Vous êtes sur la page 1sur 52

Jean-Pierre BOISIVON

est délégué général de l'Institut de l'entreprise.

L'éducation face aux défis du XXIe siècle


Dans une économie de la connaissance qui se mondialise, la qualité de l’éducation est devenue un
enjeu stratégique : c’est à l’école que se forge la compétitivité des entreprises. Mais l’école a du mal
à s’adapter. D’où les propositions qui suivent…

Si, de tout temps, le développement économique a été fondé sur les progrès des connaissances
scientifiques et techniques, ce qui caractérise de ce point de vue la période actuelle, c'est que la production
et la mise en œuvre des innovations ne reposent plus sur un nombre relativement restreint d'individus
œuvrant dans des laboratoires et des bureaux d'études, mais proviennent du stock de connaissances
accumulées chez un grand nombre de personnes qui ont la capacité de les transférer entre elles.

Les attentes des entreprises se sont ainsi profondément transformées sous la pression du rythme croissant
des innovations technologiques et organisationnelles. L'entreprise taylorienne des années soixante se
satisfaisait relativement bien d'une main-d'œuvre de masse peu qualifiée et peu autonome. L'entreprise du
début du XXIe siècle met en œuvre des technologies et des modes d'organisation beaucoup plus exigeants
en termes de qualifications, de compétences et de comportements professionnels et sociaux.

Une réponse qualitative inadaptée


Face à cette profonde transformation du monde, notre système éducatif a eu du mal à s'adapter. Cette
difficulté est perceptible à différents niveaux.

Le système éducatif français a procédé en dix ans à un ajustement quantitatif d'une ampleur sans
précédent. En 1985, moins de 30 % d'une classe d'âge obtenait son bac (29,4 %), dix ans plus tard plus de
60 % d'une génération est titulaire du baccalauréat (61,5 %). Mais à l'examen, on peut faire trois constats.

 Sous l'effet de la prolongation des études, le niveau d'ensemble de chaque génération a monté,
comme l'a mis en évidence l'exploitation des tests des armées. Mais à chaque étape de la scolarité
(fin de primaire, CAP, baccalauréat…) les résultats n'ont pas progressé : davantage d'élèves y
accèdent, mais ils ne surpassent pas leurs homologues d'hier en termes de connaissances
scolaires. Or les coûts par élève, en francs constants, ont progressé, en vingt ans, de 86 % dans le
premier degré, et de 65 % dans le secondaire, sous le double impact de la revalorisation des
traitements des enseignants et de la forte diminution des effectifs des classes. La permanence d'un
noyau dur d'illettrés, estimé à 10 % de chaque classe d'âge, illustre bien l'entropie qui affecte le
système.

Une pénurie de professionnels


 La montée de l'accès au baccalauréat s'est faite principalement par les filières générales et
technologiques, les bacheliers professionnels représentant moins de 20 % du total des bacheliers.
Or les baccalauréats généraux et technologiques conduisent massivement à la poursuite d'études
dans le supérieur. Nous avons ainsi en une quinzaine d'années inversé la pyramide des
qualifications, en multipliant par quatre les sortants diplômés du supérieur long et en divisant par
deux le nombre de ceux qui quittent le système de formation initiale avec un diplôme professionnel
de niveau 5, organisant ainsi une pénurie de professionnels et une surabondance de diplômés.
 Au niveau des études supérieures longues elles-mêmes, la désaffection pour les études
scientifiques fondamentales proposées par les universités pose le problème du recrutement des
enseignants et du remplacement des chercheurs.

L’enseignement professionnel dégradé


Notre société est, moins que d'autres, capable de reconnaître la pluralité des excellences. Cette infirmité lui
fait perdre beaucoup de talents et elle explique la place, le rôle et le statut diminués que nous avons
donnés à l'enseignement professionnel. Le rééquilibrage de notre système de formation passe par une
revalorisation de sa composante professionnelle, singulièrement sous sa forme d'apprentissage qui offre un
mode de formation particulièrement efficace chaque fois que l'on est en présence d'une formation à finalité
directement professionnelle, ce qui est presque toujours le cas dans l'enseignement supérieur.

L’Université paupérisée
La France est le seul pays développé qui dépense moins pour un étudiant que pour un lycéen. Quand la
dépense moyenne par étudiant est de 200 aux États-Unis, elle est de 100 dans les pays de l'OCDE et de
70 en France. Et encore s'agit-il de moyennes qui masquent des différences très importantes entre les
disciplines et les institutions éducatives.

Faute de moyens, l'Université française n'est plus en situation de donner à ses étudiants une formation de
qualité ni d'attirer des étudiants et des chercheurs étrangers de haut niveau ni même, ce qui est plus grave
encore, de retenir dans ses laboratoires ses meilleurs doctorants.

La formation continue négligée


La France incarne ce paradoxe d'être un pays qui a institué il y a trente ans une obligation légale de
formation continue et qui y consacre moins de 10 % de sa dépense globale d'éducation. Un salarié anglais
bénéficie pendant sa vie active de trois à quatre fois plus de formation continue que son homologue
français. La maintenance mal assurée du capital humain conduit à l'exclusion précoce du marché du travail.

Que faire ? Ou mieux encore, comment le faire ? De ce point de vue, soyons au moins assurés d'une chose
: il n'y aura pas de Grand soir. Tous les ministres, parfois après avoir nourri quelques illusions, ont éprouvé
la capacité de résistance du système. Quelques pistes s'ouvrent à nous, certaines pour peu de temps, qu'il
faut donc se hâter d'emprunter.

Réallouer les ressources à l’intérieur du système


La France consacre près de 7,5 % de son PIB à l'éducation et se situe dans le peloton de tête des pays de
l'OCDE. Le budget de l'Éducation a doublé en euros constants en vingt ans, quand le PIB progressait de 60
%. Les moyens sont dans le système et pas dans de nouvelles injections d'argent public. Il faut redéployer
une partie des moyens du primaire et du secondaire, qui sont surdotés, au profit des universités et de la
formation continue. La démographie des élèves et des enseignants en offre l'occasion.

La qualité de l'enseignement se joue dans les établissements et dans les classes, c'est-à-dire au niveau
des unités de production elles-mêmes. C'est à ce niveau seul que peuvent être prises en charge
l'extraordinaire diversité et la très grande hétéro-généité des situations pédagogiques concrètes.

Il faut donc donner davantage d'autonomie aux établissements à tous les niveaux : primaire, secondaire,
supérieur et une autonomie qui porte sur le cœur du métier, c'est-à-dire l'enseignement lui-même.

Mais il n'y a pas d'autonomie s'il n'y a pas évaluation et contrôle externes. La mise en place d'instances
externes d'évaluation des résultats et des performances des établissements représente donc un enjeu
majeur.
Gérer les personnes pour les motiver
Quand on cherche à expliquer les différences importantes dans les performances d'établissements qui
scolarisent des élèves comparables par leurs origines sociales, on constate que l'essentiel se situe au
niveau de l'engagement et de la motivation des enseignants, de l'existence de véritables équipes
éducatives, du leadership du chef d'établissement. Or l'Éducation nationale gère des postes et des
procédures, elle ne gère pas des personnes et elle est devenue de ce fait une gigantesque machine à
dilapider les énergies.

Mais rien ne se fera sans la coopération active des personnels. Or, pas plus que les salariés du secteur
privé, les professeurs n'aiment le changement. Les salariés du privé sont contraints de l'accepter, car c'est
la condition de la survie collective sur un marché concurrentiel. Les enseignants peuvent y échapper
durablement. Comment trouver un substitut à la régulation qu'exerce le marché sur les entreprises ? Tant
que les ministres n'auront pas répondu à cette question, il est à craindre qu'ils connaîtront plus de défaites
que de victoires dans la morne plaine de Grenelle.

ImprimerEnvoyer par mailRéagir à l'article


A lire / à voir dans Constructif
Mobilisons-nous pour les jeunes

Embarquons dans l’entreprise du XXIème


siècle !

Jean-Francois Fiorina11 octobre 2018Enseignement supérieur, Grandes Ecoles, Managementcapital


immatériel, climat, Compétences, compétences du 21e siècle, entreprise, environnement, loi
PACTE, Management, objet social, Responsabilité sociétale, RSE, social, sociétal
Le Parlement vient de voter, dans le cadre de la loi PACTE, le nouvel objet de l’entreprise. Il intègre
désormais sa dimension sociale et environnementale pour une entreprise qui sert non seulement ses
actionnaires mais également ses salariés par une prise de décision élargie et les préoccupations de la
société civile comme partie prenante. Une question qui pourrait faire un sujet d’examen pour nos
étudiants : « L’entreprise du XXIème siècle, quelles propositions ? », vous avez trois heures… Mes
remarques spontanées quant à cette mesure qui va dans le bon sens tout en ajoutant un fort degré de
complexité auquel nous devons nous préparer. Et qui reboucle avec mon post « Que faut-il enseigner
aujourd’hui ? » publié en 2011.
Pour nous business schools, cet article de la loi a bien sûr un impact sur notre recherche académique pour
imaginer les modèles économiques et sociaux du monde de demain mais également sur ce que nous devons
enseigner. Nous ne sommes qu’au début de cette révolution que nous avons d’ailleurs intégrée dans notre
stratégie d’établissement et dans nos programmes, chaires et associations.

Le nouvel objet social va dans le bon sens 


 Le sujet est parfaitement en phase avec les grands enjeux sociaux et environnementaux auxquels nous
devons faire face. En témoignent le « dernier » appel du GIEC pour agir sur les gaz à effet de serre avant que
le climat de la planète ne soit hors de contrôle et la remise du prix Nobel d’économie à deux chercheurs
américains qui modélisent la bonne manière de tenir compte des contraintes climatiques et d’y
palier dans notre fonctionnement.
 Il conforte la quête de sens que demandent à la fois les salariés et nos étudiants. Lire à ce propos, le
récent et très bon dossier du magazine Challenges « Ce que recherche les étudiants ».
Avec cependant des interrogations… comment préparer nos étudiants à ce nouvel objet de l’entreprise ?
 Comment intégrer la notion de transversalité propre à ces sujets ?
 Que recouvrent ces enjeux sociaux et environnementaux selon le type d’entreprise concernée et
secteur d’activité ? Quels points communs entre une entreprise telle qu’Airbus, Auchan ou une start-up ?
Les plus grandes ont intégré — au moins dans leur communication — cette dimension sociétale.
 Nous sommes dans les fameuses compétences du XXIème siècle : analyse critique, prise de recul,
aptitude à la discussion…
 Quelle prise de décision ? Qu’est-ce que prendre une décision dans une entreprise en tenant compte
des enjeux de marchés, sociétaux et environnementaux ? Ces questions remontent souvent des discussions
que j’ai avec des chefs d’entreprises : « les étudiants ne savent pas prendre des décisions encore moins dans
des situations complexes englobant ces enjeux ». À nous de travailler sur ce point. Les décisions ne seront
pas globales ou générales. Une décision X dans une entreprise A n’aura aucun sens dans une entreprise B.
 La formation des enseignants et l’organisation des cours ne correspondent pas à ces nouveaux
enjeux. Ce n’est en aucun cas pas leur faire injure de dire qu’ils ne sont pas encore formés à ce type
d’approche transversale alors qu’ils sont classés par discipline et qu’il faudra bien que quelqu’un prenne
le lead dans les projets et les décisions. L’économiste Jean Tirole dans Le Monde du 5 octobre 2018
soulignait ce besoin de transversalité pour comprendre la société, en intégrant dans sa discipline toutes les
dimensions des sciences sociales et, en particulier, celle de la sociologie au risque de figer la pensée dans un
modèle dépassé. Attention également à ne pas négliger les disciplines fondamentales car ce sont elles qui
permettront une transversalité éclairée.
 Cela ne correspond pas à des métiers mais plutôt à des compétences. Que recouvrent-elles ? Ce que
les Canadiens appellent les « habilités » doivent être identifiées, définies et certifiées sur ces questions.
 Une remarque plus globale, les étudiants veulent du sens, c’est tout à fait louable mais cette
définition de l’entreprise nécessitera une plus grande maturité de leur part. En d’autres termes, on peut
suivre un cours sur la transition écologique, l’apprécier, être évalué. Mais est-ce suffisant pour appréhender
et prendre en compte la complexité des enjeux de l’entreprise, du marché à l’environnement en passant par
le social. Cela obligera les étudiants à plus d’exigence, à accumuler de l’expérience ? J’en reviens à cette
notion de prise de décision toujours plus complexe…
Voici pour ces réactions à chaud qui appellent une nouvelle définition de notre manière d’enseigner pour ne pas
empiler sans fin des couches de savoir. Malgré tout cette approche est intéressante même si elle recouvre des
notions encore abstraites. Cela permettra peut-être de faire la différence pour attirer des étudiants dans la
perspective de faire rayonner sa marque employeur.

Pour nous qui avons mis en place la géopolitique dans nos cursus, ce n’est pas simple. Peut-être mettrons-nous
aussi en situation les étudiants lors des concours oraux pour voir comment ils réagissent ?

Attention ne nous leurrons pas ! Tous ces éléments — en discutant avec des entrepreneurs et des étudiants —
participent à la performance globale de l’entreprise comme des moyens et non comme une finalité, à la
différence que cette performance n’est plus automatiquement liée à un résultat financier mais à des éléments
immatériels apports de valeur et de différenciation. Les étudiants prendront des décisions uniques dans des
situations uniques auxquelles des réponses toutes faites ne fonctionneront pas.

Que cette école du futur est passionnante !

 
Be Sociable, Share!

«  35 millions d’actifs devront changer de métier. »


Jean-Francois Fiorina18 mai 2017Conjoncture
économique, diversité, Emploi, Management, Rencontreagilité, association Pascaline, business
model, collaboratif, Compétences, compétences du 21e siècle, devoteam, digital
transformation, Emploi, Godefroy de Bentzmann, Henri Vernier, la transformation digitale, offre d'emploi, Syntec
numérique, tranformation numérique entreprises

Godefroy de Bentzmann ne mâche pas ses mots, il y a urgence ! En matière de formations


initiale et professionnelle, de transformation digitale et managériale des entreprises, « le
chantier est immense ». Lui-même, à la tête d’une entreprise de plusieurs milliers de salariés
qu’il a fondé et co-dirige avec son frère Stanislas, le patron de Devoteam est au cœur de la
bataille des compétences et de compétitivité des entreprises et du pays. En témoigne son
engagement actuel dans plusieurs structures telles que le syndicat professionnel Syntec
Numérique, regroupant 2000 adhérents ou l’association Pascaline, dont l’objet est de retisser
des liens entre le monde de l’éducation et de l’entreprise. Ses préoccupations, voire
inquiétudes, bien que l’homme soit fondamentalement optimiste, l’amènent à questionner
toute la chaîne de valeur des organisations et de leur recrutement — à l’heure où de nouveaux
métiers, compétences et technologues apparaissent à un rythme élevé. Il estime que dans son
secteur (conseil et services numériques, logiciels, technologies), 50.000 postes, chaque année,
restent vacants faute de candidats ! Dans ce monde en complète mutation digitale et sociétale,
Godefroy de Bentzmann considère que les acteurs privés et publics ne sont pas encore
suffisamment conscients de ces conséquences profondes et irréversibles, où chacun est tour
à tour, étudiant, professionnel, consommateur et citoyen.
Devoteam accompagne les entreprises et organisations dans leur transformation digitale
(conseil en IT, sécurité, cloud computing et big data) depuis 1995. Elle est présente dans une
douzaine de pays en Europe, cotée à Paris depuis 1999. CA : 600 millions d’euros.
Jean-François FIORINA  : qu’est-ce qui vous a amené à créer Devoteam puis à vous intéresser
à Syntec numérique ?
Godefroy de BENTZMANN : J’ai créé Devoteam avec mon frère Stanislas, à un moment où se
produisaient des ruptures technologiques et réglementaires : l’internet et le protocole IP d’une part, et
la dérégulation des télécoms un peu partout en Europe. L’idée était d’être une entreprise très
experte sur ces sujets, puis nous avons évolué pour être aujourd’hui une entreprise très
pointue sur les technologies qui bouleversent les usages : mobilité, sécurité, social, data, etc.
Elles impactent bien sûr les business models, ainsi que les manières de fonctionner qui se
rapprochent des entreprises du Web : des entreprises très ouvertes sur l’extérieur,
collaboratives et avec une expérience utilisateur très avancée. Aujourd’hui, nous sommes rentrés
dans la transformation digitale des entreprises grâce à ces nouveaux usages et les technologies sous-
jacentes et continuons à être un acteur majeur de la direction informatique.
Quant à Syntec Numérique[1], ce syndicat est né autour des entreprises de services informatiques et
s’est renforcé avec toute la partie « logiciel » et qui prend aujourd’hui une nouvelle forme avec la
révolution numérique, regroupant des acteurs traditionnels comme des acteurs totalement nouveaux,
le tout se transformant en permanence. Syntec Numérique représente à peu près 80% des emplois
soit 425.000 salariés du secteur en France, , et à peu près 80% du chiffre d’affaires, soit 52 milliards
d’euros. Le secteur crée en moyenne 14.000 emplois nets par an, avec environ 50.000 embauches de
cadres par an, loin devant l’industrie qui doit être à 30.000, la banque à 17.000 et le transport à 3.000.
Notre secteur est donc en réelle croissance et en création d’emplois. C’est une des raisons pour
laquelle nous communiquons beaucoup, nous considérons que chaque année 50.000 emplois ne
sont pas pourvus fautes de compétences.
Nous avons donc aujourd’hui un vrai sujet qui est d’arriver à fournir assez d’ingénieurs, car notre
système éducatif n’en forme pas suffisamment. Trop peu sont intéressés par le secteur du numérique,
et en particulier peu de femmes (moins de 15%). Notre enjeu est de motiver les écoles d’ingénieurs,
tous les systèmes de formations initiales, d’une part, et d’enseignement supérieur, d’autre part, à
introduire plus de scientifique dans les programmes initiaux et à les orienter vers les sujets du
numérique. C’est donc pour cela que nous avons créé une association qui s’appelle Pascaline,
elle regroupe une centaine d’universités et d’écoles d’ingénieurs.
 Et GEM aussi !
Très bien. Je ne vous cache pas que le monde de l’entreprise et le monde de l’éducation ont du
mal à se parler. Je suis un tout petit peu frustré par ce que l’on arrive à faire ensemble, mais c’est
déjà un espace de discussion. Il y a aujourd’hui de tels besoins, et surtout des vagues technologiques
qui vont tellement vite que je pense que nous n’avons pas la bonne méthode. Nous avons besoin de
conseillers d’orientation qui soient capables de comprendre de quoi on parle, ce qui implique de
refonder en profondeur leur cursus et leur spécialisation dès le lycée. Derrière, il faut un CAPES…
Nous avons un ensemble de propositions très concrètes que nous avons publiées dans un livre
blanc qui indique comment et pourquoi nous allons donner un coup d’accélérateur à notre système de
formation français afin de permettre de répondre aux besoins que suscitent aujourd’hui la révolution
numérique dans l’ensemble de l’économie. Nous parlons d’ingénieurs mais tous les métiers sont
impactés. Toutes les fonctions de l’entreprise sont en bouleversement. Les employés les plus agiles
et les plus curieux sont capables d’allier la connaissance métier et ce que le numérique permet
de faire en mode collaboratif, en mode data… Ce sont ces personnes qui prennent une valeur
phénoménale.
Il faut également que les enseignements spécialisés en RH, finance, commerce, s’adaptent à ces
changements.

