Vous êtes sur la page 1sur 19

AUX SOURCES DU RACISME D’ÉTAT

Nacira Guénif-Souilamas
in Omar Slaouti et al., Racismes de France

La Découverte | « Cahiers libres »

2020 | pages 133 à 150


ISBN 9782348046247
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/racismes-de-france---page-133.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte.
© La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


II
Prendre nos corps :
les multiples incarnations du racisme
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

RACISMES_CC2019_pc.indd 133 04/09/2020 14:13:15


© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

04/09/2020 14:13:15
RACISMES_CC2019_pc.indd 134
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
Aux sources du racisme d’État

Nacira Guénif-Souilamas

« Non, la race n’existe pas. Si, la race existe.


Non certes, elle n’est pas ce qu’on dit qu’elle est, mais
elle est néanmoins la plus tangible, réelle, brutale,
des réalités. »
Colette Guillaumin 1.
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
« L’apparition du racisme n’est pas fondamentale‑
ment déterminante.
Le racisme n’est pas un tout mais l’élément le plus
visible, le plus quotidien, pour tout dire, à certains
moments, le plus grossier d’une structure donnée. »
Frantz Fanon 2.

« Le maître blanc ne comprendra pas les mots


anciens, là, dans les âmes en liberté entre le ciel et
les arbres. »
Mahmoud Darwich 3.

Jusque récemment en France, il était d’usage de considérer


que le racisme s’exprime par des comportements individuels
anormaux, sinon immoraux, ou des dysfonctionnements plus
ou moins collectifs dérogeant à un sens de la mesure et à une
norme de droit. Cette posture, forgée dans les années 1980 par

1 Colette Guillaumin, « “Je sais bien mais quand même”, ou les avatars de la
notion de “race” », Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature, Côté-femmes,
Paris, 1992 (1981), p. 217.
2 Frantz Fanon, « Racisme et culture », Œuvres, La Découverte, Paris, 2011, p. 715.
3 Mahmoud Darwich, « Discours de l’homme rouge » (1992), Anthologie poétique
(1992‑2005), Actes Sud, « Babel », Arles, 2009, p. 69.

135

RACISMES_CC2019_pc.indd 135 04/09/2020 14:13:15


Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

un gouvernement dit de gauche et entretenue depuis lors par ses


successeurs tous bords confondus, a dispensé l’État français de
lutter contre les discriminations massives, directes et indirectes,
et leur vecteur  : le racisme systémique. On est cependant loin
d’avoir tout compris à la métabolisation du racisme et à son
intensification, notamment en France, si l’on ne creuse pas en
profondeur dans ses soubassements systémiques pour atteindre
sa source, la race. Le racisme prend sa source dans la race et non
pas l’inverse. Structurelle, contextuelle et relationnelle, la race
n’a rien d’une essence : rappelons-le, elle n’a pas de fondements
biologiques, et ce ne fut jamais le cas. Même si force théorisa‑
tions ont tenté d’accréditer une telle lubie, la race n’a toujours
été que politique. Si un exemple permet de considérer avec
intransigeance des proclamations de scientificité infondées, c’est
sans nul doute la race et ses raciologues. Pas plus jadis, lors de
dérives théoriques, pétries d’arrogance blanche, qui ont conduit
au désastre, qu’aujourd’hui, lorsqu’il s’agit de disqualifier la
notion, ce qu’elle permet de comprendre, ce qu’on lui a fait dire
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
et faire, la race n’a été biologique. Pour qu’elle opère, il suffit
de lui faire place politiquement. À cela, de nombreux décou‑
vreurs, conquérants et administrateurs se sont employés avec
endurance et succès. Revenue dans ses pénates hexagonaux, la
race continue de produire ce qu’elle n’a jamais cessé de faire, le
racisme, même si ses opérateurs feignent d’ignorer qu’elle agit
en profondeur, en décrétant sa fiction ou son épuisement. Ainsi,
ce qu’elle révèle en le dissimulant est nécessaire à la compré‑
hension de ce monde-ci, tel qu’il va. En effet, la mobilisation de
la race escamote la place à partir de laquelle elle s’exerce, celle
de l’homme blanc et de ses divers avatars, octroyant à celui-ci
la position d’universalité, de la norme énonciatrice de/du tout.
La race sert à ordonner et hiérarchiser le monde, et ainsi à le
rendre disponible à l’oppression, à la domination et à l’exploi‑
tation. Elle s’active dans le même temps à annihiler toute force
de contestation et de résistance, pour la vouer à l’échec – sans
y être jamais parvenue, comme le démontrent les myriades de
mutineries, révoltes d’esclaves, révolutions, sécessions, guerres
anticoloniales. Et jusqu’à la période post/coloniale, durant
laquelle se répètent les mêmes événements faisant feu de tout
bois démocratique et légal, mais aussi les mêmes résistances

