboration d’Alexandra Leduc *
* Nous tenons à exprimer notre gratitude à Stéphane Dirschauer pour ses précieuses remar-
ques qui nous ont permis d’améliorer cette traduction et d’éviter nombre d’erreurs.

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