 Vous avez dit « le monde de l’entreprise et le monde de l’enseignement ont des
difficultés à se parler ». Comment l’expliquez-vous ?
Disons que je n’ai sûrement pas assez investi de temps dans Pascaline mais j’ai quand même le
sentiment que nous sommes dans un choc de cultures. L’entreprise a un objectif de rentabilité, un
objectif industriel, alors que l’université a une vocation qui est plus universelle de savoir et de
transmission des savoirs. La vocation de l’entreprise est d’engendrer rentabilité et succès… des
concepts qui sont quasiment des gros mots dans le monde universitaire. J’ai vu quelquefois des
dimensions politiques surgir dans des débats où elles n’avaient pas lieu d’être. A l’origine, je pense
que les gens viennent de mondes différents et parlent des langues différentes. Même s’il y a
évidemment de la bonne volonté. Pascaline prend ici tout son intérêt, en créant un espace où les
personnes peuvent se retrouver. Malheureusement, il n’y a aucune exigence de résultat et d’agenda,
donc on prend le temps, on définit nous-mêmes nos priorités, ce qu’on peut regretter. Le travail réalisé
est conséquent et d’un bon niveau mais face à l’urgence de la situation, il faut faire plus et plus vite,
partager ce sentiment d’urgence. Nous qui sommes en première ligne dans ces projets de
transformation, c’est un ressenti très fort.
 Devoteam recrute beaucoup  : comment arrivez-vous à réguler cette différence entre le
niveau de formation et vos attentes ?
Il y a environ 20% de l’activité qui est très innovante sur des sujets qui ne sont pas vraiment
enseignés ; et 80% sur de l’activité historique. Sur ces 20%, nous avons vraiment une forte tension. Il
peut y avoir quelques formations spécifiques pour répondre à ces demandes, mais la plupart viennent
des formations de terrain chez les producteurs de technologie avec des compétences qui permettent
d’être les premiers formés. Une fois ce niveau acquis, on rentre dans une logique où les universités et
les écoles internes permettent de démultiplier ce savoir faire, démultiplier ces compétences. Il peut
cependant y avoir un problème de guerre des talents car comme tout ne va pas assez vite par rapport
à l’évolution du marché, il y a une tentation d’aller débaucher chez les autres ce qui nous manque, et
quand on voit les bénéfices que donne la possibilité d’ouvrir de nouveaux territoires sur des questions
de compétence, on arrive à des surenchères salariales…

La dimension RH, déjà compliquée dans nos entreprises, est doublée par le fait que nos clients sont
aussi à la recherche de compétences rares sur les sujets innovants afin de pouvoir maîtriser des
domaines qui deviennent critiques pour eux. Les technologies ont longtemps été un moyen pour eux
de pratiquer leur métier ; les technologies d’aujourd’hui sont des inducteurs d’usages nouveaux et de
business models. La dépendance aux technologies nouvelles est donc devenue critique. Ils ne
peuvent plus compter sur un service technique classique. Un exemple : quand la Caisse des Dépôts
et une dizaine de banques françaises commencent à explorer les changements de business models
que va introduire la blockchain dans le domaine de la finance, on voit bien qu’ils ne nous attendent
pas, car au fond, nous sommes en train de découvrir comme eux l’impact de cette technologie sur les
business models. Et les compétences dans la blockchain sont rares. Ce sont des ingénieurs pointus.
Les clients, tout comme nous, sont allés explorer ces technologies pour savoir quoi en faire. Et quand
ils considèrent que l’enjeu est si critique qu’il remet en cause tout leur business model, alors il
n’y a pas de question de prix.
– Vous avez besoin d’une rapidité très court-terme sur des compétences qui évoluent à grande
vitesse, et le cycle de transformation pour les intégrer dans nos formations est beaucoup plus
long. Quelles sont, dans votre recrutement, les qualités que vous appréciez, et quelles sont les
compétences de demain qui feront la différence sur ce marché  ?
Je pense que l’acteur professionnel de demain, est quelqu’un qui est d’abord en mode
collaboratif et agile, au-delà de la spécialité qu’il va exercer. Il va être amené à travailler en
équipe, beaucoup plus qu’avant, dans des modèles où la technologie compte. Il nous faut des
personnes habituées à travailler dans un mode très collaboratif avec de nouveaux outils de partages
de documents, de fichiers, qui sont également à l’aise avec les MOOC.
Il faut, par exemple, comprendre qu’on peut trouver, en autonomie, les données qui serviront
aux bots pour solutionner un problème technique sur le marché. On voit bien que les employés
actuels de nos organisations ont beaucoup de mal à entrer dans ces modèles où la hiérarchie est
moins présente, plus en coaching et en arbitrage qu’en transmission d’informations, avec une plus
grande attente d’autonomie. On recherche également des personnes capables de travailler
beaucoup, mais en même temps dans un rythme qui est le leur. On n’est plus dans le cadre
des 35 heures, mais plutôt dans celui d’horaires de travail choisis sur un mode
responsable. Elles se sont surtout engagées sur un résultat, une performance, plutôt qu’un
nombre d’heures.
Ce sont donc les deux grands changements : le travail en mode collaboratif et une
organisation hiérarchique différente. On peut considérer que dans les années qui viennent,
40% ou 50% des gens seront indépendants et travailleront pour plusieurs clients de façon
beaucoup plus autonome. C’est un mode de travail que la formation doit prendre en compte. Un
nombre de plus en plus important de jeunes ne veut pas rentrer dans un mode contractuel
d’engagement long, mais travailler au contraire sur des missions. Ce sont donc des thématiques sur
lesquelles les écoles doivent préparer leurs étudiants, car le risque de déphasage est réel entre les
universités et les écoles qui préparent les jeunes à un certain type de relations professionnelles, et
ces jeunes qui feront autrement. Cela prendra quelques années pour que les organisations de
formation réalisent qu’elles devraient les aider à tirer parti de ce modèle. Je ne suis pas sûr que les
universités et les écoles soient de bon conseil sur la manière dont un jeune qui n’a pas envie d’être
engagé dans une entreprise via un CDI devrait s’organiser. Longtemps les formations ne se
préoccupaient pas de la façon dont les étudiants allaient chercher du travail, avant de se dire, il y a
une vingtaine d’années, qu’il fallait les aider à préparer des entretiens, à se présenter…
 Est-ce que cela ne risque pas d’entraîner une schizophrénie de comportement chez les
étudiants qui vont privilégier des entreprises comme la vôtre ou des start-ups au détriment
des acteurs classiques ou traditionnels qui ne sont pas adaptés à ces nouvelles
demandes ?
Les entreprises traditionnelles comme la mienne ont besoin de donner un espace de liberté à des
jeunes qui arrivent pour trouver une ambiance de start-up, de petites équipes, de sujets nouveaux, de
fortes responsabilités, d’autonomie… Cela nous oblige à repenser notre modèle. Les start-ups y sont
déjà, elles attirent beaucoup. Les grandes entreprises sont en train de se révolutionner, et comme
elles cherchent à ressembler aux entreprises nouvelles, elles créent des petites cellules, doublonnent
les organisations… Il y a donc de très beaux projets dans des entreprises très traditionnelles dans
lesquelles la direction a réalisé que s’ils ne créaient pas des espaces de liberté pour ces nouveaux
projets, ils ne rentreraient pas dans le nouveau modèle des entreprises du Web.

Je pense donc qu’il y en a pour tout le monde. L’autre forme pour ces jeunes est la possibilité de
devenir indépendant, et de travailler pour ces trois types de structures, mais sur un projet qui dure
trois mois, ou sur plusieurs à la fois… Ils peuvent avoir peur de trouver des missions de prime abord,
mais quelqu’un qui sort d’une école de commerce, qui a intégré le fonctionnement de la blockchain et
des transformations numériques risque plutôt d’avoir 5-10 missions parallèles… Il gagnera au fur et à
mesure en réputation et en notoriété, et à la fin fera partie de la population d’indépendants qui grossit
à très grande vitesse, comme cela se produit en Belgique, aux Pays-Bas, en Scandinavie… Et ceux-
là ne sont pas indépendants par hasard, ils le sont car ils sont bien plus agiles, bien plus
heureux, bien plus riches… Des entreprises comme les miennes se repositionnent sur des sujets où
il y a besoin d’un engagement plus fort.
 Autre sujet  pour sortir du domaine de la formation  : les pouvoirs publics. Vous qui
avez publié un livre blanc, est-ce que vous avez l’impression que nos élites politiques ont
pris toute la mesure des conséquences du numérique et de tous ces changements, des
sources potentielles d’emploi, de nouvelles activités et d’économies ?
C’est intéressant car pendant cette campagne électorale j’ai rencontré beaucoup de monde et de
politiques. Au sein de l’Etat, il y a des gens comme Henri Verdier qui est un peu le DSI de l’Etat, qui
lui, a parfaitement compris les enjeux actuels. Il a une organisation très agile au milieu de cette très
grande administration qui gère des projets de quelques semaines avec des collaborateurs qui
travaillent dans un mode totalement start-up avec une grande efficacité. Il y a donc des personnes qui
comprennent très bien ces sujets, dans les grandes administrations, mais aussi dans la politique. Et
dans ce milieu, il y a quelques personnes qui ont fait l’effort de se sensibiliser et d’essayer de
comprendre, mais la plupart (des politiques) n’est pas sur le sujet et ne saisit pas que le
numérique est une révolution qui va tout emporter. Pour les citoyens, cela va générer des
frustrations absolument colossales, d’abord pour les ceux qui vont râler de ne pas avoir des services
publics d’un même niveau qu’un service privé, dans la capacité à accéder à leurs données n’importe
quand, sur des formats conviviaux, dans des temps de traitement quasiment instantanés. Ces
changements sont possibles, mais il s’agit d’un gros chantier, qui nécessite des investissements
lourds mais qui peuvent générer en contrepartie d’importantes économies. Aujourd’hui, je pense que
l’on n’est pas prêt à lancer ces investissements : la plupart des acteurs et, en particulier les politiques,
n’en perçoit pas les besoins, et dit en substance « J’ai d’autres priorités ». Dans la campagne actuelle,
la modernisation de l’Etat est un sujet qui a rarement été évoqué par les deux principaux candidats qui
étaient Fillon et Macron.
Si le nouveau président ne met pas en place une organisation qui impose à ses ministères de se
repenser, ce sera difficile. Alors que — vous avez raison de le mentionner — cela va créer des
emplois. Cela va en détruire un certain nombre, et tout naturellement en recréer. Si on prend
l’exemple de la santé, nous avons un potentiel considérable. En introduisant la télé-médecine, on va
créer des jobs d’infirmiers un peu partout. Avec les outils connectés, vous avez un bien meilleur suivi
des patients qui sont dans les déserts médicaux, qui souffrent de complications ou de pathologies
lourdes, chroniques ou orphelines.

Un certain nombre d’études a montré que si on multipliait par 10 le nombre d’infirmières, on


économiserait 30% du budget de la sécurité sociale. Il y a des expérimentations, dont une qui
s’appelle ASALEE, qui montre que l’on peut aller bien au-delà en terme de services aux patients pour
des économies phénoménales. Et tout cela est permis grâce à la technologie, il ne manque plus qu’un
décideur pour appuyer sur le bouton start.
 Et l’éducation sera-t-elle également impactée par le numérique ?
Il est certain que le numérique va bouleverser la manière d’enseigner. C’est l’un des derniers
domaines à ne pas avoir été désintermédié, et c’est quelque chose qui est, à mon avis, en train
d’arriver. Je ne suis pas spécialiste de la formation du futur, mais je pense que la formation
professionnelle est la priorité, bien avant la formation initiale ou supérieure qui suit des sujets
dont l’amélioration est en cours. La révolution numérique va bouleverser des modèles pour les
recréer ailleurs sous des formes que l’on ne connaît pas encore et dans d’autres géographies. Nous
sommes confrontés au fait que presque tous les actifs vont être amenés à changer d’activité
dans les années qui viennent. Et pour pouvoir changer d’activité, il faut se former. Le sujet
n’est pas tant celui de la formation professionnelle sous ses modalités actuelles, que l’on
connaît bien, mais celui des nouveaux métiers qui vont émerger. Il faut laisser les personnes
décider d’aller où elles le veulent. C’est pour cela que chez Syntec Numérique, nous avons très vite
émis l’idée de lancer un Grenelle de la formation professionnelle pour mettre autour de la table tous
ses acteurs (Pôle Emploi, OPCA, organismes paritaires, organismes de formation). L’objectif serait
d’imaginer comment toucher 35 millions d’actifs qui vont devoir se reformer dans un temps
assez court, afin de leur permettre de changer de métier. Pour la formation professionnelle,
nous pensons que chacun puisse avoir un compte universel de formation fongible en euros
avec d’autres droits qui pourraient être le chômage, attachés à leur personne et non à leur
contrat. À la seule condition que nous ayons établi un processus, et ré-établi la concurrence
pour que les OPCA ne soient pas les seules à pouvoir décider des cursus de formation.
Nous sommes convaincus que ces droits doivent être attachés à la personne et non à leur type
d’engagement contractuel, CDI, en CDD, indépendant ou chômeur…. Ces droits doivent être fongibles
en euros pour que vous soyez en mesure de décider vers quelle formation vous souhaitez vous
orienter sans que l’entreprise ne décide pour vous. Cela peut être aussi des domaines que l’entreprise
n’imagine même pas. Je prends un exemple : vous étiez dans la banque, et vous voulez devenir télé-
infirmier dans la région qui vous intéresse. Il s’agit vraiment d’un nouveau projet, et vous pourrez
investir même des économies personnelles dans un compte de formation qui vous permettra de viser
cela.

Sur ce sujet de la formation professionnelle, il nous faut donc une plateforme numérique qui
permette aux intéressés d’aller sélectionner à partir de leur compte universel, des formations
pour changer d’activité en devenant responsable de son avenir professionnel. Et cela se fera
sur la base des formations que proposeront les universités, les écoles… à travers les formats
qui peuvent être les formats traditionnels ou d’autres à inventer.
 J’ai toujours dit que les entreprises étaient en avance sur les écoles et les universités
en matière d’école du futur, et vous l’avez parfaitement indiqué : il y a, à la fois un aspect de
volume, et une notion qui est un gros mot dans l’éducation qui est celle de rentabilité
immédiate. Je vous ai beaucoup interrogé, est-ce que vous avez, de votre côté, des
questions ou des réflexions à partager ?
Bien sûr ! Tous ces sujets sont vus du côté de l’entreprise, avec un rêve qui est que l’éducatif bouge.
Cela m’intéresse dans ce cadre de voir des personnes comme vous qui se posent des questions, qui
veulent évoluer. Je vois un peu le système éducatif français à travers des réunions ou à des
assemblées générales, à Pascaline par exemple. Sinon je ne connais pas très bien. Je vois plus le
fonctionnement de la Grande Ecole Numérique, mais qui est un peu particulière car elle s’est
beaucoup attachée aux décrocheurs. Je remarque à l’étranger un certain nombre de systèmes
éducatifs et d’écoles qui sont en train de se réinventer. C’est vrai que j’ai envie qu’en France nous
inventions un système intelligent ! Lenôtre forme les meilleurs ingénieurs du monde, nous avons de
très grandes écoles de commerce et de gestion. Cela m’intéresse donc de voir comment vous
percevez ce secteur, moi qui suis persuadé que la France a une carte à jouer dans ce domaine.

 Pour donner quelques éléments de réponse, je commencerais par dire qu’on observe
un changement notable du comportement des étudiants depuis quelques années, avec une
notion de zapping. Le CDI ne les fascine plus. Et avec un élément qui est la mobilité :
aujourd’hui à Grenoble, demain à Lyon ou Singapour… C’est ce qui change par rapport aux
autres générations  : chacun a ses propres objectifs.
 Le deuxième élément important, c’est la notion d’entreprenariat, avec un fort désir de
création. Il ne faut pas non plus se réjouir en se disant «  ça y est, nous avons une
génération d’entrepreneurs ! » : les jeunes recherchent l’entreprenariat pour éviter la
hiérarchie, parce que c’est une très bonne carte de visite dans les entreprises, mais
également parce qu’il est aujourd’hui extrêmement simple de créer son entreprise à partir
simplement d’une idée et d’un ordinateur.
Il s’agit donc pour nous de les préparer dans ces domaines en sortant un peu des
enseignements classiques ; et pour l’entreprise de reconnaître la valeur de ces expériences.
Le troisième grand élément est tout ce qui concerne les doubles cursus, les doubles
compétences.
Le quatrième est celui qui consiste à apprendre beaucoup et de différentes manières. La salle
de classe devient un élément d’apprentissage parmi d’autres  ; ils veulent suivre des MOOC,
accumuler des expériences ou des projets entreprises. Ils sont prêts à beaucoup bosser de
peur de ne pas être compétents.
Ce dernier point que vous avez évoqué est nouveau pour moi. Je l’ai vu chez mon dernier qui a 20
ans, moins chez les autres. J’en suis très satisfait : je ne ressentais pas cette « rage » auparavant que
je crois percevoir dans cette génération qui a 20 ans aujourd’hui, et ça me rassure que je ne sois pas
le seul à avoir eu cette impression !

 L’idée pour eux est bien d’accumuler des expériences, des compétences pour ne pas
se faire « avoir », se retrouver bloqués comme la génération précédente. Et ce qu’ils
attendent de nous, grandes écoles, c’est de pouvoir être opérationnel dès la sortie et d’avoir
une capacité à changer en permanence de métier, d’activité, d’entreprise, de pays …
Maintenant, sur les changements concernant les écoles. La digitalisation est en train
d’impacter l’ensemble de nos métiers. Je pense, entre autres, à la pédagogie avec le mini
exemple que sont les MOOC, et la technologie qui est, contrairement à ce que certains ont
voulu penser, bien un moyen et non une fin. Cela va également changer la relation que nous
avons les étudiants. J’ai inventé un concept que je qualifie de SRM pour Student Relationship
Management, qui consiste à dire que la relation avec l’établissement commence avec la prise
de contact pour s’établir tout au long de la vie. Nous devons entretenir une relation de service
avec l’étudiant.
Nous qui sommes maintenant de grosses machines, avec pour GEM 8.000 étudiants, 50
programmes de formation, 6 campus en France et à l’étranger, il faut être capable de gérer, ce
que va nous permettre le numérique, et d’autres applications. Celles-ci pourront être, par
exemple, la réalité virtuelle qui seront très bientôt dans les salles de classe et qui pourront
impacter directement des capacités d’apprentissage, comme dans le cas d’un cours de
négociation où l’étudiant pourra s’immerger dans une vraie négociation au lieu de rester passif
devant une vidéo.
On peut penser également au big data pour pouvoir gérer à la fois l’individu, son groupe de TD
et sa promo tout en respectant l’individualisation du cursus.
D’autres éléments impactent également notre relation avec l’entreprise. Jusqu’à présent,
l’école de commerce était seule au centre de la relation entre l’étudiant et l’entreprise. On
s’aperçoit que 20% de nos étudiants ont été recrutés sans avoir candidatés, pour beaucoup qui
ont été embauchés par l’entreprise qui, au lieu de passer une annonce et de recevoir un flot de
CV va pouvoir sourcer avec un algorithme permettant de cibler sur Linkedin dix apprenants à
fort potentiel. Cela implique que nous réinventions notre métier, que nous créions de la valeur,
indispensable en tant qu’écoles payantes.
D’autre part, il faut que nous préparions nos étudiants à définir les nouveaux business models,
et aider les entreprises dans la dimension recherche à mieux définir et cerner les
bouleversements du numérique.
Voilà donc quels sont nos préoccupations et chantiers actuels. Il y a urgence à travailler avec
vous, ce qui n’est pas évident ; dès que nous parlons d’éducation en France, l’idéologie revient
au galop, ainsi que l’opposition entre universités et grandes écoles et a fortiori écoles de
commerces. Mais nous avons intérêt à le faire sinon les meilleurs étudiants vont partir. Et c’est
déjà le cas : mon exemple favori c’est l’EPFL (Lausanne, Suisse) qui accueille à bras ouverts
plus de mille étudiants français !
Mon dernier y est effectivement. Il y est très heureux

 Pour revenir à nos enjeux, je remarque qu’aujourd’hui il nous faut donner beaucoup
aux étudiants en très peu de temps. Il nous faut leur donner à la fois des fondamentaux, des
techniques, des savoir-être, mais également d’autres visions, de l’analyse critique, mais
surtout aussi les préparer à des révolutions sociales, technologiques, c’est-à-dire les former
à pouvoir s’adapter à ces situations, avec ce que j’appelle de tous mes vœux, le grand
retour de la culture générale.
Là vous me faites très plaisir parce que je suis atterré de voir comment les ingénieurs sont formés
dans un mode qui peut-être leur plaît beaucoup mais me paraît extrêmement dangereux pour l’avenir.
Leurs capacités à penser plus large et à s’adapter pourraient vraiment s’améliorer. Je vous rejoins
totalement sur ce point : quand je vois le nombre d’heures qu’ils font en maths et en physique en
comparaison à leur niveau de culture générale, d’histoire.  Il y a beaucoup à faire aussi dans ces
domaines pour en faire des citoyens plus libres et plus indépendants, pour vivre et inventer le monde
de demain.

 Merci pour cette discussion !


 

[1] Syntec Numérique rassemble les Entreprises de services du Numérique (ESN), les Éditeurs
de logiciels et le Conseil en technologies. Les adhérents vont de la très grande organisation
(Microsoft, Accenture, Oracle, HP) en passant par une centaine d’EPI ainsi que des PME, des
start-ups, des plateformes à l’image de Facebook (400 d’entre elles l’ont rejoint en 2016).
 
