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Nacira Guénif-Souilamas
in Omar Slaouti et al., Racismes de France
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Aux sources du racisme d’État
Nacira Guénif-Souilamas
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« L’apparition du racisme n’est pas fondamentale‑
ment déterminante.
Le racisme n’est pas un tout mais l’élément le plus
visible, le plus quotidien, pour tout dire, à certains
moments, le plus grossier d’une structure donnée. »
Frantz Fanon 2.
1 Colette Guillaumin, « “Je sais bien mais quand même”, ou les avatars de la
notion de “race” », Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature, Côté-femmes,
Paris, 1992 (1981), p. 217.
2 Frantz Fanon, « Racisme et culture », Œuvres, La Découverte, Paris, 2011, p. 715.
3 Mahmoud Darwich, « Discours de l’homme rouge » (1992), Anthologie poétique
(1992‑2005), Actes Sud, « Babel », Arles, 2009, p. 69.
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et faire, la race n’a été biologique. Pour qu’elle opère, il suffit
de lui faire place politiquement. À cela, de nombreux décou‑
vreurs, conquérants et administrateurs se sont employés avec
endurance et succès. Revenue dans ses pénates hexagonaux, la
race continue de produire ce qu’elle n’a jamais cessé de faire, le
racisme, même si ses opérateurs feignent d’ignorer qu’elle agit
en profondeur, en décrétant sa fiction ou son épuisement. Ainsi,
ce qu’elle révèle en le dissimulant est nécessaire à la compré‑
hension de ce monde-ci, tel qu’il va. En effet, la mobilisation de
la race escamote la place à partir de laquelle elle s’exerce, celle
de l’homme blanc et de ses divers avatars, octroyant à celui-ci
la position d’universalité, de la norme énonciatrice de/du tout.
La race sert à ordonner et hiérarchiser le monde, et ainsi à le
rendre disponible à l’oppression, à la domination et à l’exploi‑
tation. Elle s’active dans le même temps à annihiler toute force
de contestation et de résistance, pour la vouer à l’échec – sans
y être jamais parvenue, comme le démontrent les myriades de
mutineries, révoltes d’esclaves, révolutions, sécessions, guerres
anticoloniales. Et jusqu’à la période post/coloniale, durant
laquelle se répètent les mêmes événements faisant feu de tout
bois démocratique et légal, mais aussi les mêmes résistances
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l’ironie pour souligner l’absurdité du débat. Tous deux écrivent
depuis et sur la France, la regardant au fond des yeux qui se
ferment sur la réalité de la race. Héritée d’un régime colonial et
capitaliste absous par une double politique, fomentant l’amnésie
pour instaurer l’amnistie, qui prend effet au lendemain de la
liquidation de l’Empire colonial dans sa version étatique, la
race continue de prospérer de par le monde, jusqu’au sein de
l’appareil d’État français. Par quel miracle ou quelle anomalie
des circulations idéologiques et systémiques aurait-il pu en être
autrement ? Elle n’est toujours pas l’objet d’un démantèlement
résolu au sein des institutions et de l’organisation structurelle
et ordinaire de l’État. Et ce pour une raison invoquée comme
une évidence : plus aucune norme, de droit ou de fait, ne peut
être affirmée explicitement en référence à la race. Cette position
méconnaît la longue présence de la référence à « sans distinc‑
tion de race » inscrite dans la Constitution de 1958 jusqu’en
2018, et elle a préparé le terrain de sa suppression après un vote
à l’unanimité de l’Assemblée nationale, en dépit de sa persis‑
tance dans d’autres textes organiques. Mais cet effacement du
mot méconnaît plus encore qu’il n’est nul besoin de professer
la doctrine de la race pour qu’elle soit effective et efficace
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diversion au racisme d’État. Prôné à coups de campagnes bien-
pensantes et de mesures inopérantes, et toujours prompt à ne
regarder qu’à la surface des choses et des mots, l’antiracisme
moral a fourni un costume taillé sur mesure à ses promoteurs
et pourfendeurs comme à des coupables individuels, présentés
comme déviants. Ce faisant, la réduction du racisme à ces seules
brebis galeuses, objets d’une hypothétique sanction, laisse les
