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Olivier Keller

Aux origines de la géométrie


Deuxième partie :

Des premiers paysans aux premiers philosophes


Chapitres II à VI

Les deuxième et troisième parties de Aux origines de la géométrie ont été publiées en 2006 par
Vuibert, sous le titre Une archéologie de la géométrie. Peuples paysans sans écriture et
premières civilisations, avec une préface d’Evelyne Barbin. Je n’ai pas reproduit le chapitre I, qui
est un résumé de Aux origines de la géométrie. Première partie : le Paléolithique et le monde des
chasseurs-cueilleurs, ouvrage maintenant disponible sur Academia.
TABLE DES MATIÈRES

Avant propos…………………………………………………………………………………3

Chapitre II La Renaissance néolithique : faits et idéologie …………………………..…5


II-1 Les évènements ………………………………………………………………….6
II-2 Une nouvelle “genèse”………………………………………………………….. 9
II-3 De nouvelles structures du temps et de l’espace ………………………………...11
II-4 Ruptures et médiations : nouvel essor de la spéculation……………………..… 17
II-5 Les causes………………………………………………………………………. 19
II-6 Hypothèse sur la construction des points cardinaux …………………………….21

Chapitre III La Renaissance néolithique : les nouvelles figures dans l’architecture et


dans l’art, au Proche-Orient et en Europe ………………………………………..………26
III-1 L’architecture…………………………………………………………………... 27
III-2 L’art …………………………………………………………………………….47
III-3 Le sens ………………………………………………………………………….52

Chapitre IV Aborigènes d’Amérique du Nord. Les peintures sèches des Navajos…… 57


IV-1 L’intérêt des peintures sèches …………………………………………………..58
IV-2 Théorie et pratique des peintures sèches ……………………………………….60
IV-3 La géométrie dans les peintures sèches et dans les figures de l’univers ……….66
IV-3-1 Eléments traditionnels des peintures sèches : rabattements, polysémie des figures,
polysignalisation des réalités, symétries spontanées……………. 67
IV-3-2 Eléments nouveaux des peintures sèches : la nouvelle figure “solaire” et son caractère
totalitaire, figures en dimension 3, apparition de la numérologie ..69
IV-4 Limites des “mathématiques” navajos : l’obstacle de la dialectique spontanée 78

Chapitre V Spéculations arithmético-géométriques des peuples Dogon et Bambara ...83


V-1 Les mythes bambara et dogon de création …………………………………….88
V-2 Le symbolisme spéculatif en général …………………………………………..98
V-3 Spéculations arithmético-géométriques et leurs limites ………………….……99
V-3-1 L’espace …………………………………………………………….99
V-3-2 La figure……………………………………………………………. 101

1
V-3-3 Le nombre …………………………………………………………..103
Annexe 1 Numérologie bambara …………………………………………………..109
Annexe 2 Numérologie dogon ……………………………………………………..111

Chapitre VI La géométrie du sacrifice dans les sulbasutras de l’Inde védique ……..112


VI-1 La mesure et l’écrit …………………………………………………………..112
VI-2 Le védisme ……………………………………………………………………115
VI-3 Le sacrifice ……………………………………………………………………120
VI-4 La géométrisation du sacrifice ………………………………………………..127
VI-4-1 Unités ……………………………………………………………….128
VI-4-2 Instruments ………………………………………………………….129
VI-4-3 Constructions ………………………………………………………..130
VI-4-4 Extensions …………………………………………………………...134
VI-5 Les “fondamentaux” de la géométrie védique ……………………………...…137
VI-5-1 Orientation …………………………………………………………..137
VI-5-2 Construction d’un carré ……………………………………………..138
VI-5-3 Le théorème de la diagonale du rectangle …………………………..141
VI-5-4 Additionner deux carrés, soustraire deux carrés …………………….146
VI-5-5 Transformer un rectangle en un carré de même aire, et inversement 146
VI-5-6 Transformer un carré en un cercle de même aire, et inversement….. 150
VI-6 Analogie avec certains problèmes des Eléments d’Euclide …………………..152
VI-7 Conclusion : un embryon de corpus de géométrie …………………………...158

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Avant-propos

Dans cet ouvrage, le lecteur est convié à la suite du voyage d’enquête dont la première
partie est racontée dans Aux origines de la géométrie ; Le Paléolithique et le monde des
chasseurs-cueilleurs, paru en août 2004 ; lorsqu’il faudra s’y référer, il sera simplement
désigné par “ouvrage précédent” ou “premier volume”. Le chapitre 1 du présent livre en
donne les grandes lignes et les principaux résultats, et le lecteur qui en aurait eu connaissance
peut donc passer directement au chapitre 2.
Comme le titre de l’ouvrage précédent titre l’indique, nous étions en compagnie des
premiers humains des Paléolithiques inférieur et moyen, des sapiens modernes du
Paléolithique supérieur et des chasseurs-cueilleurs contemporains ; dans cette deuxième et
dernière partie, nous fréquenterons les premiers paysans bâtisseurs et certains peuples
contemporains sans écriture, les scribes mathématiciens et les prêtres védiques, et enfin les
premiers philosophes qui ont parrainé, dans le monde hellénique, la naissance des premiers
Eléments de géométrie au sens actuel du terme.
Si l’on accepte la métaphore de la naissance, il faut accepter celle de la gestation :
l’ensemble de ce travail a pour but de la décrire et de l’analyser. Et comme la gestation
dépend étroitement d’un organisme nourricier, on ne peut comprendre celle-là sans une
certaine connaissance de celui-ci ; je veux dire que pris hors de leur contexte social et
intellectuel réel, les germes de géométrie décelables dans l’activité humaine préhistorique et
aux débuts de l’histoire seraient impensables, au sens strict du terme. Ils n’apparaîtraient que
comme une collection de curiosités sans lien entre elles, et n’auraient guère d’autre intérêt que
de fournir matière à jeux pour mathématiciens fatigués. Il m’a donc paru indispensable,
comme dans l’ouvrage précédent, de m’attarder parfois longuement sur le contexte général ;
quant aux conceptions d’ensemble qui président à ce travail et aux polémiques qu’elles
peuvent soulever, concernant en particulier le développement humain (à la fois unique et
inégal), je m’en suis expliqué dans l’ouvrage précédent (chapitre 1 principalement) et je n’ai
pas cru utile d’y revenr ici.

Beaucoup de personnes qui m’ont fourni aide et encouragements ont été mentionnées
dans l’avant-propos du premier volume, et je leur renouvelle ici mes vifs remerciements. En
ce qui concerne ce deuxième volume, je suis en outre redevable des importantes remarques
critiques de Maurice Caveing sur des travaux antérieurs, et des relectures des chapitres sur le
Néolithique auxquelles Olivier Aurenche (Professeur émérite, Lyon II) a bien voulu se livrer ;

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toute erreur résiduelle est évidemment à mettre à mon compte. Une fois de plus, je dois
beaucoup aux animateurs du séminaire de préhistoire de l’Université Lumière-Lyon II (Alain
Beeching, Eric Coqueugniot, Martine Faure, Eric Thirault) grâce auxquels j’ai pu me tenir au
courant de l’actualité de la recherche, ainsi qu’aux responsables de la bibliothèque de la
Maison de l’Orient et de la Méditerranée (Lyon II) qui maintiennent et enrichissent un fonds
documentaire extraordinaire sur la préhistoire, l’Egypte et la Mésopotamie antique, entre
autres. Merci enfin à la maison Vuibert pour son beau travail éditorial.
Once again, thanks to you, Helen, you know why.

Olivier Keller
Décembre 2005.

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Chapitre II
La Renaissance néolithique : faits et idéologie.

Nous ne connaissons pas les raisons du bouleversement marqué, à partir de –10000


environ au Moyen-Orient puis dans d'autres régions du monde, par le passage à la vie
sédentaire, à la production agricole et à l'élevage. Les modes d'habitat et de production ne
furent pas les seuls à connaître un changement radical ; le mode de pensée, lui aussi, fut
profondément rénové, conduisant, comme nous allons le voir, à des changements qualitatifs
de grande envergure dans les idées et pratiques de nature géométrique. Mais si les
changements matériels ont laissé des traces nombreuses, les mutations idéologiques sont
beaucoup plus difficiles à percevoir, et le risque d'interprétations arbitraires est élevé
lorsqu'on se borne à l'examen des sources archéologiques.
Il est cependant une vaste région, le continent américain, où la néolithisation se
produisit à une période relativement récente, et surtout où l'inégalité de développement était
particulièrement nette il y a peu encore, au temps de la conquête européenne, puisque des
cités-états coexistaient avec des agriculteurs primitifs et des simples chasseurs-cueilleurs. Si
les peuples des cités-états ont été anéantis par la furieuse convoitise des premiers conquérants,
les agriculteurs primitifs et les chasseurs-cueilleurs ont échappé à l'extermination totale. Leurs
mythes ont été recueillis, et il en est un, particulièrement précieux pour notre propos, qui
relate une crise du rituel chez des chasseurs-cueilleurs mis au contact d'agriculteurs et ayant
subi leur influence. Si l'on accepte le parallélisme, le mythe en question peut nous donner des
indications sur la nature des changements idéologiques de l'époque de la néolithisation. Il
s'agit du mythe de création des Apaches Jicarillas. Les Apaches sont les derniers des peuples
chasseurs, avec les Navajos qui ne s'en distinguent réellement qu'à la fin du dix-septième
siècle, à être arrivés dans le sud-ouest de l'Amérique du Nord ; là, après des péripéties très
mouvementées, ils subirent l'influence technique (passage à l'agriculture) et idéologique de
leurs voisins Pueblos. La "genèse" jicarilla, nous le verrons, garde le souvenir de ce "choc des
cultures", elle représente donc une trace ethnographique possible de la renaissance
néolithique. Après un exposé succint des principaux faits qui ont marqué l’apparition du
Néolithique dans le monde, nous prendrons connaissance de la « genèse » de nos Apaches,
que nous considèrerons dans la suite comme un « mythe vraisemblable » (selon l’expression
de Platon), une métaphore (et rien de plus qu’une métaphore) pour analyser la nouvelle
idéologie et ses conséquences dans la gestation de la géométrie. Dans le chapitre suivant, nous

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étudierons plus en détail les nouvelles figures produites dans deux domaines clés,
l’architecture et l’art, en nous limitant au Proche-Orient et à l’Europe.

1-Les évènements.

Il en est de la naissance du Néolithique comme des autres périodes de la préhistoire,


quant à la complexité du phénomène, à la relative rareté des sources et à la difficulté de leur
interprétation, et quant aux désaccords des spécialistes ; nous nous contenterons ici de
quelques éléments et d'une chronologie qui semble incontestable à l'heure actuelle.
Le lieu premier de cette renaissance mondiale est le Proche-Orient ; les premiers
germes apparaissent entre 12000 et 10300 avant notre ère au Levant-Sud, non pas avec des
premières cultures, ni un premier élevage, ni des premières céramiques, mais avec une
"sédentarité marquée par un habitat construit permanent" de forme circulaire ou semi-
circulaire implanté par creusement total ou partiel, et également un mobilier lourd de pierre.
Vient ensuite, de –10300 à –8800, une période que les auteurs proposent d'appeler
protonéolithique, durant laquelle il n'y a toujours pas de trace d'élevage ou d'agriculture ; la
hache polie apparaît, la vaisselle de pierre connaît un développement important, l'habitat est
principalement de même type que précédemment, les agglomérations se développent (on peut
avoir jusqu'à 200 ou 300 personnes sur un même site). Les nouveautés sont l'apparition des
briques modelées, des murs construits en élévation, et du plan rectangulaire des constructions,
auquel les auteurs attachent la plus grande importance. Nous sommes donc à l’époque de la
naissance de l’architecture et en particulier des premiers bâtiments à usage collectif, avec
quelques sites fameux. Mureybet, en Syrie, est le lieu des premières maisons rectangulaires du
Proche-Orient ; il contient également un “bâtiment communautaire” qui devait être totalement
enterré et dont le plan (ovale) présente un axe de symétrie nord-sud assez net (fig.III-1) ; voici
encore Jericho, en Palestine, avec son énorme tour en pierre qui subsiste sur plus de huit
mètres de hauteur avec un diamètre extérieur de plus de neuf mètres et des murs de deux
mètres d’épaisseur. Jerf el Ahmar, en Syrie, découvert très récemment à l’occasion de fouilles
préalables à la construction d’un barrage sur l’Euphrate et maintenant englouti, a révélé
également, outre des transitions de maisons de plan rond à des maisons de plan rectangulaire,
quatre bâtiments communautaires totalement enterrés. Des deux les mieux préservés et qui
ont pu être fouillés à temps, le premier a de fortes ressemblances avec celui de Mureybet. Le
second (fig.III-2) est un bâtiment circulaire, de huit mètres de diamètre et enterré sur deux
mètres de profondeur. Une banquette intérieure décorée fait le tour, suivant un hexagone qui

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semble parfaitement construit et "qui s'inscrit harmonieusement dans le cercle de l'édifice".
Plusieurs autres sites naissent à cette époque et au début de la suivante, en donnant également
des transitions du plan rond au plan rectangulaire, et des grandes constructions souvent
appelées “sanctuaires”, ou “temples” : Nemrik en Irak, et çayönü, Nevali çori, Göbekli Tepe
en Turquie. Pour ces bâtiments, la pierre (et non le pisé ou les briques) est un matériau
privilégié pour les murs, le dallage du sol, et les piliers monolithes intérieurs, éventuellement
ornés ; l'espace intérieur est d'un seul tenant, avec des "banquettes" porteuses de statues
animales et humaines. Leur fonction est inconnue, mais comme le remarquent les auteurs, ce
sont des espaces clos, construits, à fonction autre que le simple habitat, et ceci pour la
première fois dans l'histoire humaine. Nous y reviendrons plus en détail au chapitre suivant.
La véritable éclosion du Néolithique a lieu de –8800 à –6900, époque à laquelle les
changements morphologiques de certaines plantes et de certains animaux sont des preuves
incontestables de domestication achevée. A la fin de la période, l'agriculture et l'élevage ont
atteint pratiquement tout le "croissant fertile" ; le plan rectangulaire des constructions semble
largement majoritaire, les murs porteurs l'emportent sur les piliers de bois et la brique sur le
pisé. L'apparition de la céramique, à partir de –7000, est le dernier épisode de la naissance du
Néolithique dans la région du Levant, qui connaît dès lors une stagnation ; à l'est au contraire,
vers –6500, débute l'essor mésopotamien qui donnera les brillantes cultures de Samarra (Irak),
d'Obeid (Irak) et de Halaf (Syrie).
La néolithisation se propage ensuite vers les Balkans (de –7000 à –6000), puis plus à l’ouest
par deux voies, celle du littoral méditerranéen et celle de l'Europe centrale, pour atteindre la
côte atlantique vers –5500 à -5100 ; la majorité des spécialistes pensent qu'il s'agit d'une
diffusion, et non d'inventions indépendantes, en se fondant sur le fait que les céréales et les
animaux domestiqués du Néolithique européen n'ont pas d'"ancêtres" indigènes. La
pénétration par l'Europe centrale a donné naissance à la civilisation dite du Rubané (-5700 à -
4900), ainsi nommée à cause des lignes parallèles qui ornent ses poteries, civilisation
caractérisée par l'existence de grandes maisons de plan rectangulaire ou trapézoïdal dont il
nous reste des traces par milliers, groupées en villages de deux, trois à plus de quarante
habitations. A l'extrême ouest du continent, la grande période du mégalithisme, opposé par
beaucoup d'aspects aux apports rubanés, s'ouvre dès le début du Ve millénaire.
Un trait commun aux Néolithiques de l'est et de l'ouest, est le développement sans précédent
des échanges ; on retrouve de l'obsidienne (verre volcanique) des îles de la mer Tyrrhénienne
dans des gisements alpins et pyrénéens, de la jadéite originaire des Alpes italiennes a servi à
fabriquer des haches de prestige retrouvées en Ecosse et au Danemark, et d'une façon générale