Be Sociable, Share!
« Nous sommes prisonniers du diplôme »
Jean-Francois Fiorina24 novembre 2016Actualité de l'Enseignement supérieur, Ecole du futur, Enseignement
supérieur, géopolitique, Grandes Ecoles, RencontreActualité de l'enseigenement
supérieur, Compétences, compétences du 21e siècle, diplôme, Enjeux de l'Enseignement
Supérieur, enseignement sup, Enseignement supérieur, Eric Charbonnier, études supérieures, insertion des
diplômés, les grandes écoles, OCDE éducation, OECD Education, profesionnalisation, soft skills, universités
Entretien avec Eric Charbonnier, expert à l’OCDE (Direction de l’éducation et des compétences) depuis
1998. Quels enjeux en matière d’enseignement supérieur en France et dans le monde. Quelles sont les
bonnes pratiques et comment réformer notre système ?
Jean-François FIORINA : quelle est votre mission ? Pourquoi l’OCDE s’intéresse-t-elle à l’enseignement et
plus spécifiquement à l’enseignement supérieur ?
Eric CHARBONNIER : Notre mission à l’OCDE est d’aider les pays à la croissance économique dont
l’éducation est devenu un vecteur reconnu. Avoir un diplôme de l’enseignement supérieur, c’est aujourd’hui
presque un minimum pour s’insérer sur le marché du travail et contribuer à la croissance économique. L’OCDE,
dans tous les domaines – que ce soit l’éducation ou autre – est chargée de donner des « recommandations pays »
visant à promouvoir les politiques qui amélioreront le bien-être économique et social partout dans le monde. Au-
delà de ses 35 membres, nous avons aussi de nombreux partenariats avec des pays non-membres, ce qui nous
permet d’avoir un aperçu des bonnes pratiques qui permettent d’assurer ces objectifs.
Quand vous dites « diplôme = croissance économique », il y a quand même, aux États-Unis, entre autres, une
réflexion sur une crainte du déclassement et sur l’utilité du diplôme.
Aux États-Unis, on ne peut pas parler d’inflation scolaire mais d’inflation des coûts. Les frais d’inscription ont
tellement augmenté aux Etats-Unis qu’ils créent du surendettement et des diplômes qui ne sont pas toujours à la
hauteur de l’investissement financier des étudiants. Ce n’est pas forcément le diplôme en lui-même le coupable,
c’est le mode de financement qui n’est pas assez efficace et différencié par rapport aux débouchés réels des
filières sur le marché du travail.
Quand vous dites que vous êtes chargé de faire des recommandations, quel est le mode opératoire ? Ce sont
les États qui viennent vous consulter ?
Les États contribuent au financement de l’OCDE. Notre mission est d’utiliser de façon efficace cet argent qui
nous est confié pour fonctionner. Prenons, par exemple, notre étude PISA, qui est mondialement reconnue sur
l’évaluation des élèves de 15 ans. Les résultats internationaux positionnent les pays par rapport à différentes
dimensions : la performance, l’équité, les aptitudes par rapport à l’apprentissage.
Quelles sont les grandes tendances qui se dégagent dans l’enseignement supérieur ?
Il y a une véritable réflexion dans beaucoup de pays sur les modes de financement de l’enseignement supérieur.
Il faut bien comprendre que c’est le secteur qui s’est le plus développé. Depuis 40 ans, il y a une véritable
massification avec un nombre de jeunes entrant dans les filières de l’enseignement supérieur et sortant avec des
diplômes qui a considérablement augmenté. Peut-être pas aux États-Unis mais dans la plupart des pays
européens et dans les pays d’Asie.

En France, les effectifs ont quasiment doublé en l’espace de 40 ans. Au Japon, c’est encore plus fort. Cela pose
la question du financement parce que cette expansion va continuer. Les interrogations sont les suivantes :
comment continuer à assurer une expansion du système d’éducation tout en garantissant la qualité ? Quelle est la
meilleure façon de diversifier les financements : public / frais d’inscription pour les élèves / participation accrue
des entreprises qui finalement sont les grandes bénéficiaires des diplômés de l’enseignement supérieur ?

Cela suppose quand même des changements idéologiques importants quant à la présence de l’entreprise ?
Oui, tout à fait. L’université n’avait pas l’habitude de travailler ou de se rapprocher du monde de l’entreprise
notamment en Europe. Aujourd’hui, le but d’une formation quand un étudiant obtient une licence par exemple,
c’est de trouver des débouchés à la hauteur sur le marché du travail. On observe qu’ils ne le sont pas toujours.

Il y a une véritable nécessité à écouter les besoins du monde de l’entreprise pour que les filières, dans leur
contenu pédagogique, s’adaptent. Pour revenir à votre point sur le financement des universités par les
entreprises, cela ne veut pas dire que l’entreprise va décider du contenu pédagogique. C’est aussi une façon de
rapprocher ces deux mondes. Encore une fois, la liberté pédagogique dans les pays qui ont mis en place ce mode
de financement appartient toujours au monde académique.

Il y a un défi de massification, un défi de la professionnalisation avec une masse de contenus de plus en plus
importante et hétérogène que l’on doit transmettre aux étudiants, notamment toutes ces fameuses nouvelles
compétences et les soft skills. Est-ce que cela passera par de profondes réformes pédagogiques (MOOCs,
autres formes d’apprentissage…) ? Est-ce que vous avez senti que les pays avaient engagé cette réflexion ?
Oui, par exemple sur les MOOCs qui existent déjà dans un certain nombre de pays. Attention avec tout ce qui
touche au numérique : on a un peu tendance à en faire l’outil miracle. Quand on regarde les MOOCs aux États-
Unis, on voit que cela permet, en effet, à beaucoup de jeunes, d’adultes de revenir dans l’éducation mais les taux
d’échec sont très importants. On peut douter aujourd’hui de l’efficacité des MOOCs en terme de croissance
économique. Le coût est beaucoup plus fort que le bénéfice à mon sens aujourd’hui sur cet aspect. Avoir une
réflexion sur le futur de l’enseignement supérieur c’est, en effet, réfléchir à l’intégration de ces outils numériques
mais pas forcément basculer du tout au tout.

Il faut aussi réfléchir au rôle des enseignants. C’est aussi une des faiblesses, souvent les enseignants sont des
enseignants-chercheurs comme en France et dans beaucoup de pays. Ils ne sont pas forcément attirer par la
pédagogie et le contact avec les élèves mais plus axés sur la recherche. Là encore, c’est au détriment du système
et de l’apprentissage pour les jeunes.

Et puis, réfléchir à la formation. La qualité des enseignants est très explicative de celle du système d’éducation.
Des enseignants mal formés, pas préparés aux pratiques pédagogiques pour adapter leurs cours aux classes
actuelles, c’est un système d’éducation qui aura du mal à être équitable et à permettre au maximum de jeunes
d’accéder à la réussite.

Est-ce que la France est prête à entendre ce discours ?


Elle est prête à reconnaître le diagnostic, donc oui, elle est prête à entendre le discours. La mise en œuvre de ses
réflexions sur la formation des enseignants semble plus compliquée que prévue ainsi que l’évaluation de cette
politique. Il y a, en général, en France, un déficit sur la mise en œuvre et sur l’évaluation. Tout ce qui touche au
métier d’enseignant a une sensibilité beaucoup plus forte que sur d’autres aspects des réformes.

Il y a une explication ou est-ce purement dans idéologique ?


En France, on est dans quelque chose de très idéologique, de très académique aussi. On l’observe à travers la
formation des enseignants où finalement le volet pédagogique n’est pas très important dans la décision qui va
être prise de sélectionner de futurs enseignants. Il y a vraiment cette idée selon laquelle la théorie est plus
importante que le réel. La mission des politiques serait de proposer des décrets et de les faire voter par les
parlementaires. Le volet mise en œuvre, évaluation/correction fonctionne moins bien alors que c’est finalement
ce qui fera ou non la réussite d’une bonne réforme.

L’université française a besoin de changer. Il y a aussi un besoin d’harmonisation en France. Si on prend


simplement la question de la sélection pour entrer dans les filières de l’enseignement supérieur en France, on
constate que la sélection existe dans les BAC+2, elle existe pour entrer dans les grandes écoles, elle existe
également dans certaines universités prestigieuses, et puis il y a tout un pan des universités où il n’y a aucune
sélection. Les taux d’échecs sont élevés dans les premières années de ces universités car beaucoup d’étudiants
s’y orientent par défaut. Il faudrait s’attacher à harmoniser le fonctionnement des différentes institutions
d’enseignement supérieur. Une base de réflexion sans laquelle, il y aura toujours autant d’inégalités, d’échecs
scolaires et finalement, de plus en plus les filières universitaires non-sélectives, non-porteuses sur le marché du
travail.

Sur la formation des enseignants, les filières, le rapprochement avec le marché du travail, on a l’impression que
c’est un débat qui a du mal à s’ouvrir tant le monde du travail et le monde de l’éducation sont en France deux
entités indépendantes. Pour en revenir à la sélection, il faut mettre cette question à l’ordre du jour mais la France
ne prend pas cette direction. Récemment on a annoncé qu’avoir une sélection en master était quelque chose de
très révolutionnaire, alors que la véritable révolution serait de la mettre dès l’entrée en Licence. Pourtant, on sent
beaucoup de frilosité pour aller dans cette direction.
C’est paradoxalement le droit à la poursuite d’études qui va accroître les inégalités entre les universités. Est-
ce que cela suppose qu’à un moment donné, on remette en cause notre dogme de l’université unique avec
pour chaque université la même mission ?
Toutes les universités devraient avoir la même mission : permettre aux jeunes de sortir avec un diplôme et de
trouver un emploi à la hauteur de leur qualification. Il y a un véritable problème en France, notamment sur les
licences qui ont du mal à trouver une véritable valeur sur le marché du travail en terme de rémunération,
d’employabilité par rapport aux BAC+2 et aux Masters.

Ne pas avoir ce genre de réflexion, c’est occulter une réelle difficulté qui risque de s’accentuer au fur et à mesure
des décennies. Le développement des universités est très important, pas seulement en France, la compétition va
être mondiale pour attirer les meilleurs étudiants. Toutes les filières universitaires doivent produire des diplômés
avec les compétences requises pour s’insérer sur le marché du travail et pouvoir évoluer tout au long de leur
carrière.

Oui le bac + 3 est vraisemblablement le point friction entre l’université et les grandes écoles. J’ai une autre
question, plus philosophique : nos élites sont, a priori, intellectuellement compétentes, voyagent, voient ce qui
se passe dans le monde, et à chaque fois, c’est le déni de réalité, sans volonté de changement. Finalement,
tout s’aggrave dans notre système avec des étudiants qui vont, de plus en plus, partir étudier à l’étranger.
Mon avis, et cela vaut pour tous les niveaux d’éducation, de l’école maternelle à l’enseignement supérieur. La
France est beaucoup trop focalisée sur tous les aspects quantitatifs du système d’éducation. Par exemple, si je
prends l’école maternelle qui est diamétralement opposée à l’enseignement supérieur. La France a un taux de
scolarisation dès l’âge de trois ans qui est quasi universel. On considère donc qu’elle a un bon système pour
l’école maternelle. Ce n’est pas uniquement le quantitatif qui assure la réussite, le qualitatif est tout autant
important. Ainsi, la façon dont les enseignants vont interagir avec les jeunes enfants, la façon dont on
interviendra pour aider les élèves en difficulté auront une importance fondamentale en début de leur scolarité.

Pour l’enseignement supérieur, c’est exactement la même chose. Aujourd’hui, la France a rattrapé son retard,
45% des 25-34 ans sortent avec un diplôme de l’enseignement supérieur, c’est plus que la moyenne de pays de
l’OCDE. Il y a une forme de satisfaction alors que se posent des questions qui touchent à la qualité, aux
problèmes d’inégalités ou à l’insertion professionnelle. Il faudrait y répondre dès maintenant pour ne pas se
retrouver, dans une dizaine d’années, avec davantage de frustration chez les diplômés qui ne trouvent pas
d’emplois à la hauteur de la qualification.

Oui et les étudiants qui iront dans nos universités, et peut-être écoles, seront les moins bons. En ce moment, je
fais la tournée des prépas car nous sommes dans la période d’inscription aux concours. Toutes me disent
qu’ils ont des défections en nombre significatif d’étudiants qui partent, à l’EPFL pour les scientifiques – où il
y aurait 1200 étudiants français -, ou au Canada et en Angleterre, pour le management.
Cette course aux talents est une réalité mondiale. Il ne faut peut-être pas tomber dans un trop grand
catastrophisme. La France a toujours un système universitaire reconnu et attractif avec beaucoup d’étudiants en
mobilité internationale qui viennent faire leur doctorat en France. Les grandes écoles sont connues pour leur
qualité et la création des IUT en 1966 est une vraie réussite.

A mon sens, il est important de ne pas toujours penser aux élites qui peuvent fuir mais comment faire en sorte
que l’enseignement supérieur soit plus égalitaire et accessible aux élèves des milieux défavorisés.

De toute façon, paradoxalement, nous, grandes écoles, avons besoin d’une université forte. 
Exactement. Il ne faut pas toujours avoir cette peur que notre élite – ce qui fait la force de notre système
d’éducation – se dégrade. Il faut avoir conscience qu’actuellement le système a tendance à se détériorer par le
bas. Beaucoup plus de jeunes sont en échec scolaire avant même l’université. Et certaines filières universitaires
accueillent des jeunes qui n’ont pas les compétences suffisantes pour réussir.

On a beaucoup parlé de la France et de ses travers, est-ce qu’à l’opposé dans vos études, il y a un ou deux
pays qui pourraient montrer l’exemple ?
Le Danemark est très intéressant dans l’idée du lien entre éducation et monde du travail. Une des faiblesses de la
France, c’est qu’on raisonne beaucoup en terme de diplôme et pas assez en terme de compétences. Quand on est
diplômé en sciences humaines, il faut qu’on travaille dans le domaine des sciences humaines, ce qui limite
fortement le nombre de débouchés possibles.
Au Danemark, on privilégie la compétence. Tous les élèves qui vont sortir avec un master au Danemark, quel
que soit leur domaine, maîtrisent certaines compétences : travail en équipe, leadership, créativité, façon de
rédiger de manière synthétique ou analytique. Toutes ces compétences sont utilisables sur le marché du travail,
quelle que soit la branche. Cette conception permet qu’un jeune d’une filière sciences humaines va pouvoir
travailler dans celle de l’économie.
En France, nous sommes prisonniers du diplôme. On ne raisonne pas suffisamment par rapport aux
compétences que doivent acquérir tous les élèves une fois qu’ils vont sortir avec un diplôme sur le marché du
travail. Le Danemark est vraiment un exemple que je mettrais en avant.
Cela peut vouloir dire que dans la construction de son parcours universitaire, il vaut mieux faire un premier
cycle universitaire, aller travailler puis revenir pour faire un master ?
C’est quelque chose qui se fait couramment aujourd’hui. Il faut vraiment bénéficier de tous les avantages que la
Commission européenne offre. Aujourd’hui, on peut étudier une année dans un pays étranger et la faire
reconnaître dans son cursus, pas de temps perdu ! Tous ces avantages de mobilité internationale et notamment
vers les pays européens, il faut vraiment que les jeunes l’utilisent au maximum parce qu’en effet, avoir une
expérience à l’étranger, permet d’avoir une culture plus ouverte et de mieux maitriser les langues étrangères.
C’est un atout indéniable dans un CV.

En sortant du périmètre de l’OCDE, comment vous jugez les systèmes universitaires asiatiques et africains ?
Sur l’Afrique, l’OCDE dispose de peu de données pour le moment mais de nouveaux projets voient le jour.
Ainsi, le Programme PISA pour le développement vise à accroître l’usage que les pays à bas et moyens revenus
font des données PISA pour suivre leurs progrès sur la voie de leurs objectifs nationaux. Ce projet implique par
exemple le Sénégal et la Zambie pour l’Afrique. De façon globale, je pense que dans beaucoup de pays en voie
de développement, la question qui se pose est plus de solidifier le système d’éducation jusqu’au baccalauréat et
d’augmenter la proportion de jeunes atteignant ce niveau avec les compétences requises. L’université ne
concerne qu’un nombre limité d’étudiants dans certains de ces pays. Il y a également des difficultés d’insertion
pour trouver des métiers à la hauteur des formations universitaires.

Sur les pays d’Asie, c’est tout l’inverse. La Corée est vraiment un exemple intéressant parce que justement, c’est
l’un des pays qui se retrouve en inflation scolaire : plus de 60% des 25-34 ans sortent avec un diplôme de
l’enseignement supérieur. Il y a un véritable problème sur le marché du travail. Le pays a trop développé son
université et envisage même de proposer des primes à l’embauche pour les jeunes qui travailleront tout de suite
après l’obtention du baccalauréat !

Lorsqu’on parle de l’enseignement supérieur, il faut le développer sur les savoir-faire, la partie professionnelle.
C’est là que finalement il y a une solidité en France avec le BAC+2 qui permet de former un grand nombre de
techniciens qui arriveront à s’insérer sur le marché du travail. La Corée a fait l’erreur de ne pas suffisamment
développer des BAC+2 et les filières professionnelles qui permettraient, notamment dans les métiers
numériques, de former des jeunes sur des secteurs d’activité en tension.

Je vous ai beaucoup questionné, avez-vous, de votre côté, des questions à me poser ?


J’aimerais savoir, comme vous écrivez depuis longtemps sur ce sujet, si vous avez l’impression qu’aujourd’hui
l’université française est en réel danger ?

Ma réponse est oui, avec la réserve que j’ai effectué toute ma scolarité dans une grande école et que je
travaille dans l’une d’elles. Mais je m’aperçois que la relation que nous avons avec l’université devient de
plus en plus difficile, conflictuelle et idéologique.
À Grenoble, nous avons eu la chance de monter des doubles cursus. Si nous avons réussi, c’est parce que
nous avons eu l’intelligence de placer l’étudiant au cœur du dispositif. Mais oui, j’ai l’impression que nous
sommes dans des combats d’arrière-garde et qu’on a plus besoin l’un de l’autre que de se combattre. C’est
une perte de temps vis-à-vis de la concurrence internationale qui va très vite.
Il faut un système universitaire qui permette à chacun de s’y retrouver, d’où ma question sur les missions. Je
pense, qu’en définitive, cette question est centrale. 
Est-ce que vous avez l’impression que les conditions d’apprentissage sont plus complexes aujourd’hui pour les
étudiants qu’elles ne l’étaient il y a une vingtaine d’années ? C’est-à-dire que l’université n’a pas su répondre à
la massification en proposant des structures universitaires qui permettent d’accueillir davantage d’étudiants et de
garantir une même qualité d’enseignement voire même une qualité améliorée ? 
C’est une très bonne question. Il n’y a aucune limite, à l’heure actuelle, dans un cours. Quand j’ai
commencé ma carrière, il y a plus d’une vingtaine d’années, c’était avec un tableau noir et des craies. Si je
devais refaire des cours, ce serait dans le cadre d’un véritable projet pédagogique avec, sans même faire de la
science fiction, les étudiants pourraient interroger des spécialistes dans le monde entier par Skype, pourraient
faire des informations en direct, je pourrais grâce à des casques de réalité augmentée les immerger dans des
négociations internationales pour qu’ils vérifient tous ces aspects non verbaux, ils pourraient utiliser des
logiciels de simulation cartographique. Le cours devient un véritable projet pédagogique, c’est fascinant et un
peu inquiétant parce qu’il y a tous les jours de nouvelles technologies, pédagogies et qu’il faut être capable de
les appréhender. C’est vrai que les grandes écoles ont plus de souplesse et de moyens pour se lancer par
rapport à la fac, quoique…
Le deuxième élément important, c’est que nous sommes de plus en plus soumis à des systèmes d’assurance-
qualité, notamment par rapport aux accréditations. Le cours devient un véritable projet, contrat entre
l’étudiant et nous. L’université est un peu démunie parce qu’on dépasse largement le stade de l’évaluation du
cours par les étudiants, c’est de l’assurance-qualité. 
Le troisième élément important, concerne la masse d’informations que nous devons donner aux étudiants.
Elle est de plus en plus importante. La pression sur les profs et les étudiants est gigantesque.
Vous parliez de professionnalisation, je pense qu’il y a eu un changement important. Dans les années 80/90,
l’entreprise attendait, pardonnez-moi l’expression, un « produit fini », un étudiant qui soit bien dans sa peau,
avec un peu d’expérience, un peu de spécialisation mais l’entreprise le formait et assurait la dernière étape de
la professionnalisation. A l’heure actuelle, l’entreprise demande des étudiants directement opérationnels.
L’université n’est pas au point sauf dans certaines filières de master.
Je remarque qu’en matière d’« école du futur », de certification, ce sont quelquefois les entreprises qui sont
très avance. Sans faire de science fiction, dans certains domaines techniques, peut-être qu’à un moment
donné, elles se passeront de nous…
Je crois que si toutes les écoles de management françaises sont aussi bien positionnées dans les classements
internationaux et dans les accréditations, c’est parce que nous devons créer quasiment la totalité de nos
ressources. Il y a eu cette nécessité d’aller très très vite et de se développer. Mais nous avons atteint les limites.
Il faut trouver d’autres formes de financement. C’est pourquoi je suis inquiet de la teneur du débat
Ecoles/Universités. L’argumentation se limite à « nous, on est gratuit, et vous payant ». Cela pose question.
Be Sociable, Share!

Innover, c’est savoir s’adapter, pas forcément être


le plus fort ! Rassurant non ?
Jean-Francois Fiorina22 septembre 2016Ecole du futur, Enseignement supérieur, Grandes Ecoles, Managementagilité, Céline
Alvarez, clés de l'innovation, compétences du 21e siècle, Darwin, évolution et innovation, Innovation, innovation
compétititve, innover définition, Leonard de vinci, Maria Montessori, neurosciences cognitives, pédagogie
innovante, polémiques sociales, pourquoi innover, savoir innover, signaux faibles, Steve jobs, Steve jobs entrepreneur, veille
stratégique
On en parle tellement dans les médias et les colloques que certains commencent à saturer.
L’« Innovation » devient un mot « valise », une tarte à la crème contemporaine que chacun glisse dans son
discours, un axe stratégique que tous les établissements d’enseignement supérieur veulent développer.
C’est même devenu une injonction pour les collaborateurs qui doivent tous développer leur fibre
innovante et entrepreneuriale. Si l’innovation reste cruciale pour le développement de nos sociétés et nos
économies, son apprentissage ne peut se réduire à un « cours » – si complet soit-il. Innover, c’est un
continuum, une progression, un état d’esprit à inculquer dès le plus jeune âge, et pas seulement en fin de
cursus académique, dans des cerveaux déjà bien « formatés » ;=)
Innovation : de Leonard de Vinci à Steve Jobs
Le parallèle est osé mais ces personnalités avaient une caractéristique commune : la soif d’apprendre et une
insatiable curiosité pour des matières quelquefois très éloignées voire contradictoires. Vinci l’artiste, le
penseur, l’homme de science et de paix mais également le créateur de machines de guerre, l’homme de pouvoir
et d’influence. Steve Jobs, l’inclassable, le rebelle, le créateur mais également le génie du marketing, de la
communication et du business. Des cerveaux capables de relier des univers a priori sans connexion. Et
pourtant… que seraient devenus Vinci sans son approche universelle et cosmologique ? Et Steve Jobs sans sa
passion pour les cultures lointaines et la calligraphie qui lui inspira l’importance de la forme et du design dans
l’innovation, fondement du succès d’Apple.
Comment apprendre à innover ?
L’innovation est à la fois une compétence du 21ème siècle comme elle le fut au 1er… Il y eu des périodes de
création et de développement incroyables dans l’histoire de l’humanité qu’on opposent à d’autres où régnaient
l’obscurantisme et la peur. Il y a donc plus que des cycles, des contextes, un état d’esprit innovant qui peut ou
non s’épanouir pour donner de nouveaux fruits. C’est ce que je crois.
À nous éducateurs et décideurs, de susciter, d’encourager ces contextes, de favoriser les apprentissages les plus
variés, de faire de la culture générale un pivot du développement personnel, social ET économique.