136

RACISMES_CC2019_pc.indd 136 04/09/2020 14:13:15


Aux sources du racisme d’État

transgressant les lois, faisant face à la destruction des corps, des


peuples et des ressources de leur sur/vie, comme en témoigne
l’effort massif d’élaboration de savoirs à rebours de l’hégémonie
occidentale.
Ainsi, le racisme qui prospère aujourd’hui en France repré‑
sente la face émergée d’une doctrine de la race multisécu‑
laire sous-tendant déplacements, exterminations et génocides
lointains et anciens, longtemps dissimulés de ce côté-ci de la
Terre. Cette occultation entretenue n’a pas pour autant fait
dépérir la race : ni au terme des traumatismes du xxe siècle ni
à la lumière des débats sur le sort à faire à cette notion au mitan
de ce même siècle. Comme le rappelle la première citation en
exergue de ce texte, le racisme pointe vers la structure de la
race qu’il trahit. Fanon prend part, pour s’en distancier, à la
discussion initiée par des institutions internationales, nouvelle‑
ment fondées sur les ruines d’une guerre mondiale, en quête
de respectabilité et d’innocence. Quelques années plus tard,
Guillaumin vise à mettre en évidence le même axiome, jouant de
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
l’ironie pour souligner l’absurdité du débat. Tous deux écrivent
depuis et sur la France, la regardant au fond des yeux qui se
ferment sur la réalité de la race. Héritée d’un régime colonial et
capitaliste absous par une double politique, fomentant l’amnésie
pour instaurer l’amnistie, qui prend effet au lendemain de la
liquidation de l’Empire colonial dans sa version étatique, la
race continue de prospérer de par le monde, jusqu’au sein de
l’appareil d’État français. Par quel miracle ou quelle anomalie
des circulations idéologiques et systémiques aurait-il pu en être
autrement ? Elle n’est toujours pas l’objet d’un démantèlement
résolu au sein des institutions et de l’organisation structurelle
et ordinaire de l’État. Et ce pour une raison invoquée comme
une évidence : plus aucune norme, de droit ou de fait, ne peut
être affirmée explicitement en référence à la race. Cette position
méconnaît la longue présence de la référence à « sans distinc‑
tion de race » inscrite dans la Constitution de 1958 jusqu’en
2018, et elle a préparé le terrain de sa suppression après un vote
à l’unanimité de l’Assemblée nationale, en dépit de sa persis‑
tance dans d’autres textes organiques. Mais cet effacement du
mot méconnaît plus encore qu’il n’est nul besoin de professer
la doctrine de la race pour qu’elle soit effective et efficace

137

RACISMES_CC2019_pc.indd 137 04/09/2020 14:13:15


Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

de façon ordinaire. C’est ce que démontrent les mé/comptes


d’actes racistes et de systèmes racistes qu’on s’évertue à qualifier
autrement pour qu’ils ne révèlent pas leurs fondations raciales.
Tant qu’il ne se dégage pas une conscience claire de ce
qu’il importe de dissoudre, la bonne conscience, qui n’est autre
qu’une conscience coloniale, continue de s’absoudre de tout
examen lucide de ce que la race fait en/à/de la France. Tant
qu’elle n’est pas localisée et nommée, elle persiste dans ses
œuvres et sa puissance d’agir. Car tout refus d’affronter la réalité
de la race entretient et renforce l’agentivité de ses opérateurs
et opératrices, humains et institutionnels. Pendant ce temps, la
race continue de sourdre par tous les pores de l’appareil d’État
et se répand sans entrave dans les actes et les paroles les plus
diffus comme les plus considérables. Ce sont ces manifestations
que permet de désigner le terme racisme conduisant ainsi tout
droit à l’État.
Durant un demi-siècle, une politique de l’oubli et du déni
a fait le lit de l’antiracisme moral et a offert un sursis et une
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
diversion au racisme d’État. Prôné à coups de campagnes bien-
pensantes et de mesures inopérantes, et toujours prompt à ne
regarder qu’à la surface des choses et des mots, l’antiracisme
moral a fourni un costume taillé sur mesure à ses promoteurs
et pourfendeurs comme à des coupables individuels, présentés
comme déviants. Ce faisant, la réduction du racisme à ces seules
brebis galeuses, objets d’une hypothétique sanction, laisse les
mains libres à un pouvoir déterminé à ne rien altérer d’un ordre
politique qui lui profite en premier lieu. Dès lors, ses fonde‑
ments raciaux et coloniaux continuent de donner des signes de
vie, sinon de vitalité, dans toute la société française. L’invention
de SOS-Racisme reste le plus beau fleuron de cette politique
du déni de la race. Voulu pour annihiler les ferments de lutte
antiraciste qui surgissent en 1980 dans les périphéries ségréguées,
fomenté par un homme politique responsable de la légitimation
de la torture pendant la guerre d’Algérie, porté au sommet de
l’État par une amnésie prospère, ce tour de passe-passe idéolo‑
gique parvient à neutraliser toute lecture politique du racisme
qui en excaverait la race. Jouant sur la bonne conscience d’une
société prompte à moraliser en se forgeant des boucs émissaires,
misant sur le vernis de la notoriété et de spectacles lénifiants,

