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RECENSIONS D’OUVRAGES

ERES | « Espaces et sociétés »

2015/3 n° 162 | pages 191 à 217


ISSN 0014-0481
ISBN 9782749248219
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-espaces-et-societes-2015-3-page-191.htm
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RECEnsIons D’ouvRAgEs
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Chris Ealham, Barcelone contre ses habitants, 1835-1937, quartiers ouvriers
de la révolution, Toulouse, Collectif des métiers de l’édition, coll. « Les
réveilleurs de la nuit », 2014, 97 p.
C’est un petit éditeur indépendant et engagé, fonctionnant en autogestion,
le Collectif des métiers de l’édition (CMDE) à Toulouse, qui propose la première
traduction française des travaux de l’historien anglais Chris Ealham sur
Barcelone au xIxe et xxe siècles. Spécialiste de l’histoire contemporaine de
Barcelone et de la guerre d’Espagne, Chris Ealham a soutenu sa thèse à
Londres en 1995 1 et enseigne à l’université Saint-Louis de Madrid, tout en étant
aussi chercheur à l’université de Nottingham. Il a notamment publié un livre
remarqué, Anarchism and the city: revolution and counter-revolution in
Barcelona, 1898-1937 (AK Press, 2010, première publication sous un autre titre
chez Routledge en 2005). L’ouvrage publié en français par le CMDE est inédit
et représente une forme de résumé de ce travail sur la structuration des classes

1. Le titre de la thèse est « Policing the Recession: Unemployment, Social Protest and Law-and-
Order in Barcelona, 1930-1936 », que l’on peut traduire par « Le contrôle policier de la réces-
sion : chômage, contestation sociale et ordre public à Barcelone, 1930-1936 ».
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populaires barcelonaises avant et pendant la guerre civile espagnole. Il se situe


à la croisée de l’histoire et de la géographie en proposant une réflexion très
stimulante sur le rapport à la ville des classes populaires à l’époque et, en parti-
culier, sur l’urbanisme révolutionnaire qu’elles ont mis en œuvre pendant la
guerre civile.
Le livre est structuré en deux parties qui ont chacune pour fil conducteur
la remise en cause d’une idée reçue. La première, intitulée « Géographie
imaginaire », porte sur la constitution, réelle et imaginaire, du Raval comme
quartier ouvrier au centre de Barcelone entre 1835 et 1936, dans un contexte
d’industrialisation rapide. Elle interroge notamment le nom qui lui a été donné,
« Barrio chino » ou quartier chinois, en l’absence de toute immigration
chinoise. Ce nom est révélateur de la représentation conservatrice et hygiéniste
de la bourgeoisie et des réformateurs libéraux appartenant à la petite bourgeoisie
intellectuelle de l’époque. Il fut d’ailleurs inventé en 1925 dans un journal
s’adressant à ces derniers par analogie avec le quartier chinois de San Francisco,
synonyme de « bas-fond » à l’époque. Quartier ancien de Barcelone, le Raval
s’est densifié lors de la première vague d’industrialisation des années 1830,
suivant une urbanisation capitaliste classique mêlant ateliers et logements
ouvriers denses et sans confort. Ce faisant, il fut aussi le creuset de la classe
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ouvrière barcelonaise et du mouvement ouvrier, en particulier anarcho-syndi-
caliste. Le plan de l’urbaniste Cerdà, qui conduisit à la construction de
l’Eixample (extension) à partir de 1859, prévoyait initialement la destruction
du Raval, mais les propriétaires locaux s’y opposèrent et seule une petite partie
du quartier fut détruite pour ouvrir la large avenue des Ramblas, reliant les
nouveaux quartiers au port. Dans les années 1920, la seconde révolution
industrielle barcelonaise entraîna une réorganisation géographique de l’indus-
trie et de la classe ouvrière avec un déplacement progressif en périphérie. Ne
restèrent dans le Raval que les ouvriers les plus pauvres, notamment les marins
et les dockers, tandis que les anciens entrepôts et ateliers furent transformés en
lieux de sorties nocturnes (cabarets, dancings, maisons closes), dont la demande
devint particulièrement forte pendant la Première Guerre mondiale : la neutra-
lité de l’Espagne y attira les « fêtards » de toute l’Europe et Barcelone fut
surnommée la « Paris du Sud ». La prostitution de rue y était forte et joua un
rôle important dans la panique morale des classes dominantes par rapport à ce
quartier. La densité atteint 100 000 habitants au kilomètre carré dans les
années 1930, avec la construction d’un habitat informel sur les toits des
immeubles, et surtout la subdivision des logements à cause de la hausse des
loyers. Chris Ealham montre que le mythe du « Barrio chino », créé à la
même époque, mêle des représentations hygiénistes, moralistes et surtout
conservatrices à l’encontre d’un quartier ouvrier décrit comme malade (et
menaçant de contagion le reste de la ville), voire racialisé comme en témoigne
le nom de « quartier chinois », réactivant le discours des années 1880 sur les
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« classes dangereuses ». Il pointe le fait que cette représentation est avant tout
une représentation de classe, à la fois des classes dominantes conservatrices et
des réformateurs se voulant progressistes comme les nationalistes catalans, plus
nombreux parmi la petite bourgeoisie intellectuelle. Ce mythe du Barrio chino
amalgame des problèmes différents, qui se posent aux habitants du quartier ou,
le plus souvent, aux classes dominantes, et dont les causes sont bien souvent
à trouver du côté de la production capitaliste de la ville et de l’exploitation de
la classe ouvrière. Il permet d’occulter ces causes en faisant de tout cela un
problème d’ordre public et en justifiant la répression ou les campagnes de
moralisation, qui sont autant de manifestations d’une volonté de reprise en main
du quartier par les classes dominantes. En mettant en avant le désordre et la
déchéance morale supposés du quartier et de ses habitants, ce mythe occulte
aussi la forte structuration politique du quartier, l’ordre ouvrier qui menace la
domination bourgeoise. C’est là que l’ouvrage de Chris Ealham est très
précieux : il met au jour des éléments que ce mythe occulte dans la vision que
l’on présente encore aujourd’hui de l’insalubrité des quartiers ouvriers anciens
(et dans le même but : les détruire ou les normaliser). L’auteur refait vivre en
effet la forte sociabilité et les pratiques d’entraide et d’échanges au quotidien
qui structuraient le quartier, une identité locale affirmée comme indépendante
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et s’appuyant très concrètement sur une « sphère publique prolétarienne »
faite de coopératives, de mutuelles, de lieux d’éducation et de moyens d’infor-
mation propres à la classe ouvrière, autogérés, ainsi que de sections syndicales
et de centres sociaux. Cette structuration ouvrière, dont on peut avoir du mal
à imaginer la force à l’époque, se traduisit par des révoltes successives, nette-
ment appuyées sur la capacité à tenir le quartier, notamment par le dispositif
des barricades 2. C’est aussi contre cela que joue le mythe du Barrio chino
dégénéré et on comprend alors le titre de l’ouvrage, Barcelone contre ses
habitants, qui désigne le caractère contre-révolutionnaire de la réforme urbaine
(telle qu’elle est menée par les classes dominantes, qu’elles soient conserva-
trices ou progressistes).
La seconde partie du livre, intitulée « Le mythe de la foule enragée »,
s’attaque à une autre idée reçue concernant la révolution de 1936 en Espagne,
vue comme une irruption de violence irrationnelle du peuple, encore aujour-
d’hui chez certains historiens. Après la proclamation de la Seconde République
espagnole en 1931 et l’élection du Front populaire en février 1936, le complot
militaire nationaliste impliquant Franco et d’autres généraux déclenche une
révolution sociale : les ouvriers armés prennent possession d’une grande partie
des entreprises, des biens de l’Église et collectivisent les terres. À Barcelone,
le peuple en armes s’approprie également la ville et met en œuvre un urbanisme

2. Voir Éric Hazan, La Barricade. Histoire d’un objet révolutionnaire, Paris, Autrement, 2013,
169 p. et le compte-rendu de l’ouvrage dans le numéro 159 de la revue.
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révolutionnaire, de juillet 1936 à mai 1937 (moment de reprise en main par


l’État central). « Imposé par la force des armes, ce projet incarnait le désir de
transformer le sens et la fonction de la ville d’une façon anticapitaliste : c’était,
pour emprunter une expression inventée par les situationnistes, une “critique
de l’urbanisme”, une tentative d’établir une ville révolutionnaire sans aliéna-
tion ni hiérarchie. » (p. 54). Sans pouvoir aller au bout de ses potentialités du
fait de la guerre civile et de la reprise en main par l’État central sous l’égide
de la petite bourgeoisie intellectuelle, cet urbanisme révolutionnaire a trans-
formé radicalement la ville, par l’action à la base des ouvriers et ouvrières
organisé-es. Dès le début de la guerre civile, le Raval se couvre de barricades,
ce qui permet à ses habitants de repousser les partisans du coup d’État militaire,
mais aussi d’affirmer leur autonomie dans l’organisation de leur quartier et de
remettre en cause très concrètement le fonctionnement de la ville bourgeoise.
Chaque barricade était contrôlée par un comité de quartier, qui se chargea de
l’organisation de la vie quotidienne dans un contexte de vacance du pouvoir
central. Cette nouvelle organisation tirait son origine de plusieurs décennies
d’auto-organisation ouvrière dans le Raval, comme l’a montré la première
partie de l’ouvrage. En particulier, elle s’inspire du courant anarcho-syndica-
liste, qui dominait le mouvement ouvrier catalan à l’époque : le syndicat est
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pensé comme un moyen de défendre les intérêts ouvriers, mais aussi comme
une structure politique révolutionnaire anticapitaliste et comme la cellule de
base pour l’organisation d’une société nouvelle, égalitaire et autogérée. Le
grand intérêt de l’ouvrage de Chris Ealham est de dévoiler une partie (car il est
très court) de la dimension urbaine de ce projet révolutionnaire. Ainsi, l’urba-
nisme révolutionnaire se traduit par l’occupation et la récupération des beaux
quartiers et des symboles du pouvoir (y compris les bâtiments religieux) par
les comités antifascistes de quartier et les syndicats. La via Laetania, considérée
comme la Wall Street de Barcelone, bordée de sièges de banques et d’hôtels
prestigieux, devient le nouveau centre du pouvoir ouvrier, les différents
bâtiments étant occupés par plusieurs groupes antifascistes (comme le POUM 3)
et syndicats (comme la CNT-FAI 4). Sachant que cette avenue avait été construite
en démolissant un ancien quartier ouvrier, son occupation par les ouvriers
mobilisés fait figure de récupération légitime. La réquisition des bâtiments du
pouvoir comme des lieux d’habitation des membres de la classe dominante qui
avaient fui la ville s’accompagna du changement du nom des rues (la via
Laetania devenant la via Durruti), de la destruction de certains monuments à