 D’où l’importance de l’écoute et de la veille pour détecter les signaux faibles qui feront


le mainstream de demain, pour détecter les incohérences, les manques et les frustrations pour imaginer et
créer le chaînon manquant, les services attendus ou inédits. L’innovation ne peut se résumer à la collecte et
à la maitrise d’outils technologiques. L’innovation n’est-ce pas se simplifier la vie ?
 D’où l’importance de l’analyse des questions sociétales, des débats et polémiques pour comprendre
les enjeux et jeux des acteurs en présence, les leviers d’influence pour ensuite savoir les actionner.
L’influence et l’innovation naissent de la différence et non du suivisme. L’influence et l’innovation naissent la
quête de l’usage et du sens.

Pédagogie innovante : cours, modules, ateliers ?


Apprendre à innover mobilise un nombre important de champs disciplinaires (science, sociologie, management)
et de méthodes (approche transversale, travail en mode projet, international, créativité, digital, veille et études…)
que vouloir rassembler le tout en un seul cours relève de l’exploit ou de la dilution maximale. Le risque est à la
fois de réduire cette diversité et cette richesse au plus petit dénominateur commun donc frustrant, ou de voir
l’enseignant submergé par l’ampleur de la tâche dont il ne tient par définition qu’un bout de la pelote.

Alors que faire ? Démarrer dès le plus jeune âge. Et pourquoi pas dès le primaire ? L’innovation est un
« science » participative dont les rouages ne sont pas évidents pour un cerveau issu de l’apprentissage
traditionnel. Elle s’acquiert par le travail de groupe, la controverse, l’exploration pratique, l’erreur, le
tâtonnement, mettre les mains dans le cambouis. On parlera dès lors de modules ou de projets.
L’une des difficultés auxquelles nous sommes confrontées aujourd’hui réside dans le fait que l’enseignement
supérieur doit faire seul le travail en bout de chaîne. Alors qu’il aurait dû démarrer en amont. Je propose une
montée en gamme progressive à intégrer dans les cursus scolaires avec les enseignants, les élèves, la société
civile.  Comme l’innovation n’est pas forcément qu’une rupture radicale, une disruption, elle peut se vivre dans
la durée, dans l’acquisition de nouveaux réflexes de pensée et d’action.

J’ai été frappé par l’expérience menée, de 2011 à 2014, par Céline Alvarez dans une classe de maternelle à
Aubervilliers (Zone d’Education Prioritaire). Dans son livre et son blog, Les lois naturelles de l’enfant, elle
montre qu’en appliquant à la pédagogie les avancées des neurosciences cognitives, sociales et affectives, les
enfants progressent de manière spectaculaire indépendamment de leur milieu social. À trois ans, ils savent
lire. Les enseignants se sont également concentrés sur les compétences exécutives de l’enfant dont le
développement est très fort à cet âge. Elles ont, par ailleurs, étudié les éléments de pédagogie scientifique du Dr
Maria Montessori datant de 1907 ! Elle même engagée dans les quartiers très pauvres d’Italie. Une nouvelle
démonstration que l’innovation passe par l’ouverture d’esprit, des méthodes de bon sens ou expérimentées
favorablement quelquefois de plus de 100 ans !
Le digital reste également un bon exemple. L’innovation en matière numérique comme je le disais ne se résume
à ses outils. On voit bien aujourd’hui que son irruption oblige à repenser les modèles économiques, de la TPE au
grand groupe. « Ce n’est pas la plus forte des espèces qui survit, ni la plus intelligente, mais la plus
réceptive au changement. » expliquait Charles Darwin. Appliquer au monde de l’entreprise ou des
sociétés humaines : Innover (pour survivre), c’est savoir s’adapter pas forcément être le plus fort !
Rassurant non ?
Be Sociable, Share!









Quelles compétences pour le 21ème siècle ? To know or
to know how ?
Un thème qu’abordent beaucoup d’articles récents, également sujet de l’une de nos tables rondes de
la Journée Innovations pédagogiques du 27 mai à GEM et de notre récent Comité de programmes. Autant
d’arguments pour se demander ce que sont ces nouvelles compétences. Comment les enseigner sans
oublier les « anciennes » ? Comment sensibiliser les étudiants au fil de leur cursus scolaire ? Et pas
seulement dans le supérieur, condition de réussite d’une bonne adaptation au monde de demain.
Quelles nouvelles compétences ?
 

Les prévisionnistes affirment qu’elles seront plus importantes que les compétences dites techniques. On peut les
lister de manière globale :

 Compétences liées aux référentiels des systèmes coopératifs,


 Compétences liées à la communication (prise de parole en public, savoir « se vendre », argumenter,
rédiger des notes, créer un PowerPoint, un clip vidéo, etc),
 Compétences digitales, technologies de l’information qui vont – pour moi – jusqu’à la maitrise de l’e-
réputation,
 Compétences transversales liées à la gestion du stress et l’interculturel,
 Compétences liées à la créativité, la pensée critique, la productivité, au problem solving, à la gestion
de projets de qualité.
Je suis en grande partie d’accord avec cette analyse. Nous travaillons et nous pensons de manière différente mais
cela nécessitera toujours la maîtrise de compétences techniques et professionnelles ?

Comment former aux compétences du 21ème siècle ?


 

C’est un travail régulier et progressif que, seul, le stade « ultime » du supérieur ne peut résoudre d’un coup de
baguette magique. L’un de mes plus anciens posts expliquaient que ces compétences doivent être
travaillées… dès le primaire ! Et, à ma connaissance, le sujet des compétences 21ème siècle n’apparaît pas non
plus dans le texte de la récente réforme du collège.
Ajouter des heures de classe aux apprentissages existants et aux certifications ne peut se faire de manière
automatique. L’objectif est que les étudiants en saisissent toute la substance. C’est une question de maturité  et
d’expérience. Si vous n’avez pas expérimenté certaines situations, vous ne pouvez pas comprendre leurs
bénéfices.

Pour nous, établissements, il faut s’appuyer sur le triptyque suivant, miser sur un processus permanent plus que
sur des acquisitions one shot :
 Identifier les compétences acquises lors d’expériences professionnelles (missions et projets), stages,
expériences para pédagogiques ou pédagogiques que suivent ou réalisent les élèves. C’est un vrai travail à
effectuer avec eux pour révéler ces compétences acquises. Ce n’est pas toujours intuitif, il faut analyser les
situations vécues, faire prendre conscience de ce qu’ils ont acquis.
 Certifications internes et/ou assessments. Ce deuxième volet offre à l’étudiant la possibilité de se
tester ses compétences autant de fois qu’il le souhaite. Les outils d’évaluation dont il dispose sont nombreux
y compris avec les serious games. Une bonne manière de vérifier la cohérence globale de ses acquisitions et
d’évaluer sa propre progression dans ces nouveaux champs pédagogiques,
 Cours spécifiques. À chaque fois que cela est possible, en rappelant qu’un cours répond à un objectif
de connaissance précis. Pas de compromis d’acquisition multi compétences sinon personne n’en saisit la
finalité.
 

Limites et contraintes
 

 Comme dans tout système d’assurance qualité, la limite, c’est sa complexité. Chaque compétence
est elle-même divisée en sous-compétences puis en taches, et ainsi de suite… Attention à ne pas introduire
de nouveaux référentiels complexes qui s’ajouteraient aux existants sans cohérence d’ensemble.
 Ces compétences du 21ème siècle sont, en quelque sorte, l’huile que l’on met dans le moteur pour le
faire fonctionner. Mais leur acquisition sans connaissances académiques et sans développement
personnel, sans culture générale, ne donne pas un bon « produit » fini !
Les études menées par WISE  ou Boston Consulting Group-BCG, / insistent sur ces nouvelles compétences mais
rappellent, pour le premier, que le savoir faire (know how) et le savoir académique restent essentiels puisque
classés en 2ème et 3ème positions après les interpersonal skills (compétences de communication et d’interaction) ;
pour BCG, savoir appliquer les savoirs fondamentaux (fundamental literacies) est placé en tête avant la gestion
de la complexité et les qualités personnelles (character qualities).
Michel Serres, dans son livre « Petite Poucette », explique l’importance d’apprendre à transformer l’information
en connaissance. Les flux d’informations, à l’ère digitale, sont tels qu’on ne peut plus être cet espèce
d’accumulateur d’informations, qu’il faut les transformer en connaissance. L’interactivité, l’ouverture, le
croisement, le multicanal permettent de transformer tout cela en connaissance.
Et c’est ici que je reviens à la réflexion sur la stratégie d’établissement que j’ai souvent évoqué. On voit bien
dans la typologie des acteurs de l’enseignement supérieur que les écoles comme les nôtres auront un plus
dans cette vaste knowledge machine. Nous offrirons cette capacité à acquérir des compétences supplémentaires,
à les transformer en savoirs « utilisables », en connaissances. J’ai souvent dit que dans l’école du futur le
numérique pourrait changer pas mal de choses. Ces compétences du 21ème siècle sont des compétences qui
devront être la plus value de l’établissement à condition de les intégrer dans la pure pédagogie pas seulement en
créant des systèmes collaboratifs ou des MOOCs. J’ajouterais dans la boucle, l’entreprise. C’est avec elle que
nous devons avancer sur le sens que nous donnons à cette plus value.
 On parle également de l’arrivée de nouveaux acteurs (Google, Amazon…) dans le monde de
l’éducation. La force des écoles, ce sont les services qu’elles apportent. Apprendre le leadership, la stratégie
et le collectif, ne sont possibles qu’en situation d’agir. Les étudiants acquièrent ces compétences et leur
mise en cohérence. C’est un vrai plus face aux systèmes automatisés ou digitaux.
Un professionnel compétent selon Le Boterf, spécialiste de la question des compétences, c’est une personne qui
sait combiner des facteurs. Il est le fruit d’un processus qui permet d’agir avec compétence en situation
professionnelle. Il s’agit d’une évolution complexe que seule la technologie ou la machine ne peut remplacer.
On s’aperçoit que les compétences du 21e siècle ne sont une finalité en soi. Elles doivent s’intégrer à un
programme pédagogique avec une régularité tout au long des cycles scolaires dès le primaire. La culture générale
est en le plus bel exemple. Attendre qu’en bout de chaîne l’enseignement supérieur le fasse ne fonctionnera pas !
Be Sociable, Share!


L’Université du 21ème siècle sera
citoyenne, responsable et solidaire ou
ne sera pas
Elle devra reposer sur un nouveau contrat avec la société. Sa construction
appelle une stratégie de changement en réseau. (Conférence de Pierre
Calame à Brasilia en 2003)
Par Pierre Calame
2003

PROGRAMME Formation à la gouvernance

PROGRAMME Formation à la gouvernance
Mot-clés : éthique ; Stratégie de changement ; Contrat social Brésil ; Amérique du Sud

L e gouvernement brésilien a affiché sa volonté d’engager une profonde transformation


de l’université. Pour cela le Ministre brésilien de l’Education a organisé en Novembre
2003 à Brasilia la conférence internationale « Université 21 ». Le présent texte est
l’introduction de P.Calame en plénière à cette conférence.

Après avoir exposé pourquoi il est urgent de définir un nouveau contrat social entre
l’Université et la société, l’auteur décrit les grandes lignes de ce nouveau contrat en
s’appuyant sur la définition de la responsabilité telle qu’elle ressort de la Charte des
responsabilités humaines. Il en découle que l’engagement de cette responsabilité doit se
faire à quatre niveaux : les universitaires, les Universités, les Etats et la communauté
mondiale des Universitaires.

Cette responsabilité a deux grandes dimensions : la formation des futures élites à la


gestion des relations; l’implication dans les affaires de la cité. Mais il ne suffit pas que les
objectifs soient clairs; il faut concevoir une stratégie de changement construite dans la
durée et à ces différents niveaux, en constituant des alliances de « partisans de la
réforme ».

TABLE DES MATIÈRES

 1. LA RÉFORME DE L’UNIVERSITÉ : UNE NÉCESSITÉ ET UNE URGENCE POUR RÉPONDRE AUX DÉFIS

DU 21ÈME SIÈCLE.

o 1.1. L’UNIVERSITÉ FAIT PARTIE DES CAUSES DE CRISE DU MONDE ACTUEL TOUT AUTANT

QUE DES SOLUTIONS.

o 1.2. UNE URGENCE : APPRENDRE À GÉRER LES RELATIONS

o 1.3. ARRÊTONS D’ESSAYER DE GÉRER LE MONDE DE DEMAIN AVEC LES IDÉES D’HIER ET

LES INSTITUTIONS D’AVANT HIER.


 2. POUR LA SCIENCE ET L’UNIVERSITÉ UN MÊME DÉFI : RENOUVELER LE CONTRAT AVEC LA

SOCIÉTÉ.

o 2.1. 2.1. LE CONTRAT SOCIAL ACTUEL EST DÉPASSÉ

o 2.2. LES ÉLÉMENTS DU NOUVEAU CONTRAT SOCIAL

o 2.3. LE NOUVEAU CONTRAT SOCIAL REPOSE SUR LA CHARTE DES RESPONSABILITÉS

HUMAINES.

o 2.4. LES RESPONSABILITÉS PROPRES DE L’UNIVERSITÉ

 3. UNE STRATÉGIE D’ALLIANCE POUR RÉFORMER L’UNIVERSITÉ.

o 3.1. APPLIQUER À L’UNIVERSITÉ LES PRINCIPES CLASSIQUES DE STRATÉGIE DE

CHANGEMENT DES GRANDES ORGANISATIONS.

o 3.2. IDENTIFIER OU CONSTRUIRE À DIFFÉRENTS NIVEAUX DES ALLIANCES POUR LA

RÉFORME

o 3.3. METTRE EN PLACE LES OUTILS, LES ACTEURS ET LES ÉTAPES DE LA STRATÉGIE DE

CHANGEMENT

1. La réforme de l’Université : une nécessité et une


urgence pour répondre aux défis du 21ème siècle.

En janvier 2003 j’avais, pour le 5ème anniversaire de la déclaration sur l’enseignement supérieur,
souligné ce qui, dans cette déclaration me paraissait sous-estimé :

1.1. L’Université fait partie des causes de crise du monde actuel tout autant que des
solutions.

 la nécessité d’un changement radical et d’un nouveau contrat entre


Université et société ;

 le caractère central de la réflexion sur la responsabilité de l’Université ;

 le besoin de concevoir pour cela une stratégie de changement en réseau.

Mon exposé à cette occasion avait tracé les grandes lignes d’une stratégie. Ce sont ces réflexions
que je souhaite reprendre et approfondir avec vous ce matin.

A la différence de la plupart d’entre vous, je n’appartiens pas à l’Université. Et d’ailleurs, je ne


pense pas que l’université puisse se transformer uniquement de l’intérieur par une logique
d’évolution qui lui serait propre. Elle est un produit de la société, elle va devoir se transformer en
réponse à de nouvelles exigences de la société et c’est à partir de ces exigences que je vais
chercher à énoncer la nécessité et les conditions d’une transformation profonde de l’Université.
Ce faisant je vais le faire en « déspécialisant » la réflexion, en traitant l’Université non comme un
être institutionnel et social à part « à nul autre pareil » , mais comme le point d’application
particulier d’une réflexion plus générale qui s’applique, mutatis mutandis, aux autres institutions et
aux autres corps sociaux.

Ma réflexion ici est nourrie de trois expériences personnelles qui constituent les « lieux d’où je
parle » .

 Mon passé de haut fonctionnaire de l’Etat français m’a conduit à réfléchir


en profondeur aux fondements historiques de l’action publique, aux raisons de sa
crise actuelle, aux difficultés qu’elle éprouve à se réformer, aux principes d’une
révolution de la gouvernance. Cela m’a appris en particulier la force des
machines institutionnelles qui l’emportent toujours sur les objectifs qu’on leur
assigne.

 Depuis bientôt 20 ans à la tête de la FPH, qui s’est donnée maintenant


comme priorité, pour des raisons que j’exposerai, l’émergence d’une
communauté mondiale j’ai pu mesurer l’importance de la construction collective
de perspectives nouvelles, enracinées dans le concret, à travers le travail en
réseau et à condition de respecter des méthodologies rigoureuses.

 Enfin, comme initiateur d’une dynamique internationale, l’Alliance pour un


monde responsable, pluriel et solidaire, dont est notamment issu l’Observatoire
International des Réformes Universitaires, j’ai pu découvrir les fondements
communs des crises du monde actuel et les priorités qui en découlent, ce que
nous avons appelé à la suite de l’Assemblée Mondiale de Citoyens, l’Agenda pour
le 21ème siècle.

L’Université actuelle fait partie des causes de crise autant qu’elle peut faire partie de ses solutions .

1.2. Une urgence : apprendre à gérer les relations

Au delà des mécanismes de domination économique que chacun de nous connaît, la crise du
monde contemporain a des fondements conceptuels, idéologies et institutionnels.

C’est, en effet, une crise des relations : des hommes avec les hommes, des sociétés avec les
sociétés, de l’humanité avec la biosphère. Crise des hommes entre eux, l’exemple de l’exclusion
sociale ; des sociétés entre elles avec l’extraordinaire difficulté à gérer nos interdépendances dans
le cadre des régulations politiques actuelles, crise enfin des rapports humanité biosphère car la
société consomme des ressources bien plus rapidement que celles-ci se reproduisent et on conçoit
bien que ça pourra se poursuivre indéfiniment…
Cette difficulté à mettre en relation on la retrouve dans tous les domaines, comme si le modèle
cartésien, décomposer pour comprendre, avait dégénéré en une schizophrénie et un cloisonnement
généralisés :

 dans le champ de la production industrielle c’est la juxtaposition des


filières ;

 dans l’université c’est le cloisonnement des connaissances ;

 dans l’action publique c’est la juxtaposition des politiques sectorielles ;

 dans la société c’est l’évolution vers un système en « tuyaux d’orgue » où


les contacts entre personnes d’un même milieu aux deux bouts de la planète
deviennent plus intenses que les contacts avec les voisins ;

 dans l’agriculture c’est l’incapacité à raisonner globalement sur les


écosystèmes au profit du couple simpliste symptôme – traitement qui conduit à
une déterritorialisation généralisée.

Cette crise des relations est à associer à une crise du modèle occidental de développement, qui se
caractérise par l’inversion des fins et des moyens.

Quand on vous dit : “on n’arrête pas la science”, c’est extraordinaire parce que cela veut dire que
la science est le nouveau nom du destin ! Quand on débat sur des problèmes aussi sérieux au plan
éthique que le clonage des êtres humains ou la manipulation génétique, etc.., on va vous expliquer
sans rire : “mais comment voulez-vous qu’on arrête le désir de chercher des laboratoires, de
produire des brevets, etc..” ? Pour le marché, c’est pareil. C’est extravagant de présenter
l’économie de marché comme une loi de nature. Cela ne résiste ni à l’analyse historique ni à
l’analyse politique.

Mais l’Université participe à cette inversion entre fins et moyens en enseignant de plus en plus des
manières de faire (la science, le droit, le management, l’économie) coupées des finalités.