138

RACISMES_CC2019_pc.indd 138 04/09/2020 14:13:15


Aux sources du racisme d’État

tous les responsables de cette imposture associative s’emploie‑


ront à exploiter le gisement moral de l’antiracisme à la botte
d’un État précisément fondé sur la race et à pourfendre les
velléités d’en dénoncer les mensonges et les manœuvres.
Autre effort de déni de la race téléguidé par l’État, le débat
sur l’élaboration de catégories ethnico-raciales en France s’est
heurté à un refus des autorités publiques d’en admettre l’uti‑
lité, voire à un acharnement de ses détracteurs à en accuser
ses concepteurs de chercher à créer des divisions là où elles
n’existeraient pas. Feuilleton à rebondissement propice à
détourner l’attention de ce que de telles données permettraient
de remonter jusqu’à l’État et non seulement de révéler des
pratiques isolées, il a différé et affaibli l’essor de connaissances
qui s’avèrent de plus en plus urgentes à l’ère de phénomènes
systémiques tels que les violences policières et la surmortalité
en temps de pandémie.
Afin de déborder les limites frileuses d’un antiracisme moral
se bornant à une politique de la réprimande et de l’amende
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
pour occulter la dimension systémique du racisme et son fonds
de violence et de cruauté, il devient donc nécessaire d’agencer
les termes qui sous-tendent le racisme, race, racialisation et
racisation, et d’en décrire les signaux faibles ou affolés. Déplacer
le centre de gravité de la réflexion et l’action du racisme vers
ses soubassements et ses ressorts revient à renverser la chaîne
de causalité entre race et racisme : la première est la source du
second, et non pas l’inverse. L’un n’est que la traduction de
l’autre, et encore faut-il que des actes ou des mots soient quali‑
fiés comme tels pour qu’on en vienne à admettre qu’il s’agit
bien de racisme, soit d’une manifestation de la race. C’est à ce
travail d’exposition qu’il faut s’atteler.

Les mots de la race : principes actifs


Montrer la race n’est pas sans inquiéter ou désorienter. Il
s’ensuit toujours un moment d’effroi, y compris pour quiconque
en subit les effets. La race est un système de pouvoir conçu et
articulé à des fins précises  : établir une hiérarchie intangible
de traits, propriétés et caractères attribués à des humains dans
le but d’en traduire les conséquences tangibles et de réaliser

139

RACISMES_CC2019_pc.indd 139 04/09/2020 14:13:15


Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

des objectifs articulés autour de l’oppression et l’exploitation.


Mais tant qu’à parler de ce que fait la race, autant en livrer
une conception qui parle aux sens, percute le corps et atteint
la pensée.
Humiliation, stigmatisation, intimidation, spoliation, restric‑
tion, éviction, domination, exploitation, répression, élimination,
amputation sont autant d’oppressions qu’active la race, soit à un
plan systémique, racialisation, soit au plan individuel, racisation.
Ces actes peuvent qualifier le racisme, pointant vers sa matrice,
la race, et fabriquant son objet, les racisés. L’ordre que la race
instaure répond à l’objectif d’asseoir une hiérarchie définitive,
indiscutable et inébranlable, fût-ce en recourant à l’abus de
pouvoir et à la violence, ce qui décourage rarement ses suppôts.
La racialisation en déploie l’idéologie et en fournit la traduction
institutionnelle et organique. La racisation en est son mode
opératoire. À la voix passive, racialisé désigne un champ ou un
pan entier de l’organisation sociale qui est en quelque sorte
contaminé, discipliné par la racialisation, là où racisé désigne,
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
autodésigne, une personne subissant une racisation à h/auteur
d’individu, réfraction, réplique, au sens sismique, de la dimen‑
sion plus systémique. Notons toutefois que le racisme peut être
activé par la racialisation, et donc actualiser la race, sans qu’il y
paraisse, sans qu’il soit identifié et nommé comme tel : sinon,
comment comprendre qu’il prospère et ne rencontre que de
rares obstacles à sa présence et son extension ou d’entraves à
sa persistance ?
Le terme racialisation suit l’impulsion à partir de laquelle la
race se déploie comme régime d’ordonnancement du monde.
Là où la race s’exerce comme régime de pouvoir, elle est
convertie en principe actif de division et de déshumanisation,
avec toutes les conséquences recherchées qui s’ensuivent, dont
celles listées ci-dessus. Cette impulsion démultipliée engendre
des mécanismes raciaux centraux, collectifs, de gouvernement
et d’administration, pouvant englober, par arborescence, par
embranchement ou par chaîne de causalité, des secteurs larges
ou partiels d’une formation politique, des pans entiers de son
organisation, institutionnelle, administrative qui sont dès lors
racialisés. Il est ainsi possible d’examiner la façon dont des
domaines relevant de droits fondamentaux, l’éducation, le