3. Parti ouvrier d’unification marxiste, parti marxiste révolutionnaire anti-stalinien, dans lequel
combattit notamment George Orwell (Hommage à la Catalogne, 1938 pour l’édition anglaise,
1955 chez Gallimard pour la traduction française).
4. Confédération nationale du travail, anarcho-syndicaliste, principale organisation syndicale à
l’époque. Elle est liée sans s’y limiter à la Fédération anarchiste ibérique.
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la gloire de généraux monarchistes ou des anciennes prisons où la torture était


monnaie courante, ou encore du déploiement des couleurs rouge et noir de
l’anarcho-syndicalisme et d’une appropriation des murs de la ville pour la diffu-
sion d’information ou de revendications (avec notamment un journal hebdo-
madaire mural). Mais surtout, les bâtiments et les logements réquisitionnés sont
transformés pour servir l’intérêt général : les comités ouvriers ouvrent ainsi des
cantines populaires, de nouveaux logements pour les sans-abri, des centres
médicaux, de multiples bibliothèques et lieux d’éducation populaire, tous
autogérés. Les syndicats du bâtiment construisent de nouvelles écoles. Des
comités rassemblent les opportunités d’emploi pour les chômeurs et distribuent
à ceux qui n’en trouvent pas des bons alimentaires. Des crèches sont ouvertes
dans les usines pour faciliter le travail des femmes. Les services publics
s’étendent considérablement, sans centralisation, et en suivant l’initiative
conjointe des différents comités locaux.
La seule critique que l’on pourrait faire à ce livre est de ne pas en dire
assez. Mais en moins d’une centaine de pages, il ouvre des perspectives stimu-
lantes sur la fécondité de l’auto-organisation ouvrière dans un contexte de
concentration géographique exceptionnelle des classes populaires. Cela devrait
donner à réfléchir aux thuriféraires contemporains de la mixité sociale (qui ne
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sont pas très éloignés des auteurs du mythe du Barrio chino). L’urbanisme
révolutionnaire que présente Chris Ealham permet aussi de relativiser nettement
les prétentions progressistes de l’urbanisme aujourd’hui. Cet urbanisme révolu-
tionnaire l’est autant dans sa forme et ses réalisations concrètes que dans son
mode d’action, non planifié et autogéré par les principaux intéressés sans
intermédiaire. C’est le droit à la ville en acte, proche de ce que proposa Henri
Lefebvre. Déjà à cette époque, on peut saisir nettement l’opposition qui existe
entre cet urbanisme révolutionnaire mené par les classes populaires auto-
organisées et l’urbanisme réformateur et centralisé prôné par l’État républicain
et porté par la petite bourgeoisie intellectuelle – d’ailleurs dénoncé par Lefebvre
dans les années 1960.
Anne Clerval

Agnès Deboulet et Christine Lelévrier (sous la dir. de) Rénovations urbaines


en Europe, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Espace et
Territoires », 2014, 362 pages.
Cet ouvrage important rend compte de résultats issus des séminaires du GIS
Réseau socio-économie de l’habitat et du programme PICRI « renouveler les
pratiques de production du projet urbain », depuis 2004. Dense, il rassemble
24 contributions concises de 10 pages, écrites par plus de trente auteurs.
Le cadre est posé dès les premières pages. Si les politiques de rénovation
urbaine, au sens d’une démolition-reconstruction marquant fortement l’espace,
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ne sont ni un phénomène nouveau, ni limitées à certains pays, elles prennent


aujourd’hui une acuité nouvelle un peu partout en Europe. Ce développement
récent en fait un terrain heuristique pour étudier les représentations de ceux qui
font la ville, élus, professionnels de l’habitat ou habitants.
Pour ce faire, l’ouvrage s’appuie sur de très nombreuses études de cas et
travaux de recherche menés entre 2004 et 2012. Le parti-pris est de montrer
les déclinaisons de la rénovation urbaine dans différents ensembles urbains ou
métropolitains, en fonction des configurations sociopolitiques locales. Le
second intérêt de l’ouvrage est de croiser différents regards disciplinaires. Ici,
le parti-pris est d’étudier la rénovation urbaine sous tous ses aspects dans cinq
chapitres transversaux traitant successivement de gouvernance, participation,
mixité, effets sociaux et évaluation de l’action publique.
Le premier, « Une action publique, des acteurs publics », présenté par
Sylvie Fol, montre comment, un peu partout en Europe, les politiques de
rénovation urbaine participent d’un renouvellement plus général d’une action
publique plus ouverte au partenariat avec le monde privé. La rénovation
urbaine offre l’opportunité de revisiter les changements organisationnels et
professionnels du monde de l’habitat.
Le second, « Rénover avec et pour les habitants ? », introduit par Marie-
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Hélène Bacqué, explore les différences entre les intentions affichées et les
projets concrets. Si les procédures de rénovation mettent majoritairement en
avant la nécessité d’associer les habitants, les exemples montrent des pratiques
plus timides en matière de concertation, alors même que les auteurs soulignent
les effets traumatisants des projets pour les populations résidentes.
Le troisième, « Quelles mixités », présenté par Marie-Christine Jaillet,
analyse la place de l’impératif de mixité sociale dans ces opérations, en France
comme en Europe du Nord. Il revient sur les significations variées que peut
prendre ce terme selon les contextes et sur l’efficacité souvent limitée des
mesures visant à assurer une « réelle » mixité dans les opérations.
Le quatrième, « Reloger : pratiques et effets sociaux », présenté par Jean-
Yves Authier, étudie les effets sociaux occasionnés par la généralisation des
opérations de démolition dans les projets de rénovation urbaine, en particulier
pour les publics dits fragiles : « La démolition reste une épreuve et le reloge-
ment une contrainte ». Il s’agit alors de comprendre comment les ménages
relogés vivent ces bouleversements sociaux et spatiaux.
Le dernier, introduit par Renaud Epstein, intitulé « La rénovation urbaine
est-elle évaluable ? », met en évidence la difficulté de la France à établir à la
fois des protocoles efficaces pour l’évaluation des politiques menées et un réel
dialogue entre action publique et monde de la recherche.
La force de l’ouvrage est de tisser des liens entre les différents chapitres
et d’identifier des questions de recherche transversales. L’introduction de
l’ouvrage offre de ce point de vue un bel exemple de synthèse. Parmi toutes
les questions posées, l’analyse des paradoxes de la rénovation urbaine figure
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en bonne place. La mixité sociale demeure le plus souvent une euphémisation


d’une mixité ethnique qu’il conviendrait de développer pour casser les enfer-
mements communautaires, alors même que plusieurs exemples dans l’ouvrage
démontrent l’échec de ces tentatives de « désintégration ethnique ». Ce renou-
vellement de population, souhaité ou attendu, entre en outre en opposition avec
la volonté d’établir de véritables processus de concertation.
Autre point de conclusion remarquable, les auteurs appellent à la modestie
et soulignent que l’analyse des opérations concrètes reste bien difficile, compte
tenu de la lenteur des processus engagés dans les transformations urbaines. Si
les termes sont souvent les mêmes – désenclavement, résidentialisation, réorga-
nisation des espaces publics et privés – les effets varient d’un territoire à l’autre
et bien souvent la production de logements neufs ou réhabilités reste trop margi-
nale pour entraîner une réelle mutation de la composition sociale des quartiers
traités. Autrement dit, la rénovation urbaine produit davantage d’effets sur les
parcours résidentiels des habitants que sur la paupérisation des quartiers traités.
Le pari est donc tenu. Si l’ouvrage montre la diversité – inévitable – des
politiques et des situations, il parvient à dépasser la compilation de riches
approches monographiques ; il offre à la fois une synthèse des enjeux et
limites de cette politique publique, et un aperçu des questions auxquelles les
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chercheurs sont aujourd’hui confrontés.
Jérôme Dubois