1.3. Arrêtons d’essayer de gérer le monde de demain avec les idées d’hier et les institutions
d’avant hier.

Une bonne illustration de la confusion actuelle de la pensée est fournie par la confusion sémantique
entre mondialisation et globalisation. En anglais, il y a un seul mot pour en parler, c’est
“globalisation”. “Globalisation” de tout, depuis les nouvelles technologies d’information et de
communication jusqu’à la négociation de la réduction des barrières douanières dans le cadre de
l’OMC en passant par la liberté d’investissement des firmes multinationales. En fait, nous avons la
chance en français d’avoir deux mots, profitons-en : je distingue d’un côté la mondialisation et, de
l’autre, la globalisation économique.
Qu’est ce que la mondialisation ? Pour moi, c’est un fait, une donnée inéluctable. Mondialisation,
c’est le fait que les interdépendances entre les sociétés dans le monde entier se sont accrues
d’année en année jusqu’à nous faire franchir véritablement un saut qualitatif. Si, dans les années
quatre-vingts, le fameux trou d’ozone a eu tant de succès médiatique, c’était moins à cause de la
gravité effective des cancers de la peau qu’il était censé provoquer qu’à cause de son
extraordinaire valeur symbolique. Le trou d’ozone qui se produisait sur l’Antarctique était lié à
l’activité des sociétés industrielles. Il symbolisait donc le fait que les effets macro climatiques,
macro atmosphériques des activités industrielles se produisaient au seul endroit où il n’y en avait
pas ! Arrivant après les photos satellite et leur image de la planète bleue, une série de symboles a
progressivement exprimé une réalité que tout le monde percevait : nous sommes tous sur un
même bateau et ce bateau est fragile, ce bateau est menacé. Cette conscience d’être sur le même
bateau, c’est cela qu’exprime la mondialisation. C’est cette conscience que l’effet de serre est la
somme d’infiniment de choses, qui va du fait de prendre sa voiture pour aller acheter du pain au
lieu d’aller en vélo au développement de la riziculture. La conscience que tout cela se combine au
niveau de l’atmosphère, la conscience que les pluies acides peuvent se déplacer, que le nuage
mortel de Tchernobyl se déplace, mais aussi qu’Internet construit un réseau d’informations mondial
en temps réel. Tout cela, depuis la deuxième guerre mondiale, a fait prendre conscience d’une
interdépendance croissante. Un simple chiffre. Déjà, au milieu des années 1990, la société
mondiale consommait une fois et demi les ressources renouvelables de la planète chaque année.
Concrètement, alors qu’il n’y a que 20 % de la société qui a accès, si je puis dire, à une
consommation de pays développés, on en est à “bouffer” nos stocks chaque année. La
mondialisation est donc un fait. Il n’y a pas de réversibilité de la mondialisation. Il y a réversibilité
des comportements, il y a des comportements possibles de repli nationaliste, on en voit beaucoup,
il y a des comportements de résistance, d’anxiété, etc., mais la mondialisation est un fait
inéluctable.

Tout autre est la question de la globalisation économique. La globalisation économique, c’est une
politique et une idéologie. Il faut revenir à l’histoire pour nous rendre compte dans quelles
conditions nous nous sommes mis, bon an mal an, à adhérer à la pensée unique. Quand les
Américains, comme condition au plan Marshall, nous ont interpellés, nous Européens, au lendemain
de la guerre en disant « on veut bien vous aider à reconstruire mais si c’est pour redémolir
joyeusement dès que vous avez reconstitué la sidérurgie et l’industrie de l’armement, cela ne nous
intéresse pas » la pression à l’unification économique européenne s’est faite dans un but politique.
L’enjeu c’était la paix, ce n’était pas la prospérité. La réflexion sur l’abaissement des droits de
douane s’est faite par rapport à un enchaînement historique très précis : crise économique, repli,
renforcement des droits de douane, nationalisme, guerre. C’est par rapport à cette situation
historique que la réflexion sur les rapports entre liberté de commerce et paix s’est subitement
trouvée consolidée. Est-ce pour autant dire que partout et toujours la liberté du commerce garantit
le développement, l’équilibre entre les hommes et l’atmosphère, l’équilibre entre les nations et la
justice sociale ? Non, mille fois non ! On le voit bien depuis une trentaine d’années : le rythme de
croissance du commerce international est considérable mais s’est accompagné en même temps
d’une croissance des inégalités aboutissant à ce qu’il est couramment convenu d’appeler la courbe
en verre de champagne, où une petite minorité contrôle une grande majorité des biens, où une
grande majorité se contente de la portion congrue.
Nous allons avoir à gérer un monde mondialisé, irréversiblement mondialisé. Nous allons devoir
prendre la mondialisation non pas comme un fardeau mais comme une opportunité et aussi comme
une nécessité de changer.

Pour comprendre comment on en est arrivé là il faut revenir à l’histoire longue et à son
accélération depuis un siècle et plus particulièrement à partir de la seconde guerre mondiale. On
s’aperçoit alors d’une donnée fondamentale : tous les éléments du système n’évoluent pas à la
même vitesse. C’est ce que j’appelle la théorie des décalages : l’économie, la science et les
techniques ont évolué de jour en jour, les systèmes de pensée et les institutions beaucoup plus
lentement.

Je pense que les mutations du 21ème siècle seront comparables par leur ampleur et leur caractère
systémique au passage du Moyen Age au monde moderne. Et le parallèle est frappant entre
l’émergence, au début du 19ème siècle de l’Université prussienne de Von Humboldt et l’émergence,
entre le 16ème et le 19ème siècle de l’Etat moderne. Dans les deux cas un mouvement de
désimbrication, de spécialisation et d’auto-référence. Dans le cas de l’Université : désimbrication de
la science et de la religion ; spécialisation avec la création des facultés ; auto référence avec la
revendication à l’autonomie universitaire comme condition de l’autonomie de la production libre du
savoir.

Dans le cas de l’Etat : désimbrication avec la séparation de la fortune du prince et des biens
publics ; spécialisation avec le développement d’institutions spécialisées ; autoréférence en faisant
de la souveraineté une valeur absolue.

Le parallèle entre action publique et université se prolonge précisément dans la crise des relations :

 le cloisonnement des disciplines et domaines ;

 les difficiles relations avec le reste de la société (partenariat) et les freins à


l’aller et retour entre réflexion et action.

Nous voyons bien à l’œuvre les inerties, les résistances au changement qui expliquent qu’en ce
début de 21ème siècle nos modèles institutionnels et idéologiques ont bientôt 200 ans alors
qu’entre temps le monde a radicalement changé.

Ainsi veut-on finalement gérer un monde radicalement interdépendant avec des relations
intergouvernementales entre états souverains et des réalités systémiques avec des disciplines
universitaires jalouses de leur autonomie.

2. Pour la science et l’Université un même défi :


renouveler le contrat avec la société.
2.1. 2.1. Le contrat social actuel est dépassé

Pour la science et pour l’université il existait bien, au lendemain de la 2ème guerre mondiale, une
forme de contrat social.

Pour la science ce contrat est né de la reconversion du formidable effort de mobilisation des


cerveaux qu’avait nécessité la guerre.

Pour l’Université, le contact social implicite avait deux dimensions : la construction et la diffusion
de la connaissance spécialisée ; les franchises universitaires. Mais ce contrat fait eau de toutes les
parts.

D’abord parce que la nature des débouchés de l’Université a changé : c’est de moins en moins la
reproduction de l’Université elle-même ou l’encadrement de la société par l’Etat et de plus en plus
la formation de manieurs de savoirs et de savoir faire au sein des entreprises. D’où : a) la perte du
monopole dans la délivrance des savoirs et le poids croissant de l’entreprise, avec la dérive du
savoir vers une marchandise ; b) l’effacement de l’Université au profit de systèmes répondant
directement aux besoins à court terme de l’économie.

Ensuite parce que le scepticisme de la société à l’égard de ce mode de production et de


reproduction du savoir va croissant : en un mot la société fait de moins en moins confiance à
l’Université : le caractère périmé du contrat retire progressivement le support social de la société à
l’Université.

En troisième lieu parce que l’Université, comme l’Etat, n’a plus le monopole de l’expertise. On le
voit avec la montée en puissance de ce que j’appelle l’expertise citoyenne en réseau. Tout ceci veut
dire, en clair, que si les universitaires refusaient de descendre de leur piédestal ils se
retrouveraient un jour purement et simplement déboulonnés comme une vulgaire statue de
dirigeant déchu.

Enfin, parce que, dans la société de l’information, la mutualisation des connaissances s’accommode
mal des murs visibles ou invisibles des institutions. Le combat contre la marchandisation du savoir
ne peut plus se réduire à la défense de l’enseignement public. Les réseaux de compétence vont
rapidement finir par avoir plus de réalité que les pôles pris isolément. Les universités vont passer
de toutes façon d’un statut de temple du savoir au statut, à mes yeux plus noble encore, de
médiateur des connaissances.

2.2. Les éléments du nouveau contrat social

Avant de préciser les contours du nouveau contrat social et d’en montrer la force et les fondements
rappelons par un point d’étape les caractéristiques qui en sont déjà apparues :

 en raison du retard pris par les systèmes de pensée et les institutions sur
les réalités du monde il faut non pas une évolution lente et à la marge, de
simples ajustements. Comme dans le domaine de la gouvernance l’Université a
besoin d’une révolution conceptuelle et institutionnelle ;

 face à la crise du monde actuel, le nouveau système doit être en mesure


de répondre aux mutations majeures du 21ème siècle ;

 le nouveau système doit se caractériser par sa capacité à gérer les


relations entre connaissances et entre acteurs ;

 le nouveau système « remet à l’endroit » les fins et les moyens ; en ce


sens l’Université est un des lieux où doit se réinventer l’humanisme sans se
laisser fasciner par la raison instrumentale qui n’est rien d’autre, au bout du
compte, que la capacité d’apporter des solutions efficaces à des questions qu’on
n’a pas forcément comprises ;

 le système doit reconnaître les autres sources de production de la


connaissance et se définir comme médiateur.

Pour construire ce nouveau contrat il faut à nouveau se placer en dehors de l’Université


proprement dite et comprendre pourquoi la notion de « contrat social » , plutôt tombée en
désuétude, connaît un retour en force. J’y vois deux raisons complémentaires, d’ailleurs
inséparables, tenant à la mondialisation et à la croissance des interdépendances.

D’abord la mondialisation. Les sociétés de la planète n’ont pas choisi de vivre ensemble. Elles y
sont conduites par le fait que leurs destins se trouvent indissolublement liés. Pour gérer leur avenir
commun elles ne peuvent avoir recours , comme les sociétés traditionnelles, à une transcendance
commune ou à des mythes communs – le mythe de l’unité nationale par exemple. La gestion de
l’avenir commun est donc de l’ordre du contrat.

Ensuite, la croissance des interdépendances entre les milieux. Elle oblige à poser la question des
responsabilités des uns vis-à-vis des autres, de l’équilibre des droits et devoirs. De même que la
liberté d’entreprendre sera inévitablement subordonnée à la reconnaissance de la responsabilité
sociale qui en découle, de même le soutien que revendique l’Université auprès du reste de la
société est justifié pour la contribution qu’apporte l’Université à la résolution des défis de la société.

2.3. Le nouveau contrat social repose sur la Charte des responsabilités humaines.

Avant de revenir plus longuement sur la question de la responsabilité des Universités, qui est au
cœur même de la notion de contrat, décrivons en précisément les fondements éthiques. Ils ne sont
pas, eux non plus, spécifiques à l’Université. Ils régissent, comme un soubassement commun,
l’ensemble des contrats.

Un long travail international a été mené dans le cadre de l’Alliance pour dégager ce soubassement .
Le détailler nous ferait sortir du cadre de cette conférence, allons tout de suite au résultat qui a
pris, à l’issue de l’Assemblée Mondiale de Citoyens, la forme d’une Charte des responsabilités
humaines. Cette charte éthique n’est pas un code moral édictant des règles impératives et des
interdictions. L’éthique découle au contraire de l’exercice de la liberté. C’est une éthique du choix,
une éthique de la tension entre exigences en apparence contradictoires, en un mot une éthique de
la relation :

 relation entre unité et diversité, ce qui invite l’université à accueillir, au


sein d’une recherche commune, une pluralité de points de vue, de regards, de
cultures et de savoirs, à assurer un va et vient permanent entre l’unité de la
connaissance et la diversité des modes d’approche ;

 relation entre l’individuel et le collectif ce qui invite d’abord à la tolérance,


ensuite à la combinaison d’engagements individuels et d’engagements collectifs ;

 relation entre l’être et l’avoir, ce qui invite l’Université à ne pas s’enfermer


dans l’enseignement de la raison instrumentale, à avoir toujours les finalités et le
développement humain des personnes et des sociétés en ligne d’horizon ;

 relation entre la continuité et le changement, ce qui invite l’Université à


être le dépositaire et le transmetteur de ce qu’Edgar Morin appelle à juste titre la
« condition humaine » , à ne pas être fasciné par le changement pour le
changement, par l’innovation pour l’innovation ; mais, à rebours, à être capable
d’un changement radical car, aujourd’hui, la poursuite à long terme de l’aventure
humaine l’exige ;

 relation entre la liberté et la responsabilité enfin.

La Charte des responsabilité humaines précise les trois caractéristiques majeures de la


responsabilité dans le monde contemporain et vous allez voir à quel point ces caractéristiques
s’appliquent à l’Université et à son contrat avec le reste de la société :

 la responsabilité porte sur l’impact de nos actes, même leur impact à long
terme, plus ou moins imprévisible ;

 la responsabilité est proportionnée au savoir et au pouvoir ; cela bien sûr


concerne tout particulièrement l’Université comme détentrice des savoirs.

 enfin, la responsabilité est de créer le pouvoir de changer et ce pouvoir de


changer ne vient que de la création du lien avec les autres ; nul ne peut donc se
défausser de sa responsabilité au nom de sa propre impuissance.

Comment ces trois figures de la responsabilité s’appliquent-elles à l’Université et modèlent-elles


son contrat avec la société ? C’est ce que nous allons maintenant examiner.
2.4. Les responsabilités propres de l’Université

Pour l’Université ce qui caractérise d’abord sa responsabilité c’est son impact à très long terme.
Cela découle très directement de ce que j’ai appelé la théorie des décalages. Nos systèmes de
représentation sont en retard sur les réalités. D’où la responsabilité écrasante des instances de
formation où vont se forger les représentations de ceux qui auront à gérer le monde de demain !
C’est le grand défi des enseignants, qui se sont formés avec les idéologies construites du temps de
leur jeunesse. Je pense à un philosophe qui disait à propos des hommes politiques : le problème
des hommes politiques c’est qu’ils cessent de réfléchir quand ils s’engagent dans la lutte politique.
Quand ils arrivent au pouvoir ils arrivent avec le système de pensée correspondant au moment du
début de leur entrée en lutte politique. Comme ce sont des pros, ils ont commencé très tôt parce
qu’il faut commencer tôt pour faire carrière et en général, comme la concurrence est rude, ils
arrivent tard. En gros, il y a un décalage de 40 ans entre leur manière d’aborder les problèmes et
la réalité des problèmes. Pour l’université, ce n’est pas 40 ans, c’est 200 ans !

La responsabilité de l’Université est à la fois individuelle et collective. C’est celle de chaque


universitaire pris en particulier, de chaque université prise en particulier et de la communauté
universitaire prise dans son ensemble. Je voudrais insister sur ces trois niveaux. Les deux premiers
peuvent traduire le contrat social par une Charte brésilienne des responsabilités des Universitaires
et des Universités. Le troisième niveau, symbolisé par le caractère international de la présente
conférence, a trait à la construction d’une communauté mondiale. C’est le premier impératif de
l’agenda pour le 21ème siècle : la mondialisation, le caractère mondial de nos interdépendances,
n’a pas pour l’instant pour contrepartie des institutions mondiales réelles et une communauté
politique. Il faut donc s’attacher à faire émerger d’urgence une communauté mondiale tangible,
vivante. Souvenons nous que « l’humanité » n’est un sujet de droit que depuis la 2ème guerre
mondiale avec l’introduction de la notion de “crime contre l’humanité” ; L’idée de communauté
mondiale est un nouveau saut anthropologique et l’Université a une responsabilité clé à y jouer. Au
moment où le mondial est devenu notre espace domestique il faut se souvenir que l’Université a
une double racine éthymologique :

 d’abord celle de « communauté humaine d’étudiants » puis, par extension,


de professeurs ;

 puis celle « d’universel » . Universalité présumée des savoirs hier,


universalité des défis aujourd’hui.

La responsabilité de l’Université prend, me semble-t-il deux figures principales :

 la formation des futurs maîtres, de ceux qui modèleront une jeunesse. Il


ne faut pas se poser la question de l’adaptation des jeunes à la société à venir,
comme si l’histoire était écrite d’avance, mais plutôt de la capacité des jeunes à
faire advenir les mutations nécessaires à appréhender des relations ;
 l’implication dans les affaires de la cité : la capacité à nouer localement les
liens qui permettront d’aborder ensemble et d’une nouvelle manière les défis de
la cité. C’est là que le nouveau rôle de l’Université, médiatrice des connaissances
construites en réseau peut s’avérer essentiel. En effet, la mondialisation, au lieu
d’éloigner les acteurs du territoire local les y renvoie. Car le territoire, dans une
économie du savoir et quand il s’agit d’apprendre à gérer les relations de
différentes natures est appelé à être la brique de base de la gouvernance de
demain. Le territoire est certainement l’acteur social dont le rôle va croître le
plus dans les prochaines décennies, au détriment de l’entreprise.

Ainsi le contrat social entre l’Université et la société doit il avoir plusieurs dimensions et plusieurs
échelles. D’un côté un contrat global, l’engagement de la responsabilité de la communauté
universitaire dans son ensemble face aux grands défis du monde contemporain et face à la
formation des jeunes ; de l’autre des contrats territorialisés explicitant localement les relations
avec les autres acteurs de la société.

En assumant pleinement sa responsabilité face aux défis du monde contemporain l’Université


devient pleinement citoyenne. Mais son plus grand défi est de former de futurs citoyens. Il ne s’agit
pas bien entendu ici “d’instruction civique” mais de préparation à l’exercice par chacun de ses
responsabilités.

Le premier point d’application est ce que j’appelle le devoir de génération. Au lendemain de la


deuxième guerre mondiale, le devoir des jeunes Français et des jeunes Allemands était de “faire
l’Europe” pour éviter d’achever le suicide collectif si bien mis en chantier par les deux guerres
mondiales. Le devoir de la génération qui vient est aussi évident. C’est cette fois de construire non
plus l’Europe mais le monde et, pour la même raison, pour éviter le suicide collectif.

Le second point d’application c’est de préparer les étudiants à être au monde et à faire le monde.
Autrefois, on parlait de “faire ses humanités” pour s’imprégner des grands penseurs du passé. Il
s’agit aujourd’hui, ni plus ni moins, de faire Humanité. Pourquoi ne pas rêver par exemple, comme
l’a avancé le philosophe Michel Serre, d’une première année d’Université commune à tous les pays
et à toutes les disciplines et où l’on apprendrait, par exemple :

 l’éthique du choix et la citoyenneté – du local au monde -  ;

 l’interculturel ;

 les défis communs ;

 la mutualisation des connaissances et la construction des liens


internationaux ?

Ne peut-on, par exemple, imaginer l’organisation par les universités de panels de citoyens
interactifs avec l’Inde, la Chine, l’Afrique pour entrecroiser les questionnements des uns et des
autres sur le monde et les confronter à différents experts ? Comment faire tout cela ? Par quelle
stratégie de changement ? Et qui a les moyens de la conduire ? A ce stade il faut revenir à la
troisième dimension de la responsabilité telle qu’énoncée tout à l’heure : le pouvoir n’est pas donné
il se crée. Ou, pour citer Paul Ricoeur, « le pouvoir naît quand les hommes s’assemblent, il
s’évanouit quand ils se dispersent » .

A la question “qui a le pouvoir de concevoir et de conduire les mutations nécessaires”, une seule
réponse : les citoyens, les universitaires et les étudiants eux-mêmes.

3. Une stratégie d’alliance pour réformer l’Université.


3.1. Appliquer à l’Université les principes classiques de stratégie de changement des
grandes organisations.

La responsabilité première de l’université est de conduire sa propre transformation.

Et elle n’en trouvera la force, elle n’en aura le pouvoir qu’en construisant des alliances. Qu’est-ce
qu’une alliance ? Une manière nouvelle de s’organiser où l’on ne crée pas de nouvelles institutions
(les universités n’en manquent pas ! ) mais où on se donne des objectifs communs, des règles
éthiques communes et des dispositifs de travail concrets.

Les grandes institutions, et c’est toute la difficulté de la réforme des Etats, ne se transforment que
s’il y a, conjonction : au sommet, d’une volonté, d’une vision claire et d’une stratégie conduite sur
la longue durée ; à la base, d’une profonde aspiration au changement, une recherche individuelle
et collective de sens, une capacité d’innovation et une prise de risque. Dans le livre « l’Etat au
cœur » j’ai montré comment, par exemple, les réformes de l’Etat en France ont toutes avorté car il
manquait au sommet une vision et une constance dans l’effort, comme s’il suffisait de changer
d’organigramme pour changer de fonctionnement, comme s’il suffisait de changer d’habit pour
changer la personne. Mais elles ont échoué plus sûrement encore parce que, au lieu que les
fonctionnaires soient considérés, au lieu que leurs idées, leur expérience et leur recherche
personnelle de sens de l’action publique soient considérées comme le moteur du changement, les
fonctionnaires ont été présentés uniquement comme des freins au changement, des forces de
résistance rétives aux impulsions du pouvoir politique.

La dernière erreur en date a été celle de Claude Allègre quand il était Ministre de l’Education. Il a
inauguré sa stratégie de réforme en annonçant qu’il allait «dégraisser le mammouth » . Par cette
simple phrase, il s’est privé du soutien de ceux-là mêmes qui, au sein de l’éducation nationale,
auraient pu être acquis à ses idées !

