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LA COOPÉRATION ÉCONOMIQUE
DE L’UNION EUROPÉENNE
ENTRE GLOBALISATION ET POLITISATION
FRANCK PETITEVILLE

ans les débats sur la « capacité internationale » de l’Union européenne (UE), la

D politique étrangère et de sécurité commune (PESC) occupe généralement


l’espace de la discussion 1. Pourtant, comme l’a concédé Alvaro de Vascon-
celos dans l’ouvrage qu’il a codirigé sur la PESC, « l’action économique reste la dimen-
sion fondamentale, presque exclusive, de la politique extérieure de l’Union européenne,
même après Amsterdam » 2. Si, nonobstant les enjeux fondamentaux de la PESC, on
considère alors les relations économiques extérieures de l’Union européenne comme le
noyau dur de la « politique étrangère européenne » dans son état actuel, c’est à une véri-
table inversion du regard porté sur l’action internationale de l’UE qu’il faut procéder, en
laissant la high politics à l’extrémité du spectre d’intervention extérieure de l’Europe,
lequel paraît dès lors beaucoup plus consistant qu’on ne le dit généralement.
L’action économique extérieure de l’Union européenne se décline en deux poli-
tiques, relativement interférentes : la politique commerciale commune et la politique
de coopération avec les pays tiers. Cette dernière, à laquelle nous nous attacherons
plus particulièrement ici, est traditionnellement réduite à la coopération avec les pays
d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) et est – notamment en France – peu
étudiée comme une politique étrangère « globale ». Pourtant la coopération écono-
mique internationale de l’Union européenne connaît actuellement une série d’évolu-
tions profondes qui contribuent à l’émergence de l’UE comme acteur 3 international.

1. Cf. le débat autour du concept de capabilities-expections gap avancé par Christopher Hill
(C. Hill, « The Capability-Expectations Gap, or Conceptualising Europe’s International Role »,
Journal of Common Market Studies, 31 (3), 1993). L’auteur a récemment actualisé son approche :
C. Hill « Closing the Capabilities-Expections Gap ? », dans J. Peterson, H. Sjursen (eds), A
Common Foreign Policy for Europe ?, Londres, Routledge, 1998. L’argumentation de Hill, qui a
nourri plusieurs études de cas en matière de PESC dans les années 1990, est notamment reprise par
Michael Smith dans sa contribution intitulée « The EU as an International Actor », dans
J. Richardson (ed.), European Union, Power and Policy Making, Londres, Routledge, 1996.
2. M. F. Durand, A. de Vasconcelos (dir.), La PESC, ouvrir l’Europe au monde, Paris,
Presses de Sciences Po, 1998, p. 43.
3. Le thème de l'émergence de l'UE comme acteur international suscite une littérature
croissante en langue anglaise (qui cherche de plus en plus à intégrer les différentes politiques
européennes : politique commerciale, coopération, PESC, etc.). Outre l'ouvrage cité dirigé par
J. Peterson et H. Sjursen, citons notamment : C. Bretherton, J. Vogler, The European Union as
a Global Actor, Londres, Routledge, 1999 ; C. Rhodes (ed.), The European Union in the World
Community, Londres, Lynne Rienner Publishers, 1998 ; R. G. Whitman, From Civilian Power
to Superpower ? The International Identity of the European Union, Londres, Macmillan Press,
1998 ; I. McLeod, I. Hendry, S. Hyett, The External Relations of the European Communities,
Oxford, Clarendon Press, 1996. Comparativement, la littérature en langue française est peu
développée et dominée par les approches juridiques. On mentionnera essentiellement
L. Balmont, J. Bourrinet, Les relations extérieures de l'Union européenne, Paris, PUF, 1995
(coll. : « Que-sais-je ? »), et, plus actuel, M. Dory (dir.), L'Union européenne et le monde après
Amsterdam, Bruxelles, Éditions de l'Université de Bruxelles, 1999.

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Revue française de science politique, vol. 51, n° 3, juin 2001, p. 431-458.
© 2001 Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.
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Franck Petiteville
En premier lieu, l’accord de Cotonou de juin 2000 entre l’Union européenne et
les pays ACP a entériné la fin du « système de Lomé » et d’une coopération
« eurafricaine » historiquement privilégiée, au profit d’un redéploiement « global » de
la coopération de l’Union européenne non seulement vers sa périphérie immédiate
(Europe centrale et orientale, Méditerranée, Communauté des États indépendants),
mais également vers les régions « émergentes » d’Amérique latine et d’Asie. Parallè-
lement, le système pyramidal des « préférences communautaires » qui structurait
depuis les années 1970 les relations commerciales de la Communauté avec le reste du
monde disparaît au profit d’une politique de « co-régionalisme libre-échangiste » qui
se veut en phase avec les principes de l’Organisation mondiale du commerce (OMC),
et qui permet à l’Union européenne de conforter son rôle dans la régulation institution-
nelle de la mondialisation de l’économie. Enfin, si l’Union européenne continue de
distribuer une aide financière importante aux pays en « développement » et en
« transition », officiellement pour amortir les ajustements de ceux-ci à la mondialisa-
tion de l’économie, c’est aussi parce que l’aide communautaire joue un rôle croissant
dans la « mise en scène internationale » de l’Union européenne.
D’une manière générale, la coopération communautaire s’appuie sur des instru-
ments juridiques (accords de coopération, de commerce, d’association), sur des flux
financiers (aide communautaire) et sur des transferts d’expertise économique et
d’ingénierie institutionnelle. Mais elle se fonde aussi sur des transferts « d’idées »
(comme, par exemple, l’idée que les entités régionales sont plus aptes à
« maîtriser » les effets de la mondialisation de l’économie que les États), sur des
transferts de « valeurs » (comme la prise en compte de la dimension sociale et envi-
ronnementale dans le développement économique) et sur des positions politiques
(relatives à la démocratie, aux droits de l’homme, à la lutte contre la corruption) qui
sont, pour ces dernières, suspensives de la coopération. Dans cette perspective, les
recoupements de cette nouvelle « conditionnalité politique » de la coopération com-
munautaire avec la politique étrangère et de sécurité commune sont de plus en plus
évidents.
Adaptation à la globalisation économique et politisation incrémentale 1 apparais-
sent ainsi comme les deux dimensions saillantes de l’évolution actuelle de la coopéra-
tion économique internationale de l’Union européenne. L’objet de cet article, fondé
sur une analyse des récents accords de coopération communautaire et sur une série
d’entretiens réalisés à la Commission européenne, est de rendre compte de cette
évolution 2.

1. M. Smith, « Does the Flag Follow Trade ? “Politicisation” and the Emergence of a
European Foreign Policy » et H. Smith, « Actually Existing Foreign Policy – or not ? », dans
J. Peterson, H. Sjursen (eds), op. cit.
2. Les textes officiels des accords et programmes de coopération (Cotonou, MEDA, etc.)
sont accessibles en ligne sur le site internet de la Commission. Par ailleurs, un volumineux rap-
port sur les programmes de coopération de l’Union européenne, réalisé en 1999 par l’Overseas
Development Institute de Londres pour la Commission, comporte beaucoup de données chif-
frées que nous avons utilisées ici : A. Cox, J. Chapman, « The European Community External
Cooperation Programmes, Policies, Management and Distribution », Londres, Overseas Deve-
lopment Institute, 1999. Enfin, pour recueillir le point de vue de la Commission sur l’accord de
Cotonou et plus généralement sur l’évolution de la coopération européenne, nous avons pro-
cédé en juillet 2000 à des entretiens à la direction générale du Développement et au cabinet du
commissaire Poul Nielson.

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LA FIN DE L’EURAFRIQUE

L’une des premières caractéristiques de l’évolution du déploiement de la coopéra-


tion européenne aujourd’hui est la « fin de l’Eurafrique », au sens de communauté de coo-
pération privilégiée et historiquement constituée à travers les conventions de Lomé. De
fait, la quatrième convention de Lomé ayant expiré en février 2000, le « nouveau
partenariat » entre l’Union européenne et les États ACP qui lui succède pour la période
2000-2020 a, sur plusieurs points fondamentaux, entamé un processus de révision qui
annonce la fin du « système de Lomé » tel qu’on l’a connu pendant un quart de siècle 1.
Cette mutation radicale de la coopération avec les ACP était annoncée. L’échec
relatif du système de Lomé était en effet devenu un diagnostic récurrent tout au long
de la convention de Lomé IV 2. Dès lors, dans le cadre de la vaste opération de consul-
tation publique orchestrée par la Commission européenne sur l’avenir des relations
UE/ACP en prévision de l’ouverture des négociations sur l’après-Lomé IV en
septembre 1998, la discussion s’était plutôt orientée sur la meilleure manière de tirer
les leçons de l’échec de Lomé pour préserver ce qui, dans cette forme de coopération
longtemps présentée comme privilégiée, pouvait encore l’être 3. Au final, il apparaît
qu’en dépit des résistances manifestées par les gouvernements de nombreux États
ACP sur plusieurs points fondamentaux des négociations qui se sont échelonnées
entre septembre 1998 et février 2000, les résultats de ces négociations ne s’écartent
guère du mandat que la Commission avait fait entériner par les États membres de l’UE
en juin 1998 : de toute évidence, les négociations « partenariales » dans le cadre des
institutions « paritaires » UE/ACP ont confirmé, s’il en était besoin, qu’en coopéra-
tion, le « donateur » négocie toujours en position de force 4.

1. L’accord a été signé à Cotonou (Bénin) le 23 juin 2000 par les représentants de la Com-
mission européenne, des États ACP et des États membres de l’UE. Le nombre d’États ACP
signataires du nouvel accord de partenariat a été porté à 77 avec la candidature de 6 micro-États
insulaires du Pacifique (en revanche, les dispositions commerciales de l’accord ne s’appliquent
pas à l’Afrique du Sud qui a conclu en octobre 1999 un accord de libre-échange séparé avec
l’UE, entré en vigueur en 2000). Le nouvel accord doit encore être ratifié par l’ensemble des
parties contractantes et le processus de ratification devrait s’étaler sur deux ans. Le texte de
l’accord est accessible en ligne sur le site : http://europa.eu.int/comm/development/cotonou.
2. Cf. D. Bach, « Un ancrage à la dérive, la convention de Lomé », Revue Tiers Monde,
136, octobre-décembre 1993 ; C. Stevens, « Le vent du changement pour l’Afrique : la CE et le
développement », Politique africaine, 49, mars 1993 ; F. Petiteville, « Lomé IV-bis : vers une
gestion à bas régime de la coopération Europe/ACP à l’horizon 2000 », Revue Tiers Monde,
148, octobre-décembre 1996.
3. Sur ce débat, outre le document de référence élaboré par la Commission, « Livre vert sur
les relations entre l’Union européenne et les pays ACP à l’aube du 21e siècle : défis et options
pour un nouveau partenariat », Bruxelles, 1997, citons notamment les comptes rendus des deux
colloques organisés par le GEMDEV : GEMDEV, La convention de Lomé en questions : dia-
gnostics, méthodes d’évaluation et perspectives, Paris, Karthala, 1998 et GEMDEV (sous la
direction de J. J. Gabas), L’Union européenne et les pays ACP : un espace de coopération à cons-
truire, Paris, Karthala, 1999. Cf. également les très nombreuses publications sur les relations UE/
ACP de l’European Centre for Development Policy Management basé à Maastricht (papiers
accessibles en ligne sur le site http://www.ecdpm.org/en/pubs/acplist.htm).
4. Selon nos entretiens réalisés à la DG Développement, les points qui ont soulevé les plus
grandes réticences de la part des ACP ont été la disparition du Sysmin et du Stabex, ainsi que
les aspects politiques des négociations (le renforcement de la conditionnalité politique de l’aide
communautaire en matière de corruption et l’inclusion, pour la première fois dans un accord
UE/ACP, de clauses relatives à la lutte contre l’immigration illégale). Sur tous ces points, les
négociateurs représentant les États ACP ont dû, pour l’essentiel, accepter l’agenda communau-

