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Liminaire : Quelques notions de philosophie morale

La morale est la matiere philosophique qui s’occupe de la pratique, c’est-a-dire


de l’action humaine. L’homme etant a la fois un etre de connaissance et un etre
d’action, il s’interroge sur le but de ses actions ou sur ce qu’il doit faire. La
philosophie morale est une reflexion sur les criteres et les conditions d’une action
moralement bonne et consacre une place particuliere a definir ce que l’homme
poursuit (le bonheur pour les grecs). Des raisonnements qui ont influence la
morale sont presentes ci-dessous. Ce ne sont que des vues de l’esprit qui
reposent sur des hypotheses que l’on peut remettre en question.
Deux facettes du meme dilemme sont discutees. Tout d’abord ≪ Que poursuiton
? ≫. Il se degage un ideal de liberte, mais avec les responsabilites qui en
decoulent et qui du coup limitent les libertes individuelles. Ensuite, ≪ Quelle
norme morale pour juger l’action ? ≫. Certains pensent qu’une action
moralement bonne doit conduire au plaisir et au bien-etre. Cette approche a ete
concurrencee par une morale du devoir. Les deux approches se reconcilient
partiellement en rapprochant les definitions des concepts de bien-etre et de
devoir.
Ainsi, de l’Antiquite a la philosophie contemporaine, quand on juge l’action
humaine au sein de sa collectivite et qu’on etablit une norme sur ce que cette
action devrait etre, il semble qu’on atteigne un juste milieu entre libertes et
devoirs ; en vue d’un bonheur durable de l’homme qui inclut ces 2 elements de
maniere compatible12.
0.1.1. Maximiser les libertés vs. les responsabilités, et les
obligations qui découlent de la liberté
Les hommes ont toujours cherche a acquerir les droits d’etre libres. Dans sa
definition courante – le pouvoir de faire ce que l’on veut – la liberte inclut
plusieurs dimensions, notamment celle de mouvement, d’actions, de choix ou de
points de vue, mais aussi de participer aux affaires publiques par exemple. Elle
est couramment symbolisee (la statue de la liberte en arrivant aux US par la
mer, le premier mot de la devise de la France) pour se rappeler que les hommes
se sont battus pour l’acquerir.
12A ce stade, quand on parle de critere de moralite pour juger l’action humaine, on ne vise pas que les actions
economiques mais toutes les actions sociales, politiques, juridiques, etc.

Cependant, une liberte absolue est impossible. En particulier parce qu’il y a


certaines libertes individuelles qui limiteraient les libertes des autres (par
exemple si on octroyait la liberte de voler ou de tuer).
Au-dela de la liberte individuelle, c’est alors la liberte de la collectivite voire de
l’humanite qui prevaut comme un ideal. Et au niveau individuel, on pourrait dire
je suis libre pour autant que je suis aussi libre que mon alter ego.
Un element essentiel de la liberte est la liberte d’agir. Pour Sartre : ‘l’existence
precede l’essence’. Cela signifie que notre arrivee dans le monde precede notre
definition. Pourquoi ? Parce qu’en ayant la liberte de poser differents actes, nos
actions (choisies) nous definissent. Un but ne nous a pas ete assigne. Au
contraire, nous avons la liberte de nous definir au travers de ce que nous
choisissons de faire. En cela, nous nous distinguons de l'objet manufacture qui,
lui, a ete concu pour une fin (et son essence precede son existence).
Mais pour garantir les libertes definies plus haut, les libertes individuelles d’agir
appellent des responsabilites. Etre responsable signifie ‘repondre de’. Il est
generalement admis qu’on a a repondre des actes que l’on a poses librement (ou
ceux poses par un tiers sous le couvert de son autorite).
On voit le lien entre responsabilite et liberte. D’une part, c’est parce que les
responsabilites accompagnent les libertes de chacun, que les libertes de la
collectivite peuvent etre maintenues. D’autre part, c’est parce que mon action
est libre et volontaire qu’elle peut m’etre imputee.
La responsabilite de l’action humaine indique que celle-ci est ouverte sur le futur,
qu’elle n’est jamais purement immanente a l’instant ou elle est posee. Etre
responsable : c’est envisager, au moment ou on agit, que l’on puisse repondre
plus tard des actes poses maintenant.
Jusqu’ou s’etend, dans l’espace et dans le temps, la responsabilite de nos actes ?
Il semble que l’on puisse repondre qu’on n’est jamais responsable des effets
imprevisibles de son action13. Il est clair que toute action serait impossible si le
moindre risque, purement hypothetique et lointain dans le temps, d’un effet
nuisible de cette action devait interdire cette action.
13 Ou dans certains cas, on dira qu’on est responsable mais pas coupable

Si ce qui se trouve ci-dessus semble intuitif pour les actions individuelles, cela
l’est peut-etre moins pour les entreprises, dont les individus agissent sous
couvert d’une ‘societe anonyme’ a responsabilite limitee.
Par ailleurs, l’evolution des technologies et la globalisation a augmente nos
pouvoirs et les consequences potentielles de nos actions. La puissance militaire
nucleaire ou des recherches genetiques pourraient en theorie faire disparaitre
l’espece humaine. Nos responsabilites etant proportionnelles a nos pouvoirs,
notre societe actuelle a de nouvelles responsabilites. Si j’agis deliberement en
connaissant les effets pervers, quoique lointains, de mon action, celle-ci peut
etre qualifiee d’immorale.
0.1.2. Morale du bien-vivre vs. morale du devoir
Si nous nous definissons par nos actes, si notre liberte est une liberte d’agir ; il
faut avoir des raisons d’agir, il faut poursuivre une fin. C’est pourquoi la liberte
appelle des questions sur la fin des actions poursuivies.
La philosophie grecque designe par bonheur ce a quoi l’homme aspire. Du coup,
l’aspiration au bonheur est un comportement moral par definition puisqu’il s’agit
de l’accomplissement de l’essence de l’homme.
On peut etre d’accord pour dire que l’homme recherche le bonheur (dans le sens
ou il ne recherche pas le malheur). Toutefois, si le bonheur est ‘l’aspiration
naturelle de l’homme’, voire ‘l’achevement de son existence’, on ne s’entend plus
sur la ou les realites derriere le concept de bonheur : le plaisir, la richesse, les
honneurs ? La sante pour un malade, … ? La definition varie selon les personnes.
En fait, si l’aspiration au bonheur devient morale par definition, on ne peut pas
laisser chacun libre de definir son bonheur comme il le veut – car cela pourrait ne
pas etre compatible avec les libertes collectives.
Aristote definit le bonheur comme la realisation d’une action vertueuse.
Voici son raisonnement :
Tout d’abord, il identifie la fin ultime et le bonheur car nous le choisissons
toujours pour lui-meme et jamais en vue d’autre chose.

Ensuite, il compare l’homme aux autres etres vivants et isole le propre de


l’homme (sa fonction) comme etant un agir rationnel.
Aristote identifie ensuite la fin d’un organe avec sa fonction. Un organe est
fait pour faire ce qu’il fait : par exemple, la fonction de l’oeil c’est de voir ;
c’est aussi ce pour quoi il est fait, c’est sa fin.
Des lors, si le bonheur est la fin de l’homme, le bonheur est aussi la fonction
de l’homme. C’est comme cela qu’Aristote fait correspondre le bonheur a un
agir rationnel.
C’est pourquoi pour bien aspirer au bonheur, il faut ‘bien’ accomplir cet agir
rationnel. En d’autres termes : l’action doit etre bien faite, une maison doit
etre bien construite, un instrument de musique doit etre bien joue.
C’est ainsi que pour Aristote, une action vertueuse est un plaisir et ce plaisir peut
etre poursuivi comme une fin en soi. L’ethique du bonheur d’Aristote est une
ethique des vertus.
On notera egalement que parmi les vertus, certaines sont ethiques. Ces
dernieres ont un trait commun pour Aristote : elles occupent toujours un juste
milieu entre un exces et un defaut14.
Pour les defenseurs de l’Hédonisme (tel qu’Aristippe); ‘nous ne connaissons que
nos propres impressions’. Le plaisir ressenti est le seul critere de verite. Leur
morale est que l’action est bonne si elle poursuit un bonheur individuellement
ressenti. Cela peut deboucher sur deux niveaux d’action morale.
Cela peut conduire a une recherche effrenee du plaisir.
Toutefois, des qu’un desir est assouvi, il est supprime et on se trouve alors
contraint a la poursuite sans fin du desir sans jamais pouvoir trouver d’autre
satisfaction que passagere. C’est une morale de l’instant puisque le plaisir
ressenti est toujours actuel.
En poursuivant le raisonnement, il faut parvenir a depasser ce stade pour trouver
son plaisir dans des choses faciles a obtenir. La vraie finalite de l’hedonisme
devient alors une forme d’independance et de maitrise de soi par rapport au
monde sensible : ‘posseder sans etre possede’ (et Aristippe pense que pour cela
il faut savoir posseder peu).
14Etre courageux, c’est le juste milieu entre etre lache et etre stupidement temeraire ; etre amical, c’est le
juste milieu entre etre hostile et etre hypocritement flatteur ; etc