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les roches alpines sont la matière première de nombreuses haches localisées en Bretagne
(haches dites carnacéennes), en Rhénanie et en Catalogne. L'enracinement dû à la
sédentarisation ne produit donc ni l'autarcie, ni l'isolement intellectuel ; on constate en effet
que les traces restantes des échanges sont des objets de prestige, retrouvés dans des tumulus
ou sous forme de "trésors" de lames "souvent de très grande qualité et de bonne longueur, qui
ont été emballées et transportées dans des contenants en cuir ou en matière végétale si l'on en
juge par le lustré". Le parallèle ethnographique avec la Nouvelle-Guinée, où les échanges de
grandes haches sont des échanges cérémoniels, "lors de rencontres ritualisées et destinées à
des alliances, des compensations ou des compétitions" est irrésistible et éclairant : car il
montre que l'échange, en tant qu'acte rituel, n'est pas isolé de la sphère intellectuelle mythique
générale, et qu'il a une fonction de resserrement des liens humains sous l'apparence d'un
simple échange de matière. Un autre exemple célèbre est celui du circuit kula dans les îles
Tobriand (Nouvelle-Guinée), décrit par Malinowski dans Les argonautes du Pacifique
occidental, où deux objets de parure s'échangent l'un contre l'autre en circulant en sens
inverse sans aucun rapport quantitatif fixé d'avance ; l'important est que la kula est fondée sur
un réseau de partenaires, et que "le partenaire d'outre-mer est un hôte, un protecteur et un allié
sur une terre où la sensation de danger et d'insécurité est grande." De plus, "il est aisé de voir
que non seulement des objets de culture matérielle, mais des coutumes, des chansons, des
motifs artistiques et des influences culturelles générales voyagent en suivant la route de la
kula." Telle est l’une des formes envisageables de la diffusion des nouvelles techniques
productives et des nouvelles idéologies du Néolithique.
Dans le reste du monde, maintenant, des phénomènes similaires se produisent à des époques
variées. En Inde, les premières activités néolithiques sont repérées à partir du VIIe millénaire,
sans que l'on sache s'il s'agit d'un développement indépendant ou d'une diffusion d'origine
proche-orientale. A Mehrgarh (vallée de l'Indus) on découvre des maisons de plans
rectangulaires à pièces multiples, en briques crues, dès les niveaux les plus profonds ; la
céramique apparaît un millénaire plus tard. En Chine, la céramique précède l'agriculture et
l'élevage, dont les premiers éléments sont repérés au début du IXe millénaire, avant d'être bien
établis à partir de –6000 ; le démarrage très ancien du nouveau mode de production dans cette
région et la lenteur de sa progression militent en faveur d'un développement indépendant,
parallèle à celui du Proche-Orient. En Océanie, les ancêtres probables des Papous se seraient
lancés dans l'aventure au VIe millénaire, tandis qu'en Amérique du Sud, la néolithisation
s'amorce très tôt au VIIIe millénaire, sans connaître l'ampleur qu'elle a connu au Proche-
Orient ; en Amérique centrale, on connaît des espèces cultivées au Ve millénaire, mais ce n'est

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qu'au deuxième millénaire que les produits de l'agriculture sont devenus prédominants dans
l'alimentation. Ce rapide survol permet à lui seul d'affirmer, je crois, qu'à l'exception de
l'Europe et peut-être du sous-continent indien, la néolithisation fut un phénomène convergent
dans l'ensemble du monde, et non le résultat d'une diffusion à partir d'un centre unique
proche-oriental. Comment serait-il possible en effet que le processus ait eu besoin de trois
millénaires pour atteindre l'Europe atlantique mais de moins d'un millénaire pour atteindre la
Chine ? La question est la même en ce qui concerne l'Océanie et l'Amérique, régions où
s'ajoutent les difficultés évidentes d'accès. Pour Jacques Cauvin, la néolithisation est
"indigène" même en Afrique, ce qui oblige "à se demander quel dénominateur commun rend
compte, en l'absence de tout contact et dans des conditions écologiques parfois fort
différentes, d'une évolution si semblable de l'humanité en divers points du globe". La question
est redoutable en effet, et sans réponse pour l'instant ; nous pouvons cependant remarquer en
passant qu'il y a là une nouvelle preuve incontestable de l'unité humaine, telle que défendue
dans les deux premiers chapitres de notre ouvrage précédent consacré au Paléolithique et au
monde des chasseurs-cueilleurs.

2- Une nouvelle “genèse”

Si “dénominateur commun” il y a, suivant l’expression de Cauvin, il doit s’être


transposé dans le mythe. Et en effet, les mythes de création inventés par les paysans primitifs,
nombreux et variés, présentent cependant des traits fondamentaux communs qui seront
analysés dans les paragraphes qui suivent. Mais la genèse jicarilla que nous allons lire est
remarquable
- parce qu’elle évoque une crise du rituel, due à l’impuissance des anciens
chamanes devant les nouveaux êtres que sont le soleil et la lune,
- parce que le nouveau rituel se fonde clairement sur la métaphore de la graine
semée et changée en plante croissante,
- parce qu’elle évoque, de façon explicite ou allusive, un grand nombre de
nouvelles idées que nous retrouverons tout au long de notre enquête.
A ma connaissance, rares sont les mythes qui exposent aussi nettement un changement de
conceptions et de pratiques en les reliant sans équivoque à un nouveau mode de production.
Voici donc un condensé de la genèse inventée par les Apaches Jicarilla, avec sa querelle des
anciens (chasseurs-cueilleurs) et des modernes (agriculteurs) qu’elle relate.

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Au commencement il n'y avait rien que l'obscurité, l'eau, Cyclone (le vent) et les Hactcin
(démiurges). Ceux-ci créèrent d'abord la terre, le monde inférieur, et le ciel : la terre en forme
de femme vivante, face vers le haut, qu'ils appelèrent leur mère, et le ciel en forme d'homme,
face vers le bas, qu'ils appelèrent père. Ils modelérent ensuite un animal dans l'argile, et de
son corps firent naître toutes sortes d'animaux. D'une goutte de pluie mélangée à de la terre ils
firent un oiseau, puis en le faisant tourner sur lui-même dans le sens des aiguilles d'une
montre, ils provoquèrent un vertige créateur d'images d'autres oiseaux qui ne tardèrent pas à
s'incarner en oiseaux réels. Les oiseaux vivent dans les airs parce qu'ils furent faits d'eau prise
dans les airs.
Il était temps alors de créer l'homme, à la demande d'ailleurs des animaux par crainte de la
solitude qui les aurait guettés après le départ des Hactcin et leur retrait dans un endroit
inaccessible. A cette fin, les animaux rassemblèrent des matériaux divers, plantes, ocre, argile,
pierres précieuses ; l'un des Hactcin fit une station à l'est, puis au sud, puis à l'ouest, puis au
nord (même sens que celui de l'oiseau), avant de dessiner sur le sol, avec du pollen, une
silhouette semblable à la sienne propre. La silhouette fut alors garnie des matériaux
rassemblés pour constituer le corps humain ; l'ocre rouge devint du sang, les pierres blanches
les os, l'argile la moelle des os, l'opale les ongles et les dents, puis d'un nuage noir il fit les
cheveux que l'âge changerait en nuage blanc. Grâce enfin au vent que le Hactcin envoya dans
cette forme, les matériaux s'animèrent et devinrent homme : les oiseaux débordèrent alors de
joie et chantèrent à tue-tête, comme ils le font au petit matin. Quatre fois, le Hactcin lui
demanda de parler, et il le fit ; quatre fois, il lui demanda de rire, et l'homme le fit. Le Hactcin
enfin lui apprit à marcher, et le fit courir quatre fois en cercle, dans le sens des aiguilles d'une
montre. Assoupi, l'homme rêva d'une compagne, et à son réveil il la trouva bien là, présente à
ses côtés ; lorsqu'ils se mirent tous deux en marche, les oiseaux à nouveau chantèrent à tous
vents, pour le plaisir des deux nouveaux êtres et pour qu'ils ne se sentent pas seuls. Le Hactcin
dit aux humains qu'ils pouvaient rester où ils voulaient, et c'est pourquoi les Jicarillas vont
d'un endroit à l'autre.
Tous ces évènements eurent lieu non pas à la surface de la terre, où nous vivons aujourd'hui,
mais plus bas, dans sa matrice (le monde inférieur), dans l'obscurité, sans lune ni soleil. Un
des Hactcin créa donc les deux astres en les faisant d'abord dessiner sur des peaux de cerf :
"fais d'abord un cercle pour représenter le soleil et un autre pour la lune. Peins-les avec du
pollen et d'autres substances colorantes […] [Pour chaque cercle] fais quatre raies noires à
l'est, quatre bleues au sud, quatre jaunes à l'ouest et quatre scintillantes au nord …". Ensuite,
une cérémonie à laquelle participèrent tous les Hactcin eut pour effet de libérer les dessins et

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de créer la lumière ; dans un premier temps, le soleil et la lune allèrent nord-sud et ce n'est
que plus tard qu'ils allèrent d'est en ouest afin que les deux côtés de la terre soient éclairés.
A cette époque il y avait beaucoup de chamanes, qui disaient avoir du pouvoir venant de
toutes sortes de choses et de toutes sortes d'animaux, chacun ayant ses propres cérémonies
provenant de sources variées : dindes, grenouilles, feu etc. La nouvelle création du soleil et de
la lune les fit beaucoup jaser et se disputer entre eux : plusieurs revendiquaient la création du
soleil, certains prétendaient l'arrêter dans sa course, d'autres faire disparaître la lune. Agacés
par tant de caquetage, les Hactcin firent disparaître les deux astres par l'orifice qui conduit à la
terre actuelle et mirent au défi les chamanes de faire réapparaître le soleil. Ceux-ci se livrèrent
alors à leurs tours habituels : disparaître et réapparaître, ingurgiter une flèche et la faire
ressortir, avaler un arbre et le recracher ; ils faisaient certes preuve de pouvoir, mais le soleil
restait obstinément absent. Les Hactcin durent montrer la voie : ils créèrent une peinture sèche
en alignant quatre petits monticules colorés de quatre couleurs provenant des quatre
directions, où ils plantèrent des graines. Les graines commencèrent à germer, les monticules
s'élevèrent et formèrent une montagne en ascension. Il fallait soutenir cette ascension avec
toute puissance disponible ; or, les chamanes avaient du pouvoir, on ne pouvait les laisser de
côté. Douze d'entre eux furent choisis, pour assister le peuple dans la cérémonie chargée de
faire croître la montagne. L'action fut efficace puisque le sommet de la montagne arriva non
loin de l'orifice par où le soleil et la lune avaient disparu, et qu'arbres, fruits, sources d'eau s'y
développèrent avec profusion.
Pour achever l'émergence, quatre échelles furent placées aux quatre points cardinaux ; tout le
monde finit par prendre pied sur la terre actuelle et retrouver le soleil. Dans ces premiers
temps, tous les êtres, y compris les plantes et les rochers, étaient vivants et parlaient la même
langue ; les humains étaient immortels et vivaient en compagnie des Hactcin.
Telle est la genèse jicarilla.

3- De nouvelles structures du temps et de l’espace

Ce mythe, nous l’avons dit, est particulièrement précieux par l’espèce de concurrence
rituelle qu'il retrace. On y voit des chamanes dont le pouvoir, qui n'est pas remis en cause,
devra cependant être réorganisé, réorienté ; le simple "passage à travers", les seules
"disparitions réapparitions" de leur propre personne ou d'objets divers ne suffisent plus. Les
innombrables inversions et retournements, qui peuplent par exemple l'univers rituel des
aborigènes australiens, n'apparaissent plus que comme des "tours" un peu ridicules et

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totalement impuissants face aux nouveaux êtres célestes créés par les Hactcin. Les pouvoirs
anciens, nous dit-on, viennent de sources hétéroclites multipliées à plaisir par des chamanes
concurrents et chamailleurs, créant un désordre intellectuel intolérable : tout est en effet
potentiellement symbole de tout, les éléments et les êtres ne participent qu'à un grand fourre-
tout analogique, ce qui fait que la grande invention des deux mondes en interaction,
interaction maîtrisée par le rite, a explosé en une myriade de superstitions alimentées par de
vulgaires tours de magie. Trop de symbole tue le symbole, trop d'analogie tue l'analogie, la
pensée ne saisit plus rien parce qu'elle ne synthétise plus rien : un bon coup de balai
"protestant" s'impose, un nouvel ordre intellectuel est indispensable pour maîtriser le nouvel
ordre céleste pris en compte, celui du soleil principalement.
La solution que nous offre la genèse jicarilla est à la fois conservation et dépassement,
maintien de formes anciennes auxquelles on insuffle un contenu nouveau. Conservation,
d'abord : réaffirmation du principe des deux mondes (monde des pouvoirs, celui des Hactcin,
et monde réalisé) et de la responsabilité humaine dans leur interpénétration rituelle (le récit
d'émergence vaut instruction rituelle), force du modèle anthropomorphe avec la terre comme
corps féminin et le ciel comme corps masculin, force de la "raison généalogique" avec la
position procréatrice du couple terre (mère) – ciel (père), charge symbolique de la pierre
créatrice par excellence puisque c'est d'elle que l'on constitue le corps humain, pouvoir
extraordinaire du graphisme capable d'engendrer le soleil et la lune, capacité des images crées
artificiellement (en donnant le vertige à l'oiseau qui tourne sur lui-même) ou naturellement (le
rêve d'une compagne) à s'incarner immédiatemment, force classificatrice enfin de la "raison
analogique" (la goutte de pluie et les oiseaux, les nuages et les chevelures, et beaucoup
d'autres non cités ici). Nous connaissons bien tous ces aspects "chasseurs-cueilleurs", nous les
avons vus fonctionner chez les aborigènes australiens et ils sont repris ici dans tout leur
foisonnement.
Au delà de ce foisonnement et des contradictions qu'il recèle (création par copulation
de la terre-mère et du ciel-père, création également à partir d'éléments minéraux, création
encore à partir d'images cérébrales ou dessinées, existence des directions cardinales avant que
le soleil ne soit né), un ordre nouveau pourtant se dessine pour réorganiser et dépasser les
formes anciennes. Tout d'abord, contrairement aux mythes qui ne relatent qu'un acte de
création que le rite doit renouveler périodiquement, la tendance à une véritable histoire
apparaît ici qui raconte des stades antérieurs, une époque révolue sans lumière où tous les
êtres étaient logés dans la matrice de la terre, et un stade d'émergence où les humains étaient
encore immortels. De même, les Hactcin ont définitivement quitté notre monde pour un

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endroit inaccessible quelque temps après l'émergence. Une rupture temporelle apparaît donc,
en créant un présent et un passé, un temps irréversible avec une forme spécifique peu
apparente chez nos Jicarillas, mais particulièrement nette chez d'autres peuples amérindiens, à
savoir un ensemble de plusieurs époques, quatre en général.
Ensuite, à la rupture temporelle due à l’existence d’un temps partiellement hors de
portée rituelle fait face une rupture spatiale due à l’émergence d’un espace universel hors de
portée manuelle. J'ai insisté dans l'ouvrage précédent sur le fait que le seul espace structuré
des temps paléolithiques était un espace travaillé, et par conséquent local, à portée de main :
le nucléus du sculpteur d'outil, le manche du propulseur, la rondelle, la fraction de paroi
rocheuse. Désormais, la structuration prend un tout autre visage que celui d'un plan de travail
pour telle ou telle tâche spécifique : elle se change en un ordre total et totalitaire, où tout ce
qui nous entoure est classé et ordonné, qu'il soit à portée de main ou non, et dont le groupe
humain est le centre. Dans tous les mythes amérindiens, l'univers est structuré principalement
par le mouvement régulier du soleil, dont l'analyse a extrait les quatre orients, nord, est, sud et
ouest, d'une énorme force contraignante en théorie et en pratique. Voici les caractéristiques
générales de la nouvelle structure (figure II-1), à peine ébauchée mais bien présente dans le
récit jicarilla, et que nous verrons, au chapitre IV, bien développée chez les Navajos :

- elle est parfaitement consciente et explicitement motivée (par un mouvement


naturel), contrairement aux plans de travail de la pierre ou aux symétries des décors
paléolithiques et chasseur-cueilleurs qui n'ont aucun répondant ni dans le mythe ni
dans le vocabulaire.