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La rupture fondamentale opérée par l’accord de Cotonou est la fin programmée du
système des « préférences communautaires » non réciproques qui permettait aux États
ACP d’exporter jusqu’à 99 % de leurs produits sans droits de douanes sur le marché
communautaire, tout en maintenant leurs propres droits sur les importations en prove-
nance de la Communauté. Le système des préférences communautaires est à terme des-
tiné à être remplacé par des accords de libre-échange négociés sur la base d’accords
inter-régionaux. En d’autres termes, les États ACP qui bénéficiaient jusqu’ici des dis-
positions commerciales les plus favorables dans la hiérarchie des préférences commu-
nautaires en faveur des pays en développement, vont, à moyen terme, devoir s’aligner
sur le régime banalisé et surtout symétrique des accords de libre-échange.
Il est vrai que, le passage au libre-échange n’étant pas immédiat, le traitement de
choc a été évité pour les ACP 1. Pour autant, le basculement des relations UE/ACP vers
le libre-échange, même graduel, est porteur de deux changements fondamentaux pour
les ACP : bouleversement des conditions de l’échange avec l’Europe d’abord, l’effort
d’ajustement à la libéralisation étant essentiellement supporté par les ACP 2 ; au plan
politique et symbolique ensuite, l’alignement du traitement des ACP sur le régime
commun des accords de libre-échange que la Communauté européenne a signés,
négocie ou envisage avec de nombreux autres pays dans le monde traduit bien la bana-
lisation des ACP dans le dispositif de coopération de l’Union européenne. Si on ajoute
que disparaissent, dans le nouveau partenariat UE/ACP, le Stabex et le Sysmin, ces
deux instruments qui ont marqué l’histoire et la « culture » des conventions de Lomé 3,

taire. Au niveau commercial, la principale concession accordée par l’UE aux ACP a été l’allon-
gement de la période transitoire pour la négociation d’accords de libre-échange inter-régionaux
(2000-2008 au lieu de 2000-2005 comme le prévoyait le mandat initial de la Commission).
1. Les partenaires ont jusqu’à 2008 pour conclure les accords inter-régionaux de libre-
échange (les négociations formelles doivent commencer en septembre 2002 au plus tard) et ils
ont demandé à l’OMC le droit de maintenir jusqu’à cette date un traitement commercial préfé-
rentiel pour les produits originaires des ACP. Ensuite, la libéralisation des échanges sera progres-
sive puisqu’étalée entre 2008 et 2020. Par ailleurs, un traitement particulier sera réservé aux
« Pays les moins avancés » (39 sur 77) dont les produits bénéficieront graduellement, entre 2000
et 2005, d’un accès libre au marché communautaire sans contrepartie, sur la base du Système de
préférences généralisées. Enfin, pour les États non-PMA de la zone ACP qui ne s’estimeraient
pas en mesure de négocier des accords de libre-échange, des solutions alternatives, qui devront
toutefois être compatibles avec les règles de l’OMC, seront explorées à partir de 2004.
2. Le changement devrait être quasi imperceptible pour les États de l’UE puisque les
produits des ACP entrent déjà librement sur le marché communautaire. Pour les ACP, en
revanche, la levée des droits de douanes à l’importation des produits européens est analysée
comme susceptible de produire un impact beaucoup plus important en termes de renforce-
ment de leur dépendance commerciale vis-à-vis de l’Europe, de perte de recettes douanières
pour les gouvernements et d’intensification de la pression concurrentielle sur leur secteur
privé. Cf. H. B. Solignac Lecomte, « L’avenir des relations commerciales ACP-UE », dans
GEMDEV, L’Union européenne et les pays ACP…, op. cit.
3. Le Stabex, caisse de compensation de la perte de recettes d’exportation, avait fini par
couvrir sous Lomé IV, après de multiples réformes, une cinquantaine de produits tropicaux
exportés par les ACP (il avait également été étendu à quelques pays asiatiques à la fin des
années 1980). Le Sysmin était un système analogue pour les minerais, mais fondé sur un mode
de compensation financière plus circonstancié et non automatique. Les deux instruments ont
été souvent critiqués pour ne pas avoir incité les ACP à diversifier leurs exportations et pour
n’avoir même pas pu enrayer la perte de recettes d’exportation sur le long terme due à la baisse
des cours mondiaux. Cf. R. Kappel, « Stabex et fluctuations des marchés mondiaux », dans
GEMDEV, La convention de Lomé en questions…, op. cit. Le nouveau partenariat ACP-UE
charge désormais le FED (dans le cadre d’enveloppes financières programmées par pays)
d’accorder des aides circonstanciées en cas de pertes de recettes d’exportation se produisant
simultanément à une dégradation des finances publiques.

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La coopération économique de l’Union européenne


il paraît évident que le nouveau partenariat tourne une page décisive dans l’histoire des
relations entre l’Europe communautaire et les États ACP : d’une logique de coopéra-
tion au développement abritée des turbulences de la compétition mondiale qui sous-
tendait le système de Lomé depuis vingt-cinq ans, on passe à une logique d’exposition
des ACP à la concurrence internationale comme moyen de les arrimer à la mondiali-
sation de l’économie.
Certes, il est généralement reconnu que le système des préférences communau-
taires en faveur des ACP, réduit à une marge tarifaire résiduelle (de l’ordre de 2,5 %)
par rapport au système de préférences généralisées accordé à l’ensemble des pays en
développement, s’était de longue date révélé incapable, sauf exceptions sectorielles,
d’induire des dynamiques de développement économique dans les pays ACP, de lutter
contre les avantages comparatifs des concurrents asiatiques et d’enrayer la marginali-
sation des ACP dans le commerce extérieur de la Communauté européenne 1. Par
ailleurs, il est également admis que la Communauté européenne et les ACP pouvaient
difficilement maintenir ad vitam aeternam des relations qui entraient en conflit avec
les principes fondamentaux du multilatéralisme commercial (non-discrimination et
réciprocité dans les avantages accordés), surtout dans le contexte de montée en puis-
sance du libre-échange qui a fait suite aux accords de Marrakech (1994) et à l’entrée
en fonction de l’OMC (1995) 2. Symptôme de la précarité croissante des arrangements
entre l’UE et les ACP, la dérogation auparavant obtenue auprès du GATT sur une base
pluri-annuelle pour autoriser le régime de la convention de Lomé devait faire l’objet
d’un rapport annuel à l’OMC. Par ailleurs, étant par nature une création du droit,
vivant du droit qu’elle produit, la Communauté européenne pouvait difficilement
continuer d’être juridiquement condamnée et publiquement désavouée par l’OMC sur
sa coopération avec les ACP, comme ce fut le cas dans le conflit interminable – et non
terminé – sur la banane 3.
Pour autant, comme l’a souligné Jean Coussy, au lieu de négocier avec
l’OMC en position de force – après tout, les 55 États ACP membres de l’OMC et
les 15 États membres de l’UE représentent à eux seuls plus de la moitié des
membres de l’organisation – ceux-ci ont accepté les clauses de l’OMC sans réel-
lement utiliser leur pouvoir de discussion et de négociation 4. Un facteur d’expli-
cation déterminant est certainement que, du côté de l’Union européenne, la
conviction quant aux bienfaits du libre-échange pour les ACP s’est largement
répandue ces dernières années : pour ce qui est de la DG Développement en par-
ticulier (ex-DG VIII), les représentants que nous y avons rencontrés se sont mon-
trés largement convertis non seulement à la nécessité de mettre fin aux préfé-
rences communautaires (« fallait-il maintenir les préférences jusqu’à la dernière
banane » ? selon les termes de l’un d’entre eux) mais aussi à la nécessité de placer

1. Les produits originaires des ACP ne représentaient plus que 3,4 % des importations
communautaires en 1997 contre 6,7 % en 1976. Source : Commission européenne.
2. Cf. P. Hugon, « La convention de Lomé replacée dans le contexte de l’OMC », dans
GEMDEV, L’Union européenne et les pays ACP…, op. cit.
3. L’OMC, saisie de plaintes émanant notamment des États-Unis et d’autres États d’Amé-
rique centrale pour discrimination envers les producteurs de bananes de ces pays au profit des
producteurs des ACP, a condamné plusieurs dispositions du protocole « bananes » qui était
attaché à la convention de Lomé IV. Ce protocole n’a pas été reconduit dans le nouveau parte-
nariat ACP/UE.
4. Cf. J. Coussy, « Espoirs et difficultés des relations inter-régions entre l’Union euro-
péenne et l’Afrique australe », dans GEMDEV, ibid.

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les ACP dans les conditions de la concurrence internationale que doivent affronter
l’ensemble des pays du monde 1.
Du système de Lomé, seuls subsistent alors, dans le nouveau « partenariat » entre
l’UE et les ACP, les institutions paritaires, d’une part, chargées de réviser périodique-
ment l’accord d’ici 2020, et le Fonds européen de développement (FED), d’autre part,
comme instrument spécifique de l’aide communautaire au développement des ACP 2.
Les limites des institutions paritaires – en tant qu’espace de négociation « partena-
rial » – sont amplement apparues sous les conventions de Lomé et lors de la négo-
ciation du nouvel accord : leur seule existence ne saurait donc suffire à faire de la
coopération UE/ACP une coopération spécifique au regard des autres politiques de
coopération extérieure de l’UE 3.
S’agissant du FED il faut d’abord souligner, au chapitre de la continuité, que les
États membres de l’UE ont décidé de ne pas toucher à son mode de financement par
contributions nationales directes, refusant en cela de céder aux propositions de la
Commission et aux pressions exercées de longue date par le Parlement européen pour
obtenir sa « budgétisation » 4. Le FED reste donc déconnecté du budget communau-
taire, le Parlement écarté de la fixation de ses ressources, les États-membres sauvegar-
dent leur liberté et leurs intérêts financiers bien compris 5, et les ACP conservent
« leur » institution communautaire. Les principaux changements notables concernent
les réorganisations internes du FED ayant vocation à permettre une plus grande flexi-
bilité dans l’octroi des aides. On mesurera toutefois l’effectivité de la rationalisation
du FED à sa capacité à surmonter sa lenteur légendaire dans le décaissement de ses

1. Pour une illustration de l’argumentaire néolibéral au sein de la DG Développement,


voir la communication présentée par l’un de ses représentants, Claude Maerten, au colloque du
GEMDEV, « Les accords de partenariat économique régionalisés entre les pays ACP et l’UE »,
dans GEMDEV, ibid.
2. Une petite partie du FED est aussi réservée à des aides en faveur de 20 territoires
d’outre-mer liés à la France, au Royaume-Uni et aux Pays-Bas.
3. Cf. A. Koulaïmah-Gabriel, « La coopération UE-ACP : un partenariat institution-
nel ? », dans GEMDEV, L’Union européenne et les pays ACP…, op. cit.
4. La première résolution du Parlement européen réclamant une budgétisation du FED
remonte au 14 février 1973. Depuis, opposé au mode de financement du FED qui échappe à ses
prérogatives budgétaires, le Parlement a réitéré cette requête dans une douzaine de résolutions
et a eu recours à divers moyens de pression : blocage de la procédure budgétaire en 1980,
recours devant la Cour de justice en 1990, refus de voter la décharge annuelle des dépenses du
FED en 1994 et 1996… La Commission, favorable également à une budgétisation du FED par
souci de rationalisation financière de l’aide communautaire, a soumis au Conseil de nom-
breuses propositions et rapports en ce sens (1973, 1979, 1991, 1994) et a renouvelé sa position
dans le Livre Vert de 1996 sur l’après-Lomé IV. Ces pressions ont été inefficaces auprès des
États-membres qui ont été confortés par la position de la Cour de justice, laquelle a décidé en
1994 de rejeter l’argumentation du Parlement européen sur l’illégalité du FED. En raison de la
limitation du budget communautaire décidée par les États-membres dans le cadre de l’Agenda
2000 (1,27 % du PNB des États-membres jusqu’en 2006), le débat sur la budgétisation du FED
est « gelé » pour quelques années. Au-delà des enjeux de pouvoir entre les États-membres et le
Parlement sur le contrôle de masses financières importantes, l’option de la budgétisation du
FED est financièrement complexe : comment par exemple intégrer au budget communautaire
des contributions qui sont actuellement extrêmement variables d’un État-membre à l’autre ?
Sur ce débat, cf. F. Faria, A. Koulaïmah-Gabriel, « Budgetisation of the European Develop-
ment Fund : Issues, Implications, Opportunities », Maastricht, European Center for Develop-
ment Policy Management, décembre 1998.
5. Outre la possibilité de réduire leur contribution comme ils le souhaitent (le Royaume-
Uni a, par exemple, réduit la sienne de 16,4 % à 12,7 % entre le 7e FED et le 8e), les États-
membres peuvent récupérer leur part des fonds qui n’ont pas été engagés et déboursés.

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La coopération économique de l’Union européenne


aides (le budget du 5e FED, par exemple, prévu pour couvrir la période 1980-1985,
n’avait été dépensé en totalité qu’à la fin de l’année 1993). Il est en tout cas prévu que
les reliquats des anciens FED non encore dépensés (près de 10 milliards d’euros)
seront utilisés en supplément des 13,5 milliards d’euros alloués pour le 9e FED et ce,
pour couvrir la période 2000-2007. Si les reliquats des anciens FED et les ressources
du 9e FED parviennent effectivement à être utilisés dans les délais impartis, le volume
de l’aide financière annuelle accordée par la Communauté aux ACP pourrait être
doublé jusqu’en 2007, ce qui mérite d’être souligné dans un contexte international
plutôt marqué par la dépression des budgets d’aide publique accordée à l’Afrique.
On pourrait voir là un démenti au diagnostic du « déclassement » des ACP dans
le dispositif de coopération extérieure de l’Union européenne. Toutefois, l’analyse sur
la durée de l’évolution de la part des ACP dans l’aide communautaire tend plutôt à
confirmer le diagnostic du déclassement. Malgré un doublement en volume, l’aide aux
ACP est tombée de 67 % de l’aide communautaire extérieure en 1986-1990 à 29 % en
1996-1998 (crédits d’engagement). Le recul est encore plus significatif sur une échelle
de temps plus longue : en 1970-1974, 13 des 15 premiers bénéficiaires de l’aide com-
munautaire étaient des États ACP ; en 1997-1998, il n’y a plus que 2 États ACP dans
le groupe des 15 premiers bénéficiaires de l’aide communautaire. Conséquence de
cette relativisation du poids des ACP dans l’aide communautaire, le FED a cessé d’en
constituer l’instrument principal : il n’en représentait plus que 18 % en 1996-1998
contre 57 % dix ans plus tôt. Les trois quarts de l’aide sont désormais financés par le
budget communautaire 1.