Pour Epicure, le plaisir est la fin recherchee mais le plaisir est defini comme
l’absence de trouble. C’est donc avant tout la prudence et le juste milieu qui sont
recherches.
C’est ainsi que les grecs qui ont favorise une morale du bien-vivre ne faisaient
pas reference a une accumulation materielle mais plutot a une action vertueuse
pour Aristote, a une moderation pour l’hedonisme et a une absence de troubles
pour l’epicurisme.
Kant a critique Aristote : si l’action bonne est bonne parce qu’elle conduit au
bonheur, elle n’est plus estimable pour soi mais pour quelque chose d’autre et la
valeur morale perd de son importance.
Kant dit que la philosophie morale a pour objet les lois de la liberte (a l’image de
la physique qui a pour objet les lois de la nature). Des lois ne peuvent pas etre
des choix personnels mais doivent etre des prescriptions qui valent pour tous. En
d’autres termes, Kant cherche des ‘imperatifs’ qui imposent des ‘actions bonnes’
a la volonte humaine.
Kant reconnait que les hommes cherchent le bonheur mais que ce concept est
subjectif, voire que la plupart des hommes sont incapables de determiner ce qui
les rendrait heureux. Le bonheur est un ideal de l’imagination, eventuellement
fondee sur l’experience personnelle. On ne peut pas demontrer ce qu’il doit etre
par la raison. On ne peut donc pas s’en servir pour demontrer des lois qui valent
pour tous.
Or Kant cherche precisement des imperatifs qui peuvent s’imposer a tous et donc
qui ne dependent d’aucune condition et d’aucune experience.
Il conclut que le premier imperatif ou la premiere ‘maxime de l’action morale’ est
precisement le fait qu’elle puisse valoir pour tous :
1. ≪ Agis uniquement d’apres la maxime qui fait que tu peux vouloir en
meme temps qu’elle devienne une loi universelle ≫
Si ce n’est pas le bonheur, quel objectif ou quelle fin pourrait etre la consequence
ultime des actions pour que ce premier imperatif puisse effectivement s’imposer
a tous ? Individuellement, on pourrait repondre que c’est soi-meme. Pour le

rendre compatible collectivement, on pourrait dire que chaque homme existe


comme fin en soi ; remarque Kant qui enonce un deuxieme imperatif :
2. ≪ Agis de telle sorte que tu traites l’humanite aussi bien dans ta personne
que dans la personne de tout autre toujours en meme temps comme une
fin, et jamais simplement comme un moyen ≫
Si on est d’accord avec cela, alors, pour Kant, nos actes deviennent des devoirs
envers l’humanite. Quelqu’un peut-il decider de se suicider ? Selon le premier
principe, l’acte devrait pouvoir devenir universel (laisser tout le monde detruire
sa vie) et selon le second, sa personne est une fin et pas un moyen. La reponse
est donc non. De meme, si quelqu’un a un talent particulier qu’il pourrait mettre
au profit de la societe, il est plus ou moins oblige de le faire, meme s’il
prefererait personnellement avoir une vie plus relax. Il ne peut en effet pas
vouloir que ‘negliger ses talents’ soit poursuivi par tout le monde. Par ailleurs,
cela ne mettrait pas l’humanite comme la fin des actions. C’est dans ce sens que
la philosophie morale de Kant est une morale du devoir et non plus du bonheur
comme pour les grecs.
Mais si chaque homme doit etre concu comme une fin en soi, il ne peut etre au
service d’une loi exterieure. Les lois ci-dessus ne peuvent pas s’imposer aux
hommes. L’homme doit etre l’auteur de la loi a laquelle il obeit. L’homme n’est
pas soumis a ‘des’ lois mais a sa propre legislation ou a des lois que tout etre
raisonnable devrait vouloir. Et la troisieme formulation de son imperatif sera:
3. ≪ Agis comme si tu etais toujours un membre legislateur ≫
En nous suggerant de chacun agir comme si nous etions celui qui fait la loi, ces
maximes ne seraient pas une entrave a la liberte et garantiraient la poursuite
d’une action moralement bonne.
Mais Kant nous laisse avec d’un cote ‘des devoirs decoulant de lois’ et de l’autre
la primaute des volontes, necessairement subjectives et influencees par les
desirs individuels. La morale du devoir et celle du bonheur peuvent etre
rapprochees en integrant une liberte dans le devoir et une vertu ou une
moderation dans le bonheur. Toutefois, les deux conceptions ne peuvent pas
devenir identiques. Les deux influenceront les penseurs qui les suivront.

Partie 1 : Avantages et défaillances du marché


Lorsque j’achète une baguette chez ma boulangère, pourquoi me la vend-elle ?
Parce qu’elle préfère avoir 75 centimes d’euros plutôt qu’une baguette. C’est
normal : la baguette lui a coûté beaucoup moins cher. Pourquoi est-ce que je lui
achète ? Parce que je préfère avoir une baguette plutôt que 75 centimes d’euros.
C’est normal : la baguette, si je la fabriquais moi-même, me coûterait (équipements
et temps de travail compris) beaucoup plus cher et serait sans doute beaucoup
moins bonne. ‘Triomphe de l’égoïsme’ : j’achète la baguette par intérêt ; ma
boulangère me la vend par intérêt. Si je comptais sur sa générosité pour avoir du
pain, je serais mort de faim. Si ma boulangère comptait sur ma générosité pour
avoir de l’argent, elle serait ruinée. Si nous comptons chacun sur l’intérêt de l’autre,
nous faisons d’excellentes affaires. Pas étonnant qu’on se sourie si gentiment tous
les matins !
Il y a plus surprenant. Quel est l’intérêt de ma boulangère dans une économie
concurrentielle ? Que sa baguette soit la meilleure possible et la moins chère
possible, bref avoir le meilleur rapport qualité-prix (pour conquérir des parts de
marché). Quel est mon intérêt à moi, consommateur ? Que la baguette soit la
meilleure possible et la moins chère possible. C’est très étonnant : je n’agis que par
intérêt, elle n’agit que par intérêt, nous avons le même intérêt ! La relation
d’échange (le commerce) a créé entre nous une convergence objective d’intérêts,
une forme de solidarité. De ce point de vue, il faut bien constater que le marché est
une formidable machine à produire de la solidarité. Triomphe de l’égoïsme =
triomphe de la solidarité.15
Oui, mais…
15Tire de Le capitalisme est-il moral ; Andre Comte-Sponville ; Le Livre de Poche, 2007, pages 130-131 ; sans
que cela reflete l’opinion generale du livre

1.1. Le marché, mécanisme de coordination, optimum de


bien-être ?
Mis dans la perspective des notions de libertes et de bien-etre erigees par la
philosophie morale, le marche a ete theorise comme un mecanisme qui pouvait :
Laisser les individus libres de leurs actes en ce compris leurs choix
(notamment de consommation) et leurs activites (notamment de
travailler, d’entreprendre, etc)
Les laisser libres de maximiser leur bien-etre individuel
Allouer les biens de telle sorte que cette liberte de maximisation du
bien-etre individuel etait compatible avec le bien-etre general
Agir conformement au marche pourrait alors meme etre conforme aux imperatifs
de Kant. D’une part, les participants au marche peuvent vouloir que tous y
participent. D’autre part, privilegier ses fins individuelles n’est pas en
contradiction avec la poursuite des fins individuelles des autres et avec celle de
l’humanite – meme si on ne doit pas s’en preoccuper individuellement.
1.1.1. La main invisible d’Adam Smith
En 1776, Adam Smith publie La Richesse des Nations, ouvrage dans lequel il fait
reference au concept de ≪ main invisible ≫.
« […] et en dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de
valeur possible, il ne pense qu'à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup
d'autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre
nullement dans ses intentions ; et ce n'est pas toujours ce qu'il y a de plus mal pour
la société, que cette fin n'entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant
que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour
l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y travailler. Je n'ai jamais
vu que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à travailler pour le
bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses. » — Adam Smith, Recherche
sur la nature et les causes de la richesse des nations, Livre IV, ch. 2, 1776
La theorie de la main invisible affirme que si chaque consommateur peut choisir
librement ses achats et si chaque producteur peut choisir librement les produits