Dominique Lefrançois, Le parking dans les grands ensembles, Paris, Éditions


de la Villette, coll. « Penser l’espace », 2014, 175 pages.
Dominique Lefrançois, auteur de Le parking dans les grands ensembles,
ouvrage tiré de sa thèse doctorale soutenue en 2006, insiste sur une donnée
surprenante : les voitures, tous types confondus, sont utilisées, en moyenne, en
France, un peu plus d’une heure par jour. Plutôt qu’une « auto-mobile », les
statistiques françaises dessinent, donc, une « auto-immobile » (par ailleurs, bien
reconnaissable aussi en dehors des frontières de l’Hexagone!). Pourtant,
l’espace typiquement engagé dans cette immobilité massive, le parking,
omniprésent sur les plans d’urbanisation depuis le décennie de 1950 et démul-
tiplié ad infinitum dans les paysages périphériques et périurbains, reste un objet
peu étudié.
Espace banal et anodin, connu des architectes depuis leur première année
de formation, mais seulement par les 5x5 mètres du maillage basique du pré-
dimensionnement, « le parking demeure » – selon Dominique Lefrançois –
« un impensé de l’architecture et de l’urbanisme ». Ce « prototype de non-
lieu », par contre, est traversé par un double conflit vis-à-vis de l’espace
public et du devenir des cités HLM : « Il existe aux yeux des urbanistes au détri-
ment de l’espaces public, qui fait l’objet de réhabilitations cherchant à le
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valoriser tout autant qu’à le pacifier, comme c’est le cas des grands ensembles
analysés dans cet ouvrage. Il est de plus associé aux insécurités et délits
véhiculés en permanence par les médias, qui n’en représentent pas moins une
part de réalité et un problème pour ces quartiers » (p. 5).
Confronté à cette réalité, l’ouvrage analyse la riche complexité des
pratiques spatiales des parkings des ensembles de logements des années 1960-
1970, apparemment peu connues de ceux qui ne cumulent comme autres
expériences que les plus répandues parmi les classes moyennes et de ceux qui
regardent avec les yeux des médias, mais aussi – c´est le pire – des acteurs dans
des opérations de rénovation ou réhabilitation de grands ensembles où le
parking, â côté des tours et des barres, occupe une place physique et symbo-
lique fondamentale. D’où l’opportunité de cette recherche mais aussi la perti-
nence de son approche ethnologique.
Dominique Lefrançois insiste à plusieurs reprises sur la profondeur de
l’incompréhension de la complexité fonctionnelle et symbolique, des règles de
ces espaces, sur les difficultés exprimées dans la réhabilitation urbaine des cités.
Elle soutient, par contre, que les parkings pourraient « offrir, eu égard aux diffé-
rents formes d’appropriation [bien mises en évidence par son ouvrage], un point
d’approche pour regarder autrement les quartiers » et, à la limite, pour investir
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sur des projets moins contradictoires avec la vie quotidienne et l’habiter de ceux
qu’y résident… et (comme on lit juste à la fin du texte, aussi plus réussis du point
de vue de la « mixité sociale », p. 160). Voilà, sans doute, la motivation majeure
de la recherche menée : l’engagement de l’auteur dans une certaine critique du
renouvellement des quartiers ayant le parking comme angle d’attaque.
Par rapport à la relation établie entre les buts de la recherche (saisir
« l’existence – rarement prise en compte – et la diversité » des pratiques
spatiales des parkings afin de leur conférer « un peu plus d’identité et de
matérialité ») et la méthodologie mise en place, le choix de l’observation
directe et la presque centaine d’entretiens 1 – menés sur deux terrains franci-
liens sélectionnés – s’avèrent pertinents : les parkings du Quartier du Palais à
Créteil (Val de Marne) et de la Cité des 3000, maintenant rebaptisée La Rose
des Vents, à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis).
Le chapitre introductif n’est pas très long mais fort suggestif et particu-
lièrement juste par rapport à la présentation des apports de l’ouvrage dont
l’hypothèse centrale, bien soutenue, est que le parking constitue un « lieu riche
de certaines sacralités » qui lui sont conférées, non par ses caractéristiques
spatiales propres, mais (i) par l’objet qu’il contient, la voiture, et (ii) par la
présence des habitants qui l’investissent comme un prolongement de leur

1. Remarquons que, malgré cette quantité énorme d’entretiens, les extraits ne sont pas très
fréquents dans l’ouvrage, où l’auteur s’interpose très souvent entre la parole des interviewés et
le lecteur.
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logement (en le traversant dans des parcours quotidiens ; en y séjournant ; en


y pratiquant la mécanique ou le bricolage) de même que (iii) par la recon-
naissance de sa condition d’« espace avant tout commun », « lieu de sociabi-
lités » et des rencontres autour des voitures, leur garage, leur garde et leur
entretien.
En fait, mise à part la première partie du livre 2, chacune de ces « sacra-
lités » fait l’objet d’une partie spécifique de l’ouvrage. « Le parking dans
l’ensemble résidentiel : un bien rare dans un espace déprécié » (deuxième
partie) explore la conception de la voiture comme nécessité. Elle n’est plus un
signe de distinction sociale dans les quartiers périphériques mais un « besoin
intériorisé, une condition d’inscription dans la vie sociale » (p. 41) étant
« d’autant plus prononcée que l’emploi est déqualifié » (p. 42). Par ailleurs, il
s’agit d’une affaire de génération dans les cités HLM, où les jeunes sont plus
motorisés que les personnes plus âgés, en raison soit d’une aspiration à
compenser les inégalités d’accès à la consommation, soit d’un désir d’indé-
pendance personnelle vis-à-vis d’une décohabitation familiale qui peut être
tardive. Les voitures se démultiplient dans les parkings des quartiers étudiés :
une seconde voiture n’est pas rare dans les foyers un peu plus aisés ; les
véhicules de service affectés par les entreprises où certains habitants travaillent,
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non plus. La possession de ce bien dont l’achat semble plus accessible que les
frais de fonctionnement (cause fréquente d’immobilisme) répond en priorité,
dans les cités, à trois besoins de déplacement : les courses, les visites à la famille
ou aux amis, et les besoins plus rares comme le loisir et les vacances (cf. les
p. 56-59, très intéressantes), les urgences médicales et autres.
La voiture est jugée comme indispensable par les habitants des quartiers,
surtout quand ils ont des enfants, et même si elle est peu utilisée. De fait, la
voiture reste immobile dans l’espace résidentiel et le stationnement devient un
« problème aigu » (p. 48) qui déborde sur l’espace public. Elle fait l’objet d’une
double vulnérabilité : celle de l’insécurité et celle de l’illégalité du stationne-
ment, très souvent en raison du manque de place de parking (tandis que les box
servent à des usages multiples et les souterrains ne sont pas bien adaptés). La
« demande récurrente de places de stationnement » fourni ainsi à l’auteur
l’occasion de faire la critique des « dispositifs de la démocratie participative »
tels que les comités de quartier mais aussi des pratiques de réhabilitation et, en
général, des contradictions des représentations concernant le réaménagement
et la réhabilitation des quartiers (p. 60-75).

2. « Figures du parking » est consacrée à une critique agile et fluide des représentations de la
voiture comme objet d’identifications et de partages, ainsi que du parking, « parent pauvre des
études d’urbanisme », progressivement dissocié du logement et devenu élément omniprésent des
formes urbaines fonctionnalistes qui, en se prétendant « sur le parc », ont été effectivement réali-
sées très souvent « sur le parking ».
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200 Espaces et sociétés 162

La troisième partie, consacrée à une minutieuse analyse du parking comme


« annexe du logement » (atelier de bricolage et de mécanique, dépôt de
« voitures-remises » à outils, maison des jeunes, placard de cuisine…) est tout
à fait intéressante. L’auteur propose l’interprétation du parking comme une
sorte d’« intérieur à l’extérieur » qui « témoigne d’une privatisation de l’espace
public, mais aussi d’une publicisation de l’espace privé ». Ainsi, ce « supplé-
ment d’espace » transposerait aux cités HLM certaines qualités attribuées au
pavillon, parmi lesquelles une certaine « autonomie » des résidents. Par la suite,
dans la quatrième partie, le parking est analysé comme « espace commun et
lieu de sociabilités » résultats des intérêts partagés autour la voiture. Dominique
Lefrançois insiste sur la figure du seuil car le parking révèle un espace de
rencontre entre les habitants et des échanges bien codifiés. Dans le cadre de
cette dimension collective, l’analyse des « règles » s’avère vraiment stimulante.
Espace surtout investi par des hommes dont les activités, exposées et visibles,
reflètent à l’extérieur les relations et les rythmes du foyer, il est soumis à des
« règles pour se faire accepter » (p. 99-112), de même que le passage, le
commerce ambulant, le contact avec l’étranger (p. 134-142) et la surveillance
des véhicules (p. 143-152) ont, eux aussi, leurs codes. Tout cela contribue bel
et bien à faire comprendre « l’effervescence et la vie haute en couleur qui
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règnent sur les parkings » (p. 9).
Les conclusions proposent une bonne synthèse des contenus de l’ouvrage
et le volume se termine par les notes consignées par chapitres où se mêlent les
références bibliographiques 3. Ce choix, qui n’offre pas une lecture très aisée,
ne nuit pas à la très élégante et austère beauté – le plaisir, en fait – de la mise
en page de l’ouvrage (par ailleurs, signe d’identité des Éditions de La Villette).
Comme pédagogue de l’urbanisme, j’apprécie particulièrement l’intention
(exprimée et réalisée) par l’auteur de proposer aux architectes et urbanistes une
approche du parking par ses usages (p. 159). L’ouvrage constitue une belle
contribution à la connaissance des modes populaires d’habiter (le parking)
spécialement lacunaire chez les concepteurs (…mais aussi chez les gestion-
naires et, plutôt, les décideurs !). Par rapport à ce regard pédagogique, je ne
regrette que l’absence totale d’illustrations. Le manque de photos est bien
justifié (« Entrer en un parking […] n’est pas toujours facile. […] les photo-
graphies ne sont pas toujours bien accueillies », p. 9), mais il aurait été possible
de faire appel à d’autres ressources graphiques pour appuyer certains contenus.
Car, si le parking reste un espace sans qualités intrinsèques, les quartiers
étudiés ne le sont point. La représentation spatiale – même schématique – des
formes, de la disposition relative des bâtiments, des logements et des parkings,

3. Le peu de références ultérieures à 2004 montre soit le manque évident d’études sur le
parking soit l’effet du décalage entre la thèse doctoral et sa publication.
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Recensions d’ouvrages 201

ainsi que de leurs transformations physiques sous la consigne de la réhabili-


tation, aurait pu contribuer à rendre encore plus accessible et nuancée la bonne
compréhension de cet opportun travail.
Maria Castrillo Romón