mains libres à un pouvoir déterminé à ne rien altérer d’un ordre
politique qui lui profite en premier lieu. Dès lors, ses fonde‑
ments raciaux et coloniaux continuent de donner des signes de
vie, sinon de vitalité, dans toute la société française. L’invention
de SOS-Racisme reste le plus beau fleuron de cette politique
du déni de la race. Voulu pour annihiler les ferments de lutte
antiraciste qui surgissent en 1980 dans les périphéries ségréguées,
fomenté par un homme politique responsable de la légitimation
de la torture pendant la guerre d’Algérie, porté au sommet de
l’État par une amnésie prospère, ce tour de passe-passe idéolo‑
gique parvient à neutraliser toute lecture politique du racisme
qui en excaverait la race. Jouant sur la bonne conscience d’une
société prompte à moraliser en se forgeant des boucs émissaires,
misant sur le vernis de la notoriété et de spectacles lénifiants,
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pour occulter la dimension systémique du racisme et son fonds
de violence et de cruauté, il devient donc nécessaire d’agencer
les termes qui sous-tendent le racisme, race, racialisation et
racisation, et d’en décrire les signaux faibles ou affolés. Déplacer
le centre de gravité de la réflexion et l’action du racisme vers
ses soubassements et ses ressorts revient à renverser la chaîne
de causalité entre race et racisme : la première est la source du
second, et non pas l’inverse. L’un n’est que la traduction de
l’autre, et encore faut-il que des actes ou des mots soient quali‑
fiés comme tels pour qu’on en vienne à admettre qu’il s’agit
bien de racisme, soit d’une manifestation de la race. C’est à ce
travail d’exposition qu’il faut s’atteler.
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autodésigne, une personne subissant une racisation à h/auteur
d’individu, réfraction, réplique, au sens sismique, de la dimen‑
sion plus systémique. Notons toutefois que le racisme peut être
activé par la racialisation, et donc actualiser la race, sans qu’il y
paraisse, sans qu’il soit identifié et nommé comme tel : sinon,
comment comprendre qu’il prospère et ne rencontre que de
rares obstacles à sa présence et son extension ou d’entraves à
sa persistance ?
Le terme racialisation suit l’impulsion à partir de laquelle la
race se déploie comme régime d’ordonnancement du monde.
Là où la race s’exerce comme régime de pouvoir, elle est
convertie en principe actif de division et de déshumanisation,
avec toutes les conséquences recherchées qui s’ensuivent, dont
celles listées ci-dessus. Cette impulsion démultipliée engendre
des mécanismes raciaux centraux, collectifs, de gouvernement
et d’administration, pouvant englober, par arborescence, par
embranchement ou par chaîne de causalité, des secteurs larges
ou partiels d’une formation politique, des pans entiers de son
organisation, institutionnelle, administrative qui sont dès lors
racialisés. Il est ainsi possible d’examiner la façon dont des
domaines relevant de droits fondamentaux, l’éducation, le
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La race ou le social : faux-semblant et diversion
À ce stade, il importe de préciser qu’à l’aune de ce que la
race est et fait, le social lui est toujours subordonné, elle lui
préexiste et le conditionne : la race fonde le social. Toute imposi‑
tion de la race qui cantonne à une altérité radicale, marquée du
sceau de l’infériorité et indexée au moindre degré d’humanité,
voire à sa suppression, empêche la considération sociale de ses
objets. Être sous l’emprise de la race revient à ne jamais pouvoir
entrer dans le règne du social, à faire société aux yeux de ceux
qui s’en pensent les détenteurs légitimes. Cette mesure raciale
établit, par exemple, la durabilité, la persistance et les conditions
de longévité, donc de viabilité ou de mortalité, et dans le cadre
esclavagiste qui régit la propriété d’esclaves, devenus des biens
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à une instance de reconnaissance qu’elles n’ont pas choisie, à
entretenir une dépendance que rien ne vient épuiser et que le
système race conforte, comme le montre la gestion raciale sur le
mode de la réserve indigène des habitants de quartiers démunis.