LE REDÉPLOIEMENT « GLOBAL »
DE LA COOPÉRATION COMMUNAUTAIRE

Par contraste avec les ACP, la plupart des autres régions du monde ont vu leur
part de l’aide communautaire s’accroître dans les années 1990 2. Ce redéploiement
géographique de l’aide communautaire traduit non seulement le changement d’échelle
d’une politique désormais conçue comme « globale » mais aussi une adaptation qua-
litative aux mutations géopolitiques et géo-économiques qui ont caractérisé l’environ-
nement international de l’Europe dans les années 1990.
Les régions qui ont bénéficié de la croissance la plus spectaculaire de l’aide com-
munautaire sont bien sûr l’Europe centrale et orientale à partir de 1990, ainsi que la
Communauté des États indépendants à partir de 1991. Les PECO qui ne recevaient
quasiment pas d’aide communautaire en 1988 étaient destinataires dès 1990 de 21 %
de celle-ci au titre du programme PHARE. Ils bénéficiaient toujours de 23 % de l’aide
communautaire en 1996-1998. De leur côté, les États de la CEI ont reçu d’emblée

1. Source des chiffres : A. Cox, J. Chapman, « The European Community External Coope-
ration… », cité, p. 3 et suiv.
2. Conformément aux critères définis par le Comité d’aide au développement de l’OCDE
dont la Commission européenne est membre, l’aide communautaire extérieure est l’aide finan-
cière allouée à l’extérieur de l’Union européenne, gérée par la Commission européenne, par le
Fonds européen de développement (FED) ou la Banque européenne d’investissement (BEI) et
incluant des dons ou des prêts comportant au moins 25 % de dons (en réalité, 91 % de l’aide
européenne est constituée de dons, les prêts dits concessionnels ne représentant que 9 % du
total de l’aide).

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11 % de l’aide communautaire à partir de 1991 avec le lancement du programme
TACIS, niveau auquel elle se situait toujours en 1996-1998, la Russie recevant à elle
seule plus du tiers de l’aide. Le programme TACIS se trouve en outre complété par
des accords de « coopération et de partenariat » conclus à la fin des années 1990 entre
l’UE et les États de la CEI 1. Les programmes PHARE et TACIS ont évidemment
constitué des réponses de l’Europe communautaire à l’effondrement du glacis sovié-
tique et des régimes socialistes à l’Est, d’abord comme instruments d’aide à la transi-
tion vers l’économie de marché, PHARE devenant ensuite, après le Conseil européen
de Copenhague (juin 1993) et la candidature des PECO à l’entrée dans l’UE, un ins-
trument d’aide à la pré-adhésion 2.
La Méditerranée est l’une des régions du monde qui a connu un essor privilégié
de l’aide communautaire ces dernières années : de 12 à 20 % du total de l’aide entre
1986-1990 et 1996-1998 3. L’Égypte est ainsi devenue en 1997-1998 le premier
bénéficiaire au monde de l’aide communautaire, le Maroc le quatrième, la Turquie
le huitième, la Tunisie le neuvième 4. Cette augmentation rapide de l’aide commu-
nautaire aux pays riverains de la Méditerranée est bien sûr imputable à la relance de
la coopération euro-méditerranéenne consécutive au processus de Barcelone 5.
Certes de « globale » (1972) en « rénovée » (1990) pour être érigée aujourd’hui en
nouveau « partenariat » visant à établir un « espace commun de paix, de stabilité et
de prospérité », la coopération euro-méditerranéenne n’a jamais manqué de super-
latifs pour dissimuler une aide financière modeste et des concessions commerciales
limitées 6. Incontestablement toutefois, la relance opérée depuis Barcelone repré-
sente un changement d’échelle et de nature de la coopération : les moyens financiers
de l’aide communautaire ont été fortement augmentés et globalisés sur une base
multi-sectorielle et pluri-annuelle à travers le programme MEDA 7, la coopération
a été élargie à des objectifs politiques (sécurité régionale, démocratie, immigration)

1. Sur la portée économique de ces accords, cf. C. Hillion, « Partnership and Cooperation
Agreements between the European Union and the New Independent States of the Ex-Soviet
Union », European Foreign Affairs Review, 3, 1998.
2. Pour cette raison et ce qu’elle implique de spécificité pour le programme PHARE par
rapport aux autres programmes de coopération extérieure de l’UE (statut transitoire du pro-
gramme, incorporation de l’acquis communautaire par les PECO), nous laisserons de côté,
dans cet article, l’étude de PHARE et de la politique à l’égard des PECO en général, pour les-
quels nous renvoyons le lecteur à la très vaste littérature consacrée à l’élargissement.
3. Les pays concernés sont le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, l’Égypte, Israël, la Jordanie, la
Syrie, le Liban, l’Autorité palestinienne, ainsi que la Turquie, Chypre et Malte. L’aide aux pays
de la zone porte dans des proportions équivalentes sur des volets sociaux et infrastructurels
(projets en matière d’éducation, de santé publique, d’eau et d’environnement) et sur des volets
économiques (ajustement structurel et développement du secteur privé).
4. Source : A. Cox, J. Chapman, cité.
5. Cf., sur le processus de Barcelone, J. C. Gautron, « La politique méditerranéenne de
l’Union européenne », Problèmes économiques, mai 1997 ; R. Gomez, « The EU’s Mediterra-
nean Policy : Common Foreign Policy by the Back Door ? », dans J. Peterson, H. Sjursen (eds),
A Common Foreign Policy for Europe ?, op. cit. ; G. Edwards, E. Philippart, « The Euro-Medi-
terranean Partnership : Fragmentation and Reconstruction », European Foreign Affairs Review,
2, 1997.
6. Cf. P. Clairet, « Union européenne et Méditerranée », dans J. F. Daguzan, R. Girardet
(dir.), La Méditerranée, nouveaux enjeux, nouveaux défis, Paris, Publisud, 1995 ; I. Bensidoun,
A. Chevallier, « Les échanges commerciaux euro-méditerranéens », Économie internationale,
58, 1994 ; A. Sid Ahmed, « Les relations économiques entre l’Europe et le Maghreb », Revue
Tiers Monde, 136, octobre-décembre 1993.
7. Règlement du Conseil n° 1488/96 du 26 juillet 1996 publié au JOCE du 30 juillet 1996.

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La coopération économique de l’Union européenne


et les relations économiques ont été profondément réaménagées avec l’objectif de
constitution d’une zone de libre-échange euro-méditerranéenne en 2010 (cf. infra).
Enfin, dans ses multiples composantes, le processus de Barcelone fait l’objet d’une
coopération institutionnelle intense (réunions trimestrielles du « comité Euro-
Med » de hauts fonctionnaires et des multiples groupes de travail sectoriels, 15 réu-
nions ministérielles euro-méditerranéennes entre novembre 1995 et mai 2000). Le
principal problème dont a néanmoins souffert le programme MEDA a été l’extrême
lenteur du décaissement de l’aide communautaire (26 % seulement des crédits
engagés entre 1995 et 1999 avaient fait l’objet de paiements effectifs fin 1999). Sur
la base d’évaluations visant à en rationaliser la gestion financière, un programme
réformé « MEDA II » a malgré tout été lancé en décembre 2000 pour la période
2001-2006 1.
Enfin, la coopération de l’UE s’est développée avec l’Asie et l’Amérique latine
sur des fondements économiques renouvelés dans les années 1990, notamment à tra-
vers le programme « ALA » lancé en 1992 2. Les « communications stratégiques » de
la Commission sur les relations de l’Europe avec ces deux zones révèlent clairement
un souci de positionnement dans des régions « émergentes » 3. À propos de l’Asie, par
exemple, la Commission estime que « l’Union doit, de toute urgence, renforcer sa pré-
sence économique en Asie afin de maintenir son influence prépondérante dans l’éco-
nomie mondiale. L’établissement d’une présence forte et coordonnée dans les diffé-
rentes régions d’Asie permettra à l’Europe, au début du 21e siècle, de garantir que ses
intérêts soient pleinement pris en considération dans cette partie du monde » 4. Dans
cette optique, le montant relativement modeste de l’aide communautaire à l’Amérique
latine et à l’Asie (15 % du total de l’aide communautaire en 1996-1998, à peu près
répartie de manière équivalente entre les deux zones) ne doit pas être mal interprété :
à côté d’une aide au développement, humanitaire et alimentaire qui absorbe encore la
moitié des crédits communautaires, la priorité est désormais accordée aux pro-
grammes de coopération qui visent à améliorer la pénétration des multinationales
exportatrices européennes sur les marchés émergents d’Asie et d’Amérique latine :
soutien à la création de joints-ventures (prêts de la BEI, cofinancements de l’ECIP 5),

1. Règlement du Conseil n° 2698/2000 du 27 novembre 2000, publié au JOCE du


12 décembre 2000.
2. Règlement du Conseil n°443/92 du 25 février 1992 relatif à l’aide financière et tech-
nique et à la coopération économique avec les pays en développement d’Amérique latine et
d’Asie. Le programme ALA inclut deux types de coopération : une aide au développement en
faveur des pays et des couches de populations les plus pauvres d’Amérique latine et d’Asie, et
une coopération économique avec les pays ayant un fort potentiel de croissance. Le programme
est géré sous une forme quinquennale, à charge pour la Commission, les États partenaires et les
États membres de l’UE (via un comité de gestion « ALA ») d’arrêter les projets susceptibles
d’être financés dans ce cadre.
3. Commission des Communautés européennes, « Communication de la Commission au
Conseil, au Parlement européen et au Comité économique et social sur un nouveau partenariat
Union européenne/Amérique latine à l’aube du 21e siècle », Bruxelles, 19 mars 1999, COM
(1999) 105 final. Commission des Communautés européennes, « Communication de la Com-
mission au Conseil, Vers une nouvelle stratégie asiatique », Bruxelles, 13 juillet 1994, COM
(1994) 314 final.
4. Commission des Communautés européennes, « Vers une nouvelle stratégie asiatique »,
ibid., p. 2.
5. « European Community Investment Partners », instrument créé en 1988. Il cofinance
aujourd’hui les investissements d’entreprises européennes dans 60 pays en développement,
sous forme de subventions ou de prêts sans intérêts.

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Franck Petiteville
programmes de coopération sur l’harmonisation des contrôles de qualité, les droits de
propriété intellectuelle, les codes d’investissement étrangers… 1. Mais les enjeux ne
sont pas qu’économiques : selon la Commission, « la politique à l’égard de l’Asie
dans les années à venir doit avoir pour objectif principal d’accroître l’intérêt de l’Asie
pour l’Union … ainsi que de montrer aux pays asiatiques la capacité et l’engagement
de l’Europe d’apporter une contribution positive à la paix et à la stabilité dans la
région » 2. De fait, les relations institutionnalisées se multiplient entre l’UE et les deux
continents : sommets euro-asiatiques de chefs d’État et de gouvernement (qui prolon-
gent le dialogue plus ancien établi au niveau ministériel entre l’UE et l’ASEAN) 3,
multiplication des groupes de travail et des réunions ministérielles sectorielles ; déve-
loppement du réseau de délégations de la Commission européenne (une quinzaine en
Asie aujourd’hui contre une seule à Tokyo à la fin des années 1970) ; « dialogue
politique » au niveau ministériel et parlementaire avec le « groupe de Rio » en Amé-
rique du Sud, « dialogue de San José » avec l’Amérique centrale, signature d’un
accord-cadre de coopération avec le MERCOSUR en 1995 4 ; financement par la
Commission européenne de programmes de coopération décentralisée entre villes
européennes et villes asiatiques et latino-américaines (programmes « ASIA-URBS »
et « URB-AL » lancés en 1995)…

LE « CO-RÉGIONALISME LIBRE-ÉCHANGISTE »,
NOUVEL AXE STRUCTURANT
DE LA COOPÉRATION COMMUNAUTAIRE

Parallèlement au redéploiement géographique de la coopération européenne,


les dispositions commerciales qui sous-tendent les différentes formes de coopéra-
tion de l’UE avec le reste du monde font actuellement l’objet d’une reconfiguration
complète. Pendant un quart de siècle, le concept structurant la politique de coopé-
ration commerciale de la Communauté européenne avec les pays en développement
a été celui de « préférence communautaire ». En accordant à ses partenaires com-
merciaux des préférences plus ou moins larges, c’est-à-dire un accès plus ou moins

1. Cf., sur la stratégie communautaire en Asie, G. A. Richards, C. Kirkpatrick,


« Reorienting Interregional Co-operation in the Global Political Economy : Europe’s East
Asian Policy », Journal of Common Market Studies, décembre 1999.
2. Commission des Communautés européennes, « Vers une nouvelle stratégie asiatique »,
cité, p. 6.
3. Cf. J. A. McMahon, « ASEAN and the Asia-Europe Meeting : Strengthening the Euro-
pean Union’s Relationship with South-East Asia », European Foreign Affairs Review, 3 (2),
1998.
4. L’accord UE/MERCOSUR de décembre 1995 pose les bases d’une libéralisation des
relations économiques entre les deux zones et prévoit dans un premier temps des mécanismes
de coopération sectorielle (transports, énergie, science et technologie, investissement, environ-
nement, etc.). Cet accord suscite un grand intérêt de la part des checheurs et officiels latino-
américains : cf. A. Toledano Laredo, « Les relations entre l’Union européenne et le Mercosur »,
Revue du marché unique europeen, 4, 1995 ; P. Borba Casella, E. L. Marques, « European
Union-MERCOSUR Relations : A Critical Overview », European Foreign Affairs Review, 2,
1997 ; J. Dauster, « MERCOSUR and the European Union : Prospects for an Inter-Regional
Association », European Foreign Affairs Review, 3, 1998 ; P. Bessa-Rodrigues, « European
Union-MERCOSUR : In Search of a New Relationship ? », European Foreign Affairs Review,
4, 1999.