qu'il vendra et la facon de les produire, alors le marche evoluera vers une
situation mutuellement benefique pour tous les agents.
Smith met en evidence que le penchant egoiste des individus va conduire chaque
individu a se comporter d'une maniere qui sera benefique pour la societe. Les
firmes choisiront les methodes de production les plus efficaces afin de maximiser
leur profit. Les prix de vente seront reduits sous l'effet de la concurrence sur les
marches. Les agents investiront dans les industries qui ne parviennent pas a
satisfaire la demande et qui fournissent donc les rendements sur investissement
les plus eleves. Dans les secteurs en surproduction, les agents se retireront sous
l'effet de profits nuls ou negatifs. Les etudiants et les travailleurs evolueront vers
les carrieres les plus demandees et les plus creatrices de valeur parce qu’elles
seront les plus remuneratrices.
Ce mecanisme joue egalement comme un phenomene d'egalisation. Les
habitants d'un pays pauvre seront prets a travailler pour un faible salaire, ce qui
incitera les investisseurs a construire des centres de production dans ce pays.
Cela augmente l’emploi et la masse salariale. Les habitants pourront consommer
davantage, ce qui pousse les producteurs locaux a embaucher davantage pour
satisfaire cette demande. A l'aboutissement de ce processus, les salaires auront
augmente au point qu'il ne sera plus interessant de delocaliser vers ce pays, qui
aura alors atteint un niveau de vie comparable a celui des pays riches.
Le concept de main invisible peut donc aider a comprendre une liberalisation a la
fois des echanges domestiques, internationaux et du marche du travail. La Main
est a la fois directrice et invisible dans le sens ou le systeme est coordonne par
les prix mais il fonctionne sans qu’il y ait besoin pour une autorite d’acquerir une
connaissance qui permettrait d’etablir ces prix, comme c’est par exemple le cas
dans une economie planifiee. Pour ces raisons, nombreux voient en Adam Smith
un des peres de l’economie moderne.
La main invisible de la Richesse des Nations est donc une metaphore d’une
harmonie naturelle des interets. Cela explique que la nature humaine peut etre a
la fois egoiste et indirectement bienveillante. Si la recherche par chacun de son
interet personnel concourt a l’interet general, alors le marche est autoregulateur

et l'intervention du gouvernement en economie n'est pas souhaitable. Smith n’a


toutefois pas ete aussi loin explicitement. Il s’agissait davantage d’exprimer une
norme a partir de laquelle s’exerce la faculte de juger pour ameliorer la situation
des hommes. Cette norme mettait en avant le mecanisme de prix, la division du
travail et l’avantage mutuel a l’echange. Par contre, rien dans la theorie de Smith
ne l’apparente a la concurrence pure et parfaite, qui viendra plus tard, de la part
d’economistes (voir point 1.1.3 ci-dessous).
1.1.2. La théorie de l’échange de David Ricardo
Aujourd’hui, tout le monde sait qu’un certain commerce international peut etre
utile : personne ne suggererait que la Norvege fasse pousser ses propres
oranges. Certains sont cependant sceptiques quant a l’utilite pour un pays
d’obtenir par l’echange des biens qu’il pourrait produire lui-meme. Est-ce
qu’acheter des biens dans d’autres pays ne tue pas l’emploi chez nous, en
particulier si on achete ces biens dans des pays a bas salaire qu’on ne peut pas
concurrencer ? Du point de vue des pays en developpement, l’echange
international ne profite-t-il pas au contraire surtout aux pays les plus riches ?
Meme s’il est clair qu’un homme ou une famille ou un village ne va pas produire
tous les biens qu’il consomme mais va echanger ; il y a eu, au niveau des
politiques nationales, un long conflit entre libre-echange et protectionnisme.
L’economiste anglais David Ricardo (1772 – 1823) offrit une explication des
echanges basee sur les differences internationales dans la productivite du travail.
Cette explication reste un outil d’analyse actuel. L’intuition derriere les bienfaits
du commerce international est la suivante. Les pays etant differents les uns des
autres ; les nations, tout comme les individus, peuvent beneficier de leurs
differences en s’arrangeant de sorte que chacun se consacre a ce qu’il fait
relativement de mieux. Le concept essentiel du modele ricardien est celui
d’avantage comparatif, qu’il est utile d’illustrer par un exemple.
Imaginons qu’il y ait 2 pays : A et B. Il n’y a qu’un seul facteur de production, le
travail. Chaque pays peut produire 2 biens : du pain et du vin. La productivite
des pays peut etre exprimee par le nombre d’heures de travail necessaire a la
production d’1 litre de vin ou d’1 kilo de pain. Appelons ces quantites de travail :

AT,pain ; AT,vin ; BT,pain ; BT,vin. Les ressources totales d’1 pays (ou d’une economie)
sont egales a TA et TB, qui representent les quantites totales de travail disponible.
L’economie a une frontiere de possibilite de production. Si les quantites de biens
produites sont PainA, VinA, PainB, VinB ; alors les possibilites de productions de A
sont [AT,pain PainA] + [AT,vin VinA] ≤ TA. Si tous les facteurs de production sont
utilises, il y a un arbitrage entre les 2 biens. Si A souhaite produire 1 litre de vin
en plus, il devra renoncer a [AT,vin/AT,pain] kilo(s) de pain.
Sans entrer dans les details du modele (formation des prix, des salaires, etc),
Ricardo montre que A et B ont interet a echanger, meme si A est plus productif
que B sur les 2 biens. Ce qui compte, c’est la comparaison entre les rapports
AT,vin/AT,pain et BT,vin/BT,pain (avantages comparatifs) et non pas entre les valeurs
AT,vin et BT,vin (avantage absolu sur le vin).
Imaginons qu’en 1 semaine de travail, A produit 20 litres de vin et 300 kilos de
pain tandis que B produit 10 litres de vin et 100 kilos de pain. B est donc
desavantage dans les deux productions. Ricardo montre que B a interet a se
specialiser dans la production de vin, ou il possede un avantage relatif, car avec
10 litres de vin, B obtiendra 150 kilos de pain chez A (contre 100 chez B). A
devra se specialiser dans la production de pain puisque l'echange avec B de 300
kilos de pain lui permettra d'obtenir 30 litres de vin (contre 20 chez A). B a un
avantage comparatif dans la production de vin alors que A possede un avantage
absolu (voir illustration graphique au cours).
L’analyse peut etre etendue a plus de 2 biens, plusieurs facteurs de production et
plus de 2 economies. Elle montre que la specialisation fondee sur les avantages
comparatifs permet une augmentation simultanee des differents biens et qu’il y a
toujours une combinaison de prix et de salaires telle que le libre-echange soit
profitable a chaque pays, y compris le moins productif ; il s'agit d'un jeu a
somme positive.
La Chine peut par exemple avoir une productivite plus faible que les Etats-Unis
dans la production de vetements (en nombre d’heures de travail requises pour
produire des vetements) mais parce que le desavantage de la Chine est encore
plus grand dans d’autres industries, la Chine a interet a se specialiser dans le
vetement et a les echanger contre des quantites d’autres biens.

En pratique, la Chine va payer des salaires suffisamment faibles pour avoir un


avantage comparatif dans le vetement par rapport aux Etats-Unis. Le taux de
salaire plus bas n’a aucune pertinence en ce qui concerne les gains de l’echange
que font les 2 pays. Que le cout plus faible du vin produit par B soit du a une
forte productivite ou a de bas salaires n’intervient en rien. Ce qui est important
pour A et B est qu’ils se retrouvent tous les 2 avec une allocation de biens
superieure a celle qu’ils auraient ete capables de produire seuls. Les salaires et
les prix ne sont que des variables intermediaires qui conduisent a ces allocations.
Lorsqu’on se demande si l’echange est profitable, on ne devrait pas comparer le
travail domestique pour produire les biens exportes au travail etranger incorpore
dans les biens importes. Il faut plutot comparer le travail utilise pour produire les
exportations avec la quantite de travail qui aurait ete necessaire pour produire
soi-meme les importations (de meme valeur correspondante).