140

RACISMES_CC2019_pc.indd 140 04/09/2020 14:13:15


Aux sources du racisme d’État

logement, la santé, le travail, la liberté de circulation, sont racia‑


lisés, c’est-à-dire pénétrés dans tous leurs aspects fondateurs et
organisationnels, altérés dans leur fonctionnement et déviés de
leurs objectifs affichés au détriment de leurs usagers et acteurs.
La racialisation décrit donc le niveau systémique d’actualisa‑
tion et les modalités de mise en œuvre de la race, entendue
comme mode de gouvernement. Quant à elle, la racisation
accompagne et traduit ce processus de racialisation au fil de
ses fixations, de ses scansions, en des lieux et sur des corps
qu’elle spécifie, qu’elle assigne, jusqu’à son terme, lorsque la
racialisation à force de se réfracter, de se diffuser, littéralement
se dépose sur ses objets minimaux, individualisés, isolés, ultimes,
selon des configurations variables : en rameaux, en grappes, en
listes. Quiconque (se) désigne donc comme racisé ou est désigné
comme tel et référé à des groupes destinataires « naturels » d’un
étiquetage racial, jeunes, Arabes ou Noirs, Rroms, musulmans,
Asiatiques manifeste l’existence certes du racisme, mais plus
radicalement de la race 4.
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
La race ou le social : faux-semblant et diversion
À ce stade, il importe de préciser qu’à l’aune de ce que la
race est et fait, le social lui est toujours subordonné, elle lui
préexiste et le conditionne : la race fonde le social. Toute imposi‑
tion de la race qui cantonne à une altérité radicale, marquée du
sceau de l’infériorité et indexée au moindre degré d’humanité,
voire à sa suppression, empêche la considération sociale de ses
objets. Être sous l’emprise de la race revient à ne jamais pouvoir
entrer dans le règne du social, à faire société aux yeux de ceux
qui s’en pensent les détenteurs légitimes. Cette mesure raciale
établit, par exemple, la durabilité, la persistance et les conditions
de longévité, donc de viabilité ou de mortalité, et dans le cadre
esclavagiste qui régit la propriété d’esclaves, devenus des biens

4 D’autres approches fondatrices ne distinguent pas racialisation (Fanon) et


racisation (Guillaumin) : afin de clarifier leur usage, il me semble cependant
important de leur assigner une position, une portée et une amplitude diffé‑
rentes. Voir à ce propos le remarquable dossier « Intersectionnalité » paru dans
la revue Mouvements le 12 février 2019, dont la richesse et la finesse ne peuvent
être résumées ici.

141

RACISMES_CC2019_pc.indd 141 04/09/2020 14:13:15


Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

meubles, et dans le cadre de l’indigénat qui encadre et limite


l’humanité des sujets coloniaux au sein des empires coloniaux.
Puis une fois ceux-ci liquidés, dans les périphéries des empires
capitalistes, la race continue de supplanter le social, et condi‑
tionne ceux et celles qu’elle marque à une subordination, voire
une oppression sociale. La situation des esclaves, comme par la
suite celle des indigènes, dans les Suds comme au Nord, jusqu’à
celle des groupes spoliés de leurs droits dans notre présent
colonial, n’est jamais régie en termes sociaux mais en termes
raciaux. Le subterfuge étant qu’en France, tout étant pensé en
stricts termes sociaux, cela, au demeurant, ne dit rien de leur
façon de faire société. Le mécanisme racial les prive de toute
existence sociale égale à celle du groupe dominant, figurant la
norme. Ce régime racial préexiste à et conditionne tout régime
social, empêchant l’avènement d’une quelconque égalité. Le
pouvoir racial qui accable certaines populations est dissimulé sous
l’invocation de seules causes sociales. Prétendre les en émanciper
à leur place revient à les maintenir sous tutelle, à les soumettre
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
à une instance de reconnaissance qu’elles n’ont pas choisie, à
entretenir une dépendance que rien ne vient épuiser et que le
système race conforte, comme le montre la gestion raciale sur le
mode de la réserve indigène des habitants de quartiers démunis.
S’en tenir à une stricte explication par le social revient à
aggraver la cécité à l’œuvre tout en trahissant l’entreprise de
blanchiment qui se joue en sous-main pour ne rien céder à la
race qui sous-tend tout rapport de pouvoir et tout rapport social.
Que ce soit en feignant de ne pas savoir (violences policières),
en laissant faire (morts d’exilés en Méditerranée), ou en agissant
(loi de 2004 interdisant le port du foulard en milieu scolaire
public), l’État racialise. Par conséquent, il est au premier chef
l’opérateur de la race et cède à la tentation de blanchir ses
discours et ses pratiques. Hier en professant une mission civili‑
satrice, aujourd’hui en invoquant de seules causalités sociales.
La question n’est donc pas celle du retour importun de
la race mais celle de la nécessité de faire retour sur la race,
de reprendre le fil de la division raciale du travail et du social
telle qu’elle se recompose en contexte post/colonial. S’il a pu
être possible, durant la parenthèse desdites Trente Glorieuses,
appellation qui ne fait plus guère illusion, d’entretenir l’idée