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La coopération économique de l’Union européenne


favorable au marché communautaire, la CEE avait érigé un modèle particulier de
relations, vertical, stratifié, complexe, que l’on a appelé la « pyramide des privi-
lèges » 1.
Ce système vertical de coopération commerciale est aujourd’hui en cours de
démantèlement. Certes le système n’est plus ce qu’il était à l’origine puisque la pyra-
mide s’est littéralement affaissée (2,5 % de marge préférentielle entre le sommet et la
base) en raison de l’érosion progressive des avantages conférés par les préférences
communautaires dans le contexte du désarmement tarifaire multilatéral orchestré par
les cycles de négociation du GATT. Mais, avec le basculement vers le libre-échange
des relations de coopération de la CE avec les pays en développement, c’est l’idée
même de « système préférentiel à étages » qui s’en trouve remise en cause, au profit
d’un nouveau système, horizontal et symétrique. Ce système est d’ores et déjà discer-
nable à l’examen des pays et groupes de pays en développement ou en transition avec
lesquels la Communauté européenne a déjà conclu ou envisage de conclure des
accords de libre-échange 2. De toute évidence, la pyramide des préférences commu-
nautaires vit ses derniers moments.
Le deuxième aspect saillant de cette restructuration des relations entre l’Union
européenne et les pays en développement est la dimension régionale, l’idée étant, dans
la mesure du possible, de négocier les accords de libre-échange sur une base inter-
régionale. Ici, l’objectif du passage au libre-échange vient en fait s’insérer dans la
politique communautaire traditionnelle visant à soutenir institutionnellement et finan-
cièrement la constitution de groupes régionaux dans les pays en développement 3. De
fait, la Communauté européenne fut longtemps seule sur la scène internationale à sou-

1. Au sommet de la pyramide, les États ACP avaient l’accès le plus ouvert au marché
communautaire ; juste en-dessous, les Pays les moins avancés bénéficiaient du « super système
de préférences généralisées », lequel accordait des préférences analogues à celles de Lomé
mais pour un nombre plus restreint de produits ; venaient ensuite les États méditerranéens
signataires d’accords de coopération bilatéraux préférentiels avec la CEE ; encore en-dessous,
les pays en développement d’Asie et d’Amérique latine bénéficiaient des avantages modestes
du « système de préférences généralisées » accordé par la CEE à l’ensemble des pays en déve-
loppement en 1971. De ce système hiérarchisé de préférences, les pays industriels étaient
exclus puisque la CEE se bornait à leur accorder collectivement la clause de la nation la plus
favorisée. Sur la pyramide des privilèges et son évolution dans le temps, cf. C. Stevens, « Le
vent du changement pour l’Afrique… », art. cité.
2. La Communauté a ainsi négocié des accords de libre-échange avec les pays d’Europe
centrale et orientale à partir de décembre 1991 (accords d’association dits « accords
européens ») ; la constitution d’une zone de libre-échange pour 2010 a été décidée en 1995
avec les pays de la Méditerranée par voie d’accords bilatéraux ; dans la mouvance de l’accord
inter-régional conclu en 1995 avec le MERCOSUR, une évolution vers le libre-échange entre
les deux régions fait l’objet de négociations exploratoires ; un accord de libre-échange entre la
Communauté et le Mexique a été signé en juillet 2000 ; les accords de coopération et de parte-
nariat négociés avec la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie et la Moldavie comportent une « clause
évolutive » laissant ouverte la possibilité d’établir une zone de libre-échange future avec la
Communauté ; un accord de libre-échange bilatéral a été conclu avec l’Afrique du Sud en
1999 ; des accords régionaux de libre-échange sont prévus pour les ACP dans le nouveau par-
tenariat UE/ACP…
3. Cf. P. Robson, « La Communauté européenne et l’intégration économique régionale
dans le Tiers Monde », Revue Tiers Monde, 136, octobre-décembre 1993 ; B. Conte, « L’aide
de l’Union européenne dans le domaine de l’intégration régionale : l’exemple de l’Afrique de
l’Ouest », ainsi que J. Coste, « L’appui de l’Union européenne à l’intégration régionale : une
(double) projection trompeuse ? Le cas de l’Afrique de l’Ouest », dans GEMDEV, La conven-
tion de Lomé en questions…, op. cit.

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Franck Petiteville
tenir les initiatives régionales émanant des pays en développement (le FMI, la Banque
mondiale, les États-Unis décourageaient des initiatives perçues comme contraires au
multilatéralisme commercial et le GATT les tolérait sous certaines conditions 1). Dans
le contexte international des années 1990 qui a été caractérisé par un regain de faveur
du régionalisme dans le monde et par la conversion notable des États-Unis au
phénomène 2, la Commission européenne, confortée dans sa position internationale,
n’a donc pas manqué de rappeler que « l’Union européenne est un défenseur
naturel des initiatives régionales » 3.
Toutefois, le régionalisme que l’Union européenne défend aujourd’hui pour
les autres est un régionalisme ouvert, libre-échangiste, susceptible de procurer
gains de compétitivité, économies d’échelle et réduction des coûts de transaction,
bref un régionalisme très proche de celui qu’accepte l’OMC comme « tremplin »
vers le libre-échange multilatéral (et, du coup, très en retrait par rapport au modèle
« politique » et intégré sur lequel l’Europe communautaire s’est elle-même histo-
riquement constituée). D’une manière générale, on peut se demander si, dans cette
combinaison entre libre-échange et régionalisme, alors que la Commission met
bien plus avant le régionalisme que le libre-échange (en ayant, par exemple,
recours à la notion d’« accord de partenariat économique régionalisés » pour les
pays ACP), l’objectif du libre-échange n’est pas en réalité la fin dont le co-régiona-
lisme ne constituerait qu’un moyen, non indispensable de surcroît. Ainsi, dans les
négociations visant à l’établissement d’une zone de libre-échange entre l’UE et
l’Afrique australe, la Commission européenne a cherché à décourager la constitu-
tion d’une véritable union douanière régionale 4. Pour les pays ACP, la Commis-
sion européenne « pressent » six sous-ensembles régionaux pour la négociation
d’accords de libre-échange 5. Mais l’accord de Cotonou multiplie les dérogations
possibles (pour les « pays les moins avancés » et pour tous autres qui ne s’estime-
raient pas en mesure d’entrer dans un accord inter-régional), dérogations qui ris-
quent de vider d’une partie de leur substance les dynamiques régionales réactivées
depuis peu en Afrique 6. Et l’exemple des accords d’association négociés avec les
pays d’Europe centrale et orientale ou avec les pays de la Méditerranée montre bien

1. L’article XXIV du GATT stipulait notamment, pour les zones de libre-échange, que les
tarifs soient éliminés sur « substantiellement tous les échanges » dans la zone concernée, et
pour les unions douanières, que le nouveau tarif douanier commun ne soit pas dans l’ensemble
plus élevé ou plus restrictif que ceux des États constituant la région. Cf. S. Page, « Régions :
rôles de l’OMC et le l’UE », dans GEMDEV, L’Union européenne et les pays ACP…, op. cit.
2. Cf. L. Fawcett, A. Hurrel (eds), Regionalism in World Politics, Regional Organisation
and International Order, Oxford, Oxford University Press, 1995 ; F. Petiteville, « Les pro-
cessus d’intégration régionale, vecteurs de structuration du système international ? », Études
internationales, 28 (3), septembre 1997.
3. European Commission, Communication from the Commission to the Council,
« European Community Support for Regional Economic Integration Efforts among Developing
Countries », Bruxelles, octobre 1995, COM (1995) 219 final.
4. Cf. J. Coussy, « Espoirs et difficultés des relations inter-régions… », cité.
5. L’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), la Communauté écono-
mique et monétaire d’Afrique centrale (CEMAC), la Southern African Development Commu-
nity (SADC), l’East Africa Cooperation (EAC), le Caribbean Common Market and Community
(CARICOM), le Pacifique. Cf. Claude Maerten, « Les accords de partenariat économique entre
les pays ACP et l’UE », dans GEMDEV, L’Union européenne et les pays ACP…, op. cit.
6. Cf. D. Bach (dir.), Régionalisation, mondialisation et fragmentation en Afrique noire,
Paris, Karthala, 1997.

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La coopération économique de l’Union européenne


que l’absence de partenaire régional n’est en aucun cas un frein à l’instauration du
libre-échange 1.
Le développement du libre-échange est donc bien l’objectif fondamental de la
nouvelle politique de coopération commerciale de l’Union européenne, même si par
ailleurs l’instauration du libre-échange risque, à court terme, de faire porter l’essentiel
des coûts d’ajustement sur les pays partenaires de l’UE : pertes de recettes douanières
pour les États, accroissement des importations de produits européens, effets déséquili-
brants sur la balance des paiements et effets restructurants sur le secteur privé 2. Le
référentiel global de la coopération européenne a donc considérablement évolué
depuis les années 1970-1980, époque à laquelle, réceptive aux critiques « tiers-
mondistes » de l’ordre économique mondial, l’action communautaire avait pour voca-
tion, via le système des préférences communautaires, de corriger les « inégalités
Nord-Sud ». Aujourd’hui, la politique libre-échangiste prônée par la Commission
pour faire évoluer les relations de l’Union européenne avec les pays en développement
entre parfaitement en résonance avec la doctrine multilatérale de l’OMC et, au-delà,
avec la représentation libérale de l’économie mondialisée. En jouant ainsi la complé-
mentarité stratégique avec le noyau organisationnel de celle-ci (OMC, Banque mon-
diale, FMI, G7), la Commission fait jouer à l’Union européenne un rôle de
« corégulateur » de l’économie mondiale d’autant plus influent qu’il s’enracine dans
le réseau de relations établies de longue date par la Communauté avec les pays en
développement.
Malgré tout, la doctrine de la Commission se démarque quelque peu du credo
libéral sur le commerce comme seul vecteur d’insertion des pays en développement
dans l’économie mondiale : « la libéralisation du commerce n’est pas une fin en soi et
ne devrait pas être un fardeau excessif pour les pays en développement » 3. De fait, la
Commission continue d’investir assez largement dans l’aide au développement
comme moyen d’amortir les ajustements à la mondialisation de l’économie pour les
pays en développement et au nom d’un certain nombre de « valeurs » proclamées. La
singularité de la position européenne résiderait donc dans le fait qu’elle récuse l’alter-
native libérale trade not aid en en combinant les deux termes. Mais l’aide communau-
taire est aussi un précieux instrument dans la « mise en scène internationale » de
l’Union européenne.

1. Concernant la Méditerranée, des accords d’association ont d’ores et déjà été signés avec
la Tunisie et Israël en 1995, avec le Maroc en 1996, avec l’Autorité palestinienne et la Jordanie
en 1997. Des négociations ont abouti avec l’Égypte en 1999 et sont en cours avec le Liban,
l’Algérie et la Syrie. Sont d’ores et déjà entrés en vigueur après ratification les accords signés
avec l’Autorité palestinienne (juillet 1997), la Tunisie (mars 1998), le Maroc (mars 2000) et
Israël (juin 2000).
2. Ces effets sont, par exemple, évoqués pour les pays méditerranéens à propos de la cons-
titution de la zone de libre-échange euro-méditerranéenne. Cf. V. Nienhaus, « Promoting Deve-
lopment and Stability through a Euro-Mediterranean Free Trade Zone ? », European Foreign
Affairs Review, 4 (4), hiver 1999 ; G. Kebabdjian, « Le libre-échange euro-maghrébin : une
évaluation macro-économique », Revue Tiers Monde, 144, octobre-décembre 1995.
3. Communication from the Commission to the Council and the European Parliament,
« The European Community’s Development Policy », Bruxelles, 26 avril 2000, COM (2000)
212 final, p. 20. Traduction personnelle.

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L’AIDE COMMUNAUTAIRE : PROJECTION DE « VALEURS »


ET MISE EN SCÈNE DE L’UNION EUROPÉENNE

La Communauté européenne et les 15 États-membres fournissent 55 % de l’aide


publique mondiale accordée par les membres de l’OCDE à des États en « développe-
ment » et en « transition ». Cette part prépondérante de l’Europe dans l’aide publique
internationale tend à s’accroître dans un contexte où les donateurs non européens (États-
Unis notamment) ont fortement réduit leur budget d’aide dans les années 1990 1. Cette
politique contribue fortement à la projection d’une certaine image de l’Europe dans le
monde, projection orchestrée activement par la Commission européenne. Ainsi, même si
elle ne gère que la part communautaire de l’aide publique européenne (qui se situe à 12 %
de l’aide mondiale), elle pratique volontiers l’amalgame Communauté/Union pour faire
valoir que « l’Union européenne est l’un des principaux acteurs de la coopération inter-
nationale et de l’aide au développement » 2. Concernant l’aide communautaire ventilée de
manière à peu près équivalente entre aide budgétaire aux États engagés dans des réformes
économiques et aide-projet à dimension sociale, environnementale et humanitaire, c’est
certainement cette dernière, mise en œuvre via l’Office humanitaire de la Communauté
(ECHO) et les organisations humanitaires qu’il finance 3, qui se prête le mieux à la mise
en valeur de l’aide communautaire au plan international. Présentant ECHO comme « un
acteur incontournable de la scène humanitaire mondiale », la Commission s’auto-célèbre
en ces termes : « La Commission a réussi à déployer sur des terrains particulièrement dif-
ficiles du fait de conflits armés, un volume d’aide sans précédent avec des moyens relati-
vement limités. La contribution de l’Union européenne aux élans de solidarité internatio-
nale demeure un fait majeur à porter au crédit des services de la Commission » 4.
D’une manière générale, le discours officiel qui sous-tend l’aide communautaire
renvoie aux « valeurs » dont l’Union européenne se réclame dans ses relations avec le
reste du monde. De fait, comme l’a analysé Anne Le Naëllou, l’aide internationale de
l’Union européenne participe clairement du processus communautaire de construction
et d’imposition d’un certain rapport identitaire de l’Europe avec le reste du monde 5.
L’aide au développement est d’abord présentée comme un impératif de solidarité
voulu par les citoyens européens : « Les citoyens européens attendent de la Commu-
nauté qu’elle devienne un partenaire solidaire des pays en développement » 6. À cet
égard, les acteurs communautaires semblent avoir bien intégré les résultats des
enquêtes Eurobaromètres qui attestent une forte légitimation de l’action communau-
taire dans le domaine de l’aide au développement 7. Au-delà de la concordance de vues

1. Cf. A. Guichaoua (dir.), « Coopération internationale : le temps des incertitudes »,


Revue Tiers Monde, 151, juillet-septembre 1997.
2. Site internet de la Commission.
3. Cf. règlement du Conseil du 20 juin 1996 relatif à l’action communautaire dans le
domaine humanitaire (CE 1257/96, publié au JOCE du 2 juillet 1996).
4. Site internet de la Commission qui reprend ici les termes d’un rapport de la Cour des
comptes des Communautés européennes (n° 2/97, JOCE C/43 du 12 mai 1997).
5. A. Le Naëllou, Politiques européennes de développement avec les pays du Sud, Paris,
L’Harmattan, 1995.
6. « The European Community’s Development Policy », cité, p. 4.
7. Par exemple, dans une enquête réalisée au début des années 1990, la coopération avec les
pays en développement arrivait en tête des politiques pour lesquelles les personnes interrogées sou-
haitaient que les décisions soient prises au niveau communautaire plutôt qu’au niveau des gouver-
nements. Cf. P. Bréchon, B. Cautrès, B. Denni, « L’évolution des attitudes à l’égard de l’Europe »,
dans P. Perrineau, C. Ysmal (dir.), Le vote des Douze, Paris, Presses de Sciences Po, 1995, p. 174.