1.1.3. Les néoclassiques, le théorème de l’économie du bien-être


Les besoins des consommateurs peuvent etre satisfaits de diverses facons et il
est egalement possible de produire les memes biens ou services de differentes
manieres. Le probleme est celui de l’organisation economique et de l’allocation
des ressources. Pour les neoclassiques, le probleme revient a fournir
l’information aux divers individus pour qu’ils prennent ces decisions et pour les
motiver dans la realisation du plan qui leur incombe.
L'ecole neoclassique reprend le terme de main invisible dans le modele de
concurrence pure et parfaite. Le concept est modifie, d'une tendance naturelle
selon Smith, a un veritable mecanisme social. Leon Walras (1834 – 1910) a
modelise les prix d’une economie pour montrer que la poursuite des interets
individuels dans un marche parfaitement concurrentiel produit les conditions
uniques d’une societe dans laquelle l’utilite totale est maximisee.
Ce qui est cle, dans ce systeme, c’est que les prix fournissent aux individus toute
l’information dont ils ont besoin pour utiliser les ressources disponibles
efficacement et se coordonner organisationnellement et economiquement.

Le theoreme fondamental de l’economie du bien-etre pourrait avoir la


formulation suivante. Si :
a) Chaque unite de production connait les prix, sa propre technologie
individuelle de production, et maximise ses profits aux prix en cours ;
b) Chaque consommateur connait les prix, ses preferences individuelles, et
maximise son utilite compte tenu des prix et de son revenu ; et
c) Les prix sont tels que l’offre est egale a la demande pour chaque bien ;
Alors l’allocation des biens qui en resulte est efficace.
C’est Kenneth Arrow (1921 - …) et Gerard Debreu (1921 – 2004) qui fournissent
une preuve rigoureuse de l’existence, sous des conditions precises et restrictives,
d’un equilibre general du marche.
Pour reprendre les propos de Milton Friedman (1912 – 2006) ≪ du fait de la
presence d’autres vendeurs avec lesquels il peut traiter, le consommateur est
protege contre la coercition que pourrait exercer sur lui un vendeur ; le vendeur
est protege contre la coercition du consommateur par l’existence d’autres
consommateurs auxquels il peut vendre ; l’employe est protege contre la
coercition du patron parce qu’il y a d’autres employeurs pour lesquels il peut
travailler ; etc. Le marche y parvient de facon impersonnelle et sans qu’il y ait
besoin d’une autorite centralisee. ≫
De la main invisible a la conclusion forte que ≪ l’avidite ou la cupidite des
hommes conduit a un comportement qui beneficie a tous ≫, il n’y a qu’un pas.
Le
marche est-il la panacee qui maximise les libertes et le bien-etre ?
Qu’en est-il des notions de responsabilite developpees ci-dessus ? Celle de
l’utilisation responsable des ressources ? Elles sont payees dans les facteurs de
production. Celle de produire un bien de qualite selon un processus responsable?
Les consommateurs devraient inciter a le faire. Dans ce modele, les
responsabilites sont incluses ≪ dans les prix et l’information ≫.
Mais tous les couts ne sont pas toujours pris en compte dans la production. Et
l’information disponible aux consommateurs n’est pas parfaite. Il est assez clair
que la pratique ne fonctionne pas comme la theorie. Outre son developpement
progressif, il y a une autre raison pour laquelle le modele de marche n’a pas ete
trop remis en cause plus tot. Jusqu’au debut des annees 90, il etait en
concurrence avec le modele communiste et totalitaire de l’URSS qui n’a oeuvre ni
dans le sens des libertes ni dans celui du bien-etre de sa population. Le
capitalisme pouvait donc negliger certains de ses defauts. Il se justifiait par la
negative. Son oppose etait bien pire.
1.1.4. Echec des économies planifiées
L’immediat apres-guerre est marque par la guerre froide entre l’Union sovietique
et ses anciens allies. Ce conflit commence tres bien pour le camp communiste
avec l’installation des regimes a domination sovietique dans les pays d’Europe de
l’Est et l’adoption de la doctrine communiste en Chine, en Coree du Nord et au
Viet-Nam du Nord.
Le communisme est presente comme une alternative au capitalisme qui serait
plus morale parce que plus egalitaire ; en particulier il n’y a plus de differences
de classes sociales. L’Ouest pense cependant que ce systeme ne peut engendrer
aucun progres economique.
Le monde entier est stupefait, et en particulier les democraties capitalistes
occidentales, quand, en 1957, l’URSS lance Spoutnik, le premier satellite spatial.
Ce triomphe est suivi peu apres pas l’envoi du premier homme dans l’espace.
L’URSS expose ses prouesses scientifiques et se vante de son pouvoir
economique.
Ce systeme, base sur les idees de Karl Marx, mis en place par Lenine apres la
revolution de 1917 ; est developpe par Staline qui dirige le pays entre 1929 et
1953. La propriete privee des moyens de production est remplacee par la
propriete collective (en pratique, par la propriete de l’Etat). Les entreprises
privees cessent d’exister. Le gouvernement fixe les prix pour de tres longues
periodes. Il y a tres peu de connexion entre le prix d’un bien et son cout de
production. Un systeme de planification centrale remplace le systeme de
decisions decentralisees. Les planificateurs centraux a Moscou decident de la
quantite de chaque bien a produire pour chaque periode et pour chaque usine.
Les plans indiquent ou il faut se procurer les facteurs de production, ou il faut
livrer les produits finis et quel est le prix a payer. L’objectif initial de ce systeme

etait de remplacer les incitations economiques par un appel politique et moral


aux sentiments patriotiques et sociaux. On n’est pas remunere selon ses merites,
on ne consomme pas selon sa remuneration. On produit selon ses aptitudes et
on consomme selon ses besoins.
Mais l’opportunisme individuel intervient. On atteint les objectifs quantitatifs du
plan en se preoccupant peu de la qualite, puisqu’on n’a pas d’incitations a le
faire. On ne cherche pas a depasser les objectifs du plan, car ils pourraient
resulter en une reestimation a la hausse des objectifs futurs (voire a une
accusation d’avoir trompe l’Etat auparavant).
En realite, le systeme ne produisait pas grand-chose. Dans la plupart des pays
du bloc sovietique, le niveau de vie s’est degrade. Les penuries alimentaires, le
manque de logements et de produits de consommation courante etaient
permanents. L’allocation des biens disponibles s’effectuait en fonction de la
chance, de l’influence et de la patience des consommateurs qui voulaient passer
la journee a faire la queue devant les magasins. Les biens disponibles sont de
mauvaise qualite, souvent dangereux (2000 televisions explosaient chaque
annee a Moscou). L’Union sovietique est devenue dependante de l’Ouest pour
couvrir ses besoins en ble. Dans les annees 60, 70 et 80, des revoltes ouvrieres
pour rompre avec le systeme sont reprimees par l’armee.
En 1989 et en 1990, alors que Mikhail Gorbatchev annonce que l’URSS
n’interviendrait plus dans les affaires interieures des pays de l’Europe de l’Est,
des gouvernements non communistes se mettent en place, le Mur de Berlin
tombe, les restrictions sur le droit de voyage sont supprimees, des journaux
independants voient le jour. Des elections libres sont organisees et des partis
favorables au capitalisme sont elus, les partis communistes dissous ou reformes
en partis socialistes. C’est l’ecroulement du systeme communiste et la transition
vers un systeme de marche.

1.1.5. Les hypothèses derrière l’efficacité du marché


Erige par les theories, triomphant des economies planifiees dans la realite, le
systeme de marche semble la meilleure alternative comme mode d’organisation
de l’economie.
A-t-on un dogme absolu ou plutot une ligne de conduite a garder en tete ? La
theorie de l’efficience de l’equilibre general repose sur des hypotheses d’une
concurrence pure et parfaite. Les conditions necessaires sont :
Information parfaite : a la fois pour les producteurs et pour les
consommateurs ;
Atomicite des agents : en particulier, il y a un nombre important
d’entreprises en concurrence ;
Libre entree et libre sortie : signifiant qu’il est relativement facile de
repliquer le modele d’une entreprise et de se poser comme
concurrent ;
Homogeneite des produits et des actifs traites ; et
Mobilite des facteurs : en particulier pour les travailleurs qui
peuvent facilement passer d’une entreprise a l’autre.
Ces hypotheses ne se retrouvent qu’imparfaitement dans la realite.
1.2. Hypothèses non respectées et défaillances du marché
1.2.1. L’information n’est pas parfaite
Dans le modele neoclassique, tout le monde est cense connaitre tous les produits
disponibles et leurs prix. Dans les faits cependant, les acheteurs et les vendeurs
potentiels ignorent parfois jusqu’a leur existence respective, et connaissent
d’autant moins les specifications exactes des biens et des services qu’ils
recherchent ou proposent.
L’acquisition de ces informations implique qu’une des parties, voire les deux,
engage des couts de recherche. Etant donne le cout eleve de ces activites
(depenses marketing pour les vendeurs, recherche pour les acheteurs), les gens

ne poursuivent qu’une recherche partielle, jusqu’a ce qu’ils pensent avoir trouve