142

RACISMES_CC2019_pc.indd 142 04/09/2020 14:13:15


Aux sources du racisme d’État

que la race appartenait à un passé révolu, au point d’en voter en


2018 la suppression du préambule de la Constitution de 1958, sa
persistance par les effets de division et de hiérarchisation à des
fins de déni de droit depuis près d’un demi-siècle commence à
crever les yeux. De façon récurrente et différenciée, la plupart
des descendants de colonisés ou d’anciens esclaves sont objets
d’un racisme d’État, racisés du fait qu’ils vivent sur la terre
de l’ancien colonisateur, qu’ils (s’)y sont installés et qu’ayant
pris au sérieux la devise de la République, ou s’étant laissé
prendre au mirage qu’elle entretient, ils réclament des droits
jusqu’alors réservés à la majorité dominante, blanche, jalouse de
privilèges qu’elle masque sous l’invocation de l’universalisme.
Cette présence incongrue mais désormais définitive contribue à
dissoudre la frontière étanche qui existait entre ce qui relevait
de la race, éclairant ainsi le sort fait aux générations migrantes
antérieures, et ce qui relevait du social, justifiant que les droits
sociaux acquis ou défendus ne concernent pas les racisés. En
effet, désormais des sujets racisés par des pratiques institution‑
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
nelles massives et banalisées 5 réclament contre toute attente le
respect de leurs droits sociaux, et donc s’affirment comme des
sujets politiques. Ainsi est-il possible en France au xxie  siècle
d’être racisé et de prétendre en contrecarrer les effets par la
réclamation d’une égalité de traitement et l’abolition d’un ordre
inégalitaire.
Toutes les fois où l’on s’empresse de qualifier un phénomène
de (strictement) social, il faut y voir une urgence à l’immuniser
contre toute intrusion de la race ou de ses dérivés ethniques
dans l’explication qu’il convient d’en donner. Cet empressement
s’affole si d’aventure des traces d’ethnicité sont assumées par
les personnes affectées par tel phénomène racial, telles qu’être
musulman ou en avoir l’air, parler une autre langue, avoir une
couleur de peau ou un patronyme autres  : les voici dès lors
coupables d’avoir déclenché ce qui les frappe. L’impossibilité
dans ces cas de s’en tenir à une explication convenue et rassu‑

5 Parmi elles : l’orientation scolaire restrictive, le refus de logement, la ségréga‑


tion spatiale, le tarissement de l’accès au travail, le moindre soin de santé, la
stricte conditionnalité d’accès aux aides et assistances, voire la pure et simple
criminalisation lors de violences policières pouvant entraîner la mort, sont
traités en détail au fil des contributions de ce volume.

143

RACISMES_CC2019_pc.indd 143 04/09/2020 14:13:15


Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

rante parce que tel facteur ethnique, tel indice de racisation


visible interfèrent dans les affaires sociales, conduit à suspecter
quiconque en subit ou en dénonce les conséquences, de céder
à une tentation racialiste, voire raciste. Il est à l’évidence plus
simple d’accuser son chien de la rage pour pouvoir le tuer. Une
telle posture, drapée dans une prétendue impartialité érigée en
vertu, n’est qu’un subterfuge consistant à ne pas faire droit à
la dénonciation du racisme subi, à accuser quiconque le révèle
d’en être l’auteur. Cela contribue à aggraver des discrimina‑
tions systémiques en récusant systématiquement toute causalité
raciale du social dans le but d’absoudre l’État et ses opérateurs.
Cela revient à différer indéfiniment le moment d’affronter cette
réalité sans fard  : un tel faux-semblant atteint aujourd’hui ses
limites face à la multiplication des faits relevant de la race et la
propagation sans frein d’une racialisation multiforme.
Les faits sont têtus, ceux qui relèvent d’une lecture en
termes de race, comme les autres. Dès lors qu’il est proscrit de
les nommer pour ce qu’ils sont, un phénomène multifactoriel
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
dont la race participe, cela n’aide en rien à les résoudre, mais
aggrave leur létalité. Brandir le social, comme un sauf-conduit
qui dispense de comprendre et traiter des problèmes chargés
racialement, ou comme un remède qui immunise contre le
risque racial, est désormais criminel ; c’est ce que le tribut payé
en temps de pandémie par les racisés rappelle, tel un coup de
semonce. La surmortalité due à la covid-19 en Seine-Saint-Denis,
l’intensité du foyer de coronavirus à Mayotte et en Guyane ne
peuvent être considérées qu’en termes sociaux, veut-on croire,
en prétendant occulter ce qu’elles doivent au legs colonial dont
elles sont la traduction littérale.
Dans les descriptions sociales des médias, ceux que d’aucuns
qualifient pudiquement de « défavorisés » sont en fait indexés
à la race et à ses modes de déploiement, que ce soit spora‑
diquement ou plus étroitement. La « défaveur », expression
paresseuse teintée de mauvaise foi, devient ainsi un facteur
explicatif en soi. Son apparition dans les chroniques et jusque
dans les textes scientifiques dispense instantanément de toute
démonstration, exposition de liens de causalité, analyse de
quelconques facteurs corrélés, voire coextensifs, comme le
mettent en lumière les théories féministes antiracistes décolo‑