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La coopération économique de l’Union européenne


proclamée avec les citoyens européens, le discours officiel associe volontiers l’aide
communautaire à des « valeurs » qui renverraient aux fondements identitaires de la
construction européenne : « La politique de développement communautaire véhicule
une certaine image de l’Europe dans le monde. La culture et les valeurs de la coopé-
ration et de l’action collective délivrent un message fort et positif à nos partenaires
dans les pays en développement. La projection globale des valeurs européennes de
démocratie, de justice sociale, de développement durable appelle une politique euro-
péenne de solidarité » 1.
Les effets d’image seraient pourtant inconsistants si l’aide communautaire
accordée à des dizaines de gouvernements dans le monde ne tendait pas aujourd’hui à
constituer un vaste réseau international d’acteurs institutionnels (bureaucraties gou-
vernementales et locales, organisations internationales et régionales) dont la caracté-
ristique commune est d’avoir su (ou de chercher à) capter des financements européens,
acteurs qui reconnaissent ainsi, très pratiquement, la présence de l’entité « Union
européenne » sur la scène internationale. À cet égard, il faut, d’un point de vue très
concret, souligner le rôle essentiel joué par les délégations extérieures de la Commis-
sion européenne dans la projection internationale de l’UE 2. Avec 128 délégations
extérieures réparties dans le monde, la Commission européenne dispose d’un réseau
institutionnel extérieur deux fois plus étendu que l’ONU, pourtant la mieux pourvue
des organisations internationales. Dotées d’un statut d’ambassade conforme à la
convention de Vienne de 1961 et d’un personnel total dépassant 2 500 personnes
(630 fonctionnaires de la Commission et 1 800 agents locaux), les délégations dispo-
sent en moyenne d’une vingtaine de personnes et de ressources budgétaires qui les
assimilent à des ambassades de pays moyens, et qui se comptent même parmi les
représentations diplomatiques les plus importantes dans certains pays ACP. La gestion
de l’aide communautaire et des accords de commerce et de coopération constitue
l’activité principale des délégations. Au-delà, et avec toutes les précautions qui
s’imposent pour ne pas froisser les ambassades des États membres de l’UE (mener des
actions complémentaires plutôt que concurrentielles, parler au nom de la Commission
plutôt qu’au nom de la Communauté, consigne donnée aux chefs de délégation de
n’user du titre d’ambassadeur qu’avec discrétion 3), une fonction essentielle des déléga-
tions est malgré tout de contribuer à la visibilité de « l’Europe » au plan international,
ce qui entraîne de leur part une démarche de relations proactive avec les médias locaux :
une étude de la presse mexicaine a ainsi montré qu’une quinzaine d’articles par mois en
moyenne couvrait l’activité de la délégation de la Commission européenne à Mexico, et
que près des trois quarts des articles tenaient la délégation pour une ambassade de
l’Union européenne ou de « l’Europe » 4 : exemple probant de la contribution de la coo-
pération communautaire à la mise en scène internationale de l’Union européenne.

1. Communication from the Commission, « The European Community’s Development


Policy », cité, p. 10. Traduction personnelle.
2. Cf. M. Bruter, « Diplomacy without a State : The External Delegations of the European
Commission », European Journal of Public Policy, 6 (2), juin 1999.
3. H. G. Krenzler, « Note for the Attention of Heads of Delegation DG I : Use of the Title
Ambassador », Bruxelles, 27 mai 1991, cité par M. Bruter, ibid.
4. M. Bruter, « Les délégations extérieures de la Commission européenne : un outil
moderne de diplomatie communautaire », mémoire de l’Institut d’études politiques de Bor-
deaux, 1996.

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LA POLITISATION INCRÉMENTALE
DE LA COOPÉRATION COMMUNAUTAIRE :
LA DIPLOMATIE DES DROITS DE L’HOMME ET SES LIMITES

L’une des principales caractéristiques de l’évolution de la coopération commu-


nautaire dans les années 1990 a été l’affirmation d’une vocation « politique » crois-
sante visant notamment à promouvoir la démocratie, l’État de droit et des droits de
l’homme dans le monde. Les pays ACP ont été les premiers partenaires de l’Union
européenne à tester cette politisation incrémentale de la coopération européenne 1.
Après deux décennies de non-ingérence de la Communauté dans les affaires inté-
rieures des États ACP 2, la convention de Lomé IV, signée en 1989, a mentionné pour
la première fois les droits de l’homme, la démocratie et l’État de droit, et ce n’est que
lors de la révision de Lomé IV en 1995 qu’une procédure de suspension de la coopé-
ration a été instaurée pour sanctionner les États violant ces principes 3. La convention
de Lomé IV révisée a, par ailleurs, prévu l’établissement d’un « dialogue politique
renforcé » entre l’UE et les ACP, élargi aux « problèmes de politique étrangère et de
sécurité ». Aujourd’hui, le nouvel accord de partenariat UE/ACP (accord de Cotonou
de juin 2000), tout en intégrant les critères de démocratie et de droits de l’homme,
assigne en outre à la coopération une fonction inédite de « consolidation de la paix et
de prévention des conflits » et multiplie les conditionnalités politiques nouvelles :
lutte contre la corruption (avec suspension de la coopération dans les « cas graves de
corruption »), engagement des États ACP à lutter contre l’immigration irrégulière en
Europe, évaluation des « performances » des États ACP en matière de réformes insti-
tutionnelles, de transparence et d’efficience dans l’utilisation de l’aide communau-
taire. L’affirmation de la dimension politique dans la coopération entre l’UE et les
ACP depuis dix ans peut ainsi se lire comme la montée en puissance d’une
« conditionnalité politique » tous azimuts imposée par l’Europe aux ACP, même si les
acteurs de la Commission récusent officiellement le terme 4.
Quelle est pour autant l’effectivité de cette action politique dans les ACP ? En
réalité, la doctrine qui régit l’action de l’Union européenne à l’égard des États qui vio-
lent les principes démocratiques est très prudente. La suspension de la coopération
n’est envisagée que comme dernier recours et pour les cas les plus graves 5. Sa mise

1. Cf. D. Frisch, « La dimension politique dans les rapports avec les partenaires de
Lomé », dans GEMDEV, La convention de Lomé en questions…, op. cit. ; P. Sebahara, « La
coopération politique entre l’UE et les États ACP : bilan des politiques et des pratiques sous les
quatre conventions de Lomé », Maastricht, European Centre for Development Policy Manage-
ment, 1999.
2. La coopération ne fut véritablement suspendue qu’avec les régimes criminels mis au
ban de la communauté internationale (Ouganda d’Amin Dada, Centrafrique de Bokassa).
3. Il faut toutefois signaler qu’une résolution antérieure du Conseil du 28 novembre 1991
sur les droits de l’homme, la démocratie et le développement a servi de base juridique pour un
certain nombre de sanctions adoptées au début des années 1990 envers plusieurs États ACP
pour cause de violations des droits de l’homme ou d’interruption du processus de démocratisa-
tion.
4. Cf. D. Frisch, « La dimension politique… », cité, p. 63.
5. L’UE a ainsi suspendu sa coopération en 1991-1992 avec Haïti (renversement du prési-
dent Aristide légalement élu), avec le Soudan (guerre civile) et avec le Zaïre (répression du
mouvement de démocratisation), en 1995 avec le Nigéria (pendaison de 9 opposants), en 1994
avec le Rwanda (génocide), en 1996 avec le Niger et le Burundi (coups d’État), en 1997 avec la
République démocratique du Congo et la Sierra Leone (guerres civiles)…

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La coopération économique de l’Union européenne


en œuvre nécessite en outre un front uni de la part des États européens, parfois difficile
à constituer s’agissant des relations avec l’Afrique 1. D’une manière générale, la doc-
trine qui prévaut au sein de l’Union européenne est que la suspension de la coopération
est contraire à l’intérêt des populations (à ce titre, l’aide humanitaire est d’ailleurs
généralement maintenue 2) et qu’en interrompant le dialogue avec les autorités conce-
rnées, la suspension de la coopération prive l’UE de toute influence sur l’évolution de
la situation politique dans le pays. L’accent est donc placé, autant que possible, sur des
stratégies « positives » de coopération institutionnelle visant à faciliter les processus
de « transition démocratique » dans les ACP (soutien à l’élaboration de constitutions,
à l’organisation d’élections, à la réforme des systèmes judiciaires, aux réformes de
décentralisation, cofinancement d’ONG agissant en faveur des droits de l’homme,
etc.). Et en cas d’atteintes aux principes démocratiques de la part d’un État, l’UE met
en œuvre une stratégie de pression extrêmement graduelle, depuis les démarches con-
fidentielles auprès des États concernés jusqu’à l’embargo commercial pour les cas les
plus graves, en passant par les déclarations publiques de l’UE et les restrictions plus
ou moins sévères de la coopération (report des délais de mise en œuvre, ajournement
de nouveaux projets).
Pour autant, l’action politique de l’UE dans les ACP rencontre les limites fonda-
mentales qui sont celles de toute diplomatie coopérante face à des processus poli-
tiques extrêmement conflictualisés : régimes autoritaires rétifs aux sanctions
(Nigéria, Soudan), faible capacité de prévention des situations de crise qui limite la
« stratégie » européenne à la mise en œuvre a posteriori d’actions humanitaires (en
situations de guerre) ou de sanctions (après des coups d’État), déphasage entre les
moyens de la coopération et l’échelle de certains conflits (génocide rwandais,
guerres civiles et frontalières dans la région des Grands Lacs, etc.). D’une manière
générale, l’objectif nouveau de prévention des conflits qui est assigné à la coopéra-
tion n’emporte pas facilement la conviction des acteurs de la Commission : « La
prévention des conflits, ça fait très bien dans les discours mais en pratique, à moins
de mettre 500 000 hommes dans chacun des pays, on ne voit pas bien comment on
va faire » 3.
Quoi qu’il en soit, dans les années 1990, la conditionnalité politique en matière
de droits de l’homme et de démocratie s’est imposée – sous la forme juridiquement
consacrée d’« élements essentiels » des accords de coopération – dans les relations de

1. Ainsi, au Niger, suite au coup d’État du colonel Ibrahim Baré qui a eu lieu en
janvier 1996, tous les bailleurs de fonds ont d’abord suspendu leur coopération, l’UE suspen-
dant sa coopération pour une durée de 6 mois par décision adoptée à l’unanimité au Conseil.
Mais le Gouvernement français de l’époque, qui a rétabli sa coopération bilatérale dès
mars 1996, a rapidement rompu l’unanimité des États membres de l’UE nécessaire pour pro-
roger la suspension de la coopération européenne. Cf. A. Koulaïmah-Gabriel, « La suspension
de l’aide comme sanction de la non-performance : l’Europe et les leçons de la crise
nigérienne », Maastricht, European Centre for Development Policy Management, mai 1998.
2. À ce titre, en Somalie, en Angola et au Libéria, par exemple, États sapés par des guerres
civiles récurrentes dans les années 1990, l’UE a maintenu une aide alimentaire et humanitaire
coordonnée avec l’ONU et les ONG. Sur les modalités et les limites de la coopération euro-
péenne dans ces situations, cf. E. Visman, « Cooperation with Politically Fragile Countries :
Lessons from EU Support to Somalia », Maastricht, European Centre for Development Policy
Management, 1998 et A. A. Sanches, « EU Cooperation with Politically Fragile Countries :
Lessons from Angola », Maastricht, European Centre for Development Policy Management,
1999.
3. Entretien avec un membre du cabinet du commissaire Poul Nielson.