une alternative convenable.
Il en resulte que, contrairement a ce que conclut le modele neoclassique, il
pourrait exister des allocations non coherentes parce que l’information n’est pas
parfaite.
1.2.2. Absence de concurrence sur certains marchés
Meme si l’information etait parfaite, il y a de nombreux marches qui ne sont pas
parfaitement concurrentiels, et ce pour differentes raisons.
Les effets d’echelle peuvent etre tellement importants que les entreprises se
regroupent et que les plus petites ne parviennent plus a survivre, laissant
quelques joueurs dominants plutot qu’une ≪ atomicite d’agents ≫.
Un exemple extreme est celui des monopoles naturels tel que la distribution de
gaz ou d’eau ou il serait totalement inefficace d’avoir plusieurs entreprises qui
investiraient dans un reseau capable d’approvisionner chaque habitation. C’est
pour cette raison que ces activites ont ete regulees. Il y a de nombreux autres
exemples d’activites pour lesquelles la taille est critique : la grande distribution,
la banque de reseau, etc pour lesquels on observe en effet un nombre limite
d’entreprises par territoire.
Hormis la taille, certaines entreprises parviennent a eriger des barrieres a
l’entree grace a leurs investissements. Dans ce cas, la libre entree sur le marche
n’est pas respectee. Un cas particulier d’investissement materialise en barriere a
l’entree est celui de la recherche et developpement eventuellement concretisee
par l’octroi d’un brevet qui donne un monopole temporaire a celui qui le detient.
Le choix de la duree d’un brevet en accord avec la theorie du marche est un
dilemme. Avant les efforts de recherche, on a plutot tendance a souhaiter une
duree de brevet suffisamment longue pour inciter les firmes privees a investir en
recherche. Par contre, une fois la recherche aboutie, on souhaiterait davantage
une duree de brevet courte pour que l’invention puisse etre concurrencee.
L’homogeneite des produits est egalement remise en cause. Les firmes tendent a
se differentier resultant en un choix de produits qui ont des attributs differents et
qui ne sont pas totalement substituables.
On pourrait dire que l’hypothese de concurrence à un moment donné du modele
de marche n’est pas bien verifiee. Par contre, il y a une dynamique de
concurrence. Les entreprises peuvent avoir une taille, un brevet ou un
positionnement qui leur confere une position partiellement monopolistique
aujourd’hui mais elles sont certaines que d’autres cherchent a innover et que les
‘business models’ actuels ne seront pas ceux qui prevaudront a l’avenir. Le
marche des telecoms avait le meme monopole naturel que la distribution de gaz
quand les lignes telephoniques etaient fixes mais ce n’est plus vrai avec les
portables. Les firmes pharmaceutiques ont des brevets sur des medicaments
mais des entreprises de biotechnologies trouvent des nouveaux remedes qui les
concurrencent. Les marques d’aujourd’hui ne seront pas celles de demain.
En fait, il pourrait meme sembler que la concurrence sert moins a l’allocation
efficace des biens et davantage a stimuler la creativite et le renouvellement. Et la
concurrence contre laquelle une entreprise se bat peut etre moins celle qui existe
actuellement que celle des biens nouveaux, des techniques nouvelles, des
nouvelles sources d’approvisionnement, des nouveaux types d’organisation, etc.
Dans ce type de dynamique, l’information est encore moins parfaite. Ce que l’on
fait depend de ce que font les autres. Or, on ne connait pas a l’avance ce que
feront les autres et cela peut avoir des incidences sur l’optimalite de l’allocation.
Est-il utile de faire travailler des gens a developper un business existant (comme
une nouvelle usine de films photographiques) alors que celui-ci va se retrouver
obsolete suite aux developpements technologiques (par exemple des appareils
photos numeriques) ? Etant donne qu’on ne peut pas se concerter, certaines
creations entrainent des destructions et des gaspillages de ressources.
La non optimalite de ce type d’allocation peut etre mise en evidence par le
dilemme du prisonnier. 2 prisonniers sont arretes et soupconnes d’un delit mais
avec une preuve incomplete. On propose a chacun separement de reduire sa
peine de moitie s’il denonce l’autre. On pourrait resumer la situation a laquelle
chacun fait face comme suit :

A ne denonce pas A denonce


B ne denonce pas (2 mois, 2 mois) (1 mois, 1 an)
B denonce (1 an, 1 mois) (6 mois, 6 mois)
Les parentheses designent (la peine de A, la peine de B) en temps qu’ils
passeront en prison. Il est clair que s’ils se concertent, ils choisiront tous les 2 de
ne pas denoncer l’autre. Par contre, separement, A doit reflechir a sa peine pour
chaque reaction de B. Si B ne le denonce pas, il a interet a denoncer puisqu’il
passe de 2 a 1 mois. Si B le denonce, il a interet a denoncer egalement puisqu’il
passe alors de 1 an a 6 mois. En definitive, il a interet a denoncer. B fait face
(separement) au meme choix et denonce egalement. En maximisant leurs
interets dans une situation dynamique et sans concertation, les 2 se retrouvent
dans une situation non optimale.
Cet exemple a ete utilise en theorie des jeux pour montrer que des entreprises
pouvaient avoir des reactions rationnelles qui n’allaient pas conduire a un
optimum.
1.2.3. Mobilité des facteurs
Cette dynamique de concurrence peut detruire des activites au profit d’autres, en
theorie plus efficaces mais qui ne requierent pas les memes competences. Ces
changements perpetuels peuvent donc etre couteux socialement. La theorie de
l’equilibre general fait l’hypothese d’une mobilite des facteurs. Le ‘facteur travail’
peut etre vise en particulier. Cela signifie que les ‘travailleurs’ peuvent facilement
passer d’une entreprise a l’autre – s’ils le veulent ou s’ils en sont contraints. La
realite est differente puisque de nombreuses personnes se retrouvent au
chomage et n’en sortent pas facilement.
Notons au passage que ce n’est pas parce que l’hypothese n’est pas parfaitement
verifiee qu’il ne faut pas chercher a s’en rapprocher. A ce titre, la ≪ flexicurite
danoise ≫ offre un exemple interessant de mobilite sur le marche du travail. En
effet, le Danemark se distingue par le plus haut taux de mobilite de la
maind’oeuvre,
puisque chaque annee pres de 30% de la population employee change
d’emploi. Cela resulte d’une combinaison d’allocation de chomage genereuse (de
telle sorte que cela n’effraie pas quelqu’un de se retrouver au chomage) et de

politique d’activation des chomeurs via des programmes de formation, des


emplois dans le secteur public ou subventionnes dans le secteur prive pour des
durees limitees.
Grace a ce modele, le Danemark offre a la fois un taux d’emploi et un niveau de
vie eleve et une aide importante a ceux qui se retrouvent (momentanement)
sans emploi.
Les hypothèses du modèle de l’équilibre général du point 1.1.5. paraissent donc
restrictives et ne sont pas complètement vérifiées en réalité.
Il y a 3 autres concepts qui ne font stricto sensu pas partie de la liste des
‘hypothèses de base’ mais qui sont implicites à la modélisation et qui sont
commentées ci-dessous.
1.2.4. Dotations minimums
Dans le modele de marche, les agents ont des dotations differentes mais
l’hypothese implicite est que tous ont des dotations telles qu’ils peuvent trouver
‘une place’ dans le modele qui menera a la maximisation de leur satisfaction,
compte tenu de leurs contraintes. En d’autres termes, il n’y a pas de probleme
de survie.
Toutefois, les inegalites des chances peuvent etre telles que le libre marche
resulte en un probleme de survie pour certains agents. Peut-on reellement parler
dans ce cas de liberte de maximiser sa satisfaction ?
Une autre facon de l’exprimer est que le modele de marche, applique de facon
ultraliberale, garantit le plein-emploi et la satisfaction… de tous ceux qui
survivent.
1.2.5. Externalités de marché & marchés manquants
L’homogeneite des produits indique qu’il y a, pour chaque produit, plusieurs
alternatives parfaitement substituables au niveau des besoins remplis.
L’atomicite des agents a notamment pour consequence qu’il n’y a personne qui
puisse influencer les prix.