- elle est fondée sur des phénomènes inaccessibles à la main, mais que l'œil saisit au
moyen de l'alignement. Celui-ci suppose un centre de visée, et des objets qui marquent
l'alignement avec le lever et le coucher du soleil aux solstices, en admettant que les
solstices furent les premiers invariants constatés ; ce centre géométrique est la
traduction d'une installation dans le monde, en parfaite cohérence avec la vision
ethnocentrique bien connue de nos premiers agriculteurs dont chaque groupement,
sans exception, se prenait pour le nombril du monde.

- les quatre marqueurs d'alignements avec le lever et le coucher du soleil aux solstices
forment un rectangle dont les deux côtés est-ouest suivent le mouvement diurne du
soleil, tandis que les deux côtés nord-sud reflètent son mouvement annuel. Ces deux

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mouvements, réduits à leurs directions, dessinent une croix aux branches orthogonales.
La figure est ici conçue comme une réduction homothétique de l'univers réel,
reproduction en petit de ce qui pourra être, suivant les variantes, quatre piliers, ou
quatre montagnes qui soutiennent le ciel etc. ; comme la figure est toujours symbole,
essence, sa fonction est ici de mettre l'univers à portée de rituel. Par la même occasion,
l'univers acquiert une forme globale, qui peut cependant coexister pacifiquement avec
d'autres formes créées par d'autres aspects du mythe, comme le modèle extrêmement
répandu de le terre-mère et du ciel-père, couple en position procréatrice.

- cela ne suffit pas encore, car le rectangle (ou la croix) tout seul n'exprime pas le
mouvement dont il est issu. On lui rajoute donc un moteur, dans son plan, sous la
forme d'un cercle ou d'une spirale avec un sens de parcours, est-sud-ouest-nord chez
les Jicarillas (tourbillon de l'oiseau, déambulation des Hactcin lors de la création de
l'homme), peut-être suggéré par le sens du trajet journalier des ombres au nord du
Tropique du Cancer. L'union du rectangle ou de la croix avec le cercle est certes du
rafistolage (l'extrémité de l'ombre d'un gnomon ne parcourt pas un cercle, ni même
une figure fermée, mais un arc d'hyperbole) et pourra prendre des formes très variées,
avec des sens interchangeables (en Chine antique on associera la terre et le carré, le
ciel et le cercle, ce sera l'inverse chez les Indiens de l'époque védique), mais peu
importe : une figure fondamentale existe, support graphique pour le rituel et pour la
mise en ordre de tout existant.

- La nouvelle structure est parfaitement totalitaire et s'impose à tous les aspects de la


vie, qui vont se "couler" dans les cycles du soleil, en quatre étapes localisées aux
quatre points cardinaux (parfois aux quatre points solsticiaux). Dans le premier cycle
des quatre "âges" du jour aube-midi-soir-nuit, qui est aussi le cycle humain réveil-
activité-lassitude du soir-sommeil, l'aube ira naturellement à l'est et le soir à l'ouest ; et
si l'on a décidé de faire le parcours dans le sens des aiguilles d'une montre, midi sera
placé au sud et la nuit au nord. Le cycle annuel, maintenant, sera calqué sur le premier,
pour donner quatre âges de la vie et quatre saisons, avec le même sens de parcours : la
naissance et le printemps vont à l'est comme le lever du jour, la force de l'âge et l'été
au sud comme la force du jour, la maturité avancée et l'automne à l'ouest comme le
déclin du jour, la mort et l'hiver au nord comme l'absence de jour. Puisqu'elle est un
graphique des cycles vitaux, la figure a vocation à abriter tout être, évènement et

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qualité qui viendront donc se ranger sous le signe de l'un des quatre orients, donnant
en retour à chacun d'entre eux une "saveur" bien spécifique ; la figure induit également
une numérologie qui instaure une dictature du nombre quatre, bien présente dans notre
genèse jicarilla, afin de tout rythmer en résonance avec le modèle solaire. Quatre peut
faire place à cinq, si aux quatre orients on ajoute le centre, ou à sept si aux précédents
on ajoute le zénith et le nadir. On pourra objecter que l'univers chasseur-cueilleur est
lui aussi structuré, puisque tout existant, roche, plante, animal, humain et astre, est
intégré dans un vaste système de parenté qui attribue à chacun sa "moitié", son clan
etc. : mais ce classement n'induit aucune figure organisatrice centrale et obligatoire
analogue au rectangle ou à la "croix" de l'univers.

Figure II-1 : figure du monde et trajet de l'ombre d'un gnomon (fixé au centre de la
figure), en été et au nord du tropique du Cancer.

Ce n'est pas tout : en opposition et à côté de la structure plane du rectangle encerclé, la genèse
jicarilla envisage clairement une verticalisation, du bas vers le haut, analogiquement reliée à
la croissance végétale. Il est remarquable que l'association permanente des quatre points
cardinaux et de la montée vers l'orifice d'émergence produise implicitement une forme
pyramidale : si ma lecture du mythe jicarilla est correcte, la forme est explicite avec les quatre
monticules qui se fondent en une seule montagne en acsension, ainsi qu’avec les quatre
échelles dressées vers l'orifice pour la sortie finale sur terre. Le modèle chasseur-cueilleur de
"passage à travers", du contact entre les deux mondes par le biais d'un graphisme de surface,
fait face à un modèle concurrent de l'émergence suivant une troisième dimension qui acquiert
deux significations : chronologique (l'ancien monde est le monde d'en bas, l'expulsion de la
matrice-terre se fait du bas vers le haut) et hiérarchique (la lumière, la vraie vie et la vraie
humanité ne datent que de la sortie du monde d'en bas). De ce fait le monde des pouvoirs, qui

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est pour les chasseurs-cueilleurs de l'autre côté, tend à devenir pour les agriculteurs primitifs
le monde d'en haut, monde du ciel que l'on peut envisager d'atteindre au sommet de certaines
montagnes.
La verticalisation est le deuxième aspect de la rupture spatiale évoquée plus haut ; par
suite de ces ruptures, le monde des pouvoirs s'éloigne, il ne se prête plus aussi facilement au
contact immédiat qu'au bon vieux temps du simple graphisme rituel. On pourra objecter que
le ciel n'est pas absent des mythes chasseur-cueilleurs, puisque par exemple une "âme"
humaine rejoint les étoiles après la mort (Australie), ou que l'envol du chamane est le signe de
son passage dans l'autre monde ; il est même une théorie, tombée apparemment en désuétude,
suivant laquelle certaines tribus australiennes auraient cru, dans un premier temps, à un
créateur unique habitant au ciel et qui aurait pris soin de couper tout contact possible avec le
monde d'ici-bas en détruisant des échelles ou en rabotant des montagnes. Du coup, il aurait
été "oublié", et le mythe aurait alors transféré son pouvoir créateur aux ancêtres totémiques.
Quoi qu'il en soit, la réponse à l'objection est que la troisième dimension, la hauteur, ne joue
aucunement chez les aborigènes australiens le rôle hiérarchique et chronologique qui est le
sien chez les Amérindiens ; bien plus, elle n'est que l'une des métaphores parmi beaucoup
d'autres qui expriment le contact-passage avec l'autre monde et qui fait par exemple que
l'espace interstellaire n'est pas qualitativement différent du "monde du dessous".
Comme la structure plane à laquelle elle s'oppose, la verticalité est parfaitement
consciente, justifiable par un mythe de création adéquat. Elle est riche de potentialités qui
s'épanouiront petit à petit, intégrant l'ancien modèle ou coexistant à côté de lui : recherche
d'une forme globale de l'univers en dimension trois, naissance de l'architecture, au travers de
laquelle se pose le problème de reproduire en petit ce macrocosme, fin du simple enterrement
ou des coutumes qui expriment le seul passage du mort dans l'autre monde, au profit d'une
architecture funéraire qui installe le mort dans une réplique du macrocosme (tumulus, dôme,
hypogée, pyramide ou simple stèle dressée), nouvelle numérologie omniprésente. Quatre, ce
sont les quatre orients ; cinq, ceux-ci et le centre ; la troisième dimension crée six, (les quatre
orients avec le haut et le bas), et sept (les précédents et le centre). J'ai fait remarquer dans
l'ouvrage précédent que le monde chasseur-cueilleur avait créé les figures de base de la
géométrie plane ; désormais, avec la verticalisation, la voie est ouverte pour la création des
formes standards de la géométrie en dimension trois : le parallelépipède (les maisons à plan
carré et à toit plat, les briques de construction), la pyramide (bien connue), mais également
des pièces exceptionnelles (dans l'état actuel de la documentation archéologique) comme les
centaines de sphères gravées écossaises datés du troisième millénaire, et les petits objets

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d'argile mésopotamiens (cônes, cylindres, sphères, tétraèdres) depuis le début du huitième
millénaire. Nous étudierons les nouvelles figures plus en détail au chapitre suivant.

4- Ruptures et médiations : nouvel essor de la spéculation.

Nous voici donc en présence de nouvelles "formules" géométriques, rectangle avec


cercle ou spirale, pyramide, explicitement pensées comme images du macrocosme. La pensée
a "retravaillé" l'univers pour en faire l'union de deux opposés, le ciel assimilé au monde des
pouvoirs et la terre assimilée au monde réalisé ; hors de portée manuelle, il est simulé par une
"maquette", à portée de rituel . Il est certainement anachronique, au stade où nous en sommes,
de parler de réduction homothétique, mais c'est bien ce qui est en germe et qui s'épanouira
aussi bien mythiquement que mathématiquement dans les Sulbasutras de l'Inde védique, dans
le Timée de Platon et dans Les Dix Livres d'architecture de Vitruve. Ce qui est à souligner ici,
c'est que la proportionnalité fait office de médiation cherchant à abolir la rupture spatiale qui
s'instaure entre les deux mondes à partir du Néolithique. D'ailleurs, l'importance accordée au
soleil ne proviendrait-elle pas de son interprétation comme médiateur idéal entre le monde
d'ici-bas et le monde d'en haut, nouveau lieu du monde des essences et des pouvoirs ? Le
matin il est avec nous, sur terre, d'où il se lève avant de monter rejoindre l'autre monde et de
revenir le soir ; un pas de plus dans l'observation, et on remarquera que son trajet annuel
scande les renaissances périodiques du monde végétal et animal, abolissant cette fois-ci la
rupture temporelle entre les époques pré- et post-création de l'état de choses actuel. Un pas de
plus dans la spéculation, et de cette lecture grandiose, totalitaire, de certains mouvements
naturels comme expressions d'une volonté de démiurges, volonté médiatisée par le soleil, on
passera à la recherche d'une volonté et donc d'un avenir inscrits dans tout mouvement naturel
et dans tout phénomène : la voie est ouverte à l'immense champ de la divination. La nature est
écrite en langage déchiffrable, tel est le nouvel axiome de la période, axiome qui pourrait
justifier l'expression de “Renaissance” néolithique par le rapprochement qu'il permet de faire
avec la Renaissance européenne.
Rupture spatiale et rupture temporelle ne sont pas les seules ; si l'on revient un instant
à la genèse jicarilla, on remarquera de surcroît une rupture physique, substantielle : en effet,
après avoir dessiné la silhouette humaine avec du pollen à l'image des Hactcin, la substance
humaine est faite d'ocre et de pierres précieuses. La rupture est donc consommée entre les
hommes constitués d'ocre et de pierres précieuses d'un côté, et les animaux constitués d'argile
et d'eau de l'autre. Pourtant, le modèle anthropologique est si fort, la raison si impérieuse

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suivant laquelle les démiurges sont des ancêtres, et que tous les êtres (humains, animaux,
végétaux, minéraux) sont vivants et d'une même famille, qu'il faut inventer ici aussi une
médiation qui abolisse la rupture substantielle. Ce sera fait en inversant exactement le
processus décrit dans la genèse jicarilla : selon celle-ci, on rassemble de tous les coins de la
terre des matériaux que l'on place ensuite à l'intérieur de la silhouette pour créer l'homme.
Dans l'autre sens, maintenant : le démiurge contient en lui-même tous les éléments du monde,
et par conséquent son démembrement et son extension spatiale sont des actes de création.
Autrement dit, c'est de l'auto-sacrifice du démiurge que naissent toutes les substances
terrestres y compris l'humanité … qui en déduira parfois des rites atroces ; comme nous le
verrons le moment venu, le sacrifice est l'âme de la géométrie des Sulbasutras védiques. Le
sacrifice humain, universellement répandu comme on le sait, est la première forme de prise de
conscience de la spécificité et de la supériorité humaines, en regard du reste de la création.

Ainsi les ruptures (spatiale, temporelle, substantielle), bien loin de provoquer


indifférence puis oubli du monde des pouvoirs et des essences, ouvrent au contraire un vaste
champ à la spéculation par l'invention de médiations pour abolir ces ruptures. Elles crèent
également la possibilité d'une indépendance accrue et par conséquent d'une vie propre de ce
monde des pouvoirs. Les ancêtres pétrifiés du type de ceux des aborigènes australiens,
périodiquement réactivés par le rituel, mais qui retombent entre-temps dans leur léthargie,
sont passés de mode ; ils font d’abord place à des démiurges ambigus comme les Hactcin,
puis à des créateurs qui acquerront au cours du temps une vie extra-terrestre de plus en plus
intense aboutissant à des mythologies foisonnantes.