S’en tenir à une stricte explication par le social revient à
aggraver la cécité à l’œuvre tout en trahissant l’entreprise de
blanchiment qui se joue en sous-main pour ne rien céder à la
race qui sous-tend tout rapport de pouvoir et tout rapport social.
Que ce soit en feignant de ne pas savoir (violences policières),
en laissant faire (morts d’exilés en Méditerranée), ou en agissant
(loi de 2004 interdisant le port du foulard en milieu scolaire
public), l’État racialise. Par conséquent, il est au premier chef
l’opérateur de la race et cède à la tentation de blanchir ses
discours et ses pratiques. Hier en professant une mission civili‑
satrice, aujourd’hui en invoquant de seules causalités sociales.
La question n’est donc pas celle du retour importun de
la race mais celle de la nécessité de faire retour sur la race,
de reprendre le fil de la division raciale du travail et du social
telle qu’elle se recompose en contexte post/colonial. S’il a pu
être possible, durant la parenthèse desdites Trente Glorieuses,
appellation qui ne fait plus guère illusion, d’entretenir l’idée
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nelles massives et banalisées 5 réclament contre toute attente le
respect de leurs droits sociaux, et donc s’affirment comme des
sujets politiques. Ainsi est-il possible en France au xxie siècle
d’être racisé et de prétendre en contrecarrer les effets par la
réclamation d’une égalité de traitement et l’abolition d’un ordre
inégalitaire.
Toutes les fois où l’on s’empresse de qualifier un phénomène
de (strictement) social, il faut y voir une urgence à l’immuniser
contre toute intrusion de la race ou de ses dérivés ethniques
dans l’explication qu’il convient d’en donner. Cet empressement
s’affole si d’aventure des traces d’ethnicité sont assumées par
les personnes affectées par tel phénomène racial, telles qu’être
musulman ou en avoir l’air, parler une autre langue, avoir une
couleur de peau ou un patronyme autres : les voici dès lors
coupables d’avoir déclenché ce qui les frappe. L’impossibilité
dans ces cas de s’en tenir à une explication convenue et rassu‑
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dont la race participe, cela n’aide en rien à les résoudre, mais
aggrave leur létalité. Brandir le social, comme un sauf-conduit
qui dispense de comprendre et traiter des problèmes chargés
racialement, ou comme un remède qui immunise contre le
risque racial, est désormais criminel ; c’est ce que le tribut payé
en temps de pandémie par les racisés rappelle, tel un coup de
semonce. La surmortalité due à la covid-19 en Seine-Saint-Denis,
l’intensité du foyer de coronavirus à Mayotte et en Guyane ne
peuvent être considérées qu’en termes sociaux, veut-on croire,
en prétendant occulter ce qu’elles doivent au legs colonial dont
elles sont la traduction littérale.
Dans les descriptions sociales des médias, ceux que d’aucuns
qualifient pudiquement de « défavorisés » sont en fait indexés
à la race et à ses modes de déploiement, que ce soit spora‑
diquement ou plus étroitement. La « défaveur », expression
paresseuse teintée de mauvaise foi, devient ainsi un facteur
explicatif en soi. Son apparition dans les chroniques et jusque
dans les textes scientifiques dispense instantanément de toute
démonstration, exposition de liens de causalité, analyse de
quelconques facteurs corrélés, voire coextensifs, comme le
mettent en lumière les théories féministes antiracistes décolo‑
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La race et ses complices : les mots du Blanc
La race ne fait aucune exception à son marquage, fût-il
invisibilisé. Ainsi, par un retournement paradoxal, les tenants
de l’universalisme se réclament de celui-ci au nom d’une appar‑
tenance essentialisée à la part s’affirmant la plus prestigieuse de
l’humanité : le monde blanc. Elle est pourtant soumise depuis
près d’un siècle à un examen méticuleux dans la perspective
du genre, du patriarcat et donc du sexisme qu’il engendre, qui
prétend estampiller l’homme blanc hétérosexiste comme étalon
de l’humanité en le drapant dans l’universalisme. L’examen de
la race ne fait pas autre chose que de jeter une lumière crue
sur l’autre artifice par lequel ce même avatar se hisse au-dessus
de la mêlée : sa supposée supériorité blanche. De même que
le genre affecte tous les humains qu’il assigne, désigne et
définit pour les hiérarchiser et justifier la subordination des
unes aux autres, la race affecte, positivement ou négativement,
tous les humains qu’elle assigne, désigne et définit en vue de
leur hiérarchisation et de la subordination des uns et des unes
aux autres.