Il y a egalement une hypothese que ce type de marché concurrentiel existe pour


tous les biens16. Mais est-ce que par exemple de l’air pur est un bien ? Est-ce
une ressource rare ? Dans ce cas, les prix incluent-ils le cout de l’air pur que la
pollution des activites de l’entreprise va engendrer ? Si oui, ce cout est-il tel que
l’air pur consomme peut etre reproduit a ce cout (et donc remplace) ?
Car c’est evidemment sous ces conditions uniquement, couplee a celle
d’information parfaite, que les prix concurrentiels contiennent effectivement
toute l’information dont les agents ont besoin pour prendre leurs decisions.
Les externalites sont les effets positifs ou negatifs que les actions d’un agent
economique vont avoir sur le bien-etre d’autres personnes et qui ne sont pas
regules par le systeme des prix. Leur presence peut induire des niveaux de
production inefficaces d’activites porteuses d’externalites. Renover la facade
d’une maison peut contenter les voisins. Cette satisfaction n’est pas regulee par
un systeme de prix et peut donc engendrer des sous investissements. De
maniere plus actuelle, la pollution d’une usine a la fois sur la sante de ceux qui
vivent a proximite et sur l’environnement en general est un exemple
d’externalite negative.
Les externalites contredisent l’hypothese selon laquelle toute chose presentant
de l’interet pour les consommateurs ou les firmes a un prix etabli sur un marche
concurrentiel. Elles engendrent l’inefficacite parce que les prix ne contiennent pas
toute l’information et que des lors les agents ne prennent pas en compte la
totalite des couts et des avantages pour des tiers associes a leurs choix.
Les reponses pour pallier a ces inconvenients viennent generalement des
pouvoirs publics qui peuvent lever une taxe relative a la pollution ou donner des
abattements fiscaux sur certaines renovations (tout en s’opposant a des travaux
contraires a l’esthetique de la zone). De la sorte, ils cherchent a reintegrer
l’externalite dans les prix et les couts17.
16 En tout cas pour tous les biens qui ont un cout. Si une ressource est disponible en quantite illimitee pour tout
le monde, le prix sera nul
17 A ce sujet, la France cherche actuellement (notamment lors du Grenelle de l’environnement) a integrer les
couts ecologiques dans le prix de differents biens.

1.2.6. Lien entre croissance de la consommation et ‘bonheur’


Enfin, on pourrait remettre en question la fonction d’utilite ou de satisfaction qui
est a la base du theoreme fondamental du bien-etre. L’hypothese est que la
satisfaction est une fonction positive de la richesse. Cela parait intuitif. Mais la
formulation est assez simple : pour tout niveau de richesse, on trouve un niveau
de satisfaction. En realite, le niveau de satisfaction peut egalement dependre de
la richesse de ceux a qui on se compare ainsi que de notre richesse passee et de
la facon dont notre richesse se compare a nos attentes.
Pour ce qui nous occupe, la question est ici de savoir si la croissance satisfait les
desirs des agents (et, si ce n’est pas le cas, de comprendre la raison qui les
pousse a produire toujours davantage). Deux resultats reveles par les enquetes
des chercheurs semblent contradictoires:
- D’une part, au niveau individuel, une regression de la satisfaction sur le
revenu (pour des echantillons de population) revele une relation positive,
aussi bien pour les pays developpes que pour les pays en developpement. Il
semble que l’argent (au meme titre que la sante, le travail ou le mariage)
‘fasse le bonheur’.
- D’autre part, au niveau des populations, la proportion de gens se declarant
‘tres heureux’18 n’aurait pas augmentee entre 1973 et 2003 malgre
l’augmentation du PNB par personne de 2/3 en valeur reelle. Au niveau
agrege donc, la correlation entre l’augmentation des revenus (PIB) au fil du
temps et la satisfaction de la societe est remise en question.
Ceux qui s’elevent contre la recherche perpetuelle d’augmentation du PIB
l’accusent generalement de dilapider les ressources epuisables ou d’accroitre les
disparites. Dire que le PIB n’est pas un bon indicateur de bien-etre, remettrait
davantage en cause le modele. L’interpretation de ces observations est detaillee
ci-dessous.
Dans une premiere conception (Easterlin), 2 phenomenes seraient a l’oeuvre
derriere cette apparente contradiction : l’habitude et les comparaisons.
18 Cette proportion est d’environ 30% et l’observation vaut pour les Etats-Unis, l’Europe et le Japon
D’une part, les gens s’habituent a leur niveau de vie. Leur niveau d’exigence
s’eleve avec leur niveau de vie si bien que leur satisfaction reste inchangee au
cours du temps.
D’autre part, la satisfaction que les gens retirent de leur revenu est
essentiellement relative : l’elevation de mon revenu ne me satisfait que si elle
est superieure a celle des gens auxquels je me compare (mon groupe de
reference).
En poussant cette derniere hypothese jusqu’a sa limite, si la croissance elevait
les revenus de tous d’une maniere homogene, elle laisserait tout le monde
indifferent. La croissance serait un jeu a somme quasi nulle. Un regard ironique
sur la croissance est alors que celle-ci n’est pas poursuivie pour atteindre le
bonheur des populations mais est la resultante d’une course-poursuite des
individus pour s’elever au-dessus de leur groupe de reference. Une course alors
vouee a l’echec de la satisfaction globale et qui resulte en un arbitrage
regrettable en davantage de travail et de consommation au detriment du temps
libre19. Pour corroborer cette conclusion assez triste, des experiences ont montre
que les agents sont prets a depenser une partie de leurs gains afin de detruire
ceux des autres.
Une deuxieme conception (Hirschman) ajoute toutefois une force individuelle
supplementaire qui tempere ce constat : l’augmentation des revenus individuels
au cours du temps et l’anticipation de celle-ci.
Si l’individu compare son revenu actuel a celui des dernieres annees, son
bienetre
dependra positivement de son revenu courant mais negativement de son
revenu passe. Et l’effet d’une augmentation de revenu sur le bien-etre s’evapore
totalement au bout de trois ans.
D’autres tests valident cette hypothese que la satisfaction au travail des individus
depend surtout de l’evolution de leur revenu et non du niveau de ce dernier.
Certaines professions sont d’ailleurs mieux remunerees au fil du temps alors que
leur productivite n’augmente pas necessairement (eg, chauffeur de bus).
Pour revenir aux etudes sur des populations, la satisfaction moyenne d’une
population etait independante du niveau de PIB sur 30 ans mais est correlee
positivement a l’evolution du PIB sur les 12 derniers mois.
On pourrait y voir une sorte de dilemme du prisonnier : individuellement on a interet a toujours en faire plus
19
mais collectivement on aurait interet a se calmer un peu.

Dans ce cas d’individus avec un gout pour un profil de revenu et de


consommation croissant dans le temps, la croissance n’est plus un objectif
derisoire.
Les anticipations d’augmentation de revenu sont egalement determinantes de la
satisfaction : si on est augmente de 10% alors qu’on en esperait 5%, on sera
plus satisfait que si on en esperait 15%. Les attentes peuvent livrer une analyse
differente de la comparaison au groupe de reference.
Si la perspective d’une hausse de revenu futur exerce un effet favorable sur mon
bien-etre, observer une hausse de revenu de mon groupe de reference peut me
donner un signal positif sur mes perspectives. A l’image d’un conducteur dans un
embouteillage qui peut se rejouir que la file a cote de lui se mette a avancer
parce que ca lui donne la perspective d’avancer egalement ; mais dont le
bienetre
va en revanche decroitre en dessous de son niveau initial si au bout d’un
moment il n’y a que l’autre file qui avance et pas la sienne.
Il est important de savoir quel effet predomine : quand vous voyez les revenus
de votre groupe de reference s’accroitre, etes-vous plus satisfait (parce que vous
projetez l’information sur votre situation) ou moins satisfait (parce que la
comparaison entre vous et eux se deteriore) ? Il semble que vous etes plus
satisfait dans des regions a forte mobilite sociale (comme les Etats-Unis) et
moins satisfait quand ce n’est pas le cas (comme en Europe).
Dans les 2 conceptions, la croissance est presente mais elle ne rend heureux que
dans le second cas. Ce serait notamment parce que les attentes rendent
malheureux ou heureux selon qu’elles sont hors d’atteinte ou realisables. Pour
que la croissance soit correlee au bonheur, la politique economique devrait donc
oeuvrer a un monde plus proche de la deuxieme conception, par exemple en
favorisant la mobilite sociale.
Notons en outre qu’atteindre un PIB minimum par habitant qui permette de
subvenir a des besoins de subsistance est cle. L’annexe 1 montre l’index de
satisfaction pour les differents pays. Les pays en developpement, qui ont un
faible PIB par habitant sont globalement moins satisfaits.