A n'en pas douter, dans le vaste champ spéculatif ainsi ouvert aux temps de la
renaissance néolithique, les germes de géométrie vont connaître un développement
considérable. Un nouveau stock de figures apparaît en parallèle avec la "verticalisation"
mythique. De plus, du fait que la figure tend à ne plus être immédiatement l'essence,
l'"intérieur" comme chez les Yolngu australiens, mais qu'elle devient un pont, une relation
entre deux mondes que la pensée éloigne par ailleurs l'un de l'autre, elle doit être justifiée, elle
doit avoir une raison qui rende compte de cette relation. Beaucoup de justifications mythiques
sont produites, mais qu'il y en ait de "naturelles", c'est-à-dire fondées sur des observations du
mouvement du soleil et du ciel en général, est l'un des traits remarquables de la nouvelle
période. Il en découle que pour la première fois certaines figures, comme le rectangle

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solsticial ou cardinal, doivent être construites ; à la fin de ce chapitre, nous examinerons
quelques constructions possibles.

5- Les causes.

Le paradoxe est que d'une certaine manière, les formes de pensée chasseur-cueilleur ne
sont pas foncièrement contradictoires avec une économie agricole. Car on fait une injure aux
hommes du Paléolithique et du Mésolithique en les traitant de "prédateurs", par opposition
aux producteurs du Néolithique ; en premier lieu, les chasseurs-cueilleurs se produisent eux-
mêmes au sein d'un système de parenté strict et ils fabriquent réellement leurs outils. En
second lieu, la chasse elle-même est conçue comme un échange avec le monde animal, un
prélèvement (réel) suivi d'une restitution (rituelle), avec des sanctions sévères en cas de
transgression, à l'opposé de ce que l'on appelle couramment un comportement de prédateur.
Enfin et surtout, ils sont en charge de la reproduction du monde lorsque le rite,
périodiquement, les ramène au Temps du Rêve et à la fonction de démiurges. Plus
concrètement encore, l'extraordinaire négation de l'évidence de la mort par des croyances
diverses à une autre vie, négation qui est au fondement de tous les rites funéraires mais aussi
des rites d'initiation des adolescents, n'offre-t-elle pas un cadre analogique parfait pour le
cycle des semailles (mort, sacrifice) et de la repousse (résurrection) ?
Ce qui caractérise le Néolithique, ce n'est pas le passage de la prédation à la
production, mais un peu moins de virtuel, d'imaginé, et un peu plus de réel dans la production
; un peu moins de théorie et un peu plus de pratique dans la prétention à reconstruire le
monde. Quant au fond du mode de pensée, le mode mythique-rituel avec sa "raison
généalogique", il reste le même, sûr de lui et dominateur. Le champ expérimental toutefois
s'étend lorsqu'au lieu d'observer et d'attendre le gibier, la repousse printanière et la maturation
estivale, on les accompagne par les soins donnés au troupeau et par un jardinage attentif. Le
champ expérimental s'étend au détriment du champ analogique immédiat où tout peut être
symbole de tout dans une réciprocité générale opportuniste, privée de détermination et de
séparation de la cause et de l'effet ; nous avons vu comment les chamanes jicarillas sont
capables au fond de se transformer en tout ce que l'on veut (réciprocité générale), mais sont
incapables de maîtrise pratique (du soleil). L'extension du domaine de la puissance réelle est
donc impossible sans un début de catégorisation intellectuelle qui s'exprime dans les ruptures
exposées plus haut ; mais pourquoi ces ruptures ? Sont-elles l'effet des nouvelles productions
agricoles, ou leur cause, ou faut-il envisager une interaction des deux, et si oui laquelle ? Je ne

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ferai pas semblant de connaître la réponse, et je me bornerai à quelques remarques plus
proches de notre sujet, concernant la découverte des points cardinaux.
On connaît l'idée courante, selon laquelle l'attention accordée aux mouvements
apparents du soleil proviendrait du souci d'établir un calendrier indispensable à la conduite
des travaux agricoles ; mais cette théorie n'est pas vraisemblable. Une observation toute terre
à terre suffit en effet pour relier le nouveau cycle agricole aux cycles naturels bien connus des
chasseurs-cueilleurs, de bourgeonnement, floraison, maturation ainsi qu'aux cycles de
reproduction animale ; les phénomènes d'ici bas suffisent amplement pour réaliser un
calendrier implicite. S'il fut nécessaire d'aller au delà, c'est pour une raison de principe, et non
pour une raison pratique ; dans l'ère primitive en effet, Néolithique inclus, toute l'activité
humaine est conçue comme un grand rite, action de mise en conformité avec un ordre global,
et si la correspondance est méticuleusement recherchée chez beaucoup de peuples entre telle
activité paysanne et telle position du soleil sur la ligne d'horizon, il faut en chercher la cause
dans la volonté "totalitaire" de faire concorder le cycle conception-naissance-vie-mort-
renaissance terrestre et le mouvement solaire. La découverte des néolithiques fut celle d'une
coïncidence entre les deux, source d'une analogie à l'origine des "cultes" du soleil. Les
mouvements célestes nouvellement découverts accompagnent certes le cycle des travaux, les
nourissent rituellement, finissent même par s'imposer comme leur cadre, mais la nouvelle
économie n'est pas la cause de l'attention portée au soleil et au ciel en général. En revanche, le
lien causal me paraît beaucoup plus fort avec une tendance précédant (selon les connaissances
actuelles) la naissance de l'agriculture, à savoir la sédentarisation, véritable rupture spatiale
avec la vie relativement errante antérieure ; car la sédentarisation n'est pas le repli dans son
trou (nous le savons depuis que nous avons constaté un grand développement des échanges) et
le renoncement à l'espace, ce qui contredirait le postulat de toute pensée humaine sur lequel
on n'insistera jamais assez, le postulat de son pouvoir de création et de contrôle total. La
sédentarisation est l'installation au centre du monde, et le remplacement de sa possession
opportuniste (déambulation errante) par sa possession théorique au moyen des alignements
(orientations) sur les déambulations ordonnées du soleil. Il est possible que nous ayons là la
source lointaine et de l'attention portée au monde d'en haut, et de la première figure du monde
évoquée tout au long de ce chapitre.

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6- Hypothèse sur la construction des points cardinaux.

Les humains n'ont pas attendu le Néolithique pour remarquer que le soleil se lève
grosso-modo toujours du même côté et se couche de l'autre, et que sa hauteur dans le ciel
change périodiquement. D'une façon générale, l'observation méticuleuse de la nature sous
toutes ses formes (astres, animaux, plantes) est typique des chasseurs-cueilleurs. Il s’agit ici
de toute autre chose, à savoir de la création, pour la première fois, d’une représentation
graphique d’un phénomène physique ; pour la première fois, la représentation est exacte.
Malheureusement, la plupart des comptes-rendus ethnographiques font comme si les points
cardinaux étaient une évidence, et ne s’interrogent jamais sur leur construction, car il s’agit
bien d’une construction ; si l'observation patiente en un lieu donné fournit directement les
directions solsticiales, en revanche les deux grands invariants qui ne dépendent pas du lieu
d'observation, à savoir les directions orthogonales est-ouest et nord-sud, résultent d'une
construction géométrique. Il n'est absolument pas évident, même une fois remarqués les allers
et retours annuels du soleil sur une ligne d'horizon, d'en déduire une figure en quadrants et
encore moins une figure en quadrants encerclés. Cela pourrait expliquer que cette figure soit
apparue longtemps après les débuts de l'agriculture et de l'élevage (nous en parlerons au
chapitre suivant), et qu’elle n’a connu son apogée pratique et mythique que dans les premières
grandes civilisations, en Egypte, en Chine, en Amérique centrale et au Pérou. Si l’on interroge
les mythes eux-mêmes, on apprend très peu de choses, les directions cardinales étant presque
toujours une donnée préalable, préalable même à l’existence du soleil comme c’est le cas dans
le genèse jicarilla. Puisque les mythes et les pratiques des peuples traditionnels ne permettent
pas à eux seuls de reconstituer l'origine des directions cardinales, nous nous tournerons
d'abord vers les constructions données dans les textes antiques, avant de revenir à nos paysans
primitifs.
Il ne s'agit pas seulement, répétons-le, de noter les mouvements journaliers du soleil et
de constater qu'il est plus haut dans le ciel aux époques de floraison et de fructification : cela,
tout chasseur-cueilleur le sait. Il s'agit de trouver des invariants dans ce mouvement perpétuel
afin d'établir une formule reproductible rituellement : et pour cela, une certaine sédentarité est
indispensable. Grâce à elle, et grâce à des observations de plusieurs générations, on pourra
localiser les balancements journaliers et annuels du soleil avec des repères sur l'horizon : le
soleil se lève toujours entre les repères A et B, et il se couche toujours entre les repères A' et
B' (figure II-2). Telle est, me semble-t-il, la constatation fondamentale, celle des quatre points
solsticiaux, motivation de toutes les constructions ultérieures possibles. Je suppose donc que

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le premier invariant découvert fut celui des directions solsticiales. D'autres hypothèses sont
certainement envisageables, comme l'antériorité de la direction nord, par exemple, grâce à
l'observation du ciel nocturne. Après avoir repéré la stabilité de l'étoile polaire, on aurait
déterminé les directions à l'aide du corps humain placé face à l'étoile, le nord, le sud, l'est et
l'ouest étant respectivement devant, derrière, à droite et à gauche. Mais aucun document
ethnographique, à ma connaissance, ne permet d'étayer cette idée, alors que surabondent les
traces de liens congénitaux entre la "croix" et le soleil, et que les premières constructions
connues sont toutes "solaires".

Figure II-2 : A et A' : lever et coucher du soleil au solstice d'été.


B et B' : lever et coucher du soleil au solstice d'hiver.
a, b, b', a' : piquets également espacés de O.
I et J : milieux de ab et de aa'.
OI et OJ : directions ouest-est et sud-nord.

Revenons à nos repères solsticiaux A, B, A' et B'. Nous n'avons encore aucune direction
cardinale ; les points A, B, A' et B' ne sont même pas respectivement aux nord-est, sud-est,
nord-ouest et sud-ouest exacts, sauf à une latitude d'environ 55,7 degrés. C'est à cette latitude
seulement, c'est-à-dire presque jamais, que les directions AB' et A'B sont perpendiculaires. A
partir de là, plusieurs constructions sont théoriquement envisageables pour tracer l'une ou
l'autre des directions est-ouest et nord-sud :

Technique 1 (figure II-2) : placer des repères a, b, a', b', en alignement avec A, B, A', B', et
équidistants de l'observateur. En prenant le milieu I de ab et le milieu J de aa', OI est la ligne
est-ouest et OJ la ligne nord-sud. Les sentences assez énigmatiques du début du Popol-Vuh,
"bible" maya quiché (Guatemala), pourraient refléter une telle construction :

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"C'est une longue histoire et une longue performance que l'émergence finale du
ciel et de la terre :
Faire les côtés en quatre, les coins en quatre,
Mesurer, mettre les quatre piquets,
Diviser la corde en deux, tendre la corde
Au ciel, sur la terre,
Les quatre côtés, les quatre coins …"

"Les coins en quatre" : repérage des points solsticiaux. "Mesurer, mettre les quatre piquets" :
placer les piquets a, b, a', et b' à une distance donnée de l'observateur O. "Diviser la corde en
deux" : plier en deux une corde de même longueur que ab afin de déterminer son milieu I.
"Tendre la corde" entre les points O et I pour avoir la direction est-ouest. De même diviser aa'
en deux, et tendre la corde entre O et J pour avoir la direction nord-sud.
Les techniques suivantes n'utilisent pas de repérage des points solsticiaux et ne nécessitent
que des observations d'un jour, mais elles n'ont pu exister, évidemment, qu'après avoir
reconnu les directions cardinales qui elles-mêmes, à mon avis, résultent d'une analyse du
"cadre" ABB'A'.

Technique 2 (figure II-3) : planter un piquet P2 vers le soleil levant, puis un autre P1 à dix pas
du côté opposé, en alignement avec P2 et le soleil levant. A dix pas de P1 et du même côté que
P2 (à l'est), planter un piquet P3 en direction du soleil couchant ; la ligne qui va de P1 au
milieu de P2P3 définit la direction est-ouest. Cette construction est donnée dans le Huainanzi,
texte chinois du deuxième siècle avant notre ère. La tradition chinoise rapporte encore une
construction beaucoup plus simple : repérer les extrémités des ombres d'un gnomon un jour
donné au lever et au coucher du soleil ; la ligne qui va du gnomon au milieu de ces deux
extrémités est la ligne nord-sud.

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Figure II-3 : construction de la ligne est-ouest d'après le Huainanzi. Les distances P1P2
et P1P3 sont égales.

Technique 3 (figure II-4): planter un piquet en O sur une surface plane, décrire un cercle
autour de lui au moyen d'une corde. L’ombre du piquet, au cours d’une journée, coupera le
cercle en deux points P1 et P2 ; la droite P1P2 est la ligne est-ouest. Attacher une corde à
chacun des deux piquets P1 et P2, la saisir par son milieu (obtenu par pliage) et la tendre de
chaque côté, ce qui donne la ligne nord-sud. Cette construction est donnée dans le Sulbasutra
de Katyayana (au plus tard IIIe siècle avant notre ère), et elle est pratiquement identique à
celle de Vitruve (1er siècle avant notre ère).

Figure II-4 : construction des lignes est-ouest (P2P1) et nord-sud (IJ) d'après un Sulbasutra. P1 et P2 :
points d'intersection d'un cercle tracé autour de l'observateur O et de la trajectoire, un jour donné, de
l'ombre d'un gnomon planté en O. P1IP2 : corde tirée vers le haut par son milieu I. P1JP2 : corde tirée
vers le bas par son milieu.

Les techniques 1 à 3 sont savantes, provenant des anciens Mayas (si mon interprétation du
texte du Popol Vuh est correcte), de Chine antique, d'Inde védique et de Rome, où les
pratiques géométriques étaient beaucoup plus avancées que chez les premiers paysans. On
peut envisager des procédés bien plus rudimentaires, mais très éclairants dans la mesure où le
corps humain est mis à contribution. Voici la méthode donnée par Pline l'Ancien pour que les
paysans connaissent les principaux vents et disposent leurs cultures en conséquence :

Technique 4 : un jour quelconque, se placer de façon à avoir le soleil levant à sa gauche ; au


milieu du jour, on a le midi en face de soi et le nord derrière. Se retourner pour voir son
ombre : il sera la sixième heure (le milieu du jour romain) quand on aura devant soi (au nord)
l'ombre la plus courte. Par le milieu de cette ombre, tracer à la houe ou avec de la cendre une

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ligne de vingt pieds de long par exemple : c'est le cardo. Du milieu de cette ligne, tracer un
cercle que l'on coupera en son milieu par une autre ligne transversale, le decumanus, qui
donne la direction est-ouest, du levant au couchant équinoxial. Les directions solsticiales sont
obtenues en traçant deux lignes obliques, en forme d'X, de telle sorte que tous les intervalles
soient égaux.
On notera l'absence d'indication sur les moyens de déterminer l'ombre la plus courte et de
tracer la perpendiculaire à la ligne nord-sud ; l'ombre la plus courte se voit facilement si l'on
est pas trop exigeant sur la précision et la perpendiculaire peut être obtenue avec les bras
tendus de chaque côté en se mettant face au nord, par exemple. Précision minimale également
dans le tracé des directions solsticiales qui, en réalité, ne forment pas un X avec les
"intervalles égaux", puisque l'angle AOB (figure II-2), à la latitude de Rome (42°) vaut 57,6°
et non 90°.