Franck Chignier-Riboulon, et Anne Garrait-Bourrier (sous la dir. de), Minorités


isolées en Amérique du Nord. Résistances et résiliences culturelles, Clermont-
Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, coll. « CERAMAC », 2013, 311 p.
Cet ouvrage collectif est composé d’un chapitre liminaire, de deux intro-
ductions adossées aux deux parties structurant le volume et d’une conclusion. Il
réunit dix-huit textes variés d’équipes de recherche interdisciplinaires principa-
lement européennes et nord-américaines, dont ceux d’universitaires, de chercheurs
et de professionnels français et canadiens. L’ensemble de ces contributions a été
synthétisé avec talent, dès l’introduction générale proposée en ouverture, par
Franck Chignier-Riboulon 1 et Anne Garrait-Bourrier 2 (p. 12-17).
Les contributeurs ont présenté leurs travaux lors des journées d’étude
« Résistances culturelles et formes de résiliences ethno-spatiales. Le cas des
minorités isolées en Amériques du Nord », les 7 et 8 juin 2012. Ce projet scien-
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tifique (MINO.IS 3) a été porté par la Maison des Sciences de l’Homme (MSH) de
Clermont-Ferrand, l’Université Blaise-Pascal avec le Centre d’études et de
recherches appliquées au Massif Central (CERAMAC) ainsi que le Centre de
recherche sur les littératures et la sociopoétique (CELIS). Il s’intègre dans l’axe
transversal et inter-centre intitulé « Dynamiques Interculturelles ».
Le titre de cet ouvrage, Minorités isolées en Amérique du Nord,
Résistances et résiliences culturelles, coordonné par Franck Chignier-Riboulon
et Anne Garrait-Bourrier, évoque les enjeux de la reconnaissance identitaire
des populations d’Amérique du Nord. En outre, il appelle la question de la
position des individus et groupes historiquement assignés à la place de subal-
terne dans le ménagement du vivre-ensemble autant que leur rôle dans les
stratégies de développement territorial qui en découle. Les travaux restitués
portent donc le regard sur les « minorités isolées » en territoire nord-améri-
cain (Canada, États-Unis) et, plus largement, sur les « mineurs isolés » ainsi

1. Franck Chignier-Riboulon est professeur de Géographie Humaine, Université Blaise Pascal,


Centre d’études et de recherches appliquées au Massif Central - CERAMAC, EA 997, Clermont-
Ferrand.
2. Anne Garrait-Bourrier est professeure en Études Américaines, Université Blaise Pascal,
Centre de recherche sur les littératures et la sociopoétique - CELIS, EA 1002, Clermont-Ferrand.
3. Cet acronyme fait référence à la thématique développée dans le cadre de ce projet scientifique :
MINO.IS pour « minorités isolées ».
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202 Espaces et sociétés 162

que les communautés ou les groupes minoritaires et isolés contemporains en


Europe, notamment la France.
Le propos développé dans ce livre nous rappelle que la figure du « mineur
isolé » s’inscrit, de nos jours, dans un espace-temps rétrécit et dans une rythmi-
cité accélérée qui redéfinissent son rapport à l’autre. Pour identifier et
comprendre la diversité des situations d’isolement ainsi que les contextes de
mise à la marge contemporains, il nous est alors proposé le point de vue
suivant : « Les minorités “isolées” seront donc définies en regard de leur
positionnement par rapport à un territoire plus vaste que le leur, mais lui-même
minoré par d’autres éléments contextuels. Le territoire, dans sa définition large,
est à entendre comme espace “géographique”, mais aussi, “linguistique”,
“culturel”… » (p. 9). Cette catégorie analytique est donc envisagée comme une
entrée susceptible d’offrir une meilleure compréhension des réalités histo-
riques, politiques ou encore linguistiques que sous-tendent les groupes isolés
et/ou minorés voire minorisés d’un point de vue social et spatial.
Dès l’introduction générale, les deux processus que sont la « minoration »
et la « minorisation » (à partir des verbes « minorer » et « minoriser », p. 10-
11) sont convoqués. Puis, sont analysés trois concepts (« résistance »,
« résilience » et « renaissance », p. 11-12) issus du lexique de la domination,
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des relations de pouvoir et des dynamiques d’émancipation. Au-delà de leur
restitution, de leur définition et du traitement ou des interprétations qui en sont
faits dans le chapitre liminaire, ces mots sont particulièrement importants
puisqu’ils attachent et raccrochent les diverses contributions les unes aux
autres. Ils donnent une cohérence à l’ensemble mais coupent, dans le même
temps, les moyens de penser la « minorité ». C’est ce que tente de faire plus
loin, de façon assez descriptive, Alan Velie 4 dans l’introduction de la deuxième
partie Minorations ethniques et sociales (p. 159-164). Sa présentation offre, par
ailleurs, une bonne synthèse réactualisée de la littérature portant sur les
« minorités isolées », mais sans trop insister sur la notion, le concept et l’objet
d’étude ni même sur les problèmes fondamentaux que posent les manières de
concevoir la/les « minorité(s) », dans toute l’acception du terme.
Cependant, ceci n’est pas l’aspect le plus vif de la critique. En effet, la
signification que reçoit la notion de « minorités isolées » relève essentiellement
d’horizons culturels, linguistiques et ethniques, oblitérant parfois les spatialités
et la spatialisation. Les choix d’approches méthodologiques, épistémologiques
et conceptuelles (empruntées aux différents champs disciplinaires tels que la
géographie, l’anthropologie, l’ethnologie… et la littérature) revêtent davantage
un sens culturel, en apportant un éclairage sur la mise en contact et les
dynamiques des cultures au risque d’ailleurs de les opposer. En ce sens, la

4. Alan R. Velie est professeur d’anglais et spécialiste des études amérindiennes, Université de
Norman, Oklahoma, États-Unis.
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Recensions d’ouvrages 203

dimension spatiale attachée à la problématique des « minorités isolées »


apparaît, de façon modérée toutefois, à travers la cartographie des groupes
minoritaires et les formes de reterritorialisation que proposent et donnent à voir
les différents auteurs, comme l’annonçait François Paré 5 dans l’introduction
de la première partie Figurations éthiques des aires habités (p. 21-28). La
réflexion aurait sans doute gagné en pertinence si elle s’imposait la tâche de
comprendre également l’organisation morphologique de ces interstices
spatiaux, à travers les traces par exemple, et en interrogeant les territoires à des
périodes variables, au lieu de se fondre quasi-systématiquement dans les
appartenances identitaires et culturelles. Cependant, Franck Chignier-Riboulon
clôture cet ouvrage avec une analyse percutante et novatrice sur les différences
culturelles (cf. Les minorités isolées en Amérique du Nord, entre question
commune et identités locales, p. 291-308). Il faut voir que sa contribution fait
éclore et participe au renouvellement de la pensée sur le multiculturalisme et
ses enjeux dans la mesure où il décrypte les codes et les stratégies mis en œuvre
par les « mineurs », face aux situations hégémoniques des dominants. Serait-
ce une tentative de mettre un terme aux querelles et aux discours stéréotypés
sur les inégalités culturelles ? S’il en est !
En somme, si cet ouvrage s'adresse aux enseignants-chercheurs ainsi
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qu'aux étudiants qui s'intéressent, d’une part, aux contacts entre cultures et,
d’autre part, aux relations entre cultures et pouvoir, il est également d'une
grande utilité pour les acteurs et les professionnels qui intègrent les dynamiques
identitaires individuelles et collectives dans leurs pratiques mais aussi pour les
citoyens concernés par ces questions. De ce point de vue, l'effort collectif de
mise en débat et de réflexivité, d'approche croisée de données théoriques et
empiriques, de même que l'articulation de textes, de cartes, d'images, etc. fait
de cet ouvrage – dont la double portée est la géographie humaine combinée aux
Cultural Studies – un support pour problématiser et pour argumenter les
diverses situations minoritaires dans leurs multiples dimensions (sociale,
spatiale, symbolique, politique, etc.), échelles et temporalités.
Sans pour autant souscrire à toutes les analyses présentées ici, il m’a
semblé que l’originalité de cette exceptionnelle compilation est de pointer les
situations de paradoxes et les contradictions qu’implique la segmentation des
citoyens, des groupes ou des sociétés selon des critères socioéconomiques,
ethniques et culturels… Ainsi, cet ouvrage contribue à combler cette lacune,
dans le champ des études (inter-) culturelles, en déconstruisant les images
mentales desséchées tout autant que les clichés passéistes qui lient majeur et
mineur (au sens deleuzien), dominant et dominé, colonisateur et colonisé,
maître et esclave.

5. François Paré est professeur titulaire et directeur du Département d'études françaises,


Université de Waterloo, Ontario (Canada).
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204 Espaces et sociétés 162

Cependant, il est à regretter de plus amples développements ou prolon-


gements et pistes de réflexions, nourris des études mémorielles ou des enjeux
de la patrimonialisation, comme une mise en perspective heuristique. Ils
seraient l’occasion de faire le point de manière critique sur l’épineuse question
de la mémoire des sujets souffrants ou des mémoires et des sociétés souffrantes.
Mais il est vrai que ce n’était pas là le propos des auteurs ni l’objectif de cette
publication.
Sandrine Hilderal-Jurad
Post-doctorante au CRH-Lavue, UMR 7118

Clément-Noël Douady et Équipe Morphocity, De la trace à la trame. La voie,


lecture du développement urbain, Paris, L’Harmattan, 2014, 258 pages.
L’ouvrage De la trace à la trame s’intéresse à la question de la modéli-
sation mathématique de la complexité urbaine, à partir des travaux d’un
programme ANR (Agence nationale de la Recherche) en cours (2012-2016),
intitulé « Modélisation numérique de la morphogenèse viaire ». Pour ce faire,
l’équipe de chercheurs investis, dite Morphocity, et le coordinateur du livre,
l’urbaniste Clément-Noël Douady, font le choix de partir du réseau des rues
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« réduites à leur configuration géométrique et position spatiale » (p. 7), avec
pour terrains, majoritairement, une mise en parallèle entre des espaces urbains
en France et en Chine (avec quelques autres exemples : la Vénétie ou
Amsterdam). Il s’agit d’interroger la morphogenèse urbaine, afin d’établir à
terme un outil d’analyse du développement des réseaux de voirie. C’est un
projet en train de se faire qui est exposé ; son suivi est accessible sur Internet :
www.morphocity.fr
La démarche engagée se veut interdisciplinaire, en ce qu’elle repose sur une
équipe composée essentiellement de physiciens modélisateurs, géomaticiens,
archéogéographes, urbanistes et architectes. Elle se traduit à travers une hypothèse
modélisatrice, dont rend raison l’organisation du livre, en deux volets : « décons-
truire la mosaïque urbaine », car modaliser suppose de commencer par dégager
un nombre limité de mécanismes et d’entités élémentaires que l’on tiendra pour
significatifs, puis engager la construction du modèle. On comprend en ce sens
l’étude du réseau de voirie dans une dimension « filaire » (c’est-à-dire sans
intégrer des variables comme l’emprise au sol ou le trafic généré), par une
approche fondée sur les « dimensions constitutives de la géométrie » (p. 17) :
point, ligne, surface, hauteur (espace 3D), temps et échelle.
Mais, les sciences sociales l’ont largement montré, modéliser, c’est non
seulement simplifier le réel (ce qui est bien dit d’emblée p. 13 : « rechercher
s’il existe quelques lois simples régissant le tracé des voies urbaines et rurales,
et son évolution »), mais aussi le filtrer et le catégoriser (Lascoumes et
Le Galès, 2005). Autrement dit, ce n’est jamais un acte purement technique,
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Recensions d’ouvrages 205