1.3. Conséquences (actuelles) de ces défaillances


1.3.1. Incitations et aléa moral
Le terme d’alea moral est ne dans le secteur des assurances. Il designe la
tendance des assures a modifier leur comportement une fois assure (par
exemple a etre plus negligent) de maniere telle qu’ils doivent recourir plus
frequemment aux prestations offertes par la compagnie d’assurances. L’alea
moral est un probleme d’information : ce sont les difficultes et les couts de
controle des comportements qui generent le probleme. Etant donne que les
controles sont souvent impossibles ou tres couteux, les primes d’assurance
augmentent alors pour couvrir ces prestations additionnelles. La prime plus
elevee rend l’assurance moins interessante pour certains (les plus faibles risques,
les moins negligents). S’ils le peuvent, ils ne s’assureront pas. Le risque moyen
augmente et la prime egalement. L’alea moral limite donc les possibilites de
conclure des accords dont toutes les parties tirent un benefice, d’ou un manque
d’efficacite.
De facon plus generale, les problemes d’alea moral apparaissent quand un agent
(un vendeur, un consommateur, un employe, etc) est tente d’entreprendre une
action inefficace20 ou de fournir une information inexacte (entrainant les autres
dans des actions inefficaces) parce que ses interets individuels ne sont pas
alignes avec les interets collectifs et parce que ni les informations donnees ni les
actions entreprises ne peuvent etre controlees.
Ces relations peuvent souvent etre interpretees en termes de relations
principalagent
qui decrivent des situations dans lesquelles l’agent agit pour le principal
mais que l’agent et le principal ont des objectifs individuels differents et que le
principal ne peut pas determiner facilement si l’agent se comporte et agit en
fonction des objectifs fixes ou cherche a servir ses propres interets.
On a mentionne plus haut que les managers (les agents) peuvent avoir un
comportement qualifie d’alea moral envers leurs actionnaires (les ‘principals’) en
20On considere comme efficace les choix ou options pour lesquels il n’existe pas d’alternative universellement
preferee permettant de servir les buts et les preferences des personnes concernees

cherchant, par exemple, a acquerir d’autres entreprises pour en gerer une plus
grosse plutot que parce que cela maximise le patrimoine des actionnaires.
Les banques offrent un autre exemple interessant. Elles empruntent de l’argent
aux particuliers sous forme de depots et pretent cet argent a leur tour. Leur but
est de maximiser leur profit. Celui des deposants est d’avoir acces a leurs depots
tout en recevant un taux d’interet garanti. Dans certains cas, pour proteger les
deposants, une assurance est fournie sur les depots bancaires. Les banques
peuvent donc etre tentees de se tourner vers des investissements plus risques
puisque la responsabilite est limitee en cas de contre-performance tandis que les
profits en cas d’investissements reussis sont plus eleves. Ce type d’alea moral
est a la base de crises financieres telles que celle des savings & loans americains
dans les annees 80 et celle des subprimes de 2007-2008.
1.3.2. Financiarisation de l’économie
Le theoreme de l’economie du bien-etre s’est finalement peu attarde sur les
capitaux qui financent l’economie. Ce n’est qu’un facteur de production au
service de l’economie, elle-meme au service de la satisfaction des agents. De la
meme maniere que les marches et la concurrence allouent des travailleurs
mobiles vers les productions les plus efficaces et les plus adequates aux
demandes, les flux de capitaux vont egalement aller vers leurs ‘meilleurs
usages’; c’est-a-dire, ceux qui en maximiseront leur valeur.
Le marche des capitaux et des actifs financiers est un de ceux qui respectent le
mieux les hypotheses du modele : atomicite des agents, libre entree et sortie des
transactions, homogeneite des produits, information refletee dans le prix.
Le rendement que l’on fait sur les capitaux, corrige pour les risques supportes,
devient ainsi la mesure par laquelle on juge tel ou tel usage des capitaux.
Par rapport a ces flux de capitaux, les banques et les institutions financieres
exercent une fonction de systeme sanguin de l’economie. D’une part, elles sont
les intermediaires entre ceux qui ont trop de capitaux et ceux qui n’en ont pas
assez. D’autre part, elles peuvent agreger les risques et/ ou les calculer
professionnellement. C’est ainsi qu’un epargnant peut recevoir un interet sur son
depot, que la banque peut utiliser ces depots ensemble pour preter a des
entreprises qui en ont besoin pour leur developpement. Le differentiel d’interet

couvre le travail de la banque et la probabilite qu’une entreprise ne puisse pas


rembourser son pret.
La concurrence, a la fois entre banques et apporteurs de capitaux et entre
opportunites d’investir ces capitaux va conduire a les allouer au mieux, en vue de
realiser l’equilibre du theoreme de l’economie du bien-etre.
Mais alors que les travailleurs ne sont pas aussi mobiles que ne le suppose la
theorie ; les capitaux semblent parfois etre trop mobiles. Un placement est
reevalue de maniere continue en bourse et des capitaux passent d’un endroit du
monde a l’autre en une seconde. A tel point que certains se demandent si
l’economie attire des capitaux ou si les capitaux dictent l’economie. La fonction
d’apporteur de capitaux (banque ou investisseur) prend de plus en plus de place.
La financiarisation designe ce phenomene selon lequel il serait plus simple
d’accumuler des profits en faisant de la finance plutot qu’en faisant de la
production et de la commercialisation de biens et de services. Le volume des
transactions interbancaires consacrees a l’economie reelle (biens et services) est
devenu absurdement faible : 2.2% du total en 2005.
La maximisation des interets individuels sur le marche des capitaux peut induire,
notamment, 3 types de comportement.
Premierement, la spéculation, qui consiste a faire des operations non pas en
fonction des rendements mais en fonction de l’evolution des cours. Dans un
marche rationnel, l’evolution des cours depend des rendements, c’est-a-dire des
perspectives fondamentales. En revanche, certains investissent non pas pour le
rendement que le projet apportera mais parce qu’ils pensent qu’il y aura
quelqu’un pour racheter plus cher. C’est la base de la finance
comportementaliste. Keynes compare cette demarche avec celle d’un concours
de beaute dans lequel vous devez voter pour la personne qui sera elue par le
jury. La question que se posent les participants n’est pas ≪ qui est la plus
belle ? ≫ mais raisonnent pour trouver celle qui va plaire au plus grand nombre.
Le meme raisonnement applique aux marches financiers conduit a la formation
de ‘bulles’ : les investisseurs se desinteressent de leur opinion sur les
fondements reels de la valeur mais essaient d’anticiper ce que pensera le
marche. Les investisseurs sont rationnels mais les prix ne refletent plus les
valeurs et les flux de capitaux financent imparfaitement l’economie. De plus, si

cette bulle est rationnelle, elle est aussi fragile (elle finira par eclater) et les
entreprises qui auraient besoin de capitaux pour faire des projets a long terme se
retrouvent prises dans le court-termisme des marches financiers.
Le second de ces comportements est le recours à l’emprunt. Pour maximiser le
rendement des capitaux propres, on peut s’endetter, a la fois comme entreprise
et comme investisseur. Si un plan d’investissement est suppose rapporter en
moyenne 10% par an (mais cela peut varier) et que le taux d’interet de la dette
est de 5%, emprunter 50% de l’argent necessaire fera passer le taux de
rendement moyen des capitaux propres a 15%. Bien sur cet investissement
devient plus risque. On peut retrouver le probleme d’alea moral. Si vous pouvez
presenter le projet sous un cote peu risque aux preteurs de la dette de telle sorte
que vous pouvez emprunter beaucoup a un taux raisonnable (par exemple 90%),
votre rendement moyen attendu sur les capitaux augmente (dans ce cas a 55%).
Bien sur c’est risque, mais dans le cas ou ca ne se passe pas bien, votre perte
est limitee aux 10% de la mise. Pour un investisseur, la dette devient le moyen
d’acheter tout le gain sur ce qui marche bien pour presque rien ; et de perdre un
tout petit peu quand ca ne marche pas tres bien.
La titrisation des actifs et les produits structures qui agregent ces actifs et leurs
risques a ete une maniere de masquer les risques des produits subprimes qui se
traitaient sur les marches des capitaux sans que les prix ne puissent refleter
l’information21.
Le probleme qui survient quand le ‘matelas des fonds propres’ n’est plus suffisant
va etre propage a un ensemble d’agents economiques, dont des creanciers d’une
dette qu’ils croyaient presque sans risque. Cela peut affecter leur consommation.
Cela peut affecter la maniere dont les speculateurs interpretent les reactions
futures des agents et faire tomber les cours brutalement. Cette reaction de
dominos financiers peut alors avoir des consequences sur l’economie reelle bien
en dehors de l’endroit d’ou elle est initialement partie.
Un troisieme comportement est l’alignement des rémunérations des managers
sur les performances financières de l’entreprise. L’idee est saine puisqu’il s’agit
d’aligner les interets des actionnaires et des managers. Cependant, les raccourcis
21La titrisation des actifs permet de diversifier et de transferer le risque vers ceux qui peuvent le mieux le
supporter. La creation de ce marche est donc efficace. C’est l’opacite de l’information qui est le probleme.

pour le faire incluent des stock options et des bonus annuels. Sans gouvernance,
ce type de modele a incite a investir dans des resultats a court terme plutot que
dans un developpement maximisant la valeur a long terme. Le modele a par
ailleurs revele d’importants cas de manipulation des resultats et de fraude.
La maximisation des interets individuels sur le marche des capitaux induit
l’endettement et la speculation qui vont a leur tour amplifier la variabilite des
cycles22. Dans ces cas, la finance n’est plus au service de l’economie ; l’economie
subit la finance. De meme, l’information n’etant pas parfaite, les managers
peuvent avoir a choisir entre un objectif economique de long terme et un objectif
financier de court terme. A nouveau, l’economie va subir un choix financier
individuel incoherent avec le developpement economique.