L'anthropomorphisme des conceptions traditionnelles, et leurs allusions fréquentes à la


liaison du corps et des points cardinaux, permettent d'avancer l'hypothèse que la technique 4,
est la plus proche des constructions primitives. Le corps humain aurait été à la fois gnomon,
dont l'ombre journalière la plus courte détermine le nord, et machine à tracer la
perpendiculaire est-ouest en se mettant face au nord et en écartant les bras de chaque côté.
La croix de l'univers, quoiqu'il en soit, fut donc bel et bien construite (de façon certes
rudimentaire, mais construite tout de même) à partir de la recherche d'invariants dans le
monde physique : les directions solsticiales d'abord, relativement faciles à déceler mais qui ne
sont qu'un invariant local, les directions cardinales ensuite, invariant général. On en fit, nous
le savons, une structuration symbolique "totalitaire" fondée sur les deux axes naturels du
corps humain ; un schéma aussi simple, qui reliait aussi aisément deux cycles vitaux humains
et naturels et le mouvement du soleil, eut un succès universel, et fut inventé indépendamment,
selon toute vraisemblance, un peu partout dans le monde.

-oOo-

25
Chapitre III
La Renaissance néolithique : les nouvelles figures dans l’architecture et dans l’art, au
Proche-Orient et en Europe.

Du point de vue géométrique, le trait le plus saillant de la renaissance néolithique est


l’apparition d’une nouvelle figure centrale, celle du rectangle ou de la croix encerclés, et
d’une direction privilégiée, celle du bas vers le haut. Outre son existence, la nouvelle figure
présente plusieurs caractéristiques essentielles, tout à fait inconnues du monde des chasseurs-
cueilleurs paléo- ou mésolithiques. Elle est d’abord justifiée, comme représentation graphique
d’un phénomène physique, associant les invariants du mouvement apparent du soleil (les
directions cardinales) et les rythmes vitaux (le jour, l’année, la vie d’un individu). Les
invariants, non immédiatement donnés, doivent d’abord être découverts comme tels et la
figure résultante doit être construite, et j’ai fait l’hypothèse au chapitre précédent que le corps
humain fut le premier outil de construction. Elle est enfin le support d’un modèle totalitaire,
d’un classement de tout être et de tout phénomène, créant une harmonie entre le macrocosme
et le microcosme.
Ces caractéristiques sont présentes sous des formes variées chez les peuples paysans
sans écriture, comme nous le verrons aux chapitres IV et V, avec l’exemple des Navajos, des
Dogons et des Bambaras. Il sera moins facile d’en retrouver des traces archéologiques, dans
l’architecture et dans l’art au Proche-Orient et en Europe.
Avant de commencer l’enquête, une remarque préliminaire s’impose : on sait à quel point la
recherche de correspondances entre les phénomènes célestes et les constructions
mégalithiques de nos lointains ancêtres a excité l’imagination des meilleurs savants. Mais s’il
est justifié en théorie de se lancer dans de telles recherches, il arrive fréquemment en pratique
et qu’elles se fourvoient dans des aberrations dont nous ferons peu de cas ; nous laisserons
donc de côté la critique des nombreuses affabulations sur la prétendue science astronomique
des peuples du Néolithique européen selon laquelle, par exemple, le monument de
Stonehenge aurait été une sorte de calculatrice destinée à prédire les éclipses. Nous n'y
apprendrions en effet rien de plus que ce que nous avons appris antérieurement, à savoir :
que les mathématiciens ou astronomes bien décidés à voir dans tel ou tel
monument un florilège d'alignements astronomiques déploient à cet effet une
ingéniosité vraiment remarquable et y parviennent généralement, moyennant
quelques sollicitations, de la même manière que les Thom ont impressionné une

26
partie du monde scientifique avec leur yard mégalithique et leurs constructions
savantes à base de triplets pythagoriciens, et
que l'ethnographie des peuples éleveurs-agriculteurs sans écriture oppose un
démenti formel à l'existence de telles pratiques, à l’exception des alignements
rudimentaires sur certaines positions solaires.

1- L’architecture.

L’architecture naît au Néolithique ; elle s’oppose à la construction opportuniste des


cabanes des chasseurs-cueilleurs. Celles-ci n’ont pas à proprement parler de plan au sol, ni
d’élévation ; le fait de construire un abri autour et au dessus de soi, avec des adaptations
diverses dues aux particularités du lieu, ne produit des formes que spontanément,
réactivement, comme le nid de l’oiseau ou du chimpanzé. En particulier, la cabane n’a ni mur
ni toit, mais une “couverture” d’un seul tenant. On ne peut parler d’architecture qu’avec une
forme bien définie et voulue en plan et en élévation, avec la possibilité de murs et de toits
bien distincts, et une indépendance suffisante par rapport aux particularités du lieu. Il va de
soi qu’il ne faut voir dans la brutale dichotomie qui précède qu’une description de deux
tendances fondamentales opposées, dont il existe évidemment des intermédiaires ; par dessus
le marché, il ne faut jamais oublier qu’au Proche-Orient la naissance de l’architecture se
produit au sein de communautés chasseurs-cueilleurs qui ne semblent passer que par la suite
et très lentement à l’agriculture et à l’élevage, comme nous l’avons vu au chapitre précédent.
Dans le monde contemporain, il existe des chasseurs-cueilleurs à forte sédentarité, ou peut-
être influencés par des paysans voisins, qui construisent des abris de formes standardisées ou
même de vraies maisons. A l’inverse, il peut exister des agriculteurs qui utilisent à l’occasion
des huttes de branchages, comme celles qu’habitaient les femmes en période d’ovulation en
Nouvelle-Calédonie.
“Forme voulue” ne signifie pas, comme de nos jours, forme décidée par l’architecte
pour des raisons esthétiques ou techniques, mais une forme qui doit avoir son répondant dans
la conception générale du monde. Après une description de ce que révèlent l’archéologie et
l’art, nous nous interrogerons donc sur la signification que devaient avoir les formes
architecturales, ou au moins certaines d’entre elles, compte tenu du rôle totalitaire de la
nouvelle figure de l’espace, du rôle éminent de la verticalité, et du fait que les formes tendent
à se différencier suivant la fonction du bâtiment. Si en effet l’architecture, en tant que
construction pensée, peu produire des formes différentes selon qu’il s’agit d’un simple

27
habitat, de bâtiments à usage collectif (trop vite nommés sanctuaires ou temples), d’habitat
des morts, ou de constructions à but exclusivement rituel, dont les plus connus sont les
gigantesques mégalithes de l’Europe de l’ouest, c’est bien que la forme est tout autre chose
que le produit de contraintes techniques.
Si l’on jette un coup d’œil sur l’architecture des peuples paysans sans écriture, telle
que la révèle par exemple le bel ouvrage Architecture primitive, on est frappé à la fois par la
précision des formes et par leur variété. La maison peut être un pavé, un pavé avec un toit à
double pente, un pavé avec un toit à quatre pentes, un pavé avec un toit en “berceau” (demi-
cylindre), un pavé à toit conique, un cylindre à toit plat ou à toit conique, un cône, un tronc de
cône, une demi-sphère, ou d’autres formes plus complexes associant les précédentes
(rectangulaires à absides, par exemple) ou plus originales encore. Les formes peuvent varier
au sein d’un même village ; ainsi, l’enclos familial Mousgoum (Cameroun) est rond, la case
du chef est un pavé tandis que celles des épouses sont coniques. A l’inverse, chez un peuple
de Nouvelle-Guinée, les cases des hommes sont cylindro-coniques, celles des femmes sont
rectangulaires avec un toit à double pente. Typiques également sont les constructions de
bâtiments collectifs parfois gigantesques, lieux de réunions diverses, dont la forme peut
différer de celle de l’habitat : en Nouvelle-Guinée, un habitat de plan rectangulaire peut aller
avec un bâtiment communautaire circulaire à toit conique.
Après ce survol ethnographique, tournons-nous vers l’archéologie du Proche-Orient et
de l’Europe dans l’espoir de discerner une histoire de ces formes nouvelles. C’est aux
alentours de 9000 avant J.-C. que l’on constate les premières évolutions importantes ; à
Mureybet (sur l’Euphrate en Syrie), site occupé de -9500 à -8700 environ, apparaisent à la
fois les premières maisons rectangulaires et les premiers bâtiments communautaires. La
structure rectangulaire est bien nette, mais les mensurations, plutôt irrégulières laissent planer
le doute sur une planification géométrique préalable à son édification. Le bâtiment
communautaire baptisé “maison 47”, de plan ovoïde (diamètre d’un peu plus de 5 mètres à
6,5 mètres), était totalement enterré avec accès par le haut ; le plan (fig.III-1) montre une
assez bonne symétrie d’axe nord-sud mais là encore, les nombreuses imprécisions ne
permettent pas d’affirmer qu’elle fut l’objet d’un plan préalable.

28
Figure III-1. Maison 47 de Mureybet (Syrie). D’après (Aurenche 1981), avec l’aimable
autorisation de l’auteur. Quelques lignes ont été rajoutées pour mettre en relief des symétries.

Des découvertes plus précises nous attendent à 40 km au nord, toujours sur l’Euphrate, à Jerf
el Ahmar. Le site, occupé comme Mureybet de -9500 à -8700, montre cette fois-ci un passage
des formes rondes aux formes rectangulaires, et des bâtiments communautaires remarquables.
Aux niveaux les plus anciens, les maisons sont rondes, parfois agglutinées, sans subdivision
intérieure ; un peu plus tard, apparaissent des murs intérieurs rectilignes, puis des murs
extérieurs qui tendent à se “rectifier”, mais les angles restent arrondis. L’arrondi ne peut
disparaître aux angles que grâce à la maîtrise du chaînage des murs ; une fois la chose faite,
on construit enfin des maisons nettement rectangulaires, mais sans pour autant abandonner les
autres formes. Il y a donc passage (sans exclusive) du “rond” au rectangulaire, par
l’intermédiaire de formes imprécises ; si construction géométrique il y eut, le fait ne serait
vraisemblable qu’avec les maisons rectangulaires de la dernière phase. L’ensemble donne
plutôt l’impression d’un long changement qualitatif.
A côté de ces maisons et en nette opposition avec elles, Jerf el Ahmar a révélé des
bâtiments communautaires de plan rond, enterrés sur plus de deux mètres, réalisés avec grand
soin, techniquement et géométriquement (fig.III-2).

29
Figure III-2. Les deux bâtiments communautaires de Jerf el Ahmar (Syrie). D’après (Stordeur et al.
2001), avec l’aimable autorisation de Danielle Stordeur.

La documentation disponible donne des détails sur deux d’entre eux. Le premier, baptisé EA
30, offre beaucoup de ressemblances avec la maison 47 de Mureybet. Mais son plan est très
proche d’un véritable cercle ; d’après Danielle Stordeur, la première étape de la construction
fut de consolider le mur d’un édifice plus ancien, avec des pierres soigneusement calibrées, et
de l’armer au moyen de poteaux de bois. Or si l’on construit un cercle passant par trois traces
de poteaux à peu près équidistants, on voit que les autres traces s’y trouvent ou ne s’en
éloignent que très peu : environ 25 cm au maximum, ce qui est très honorable pour un
cylindre creusé dans le sol sur plus de deux mètres et d’environ 7,5 mètres de diamètre (3,3%
d’erreur). Il est raisonnable de soutenir dans ce cas qu’il y eut la construction géométrique
préalable d’un cercle ; les imperfections apparentes sont dues, à mon avis, aux difficultés
pratiques de réalisation d’un cylindre creusé dans le sol. Toujours d’après Danielle Stordeur,
l’étape suivante fut l’édification de deux murs porteurs ; l’axe de symétrie de la figure formée
par ces deux murs est aussi un axe de symétrie pour une partie des autres éléments construits
ultérieurement. La précision de la symétrie axiale des éléments concernés est telle qu’elle
pourrait bien avoir été construite par des tracés préalables au sol et pas simplement réalisée au
jugé. Ce soin géométrique que je suppose concorde bien, en tous cas, avec le soin technique
manifeste : les murs sont réalisés avec des pierres taillées en forme de cigare, soigneusement

30
calibrées et assemblées avec du mortier, et l’ensemble, mur et sol, est entièrement régularisé
avec de l’enduit.
Le doute quant aux constructions géométriques n’est plus possible avec un bâtiment
communautaire un peu plus récent de Jerf el Ahmar, baptisé EA 53 ou “bâtiment aux dalles”
(fig.III-2 droite). Sa forme globale est identique à celle de EA 30, cylindrique ou légèrement
cylindro-conique, de 7,3 mètres de diamètre et de 2 mètres de profondeur. Contrairement aux
communautaires précédents, il n’y a pas de subdivisions intérieures, mais une seule banquette
hexagonale sur tout le tour, limitée par des dalles décorées d’un zig-zag. Il fut l’objet du
même soin que le précédent (pierres calibrées, recouvrement d’enduit), et fut construit de
façon analogue, d’abord par consolidation du mur et son renforcement avec une trentaine de
poteaux (26 trous visibles), puis en installant les six poteaux porteurs du toit aux sommets
d’un hexagone ainsi que les dalles qui limitent la banquette. Cette fois-ci, en construisant un
cercle passant par trois emplacements de poteaux de renforcement à peu près également
répartis, il passe par la quasi-totalité des autres emplacements ; de plus, son centre est un
candidat très acceptable comme centre d’un cercle passant par les sommets de l’hexagone de
la banquette. Le trait remarquable est évidemment cet hexagone régulier, qu’il serait tout de
même exagéré de qualifier de “parfait”, puisque les longueurs de ses côtés s’échelonnent de
2,5 à 2,9 mètres. Mais les deux cercles, celui des poteaux du mur et celui qui passe par les
sommets de l’hexagone intérieur, s’éloignent si peu de leur idéal théorique, ce “peu”
provenant de la réalisation concrète, qu’il est certain qu’ils furent tracés au préalable. Mais les
côtés de l’hexagone sont tout de même trop irréguliers pour que l’on puisse affirmer que
celui-ci fut exactement construit, avec son côté égal au rayon du cercle circonscrit.