mais bien politique, notamment en termes de gestion urbaine et de « politique


de la ville » en France, lorsque des instruments servent de déclencheurs d’aide
aux zones définies comme sensibles et/ou prioritaires.
Le mode de rédaction est celui de l’essai – annoncé comme tel p. 9 – et
de l’outillage – il est bien question, en conclusion de la première partie (p. 142),
de rassembler des éléments. Ce dispositif de mise à distance permet de relire
des questionnements classiques de l’appréhension de la spatialité dans les
sciences humaines et sociales et dans les études urbaines. On peut, par exemple,
penser à la conceptualisation ternaire de Daniel Nordman, selon lequel il
existe trois formes de spatialité : l’étendue (« indifférenciée, indéfinie », faite
de « points, tous semblables et reproductibles à l’infini »), l’espace (supposant
que se dégagent des lieux et une certaine hiérarchie de ces lieux, un centre) et
le territoire, « directement l’objet d’une appropriation, de l’exercice d’un
pouvoir […] ; alors que l’espace est illimité – ou non encore délimité –, le terri-
toire est borné par des limites » (Nordman, 1998, p. 512-514 et p. 516-517).
Et c’est bien, parmi d’autres marqueurs, des frontières de et dans la ville qu’il
est question au fil des éléments déclinés par l’équipe Morphocity, entre ligne,
maillage, quadrillage, etc.
Plus largement, on perçoit un certain intérêt terminologique à la démarche
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progressive restituée par Clément-Noël Douady : repenser ce que désigne une
ligne, un réseau, mais aussi des notions comme la croissance urbaine (p. 82 sq.
et 115 sq.) ou encore, fondamentalement, la forme urbaine (y compris dans la
deuxième partie du livre, p. 209 sq.). Peut-être y a-t-il là, du reste, un fil
conducteur qui aurait pu davantage ressortir dans les réflexions des auteurs, en
relisant la proposition importante d’Henri Lefebvre en 1970 (signalée p. 209),
définissant la forme urbaine comme à la fois une « représentation incarnée »
et une « abstraction concrète » (Lefebvre, 1970, p. 159) ; de quoi interroger les
démarches de modélisation des pratiques du social (Viala, 2005).
Dans la deuxième partie du volume, la présentation des fondements de la
modélisation s’accompagne de retours des membres du programme sur leur
recherche commune ; ces points de vue et ces études de cas sont à la fois signi-
ficatifs du travail en train d’être mené et des regards disciplinaires (les auteurs
sont, dans ce volet, cités avec leur discipline d’appartenance).
Un certain nombre de limites peuvent poindre sur ce plan. La première est
matérielle : l’absence de bibliographie finale à l’ouvrage fait défaut, d’abord
parce que bien des contributions de la deuxième partie mentionnent, à l’appui
du raisonnement, des références qui ne sont in fine pas fournies ; ensuite, parce
que le projet interdisciplinaire lui-même suppose de veiller à cet appareil
critique, dans le but de partager les sources et les savoirs.
La seconde est le défaut de la qualité première du projet : nous ouvrir à une
recherche en cours. Le prix semble alors être l’absence d’un texte introductif
et d’une conclusion, dégageant des lignes de force et de perspective. La portée
heuristique de l’ouvrage en aurait été renforcée.
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206 Espaces et sociétés 162

La dernière, peut-être la plus susceptible de discussion dans le cadre


d’une revue comme Espaces et sociétés, tient au projet interdisciplinaire lui-
même. Il est assez largement question d’outillage informatique et de systèmes
d’information géographiques au fil des pages, explicitement dans certains
regards de chercheurs. N’y a-t-il pas, de ce fait, une hiérarchie des apports disci-
plinaires, au profit d’une lecture technique des enjeux, alors même que les
instruments de modélisation appellent à la vigilance quant à leur genèse, leur
constitution et leurs usages ? La modélisation est-elle un cadre particulièrement
propice à l’interdisciplinarité, et quid de la place relative des SHS ? Cette
question centrale demeure ouverte, si l’on veut bien accepter qu’il n’y a pas
lieu d’ériger une échelle des savoirs ou d’accorder à telle ou telle discipline un
statut de « chef de file ». Ces débats relatifs à une possible interdisciplinarité
« en trompe l’œil » ne sont au demeurant pas nouveaux (Jollivet, 1992), à
travers le risque que peut aussi représenter l’imposition d’un paradigme unifié,
via justement les démarches modélisatrices, où la sociologie ou l’anthropologie,
par exemple, pourraient être attachées à un rôle moindre, même si premier
(notamment celui d’enquêteur de terrain pour faire émerger et livrer des
données en vue de la mathématisation du modèle), ce qui contredit le principe
interdisciplinaire de non hiérarchisation des disciplines et des relations entre
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sciences « exactes » et sciences sociales. Quelques lignes de Bernard Kalaora
et Chloé Vlassopoulos invitent à prolonger l’échange en direction de la problé-
matique environnementale (comprise dans le référentiel du développement
durable mentionné par les auteurs) : « Il faut dire que dans son ambition de faire
de la science la condition du partage des savoirs, la pratique interdisciplinaire
reléguait de fait les sciences sociales à un statut de second plan. Dans cette
compétition pour une modélisation intégrative, les sociologues ne pouvaient
se définir autrement que comme des prestataires de service, ce qu’ils refusaient,
démarche qui alors ne faisait qu’amplifier et conforter les malentendus et les
faux amis » (Kalaora et Vlassopoulos, 2013, p. 102).
On l’aura compris, l’ouvrage de Clément-Noël Douady et de l’équipe
Morphocity soulève différentes questions, qui suscitent l’intérêt du lecteur, et
l’on souhaite que la poursuite de ces recherches conduise à formuler des
pistes de réponses.

RéFéREnCEs bIblIogRApHIquEs

KALAORA, B. ; VLASSOPOULOS, Ch. 2013. Pour une sociologie de l’environnement.


Environnement, société et politique, Seyssel, Éditions Champ Vallon,
coll. « L’environnement a une histoire ».
JOLLIVET, M. (sous la dir. de). 1992. Sciences de la Nature. Sciences de la Société. Les
passeurs de frontières, Paris, CNRS Éditions.
LASCOUMES, P. ; LE GALèS, P. (sous la dir. de). 2005. Gouverner par les instruments,
Paris, Presses de Sciences Po.
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Recensions d’ouvrages 207

LEFEBVRE, H. 1970. La Révolution urbaine, Paris, Gallimard.


NORDMAN, D. 1998. Frontières de France. De l’espace au territoire. xVie-xixe siècle,
Paris, Gallimard.
VIALA, L. 2005. « Contre le déterminisme de la forme urbaine, une approche totale de
la forme de la ville », Espaces et sociétés, n° 122, p. 99-114.
Philippe Hamman
Professeur de sociologie
Institut d’urbanisme et d’aménagement régional
SAGE, UMR 7363, CNRS-Université de Strasbourg

Denis Martouzet (sous la dir. de), Ville aimable, Tours, Presses universitaires
François Rabelais, 2014, 384 pages.
Ce livre collectif est construit autour d’une série de travaux de recherche
effectués à l’Université de Tours depuis les années 2000 par une équipe
d’enseignants-chercheurs issus pour une majorité d’entre eux du champ de
l’aménagement de l’espace et urbanisme. Les contributions ainsi rassemblées
proposent de prendre au sérieux, et ce faisant d’analyser, les affects et rapports
sensibles liés au monde urbain. L’objectif est « la compréhension des processus
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en œuvre dans la construction du rapport affectif à la ville, les éléments qui
peuvent apparaître déterminants dans cette construction, ceux qui relèvent de
la personne comme ceux qui sont constitutifs de la ville, des images qu’elle
procure et des représentations que l’on s’en fait. » (p. 17).
Or, si cette « boîte noire » des rapports affectifs à la ville constitue un objet
de recherche défriché par la psychologie environnementale ces dernières
années, il reste jusqu’alors peu étudié dans le champ des études urbaines.
L’intérêt de l’ouvrage tient, dans sa volonté d’ouvrir un chantier de recherche,
de poser les premiers cadres théoriques, conceptuels et méthodologiques, de
mettre à jour un certain nombre de résultats issus du terrain. Il se présente, sous
la forme d’une douzaine de chapitres aux formats différents – un entretien, des
articles théoriques, épistémologiques, d’autres plus empiriques – visant le
monde académique d’une part, mais avec le souhait, d’autre part, de contribuer
à nourrir les débats dans le monde de la pratique urbanistique sur ce qui fait
d’une ville, une ville aimable, à savoir « l’appropriation de la ville par ses
habitants, ses usagers, ses visiteurs, plus que la fabrique de la ville » (p. 360).
Sont par exemple explorées les différentes « figures » de relations à la ville
(chapitre 8), ou bien encore la question de l’instrumentalisation des affects des
habitants (chapitres 10 et 11) notamment dans le cadre des campagnes de
communication des villes. Benoît Feildel s’intéresse quant à lui aux modalités
de prise en compte du vécu et du ressenti pour l’aménagement des villes, dans
les projets urbains (chapitre 4) et à la part, la place, des émotions dans le débat
public (chapitre 12).
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208 Espaces et sociétés 162