La question des stratégies de changement est bien connue des grandes entreprises. En effet un
Etat incapable de se réformer ne disparaît pas. Il dépérit petit à petit, perdant sa légitimité aux
yeux des autres acteurs, et se vidant de son sens de l’intérieur. Une entreprise, elle, qui ne saurait
pas se réformer peut s’effondrer quelle qu’ait été sa puissance !
De l’expérience des entreprises on peut retenir quatre règles, quatre conditions pour la réussite
d’une stratégie de changement :

 la conscience collective d’une crise, nécessaire pour justifier les efforts


douloureux, les remises en cause, la contestation des situations acquises
qu’impliquent toute réforme ;

 une vision claire et partagée des objectifs poursuivis ;

 la continuité de l’action de réforme sur le long terme et selon des étapes


précises ;

 enfin et surtout, au sein de l’organisation, la constitution des « alliés de la


réforme » , alliance faite de tous ceux qui, plus responsables, plus conscients ou
plus innovateurs que les autres, sont prêts à aller au-delà du maintien des
positions et droits acquis, au delà des habitudes, prêts à se projeter dans
l’avenir, prêts à être les moteurs collectifs de l’aventure.

3.2. Identifier ou construire à différents niveaux des alliances pour la réforme

Ce n’est donc pas à partir d’institutions représentatives que l’on construit le changement mais à
partir d’alliances d’organisations et de personnes – des universités et des universitaires- qui
partagent le même sens des responsabilités à l’égard de la société, à l’égard de l’avenir. Les
« institutions représentatives » , nous le savons bien, ont pour vocation de représenter une
communauté, d’en assurer la continuité et donc d’incarner, peu ou prou, un « ordre éternel » .
Elles ne sont pas pour autant nécessairement des freins au changement. Elles gardent une
importante fonction de légitimation et elles peuvent de ce fait grandement faciliter une stratégie de
réforme en prenant la parole en faveur d’un nouveau contrat social, en endossant, par exemple,
une nouvelle Charte de la responsabilité des universités. Mais elles ne peuvent être elles-mêmes le
moteur, il faut construire des alliances ; Une institution, c’est sa vocation, est du côté de la
permanence ; une alliance, et c’est pourquoi il ne faut pas l’institutionnaliser, est du côté du
mouvement.

Comme le contrat social lui-même, l’alliance pour une Université du 21ème siècle, doit s’organiser
à différents niveaux :

 à l’échelle mondiale, puisque l’université doit être à l’échelle mondiale


l’incarnation même de la communauté et de l’universel ;

 à l’échelle nationale où, dans l’état actuel des choses, il reste le plus facile
de faire se rencontrer une aspiration politique de réforme, incarnant l’aspiration
d’ensemble de la société, et une aspiration au changement venant du sein de
l’université elle-même ;
 à l’échelle de chaque université car c’est à ce niveau que des tentatives
multiples d’innovation peuvent cristalliser en une transformation d’ensemble ; à
ce niveau aussi que peuvent se nouer les contrats sociaux territoriaux entre les
différents acteurs de la société.

Permettez-moi de rêver que l’assistance de ce matin, qui réunit des innovateurs venus du monde
entier, qui est réunie à l’appel du Ministre brésilien incarnant une volonté politique nationale de
réforme, qui réunit enfin des recteurs et des enseignants venus par leur volonté de participer à cet
événement, soit le temps fondateur de ces différents niveaux d’alliances. Si c’était le cas cet
événement pourrait être qualifié d’historique.

3.3. Mettre en place les outils, les acteurs et les étapes de la stratégie de changement

Une alliance se définit par des dispositifs concrets de travail qui visent tous à relier et à construire :

 il faut des outils d’intelligence collective pour transformer l’expérience


concrète de chacun en une stratégie d’ensemble, et pour que cette stratégie
reste en permanence enracinée, irriguée, vitalisée, inspirée par la réalité
concrète. On ne suscite pas, on ne suscite plus l’adhésion par des mots d’ordre
venus d’en haut, aussi justes soient-ils. Si l’on veut que s’allient les porteurs de
sens, les méthodes doivent être cohérentes avec les objectifs poursuivis et
chaque allié individuel doit se sentir en permanence co-auteur et co-acteur de la
stratégie commune.

 il faut des moyens de liaison entre les alliés, des espaces de débat
collectif, un point de ralliement où s’incarne la communauté des alliés. Internet
et le web ont radicalement modifié les conditions de construction des alliances,
notamment dans le milieu universitaire, le plus « branché » qui soit.

 Il faut des actes instituants : dans le cas de l’université c’est autour des
Chartes des responsabilités de différents niveaux que peuvent se poser les actes
instituants des alliances. C’est autour d’espaces communs d’échanges
d’expériences et de débats que peut se forger une identité ;

 il faut enfin, dans une alliance visant des transformations à long terme,
des outils d’évaluation communs, des moments rituels où mesurer le chemin
parcouru. Des étapes concrètes, faute de quoi la stratégie la mieux intentionnée
se perd dans les sables et les innovateurs les plus enthousiastes cèdent au
découragement. Le sociologue français Michel Crozier disait, en réponse à notre
penchant national à prendre les mots pour les choses et le discours sur le
changement pour le changement lui-même : « on ne change pas la société par
décret » . Le changement n’est pas un acte c’est un processus collectif .

Mais une telle alliance serait incomplète si elle n’associait pas pleinement ce qui est peut être
l’acteur essentiel : les étudiants eux-mêmes. Ils ont, en réalité, pour devenir les porteurs de la
société de demain, pour être les ferments et les accoucheurs de cette communauté mondiale en
gestation, besoin eux-mêmes de construire leur alliance pour redonner sens à ce qu’était
l’Universitas du moyen-âge, la communauté des étudiants. La jeune génération, je le vois dans le
monde entier, est à la recherche de sens et de repères. Les enseignants n’ont pas à créer cette
alliance à leur place mais il est évident que l’orientation des cours, l’organisation des échanges
internationaux, la mise à disposition des moyens logistiques peuvent puissamment y aider.

Pour conclure, je dirai enfin dans une stratégie de réforme, on ne part pas, on ne part jamais de
zéro. Les germes sont déjà là. Ils sont peut être épars ; chacun d’eux est marginalisé dans son
institution ; manque d’une perspective cohérente qui les fédère. Mais ils sont les levains de la pâte.
Ces germes sont présents en grand nombre au sein de l’université. Il est donc essentiel, dès le
départ, dès le moment où une volonté nationale ou internationale de réforme s’exprime, d’aller à
leur rencontre, de les recenser, de les valoriser, de les mettre en réseau.

Un seul critère de qualité pour


l’Université : prépare-t-elle les élites
dont le monde aura besoin demain ?
Intervention de Pierre Calame à la conférence mondiale sur l’Enseignement
supérieur. UNESCO – 7 juillet 2009
Par Pierre Calame

PROGRAMME Formation à la gouvernance

PROGRAMME Formation à la gouvernance
Mot-clés : Formation des élites

TABLE DES MATIÈRES

 1. 1. LES CRITÈRES DE PERTINENCE ET DE QUALITÉ DES UNIVERSITÉS PRESTIGIEUSES ORIENTENT

DE PROCHE EN PROCHE L’ENSEMBLE DE L’ENSEIGNEMENT

 2. 2. C’EST DANS LES CRISES QUE L’ON PEUT APPRÉCIER LA PERTINENCE DE LA FORMATION DES

ÉLITES

 3. 3. PRÉPARE-T-ON NOS ÉLITES AU MONDE QUI VIENT ?

 4. 4. LE CAHIER DES CHARGES DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR

 5. 5. INSCRIRE L’ENSEIGNEMENT DANS LE TEMPS ET DANS L’ESPACE MONDIAL

 6. CONCLUSION
M esdames, Messieurs, je vais vous parler de qualité de l’enseignement supérieur. En dix

minutes, je ne peux guère que vous proposer quelques thèmes de réflexion. Des documents sont
disponibles en français, en anglais et en chinois si vous souhaitez prolonger cette réflexion.

1. 1. Les critères de pertinence et de qualité des


universités prestigieuses orientent de proche en proche
l’ensemble de l’enseignement

En amont de la question de la qualité de l’enseignement supérieur, il y a tout simplement la


question de sa pertinence : mesurer la qualité, oui mais en fonction de quoi ? Cette question est
aujourd’hui d’autant plus importante que l’enseignement supérieur et la manière dont il est évalué
déterminent, de proche en proche, la conception même que l’on a de l’enseignement secondaire et
même de l’enseignement primaire.

En effet, plus l’enseignement supérieur se démocratise et plus ses critères d’excellence orientent la
nature des autres enseignements. Ce n’était pas le cas quand l’enseignement supérieur ne formait
qu’une petite élite tandis que les autres enseignements, plus pratiques et plus directement
professionnels, formaient d’autres classes sociales. Qui plus est, du fait du conformisme, ce sont
les critères d’excellence des meilleures universités qui, de proche en proche, déterminent la
manière dont s’estime elles-mêmes les universités moins cotées.

C’est ce qui donne une dimension dramatique à la mesure de l’excellence. Par beaucoup d’égards,
elle traduit le proverbe chinois : « quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt ». C’est
exactement la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui, où les critères dits de qualité sont
maniés sans précaution. Je crois qu’il faut donc se poser en amont la question : comment apprécie-
t-on la pertinence de l’enseignement supérieur et avec quels critères mesurer la qualité ?

2. 2. C’est dans les crises que l’on peut apprécier la


pertinence de la formation des élites

Deuxième idée, c’est en réalité face aux crises que l’on peut apprécier la qualité des élites. Dans un
grand journal français, Le Monde, un long article était consacré ce week-end à la business school
de Harvard, considérée comme le sommet de l’excellence. La question posée par le journal était
d’une désarmante simplicité : « comment se fait-il que ces élites n’aient non seulement pas prévu
la crise mais de surcroît l’aient provoquée et précipitée ? » et nous voyons alors que dans ce
temple de l’excellence on a succombé d’une part à l’illusion technologique et d’autre part à l’illusion
du court terme.

Dans une autre grande institution française d’enseignement un forum sur l’entreprenariat était
organisé l’an dernier. Dans les conclusions du Forum, elle n’a pas hésité à énoncer une ânerie telle
que « l’importance de l’éthique dans l’entreprise c’est le risque réputationnel ! » en d’autres
termes, il n’y a d’intérêt à l’éthique que parce que l’entreprise est menacée dans sa réputation.
Illustration tragique de la confusion des moyens et des fins dans l’enseignement supérieur.

Si nous regardons nos élites face à la crise actuelle qui ne fait que commencer, jamais l’épaisseur
historique, jamais la profondeur philosophique, jamais l’ampleur de la vision, jamais la force des
convictions éthiques ne leur ont fait autant défaut. Voilà le meilleur critère de mesure de ce que
nous appelons la qualité de l’enseignement supérieur !

3. 3. Prépare-t-on nos élites au monde qui vient ?

Face à une crise semblable, celle de 1929, le grand économiste Meynard Keynes avait écrit : « nos
dirigeants politiques sont les esclaves d’économistes morts depuis longtemps et dont ils ne
connaissent même pas le nom ». De même aujourd’hui, théories économiques, méthodes
scientifiques, conception de l’université, statuts de l’entreprise, structures de l’Etat, modèles de
démocratie, rapports entre sciences et sociétés, tout dans nos systèmes de pensée et nos
institutions est hérité d’un monde aujourd’hui disparu. D’où la question évidente : prépare-t-on nos
élites au monde qui vient ? c’est de mon point de vue la seule mesure possible de la qualité de
l’université.

Et cette question se trouve amplifiée par l’inertie propre au système universitaire.

La question qui se pose à l’université n’est pas de savoir de quel profil l’entreprise aura besoin
demain. Elle a besoin de savoir de quelles élites on aura besoin dans trente ans, quelles mutations
nous aurons à conduire d’ici là. Un professeur d’université forme des étudiants en fonction de la
formation de son propre esprit trente ans auparavant et les élites qu’il forme exerceront le
maximum de leur pouvoir social trente ans plus tard. Ce qui veut dire que le décalage normal entre
le système de pensée que l’on enseigne aux étudiants et le monde auquel ils seront confrontés est
de soixante ans ! soixante ans dans un monde en pleine transformation.

Les deux maladies les plus graves du monde contemporain sont l’acratie et la schizophrénie.
L’acratie qui s’observe aisément à propos du changement climatique. Acratie voulait dire, selon
Aristote, un état d’esprit où l’on sait qu’il faudrait changer et on ne trouve pas en soi-même les
moyens de changer. Quant à la schizophrénie, 90 à 95 % des gens font du quotidiennement, fait
des contraintes institutionnelles et professionnelles, exactement l’opposé de ce à quoi ils croient.

4. 4. Le cahier des charges de l’enseignement supérieur

C’est donc par rapport à ce défi de la formation des élites nécessaires dans trente ans qu’il faut
apprécier la qualité de la formation. J’en prendrai quatre caractéristiques.

Premièrement, nous sommes en face de société non durables. Tout le monde le sait. On le répète
dans toutes les conférences internationales. La première chose est de comprendre comment on en
est arrivé là. On ne peut donc pas former à une discipline sans proposer une perspective
historique, faute de quoi on se borne à produire les exécutants sans cervelle de la société de la
connaissance. C’est peut-être, d’ailleurs, la définition fonctionnelle que l’on attend aujourd’hui de
l’université dans certains milieux.

Deuxièmement, il faut que les jeunes apprennent la dynamique des systèmes. C’est à l’opposé
de la formation disciplinaire. Nos sociétés peuvent être considérées comme ce qu’on appelle des
systèmes bio-socio-techniques : elles combinent la dynamique des écosystèmes, la dynamique des
systèmes sociaux et la dynamique propre, car ils ont leur autonomie, des systèmes techniques. Il
faut donc que nos étudiants puissent combiner ces différentes dimensions et comprendre comment
nos sociétés sont déterminées par les évolutions combinées de ces trois dimensions. Le propre d’un
système est de combiner stabilité à court terme et évolution à long terme. Il ne peut donc avoir
d’enseignement supérieur sans être à la fois capable de restituer la cohérence des systèmes à
court terme et la dynamique de leur évolution à long terme.

Il faut troisièmement dans un monde interdépendant apprendre à la fois la diversité et l’unité.


Entre particularisme excessif et universalisme émasculateur, il faut apprendre comment nos
sociétés sont à la fois et en permanence confrontées à cette double dynamique de diversité et
d’unité.

Il faut enfin, et c’est le quatrième point, apprendre l’interdépendance à la fois au plan technique


et au plan éthique. L’enseignement, comme tout enseignement digne de ce nom de toute éternité
est simultanément un enseignement du savoir et un enseignement du savoir être. Je crois que
cette dimension du savoir être a été terriblement sous-estimée depuis quelques décennies.

5. 5. Inscrire l’enseignement dans le temps et dans


l’espace mondial

Pour comprendre le monde, la première chose à faire est de sortir du présent perpétuel des
évidences assénées. Parce qu’on n’en connaît pas l’histoire, on cultive l’illusion que le monde est
ainsi aujourd’hui, qu’il a été le même hier et de ce fait qu’il sera le même demain. Cette myopie est
dramatique. J’ai eu l’occasion dans ma longue vie professionnelle d’étudier à la fois l’économie, la
monnaie, la gouvernance, les méthodes scientifiques. A chaque fois, je suis impressionné par le fait
que l’on n’enseigne pas aux étudiants comment c’est né, dans quelles circonstances, dans quel état
de la société. Faute de le comprendre, on prend ce qui est aujourd’hui comme une évidence de
toute éternité. Il faut donc premièrement sortir du présent perpétuel. C’est la première
caractéristique de la qualité.

Deuxièmement, il faut développer des classes à l’échelle mondiale, relier les différentes


universités, s’obliger à comprendre comment d’autres, à l’autre bout du monde, se posent les
mêmes questions, sont confrontés finalement aux mêmes défis malgré des contextes
extraordinairement différents. C’est le versant « unité du monde » mais, il faut simultanément en
vivre la diversité, ensuite la nécessité comparative. Je prends l’exemple du domaine juridique. Un
des apports les plus importants de l’anthropologie du droit est d’aller au-delà d’une comparaison
entre droit latin et droit anglo-saxon en nous aidant à comprendre comment des sociétés très
diverses ont réussi à créer leur propre ordre juridique, leurs propres régulations pour découvrir,
au-delà de la diversité infinie des formes concrètes, les fonctions constantes du droit dans la vie en
société.

Troisièmement, être au monde et agir sur le monde. Ces deux dimensions sont également
importantes au moment où les élites que nous formons devront se confronter à des mutations et à
des dilemmes éthiques. Toute personne en responsabilité sociale sera confrontée à des dilemmes
et ces dilemmes ne s’abordent que par des études de cas qui aident à s’y préparer. Le propre d’un
dilemme c’est qu’au moment où on y est confronté, il est trop tard pour réfléchir. C’est le savoir
être qui est alors décisif. Enfin, il faut apprendre des méthodes. Non seulement apprendre à
apprendre, comme on dit trop souvent mais, plus fondamentalement, apprendre à penser.

6. Conclusion

La question majeure de la qualité de l’université d’aujourd’hui, c’est celle par laquelle le philosophe
Edgard Morin terminait son rapport sur la réforme des lycées : qui éduquera les éducateurs ?

Comment les futurs professeurs de l’enseignement supérieur sont-ils préparés à comprendre et


conduire la mutation de l’université ?

Quelques défis pour le renouvellement


de la formation des cadres de la
fonction publique en Europe.
Note de problématique sur la formation des fonctionnaires, présentée lors de
la seconde rencontre biennale du Forum China Europa.
Par Pierre Calame
septembre 2007

PROGRAMME Formation à la gouvernance

PROGRAMME Formation à la gouvernance

PROGRAMME Analyse et évaluation de la gouvernance


Mot-clés : Formation des élites Europe

L es institutions, les concepts et les fondements culturels de la gouvernance ont une


grande inertie de même que les systèmes d’enseignement supérieur.

En outre, en Europe, les cultures politiques, les institutions publiques et les statuts des
agents de l’administration sont très variés. Enfin, la gestion de la société ne se comprend
bien qu’en la pratiquant et le renouvellement des systèmes de pensée ne peut venir que
d’un va-et-vient entre pratique et théorie, plus difficile et plus rare qu’il n’y paraît.
Dans le même temps le changement de nature de la société et des interdépendances
appelle une véritable révolution des cadres conceptuels et institutionnels. La construction
même de l’Europe qui repose sur un dialogue entre les différents traditions
administratives et politiques de ses membres appelle une nouvelle approche de la
gouvernance.

C’est à ces mutations que doit répondre la formation des futures élites de la fonction
publique en les accompagnant et en les anticipant. Pour cela, il faut fonder une stratégie
de réforme à long terme sur des principes fondamentaux de gouvernance et sur les
besoins des sociétés du 21ème siècle.

1. L’inévitable inertie de la gouvernance et de l’enseignement supérieur

Dans chaque société, les institutions et les pratiques de la gouvernance d’un côté, la formation des
élites de l’autre évoluent lentement. De toutes les institutions humaines, ce sont celles qui ont la
plus grande inertie, une inertie qui n’a d’ailleurs pas que des inconvénients. Qu’il s’agisse de la
répartition des pouvoirs entre les différents niveaux (du local au global), de la conception des
services publics, du droit, des structures administratives, du mode d’exercice de l’autorité ou
encore de la délimitation de la sphère publique, la stabilité des institutions et des pratiques
constitue un point de repère majeur, une des conditions de légitimité d’exercice du pouvoir et une
dimension essentielle de ce que le philosophe Paul Ricoeur appelait l’idéologie : ce qui fait tenir les
hommes debout.

La prise en compte de cette donnée (inertie et stabilité) constitue par exemple un vrai défi pour
l’Europe, qui doit gérer des traditions différentes en ce qui concerne le rôle de l’Etat, la répartition
des tâches des acteurs publics, privés et associatifs dans la délivrance des services publics et dans
la cohésion sociale, la répartition des pouvoirs entre collectivités locales, régions et niveau national,
autant de différences qui sont le fruit de traditions souvent plus que millénaires. Cela vaut aussi
pour le droit, avec une tradition latine fondée sur le droit écrit, et une tradition anglo-saxonne,
privilégiant la jurisprudence. Les deux trouvent leur origine dans une histoire très ancienne. Dans
la construction européenne, il a fallu faire cohabiter ces différentes traditions et l’on a pu voir, au
fur et à mesure que l’Union Européenne sortait du noyau des six fondateurs, la tradition
administrative française progressivement supplantée par la tradition anglo-saxonne.

La même lenteur d’évolution s’observe dans le domaine de l’enseignement supérieur. Si d’un côté,
l’enseignement supérieur est lié à la recherche et à l’innovation, donc en principe au mouvement,
ses institutions, avec en particulier leur découpage en disciplines, sont étonnamment stables.

Songeons que, pour l’essentiel, l’université moderne est l’héritière de conceptions élaborées au
début du XIXème siècle, à l’issue d’un long processus d’autonomisation des institutions
d’enseignement supérieur à l’égard de la religion d’un côté et du pouvoir de l’autre.

La plupart des formations des cadres de l’action publique se moule dans un découpage disciplinaire
– droit, droit administratif, science politique, science de la gestion, histoire – dont les cadres de
référence n’évoluent que lentement et selon des logiques qui doivent souvent bien davantage à
l’évolution de chaque discipline qu’à une réflexion générale sur la nature des élites administratives
et politiques dont le pays aura besoin dans l’avenir.