Avant de continuer notre enquête, réfléchissons un instant à ce que peuvent nous apprendre
ces premières “pousses” d’architecture, aux alentours de -9000. Doit-on dire que l’on est
passé du plan circulaire au plan rectangulaire, comme on le dit très souvent, en cherchant
éventuellement des vertus spécifiques (viriles, conquérantes, par exemple) à l’angle droit ? Je
ne crois pas. Le rectangle et l’angle droit sont très présents au Paléolithique supérieur ; par
ailleurs, s’il est vrai que le plan rectangulaire est hégémonique dans beaucoup
d’agglomérations et dans certaines cultures comme le Rubané, c’est loin d’être vrai partout et
toujours. La règle est plutôt la coexistence des deux, ou même l’association des deux comme
nous le constaterons plus tard ; déjà, dans les sites dont nous venons de parler, il est clair que
le rectangulaire n’élimine pas le circulaire, loin de là. Il n’empêche qu’il se passe bien
quelque chose à l’époque dont nous parlons, mais quelque chose de plus simple et de plus

31
riche à la fois : les premières maisons rondes des niveaux inférieurs sont spontanément
rondes, comme un nid, et non pas circulaires. De petites dimensions (pas plus de quatre
mètres de diamètre), à demi enterrées, avec peut-être un toit soutenu par des poteaux, elles
suggèrent davantage des cabanes améliorées que de vrais bâtiments. A l’inverse, les bâtiments
des niveaux supérieurs ont des plans (circulaires ou rectangulaires) voulus et même construits
pour les plus signifiants d’entre eux, au delà du simple abri ”autour de soi”. De façon quelque
peu abrupte, je dirai que le passage est celui de l’abri spontané au bâtiment planifié, plutôt
que du rond au rectangulaire. De plus la question du plan au sol n’est d’ailleurs pas la seule,
car une autre grande nouveauté est le mur vertical ou quasi vertical, avec, pour l’instant deux
formes nouvelles bien nettes : le pavé (maisons à plan rectangulaire) et le cylindre,
éventuellement légèrement cylindro-conique (bâtiments communautaires et tour de Jericho).

Poursuivons notre voyage. A Nemrik (Irak), on a plusieurs structures creusées dans le


sol, parfois jusqu’à deux mètres, de plan rond très irrégulier pour la plupart (diamètre quatre à
cinq mètres pour les plus anciennes, jusqu’à sept mètres pour les plus récentes), et quelques
plans rectangulaires très approximatifs dans les niveaux les plus récents. Plusieurs sont
garnies de banquettes, disposées très irrégulièrement. La particularité de ces structures est une
disposition systématique en rectangle des quatre poteaux de soutien du toit, donnant en plan
une idée de rectangle inscrit dans un cercle (fig.III-3) ; que celle-ci ait été volontaire ou non
est impossible à déterminer, et il est clair qu’il n’y eut pas de construction géométrique, sauf à
imaginer que celle-ci fut ruinée à cause des difficultés pratiques de réalisation.

Figure III-3. Plans de maisons de Nemrik (Irak). En noir : traces de poteaux de soutien
du toit. En grisé : banquettes. D’après (Kozlowski 2002). Droits réservés.

32
Voici maintenant trois sites turcs très remarquables des premières phases du Néolithique.
Göbekli Tepe, occupé quelques siècles autour de -9000, fut découvert récemment et il est
toujours en cours de fouille. Sa particularité est de ne contenir que des bâtiments
communautaires, à l’exclusion de tout habitat. Dans les couches les plus anciennes, ceux-ci
sont de plan rond, avec en leur sein des piliers monolithes en forme de T, richement sculptés
de bas-reliefs, de plus de trois mètres de haut et pesant environ cinquante tonnes ; le plan est
rectangulaire dans les couches les plus récentes.
A Çayönü, les phases les plus anciennes, avant -9000 et jusque vers -8700, révèlent de
petits habitats ovoïdes à demi enterrés, de quatre à cinq mètres de diamètre environ. L’étape
suivante fut celle de curieuses structures rectangulaires partiellement en forme de grills, de
grandes dimensions (de l’ordre de 5×10 mètres), probables soubassements de superstructures
inconnues (fig.III-4). Plus tard encore, jusque vers -7000, on a de grands bâtiments
rectangulaires à petites cellules intérieures, puis sans cellule. A côté de ces bâtiments à usage
supposé profane, on a découvert des bâtiments à usage supposé rituel : le “bâtiment aux
dalles”, rectangulaire (de l’ordre de 10×5 mètres), avec son sol dallé, et trois piliers
monolithes de près de trois mètres de hauteur.

Figure III-4. Bâtiments de Çayönü (Turquie). D’après (Schirmer 1990). Droits réservés.

33
Viennent ensuite, dans l’ordre chronologique, trois versions du “bâtiment aux crânes”, ainsi
nommé à cause des très nombreux crânes retrouvés dans les murs de la version la plus
tardive ; de la première version il ne reste qu’une fraction de mur courbe, les versions
ultérieures sont rectangulaires, à sol soigneusement enduit. Le dernier est le bâtiment au sol
de mosaïque. Les plans “reconstruits” des trois bâtiments communautaires donnent des
rectangles parfaits, … mais ils sont reconstruits (fig.III-4) ! ; en revanche, le bâtiment en grill
de la figure est incontestablement un vrai rectangle. Il suffit pour s’en assurer de tracer un
cercle centré au point de concours des diagonales et de constater qu’il passe par les quatre
sommets ; et avec des dimensions de presque onze mètres sur plus de six mètres, on ne peut
attribuer cela à la chance ou à un coup d’œil très exercé. Il y a donc eu construction d’un vrai
rectangle extérieur, et il serait bien étonnant que cette rigueur ait été refusée (elle est visible à
l’œil nu) aux éléments intérieur, et plus étonnant encore en ce qui concerne les bâtiments à
usage rituel. Les plans “reconstruits” de ceux-ci sont donc, à mon avis, très raisonnables. Il y
a donc construction géométrique, et aussi sûrement standardisation générale : en mesurant les
dimensions de trois bâtiments en grill différents, on voit en effet que les dimensions sont très
proches (11×5 ou 11×6 mètres), et que les rapports entre la partie “grill” et la longueur totale
sont assez voisins (0,46 à 0,55).
Nevali Çori est un site occupé de -8600 à -8000 environ, qui présente cinq niveaux
d’occupation, avec d’une part de grandes maisons rectangulaires pouvant aller de dix-huit
mètres de long sur six mètres de large, et d’autre part deux bâtiments communautaires
successifs presque carrés avec des piliers monolithes sculptés en forme de T de trois mètres
de haut comme à Göbekli. Le plus récent mesure environ 36 mètres de côté, et son plan est un
très bon rectangle (fig.III-5), si l’on en juge d’après le critère du cercle centré au point de
concours des diagonales. Ce semble bien être le cas pour les grandes maisons également, mais
la documentation est plus imprécise. Pour les mêmes raisons que ci-dessus, il faut donc
admettre, au moins pour les bâtiments rituels, des constructions géométriques de plans au sol.

34
Figure III-5. Bâtiment communautaire de Nevali Çori (Turquie).
D’après (Hauptmann 1993). Droits réservés.

Réfléchissons un instant au sujet de ces constructions géométriques supposées : cercles et


rectangles pour l’essentiel. C’est évidemment un pas très important dans l’histoire de la
géométrie que le passage à des figures construites ; certes, comme nous le savons, de vrais
cercles, des vrais rectangles et des décors rigoureusement structurés existent au Paléolithique
supérieur et, dès lors, font partie des “évidences” ancrées dans le cerveau sapiens. Dans
l’ouvrage précédent, j’ai défendu l’idée que d’une part ces vraies figures étaient le produit
d’un sens de la structuration de l’espace local et des symétries acquis grâce au travail (lithique
et graphique), et que d’autre part leur finalité technique ou mythique-rituelle était une entrave
à toute étude de la figure pour elle-même. Je rajouterai ici qu’il est facile de tracer un
rectangle ou un cercle très acceptables, à condition qu’ils soient de petites dimensions ; c’est
évidemment impossible avec des bâtiments de plusieurs mètres de diamètre ou de plusieurs
dizaines de mètres de longueur, à partir du moment où on a décidé de leur donner un plan
circulaire ou rectangulaire. Dans ce cas, il faut un procédé de construction qui se fonde sur
une propriété caractéristique de la figure souhaitée ; ici, la technique oblige donc à l’étude de
la figure pour elle-même.
Mais comment ? Quels sont ces procédés ? L’archéologie ne nous en dit rien, et
l’ethnographie pas grand chose, à ma connaissance. Il n’y a rien de mystérieux dans la
construction d’un cercle, avec une corde et des piquets, par exemple pour le tracé du plan au
sol d’une case en Tanzanie ou pour celui d’un bâtiment de 7 à 20 mètres de diamètre par les
Indiens Omaha. Mais tracer un vrai rectangle de grandes dimensions est une autre affaire.
Chez les Kwakiutl de Vancouver Island, le plan carré d’une maison est construit comme

35
indiqué sur la figure III-6 ; c’est une construction par tâtonnements, mais elle repose sur le
fait exact que dans un triangle isocèle, la médiane relative à la base coupe celle-ci à angle
droit.

Figure III-6. Construction d’un carré CDFE par les Indiens Kwakiutl. De gauche à droite :
1- planter des piquets en A et B, avec AB égal à la longueur de la corde CD de milieu A.
2- avec une corde CBD, ajuster les emplacements C et D de telle sorte que CB = BD et que le piquet A
reste au milieu de CD.
3- procéder de même en ajustant E et F (EF = CD et B milieu de EF).

On obtient donc l’orthogonalité par une considération (implicite) de symétrie, puisqu’en


s’arrangeant pour que les longueurs BC et BD soient égales, on réalise une symétrie de la
figure CBD par rapport à BA. Un autre procédé est signalé chez les Maoris de Nouvelle-
Zélande, mais de façon plus elliptique ; on nous dit que pour faire un plan de maison
rectangulaire ABCD, on place les quatre points de telle sorte que l’avant AB et l’arrière DC
soient égaux, puis que les angles sont rendus droits “en mesurant les diagonales”. Pour que le
procédé soit exact, il faut interpréter l’expression “mesurer les diagonales”, soit comme une
vérification que les quatre demi-diagonales ont la même longueur, soit comme une façon de
décrire un procédé analogue à celui des Kwakiutl. La première hypothèse suppose de
connaître que quatre points deux à deux diamétralement opposés dans un cercle sont les
sommets d’un rectangle, ce qui n’est pas du tout évident ; la seconde, bien qu’elle conduise à
un procédé plus compliqué, repose sur des considérations de symétrie plus simples. Dans tous
les cas, on notera que la construction géométrique n’est pas fondée sur des mesures, mais sur
des simples comparaisons de grandeurs. On retiendra de ces exemples ethnographiques que
des cercles et des rectangles rigoureux peuvent être construits dans des sociétés archaïques
sans écriture ; quant à l’hexagone de Jerf el Ahmar, si le cercle passant par ses sommets fut
vraisemblablement tracé au préalable, il est beaucoup moins sûr qu’il fut exactement
construit, nous l’avons vu.
La verticalité des piliers et des murs, maintenant, peut être réalisée au jugé, mais cet
empirisme devient évidemment extrêmement dangereux lorsqu’on érige des structures
lourdes, comme les monolithes de Göbekli Tepe, ou de grande ampleur. De même, une bonne

36
horizontalité de la toiture est indispensable pour éviter un déséquilibre de l’ensemble du
bâtiment. Or l’horizontalité et la verticalité, peuvent se vérifier avec un seul instrument
(fig.III-7) bien connu dans l’antiquité, en Egypte en particulier : un cadre en forme de triangle
isocèle, avec un “fil à plomb” attaché à son sommet et une encoche au milieu de sa base. Si
l’on tient l’appareil de telle sorte que le fil passe par le milieu de la base, celle-ci est bien
horizontale ; la géométrie sous-jacente est exactement la même que celle qui préside à la
construction des Kwakiutl rapportée ci-dessus. La seule différence est que l’une est dans un
plan au sol, l’autre dans un plan vertical. Il est donc permis de conjecturer que cet appareil fut
inventé bien avant l’antiquité égyptienne.

Figure III-7. L’armature ABC étant isocèle (AB = AC), BC sera horizontal si le fil à plomb passe par
son milieu I.

A partir de -9000 au plus tard au Proche-Orient, apparaissent donc des plans au sol
géométriquement construits avec les deux figures dominantes du cercle et du rectangle. Le
développement se poursuit au cours des millénaires suivants jusqu’à la “révolution urbaine”
en Mésopotamie à la fin du IVe millénaire. En voici quelques éléments.
En Anatolie, le village de Çatal Höyük a connu dix niveaux d'occupation, de -7500 à -
6400 ; là, les plans sont exclusivement rectangulaires, et l'orientation des rectangles semble
d'autant plus rigoureusement organisée suivant deux axes nord-sud et est-ouest que l'on
progresse vers les niveaux les plus récents (fig.III-8). Certains bâtiments, dits "sanctuaires",
sont décorés de têtes de taureaux ou de béliers, de cornes et de "déesses" en relief ; selon le
découvreur, il y aurait un lien entre l'orientation et le type de décors : sur les murs nord et est,
les scènes en rapport avec la mort ; à l'ouest, ce qui est lié à la naissance ; les taureaux sont
toujours situés sur le mur nord, mais il n'y a pas d'orientation unique pour les "déesses" ni
pour les têtes animales, et le mur sud est rarement décoré. Le problème est que si cette
orientation des décors résulte d'une convention rituelle, celle-ci n'a peut-être rien à voir avec

37
le mouvement solaire ; par exemple, lier la naissance avec l'ouest, le lieu du coucher du soleil,
serait plus qu'étonnant.
A Tell Hassuna, en Irak (deuxième moitié du VIIe millénaire), les angles droits des
bâtiments semblent précis, ainsi que le plan circulaire des nombreux silos enterrés. Tell es-
Sawwan, proche de Samarra en Irak (à partir de -6000), est intéressant par ses bâtiments
complexes, de forme et de mesures standards pour certains (fig.III-8). Toujours en Irak, à
Tepe Gawra (à partir de -5000), des grands bâtiments rectangulaires voisinent avec des tholoï
de plans circulaires. A Arpachiyah (Irak, VIe millénaire), un bâtiment soigneusement
construit joint une forme circulaire et une forme rectangulaire (fig.III-8). A Yarim Tepe (Irak,
alentours de -5000, fig.III-8), les formes circulaires sont majoritaires. La région
mésopotamienne offre encore, à partir de la fin du VIe millénaire semble-t-il, de grands
bâtiments rectangulaires à usage supposé rituel, au plan très soigneusement tracé : Tepe
Gawra au nord, Eridu au sud.

Çatal Höyük (Turquie) niveaux II et III. D’après (Mellaart 1971).

38
Tell es-Sawwan (Irak). D’après (Aurenche 1981). Les dimensions extérieures des bâtiments 1, 2, 5, et 6
sont pratiquement identiques.
A gauche, Arpachiyah (Irak), plans de tholoï avec annexes rectangulaires. A droite, village de Yarim
Tepe (Irak), avec des structures principalement circulaires. D’après (Aurenche 1981).

Figure III-8. Exemples d’agglomérations d’Anatolie et de Mésopotamie.