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inégalitaires, ou des régimes d’égalité restreinte, qui lui sont
nécessaires pour maintenir le statu quo inhérent à son essence :
le séparatisme et la supériorité civilisationnels. Autant de
configurations sur lesquelles la race se greffe sans difficulté,
se décline et s’incarne aux plans structurel, systémique, insti‑
tutionnel, localisé, segmenté, pigmenté, incorporé, corporel.
Pour que la machine se grippe, que le racisme systémique, le
sexisme, le nationalisme séparatiste et ses inégalités structurelles
apparaissent pour ce qu’ils sont, il faut bien plus que les gronde‑
ments des protestations passées, présentes et futures.
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tion, est salvatrice. Ces crises sont périodiquement imputées à
des groupes désignés comme vecteurs ou accélérateurs, causes
et boucs émissaires. En cela il existe un répertoire racial de la
crise. La référence est explicitement ou implicitement raciste et
mobilise le vocabulaire du parasite, du monstre, de l’intrus, de
l’indésirable, de l’invasion, de la colonisation à l’envers. Cette
ritournelle émane de l’État ou est soutenue par celui-ci, quand
il ne la dédouane pas. Elle traduit la persistance de politiques
publiques qui n’ont pas été expurgées de leurs fondements
coloniaux. Quel que soit le niveau d’indignation que suscitent
ces désignations, elles sont rarement fustigées, encore moins
condamnées. Il demeure impensable, parce q u’impensé, que la
race soit à la source de pratiques qui en viendront éventuelle‑
ment à être identifiées comme racistes et/ou discriminatoires.
C’est dans ce climat que des territoires entiers sont quadrillés
et dépecés pour en extirper la preuve qu’il y a bien là les
ferments des crises passées et à venir. En la recouvrant, la crise
devient le nom de la race. En la révélant, les contaminations et
surmortalités du Covid-19 rappellent le fondement racial de la
société française, à l’instar de la Grande-Bretagne, des États-Unis
comme de la Suède. Elle permet d’en désigner les manifesta‑
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giques, l’extractivisme des ressources humaines et « naturelles »
et les mutations du capitalisme. Chacun de ces paramètres est
intensifié par la race et son mode opératoire. C’est précisément
ce que rappelle la cartographie du virus tant au plan des struc‑
tures de soin disponibles qu’au plan de la vie et de la mort
de certains êtres humains. Ce sont les espaces privés de toute
biodiversité, subissant une pollution accrue et la raréfaction d’un
air respirable, causés par l’impératif industriel et la concentra‑
tion de logements médiocres, voire insalubres, associés à un
mode de consommation frustrant et destructeur de liens et de
biens communs qui sont aujourd’hui le terreau de comorbidités
exposant au virus des populations racisées. Celles-là mêmes qui
sont déjà laminées par la surexploitation capitaliste et la restric‑
tion ordinaire de l’accès aux services publics, à la solidarité et
aux droits fondamentaux, comme la santé.
Toutes les conditions de fragilité sont réunies pour que
le virus se loge dans certains corps dont la capacité de résis‑
tance a été amenuisée au long cours. De quoi le coronavirus
est-il le nom ? Il est le nom de la race, son bras armé dans un
dessein précis qu’il sert loyalement et aveuglément : éliminer
son locataire.
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Par-delà la race
Le racisme donne à voir la race, pour autant qu’on en
vienne à qualifier de raciste un acte ou un propos en activant
le principe au regard des dommages qu’il cause. La race ne
se tient pas en apesanteur, elle n’est pas un phénomène isolé.