144

RACISMES_CC2019_pc.indd 144 04/09/2020 14:13:15


Aux sources du racisme d’État

niales. Comme s’il s’agissait d’une nature inhérente aux


groupes et sujets en question, le fait qu’ils soient défavorisés
est une fin en soi, et marque la fin de tout débat. Disparus
les rapports de pouvoir, escamotées les tensions raciales, les
épreuves de l’oppression ordinaire : ne restent que le coup du
sort et la faute à pas de chance. Aucun calcul en la matière,
aucune malveillance, aucun dysfonctionnement, juste un état
de fait qui pourrait sembler immuable pour quiconque se
laisse prendre aux sortilèges de la rectitude langagière. Les
milieux ou personnes défavorisés ne sont même pas référés à
des favorisés qu’il serait utile de localiser quelque part, entre
beaux quartiers, centres-ville livrés aux classes moyennes, zones
en pleine gentrification et culture des héritiers. Ils ne sont pas
en rapport, et certainement pas engagés dans un rapport de
classe racialisé et conflictuel. D’ailleurs tout concourt à ce que
cela n’arrive pas, sauf derrière une caisse de supermarché ou
au pied de l’immeuble pour le nettoiement des villes, comme
disent poliment les organigrammes municipaux.
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
La race et ses complices : les mots du Blanc
La race ne fait aucune exception à son marquage, fût-il
invisibilisé. Ainsi, par un retournement paradoxal, les tenants
de l’universalisme se réclament de celui-ci au nom d’une appar‑
tenance essentialisée à la part s’affirmant la plus prestigieuse de
l’humanité : le monde blanc. Elle est pourtant soumise depuis
près d’un siècle à un examen méticuleux dans la perspective
du genre, du patriarcat et donc du sexisme qu’il engendre, qui
prétend estampiller l’homme blanc hétérosexiste comme étalon
de l’humanité en le drapant dans l’universalisme. L’examen de
la race ne fait pas autre chose que de jeter une lumière crue
sur l’autre artifice par lequel ce même avatar se hisse au-dessus
de la mêlée  : sa supposée supériorité blanche. De même que
le genre affecte tous les humains qu’il assigne, désigne et
définit pour les hiérarchiser et justifier la subordination des
unes aux autres, la race affecte, positivement ou négativement,
tous les humains qu’elle assigne, désigne et définit en vue de
leur hiérarchisation et de la subordination des uns et des unes
aux autres.

145

RACISMES_CC2019_pc.indd 145 04/09/2020 14:13:15


Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

À ce titre, l’ordre de la race est comparable à celui du


genre ou de la nation, comme les travaux fondateurs de Fanon,
Guillaumin, Balibar et Wallerstein ou Yuval-Davis 6 l’ont, chacun
à leur manière, démontré. Ces trois principes actifs fournissent
le même travail à des fins similaires  : maintenir un pouvoir
selon un régime qui lui est propre et se renforce en interagis‑
sant. Régime de la race, régime du genre, régime de la nation.
L’apartheid racial sud-africain ou israélien, l’instauration d’une
ligne de couleur pour ségréguer les Noirs des Blancs supré‑
macistes au lendemain de l’abolition de l’esclavage ne sont
pas perçus comme problématiques par leurs concepteurs, ils
sont au contraire considérés comme salvateurs et vertueux.
L’ordre patriarcal qui irrigue toutes les pratiques normatives
des sociétés modernes n’a commencé que récemment à être
problématique lorsqu’en ont été dévoilés les effets d’oppres‑
sion et d’appropriation. Ces deux modalités structurellement
inégalitaires démontrent ainsi que la modernité s’accommode,
à tout le moins, mais plus sûrement s’appuie sur des variations
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
inégalitaires, ou des régimes d’égalité restreinte, qui lui sont
nécessaires pour maintenir le statu quo inhérent à son essence :
le séparatisme et la supériorité civilisationnels. Autant de
configurations sur lesquelles la race se greffe sans difficulté,
se décline et s’incarne aux plans structurel, systémique, insti‑
tutionnel, localisé, segmenté, pigmenté, incorporé, corporel.
Pour que la machine se grippe, que le racisme systémique, le
sexisme, le nationalisme séparatiste et ses inégalités structurelles
apparaissent pour ce qu’ils sont, il faut bien plus que les gronde‑
ments des protestations passées, présentes et futures.

La race en temps de pandémie


Contrairement à ce qu’affirment les partisans d’un compor‑
tement de la race comparable au nuage radioactif de Tchernobyl,

6 Outre les travaux de Fanon et Guillaumin cités en ouverture de ce chapitre,


auxquels on adjoint pour l’un, Peau noire, Masques blancs (Seuil, Paris, 1952) et
pour l’autre, L’Idéologie raciste (Mouton, Paris, 1977), ajoutons les références de
Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, Nation, Classe. Les identités
ambiguës, La Découverte, Paris, 1988 et Nira Yuval-Davis, Gender  &  Nation,
Thousand Oaks/Sage, Londres/New Delhi, 1997.