En nous dirigeant maintenant vers l’ouest, nous rencontrons la civilisation du Rubané


d’Europe centrale avec ses longues maisons rectangulaires, et dont nous avons une trace
archéologique d’importance en France au site de Cuiry-les-Chaudardes dans l’Aisne. Nous
savons que le Néolithique s’est également propagé vers l’ouest en passant par l’Europe du
sud ; là, contrairement à l’Europe centrale, les structures à plans circulaires sont très
nombreuses, en Italie et en Espagne par exemple.

39
Le Néolithique atteint l'Europe atlantique dans la deuxième moitié du VIe millénaire,
et les vestiges significatifs à notre disposition, à partir de la première moitié du Ve millénaire,
sont pour l'essentiel les mégalithes ; jusqu'ici, nous avons eu affaire aux maisons des vivants,
nous devons nous contenter maintenant des maisons des morts, des alignements et des cercles
de pierre, lieux de sépultures et de cérémonies. Avec un problème supplémentaire toujours
soulevé lorsqu’on mentionne les mégalithes : celui de leur orientation. On n’en parle
pratiquement pas pour les premières architectures du Proche-Orient, et avec raison car la
documentation n’offre rien de concluant. Comment savoir si l’orientation nord-sud/est-ouest
des niveaux récents de Çatal Höyük et des maisons de Cuiry-les-Chaudardes est l’effet d’un
“calage” solaire volontaire ou de toute autre considération ? On considère par exemple que les
longues maisons du Rubané furent orientées en fonction des vents dominants. En y regardant
de plus près, on pourrait sans doute se lancer dans des spéculations comme celle-ci : à la
latitude de Jerf el Ahmar, il se trouve que l’angle entre les directions des levers du soleil aux
deux solstices est de 59,4° environ, très proche donc de l’angle ayant pour sommet le centre
du fameux hexagone (fig.III-2) et qui intercepte l’un de ses côtés. De plus, les directions
concernées, tracées depuis le centre de l’édifice, passent par les milieux de deux banquettes
successives. Mais le fait que nous ayons là un exemple tout à fait unique à cette époque et
dans les trois millénaires qui suivent, alors qu’il y a un grand nombre de sites dont la latitude
est proche de celle de Jerf el Ahmar, conduit à un fort soupçon de simple coïncidence.
En revanche, dans certains mégalithes de l’ouest européen, des calages solaires sont
probables, mais il faut bien avoir en tête que le cas est plutôt rare et plutôt tardif. Dans les
premiers monuments du Ve millénaire, on constate une orientation est ou sud-est des couloirs
menant aux chambres. Les couloirs d’accès aux deux plus anciennes chambres du tumulus de
Bougon (Deux-Sèvres) sont orientées à l'est, comme on le constate en général dans les
chambres rondes atlantiques, nous dit-on. Mais dans la même nécropole, les constructions
ultérieures ont des orientations différentes. Les chercheurs maintiennent pourtant que,
s'agissant des tumulus longs avec sépultures individuelles du Ve millénaire, la partie la plus
longue et la plus élevée est toujours dans le secteur est, comme c'est le cas pour les Long
Barrows (tumulus allongés) des îles britanniques du IVe millénaire. Dans le tumulus de
Dissignac (vers Saint-Nazaire, -4500), l'orientation des couloirs permettait d'observer le lever
du soleil au solstice d'hiver. Mais l'ensemble reste plutôt vague ; Claude Masset observe à
juste titre que "dans un petit nombre de cas, c'est la direction du lever du soleil au solstice
d'hiver qui paraît avoir été retenue pour l'orientation d'un monument" et que l'effectif des
dolmens est suffisant "pour que, si l'on se fixe par avance telle ou telle orientation, on ait de

40
bonnes chances de la voir apparaître par le seul fait du hasard". Je rajouterai que la
trigonométrie sphérique peut venir au secours du hasard et lui donner une apparence de
nécessité : à une latitude donnée, dans une direction donnée dont on pourra mesurer l’azimuth
(angle de cette direction avec le nord, mesuré dans le sens des aiguilles d’une montre), et en
prenant en compte si besoin est une hauteur (angle entre la direction de visée et sa projection
sur un plan horizontal), on peut en déduire la déclinaison (latitude sur la sphère céleste) d’un
astre qui apparaîtrait ou disparaîtrait à l’endroit visé. Et comme le ciel est grand et les astres
innombrables, ce serait bien le diable si la consultation des tables astronomiques ne
fournissait pas, pour la déclinaison calculée, sinon des levers ou couchers solaires ou lunaires,
du moins un lever ou coucher d’une étoile à des moments plus ou moins significatifs de
l’année. On peut à l’inverse fixer l’astre a priori : Clive Ruggles raconte qu’à partir du grand
menhir brisé de Carnac, les Thom père et fils déterminèrent d’abord les huit directions
extrêmes des levers et couchers lunaires et partirent ensuite à la recherche de mégalithes ou de
lieux qui concrétiseraient ces directions. Bien entendu, ils ont trouvé ce qu’ils voulaient : des
pierres relativement petites (mais rien ne prouve qu’elles étaient là à l’époque), des
monticules naturels et un cairn (mais que l’on attribue à l’âge du fer !).
Il y a pourtant des alignements “solaires” très probables ; les plus connus sont ceux de
Stonehenge en Angleterre et de Newgrange en Irlande (fig.III-9). Le fossé circulaire de
Stonehenge I de 98 m de diamètre, avec une ouverture au nord-est fut creusé vers –3000 ;
quelques siècles plus tard fut érigée la célèbre Heel stone (pierre du talon), fameuse pour
réaliser à peu près l'alignement du centre du fossé circulaire avec le lever du soleil au solstice
d'été. En réalité, le soleil se lève plusieurs degrés à gauche de la pierre, et se levait encore plus
à gauche au troisième millénaire ; mais on peut attribuer cette approximation aux difficultés
pratiques d’érection de la Heel Stone. Le tumulus de Newgrange, daté lui aussi des débuts du
IIIe millénaire, présente un couloir orienté au sud-est, avec une petite "fenêtre" aménagée pour
que le soleil éclaire le couloir et la chambre à l'aube du solstice d'hiver, et une structure
interne en croix. Le caractère volontaire de cet aménagement en laison avec le solstice d’hiver
est certes très probable, mais on oublie trop souvent de mentionner ceci : le tumulus de
Newgrange n’est que l’un des nombreux mégalithes de la vallée de la Boyne, très voisins les
uns des autres, la plupart ayant un plan cruciforme encerclé (mais sans la fameuse “fenêtre”),
mais orientés de façons très diverses ! L’énorme tumulus de Knowth (fig.III-9) est même
entouré d’une quinzaine de tumuli satellites beaucoup plus petits, tous à couloirs orientés un
peu dans dans tous les sens. Le tumulus de Maes Howe (Ecosse, première moitié du IIIe
millénaire) a un couloir orienté de telle sorte, dit-on, que les rayons du soleil couchant au

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solstice d'hiver éclairent le mur du fond de la chambre principale (fig.III-9). On a découvert
récemment, près de Gosek en Allemagne, une structure circulaire de 75 mètres de diamètre et
qui daterait de -4900, avec une ouverture au nord et deux autres aux sud-est et sud-ouest par
rapport au centre, ce qui aurait réalisé des alignements avec les levers et couchers du soleil au
solstice d’hiver.

Figure III-9. Plans de Stonehenge (première phase) et de quelques mégalithes de la fin du IVe et des
débuts du III° millénaires, à structure de croix encerclée et à orientation "solaire" possible. Dessins
Anne Spanek.

42
C'est le même soleil couchant au solstice d'hiver qui éclaire pratiquement tous les couloirs des
dolmens languedociens, que l'on date également des débuts du troisième millénaire, mais "dès
que l'on aborde le plateau de l'Aveyron les orientations deviennent plus anarchiques avant
d'être franchement à l'est dans le Quercy". Les orientations "solaires" très probables sont donc
relativement peu nombreuses, y compris en un même lieu et à une même époque comme nous
le montre le site exceptionnellement riche de la vallée de la Boyne en Irlande ; elles sont aussi
tardives, un à deux millénaires après l'apparition du phénomène mégalithique.
La même prudence s’impose si l'on s'intéresse aux alignements plus ou moins droits, et aux
cercles de pierre plus ou moins circulaires ; parmi les plus anciens, figurent les alignements de
Carnac des débuts du quatrième millénaire, dont il reste à ce jour 2730 menhirs sur un total
estimé à dix mille à l'origine. Ils comprennent trois parties principales, les alignements de
Kerlescan, de Kermario et du Menec. Les alignements de Kerlescan se dirigent d'ouest en est
vers une enceinte quadrilatère de 80×90 mètres environ et située en hauteur, dont les côtés
sont orientés nord-sud et est-ouest et dont deux sommets au moins, par conséquent, auraient
pu être calés sur l'un des solstices. La disposition générale est en éventail, la partie la plus
large à l'ouest (du côté du quadrilatère), la plus étroite à l'est. Les alignements du Menec sont
situés entre deux restes d'enceintes non quadrilatères, toutes deux situées en hauteur, avec une
direction générale presque sud-ouest/nord-est à partir de l'extrémité ouest, qui s'infléchit
ensuite vers le nord. Les alignements de Kermario ont une orientation franchement sud-
ouest/nord-est. On le voit, il n'y a rien d'incontestablement "solaire" dans ces énormes
alignements de cinq kilomètres de long au total. Les milliers de cercles de pierre britanniques,
qui apparaissent vers –3500 et dont les plus récents datent de l'âge du bronze ancien, ne
fournissent rien d'incontestable non plus quant à l'orientation. On peut signaler encore le fossé
de Woodhenge de la même époque, lui aussi ouvert au nord-est. Un cas à part est celui d’un
ensemble extraordinaire de pierres dressées à Callanish (vers –2900 ?), dessinant un cercle
d'où partent quatre allées dans les quatre directions cardinales ou à peu près (fig.III-10).

43
Figure III-10. Alignements de Callanish. D’après (Ruggles 1999)

En résumé, ce n'est que mille ans environ après l’apparition du Néolithique en Europe de
l’Ouest que surgissent les premiers mégalithes, avec des prises en compte possibles des points
cardinaux ou solsticiaux ; il faut attendre encore au moins mille ans supplémentaires pour des
orientations solaires très probablement volontaires (Newgrange, Stonehenge I et peut-être
Woodhenge, Maes Howe vers –3000 ; Callanish, vers –2900). Mais il est important de noter
que là où les orientations sont certaines, la nouvelle figure du rectangle ou de la croix
encerclés est également présente, figure dont nous avons donné les possibles raisons
géographico-mythiques au chapitre précédent. Nous avons vu des rectangles et des cercles
dans les architectures du Proche-Orient, mais, mis à part le cas probablement non significatif
de Nemrik (fig.III-3), on n’observe pas de rectangle ou de croix inscrits dans un cercle. En
revanche les dolmens du Languedoc (où les couloirs sont éclairés au lever du soleil au solstice
d’hiver) et de Provence constitués d'une chambre rectangulaire (quelquefois trapézoïdale) au
centre d'un tumulus circulaire sont légion. On ne peut terminer là-dessus sans revenir à l’est
où, sans qu'on en connaisse davantage la raison qu'en Occident, le phénomène mégalithique
fait son apparition en Palestine, sans doute à la fin du quatrième millénaire, avec beaucoup de
plans analogues aux plans languedociens et beaucoup de variantes : chambres centrales

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entourées de plusieurs cercles concentriques, et même une chambre rectangulaire entourée de
trois cercles, eux-mêmes circonscrits par un carré (fig.III-11). Par dessus le marché, d'après la
documentation fournie par R.Joussaume, les côtés des rectangles sont orientés nord-sud et est-
ouest. Même type de formes encore dans les plans des très nombreux mégalithes (tardifs,
probablement du premier millénaire avant notre ère) de l'Inde du sud, où l'on trouve même
une chambre centrale en croix entourée d'un cercle puis d'un rectangle, le tout orienté comme
en Palestine (fig.III-11).

Figure III-11. Plans de mégalithes associant cercle, croix, rectangle ou carré


inscrits les uns dans les autres. D'après (Joussaume 1985). Droits réservés.

Une autre particularité des mégalithes est que le plan au sol conjuguant le cercle et le
rectangle (ou la croix) s'accompagne en principe de l'élévation d'un dôme (tumulus, cairn ou
succession de plateformes) visible de tous, de loin et en permanence, et qui recouvre le tout.
Cet aspect est relayé à l'intérieur par une élévation fréquente des chambres en fausse voûte,
magnifiques encorbellements dont l'audace technique témoigne d'un enthousiasme
"verticalisant", là où il suffisait (comme ce fut le cas pour de nombreux dolmens) d'une dalle
horizontale de couverture. La fausse voûte est faite de dalles ou de pierres sèches empilées, de
telle sorte que chacune dépasse légèrement celle du dessous, créant un rétrécissement
progressif vers le haut, souvent terminé par une dalle horizontale ; tout se passe comme si on

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voulait indiquer par là, non pas seulement une direction verticale, puisque les énormes dalles
souvent soigneusement apprêtées qui bordent les couloirs et les chambres suffiraient à cet
effet, mais également un point vertical marqué par le sommet de la voûte, qui s'ajoute aux
points figurés par les sommets du rectangle. Ces cinq points bornent une figure limitée,
pyramidale, qui reproduit à petite échelle le sentiment d'un univers limité, fini dans toutes les
directions. Les encorbellements sont très fréquents dès le début du mégalithisme en Europe de
l'ouest, donnant de superbes architectures notamment dans les îles britanniques, à Maes Howe
et à Newgrange par exemple, où les voûtes de quatre mètres de hauteur (sept mètres à
Knowth) créent encore une forte impression chez le visiteur contemporain. La tendance
générale est néanmoins à la disparition des voûtes au cours du temps, au profit d'un
recouvrement en dalles horizontales ; mais les tumulus demeurent, certains même sans
sépulture, soulignant l'importance autonome de la hauteur, de la troisième dimension. Ces
faits, auxquels ont peut rajouter l’existence d’innombrables menhirs, confortent l’idée
défendue au chapitre précédent de l’importance “qualitative” de la verticalité, inconnue des
chasseurs-cueilleurs, pour qui le monde des pouvoirs n’étaient pas en haut, mais de l’autre
côté.

L’archéologie du Néolithique nous fournit donc des nouvelles figures en dimension deux
(cercle et rectangle ou croix associés) et en dimension trois : pavé, pavé avec toit à double
pente, cylindre, cylindro-conique (tholoï ?), pyramide implicite (enrobée d’un tumulus). Il
faut ajouter, pour être complet, que le pavé apparaît aussi à petite échelle, sous forme de
briques. Une création du Proche-Orient est l'utilisation de la terre, au lieu de la pierre, comme
matériau de construction : mur modelé à la main (dès –10000 au Levant), puis mur de briques,
aussi bien pour des édifices de plan circulaire (Jéricho) que rectangulaire. Les premières, dès
le IXe millénaire, sont modelées en des "pains" grossièrement cylindriques de grandes
dimensions, 30 à 50 cm de longueur, jusqu'à 30 cm de largeur et 5 à 7 cm d'épaisseur. Plus
rarement et plus tardivement enfin (deuxième moitié du VIIIe millénaire), on invente les
briques crues moulées dans des moules simples ou multiples donnant enfin une forme
réellement parallélépipédique (avec des dimensions beaucoup plus réduites). Plus à l'ouest, on
connaît à Çatal Höyük des briques moulées crues faites de terre et de paille ; les dimensions
en sont variables, mais on peut noter une remarquable constante au niveau VI où toutes les
briques ont pour dimensions a, 2a et 4a, avec a = 8 cm. Plus à l'est également, à Mehrgarh
(vallée de l'Indus), les bâtiments rectangulaires des débuts du VIIe millénaire sont en briques
crues.