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Franck Petiteville
l’UE avec les pays d’Europe centrale et orientale, la Communauté des États indépen-
dants, l’Amérique latine, la Méditerranée et le Moyen-Orient. Ce processus couronne
une évolution réclamée de longue date par le Parlement européen, qui est à l’origine
d’un rapport annuel et d’une centaine de résolutions par an relatifs aux droits de
l’homme dans le monde 1. Il est remarquable que cette nouvelle conditionnalité poli-
tique de la coopération communautaire s’accompagne d’une échelle de sanctions gra-
duée établissant un continuum avec la PESC : en cas de violations des droits de
l’homme et/ou des principes démocratiques par le pays partenaire, la suspension de la
coopération communautaire peut être, le cas échéant, complétée par des sanctions
diplomatiques et/ou économiques sous forme de positions communes adoptées par les
États membres de l’UE dans le cadre de la PESC (cas du Nigéria, de la Yougoslavie
et de la Birmanie dans les années 1990). La conditionnalité politique de l’aide com-
munautaire traduit donc bien un processus de « politisation » qui brouille les frontières
entre action communautaire extérieure et PESC.
Toutefois, les clauses relatives aux droits de l’homme et à la démocratie ne sont
pas systématiquement incluses dans tous les accords de coopération conclus par
l’UE avec les pays tiers, ce qui constitue une première faiblesse de la « diplomatie
coopérante » européenne en matière de droits de l’homme 2. Ainsi, la Chine, priorité
extérieure croissante de l’UE ces dernières années (ce qui s’est notamment traduit
par l’activisme de la Commission dans la préparation d’un accueil favorable à la
candidature de la Chine à l’OMC) est liée à l’UE par un accord de coopération et de
commerce datant de 1985 ne faisant aucune mention des droits de l’homme. Sur ce
thème, l’UE a simplement engagé en 1995 un « dialogue » avec les autorités chi-
noises. De même, l’UE n’est pas parvenue à faire signer aux États membres de
l’ASEAN des accords comportant des clauses relatives au droits de l’homme. Par
ailleurs, les accords de coopération sectoriels conclus par l’UE avec certains États
industrialisés comme les États-Unis ou le Canada sont exempts de clauses suspen-
sives relatives aux droits de l’homme, mais comportent, de manière très significa-
tive, des engagements communs à promouvoir la démocratie et les droits de
l’homme dans le monde 3.
Par ailleurs, l’examen des cas de suspension de la coopération communautaire
pour violation des principes démocratiques renforce l’impression d’une inégalité de
traitement selon le statut géopolitique et économique des États : ainsi l’UE a suspendu
les programmes d’aide technique avec la Biélorussie en septembre 1997 pour viola-
tion des droits de l’homme et des principes démocratiques, mais face à la politique
russe en Tchétchénie (où la première intervention a eu lieu en décembre 1994) il a
fallu attendre les opérations militaires radicales de l’automne 1999 pour que le Conseil
des ministres de l’UE décide finalement, en mars 2000, d’un gel des crédits de TACIS

1. Le Parlement a d’ailleurs obtenu en 1994 la création d’une ligne budgétaire unique


(ligne budgétaire B7-70) sous le titre solennel « Initiative européenne pour la démocratie et la
protection des droits de l’homme » dont le montant en augmentation rapide (91 millions
d’euros en 1996) a financé près de 150 projets en faveur des droits de l’homme depuis sa créa-
tion (soutien aux réformes démocratiques, aux ONG, aux minorités ethniques, etc.).
2. Cf. A. Ward, « Frameworks for Cooperation between the European Union and Third
States : A Viable Matrix for Uniform Human Rights Standards ? », European Foreign Affairs
Review, 3, 1998.
3. Le seul pays occidental avec lequel l’UE a tenté de négocier un accord comportant une
clause relative au respect mutuel des droits de l’homme a été l’Australie (suite à des demandes
formulées par des groupes d’aborigènes australiens auprès de l’UE), mais cette tentative a été
repoussée en 1997 par le Gouvernement australien.

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La coopération économique de l’Union européenne


attribués à la Russie, l’aide étant en outre rétablie dès le mois de juillet 2000. Ces
concessions à la realpolitik peuvent être interprétées comme peu compatibles avec
l’éthique d’une « politique étrangère des droits de l’homme » digne de ce nom 1. Elles
limitent en tout cas sa crédibilité comme le souligne férocement un haut-fonctionnaire
de la Commission : « Tout le monde sait que la Communauté n’a pas de politique en
matière de droits de l’homme, c’est-à-dire qu’il n’y a pas une évaluation institution-
nelle des objectifs en matière de droits de l’homme et qu’il n’y a pas de traitement
cohérent des situations qui appelleraient une réaction basée sur cette politique. Par
contre, on a une ligne budgétaire “droits de l’homme” » 2.
D’une manière générale, le processus de « politisation » de la coopération com-
munautaire rencontre des limites évidentes dans toutes les régions du monde autres
que les ACP. Ainsi, la « stratégie asiatique » présentée par la Commission en 1994
mêle effectivement aux impératifs économiques des objectifs politiques, voire
géostratégiques, très ambitieux (contribution de l’UE au dialogue régional sur la sécu-
rité incluant le contrôle des armes et la non-prolifération nucléaire) 3. Outre que ce dis-
cours enchevêtre compétences communautaires de la coopération et compétences
intergouvernementales de la PESC sans préciser comment les unes et les autres s’arti-
culeront dans la pratique, l’ambition pour l’UE de jouer un rôle dans la sécurité en
Asie paraît très surévaluée par rapport à son influence géopolitique réelle dans la
région 4. Même sur le terrain plus classique de la démocratie et des droits de l’homme,
les déclarations officielles de l’UE (notamment contre le régime birman à l’occasion
de l’adhésion de la Birmanie à l’ASEAN en 1997) ont fait à plusieurs reprises l’objet
d’un rejet poli de la part des gouvernements asiatiques dans le cadre du dialogue
ministériel UE/ASEAN, au point que le sujet y est désormais quasiment évité pour
éviter de paralyser les négociations économiques 5.
De même, en Méditerranée, le « processus de Barcelone » mêle à ce point les
objectifs politiques et économiques – le développement économique de la rive sud de
la Méditerranée apparaissant comme le moyen le plus sûr de stabiliser et de sécuriser
la région – que la coopération euro-méditerranéenne a pu être analysée comme visant
à faire « entrer la politique étrangère par la porte de derrière » 6. Pourtant, la capacité
d’action de l’UE à l’égard des processus de démocratisation dans la région se révèle
très faible. En théorie, l’UE détient plusieurs leviers d’action : une ligne budgétaire
« Méda-Démocratie » créée en 1996 à l’initiative du Parlement européen soutient
l’action d’ONG œuvrant pour le respect des droits de l’homme dans les pays de la
zone ; par ailleurs, le recours à une suspension des crédits de MEDA en cas de viola-
tion des droits de l’homme et des principes démocratiques se combine avec l’inclusion
des droits de l’homme dans les accords d’association euro-méditerranéens. Toutefois,
entre le financement d’ONG souvent en délicatesse avec les pouvoirs en place et le
recours théorique à la sanction de la suspension de la coopération pour les situations
graves, existe une zone grise et en réalité très vaste qui délimite la difficulté de l’UE

1. Cf. K. E. Smith, « The Use of Political Conditionality in the EU’s Relations with Third
Countries : How Effective ? », European Foreign Affairs Review, 3, 1998.
2. Entretien avec un membre du cabinet du commissaire Poul Nielson.
3. Cf. Commission, « Vers une nouvelle stratégie asiatique », cité.
4. Cf. D. Mahncke, « Relations Between Europe and South-East Asia : The Security
Dimension », European Foreign Affairs Review, 2, 1997.
5. Cf. J. A. McMahon, « ASEAN and the Asia-Europe Meeting… », art. cité.
6. Cf. R. Gomez, « The EU’s Mediterranean Policy… », cité.

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Franck Petiteville
à agir en faveur de la démocratisation sans indisposer les gouvernements des États
méditerranéens « partenaires » 1.
Quant à l’implication de l’Union européenne dans le processus de paix israélo-
arabe, elle constitue un exemple paradigmatique des limites de la diplomatie coopé-
rante européenne. L’UE s’est rapidement imposée comme le principal pourvoyeur de
fonds du processus de paix israélo-palestinien, en particulier dans le soutien écono-
mique apporté aux territoires sous autorité palestinienne (54 % de l’aide internationale
engagée entre 1993 et 1997 dont 41 % fournis par la Communauté) 2. Pour ce qui
concerne l’aide communautaire stricto sensu, l’effort réalisé en faveur des Palesti-
niens (avec une aide per capita 10 fois plus importante que pour les ACP) traduit
incontestablement une recherche de « positionnement européen » dans un des hauts
lieux symboliques (et médiatiques) de la « scène internationale » ou, plus précisé-
ment, la tentative de positionnement des États-membres qui misent sur l’Union euro-
péenne pour relayer leur action et tenter d’exister dans la région face aux États-Unis.
Comme l’a montré Frédéric Charillon, les ressources de la diplomatie déclaratoire
dans le cadre de la PESC, combinées avec une aide financière particulièrement impor-
tante ont ainsi permis à « l’Europe » de faire entendre sa différence dans l’approche
du processus de paix, mettant notamment l’accent sur la défense des acquis d’Oslo et
des droits des Palestiniens, chaque fois que les États-Unis semblaient trop conciliants
avec leur allié israélien 3. Pour autant, même si le bilan politique de la diplomatie coo-
pérante européenne n’est pas inconsistant (appui à l’organisation des élections pales-
tiniennes de 1996, désignation d’un « émissaire permanent » de l’UE en la personne
de l’ancien ambassadeur espagnol en Israël Miguel Moratinos), cette stratégie n’est
guère parvenue à imposer l’UE face aux États-Unis dans le parrainage des négocia-
tions israélo-palestiniennes. Tout se passe en réalité comme si la diplomatie coopé-
rante européenne était inhibée par une inversion entre la fin (l’influence diplomatique)
et les moyens (l’aide financière) : « Le discours convenu sur l’Europe au Moyen-
Orient, c’est de dire : nous payons pour l’essentiel, donc nous devons avoir un rôle » 4.
Cette réduction de la diplomatie coopérante communautaire à la dimension finan-
cière de l’aide constitue l’un de ses handicaps fondamentaux, qui renvoie en profon-
deur au déséquilibre entre les ressources mises à disposition de la Communauté pour
la gestion de ses relations extérieures et l’absence de compétences communautaires en
matière de PESC :

« La Commission a très tôt reçu de l’argent à gérer à une époque où sur le plan
politique elle n’existait pas. Tout ça s’est progressivement accru, la mécanique,
la quantité d’argent a augmenté en même temps qu’augmentait la demande

1. L’un des rares cas de suspension de l’aide MEDA pour violations des droits de
l’homme a été décidé à l’encontre de la Turquie (à propos de la question kurde) par le Parle-
ment européen dans sa résolution du 18 septembre 1996, le Parlement s’appuyant ensuite sur
ses pouvoirs budgétaires pour contraindre la Commission à geler les crédits de MEDA prévus
pour la Turquie dans le budget 1997.
2. « The Role of the European Union in the Peace Process and its Future Assistance to the
Middle East », Communication de Manuel Marin, Vice-président de la Commission euro-
péenne, Bruxelles, 26 janvier 1998.
3. Cf. F. Charillon, « La stratégie européenne dans le processus de paix au Moyen-Orient :
politique étrangère de proximité et diplomatie du créneau », dans F. Durand,
A. de Vasconcelos, La PESC, ouvrir l’Europe au monde, op. cit.
4. Entretien avec un haut fonctionnaire de la Commission, ancien chef de délégation de la
Commission à Jérusalem.

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La coopération économique de l’Union européenne


d’Europe à l’extérieur : les citoyens, le monde entier, les pays du Tiers Monde…
Et entre les deux, il y a une espèce de fossé, un peu comme un château fort, où il
n’y a rien. Entre les deux, il devrait y avoir une volonté consciente et constructive
des acteurs politiques qui décident des transferts de compétences, de transférer
effectivement au centre européen, à Bruxelles, des pouvoirs en matière de poli-
tique étrangère, ce qui ne s’est jamais fait, enfin pas vraiment. Alors a cru à l’inté-
rieur de la Commission une culture de l’argent, qui se manifeste à tous les
niveaux, depuis les fonctionnaires individuels jusqu’à l’Europe au sens le plus
élevé politiquement. Culture qui se manifeste par une attention et une importance
démesurée qui est accordée à l’argent comme traduction d’une position politique,
d’un engagement politique. À cause de ça, cet aspect argent-pouvoir a grandi
d’une manière un peu maladive, un peu pathologique, sans vraiment suivre une
évolution politique. On a continué à amasser de l’argent à dépenser parce que on
a vécu sur cette illusion que le fait de recevoir de l’argent voulait dire que les gens
avaient plus confiance en nous, qu’on était plus important et que la place de
l’Europe dans le monde croissait. Il y a une espèce de repli psychologique des
acteurs communautaires sur cet aspect argent. L’argent est vu non comme un ins-
trument de la politique, mais comme un substitut à la politique » 1.

LA COMMISSION DANS LA GESTION DE LA COOPÉRATION :


CRISE MANAGÉRIALE ET TUTELLE DES ÉTATS-MEMBRES ?