1.3.3. L’utilisation des ressources rares


Le marche coordonne tout et organise tout pour nous. Cela signifie qu’une
entreprise qui achete 1 heure de travail, 1 litre d’eau, 1 litre de petrole, d’autres
ressources naturelles ou d’autres biens intermediaires en fait forcement une
utilisation efficace car sinon il y aurait une autre entreprise pour en faire une
utilisation plus efficace qui paierait plus cher. Dans ce schema, s’il y a une
responsabilite liee a ce qu’on achete, elle est ‘couverte’ par le prix paye.
Ce modele fonctionnerait bien si toutes les ressources utilisees pouvaient etre
reproduites a un cout inferieur au prix auquel la ressource est vendue. On peut
vendre la meme chanson sur i Tunes plusieurs fois. On ne peut pas vendre le
meme litre de petrole plusieurs fois.
On a longtemps fait l’hypothese que les ressources naturelles se regeneraient.
Mais le passage d’un modele de subsistance a celui de croissance et
d’accumulation que nous avons connu a accelere l’utilisation de ces ressources
naturelles. On estime maintenant que l’homme consomme chaque annee plus de
22Volatilite (apports et retraits) des capitaux et variabilite des prix qui distordent les decisions ; mais aussi
variabilite des emplois et des salaires payes par le secteur de la finance qui peut entrer en crise et se
repercuter sur l’economie

ressources naturelles qu’il n’en regenere. Les matieres premieres et les energies
fossiles s’epuisent et cela n’est pas soutenable a long terme.
Si la maximisation du profit des entreprises en concurrence fonctionne bien pour
celles qui vendent (par exemple) de la musique sur i Tunes ou ailleurs ; il y a au
moins deux difficultes pour que ce meme modele fonctionne pour celles qui
vendent des ressources naturelles.
L’entreprise qui vend des ressources naturelles peut etre vue comme une
organisation a laquelle on ne prevoit pas de fin. Ses actionnaires ont en revanche
un horizon de temps fini. Maximiser leurs interets individuels n’est pas
necessairement de restreindre l’offre (meme via un prix plus cher) afin qu’il y ait
suffisamment de ressources dans le futur ; cela peut etre d’augmenter leurs
revenus a l’echelle de leur vie.
Ensuite, si ces ressources appartiennent aussi aux generations futures, a quel
prix seront-elles pretes a l’acheter ? Dans 25, 50 ou 100 ans, le prix pourrait etre
tres eleve si la ressource est presque epuisee mais il pourrait aussi etre tres
faible si des nouvelles technologies auront trouve un meilleur substitut.
Reste alors la regulation, qui devrait etre coordonnee pour influencer le marche.
Au fur et a mesure qu’on attend et qu’on consomme, ce qui aurait pu etre le
probleme des generations futures devient notre probleme.
Le probleme de la rarete regie par le prix depasse les ressources naturelles.
Quand les producteurs de bioethanol achetent le mais plus cher que les firmes
alimentaires servant les pays pauvres ; on peut difficilement dire qu’il est
responsable de supprimer des aliments de base des plus pauvres pour remplir
des reservoirs de voitures.
<
1.3.4. Inégalités accrues
Le marche est avant tout utile pour produire de la richesse, pas pour la
distribuer. La liberte d’entreprendre, d’investir, d’en recolter les fruits et de
consommer donne des incitations pour maximiser la richesse totale. Par contre, il
n’y aucun mecanisme coordonnant la repartition selon une norme egalitaire (on

peut eventuellement argumenter que cette richesse est repartie selon les
merites).
Le mecanisme aurait meme plutot tendance a amplifier les inegalites. Le modele
propose a ceux qui ont des capitaux de les investir de maniere rentable de telle
sorte qu’ils accumulent davantage de capitaux. Pour faire simple : il est plus
facile pour quelqu’un qui nait riche, paresseux et idiot de vivre et de mourir
encore plus riche que pour quelqu’un qui nait pauvre et talentueux. A l’inverse
des traits genetiques, on n’observe pas de ‘retour a la moyenne’23.
1.4. Les réponses aux défaillances
Le marche n’a pas surgi par hasard. Il a des avantages fondamentaux :
a) Il correspond bien aux envies des individus d’etre libres.
b) Il y a des fondements theoriques et des experiences pratiques qui
montrent que le marche coordonne les transactions de maniere efficace et
repond ainsi aux besoins des individus.
c) Le marche cree des incitations qui favorisent la liberte d’entreprendre et
de creer ; en particulier de creer des richesses.
Ce modele a pris progressivement davantage d’importance. A cote de ses vertus,
sont apparues ses defaillances. Seul, il conduit a des situations inacceptables
pour certains. Les inegalites extremes empechent les plus pauvres de survivre,
mais aussi certains enfants d’etre eduques, des gens malades de se soigner, etc.
L’epuisement des ressources impacte defavorablement les generations futures.
Une reponse aux defaillances est l’action des pouvoirs politiques pour completer
le marche (eg, education et soins de sante subventionnes) et encadrer le marche
(eg, une taxe sur l’utilisation des ressources naturelles).
En consequence, nos economies sont souvent mixtes. C’est-a-dire a la fois libres
et socialisees.
Libre economiquement ; c’est-a-dire libre d’entreprendre, libre de posseder des
biens, y compris une partie des rendements de ses investissements et des fruits
23Deux parents qui mesurent 2 metres ont plus de chance d’avoir un enfant plus petit qu’eux que plus grand ;
meme si l’enfant sera tres probablement plus grand que la moyenne, il se rapprochera de la moyenne par
rapport a ses parents (sinon, on finirait par avoir des geants)

de son travail, libre d’allouer son temps aux activites que l’on souhaite et libre
d’allouer ses ressources financieres comme on le souhaite. Libre dans le sens ou
l’economie n’est pas planifiee.
Mais socialisees parce que l’Etat a une place importante dans l’allocation des
biens et services. Les depenses de l’Etat se situent frequemment entre 40% et
50% du PIB comme c’est le cas en Belgique, en France, en Allemagne en Suede
et dans biens d’autres pays. Dans des pays dits plus liberaux economiquement, il
continue a representer une part importante du budget : entre 30 et 40% en
Angleterre ou en Suisse par exemple.
Ce sont donc des corrections importantes a ce qui serait une ‘liberte totale’ et
c’est dans ce sens que nos modeles sont veritablement mixtes.
Mais l’expansion du liberalisme economique a l’echelle mondiale (tel que le
demontrent l’augmentation des flux de biens & services, de capitaux, de gens, de
connaissances) est un defi pour des pouvoirs politiques nationaux ayant mis en
place des modeles differents. Des modeles mixtes non coordonnes peuvent se
retrouver dans le dilemme du prisonnier : liberaliser permettant de creer plus de
richesse que son voisin.
Si les pouvoirs politiques avaient pense l’encadrement des entreprises afin que
leur maximisation du profit soit alignee avec une finalite pour la societe ; les
memes questions emergent dans un nouveau cadre :
Quelles sont les activites qui doivent etre sous l’emprise des entreprises
maximisatrices de profit et quelles sont celles qui feraient partie du
‘nonmarchand’
?
Dans ce qui est marchand, ou organise par les entreprises, quel
encadrement devrait etre donne dans une societe globalisee ?
Mais ces questions n’etant pas bien coordonnees, les entreprises multinationales
echappent partiellement a leur encadrement. Elles ont alors de nouvelles
responsabilites
La finalite de l’entreprise est la maximisation du profit. Peut-elle
poursuivre des finalites multiples, incluant son impact sur la societe ?
Peut-elle rester une organisation qui ne se pose pas la question de la
moralite de ses actions ou doit-elle se doter d’une ‘ethique d’entreprise’ ?
Quels changements sont requis par ces reponses ?

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