Il faut ajouter à cette première considération sur l’inertie de la gouvernance et de la formation des
élites, deux autres considérations. La première a trait au statut et à la spécificité des cadres de la
fonction publique et la seconde à la place des professionnels et de la formation permanente dans la
formation des élites.

2. La diversité des statuts des agents de la fonction publique

En Europe cohabitent, pour les statuts de la fonction publique, deux traditions. La première est
celle qui consiste à recruter les cadres sur le marché du travail, sans spécificité marquée de statuts
et de garanties (protection des salariés, autonomie à l’égard du pouvoir politique); la deuxième est
celle des pays où l’administration publique jouit d’un statut à part. Le cas de la France est à cet
égard particulièrement illustratif, avec des cadres administratifs d’Etat bénéficiant d’un statut
privilégié et formant à mains égards une caste, à la fois admirée, jalousée et critiquée, dont la
tradition remonte à la fois aux grands commis de l’Etat de la royauté et à la fascination du Siècle
des Lumières pour le système mandarinal chinois, une fonction publique locale à la fois protégée et
plus étroitement subordonnée aux pouvoirs politiques, avec une diversité de statuts pour les
agents des services publics périphériques.

3. L’importance et la difficulté l’aller et retour entre théorie et pratique

On peut dire de la gouvernance comme de la guerre que c’est « un art tout d’exécution ». La
gestion de la société est affaire de réflexes et d’expériences autant que de théories. En d’autres
termes, une dialectique constante devrait s’établir entre pratique et théorie, la seconde découlant
de la première davantage encore que l’inverse. Or cette dialectique, on peut l’observer dans de
nombreux domaines, est beaucoup plus difficile à mettre en œuvre qu’il n’y paraît au premier
abord.

On peut le constater dans la plupart des formations à la fonction publique : elles privilégient, à
juste titre, l’intervention de professionnels, réputés mieux en situation que des universitaires pour
faire sentir les défis pratiques de la gestion de la société. Mais ces professionnels ont rarement le
temps ou le goût d’élaborer une pensée originale à partir de leurs pratiques, d’autant plus que
cette pensée ne peut émerger que d’une approche comparative. Seule la comparaison permet
d’extraire des principes généraux de la gangue de l’anecdote. Or, la plupart des professionnels sont
absorbés par leur propre fonction, a fortiori quand ils exercent des responsabilités importantes.
Souvent leur carrière ne les confronte pas à une diversité suffisante de situations pour dégager les
principes généraux de gouvernance de la gangue du quotidien. En outre la réflexion sur l’exercice
du pouvoir administratif reste dangereuse pour des cadres administratifs subordonnés au pouvoir
politique et qui, en démocratie, ne jouissent en théorie de leur pouvoir que par délégation.

On l’observe bien dans les collectivités locales où les réseaux d’échange d’expériences sont
nombreux tant qu’il s’agit de questions techniques, qui ne mettent pas directement en cause la
véritable nature des relations entre le politique et l’administratif, mais sont étonnamment rares et
timides quand il s’agit précisément de comprendre ces relations. Ce sont alors des spécialistes
extérieurs, sociologues de l’action publique, politologues, qui prennent le relais, mais l’on sort alors
de l’effort endogène d’élaboration d’une pensée à partir de la pratique.

L’aller et retour trop rare entre pratique et théorie explique certaines des difficultés de la
coopération internationale, lorsqu’il s’agit d’aider une action publique à se mettre en place ou à se
réformer ou lorsque l’on prétend fournir un appui technique en matière de gouvernance urbaine. La
tendance générale est de transposer sans précaution des modèles et recettes qui font bon marché
du nécessaire enracinement de la gouvernance dans une société : les praticiens peinent à prendre
leurs distances à l’égard de leurs pratiques antérieures, à extraire de leur expérience des principes
généraux universels à acclimater aux pays et aux institutions d’accueil.

Deux faits significatifs sont survenus au cours des cinquante dernières années qui, combinés,
appellent à un bouleversement de la formation initiale et permanente des futures élites de la
fonction publique. Le premier, c’est l’évolution rapide de l’échelle et de la complexité des
interdépendances au sein des sociétés, entre les sociétés, entre l’humanité et la biosphère. Le
second, c’est la construction européenne. Ces deux faits imposent des exigences nouvelles et un
renouvellement radical de la formation des élites mais ils créent aussi de nouvelles opportunités.
Examinons les successivement.

4.Le changement de nature de la société et des interdépendances appelle une véritable


révolution des cadres conceptuels et institutionnels.

S’il est vrai que, vue à court terme, la stabilité de la gestion d’une société est une condition
majeure de la stabilité de la société elle-même, cette vertu se change, vue sur une plus longue
durée, en inconvénient voire en menace lorsque les modes de gestion de la société se révèlent
incapables de suivre l’évolution de la société elle-même. Il en va ainsi de tous les systèmes
complexes, de tous les systèmes vivants : c’est l’exigence de stabilité qui l’emporte dans les
régulations à court terme - songeons aux mécanismes qui garantissent la stabilité de la
température à l’intérieur de nos corps malgré les rapides fluctuations de température extérieure –
mais c’est la capacité d’adaptation, donc d’évolution, qui importe à long terme.

Or, depuis cent cinquante ans, avec une accélération notable depuis la fin de la seconde guerre
mondiale, nos sociétés ont été bouleversées par les effets conjugués de la science, de la technique,
des échanges croissants entre les sociétés, de l’impact devenu majeur de l’activité humaine sur
l’équilibre d’ensemble de la biosphère. Il n’y a plus à proprement parler d’économie nationale
autarcique. Les grands domaines de l’autorité souveraine des Etats s’effritent. De nouveaux défis
se présentent, parfois vitaux pour la survie des sociétés, comme la gestion des rapports entre les
sociétés et la biosphère. Une gestion beaucoup plus intégrée de la société se révèle alors
nécessaire du fait de la diversité des inter-relations – que l’on songe par exemple à l’énergie, à la
santé ou encore à l’économie - , les frontières traditionnelles entre public et privé s’estompent ou
même perdent leur raison d’être – pensons par exemple à l’interaction entre capital public et
capital privé dans un développement économique où la maîtrise des connaissances joue un rôle
croissant -, et cette complexité, à son tour, appelle de nouveaux modes de gestion des
organisations, à mille lieux des traditions de gestion administrative.
La révolution de la gouvernance, quelque soit le nom qu’on lui donne, se fait en deux étapes. La
première est de reconnaître que les structures et modes de gestion traditionnels de la société, tels
que nous les connaissons dans chaque pays, ne sont que des traductions propres à un lieu et à un
contexte de la question plus générale de la gestion des sociétés. Pour conduire les évolutions
nécessaires il faut donc prendre de l’altitude par rapport à ces formes concrètes pour aller vers une
théorie beaucoup plus générale de la gestion des sociétés, théorie que l’on appelle gouvernance. La
seconde étape est de reconnaître et de mettre en oeuvre les principes généraux de gouvernance
adaptés à la réalité et aux défis des sociétés du XXIème siècle.

5.La construction européenne appelle une nouvelle approche de la gouvernance

Le second fait nouveau, c’est la construction européenne. Elle oblige à une féconde confrontation
de traditions souvent millénaires de gestion de nos sociétés. Elle superpose aux traditions
nationales de gouvernance un cadre européen qui cherche, pour le meilleur et parfois pour le pire,
à s’imposer à tous. Pensons, même si c’est devenu notre réalité quotidienne, que le droit européen,
symbolisé par la Cour de Justice, se construit au confluent des traditions juridiques différentes et
qu’il s’impose ensuite aux juridictions nationales, les obligeant en retour à évoluer.

Pensons aussi au fait que la construction européenne, telle qu’elle a été voulue par un Jean
Monnet, reposait sur une révolution de la gouvernance : une claire séparation entre le pouvoir de
proposition, incarné par le monopole de proposition accordé à la Commission Européenne chargée
de dire l’intérêt général européen, et le pouvoir de décision, aux mains du Conseil Européen donc
du collège des Etats membres.

Les exigences de démocratie européenne ne sont intervenues que dans un second temps,
introduisant aujourd’hui un troisième partenaire, le Parlement Européen. Par cette construction
originale, par le va et vient constant qui s’établit entre fonction publique, européenne et fonctions
publiques nationales et locales, par la prééminence du droit européen sur les droits nationaux, par
la constitution progressive d’une fonction publique européenne (de plus en plus héréditaire, ce qui
ne paraît pas sans risque mais c’est une autre histoire), par la nécessité constante de la
confrontation des pratiques, la construction européenne crée pour la formation des élites
administratives et politiques, un contexte radicalement nouveau. Cela se traduit par la création de
centres européens de formation à la gouvernance, aux Pays Bas et en Pologne. Cela se traduit
aussi par la diffusion dans la plupart des grandes universités d’une formation au droit européen ou
à l’histoire de l’Europe. Cela se traduit enfin par l’affirmation, au sein des institutions nationales,
d’une vocation européenne ou internationale.

Rien n’est plus significatif à cet égard, si on prend le cas de la France, de voir l’Institut d’études
politiques de Paris s’associer à la London School of Economics en Grande Bretagne, à la Columbia
University aux Etats Unis et à la Lee Kuan Yew School of Public Policy de Singapour pour former un
réseau international de formation aux politiques internationales (le Global Public Policy Network) ou
que de voir l’Ecole Nationale d’Administration (ENA) française se sous-titrer « Institut européen de
gouvernance », dans le pays même où, pour la plupart des élites administratives, le terme de
gouvernance continue à sentir le fagot.
6. Nécessité et difficulté d’une nouvelle approche dans la formation des élites
administratives

D’un côté on a donc toutes les raisons d’envisager un bouleversement radical de la formation des
futures élites. De l’autre on se heurte l’inertie des systèmes conceptuels, des traditions et des
disciplines universitaires. Enfin, il y a (pénurie des ressources humaines les plus nécessaires à un
renouvellement de la formation), c’est à dire de professionnels travaillant en réseau et capables
d’élaborer des réflexions théoriques à partir de leur pratique et de les transmettre.

C’est ce triangle « bouleversement nécessaire, inertie inévitable, rareté des agents de


changement » qui va conditionner la capacité des sociétés européennes à former les jeunes élites
administratives et politiques qui seront dans dix, vingt ou trente ans en charge de conduire les
mutations profondes de nos sociétés et de leur mode de gestion, mutation dont dépend à la fois la
prospérité de l’Europe et la survie même de l’humanité. Gérer ce triangle, surmonter les inerties
tout en évitant des réformettes superficielles qui déstabilisent la société à court terme sans lui
permettre de s’adapter à long terme, parvenir à constituer progressivement un vivier de ressources
humaines sans lequel toute réforme n’est que théorie : tout ceci impose une stratégie concertée et
à long terme.

Cette stratégie suppose, comme toujours, une vision claire de l’étoile qui nous conduit et un art de
la marche pour prendre en compte les étapes du chemin en contournant les obstacles et en tirant
parti des opportunités.

Disons le franchement, cette stratégie aujourd’hui n’existe pas assez en Europe. Rien n’est plus
significatif à cet égard que l’évolution de la gouvernance européenne elle-même. Laissons de côté
de la question de la Constitution européenne qui est une autre histoire, pour s’intéresser plus
directement aux pratiques. A l’orée du XXIéme siècle, lorsque Romano Prodi était président de la
Commission Européenne, il avait – intention louable – lancé un Livre Blanc sur la gouvernance
européenne. Tout le monde savait qu’après quarante ans de construction et d’élargissement, il
était devenu nécessaire de repenser le cadre conceptuel de cette gouvernance. Ce Livre Blanc a
tourné en eau de boudin. Le président Prodi lui-même, qui l’avait lancé, ne savait pas clairement
de quoi il s’agissait et ce qu’il en attendait. Les lobbies nationaux, dans une phase de crise latente
de l’Union où les Etats n’avaient de cesse de récupérer leurs prérogatives, ont achevé de laminer
ce que ce Livre Blanc avait de potentiellement révolutionnaire. En fin de compte l’effort de
renouvellement conceptuel que laissait espérer le Livre Blanc a été remplacé par l’introduction dans
les services de la Commission du « New Public Management », dérisoire copie des méthodes de
gestion du privé. Le Collège des Commissaires, qui était vivant sous le leadership de Jacques
Delors a éclaté. Les réformes administratives se font à la petite semaine, sans vue d’ensemble.

7. Fonder une stratégie de réforme à long terme sur des principes fondamentaux de
gouvernance

L’étoile susceptible de guider une stratégie de réforme, ce sont les principes de gouvernance à la
fois hérités de l’histoire et adaptés aux défis du 21e siècle. On peut à grands traits retenir cinq
principes, qui constitueraient la charpente d’une formation renouvelée des cadres :
* la légitimité et l’enracinement de la gouvernance ; les conditions à réunir pour qu’une société se
reconnaisse dans la manière dont elle est gérée et dans la manière dont le pouvoir est exercé ;

* la citoyenneté et la démocratie, c’est-à-dire les conditions dans lesquelles les membres d’une
communauté humaine, locale, nationale, européenne et de plus en plus mondiale, peuvent vouloir
et pouvoir participer à la gestion de la communauté et au destin commun ;

* l’efficacité des systèmes de gestion administrative et politique au regard des défis concrets à la
société, ce que l’on peut appeler « l’ingénierie institutionnelle publique » : l’art de concevoir des
institutions, des références conceptuelles et des cultures administratives qui aillent dans le sens
des objectifs que la société s’assigne à elle-même (songeons par exemple au contraste si fréquent
entre le cloisonnement des administrations et l’appel incantatoire à la coopération entre elles) ;

* la coproduction du bien commun qui appelle le développement d’un art de la coopération entre
les acteurs de toute nature, publics et privés ;

* l’art de gérer conjointement l’unité et de la diversité, l’art de la coopération entre échelles de


gouvernance. Cet art se situe aux antipodes de la vieille tradition politique de cloisonnement rigide

des compétences des différents niveaux de collectivités locales au nom de la clarté démocratique
des responsabilités, à l’opposé des réalités nouvelles qui font qu’aucun problème réel de la société
ne peut plus être géré à un seul niveau.

Un tel référentiel bouleverserait à coup sûr la formation. Il forcerait à décloisonner des disciplines
universitaires dont certaines restent centrées sur le droit, l’histoire, les sciences politiques, tandis
que d’autres privilégient les approches managériales. Il décloisonnerait aussi les publics, sur le
modèle par exemple de ce qui s’est expérimenté dans certaines villes du Brésil où des sessions de
formation permanente mettent autour d’une même table responsables de collectivités locales,
dirigeants des mouvements sociaux et cadres du privé. Il contribuerait à promouvoir de nouveaux
cadres conceptuels, par exemple celui de la subsidiarité active pour penser les relations entre
niveaux de gouvernance. Il permettrait progressivement de former un corps enseignant, à partir
d’un réseau de professionnels amené à échanger leurs pratiques à la lumière de ce nouveau
référentiel.

Mais dira-t-on, il faudrait préalablement que ce nouveau référentiel soit reconnu pour nos élites
politiques et administratives actuelles comme le fondement de la gouvernance du 21e siècle et on
en est encore bien loin. Problème éternel de la poule et de l’oeuf : si les élites actuelles sont loin de
ce référentiel, c’est précisément parce qu’elles se sont formées dans un autre cadre ! Il y a là un
devoir historique d’initiative de tous ceux qui sont en charge de préparer nos futures élites à
assumer leurs responsabilités.

VOIR AUSSI
Les principes communs de
gouvernance : « Le territoire, brique
de base de la gouvernance du 21ème
siècle »
Extrait de «  La démocratie en miettes  ». Pour une révolution de la
gouvenance.(Deuxième partie, Chapitre 5)
Par Pierre Calame
novembre 2002

PROGRAMME Analyse et évaluation de la gouvernance


Mot-clés : Gestion des territoires ; Territoire local ; Décentralisation

L a gestion des territoires locaux pourrait se révéler déterminante au cours du 21ème


siècle et les territoires, notamment les grandes villes, pourrait être, dans cinquante ans,
des acteurs sociaux plus importants que les grandes entreprises. Mais cela suppose un
changement de regard sur les territoires et les développements de nouveaux outils.

Décrivant les prémices de la Révolution de la gouvernance, j’ai mentionné la redécouverte des


territoires et du local à la fois pour le fonctionnement économique lui-même, pour la gestion des
ressources naturelles, pour le renouveau de la démocratie et pour la mise en place du partenariat
entre acteurs. Au plan politique, cette redécouverte s’est manifestée un peu partout dans le monde
par un vaste mouvement de décentralisation au fur et à mesure que l’on a pris conscience de
l’importance de la gestion de la diversité et des multiples effets pervers de la centralisation
administrative dès lors qu’il s’agissait de gérer un monde de plus en plus complexe. Analysant les
différentes catégories de biens, nous avons aussi pris conscience de la place de la gestion des
relations territoriales pour chacune des quatre catégories. Et, la présentation du principe de
subsidiarité active a montré que c’était à l’échelle locale que devaient se définir la pertinence des
politiques et s’articuler les actions des différents niveaux de gouvernance. Faisant maintenant la
synthèse de ces différents apports, je vais montrer que le territoire local, concept qui va être
précisé plus loin, est la véritable brique de base de la gouvernance, l’unité élémentaire à partir de
laquelle tout l’édifice se construit du local au mondial, selon une architecture, un méceano, dont la
subsidiarité active est le principe constructif essentiel.

La redécouverte du territoire et le mouvement de décentralisation sont pour le moins paradoxaux à


une époque où l’on ne parle que de mondialisation, d’interdépendance planétaire et de globalisation
économique. Il est vrai que le mouvement de décentralisation politique ne manque pas
d’ambiguïté. Aussi faut-il commencer par lever l’hypothèque d’une conception atrophiée du local
qui vise à en faire une sorte d’annexe inodore et sans saveur, un accessoire nécessaire mais
somme toute secondaire, du grand mouvement de globalisation économique.

Cette marginalisation du territoire local est tout entière dans l’ambiguïté de la formule : « penser
globalement et agir localement » . Cette formule séduisante et séductrice est profondément
perverse. Elle laisse à penser que c’est seulement à partir de données globales que l’on peut
penser et, d’une certaine manière, elle invalide d’avance une pensée qui naîtrait du local et ne
serait pas rattachée à des organisations internationales. Et, plus grave encore, elle renvoie l’action
citoyenne au niveau de l’action locale. Ce faisant, elle rejoint un courant de pensée fréquent qui
consiste à dire : « les grandes transformations sont portées par des dynamiques internationales,
l’évolution des sciences et des techniques, les grands acteurs de l’économie mondiale » . Le citoyen
moyen se résout à ne pas avoir de prise sur ces grands facteurs et ces grands acteurs. Mais on
reconnaît que la guerre économique fait beaucoup de victimes et il faut alors la compléter par une
action locale, si possible citoyenne qui viendra prendre en charge tout ce que l’économie ne gère
pas et en atténuera les défauts les plus flagrants.

Cette marginalisation du local prend quatre formes :

1. Le local est défini comme la cour où les enfants s’amusent pendant que les grands travaillent.
Les puissants, à Washington, Bruxelles, Londres, Tokyo, Francfort ou Paris se consacrent aux
choses sérieuses : la préparation de la guerre, les grandes politiques énergétiques et monétaires,
la constitution de groupes économiques mondiaux, la conduite de la guerre économique,
l’émergence de nouveaux systèmes techniques. Pendant ce temps, les petits s’amusent dans la
cour, sans troubler, du moins tant que les mouvements locaux ne s’étaient pas fédérés pour créer
à l’échelle internationale un vaste mouvement de protestation contre la globalisation économique,
le travail sérieux des puissants.

2. Le local, c’est le lieu de l’action concrète. On ne dira jamais assez combien cette réduction de
l’action et du concret à l’immédiat, à l’immédiatement tangible, à ce dont on peut mesurer
rapidement les effets comporte de perversions, en finissant par confondre action et agitation.
L’action responsable des citoyens, la mise en cohérence des discours et des actes sont évidemment
essentiels mais à condition que soient établis les liens et fédérés les efforts du local au mondial.

3. Troisième forme de marginalisation du local, le considérer comme « l’espace des pauvres » ou


comme « l’infirmerie de campagne » , en arrière du front des combats. Il est vrai que les groupes
sociaux les plus fragiles, les personnes les moins diplômées, les enfants et les personnes âgées
sont bien plus dépendants du tissu de relations et même des systèmes économiques qui
s’organisent au niveau local. L’économie informelle est par nature locale comme le sont les services
de proximité, les petits boulots, le travail au noir, les réseaux de soutien social. Il est vrai aussi que
les classes moyennes, les cadres, les jeunes bien intégrés dans le marché du travail sont beaucoup
plus directement immergés dans l’économie mondiale, beaucoup plus consommateurs de biens et
de services que l’on trouve sur le marché mondial. Il est vrai aussi que, notamment dans les pays
du Sud, les riches demandent des services performants, des routes, des hôpitaux qui fonctionnent,
des logements et ne sont pas demandeurs de systèmes d’autogestion de l’eau potable ou de
systèmes mutuels d’autoconstruction. Ainsi voit-on qu’en pratique le discours sur la participation et
sur le partenariat est réservé aux classes sociales les plus pauvres : comme on n’a pas le moyen
de payer les services pour les pauvres, on trouve la cogestion formidable. Et comme les Etats
n’arrivent plus à gérer les effets sociaux de la mondialisation, ils en refilent la charge aux
communautés locales. Le problème de ce type d’approche est de prendre la partie pour le tout, de
réduire l’espace local à ce type de fonction et à ce type de milieu social.
4. La dernière forme de marginalisation du local est de l’associer à l’idée d’ancien, de traditionnel.
On s’extasie sur la tradition pour mieux l’asphyxier. Par ce biais, le local est assimilé à la régression
identitaire, au repli sur soi, il est opposé à l’ouverture sur le monde.