Si la diplomatie coopérante communautaire peine à mettre en scène l’Union euro-


péenne au plan international, c’est donc aussi pour une série de facteurs propres au
système politique européen lui-même. De fait, la Commission ne dispose ni des res-
sources ni du mandat qui lui seraient nécessaires pour jouer pleinement le rôle de
« quasi-État » qu’impliquent la globalisation et la politisation de la coopération com-
munautaire. On peut en effet établir cette analyse à partir de l’observation de deux pro-
blèmes fondamentaux : la crise managériale à laquelle la Commission se trouve
confrontée dans la gestion des relations extérieures de l’UE et la tutelle qu’exercent
les États membres de l’UE sur celle-ci.
La Commission reconnaît officiellement les problèmes de « capacité managériale »
que lui pose le développement des programmes de coopération extérieure 2 : multiplica-
tion des différents services chargés des relations extérieures (répartis en 4 directions géné-
rales aujourd’hui contre 2 au début des années 1980 3), dissémination des lignes budgé-
taires affectées aux programmes de coopération (plus de 60 sans compter le Fonds
européen de développement), prolifération des bases juridiques (environ 80 règlements),

1. Ibid.
2. Cf. « The European Community’s Development Policy », cité, ainsi que la
« Communication concernant la réforme de la gestion de l’aide extérieure », Bruxelles, 16 mai
2000.
3. La direction générale du Développement (pour les relations avec les États « ACP », la
gestion du Fonds européen de développement, l’aide alimentaire communautaire, le cofinance-
ment des ONG, la gestion de l’office humanitaire « ECHO »), la direction générale des Rela-
tions extérieures (pour la gestion du programme « ALA » avec l’Amérique latine et l’Asie, du
programme « MEDA » avec les pays de la Méditerranée, du programme « TACIS » avec la
Communauté des États indépendants), la direction générale du Commerce (pour les accords de
coopération commerciale), la direction générale de l’Élargissement (pour le programme
« PHARE » et les relations avec les pays d’Europe centrale et orientale).

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Franck Petiteville
insuffisance des ressources en personnel que la Commission estime à plus de 1 300 postes
dans les services chargés des relations extérieures (et qui conduit à une sous-traitance mas-
sive auprès de bureaux d’assistance technique externes, pour un coût représentant jusqu’à
80 % du budget administratif total des délégations de la Commission dans le monde) 1.
L’ensemble de ces difficultés dans la gestion interne des services chargés de la
coopération se traduit par une série de dysfonctionnements dans l’exécution des pro-
grammes de coopération : allongement des délais pour le décaissement des fonds
communautaires (4 ans et demi en moyenne et jusqu’à 8 ans pour certains
programmes !), écart entre crédits d’engagement et dépenses réelles (les secondes
ayant représenté à peine trois quarts des premiers sur la période 1986-1998), accumu-
lation consécutive d’engagements non liquidés (plus de 20 milliards d’euros fin
1999), difficulté pour les services de la Commission de suivre la gestion individualisée
des projets de coopération sans parler de leur évaluation (près de 14 500 projets
engagés et 30 000 contractés en 1999), difficulté de maintenir une concertation appro-
fondie avec les sous-traitants de l’aide (ONG, bureaux d’assistance technique), avec
les organisations multilatérales et même avec les États partenaires. Dans ce contexte,
la gestion courante des projets de coopération se ramène essentiellement à l’engage-
ment de crédits (34 180 paiements et 2 715 nouvelles décisions de financement en
1999) : « Le critère de la performance, c’est l’engagement, ce n’est ni le paiement ni
le bon déroulement d’un projet ni l’impact du projet, et encore moins l’impact de la
stratégie vis-à-vis de la région » 2. À la veille de la réforme de l’aide extérieure lancée
en mai 2000, la Commission estimait ainsi se trouver dans une « situation critique : sa
gestion s’est détériorée au fil du temps au point d’entamer la crédibilité de ses poli-
tiques extérieures et d’altérer l’image de l’Union européenne dans le monde » ; étaient
notamment évoqués « la lenteur et l’inadaptation » de l’exécution des programmes
d’aide extérieure, « leur qualité médiocre, la centralisation et la rigidité excessive des
procédures » ; concernant les délais de décaissement de l’aide communautaire, la
Commission estimait la situation « insoutenable » 3.
Au total, en matière de coopération extérieure comme dans bien d’autres
domaines de l’action communautaire, la Commission récolte aujourd’hui en termes de
mismanagement le fruit d’une quinzaine d’années d’accroissement de ses compé-
tences, lorsque ni ses ressources en personnel ni la rationalisation de son organisation
institutionnelle et financière n’ont été en mesure de suivre le mouvement 4. Étant tenus
pour avoir joué un rôle majeur dans la chute de la Commission Santer, ces problèmes
de gestion interne font aujourd’hui, on le sait, l’objet de la plus vaste réforme expéri-

1. Les effectifs de la Commission en charge de la gestion de programmes de coopération


à Bruxelles représentent environ 2000 personnes, dont plus de 750 personnes à la DG des Rela-
tions extérieures, 650 à l’« Office de la Coopération » (ex- « Service commun des relations
extérieures ») et près de 400 à la DG du Développement. Ce à quoi il faut ajouter 2500 per-
sonnes (fonctionnaires et agents locaux confondus) employées dans les 128 délégations de la
Commission implantées dans le monde, dont les trois quarts sont situées dans les régions desti-
nataires de programmes de coopération.
2. Entretien avec un haut fonctionnaire de la Commission, membre du cabinet de Poul
Nielson.
3. « Communication à la Commission concernant la réforme de la gestion de l’aide
extérieure », cité, p. 5 et p. 8.
4. Cf., sur le problème général de « management » de la Commission européenne,
L. Metcalfe, « After 1992 : Can the Commission Manage Europe ? », Australian Journal of
Public Administration, mars 1992 ; T. Christiansen, « A Maturing Bureaucracy ? », dans
J. Richardson (ed.), European Union…, op. cit.

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La coopération économique de l’Union européenne


mentée par la Commission dans toute son histoire. La gestion des relations extérieures
n’échappe donc pas au mouvement de réforme : le commissaire Chris Patten a lancé
le 16 mai 2000 un vaste programme de réforme des services de la Commission en
charge des relations extérieures. Outre une série de mesures d’urgence visant la liqui-
dation des arriérés de paiement accumulés, la réforme prévoit le renforcement de la
programmation pluri-annuelle et de l’évaluation, une gestion plus intégrée du « cycle
du projet » 1, des mesures de déconcentration de la gestion des projets en faveur des
délégations extérieures de la Commission 2, et la transformation du Service commun
des relations extérieures en véritable agence de coopération opérant sous la responsa-
bilité collégiale des commissaires investis de responsabilités dans les relations
extérieures 3. Concernant enfin son manque de ressources en personnel, la Commis-
sion affiche une position intransigeante à l’attention du Parlement et des États-
membres : « Si elle n’obtient pas les ressources nécessaires, la Commission n’aura
d’autre choix que de proposer une réduction très sévère du volume des programmes
d’aide budgétaire gérés par la Commission (éventuellement jusqu’à un tiers des
niveaux actuels). Le message clair adressé à l’autorité budgétaire est que sans les res-
sources administratives nécessaires, les programmes d’assistance devront être réduits
jusqu’à un niveau gérable » 4. La réforme des services de relations extérieures, prévue
pour s’échelonner jusqu’en 2002 selon des rythmes spécifiques aux différents objec-
tifs, a commencé de produire des effets, notamment dans la gestion financière de
l’aide 5. Mais la capacité de cette réforme à résoudre les problèmes de gestion de la
coopération est discutée à l’intérieur comme à l’extérieur de la Commission, ces pro-
blèmes étant perçus par certains comme nécessitant une profonde remise à plat insti-
tutionnelle intégrant les diverses composantes fonctionnelles de l’action extérieure de
l’Union européenne – commerce, aide financière, action diplomatique 6.

1. En théorie, le cycle du projet dans la gestion d’un programme de coopération par la


Commission comprend six étapes : la programmation pluri-annuelle et indicative de la coopé-
ration avec les pays partenaires, l’identification de projets éligibles dans ce cadre, l’évaluation
ex ante (étude de faisabilité), la décision financière, l’exécution du projet (appels d’offres,
conclusion de contrats, surveillance technique et financière, paiements) et enfin l’évaluation ex-
post du projet.
2. Actuellement, les délégations ont une autonomie interne limitée en ce qui concerne la
gestion des programmes de coopération : dans les ACP et les PECO par exemple, elles ne peu-
vent passer des appels d’offres pour l’exécution d’un projet que jusqu’à 5 millions d’euros.
3. Le Service commun des relations extérieures, doté d’environ 650 personnes, avait été
mis en place en 1998 pour coordonner la mise en œuvre des différents programmes de coopé-
ration extérieure gérés par la Commission (programmes PHARE et ECHO exceptés). Le ren-
forcement de ses compétences dans la gestion opérationnelle (et notamment financière) de la
coopération à l’occasion de sa transformation en « Office de la coopération » est opérationnelle
depuis le 1er janvier 2001.
4. « Communication à la Commission concernant la réforme de la gestion de l’aide
extérieure », cité, p. 17.
5. En novembre 2000, le nombre de décisions de paiement en attente avait été réduit de 50 %
par rapport à l’année précédente, et le taux d’exécution des dépenses engagées était remonté à
75 %, la Commission ayant déboursé 150 millions d’euros de plus que l’année précédente.
6. Selon un fonctionnaire de la Commission que nous avons interrogé, la réforme en cours
reste une solution de « compromis » qui ne remet pas suffisamment en cause l’organisation mi-
fonctionnelle mi-géographique des services des relations extérieures de la Commission. Pour
les arguments en faveur d’une réorganisation fonctionnelle, cf. J. Bossuyt, T. Lehtinen,
A. Simon, G. Laporte, G. Corre, « Assessing Trends in EC Development Policy, an Indepen-
dent Review of the European Commission’s External Aid Reform Process », Maastricht, Euro-
pean Centre for Development Policy Management, mai 2000.

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Franck Petiteville
Au-delà des difficultés managériales de la Commission dans la gestion des pro-
grammes de coopération extérieure, d’autres limites fondamentales à l’action de la
Commission tiennent à l’incomplétude des compétences qui lui ont été dévolues et au
poids encore déterminant des États-membres dans la coopération internationale de
l’Union européenne. Le problème est en fait déclinable à deux niveaux : d’une part,
les États-membres sont encore loin d’avoir transféré au niveau communautaire leurs
compétences en matière de coopération internationale ; d’autre part, leur rôle reste très
influent dans le processus décisionnel en ce qui concerne la coopération communau-
taire proprement dite. Le premier problème est connu pour avoir été souvent souligné
comme une faiblesse de la coopération internationale de l’Europe 1. L’écart entre le
poids de l’Union européenne (Communauté et États-membres) dans l’aide publique
internationale (55 %) et celui de la Communauté européenne stricto sensu (12 %)
montre que le champ de la coopération internationale n’est qu’assez faiblement
« communautarisé », même si on constate ces dernières années un accroissement des
fonds communautaires qui se conjugue avec un rétrécissement des budgets de coopé-
ration bilatérale des États-membres. De toute évidence, le poids de la Communauté
européenne en matière de coopération internationale serait autrement plus important
si les ressources que les États-membres affectent à leur coopération bilatérale lui
étaient transférées. En attendant, il n’est guère étonnant que l’Union européenne n’ait
pas, dans les forums de la coopération internationale, une influence décisionnelle à la
hauteur des contributions financières dispersées de la Communauté et de ses États-
membres 2.
La Commission a beau faire valoir que la Communauté est porteuse d’une réelle
« valeur ajoutée » par rapport aux coopérations bilatérales (champ d’action mondial,
masse critique des programmes, combinaison entre commerce et aide, capacité de dia-
logue avec les organisations régionales et internationales 3), ces arguments ne suffi-
sent pas à convaincre les États-membres d’accroître les transferts de compétences et
de moyens de la coopération internationale vers la Communauté. Quant aux clauses
du traité de Maastricht appelant au renforcement de la « coordination » et de la
« complémentarité » entre la Communauté et les États-membres en matière de coopé-
ration internationale, trop vagues pour être juridiquement contraignantes, elles n’ont
servi qu’à perpétuer des résolutions rituelles et essentiellement incantatoires au Con-
seil des ministres du « Développement » 4. Il est clair que la Communauté se heurte ici

1. Cf. P. Marchesin, « La difficile intégration des coopérations à l’échelle européenne »,


Revue Tiers Monde, 151, juillet-septembre 1997.
2. Le meilleur exemple est certainement celui des programmes d’ajustement structurel en
Afrique que l’Union européenne (Communauté et États-membres) finance pour près des deux
tiers alors que les programmes sont très largement élaborés par le FMI. Sur le rôle ambigu de
l’UE dans ce domaine, cf. J. Coussy, « L’appui de l’Union européenne aux ajustements
structurels », dans GEMDEV, La convention de Lomé en questions…, op. cit.
3. Cf. « The European Community’s Development Policy », cité, p. 15.
4. En juillet 1974 déjà, le Conseil avait adopté une résolution appelant les États-membres
et la Communauté à coordonner leur politique d’aide au développement. Ce thème a encore fait
l’objet de longs développements lors du Conseil « Développement » du 18 mai 2000… Sur ce
débat, cf. J. J. Gabas, « Réflexions à propos de la coordination et de la cohérence des
politiques », dans GEMDEV, L’Union européenne et les pays ACP…, op. cit. ; C. Loquai,
« The Europeanisation of Development Cooperation : Coordination, Complementarity,
Coherence », Maastricht, European Centre for Development Policy Management, 1996 ;
J. Bossuyt, J. Carlsson, G. Laporte, B. Oden, « Improving the Complementarity of European
Union Development Cooperation : From the Bottom Up », Maastricht, European Centre for
Development Policy Management, 1999.