Elle permet que s’enracinent des structures pérennes qui la
légitiment. Seul un État, quels qu’en soient la forme et le
système, empire, monarchie, État-nation, peut assurer une telle
endurance de la race. Dans le contexte occidental qui a assuré
la longévité à l’ordre racial, celui-ci repose sur le triptyque
esclavagisme-colonialisme-capitalisme. La France prend place
de façon multiséculaire dans l’instauration, l’entretien et l’inten‑
sification de ce triptyque. Cependant, dans le contexte français,
lorsqu’il finit par être articulé, le racisme a trop souvent servi
à occulter les mécanismes profonds de la race, à s’arrêter au
milieu du gué et à s’y enliser, année après année, décennie
après décennie, mort après mort. L’interminable tergiversation
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sur les statistiques ethnico-raciales ou sur la qualification raciste
de morts aux mains de la police, en fournit la démonstration,
au même titre que de trop fréquents événements en balisent la
présence et la virulence, l’impunité et la pérennité, l’extension
et la profondeur. L’immunité offerte à la race, à ses opérateurs
volontaires ou non, à ses effets, visibles ou invisibles, à ses consé‑
quences durables et ses blessures profondes, en fait aujourd’hui
l’un des maux les plus mortels de façon directe ou induite que
notre monde affronte. Tant qu’on s’évertue à croire l’inverse,
la race agit sans entrave, comme l’évidence jetée à notre figure
par le visage d’un homme disparaissant sous la pression d’un
genou qui l’étouffe. Juste parce qu’il est noir aux yeux de son
meurtrier blanc, un policier tue sans sourciller face caméra.
L’agonie de George Floyd est un camouflet à l’humanité tout
entière. Désormais, son image lézarde le silence et l’innocence
blanches.
Qu’en France nous en soyons encore à jouer sur les mots
et avec les vies que cette immunité et son corollaire, l’impu‑
nité, l’autorisent à prélever nous rend aujourd’hui solidaire‑
ment responsables, voire complices de tels crimes. Lorsque l’État
français, État-nation par excellence, persiste à affirmer, contre
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toute évidence, qu’il n’a rien à voir avec la race, ses méfaits,
et son entretien à des fins de maintien d’un ordre inégalitaire
racial, il rejoint les États voyous. Chacun d’entre eux participe
d’une entreprise mondialisée de blanchiment d’une économie
matérielle et morale qui a semé la mort et la destruction depuis
des siècles. Aucune dénégation ne peut en faire disparaître les
taches et les traces. Dans cette lutte décisive, l’heure est venue
de retourner la charge de la preuve contre l’appareil d’État
français, ses institutions et ses instances : prouver que le racisme
d’État est désormais admis et qu’il est combattu. Sans quoi sa
culpabilité sera établie.
Parvenir à ouvrir les yeux, à affronter la réalité crue et
cruelle de la race en France relève d’un sauvetage indivi‑
duel et collectif : c’est tous ensemble que nous survivrons ou
sombrerons. Et, comme l’y invite Darwich, c’est au prix d’une
conscience de soi décolonisée que le « maître blanc » pourra
renoncer à ses titres et privilèges, contempler le monde, en
comprendre le sens et y prendre sa juste place.
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Pour aller plus loin
Manal Altamimi, Tal Dor et Nacira Guénif-Souilamas,
Rencontres radicales. Pour des dialogues féministes décoloniaux,
Cambourakis, « Sorcières », Paris, 2018.
Solène Brun et Patrick Simon (dir.), « Inégalités ethno-raciales
et coronavirus », Revue De facto/Institut Convergences migra‑
tions, 19 mai 2020, <http://icmigrations.fr/wp-content/
uploads/2020/06/De-Facto-19.pdf>.
Fabrice Dhume, Xavier Dunezat, Camille Gourdeau et
Aude Rabaud, Du racisme d’État en France ?, Le bord de l’eau,
Lormont, 2020.
Abdellali Hajjat et Silyane Larcher (dir.), dossier
« Intersectionnalité », Mouvements.info, 12 février 2019.