Un dernier point retient l’attention : la question méthodologique présente


en filigrane tout au long de l’ouvrage. Comment saisir les affects, les émotions,
quand ceux-ci résistent à l’objectivation par la parole ? De façon contre-intui-
tive, Denis Martouzet, dans son échange/entretien avec Nicole Mathieu à
propos de l’émergence du concept de rapport affectif à la ville, plaide pour
l’usage (non exhaustif) de mesures quantitatives, d’échelle de valeurs pour
saisir les nuances du champ de l’affectivité. Car « entre aimer et être indiffé-
rent ou entre aimer et détester, il y a une infinité de nuances que l’on peut conce-
voir mais non énoncer, ce qui pose de réels problèmes lors d’entretiens par
exemple » (p. 38). Différents outils sont de cette façon mobilisés et expéri-
mentés par les chercheurs (« récit de vie spatialisé », « herméneutique carto-
graphique », etc.) afin de trouver les moyens d’accéder à la part sensible des
enquêtés. Mais cette question reste ouverte et à investiguer plus avant, tant les
enjeux de croisements disciplinaires et d’articulation de méthodes quantitatives
et qualitatives sont vifs à l’heure de l’injonction à penser les villes comme
aimables et – parce que – durables.
Amélie Flamand
Maître assistante à l’ENSA de Clermont-Ferrand
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et membre du CRH-Lavue, UMR 7118

Bernard Kalaora et Chloé Vlassopoulos, Pour une sociologie de l’environne-


ment. Environnement, société et politique, Seyssel, Champ Vallon,
coll. « L’environnement a une histoire » 2013, 301 pages.
Cet ouvrage, cosigné par Bernard Kalaora et Chloé Vlassopoulos, socio-
logues de l’université de Picardie, apporte des réponses éclairantes aux
questions des chercheurs, des étudiants et des acteurs locaux devant la manière
très spécifique de traiter l’environnement dans l’espace public en France. La
question de l’environnement y occupe une place à part, car elle repose sur des
découpages institutionnels entre sciences, techniques et société qui entretien-
nent une conception instrumentale et sectorisée d’un environnement pensé et
construit à distance des questions de société. Cet ouvrage comble un manque
car, pour comprendre comment l’environnement est devenu une catégorie à
part, réservée aux experts et dissociée des préoccupations sociales (justice,
santé), il faut interroger la genèse et le processus de sa construction sociohis-
torique. Pour Kalaora et Vlassopoulos, l’environnement se définit comme un
enjeu social et institutionnel qui crée des tensions dans les rapports de pouvoir,
notamment entre sciences et politique.
L’ouvrage se compose de six chapitres accompagnés d’une riche biblio-
graphie. Les auteurs proposent une approche à la fois diachronique et contem-
poraine, étayée par leurs travaux empiriques (chapitre 1). Son originalité tient
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Recensions d’ouvrages 209

à la perspective comparative, entre les expériences françaises, anglo-saxonnes


et allemandes ; il pose les jalons d’une compréhension qui relie les différences
de point de vue des chercheurs à des conceptions différentes de l’environne-
ment et du social. Les approches anglo-saxonne et allemande mettent l’accent
sur les interactions entre homme et environnement ; en France, on fait une
séparation tranchante entre nature, homme et société ; la gestion de l’envi-
ronnement revient aux grands corps techniques de l’État. L’ouvrage propose
une relecture de cette question au prisme de différentes théories sociologiques
exposées clairement et de manière didactique (sous forme d’encadrés) pour des
étudiants. Les auteurs se prêtent à un exercice réflexif sur leurs propres travaux
et sur ceux de disciplines proches, comme l’histoire et l’anthropologie : cette
mise en perspective offre un état des lieux enrichi par le regard de différents
courants de pensée et de traditions ayant émaillé la genèse de l’environnement
comme une question nouvelle à l’échelle internationale. Kalaora et
Vlassopoulos font des rapprochements éclairants, en reconstruisant les fils
d’une trame conceptuelle qui rend compte des étapes d’un processus complexe
et multiforme d’émergence de la question environnementale dans nos sociétés.
Pour une sociologie de l’environnement a l’ambition d’expliquer pourquoi
et comment certaines questions sont négligées en France, à la fois dans la socio-
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logie et dans le débat public, proposant des pistes pour faire de l’environne-
ment « une composante du vivre ensemble ». Si « l’environnement est un fait
social total », il peut être appréhendé sous de multiples facettes. Le chapitre 1
revient sur l’historicité de la question environnementale et il analyse les cadres
cognitifs permettant de penser l’environnement. Cette préoccupation émerge
tardivement en France et elle s’oriente vers une volonté de maîtriser le milieu
(et non de s’adapter à lui). La confusion courante entre nature et environnement,
l’association de celui-ci à « un musée vert », la conservation des espaces
naturels sanctuarisés rendent compte de représentations sociales qui accom-
pagnent un héritage (naturaliste, esthétique, hygiéniste et technocratique),
porteur d’une partition entre la société (et les sciences de la société) et une
administration technique de l’environnement relevant de la sphère publique et
de l’État. Au moment où une vision interdisciplinaire et moderne de l’envi-
ronnement se développe dans le reste de l’Europe et aux États-Unis, notamment
sous l’impulsion de l’écologie urbaine, une nouvelle pensée de l’environnement
émerge en France ; si les anthropologues et les historiens y sont sensibles,
l’environnement fait figure d’intrus chez les sociologues, qui le confinent
dans un cadre académique.
Kalaora et Vlassopoulos adoptent deux angles d’analyse pour répondre à
cette question. Ils soulignent les limites du positivisme qui imprègne la socio-
logie française dans cette thématique : « c’est toujours la société qui influe sur
la nature et le milieu, jamais le contraire » (chapitre 2). L’environnement est
constitué comme une question politique dont la gestion revient à une « adminis-
tration éclairée », ayant l’ambition de maîtrise et de prévoyance. Les rapports
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210 Espaces et sociétés 162

entre chercheurs et gestionnaires s’inscrivent dans une histoire qui voit la


domination des ingénieurs, l’émergence d’une technocratie et la relégation de
l’environnement en dehors du champ social. Les auteurs traitent ensuite de la
difficile quête de l’interdisciplinarité (chapitre 3), portée notamment par les
travaux pionniers des sociologues ruraux qui cherchent à dépasser les frontières
entre sociétés, techniques et environnement. L’interdisciplinarité constitue
une ouverture suspecte, elle sera reconsidérée dans les années 1990, avec la
question des risques (notamment industriels) qui marque le tournant légitimant
l’entrée de l’environnement dans la sphère sociale.
Enserrée dans des cloisonnements sectoriels, l’approche française de
l’environnement (nuisances, urbanisation, ressources naturelles), subordonnée
aux corps des ingénieurs, peine à reconnaître les interactions entre la santé et
l’environnement (chapitre 4). Pour les auteurs, l’ouverture du débat sur la
justice environnementale dans l’espace public débute après la canicule de 2003.
Ils constatent que l’approche politique des enjeux environnementaux souffre
d’une absence de cohésion et de vision stratégique (chapitre 5) et ils explorent
les arcanes de la construction sociale et politique de l’environnement jusqu’au
Grenelle de l’Environnement (2007), qui consacre la vision instrumentale de
l’environnement.
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Dans le chapitre 6, dédié à la globalisation et à ses conséquences sur l’envi-
ronnement, les auteurs esquissent une gouvernance de l’environnement consi-
déré comme un bien commun, dans le cadre d’un développement durable inscrit
dans une démocratie technique. Ils posent les jalons de nouvelles probléma-
tiques, vastes et complexes, qui sont ébauchées de manière trop succincte et
mériteraient une nouvelle publication. Paradoxalement, les auteurs brossent un
tableau d’une gouvernance du développement durable qui met face à face les
systèmes sociotechniques et les systèmes naturels, mais en continuant à faire
l’économie d’une analyse de la dimension sociétale du développement durable.
Malgré cette limite, cet ouvrage concilie plusieurs objectifs essentiels : il
resitue la sociologie française de l’environnement dans sa genèse et dans son
contexte international ; il interroge les liens entre action publique, politique et
recherche sur l’environnement, en soulignant la place des sciences sociales ;
enfin, il montre l’urgence de décloisonner les approches par un processus inter-
disciplinaire, non seulement entre disciplines, mais aussi entre des formes de
savoirs et d’expériences humaines de l’environnement.
Josiane Stoessel-Ritz
Maître de conférences
Université de Haute-Alsace, UMR SAGE
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Recensions d’ouvrages 211

Nathalie Fau, Sirivanh Khonthapane et Christian Taillard (sous la dir. de).


Transnational Dynamics in Southeast Asia [Dynamiques transnationales en
Asie du Sud-Est], Singapour, Institute of Southeast Asian Studies (ISEAS)
Publishing, 2014, 547 pages.
Dirigé par Nathalie Fau, Sirivanh Khonthapane et Christian Taillard, cet
ouvrage regroupe une vingtaine de contributions autour d’un objet de recherche
original : les corridors de transport transnational en Asie du Sud-Est. C’est
l’aboutissement du projet de recherche Transiter, mené par des chercheurs
français et laotiens. À partir des effets des corridors sur les économies des pays
traversés, les auteurs revisitent l’intégration de cette région dans l’économie
internationale, notamment avec l’AFTA (ASEAN 1 Free Trade Agreement) : la zone
de libre échange des pays de l’ASEAN, fondée en 1991.
Les textes analysent les impacts de ce traité sur la qualité des infrastruc-
tures et l’aménagement des villes frontalières, sur la vie des hommes et des
femmes le long des corridors. Ils décrivent les configurations spatiales des corri-
dors et montrent les enjeux politiques des pays et des territoires concernés. La
politique joue un rôle déterminant dans la dynamique transnationale. L’ombre
de la Chine est derrière toute décision politique dans la région. La Chine est
un acteur dominant qui s’invite stratégiquement dans la construction de l’AFTA,
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car cet espace transnational est pour elle un marché important et son « arrière-
cour ». En l’absence de leadership, les pays fondateurs de l’ASEAN n’ont pas
de vraie politique de développement commune et partagée. Les chercheurs font
un bilan critique de la performance globale des corridors, plus belle dans les
discours politiques que dans la réalité. L’ouvrage rassemble des analyses fort
intéressantes sur le développement économique, politique et culturel de l’Asie
du Sud-Est.
La première partie traite du développement économique transnational et
de l’intégration régionale de la zone, avec quatre contributions de Nathalie Fau,
Christian Taillard et Ruth Banomyon. Le concept de région est supranational.
Il renvoie à des accords commerciaux entre les pays membres de l’AFTA, les
quatre principaux étant la Thaïlande, la Malaisie, l’Indonésie et le Vietnam. Ces
pays prennent pour modèle d’intégration régionale l’Union européenne, le
NAFTA 2 et le MERCOSUR 3. Dans les années 1990, 186 accords régionaux ont été
reconnus par l’OMC (Organisation mondiale du commerce).
Si l’AFTA réunit formellement dix pays, la réalité géographique et écono-
mique de la région distingue la zone « continentale » et la zone « maritime ».
La partie continentale, le GMS (Great Mekong Sub-Region), est constituée de

1. Association of South-East Asian Nations.


2. North America Free Trade Area.
3. De l’espagnol Mercado Común del Sur pour « Marché commun du Sud (de l’Amérique
latine) », espace regroupant des pays de l’Amérique du sud.
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212 Espaces et sociétés 162

l’ancienne Indochine (Vietnam, Laos, Cambodge), la Birmanie et la Thaïlande.