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à la volonté de rétention de compétences de la part d’un certain nombre d’États-
membres – à commencer par la France – dans un domaine, la coopération bilatérale,
qui constitue une dimension essentielle de leur politique étrangère 1.
En second lieu, il faut souligner qu’en matière de coopération communautaire, la
marge d’action de la Commission par rapport aux États-membres se situe, comme
dans bien d’autres champs de l’action communautaire, entre « autonomie et dépen-
dance » 2. C’est particulièrement le cas de la coopération UE/ACP qui conserve une
forte dimension intergouvernementale : conventions négociées entre États (même si le
rôle de la DG Développement dans la conduite des négociations est loin d’être mar-
ginal il est vrai), coopération gérée par les institutions « paritaires », montant du FED
décidé par les États-membres eux-mêmes sur la base de leurs contributions volon-
taires. Il ne reste alors comme principale compétence à la Commission que la gestion
courante dudit FED (et encore, dans le cadre d’un comité du FED composé de repré-
sentants des États-membres 3).
En ce qui concerne la politique de coopération communautaire d’une manière
générale, c’est le Conseil des ministres, notamment dans sa formation « Développe-
ment », qui a le pouvoir formel d’adopter à la majorité qualifiée les règlements insti-
tuant les programmes communautaires de coopération, le pouvoir de la Commission
résidant essentiellement dans son monopole de l’initiative. À cet égard, la faible fré-
quence de réunion du Conseil « Développement » (2 réunions par an) ne doit pas
accréditer l’idée que le Conseil ne prend que des décisions d’ordre général, car le tra-
vail de défrichage décisionnel réalisé en amont par les fonctionnaires des ministères
de la coopération des États-membres est particulièrement intense (43 réunions du
groupe de travail sur la coopération au développement en 1997). Par ailleurs, l’exten-
sion de la procédure de codécision aux programmes de coopération communautaire
décidée lors de la signature du traité d’Amsterdam (article 179 nouveau), si elle ren-
force le caractère communautaire des décisions prises en matière de coopération en y
associant plus étroitement le Parlement, ne retire rien aux prérogatives des États-
membres tout en rendant le processus décisionnel plus complexe.
Il faut enfin ajouter que la « comitologie » sévit en matière de coopération comme
dans tous les autres domaines de l’action communautaire 4. Et là comme ailleurs, la

1. Cf., pour le cas de la France, J. Adda, M.-C. Smouts, La France face au Sud, Paris, Kar-
thala, 1989, et plus généralement, M.-C. Kessler, La politique étrangère de la France, Paris,
Presses de Sciences Po, 1998.
2. Cf. C. Lequesne, « La Commission européenne entre autonomie et dépendance »,
Revue française de science politique, 46 (3), juin 1996.
3. Le comité se réunit chaque mois pour examiner les propositions de financement de la
Commission. En théorie, les représentants des États-membres votent suivant un système de
pondération des voix qui reflète la contribution des 15 États-membres au FED. Si le comité
émet un avis négatif, la Commission doit revoir sa proposition. Il est vrai que, dans la pratique,
l’atmosphère est moins au contrôle de la Commission qu’au consensus building. Les décisions
font rarement l’objet d’un vote formel et il est encore plus rare que le comité aboutisse à une
décision de rejet.
4. Rappelons qu’on désigne ainsi les quelque 300 comités spécialisés dans les multiples
secteurs de législation communautaire, composés de fonctionnaires représentant les États-
membres et chargés par le Conseil d’assister la Commission dans sa compétence exécutive. Il
existe trois types de comités (comités consultatifs, de gestion, et de réglementation) dont les
procédures internes de décision sont plus (comité de réglementation) ou moins contraignantes
(comité consultatif) pour la Commission. Les comités actifs dans la mise en œuvre des pro-
grammes de coopération extérieure sont des comités de gestion qui peuvent, par un avis négatif,
obliger la Commission à renvoyer les mesures qu’elle propose devant le Conseil. Sur l’étendue

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comitologie permet aux États-membres de contrôler la manière dont la Commission
s’acquitte des compétences d’exécution qui lui sont déléguées par le Conseil. En
l’occurrence, chaque programme de coopération ayant sa propre base juridique, elle-
même à l’origine d’un comité spécialisé, il existe actuellement une cinquantaine de
comités de gestion différents dans le domaine de la coopération extérieure : le pro-
gramme ALA a ainsi « son » comité, le programme MEDA le sien, de même que le
cofinancement des ONG, l’aide humanitaire, etc. Autant de comités de fonctionnaires
qui représentent les ministères des Affaires étrangères et de la Coopération des États-
membres et qui alourdissent la gestion courante de la coopération communautaire par
la Commission 1. Ce n’est pas que la coopération communautaire soit si sensible
qu’elle mérite un contrôle particulièrement rigoureux de la part des États-membres –
les comités approuvent d’ailleurs quasi-systématiquement les projets que la Commis-
sion leur soumet – mais plutôt que les engagements de crédits communautaires sont
susceptibles de financer une assistance technique source de contrats potentiels dans les
États-membres pour des opérateurs tels que consultants nationaux, bureaux d’études,
entreprises industrielles, etc. Les représentants des États-membres dans les comités
ont donc notamment pour mission de s’informer en amont des projets de coopération
qui représentent le meilleur « investissement sur retour » pour des entreprises
nationales 2. Dans ce contexte, la réforme en cours annoncée par le commissaire Chris
Patten pour réduire le rôle des comités à l’examen des orientations générales des pro-
grammes de coopération – ce qui donnerait à la Commission une plus grande auto-
nomie dans la gestion courante des projets – ne paraît pas gagnée d’avance.
En définitive, la notion de capability-expectations gap avancée au début des
années 1990 par Christopher Hill pour caractériser l’écart entre les attentes placées
dans l’émergence de l’UE comme acteur international et les limites de son engage-
ment effectif est-elle toujours pertinente ? 3 La réponse est complexe. La PESC reste
un chantier en devenir et le constat de l’impuissance européenne face aux conflits de
l’ex-Yougoslavie tout au long des années 1990 a amplement démontré les limites de
l’apport des traités de Maastricht et d’Amsterdam en matière de PESC. Mais l’action
extérieure de l’UE ne s’épuise pas dans la PESC et, comme le souligne Hazel Smith,
c’est succomber à un biais néo-institutionnaliste (et néo-réaliste) que de le croire 4. De
fait, la dimension économique de l’action extérieure de l’UE s’est aussi considérable-
ment étoffée durant la dernière décennie. Outre l’affermissement du rôle joué par l’UE

et la complexité du phénomène, cf. R. Pedler, G. Shaefer (eds), Shaping European Law and
Policy, The Role of Committees and Comitology in the Political Process, Maastricht, European
Institute of Public Administration, 1996 ; J. L. Sauron, « Comitologie : comment sortir de la
confusion ? », Revue du marché unique européen, 1, 1999.
1. L’un des exemples les plus frappants est celui de l’aide humanitaire : pour faire face à
une situation d’urgence, la Commission peut prendre de sa propre initiative une décision rela-
tive à une intervention communautaire ; mais si le montant de l’opération envisagée dépasse
2 millions d’euros, elle doit en informer les États-membres dans les 48 heures et sa décision est
ensuite soumise pour approbation au « comité de gestion de l’aide humanitaire ». Ce comité se
réunit en moyenne une fois par mois. Cf. « Règlement du Conseil du 20 juin 1996 relatif à
l’action communautaire dans le domaine humanitaire » (CE 1257/96).
2. Un fonctionnaire français du ministère des Affaires étrangères, en charge du suivi des
programmes de coopération communautaire avec l’Amérique latine et l’Asie, nous a ainsi
expliqué que sa préoccupation principale était de mobiliser les bureaux d’études français sur les
projets de coopération retenus.
3. Cf. C. Hill, « The Capability-Expectations Gap… », art. cité.
4. H. Smith, « Actually Existing Foreign Policy – or not ? », cité.

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La coopération économique de l’Union européenne


dans le nouvel ordre commercial international (accord de Marrakech et entrée en fonc-
tion de l’OMC), la coopération européenne, combinant les instruments de l’aide finan-
cière et des accords commerciaux, s’est incontestablement « globalisée » en se
déployant bien au-delà de la zone traditionnelle des ACP et en adaptant sa doctrine –
ce que nous avons appelé le « co-régionalisme libre-échangiste » – au contexte de
mondialisation de l’économie. D’une manière générale, les relations extérieures de
l’UE, longtemps conçues sur un mode réactif, font désormais l’objet de projections à
long terme, comme le montre la multiplication des « documents stratégiques » éla-
borés par la Commission sur l’Asie, l’Amérique latine, la Chine, etc. Tout se passe
comme si la Commission prolongeait, par un nouvel activisme économique interna-
tional, la dynamique achevée du marché intérieur 1. Ce faisant, et sous contrôle des
États membres de l’UE, la Commission travaille à mettre en scène non seulement la
Communauté européenne qu’elle représente officiellement mais aussi l’Union euro-
péenne, malgré l’absence de personnalité juridique de celle-ci au plan international :
comme le suggère Michael Smith, la Communauté peut alors être interprétée comme
l’« agent » d’une Union européenne qui s’impose comme « acteur stratégique de
l’économie politique internationale » 2.
Il serait toutefois réducteur de conclure que des deux principaux bouleversements
internationaux des années 1990 – la fin de la guerre froide et la mondialisation de
l’économie – l’UE n’aura su s’adapter qu’au second. La fin de la guerre froide a
permis à l’Union européenne de lier sa coopération à la projection de valeurs poli-
tiques (démocratie, droits de l’homme, etc.) qu’elle porte en elle depuis son origine
mais qui pouvaient difficilement trouver à s’exprimer dans le monde rigidifié de la
bipolarité. Cette « politisation incrémentale » de la coopération européenne aboutit à
l’émergence de ce que nous avons appelé une « diplomatie coopérante », dont on peut
certes à loisir souligner les limites, mais qui se situe aussi en contre-champ de l’échec
de la PESC souvent diagnostiqué. Elle renvoie plus globalement à ce que certains
auteurs ont conceptualisé comme une forme inédite de « soft power » international,
mode d’influence feutré, misant sur les ressources attractives de la coopération plutôt
que sur les effets dissuasifs de la puissance-contrainte 3.

Franck Petiteville est maître de conférence de science politique à l’université


René Descartes (Paris V) et chercheur associé au CERI (Centre d’études et de
recherches internationales). Dans le champ des relations internationales, il est l’auteur
de La coopération décentralisée, les collectivités locales dans la coopération Nord-
Sud, Paris, L’Harmattan, 1995 ; « Trois figures mythiques de l’État dans la théorie du
développement », Revue internationale des sciences sociales, 155, mars 1998 ; « Les
processus d’intégration régionale, vecteurs de structuration du système inter-
national ? », Études internationales, 28 (3), septembre 1997 ; « Quatre décennies de

1. Cf. M. Cremona, « The European Union as an International Actor : The Issues of Flexi-
bility and Linkage », European Foreign Affairs Review, 3, 1998.
2. M. Smith, « Does the Flag Follow Trade ?… », cité.
3. Le concept de « soft power » a été avancé par J. Nye pour caractériser les mutations
récentes de la diplomatie américaine (J. Nye, The Changing Nature of American Power, New
York, Basic Books, 1990). Il a été repris notamment par M. Smith (« The EU as an Interna-
tional Actor », cité) et A. de Vasconcelos (La PESC, ouvrir l’Europe au monde, op. cit.) pour
caractériser l’action internationale de l’Union européenne.

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Franck Petiteville
coopération franco-africaine : usages et usure d’un clientélisme », Études internatio-
nales, vol. 27 (3), septembre 1996 ; « Intérêt et limites du paradigme culturaliste pour
l’étude du développement », Revue Tiers Monde, 36 (144), octobre-décembre 1995. Il
travaille actuellement sur les modes d’action internationale de l’Union européenne
(<f.petiteville@wanadoo.fr>).

RÉSUMÉ/ABSTRACT

LA COOPÉRATION ÉCONOMIQUE DE L’UNION EUROPÉENNE ENTRE GLOBALISATION ET POLITISATION

La politique communautaire de coopération économique avec les pays tiers s’impose


aujourd’hui comme une composante essentielle de l’action internationale de l’Union euro-
péenne. Longtemps ciblée sur l’Afrique, elle est aujourd’hui redéployée à une échelle mondiale.
Le système de « préférences commerciales » qui structurait les relations de la Communauté
avec les pays en « développement » tend à s’effacer au profit du libre-échangisme. L’aide com-
munautaire internationale, porteuse de « valeurs » qui mettent l’Union européenne en « scène
internationale », est désormais liée à une forme de « diplomatie des droits de l’homme ». Con-
version à la globalisation et politisation incrémentale caractérisent ainsi une coopération euro-
péenne dont l’accès au statut de politique étrangère demeure toutefois suspendu à la capacité
problématique de la Commission européenne à s’imposer, vis-à-vis des États membres de
l’Union européenne, comme un acteur international à part entière.

EUROPEAN UNION ECONOMIC COOPERATION POLICY : BETWEEN GLOBALIZATION AND POLITICIZATION

Economic cooperation with third countries has become an essential element of the European
Union’s international action. For a long time, cooperation was directed towards Africa, but it
has now acquired a global dimension. The « commercial preference » system that structured
the Community’s relations with the « developing » countries is being phased out and replaced
by free trade. EU aid, the bearer of « values » which put the Union on the « international
scene », is now linked to a form of « human rights diplomacy ». Conversion to globalization and
incremental politicization thus characterize European cooperation policy. Its access to foreign
policy status continues however to depend on the problematic capacity of the European Com-
mision to make its mark as a full-fledged international actor vis-à-vis the members of the Euro-
pean Union.

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