Placé dans une perspective historique longue, je suis amené à considérer la question sous un angle
tout différent. Au lieu de voir le territoire local comme une survivance du passé, je vois au
contraire la négation du territoire, l’organisation du système industriel actuel et de l’Etat lui-même,
comme une étape transitoire. Le grand mouvement que nous avons connu du 16ème au 20ème
siècle a transformé progressivement les territoires en espaces. Nous allons, dans les décennies à
venir, assister à la revanche des territoires.

Dans les sociétés traditionnelles et jusqu’au 18ème siècle, on pouvait dans une certaine mesure
parler de sous systèmes territoriaux autonomes. C’était à la fois des écosystèmes et des systèmes
sociaux politiques et économiques. Ils ne vivaient pas en vase clos. Ils étaient articulés entre eux,
soit par des systèmes hiérarchisés comme les royautés, soit par des systèmes d’alliance et
d’échange. Néanmoins, le lien de la communauté avec son écosystème avait un sens immédiat.
Quand un décalage apparaissait entre l’évolution de la population, de ses modes de vie et de son
nombre, et la capacité des écosystèmes, la société répondait soit par des révolutions
technologiques, à commencer par la révolution agricole, soit par des dominations et des conquêtes,
soit par des migrations, soit par de multiples formes d’autodestruction. C’est ce lien étroit et
spécifique entre une société et un territoire qui donnait toute sa valeur à la notion de territoire. Les
événements techniques et politiques des 18ème et 19ème siècles ont progressivement transformé
les territoires en espaces. Le passage des territoires à l’espace, a supposé, au plan des valeurs,
l’émergence de l’individu, par opposition à la communauté. Au plan des techniques, elle a supposé
la mobilisation de l’énergie fossile. Au plan des doctrines, le triomphe du darwinisme social. Au plan
politique, elle a consisté à transformer la communauté en citoyens atomisés. Cette transformation,
issue de la Renaissance, trouve sa pleine expression politique au moment de la révolution
française. On remplace la communauté par les individus citoyens et la juxtaposition des territoires
singuliers qui forment la nation en l’espace de la nation, une et indivisible. Voilà que s’introduit une
première idée fondamentale du passage du territoire à l’espace : on veut une société sans
grumeau.

Le mouvement de transformation des communautés en citoyens « libres » a été rendu possible en


s’affranchissant des liens étroits entre chaque communauté et son écosystème, par la révolution de
l’énergie qui a conduit à aller chercher toujours plus loin de l’énergie fossile. Cette transformation
dans le champ politique a son équivalent dans le champ économique. Au citoyen au sein de la
Nation correspond le consommateur et le producteur au sein du marché. Les « lois du marché »
sont, au plan des sciences sociales, le pendant des lois de la gravité, des lois électromagnétiques
ou de la thermodynamique dans le domaine physique. Il est d’ailleurs significatif que l’on parle de
« marché parfait » dans les mêmes termes où l’on parle en physique de « gaz parfait »  : le
premier fait agir des producteurs sans lien entre eux, le second des molécules sans lien entre elles.
On retrouve la « société sans grumeau » .

Dans la dynamique de passage des territoires à l’espace abstrait, les systèmes sociaux et
économiques anciens se désarticulent. Dans le nouveau contexte technique, philosophique et
politique ainsi créé, un nouvel acteur social va se développer jusqu’à devenir presque hégémonique
parce qu’il constitue une espèce particulièrement adaptée aux nouvelles conditions du milieu. Ce
nouvel acteur social c’est bien entendu l’entreprise. Il est d’ailleurs intéressant de souligner que les
acteurs de la Révolution française n’avaient nullement conscience de l’émergence de l’entreprise.
Ils n’avaient pas perçu la montée, pourtant déjà à l’œuvre sous leurs yeux, de ce qui allait devenir
l’acteur dominant les deux prochains siècles. Cela est si vrai que l’on a mis beaucoup de temps, au
19ème siècle, pour construire un modèle mental de l’entreprise et, faute de réflexion autonome sur
ce nouvel acteur, on s’est pendant longtemps inspiré pour son organisation soit de la famille, soit
de l’armée. Les raisons pour lesquelles ce nouvel acteur social, cette nouvelle espèce était si bien
adaptée aux conditions du milieu qu’il a grandi et prospéré jusqu’à devenir l’acteur dominant du
20ème siècle sont nombreuses. D’abord, au moment où les modes de production ont incorporé de
plus en plus de savoirs théoriques et de machines, de nouvelles médiations étaient nécessaires
entre les savoirs d’un côté et les besoins de l’autre et c’est l’entreprise qui a constitué ce système
de médiation. Ensuite, contrairement aux communautés, l’entreprise est un acteur mobile. Elle
s’est imposée par ses très rapides capacités de déplacement et d’adaptation. L’entreprise, enfin, et
les filières verticales qu’elle crée a bien correspondu à une étape de développement où les cycles
écologiques, jusque là fermés, se sont ouverts du fait de l’injection de ressources naturelles et
d’énergie extérieures aux communautés traditionnelles.

Or, au fil des pages, nous avons découvert les multiples raisons pour lesquelles d’autres logiques
économiques et sociales, d’autres systèmes techniques allaient émerger. Les impasses d’un modèle
de développement où la société consomme plus que la biosphère n’est capable d’en reproduire,
conduisent à revenir à une plus grande fermeture des cycles au même moment les systèmes de
production évoluent, privilégiant cette fois l’organisation des savoirs faire et la mobilisation de
biens qui se multiplient en se partageant. C’est cette évolution qui fonde l’émergence au 21ème
siècle de nouveaux acteurs sociaux. Et c’est la source de la revanche des territoires.

Mais qu’est ce qu’un territoire et dans quelles conditions peut-il devenir la brique de base de la
gouvernance ? Plus encore que dans les autres domaines, une révolution de la pensée est
nécessaire.

Si vous demandez à un responsable administratif et politique local ce qu’est un territoire, si vous


demandez à un planificateur local ce qu’est un territoire, il vous rira au nez tellement la question lui
paraît évidente. Un territoire, pour lui, c’est une surface physique délimitée par des frontières
administratives et politiques. C’est ce territoire qu’il gère et il n’en connaît pas d’autres. Certes, il
n’ignore pas qu’au sein de ce territoire et entre ce territoire et le reste du monde il y a un grand
nombre d’échanges et de relations, mais ce n’est pas l’objet de son travail. Et si l’on demande :
« quel peut être le rôle du territoire dans la mise en œuvre de la gouvernance et des politiques
publiques » , qu’il s’agisse de l’habitat ou des transports, de l’environnement ou de l’éducation, de
la santé, de l’eau ou du développement économique, le premier réflexe sera de s’interroger sur :
« le territoire pertinent » . On entend par territoire pertinent la « bonne échelle » pour aborder
chacun de ces problèmes. Le drame de ce mode d’approche est que la société évolue en
permanence, que les villes par exemple ne cessent de s’étendre dans l’espace jusqu’au point où à
leur frange la distinction entre ville et monde rural devient de plus en plus factice. En outre, chaque
type de problème conduirait à définir son propre « territoire pertinent »  : celui à l’échelle desquels
s’organisent les interdépendances majeures pour le problème. Ce sera le bassin d’habitat peut être
pour le logement, le réseau de transport urbain et périurbain pour le transport, le bassin d’emploi
pour le développement économique, les principaux bassins versants pour l’eau, etc.. En outre, les
structures politiques et administratives évoluent infiniment plus lentement que la nature technique
économique et sociale des problèmes, de sorte que si l’on espère fonder la gouvernance sur
l’adaptation des structures administratives à l’échelle pertinente des différents problèmes, on se
livre à une course poursuite pratiquement perdue d’avance.

Le point de vue change du tout au tout si l’on définit le monde d’aujourd’hui, en particulier le
territoire comme un système complexe de relations et d’échanges. Alors, le développement a pour
objet de mieux valoriser, mieux développer et mieux maîtriser les différents systèmes de relation.
La gestion territoriale va supposer de bien les connaître et d’apprendre les multiples manières de
les enrichir. Le territoire nous apparaît alors non plus comme une surface géographique ou une
entité administrative et politique définissant un intérieur et un extérieur mais comme l’endroit où
se superposent des nœuds de relation de différentes natures. Et si, par l’application du principe de
subsidiarité active, nous nous intéressons à l’art de faire coopérer ensemble des entités
administratives et politiques de différentes échelles, la question des « territoires pertinents »
devient secondaire. L’important est que le méceano de la gouvernance fonctionne et que, du
quartier à la commune, de la commune à l’agglomération, de l’agglomération à la région, et au
delà, le système de relations fonctionne convenablement pour les différentes catégories de
problèmes. Les exemples de gestion de ressources naturelles, en particulier de l’eau, traitée à
propos des biens de troisième catégorie, illustrent la manière dont s’organisent les relations entre
la gestion de l’eau à toute petite échelle et la gestion à l’échelle internationale.

C’est précisément l’importance nouvelle des relations qui amène à reterritorialiser la pensée : le
territoire y apparaît sous deux formes ; c’est d’abord une superposition de relations essentielles,
entre les différents problèmes, entre les différents acteurs, entre l’humanité et la biosphère, un
espace privilégié de valorisation des biens qui se multiplient en se partageant ; c’est ensuite le lieu
même où s’organisent les relations entre les niveaux de gouvernance.

Dès lors, la problématique classique « pensons globalement et agissons localement » s’inverse


pratiquement. C’est à partir du local qu’il faut penser. Pour penser les relations, on ne peut que
« penser avec ses pieds » , penser à partir des réalités locales. Responsable de la conversion d’un
grand domaine agricole appartenant à la fondation, la Bergerie, dont a été entreprise la conversion
à l’agriculture biologique dans une nouvelle vision des relations entre l’activité agricole et le
territoire, Matthieu Calame fait observer en outre que dans un univers de plus en plus aseptisé, de
plus en plus virtuel, où les représentations abstraites et les produits transformés, empaquetés,
sous vide, viennent en quelque sorte s’interposer entre nous et le monde concret, la réintroduction
de l’élevage dans un système céréalier est une manière de réintroduire aux portes de la ville la
merde et la mort. La merde, c’est-à-dire la production de fumier, et la mort, implicite mais
omniprésente, dans la production de viande. C’est une manière particulièrement illustrative
d’énoncer une réalité plus générale : partir du territoire oblige à partir de réalités concrètes,
d’acteurs concrets, de liens concrets en lieu et place du maniement de systèmes abstraits pour
lesquels il n’y a finalement plus de critère pour démêler le vrai du faux. Cette appréhension
concrète de la réalité, du temps, des acteurs sociaux est absolument indispensable dans le monde
d’aujourd’hui. Par exemple, l’inscription des réalités actuelles dans l’histoire devient tangible et
vivifiante quand elle s’observe concrètement sur un territoire dont on observe les mutations et
c’est la raison pour laquelle il n’y a à mon sens aucune éducation possible aujourd’hui sans
enracinement dans un territoire.

Pour les mêmes raisons, c’est à partir de réalités territoriales qu’il est possible de comprendre la
nature de notre modèle actuel de développement et d’en interroger les fondements. Cette
dimension a été particulièrement soulignée par le chantier international de travail de l’Alliance sur
la gestion des territoires. En Septembre 1997, le chantier de l’Alliance a organisé au Canada un
séminaire international d’où est issue « la déclaration de Jonquiere » . Cette déclaration, met en
avant trois grandes innovations pour la gestion des territoires : inventer localement des formes
alternatives de développement ; faire évoluer la gouvernance des territoires ; réinventer les liens
entre le local et le global. Je retiendrai ici le premier axe qui reflète parfaitement bien cet impératif
de « penser localement » , « penser avec les pieds » , « penser et entreprendre » en étant
enraciné dans le temps et dans l’espace. C’est bien à l’échelle du territoire que l’on peut interroger
les modèles de développement actuel et les systèmes mentaux et conceptuels qui les fondent.
C’est au niveau local que l’on peut le mieux décrire les pathologies de notre mode actuel de
développement, que l’on peut interroger la réalité des besoins que l’on prétend satisfaire, que l’on
peut esquisser des alternatives. Dans tous les pays du monde les logiques de la globalisation
économique produisent leurs effets au niveau le plus local. Un paysan du Mali, par exemple est
immédiatement touché par l’organisation mondiale des filières de production et de
commercialisation du riz comme il est touché par les subventions versées par les Etats Unis à ses
producteurs de coton. Je dirais même que le propre de la mondialisation est précisément que
chaque fragment de la société mondiale contient en quelque sorte les gènes de cette société entre
formation et qu’ainsi l’accès à la totalité est possible à partir d’une compréhension intime d’un
quelconque de ses fragments.

En définitive, si l’on revient à la subsidiarité active, le territoire apparaît à la fois comme le point
d’application de principes directeurs définis à une autre échelle, l’espace de coopération entre les
différentes échelles de gouvernance mais aussi le lieu à partir duquel on pense, on évalue, on
ouvre de nouvelles pistes.

C’est en partant de ces constats que l’économiste philippin Sixto Roxas a été le premier, à ma
connaissance, à énoncer l’hypothèse que les territoires, dans son esprit des communautés de 100
000 personnes environ, étaient appelés à devenir l’acteur social de demain. L’acteur le mieux
adapté à la gestion des relations, l’acteur le mieux adapté à l’organisation des relations entre le
local et le global, l’acteur le mieux adapté à la gestion des biens qui se multiplient en se
partageant. Pour des raisons comparables en France, le groupe de travail du Commissariat au Plan
consacré aux relations entre territoires et exclusion sociale qui s’est réuni en 1998 sous la
présidence de Jean-Paul Delevoye, était arrivé à une conclusion voisine. Face à la crise des grands
systèmes, les Eglises, les syndicats, les partis, le territoire qui assuraient jusqu’à présent la
médiation entre les individus et la société, est devenu la médiation essentielle entre les individus et
la société.

Mais qu’il est long, le chemin à parcourir encore pour parvenir à ce que les territoires jouent ce rôle
et assument cette responsabilité ! Car un acteur social a besoin de développer ses propres outils de
mesure, d’analyse et de gestion. Or, si, au niveau d’une ville ou d’un territoire, il est possible en
principe de décrire, valoriser et maîtriser les relations entre les personnes, entre les groupes
sociaux, entre la société locale et le monde extérieur, cela ne veut pas dire pour autant que les
villes et les territoires le font à l’heure actuelle. C’est même tout le contraire. Une grande
agglomération moderne, en France par exemple, connaît infiniment moins bien le système de
relations en son sein et avec le monde extérieur que ne le connaissait il y a mille ans un village
chinois. C’est un paradoxe étonnant mais facilement explicable : le développement des sciences,
des techniques et des systèmes d’information nous a rendus de plus en plus ignorants de notre
propre réalité concrète. Non seulement on occulte la mort et la merde mais, de surcroît, comme
tout se convertit en valeur monétaire et tout s’échange sur un marché devenu mondial, la valeur
monétaire devient la mesure de toute chose et la connaissance des relations concrètes s’estompe.

Une ville française, par exemple, connaît mal ses consommations d’énergie, connaît mal les flux
d’échange de biens et de services en son sein et avec l’extérieur, connaît mal les flux d’échange de
matières et la circulation des savoirs. Il y a une dizaine d’années, la Direction Régionale de
l’Equipement de l’Ile de France m’avait demandé un diagnostic rapide du dispositif mis en place
pour l’actualisation du schéma directeur de la région. Ma première proposition avait été, en prélude
à une véritable approche d’écologie territoriale, c’est-à-dire d’analyse des flux de matières au sein
de la région et avec l’extérieur, de procéder tout simplement à un bilan énergétique de la région. A
l’époque, et un an seulement avant le Sommet de la Terre de Rio, cette idée avait fait sourire. Et
c’est l’économiste Herman Daly, américain, qui fait observer que « la relation sociale ne faisant pas
partie des hypothèses de l’économie, l’approche économique classique est dans l’impossibilité
d’évaluer son impact sur les relations sociales » .

De même, Sixto Roxas fait observer qu’un des outils majeurs de l’économie d’entreprise, la
consolidation des comptes entre les départements d’une entreprise puis entre les différentes filiales
d’un même groupe n’a aucun équivalent à l’échelle des territoires. On ne sait pas ce qui entre et
qui sort d’un quartier ou d’une commune, on sait encore moins consolider cette information à
l’échelle d’une agglomération ou à l’échelle d’une région. Dans nos sociétés, qui ont toujours
tendance, sous l’influence du calcul économique, à privilégier le quantitatif sur le qualitatif, les
objets sur les relations entre les objets, ce qui ne se mesure pas ne se gère pas. Il serait facile de
constater que la plupart des relations que nous avons décrites au fil des pages et qui s’organisent
de manière privilégiée à l’échelle des territoires, ne font aujourd’hui l’objet d’aucune mesure.

Ici et là pourtant, on voit s’esquisser des approches nouvelles. J’en prendrai ici deux exemples pris
dans deux domaines différents. Le premier a trait à la gestion des ressources humaines. En France,
les syndicats de salariés étaient traditionnellement organisés par branches économiques,
reproduisant les logiques de filières à l’œuvre dans les entreprises et dans les Etats. Un des
syndicats, la CFDT, a commencé depuis quelques années à adopter une approche territorialisée.
Par exemple, dans la région Poitou Charente et à l’occasion d’un besoin conjoncturel, l’embauche
massive par une entreprise qui déstabilisait l’ensemble du marché de l’emploi, elle a commencé à
nouer des relations partenariales pour concevoir une gestion des ressources humaines à l’échelle
d’un territoire. Instantanément, cela a déclenché des approches partenariales d’un genre nouveau.

Le deuxième exemple est relatif à l’organisation industrielle. Nous l’avons déjà mentionné : pour
fermer les cycles écologiques, il faut faire en sorte de valoriser les échanges de produits entre
entreprises et faire en sorte que le déchet de l’un soit la matière première de l’autre. Cette
approche de l’écologie industrielle contraint à passer de l’approche juxtaposée d’établissements
industriels sur un même territoire à une approche de leurs relations.

Dans les deux cas, il ne s’agit que de toutes premières ébauches. Le développement d’outils
opérationnels de gestion des relations multiples à l’échelle d’un territoire sera dans les décennies à
venir un des champs d’innovation les plus prometteurs pour la gouvernance. On découvrira alors,
comme je l’évoquais à propos de la mise en perspective historique, que le système industriel issu
du 19ème siècle, l’organisation de l’Etat et du marché, bref, tout ce qui avait transformé les
territoires en espaces abstraits et sans qualité et les communautés en individus interchangeables
n’aura été qu’une parenthèse de l’histoire.

La revanche des territoires s’étend même à des domaines comme l’éducation ou la science qui,
transmettant ou élaborant des savoirs universels, semblent devoir être détéritorialisées par leur
nature même. Il n’en est rien. L’Agenda pour le 21ème siècle issu de l’Assemblée Mondiale de
Citoyens est à cet égard on ne peut plus explicite.

La mutation à venir de l’éducation et de la science est en effet parallèle à celle de la gouvernance


et pour les mêmes raisons : si les défis du monde d’aujourd’hui sont des défis de prise en compte
des relations, éducation et science doivent en priorité contribuer à relever ces défis. Nicolas
Bouleau, mathématicien et professeur à l’école des Ponts et Chaussées fait à cet égard une
observation particulièrement intéressante. Selon lui, il y a deux types de science et non une seule.
La première, devenue progressivement hégémonique au cours des deux derniers siècles, s’attache
à énoncer des principes vrais quelque soit le contexte. Pour parler le langage des mathématiciens,
c’est une science dont les énoncés sont sur le modèle : quelque soit la situation le principe que
j’énonce s’avère vrai. Or, dit-il, il existe une autre science tout aussi rigoureuse, tout aussi
réfutable que la première. Elle s’énonce ainsi : dans toute situation je peux trouver une réponse
satisfaisante à la question posée. C’est ce second type de science qui est le mieux adapté à notre
situation actuelle et on aura noté que son énoncé ressemble fort à l’énoncé de principe de
subsidiarité active. Ce type de science doit se développer en situation. Où, mieux qu’à l’échelle
d’un territoire, peut-elle le faire ? Et si, comme le défend Edgar Morin, l’objet premier de
l’éducation est de permettre au futur adulte de comprendre la condition humaine et de gérer le
monde complexe, où, mieux qu’à l’échelle territoriale et à partir d’un enseignement enraciné dans
le territoire, pourra-t-on y parvenir ? La place majeure du territoire dans l’éducation se vérifie plus
encore pour l’apprentissage de la citoyenneté. Cet apprentissage suppose de pouvoir transformer
son environnement, de pouvoir énoncer ses responsabilités, de pouvoir référer cette responsabilité
à des acteurs concrets. Il suppose aussi, dans l’institution des communautés, une capacité à définir
ensemble des règles. Cela n’est possible que dans des situations concrètes, enracinées, avec des
acteurs identifiés.

VOIR AUSSI

Vous aimerez peut-être aussi