Ces pays sont dans le bassin versant du Mékong, d’où le nom anglais. La zone
maritime, l’IMT (Indonésie-Malaisie-Thaïlande), comprend le sud de la
Thaïlande, la Malaisie, Singapour et des milliers d’îles de l’Indonésie, dont
Sumatra. Le transport terrestre prédomine dans la zone GMS et le transport
maritime dans la zone IMT. Mais, dans les faits, la région intègre deux provinces
de la Chine : le Yunnan et le Guangxi. Ayant obtenu le statut de province
autonome, ces dernières rejoignent l’AFTA grâce aux accords bilatéraux signés
avec l’ASEAN. Face aux pays voisins, le Yunnan et le Guangxi sont, par leur
taille et avec l’appui des autorités centrales à Pékin, deux États plutôt que deux
provinces. Au total, la région GMS-IMT a environ 400 millions d’habitants
(Chinois inclus), elle occupe une position stratégique et constitue une voie
maritime entre les océans Pacifique et Indien ; elle adopte une idéologie très
libérale pour construire sa dynamique transnationale.
Les corridors économiques se forment à partir des routes et des voies
maritimes reliant les grandes villes. Dans la partie continentale (GMS), c’est un
réseau routier. Les corridors Nord-Sud descendent du sud de la Chine à la
Thaïlande, par le Vietnam (à l’est), par le Laos (au centre), ou par la Birmanie
(à l’ouest). Le corridor Est-Ouest traverse la région, du centre du Vietnam à
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ceux du Laos et de la Thaïlande. Le corridor Sud-Sud part du Sud de la
Thaïlande, longe la Malaisie, jusqu’à Medan en Indonésie. Dans la partie
maritime (IMT), la route intermodale maritime-routière longe le détroit de
Malacca par la Malaisie, pour aller de l’Indonésie à la Thaïlande. La Malaisie
est un pôle important d’interconnexion. Elle relie les zones GMS et IMT.
Singapour, au bout de la péninsule malaisienne, développe ses ports de mer et
ses zones de stockage pour l’interconnexion mer-rail-route entre le GMS et l’IMT.
Contrôlant la porte du transport maritime entre le Pacifique et l’Océan Indien,
Singapour possède le 2e port mondial de containers (après Shanghai). La
Malaisie possède deux grands ports, aux 14e et 18e rangs mondiaux.
La première partie analyse ensuite la performance des corridors, en distin-
guant : couloir de transport, couloir urbain et couloir économique (et/ou de
développement). Le premier type de corridor est un simple couloir de transport
dédié à la circulation des flux humains et de marchandises : routes, chemins
de fer, fleuves, lignes aériennes et nœuds reliant ces lignes, c’est-à-dire hubs,
ports (aériens ou maritimes), zones de réception et de stockage des marchan-
dises. En raison de sa topographie complexe, l’Asie du Sud-Est se caractérise
par le transport multimodal.
Le couloir urbain renvoie à une configuration spatiale particulière des
villes, que les auteurs distinguent du modèle polycentrique classique : la côte
Est des États-Unis forme un corridor urbain de 1000 kilomètres, reliant sept
métropoles millionnaires (Jean Gottman) ; mais aussi les corridors Tokyo-
Osaka-Kobe, Londres-Paris-Lyon-Milan, ou le méga corridor Tokyo-Taiwan-
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Recensions d’ouvrages 213

Manille-Jakarta. Les couloirs urbains de la zone GMS-IMT n’ont pas cette taille,
mais les auteurs montrent que le couloir Bangkok-Malaisie-Singapour-Sumatra-
Java-Bali relie des villes millionnaires et qu’il se développe rapidement.
Un couloir urbain devient un « couloir économique », au sens de l’ONU en
2002, lorsqu’il fait émerger une politique de développement économique
commune à l’ensemble de ces villes. Il offre un cadre politique pour coordonner
les stratégies des acteurs de la zone. Le couloir économique fait converger les
stratégies privées vers des objectifs politiques partagés : réduire les tarifs
douaniers, ouvrir l’accès au marché régional, promouvoir les réseaux indus-
triels et accroître l’interdépendance des secteurs et des économies locales. Le
couloir économique est un outil d’aménagement du territoire et de planifica-
tion économique.
Le classement en trois types de couloir se fonde sur une vision par étapes
du développement : le couloir de transport peut devenir couloir urbain, puis
couloir économique. Ces couloirs sont aussi des dimensions du développe-
ment : matériel, institutionnel et politique. Les auteurs font ensuite le diagnostic
des performances des corridors de la zone GMS-IMT. Chaque corridor est
décomposé selon ses formes principales de transport, puis chaque axe en
tronçons reliant deux centres urbains proches. La performance de l’axe est
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définie sur l’ensemble des tronçons, avec les critères du niveau d’équipement
et de la fluidité du transit des marchandises à la frontière, qui implique l’homo-
généisation des standards logistiques, des normes de produits, des procédures
douanières, etc. Les corridors étudiés ne sont pas des espaces homogènes. Ils
sont constitués de tronçons dynamiques et de tronçons sous-développés. Par
exemple, l’axe Kunming-Hai Phong traverse les villes chinoises de Kunming
(capitale du Yunnan), Hekou et les villes vietnamiennes Lao Cai, Hanoï
(capitale du Vietnam) et Hai Phong. Les tronçons les plus dynamiques sont aux
deux extrémités. Le tronçon médian, Hekou-Lao Cai-Hanoï, reste sous-
développé au niveau de l’équipement ou de la fluidité du commerce. En raison
de la topologie de cette zone montagneuse entre la Chine et le Vietnam, le trajet
Hekou-Lao Cai-Hanoi est une simple route de transport.
Les corridors étudiés dans l’ouvrage sont partiellement séquencés par des
montagnes, des fleuves, la mer, ainsi que par des obstacles administratifs et
réglementaires. En définitive, les grandes villes dominent les corridors et ont
un rôle de leadership (terme des auteurs). Les villes de Kunming, Guangxi,
Hanoi, Danang, Ho Chi Minh Ville, Bangkok, Rangoon, Phnom-Penh, Kuala-
Lumpur et Singapour constituent de puissants pôles urbains. Elles se situent aux
extrémités d’un corridor et lui donnent corps. Les dynamiques les plus remar-
quables sont générées par le transport maritime entre Singapour, la Malaisie
et la Thaïlande et, paradoxalement, par la relation Chine-ASEAN (corridor
Nord-Sud).
La deuxième partie porte sur les enjeux politiques des pays et des territoires
de la région. Elle regroupe les contributions de Sébastien Colin, Marie Mellac,
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214 Espaces et sociétés 162

Bounthavy Sisouphanthong, Ella Vignat, Muriel Charras et Nazery Khalid.


L’espace de libre-échange AFTA donne la priorité au développement des corri-
dors économiques, en espérant doper le commerce extérieur avec les pays
voisins. D’un côté, la Thaïlande, la Malaisie et Singapour participent active-
ment, avec des politiques cohérentes et des stratégies bien construites ; de
l’autre, le Laos, le Vietnam, la Birmanie et l’Indonésie hésitent, tantôt
accueillants, tantôt méfiants. Leur politique consiste à saisir des opportunités
de coopération, mais en se retirant en cas de conflit ou de désaccord
Les pays de la région GMS-IMT ont des régimes politiques très différents.
Sisouphanthong montre que le Laos a besoin de l’ouverture, pour son
commerce extérieur avec la Chine, le Vietnam et la Thaïlande. Il a grand besoin
du Vietnam pour l’accès à la mer, mais il ne veut pas être absorbé par l’un de
ses puissants voisins (Chine et Vietnam). La Birmanie a une position stratégique
entre l’Asie du Sud et celle de l’Est (Vignat). Réalisant la moitié de son
commerce extérieur avec la province chinoise de Yunnan, elle vise à devenir
la porte de la Chine vers l’océan Indien. Mais l’instabilité politique y règne
depuis deux décennies. La junte militaire au pouvoir en Birmanie s’ouvre
depuis peu aux pays voisins. La dernière guerre entre le Vietnam et la Chine
remonte à 1979-1980, avec la mort de dizaines de milliers de civils et de
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militaires (Mellac). Un autre conflit resurgit, la Chine proclamant sa souve-
raineté sur les îles vietnamiennes des Paracels et des Spratleys, conquises par
la force en 1974 et 1988. Ces frontières ne peuvent s’ouvrir vite.
Entre la Malaisie et l’Indonésie, les relations économiques sont plutôt
bonnes. La Malaisie poursuit une politique industrielle et exportatrice réussie
et elle est devenue la vedette des pays émergents (8e pays de l’OMC pour le
volume du commerce extérieur). Elle exploite le détroit de Malacca, l’un des
plus fréquentés au monde : 30 % du commerce international et 50 % de
l’énergie mondiale y transitent (Nazery). L’Indonésie est dépendante de la mer
et elle adopte une politique de développement du transport maritime pour mieux
contrôler ses territoires. Mais la Malaise et l’Indonésie se méfient l’une de
l’autre (Charras). Les Malais craignent l’immigration des Indonésiens, qui
apprécient peu le protectionnisme de la Malaisie.
La conclusion de cette deuxième partie montre paradoxalement le rôle
dominant de la Chine dans cette coopération politique et économique. La
Chine s’y invite car l’AFTA représente un grand marché et une zone-tampon
utiles pour ses intérêts politiques et économiques (Colin). En participant à la
construction politique de la région, la Chine se donne une ouverture maritime
importante. Elle a besoin que les marchandises qu’elle importe ou exporte
passent par cette zone dans les meilleurs conditions. Des coûts de transit
élevés en Asie du Sud Est pénaliseraient les entreprises chinoises, notamment
celles des provinces de Yunnan et Guangxi, dont les exportations constituent
le moteur du développement économique et la condition pour sortir de la
ruralité.
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Recensions d’ouvrages 215