146

RACISMES_CC2019_pc.indd 146 04/09/2020 14:13:15


Aux sources du racisme d’État

bloqué aux frontières de la France, celle-ci n’a ni disparu ni


diminué d’intensité. La récente pandémie de coronavirus et
la surmortalité due à la covid-19 dans les zones racialement
ségréguées en ont fourni la sinistre illustration. Il semble bien
que la race redouble de férocité en des temps dominés par
une rhétorique répétitive de la crise permanente. Contredisant
sa connotation temporaire et disruptive, des experts patentés
assurent que la crise s’éternise, se répète, au point de créer un
empilement de crises qui s’entretiennent les unes les autres.
Elle change de physionomie et de causes sans jamais quitter
les répertoires d’action publique : crise des banlieues, crise de
l’État-providence, crise économique, crise financière s’enchaînent,
se percutent ou se superposent. Elles accaparent l’attention et
l’action, détournent de toute autre préoccupation, toujours
reportée à plus tard. Il en va de même des récits de la fin d’un
monde : crise civilisationnelle, crise des repères, crise des réfugiés
qui veulent accréditer l’idée que seule la quête de sécurité,
combinée à la surveillance et à la discipline, voire la domestica‑
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
tion, est salvatrice. Ces crises sont périodiquement imputées à
des groupes désignés comme vecteurs ou accélérateurs, causes
et boucs émissaires. En cela il existe un répertoire racial de la
crise. La référence est explicitement ou implicitement raciste et
mobilise le vocabulaire du parasite, du monstre, de l’intrus, de
l’indésirable, de l’invasion, de la colonisation à l’envers. Cette
ritournelle émane de l’État ou est soutenue par celui-ci, quand
il ne la dédouane pas. Elle traduit la persistance de politiques
publiques qui n’ont pas été expurgées de leurs fondements
coloniaux. Quel que soit le niveau d’indignation que suscitent
ces désignations, elles sont rarement fustigées, encore moins
condamnées. Il demeure impensable, parce q ­ u’impensé, que la
race soit à la source de pratiques qui en viendront éventuelle‑
ment à être identifiées comme racistes et/ou discriminatoires.
C’est dans ce climat que des territoires entiers sont quadrillés
et dépecés pour en extirper la preuve qu’il y a bien là les
ferments des crises passées et à venir. En la recouvrant, la crise
devient le nom de la race. En la révélant, les contaminations et
surmortalités du Covid-19 rappellent le fondement racial de la
société française, à l’instar de la Grande-Bretagne, des États-Unis
comme de la Suède. Elle permet d’en désigner les manifesta‑

147

RACISMES_CC2019_pc.indd 147 04/09/2020 14:13:15


Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

tions sans la nommer. Les quartiers démunis et disqualifiés sont


bien la cause de tous les maux, il faut l’affirmer haut et fort pour
occulter qu’ils sont devenus le coupable idéal à leurs dépens, au
fil de décennies d’incurie et de politiques racialistes. Non par
inadvertance, mais bien parce que les mécanismes de privation
de droits et de spoliation de moyens qu’active la race sont à
l’œuvre, de plus ou moins basse intensité mais d’une redoutable
efficacité. Ces mécanismes raciaux font le lit de la vulnérabilité
et ouvrent la voie à une pandémie, à la surreprésentation des
personnes racisées parmi ses contaminés et ses victimes. Et ce
n’est pas en substituant l’appellation de crise sanitaire au terme
de pandémie que l’on fera disparaître les causes profondes de
la catastrophe raciale.
Si, depuis quarante ans, l’usage inflationniste du terme
crise cherche à distraire du virage de l’austérité économique
qu’accompagne la société de sécurité, il ne fait plus guère
illusion, une fois que l’on factorise dans l’équation existentielle
à résoudre, les changements climatiques, les destructions écolo‑
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
giques, l’extractivisme des ressources humaines et « naturelles »
et les mutations du capitalisme. Chacun de ces paramètres est
intensifié par la race et son mode opératoire. C’est précisément
ce que rappelle la cartographie du virus tant au plan des struc‑
tures de soin disponibles qu’au plan de la vie et de la mort
de certains êtres humains. Ce sont les espaces privés de toute
biodiversité, subissant une pollution accrue et la raréfaction d’un
air respirable, causés par l’impératif industriel et la concentra‑
tion de logements médiocres, voire insalubres, associés à un
mode de consommation frustrant et destructeur de liens et de
biens communs qui sont aujourd’hui le terreau de comorbidités
exposant au virus des populations racisées. Celles-là mêmes qui
sont déjà laminées par la surexploitation capitaliste et la restric‑
tion ordinaire de l’accès aux services publics, à la solidarité et
aux droits fondamentaux, comme la santé.
Toutes les conditions de fragilité sont réunies pour que
le virus se loge dans certains corps dont la capacité de résis‑
tance a été amenuisée au long cours. De quoi le coronavirus
est-il le nom ? Il est le nom de la race, son bras armé dans un
dessein précis qu’il sert loyalement et aveuglément  : éliminer
son locataire.