La Chine cherche à augmenter son influence depuis 2000. Elle a signé des
accords stratégiques de coopération en 2002, 2005 et 2008. Elle accélère la
création des infrastructures de transport et le développement des couloirs
économiques vers le Sud de la zone GMS. Elle investit dans la construction des
routes vers le Laos et le Vietnam. Le China Railways Engineering Corporation
(société nationale des chemins de fer) investit dans les voies ferrées, ports et
zones industrielles en Birmanie, développant 1920 km de rails entre Kunming
et Rangoon. La Chine veut aussi construire un gazoduc de 4000 km entre la
Birmanie et la Chine, avec les réserves d’Arakan. Les Chinois sont pressés,
c’est le mot juste. Ils veulent piloter le développement économique de la
région. Ils doivent également apaiser d’autres conflits, nés de la construction
de plusieurs barrages hydrauliques en amont du Mékong. La Chine est bien
placée, au moins économiquement, pour faire ce pilotage. Le revenu moyen des
habitants de Yunnan et Guangxi est autour de 2000 USD/an, alors que, de
l’autre côté de la frontière, il peine à atteindre 1000 USD/an, au Laos, en
Thaïlande ou au Vietnam.
La troisième partie est consacrée aux configurations spatiales des villes sur
les corridors. Les auteurs étudient la multiplication de ce qu’ils appellent
villes jumelles (twin cities), duos de villes (urban pairs) et triangles de crois-
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sance (growth triangles), comme structures caractéristiques de la dynamique
spatiale de la région GMS-IMT. Elle réunit les contributions de Manuelle Franck,
Amel Farhat, Abdul Rahim Anuar, Muszafarshah Mohd Mustafa, Elsa-xuan
Lainé et Caroline Grillot.
Les villes jumelles sont des villes traversées par la frontière : Ruili
(Yunnan) et Muse (Birmanie), Hekou (Yunnan) et Laocai (Vietnam), MaeSai
(Thaïlande) et Taichiled (Birmanie) etc. Les villes jumelles accueillent souvent
des points de stockage des marchandises, avant ou après le passage de la
frontière. La similarité entre elles facilite le commerce : cela simplifie les
échanges déjà suffisamment compliqués en raison des différences de langue,
de culture et de procédure administrative. Les villes jumelles sont une forme
d’urbanisation intégrée, de part et d’autre de la frontière.
Les duos de villes concernent les villes plus grandes et à distance l’une de
l’autre. Elles sont le centre économique d’une province frontalière, ou le pôle
urbain autour d’un port maritime. Elles régulent les flux commerciaux trans-
frontaliers. Elles ne s’associent pas dans une logique de similarité, mais de
complémentarité, la nature des commandes pouvant être différente entre les
deux côtés de la frontière.
Le « triangle de croissance » est un ensemble dynamique constitué de trois
villes. L’exemple dans l’ouvrage est le SIJORI, un espace entre Singapour, Johor
(Malaisie) et Batam (Indonésie). Entité économique indépendante, le triangle de
croissance regroupe des zones industrielles, des ports terrestres destinés au
chargement et déchargement des marchandises, des zones franches etc. C’est un
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216 Espaces et sociétés 162

espace important de transit des marchandises ; la notion de frontière s’estompe


pour faciliter les échanges commerciaux de grande ampleur. Cette réalité écono-
mique est soutenue par une coopération transfrontalière qui définit des objectifs
économiques communs et un nouveau cadre institutionnel et politique.
Pour les auteurs, ces configurations spatiales facilitent la dynamique de
coopération économique. Les villes se coordonnent pour en tirer des avantages
et des bénéfices mutuels. Il ne s’agit pas de découvertes exceptionnelles, mais
les auteurs considèrent qu’elles méritent d’être connues. L’économie mondiale
dépend des grandes agglomérations – New York, Londres, Paris, ou Singapour,
Hong Kong, Tokyo etc. Mais l’économie régionale de l’Asie du Sud-Est tire
aussi sa force de structures secondaires (villes jumelles, duo de villes, triangle
de croissance) assurant la vie de millions de travailleurs.
Dans cette partie, le texte de Caroline Grillot est à part car elle étudie les
mariages mixtes sino-vietnamiens entre frontaliers. L’auteure propose une
lecture anthropologique pour montrer que, si les mariages mixtes permettent
de mieux gérer le business, ils ne sont pas le fruit de simples calculs opportu-
nistes. Les couples mixtes sont mal perçus dans les deux communautés,
chinoise et vietnamienne. La démarche s’éloigne de l’approche spatiale
dominante ici, mais elle montre de très fortes différences culturelles entre des
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pays voisins.
La dernière partie se centre sur la dimension sociale et humaine des corri-
dors, en particulier la vie des habitants des zones transfrontalières. Elle inclut
trois contributions de Vatthana Pholsena, Vanina Bouté et Danielle Tan. Elles
traitent du vécu des habitants le long du corridor Est-Ouest de la zone GMS, entre
Lao Bao (Vietnam) et Savannakhet (Laos) (Pholsena) ; du développement de
l’inégalité spatiale le long d’un corridor (Bouté) ; de l’arrivée des communautés
chinoises dans des lieux stratégiques du Laos. Cette partie pointe l’écart entre
la belle image de réussite économique dans les discours politiques et la réalité,
beaucoup plus terne, de la vie quotidienne. Des effets négatifs des corridors,
qui ont déjà été mentionnés, sont ici au centre de l’analyse. Les zones trans-
frontalières connaissent beaucoup de problèmes sociaux : la corruption des
agents de l’État, l’économie souterraine, la prostitution et les casinos, le trafic
de l’opium et des drogues, mais aussi des femmes et des enfants. Dans ces
turbulences, on observe des phénomènes de ségrégation sociale et spatiale,
toujours au détriment des personnes aux faibles revenus : agriculteurs, ethnie
minoritaire mal organisée etc. Les habitants demandent parfois simplement un
revenu et un accès aux biens et services publics. Abandonnés par le pouvoir
politique à la main du marché, pour une grande part le marché au noir, des
habitants des corridors payent le développement de l’AFTA par la dégradation
de leur vie quotidienne.
Les coordinateurs du projet Transiter concluent l’ouvrage. Christian
Taillard se centre sur la typologie des corridors et des villes. On regrette ce point
de vue plutôt réducteur au vu de la richesse de l’ouvrage. Nathalie Fau aborde
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Recensions d’ouvrages 217

de manière très intéressante les mécanismes de gouvernance de la région, la


stratégie politique à adopter, la place de nouveaux acteurs dans cette dynamique
et l’avenir de la zone GMS-IMT. Elle pointe l’absence de leadership et le
manque de cohérence politique dans la région. Le seul acteur capable de
coordonner l’ensemble pourrait être la Banque du développement de l’Asie
(ADB) mais, actuellement, elle se limite à conseiller et financer des investisse-
ments, dans le meilleur des cas en imposant ses conditions. La participation
hésitante des pays membres de la zone demeure un grand problème. Mais la
dynamique économique est une réalité. Le volume du commerce illégal (non
enregistré par la douane) est estimé au double ou au triple de celui du commerce
légal. L’enjeu est de faire une politique régionale permettant de mieux contrôler
les flux de commerce et de répartir plus justement ses bénéfices dans la
population locale, tout en limitant la face sombre et les fléaux qui lui sont liés.
Cet ouvrage est volumineux, mais la présentation organisée par thème et
par pays permet de sélectionner tel ou tel chapitre. L’approche globale est pluri-
disciplinaire ; la méthode mobilisée est principalement le récit, ce qui le rend
accessible au lecteur non expert. Globalement, les auteurs montrent le rôle
important de la géographie spatiale et de la politique dans les stratégies de
développement des pays de l’ASEAN. Ils montrent aussi, implicitement, la
© ERES | Téléchargé le 02/02/2021 sur www.cairn.info via Université de Tlemcen (IP: 193.194.76.5)

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fragilité de l’espace de libre-échange AFTA. Ceci fait penser à la zone Euro, qui
souffre elle aussi d’une gouvernance inadaptée. La difficulté tient probablement
à l’écart entre une construction politique très volontariste et des réalités écono-
miques, sociales et culturelles très hétérogènes d’un pays à l’autre. Quel sera
l’avenir de l’AFTA ? Les pays de l’ASEAN ont-ils raison d’avoir associé la
Chine à chaque étape de leur construction ? Avanceront-ils vers une intégra-
tion plus forte, une union douanière ASEAN par exemple ? Ces questions restent
entièrement ouvertes. Au final, avec un regard critique et des arguments percu-
tants, l’ouvrage intéressera tous ceux qui s’intéressent à l’Asie du Sud-Est et
veulent en savoir plus sur ces pays lointains et peu connus en Europe.
Hai Vu Pham
Maître de conférences en Analyse des politiques publiques
AGROSUP DIJON – UMR CESAER

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