148

RACISMES_CC2019_pc.indd 148 04/09/2020 14:13:15


Aux sources du racisme d’État

Par-delà la race
Le racisme donne à voir la race, pour autant qu’on en
vienne à qualifier de raciste un acte ou un propos en activant
le principe au regard des dommages qu’il cause. La race ne
se tient pas en apesanteur, elle n’est pas un phénomène isolé.
Elle permet que s’enracinent des structures pérennes qui la
légitiment. Seul un État, quels qu’en soient la forme et le
système, empire, monarchie, État-nation, peut assurer une telle
endurance de la race. Dans le contexte occidental qui a assuré
la longévité à l’ordre racial, celui-ci repose sur le triptyque
esclavagisme-colonialisme-capitalisme. La France prend place
de façon multiséculaire dans l’instauration, l’entretien et l’inten‑
sification de ce triptyque. Cependant, dans le contexte français,
lorsqu’il finit par être articulé, le racisme a trop souvent servi
à occulter les mécanismes profonds de la race, à s’arrêter au
milieu du gué et à s’y enliser, année après année, décennie
après décennie, mort après mort. L’interminable tergiversation
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
sur les statistiques ethnico-raciales ou sur la qualification raciste
de morts aux mains de la police, en fournit la démonstration,
au même titre que de trop fréquents événements en balisent la
présence et la virulence, l’impunité et la pérennité, l’extension
et la profondeur. L’immunité offerte à la race, à ses opérateurs
volontaires ou non, à ses effets, visibles ou invisibles, à ses consé‑
quences durables et ses blessures profondes, en fait aujourd’hui
l’un des maux les plus mortels de façon directe ou induite que
notre monde affronte. Tant qu’on s’évertue à croire l’inverse,
la race agit sans entrave, comme l’évidence jetée à notre figure
par le visage d’un homme disparaissant sous la pression d’un
genou qui l’étouffe. Juste parce qu’il est noir aux yeux de son
meurtrier blanc, un policier tue sans sourciller face caméra.
L’agonie de George Floyd est un camouflet à l’humanité tout
entière. Désormais, son image lézarde le silence et l’innocence
blanches.
Qu’en France nous en soyons encore à jouer sur les mots
et avec les vies que cette immunité et son corollaire, l’impu‑
nité, l’autorisent à prélever nous rend aujourd’hui solidaire‑
ment responsables, voire complices de tels crimes. Lorsque l’État
français, État-nation par excellence, persiste à affirmer, contre

149

RACISMES_CC2019_pc.indd 149 04/09/2020 14:13:15


Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

toute évidence, qu’il n’a rien à voir avec la race, ses méfaits,
et son entretien à des fins de maintien d’un ordre inégalitaire
racial, il rejoint les États voyous. Chacun d’entre eux participe
d’une entreprise mondialisée de blanchiment d’une économie
matérielle et morale qui a semé la mort et la destruction depuis
des siècles. Aucune dénégation ne peut en faire disparaître les
taches et les traces. Dans cette lutte décisive, l’heure est venue
de retourner la charge de la preuve contre l’appareil d’État
français, ses institutions et ses instances : prouver que le racisme
d’État est désormais admis et qu’il est combattu. Sans quoi sa
culpabilité sera établie.
Parvenir à ouvrir les yeux, à affronter la réalité crue et
cruelle de la race en France relève d’un sauvetage indivi‑
duel et collectif  : c’est tous ensemble que nous survivrons ou
sombrerons. Et, comme l’y invite Darwich, c’est au prix d’une
conscience de soi décolonisée que le « maître blanc » pourra
renoncer à ses titres et privilèges, contempler le monde, en
comprendre le sens et y prendre sa juste place.
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
Pour aller plus loin
Manal Altamimi, Tal Dor et Nacira Guénif-Souilamas,
Rencontres radicales. Pour des dialogues féministes décoloniaux,
Cambourakis, « Sorcières », Paris, 2018.
Solène Brun et Patrick Simon (dir.), « Inégalités ethno-raciales
et coronavirus », Revue De facto/Institut Convergences migra‑
tions, 19  mai 2020, <http://icmigrations.fr/wp-content/
uploads/2020/06/De-Facto-19.pdf>.
Fabrice Dhume, Xavier Dunezat, Camille Gourdeau et
Aude Rabaud, Du racisme d’État en France ?, Le bord de l’eau,
Lormont, 2020.
Abdellali Hajjat et Silyane Larcher (dir.), dossier
« Intersectionnalité », Mouvements.info, 12 février 2019.

RACISMES_CC2019_pc.indd 150 04/09/2020 14:13:15

Vous aimerez peut-être aussi