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Telles sont les formes repérables dans l’architecture. Voyons ce que peut nous apprendre l’art.

2-L’art.

On sait que l’art des derniers chasseurs de l’époque post-glacaire (Mésolithique) a connu de
grands changements. La technique du trompe-l'œil parfaitement présente dans l'art
paléolithique, dont le rôle est de créer l'illusion d'une troisième dimension dans un espace de
dimension deux, disparaît généralement au profit de la "perspective tordue" ou "étalée" qui
devient la norme jusqu'aux spectaculaires représentations de chars complètement aplatis de
l'âge du bronze, un peu partout dans le monde. En outre, cet art présente de nombreuses
scènes avec de nombreux personnages humains, autant de traits très rares au Paléolithique
supérieur. A partir des débuts du Néolithique en Europe et au Proche-Orient, tout cela passe
au second plan derrière une statuaire de grandes dimensions d’une part, et de décors très
stylisés et très géométrisés d’autre part.
Avec la disparition du trompe-l’œil, la surface existe pour elle-même dans la mesure
où elle n’est plus un simple lieu de passage d’un monde dans l’autre, mais un lieu de
rabattement systématique. On reste dessus, au lieu de la traverser. Le phénomène est à
rapprocher de la “rupture spatiale” évoquée au chapitre précédent, selon laquelle “l‘autre
monde” est en haut, au ciel, et non plus de l’autre côté de la surface support du rituel
graphique. Du coup, celle-ci perd de son pouvoir symbolique et se libère des contraintes
rituelles ; les superpositions systématiques des périodes antérieures (dues au fait que tout le
sens est dans l’acte graphique et rien dans le graphisme réalisé) tendent à disparaître et des
scènes (chasse, danse, cueillette), c’est-à-dire des compositions sur la paroi au lieu
d’individus isolés dans un foullis, deviennent monnaie courante. Quant à la figuration
humaine, dessinée ou sculptée, elle est à rapprocher de la “rupture substantielle” élaborée par
le mythe, qui sépare l’homme de l’animal et fait de lui le sommet de la création et le support
principal du pouvoir créateur. Le passage de thèmes principalement animaliers à des dessins
et sculptures principalement anthropomorphes est un trait frappant, relevé par tous les
spécialistes, du Mésolithique et des débuts du Néolithique en Europe et au Proche-Orient.
Remarquons enfin que la statuaire de grandes dimensions et les piliers monolithes sculptés
sont incompatibles en principe avec une attention exclusive pour l’acte de création au
détriment des objets créés ; ils sont là, indéboulonnables, sédentaires comme l’homme lui-
même tend à le devenir.

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Reprenons maintenant notre voyage d’enquête, pour découvrir les nouvelles figures en
dimension deux, qui abondent principalement dans les décors géométrisés de céramique, et en
dimension trois, avec de petits objets aux fonctions indéterminées. Que ce soit à l’est ou à
l’ouest du Levant, le trait frappant est la surabondance, au moins dans le décor de la
céramique, de ce que j’ai appelé au chapitre précédent la nouvelle figure de l’espace, faite
d’une croix ou d’un rectangle encerclés. Nous dirigeant d’abord vers l’ouest (fig.III-12), le
site de Çatal Höyük que nous connaissons déjà a révélé de nombreux signes en croix,
encerclés ou non, peints sur les murs.

Figure III-12. Motifs de décors anatoliens et européens de l’ouest. Dessins Anne Spanek.

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Un peu plus loin, on découvre les belles céramiques de Hacilar, village de Turquie occupé de
-6500 à -5700, puis le vase d’Ilipinar (au sud d’Istanbul, de -6000 à -4500) à embouchure
carrée inscrite dans un motif octogonal en vue de dessus (fig.III-12). On constate la même
inspiration en examinant la profusion de décors retrouvés dans la zone Europe du sud-Europe
centrale, que ce soit dans le décor des fonds de vase ou des motifs extérieurs, ou, plus
rarement, dans la vue de dessus. Dans ce dernier cas, il y a deux combinaisons possibles
(fig.III-12) : embouchure carrée et forme générale ronde, combinaison fréquente en Italie du
Néolithique moyen (à partir de -4500), peut-être sous une influence balkanique (Ilipinar, par
exemple), ou bien, mais très rarement à ma connaissance, une embouchure ronde dans une
forme générale quadrangulaire (culture de Varna, Bulgarie, entre -4500 et -4000). Une
mention spéciale doit être faite pour la très riche culture de Cucuteni (Roumanie, entre le Ve et
le IVe millénaires), dont certains décors ressemblent étrangement, jusque dans les détails, aux
superbes motifs de la céramique peinte de Suse I (Iran, fin du Ve et début du IVe millénaire).
Pour une raison inconnue, ces styles ne franchissent pas les Alpes ; en Europe de l’Ouest, la
figure de la croix ou du rectangle encerclés existe, mais seulement dans des plans de
mégalithes. Les décors, quand il y en a, présentent des figures très variées mais qui n’ont rien
à voir avec la rigueur géométrique et les associations systématiques que nous venons de
constater en Europe centrale et en Anatolie ; signalons pourtant l’exception des gravures du
cairn T de Loughcrew en Irlande, avec ses motifs circulaires à subdivisions en quatre, six, ou
huit parties.
Dirigeons-nous maintenant vers l’est, à partir du Levant. La “nouvelle figure” a une
présence écrasante dans la céramique peinte (fig.III-13) et peut se développer, comme en
Europe centrale, en divisions du cercle en six ou huit parties égales ; les subdivisions libres,
dont le nombre semble obtenu au hasard, sont rarissimes. Un cas extraordinaire, mais unique
à ma connaissance, est celui du pentagone et du décagone inscrits dans le même cercle d’un
décor trouvé à Brak (Irak, Ve millénaire ?). Un fait très remarquable et absent de l’Europe
centrale est le décor en svastika, typique des civilisations dites de Halaf, d’Obeid et de
Samarra (Irak, VIIe et VIe millénaires) ; on peut avoir la figure nue, ou stylisée avec des
motifs animaliers ou humains. On est immédiatement frappé par la ressemblance avec les
dessins de sable navajos que nous verrons au chapitre prochain, où le style précédent est
explicitement fait pour donner un mouvement à la figure en reliant les points cardinaux aux
cycles du jour, de l’année et de la vie : mouvement qui saute aux yeux également avec nos
céramiques peintes mésopotamiennes ormées de motifs animaliers, et qui est sans doute
également présent dans les motifs de Cucuteni (fig.III-12).

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Figure III-13. Motifs de céramiques de Mésopotamie et d’Iran. Dessins Anne Spanek.

Il nous reste à mentionner les traces des nouvelles figures en dimension trois ; nous les avons
déjà rencontrées dans l’architecture, à grande et à petite échelle (briques). Nous pouvons
rajouter ici que l’on a retrouvé beaucoup de modèles réduits de maisons et d’autels d’argile
dans la zone européenne intermédiaire entre l’Anatolie et l’Europe de l’ouest. Ce sont des
objets complètement différents qui attireront maintenant notre attention, et dont l’usage est
inconnu ou controversé. Plusieurs sites du Levant, de Syrie, d’Irak et d’Iran ont livré des

50
centaines de jetons chacun, dès le début du VIIIe millénaire ; ces petits objets (fig.III-14) de
formes géométriques simples (sphères, cônes, disques ou cylindres, tétraèdres) en argile cuite,
plus rarement en pierre, ont été interprétés comme des jetons de compte.

Figure III-14. Petits objets aux fonctions indétermininées. Iran (VIe millénaire ?).
D’après (Schmandt-Besserat 1996 p.16). Dessins Anne Spanek.

On en trouve à Mureybet dès 8000, à Ain Ghazal (Jordanie) dans des couches datées de -7250
à 6500, c’est-à-dire dès les débuts de l’occupation de ce village qui a livré un matériel très
abondant : une architecture variée, avec des bâtiments supposés communautaires
rectangulaires, rectangulaires avec absides, et circulaires (même dans les périodes récentes) ;
un grand nombre de figurines humaines et animales, et des statues d’humains. Parmi les 137
jetons retrouvés, on 93 sphères, 22 cônes, 15 disques ou cylindres ; les proportions sont
grosso modo les mêmes dans d’autres sites d’Iran ou de Syrie de la même époque. Beaucoup
plus tard, dans les premières cités du IVe millénaire (Suse, Uruk), des formes plus complexes
comme deux cônes accolés par leur base se font jour.
Ces jetons géométriques sont cantonnés dans la zone Levant-Mésopotamie-Iran, on ne trouve
rien de tel plus à l’ouest, exception faite d’une curiosité écossaise très intéressante, que l’on se
hasarde à dater du IIIe millénaire. Il s'agit d'une collection de 375 sphères de pierre, sculptées
pour certaines de façon à faire apparaître des symétries polyédriques (fig.III-15) ; quelques
unes, non achevées, révèlent que l'on commençait par réaliser une sphère que l’on creusait
ensuite pour réaliser des bosses (de trois à cent soixante !) plus ou moins proéminentes,
réparties plus ou moins régulièrement. Trouvées la plupart du temps à l'état isolé, dans des
contextes archéologiques neutres, leur usage est inconnu et on ne peut espérer résoudre le
problème avec une ethnographie qui reste muette à ce sujet ; il est certain pourtant que ces
objets, extrêmement difficiles à réaliser dans des pierres dures et parfois superbement
décorées, contrairement aux jetons mésopotamiens en argile et rapidement exécutés, devaient
être de grande valeur. On remarque parmi elles un très grand nombre (344) à six
protubérances très régulières et très régulièrement disposées (fig.III-15 à gauche),
soigneusement délimitées par des petits cercles de la sphère. C'est la symétrie la plus
naturelle, la plus facile à réaliser ; si l'on considère les six plans contenant les petits cercles,

51
on obtient virtuellement un cube, tandis qu'en considérant les six sommets des protubérances,
on obtient virtuellement le dual du cube, l'octaèdre. On peut remarquer qu'en vue de face,
l'objet donne à voir la figure fondamentale du cercle inscrit dans un carré. Cette forme
"cubique" ou "octaédrique" eut manifestement beaucoup de succès, car elle a donné lieu à de
nombreux types de décors particulièrement soignés. Dans l'ordre numérique viennent ensuite
les sphères à quatre bosses (49), certaines magnifiquement réalisées, donnant l'"esprit" (les
symétries) du tétraèdre avec quatre faces et quatre sommets (fig.III-15 à droite).

Figure III-15. Sphères écossaises. A gauche, symétries du cube et de l’octaèdre.


A droite, symétries du tétraèdre. D’après (Marshall 1976-1977).
Dessins Anne Spanek.

Les deux derniers polyèdres réguliers, l'icosaèdre et son dual le dodécaèdre, ne sont
représentés que par quelques unités à ma connaissance. On voit que mis à part les objets à
symétries cubiques ou octaédriques, la plupart des autres sphères ne présentent aucune
géométrie intéressante. Les symétries des cinq polyédres platoniciens furent donc trouvées
empiriquement peut-être pour la première fois, sans aucune formalisation géométrique à coup
sûr, par des décorateurs qui n'avaient sans doute pas conscience de la singularité de ces cinq
types. On se souvient que ce sont également des décorateurs, au Paléolithique supérieur cette
fois-ci, qui découvrirent les sept types de frises.

3- Le sens

Il s’agit maintenant d’étudier le contenu, la raison des nouvelles figures, en laison avec
l’idéologie de la renaissance néolithique. On peut y parvenir avec le secours de
l’ethnographie, selon laquelle les tendances de fond, chez les peuples paysans villageois sans
écriture, sont les suivantes :
le cosmos a une forme, avec une structure déterminée par les directions solsticiales
ou cardinales, et la direction verticale.

52
la maison (des morts ou des vivants, individuelle ou collective) est un petit
cosmos.
la construction de la maison est par conséquent une recréation de l’univers, donc
un rituel, accompagné de sacrifices éventuellement humains.
Concernant l’habitat, les exemples ethnographiques sont très nombreux ; concernant les
mégalithes, ils sont évidemment rarissimes puisque ceux-ci datent pour la plupart d’époques
très anciennes ou préhistoriques. D’où l’intérêt exceptionnel de Madagascar, où l’on a pu
observer l’édification de mégalithes contemporains. A Madagascar comme ailleurs,
l’installation en harmonie avec le mouvement solaire est primordiale : sur les limites de tel
territoire villageois, quatre pierres marquent les quatre points cardinaux, et "l'orientation de
chaque maison et de chaque tombe est donnée par l'astrologue avant le début de la
construction. L'espace intérieur de la maison doit être orienté lui aussi : au nord, la place
d'honneur revient au chef de famille ; à l'est, du côté du soleil levant, on s'adresse aux ancêtres
; à l'ouest, le coté profane, se trouvent les ouvertures …". Outre cela, l’érection de mégalithes
se pratiquait encore récemment. Au XIXe siècle, tel “tombeau d’ancêtres” de plan
rectangulaire était construit avec onze pierres, dont quatre pour les parois et une pour la dalle
de couverture ; on immolait un premier animal à la carrière, au moment du débitage des
pierres, et son sang était égoutté sur la dalle. On tuait deux ou trois bœufs avant l’édification,
lorsque les pierres avaient été halées par toute la population jusqu’à l’endroit choisi, et les
dalles étaient enduites de leur graisse avant d’être installées dans une fosse creusée dans le
sol, orientée suivant les points cardinaux. Dans le même pays, on édifie également des
menhirs : le mort est enterré dans le sable en une fosse marquée par une palissade
quadrangulaire en bois, avec deux pierres dressées au milieu des côtés est et ouest de cet
enclos. Les sépultures étant disposées sur une même ligne, au fur et à mesure des besoins, on
obtient donc au bout d’un certain temps un petit Carnac avec deux files parallèles de pierres
dressées (de hauteurs variées, fonction de l’âge du défunt), et c’est tout ce qui restera lorsque
le bois aura pourri et que les ossements auront disparu. On constate donc une grande attention
aux points cardinaux, mais rien de plus, y compris dans les alignements de menhirs.
S’agissant de l’habitat et des bâtiments collectifs non mégalithiques, les tendances de
fond rappelées ci-dessus sont un lieu commun de l’ethnographie des paysans primitifs, et ceci
sur tous les continents. Partout, la division quadripartite de l’espace, parfois selon les
directions solsticiales, le plus souvent selon les directions cardinales, est un élément central
du mythe et du rituel en général, et des rites de fondation en particulier. Très souvent, des
sacrifices humains (ou animaux, en remplacement) y sont étroitement associés, parce que la

53
susbtance humaine est la substance par excellence, sans laquelle le petit cosmos que l’on veut
créer ne saurait durer. Parfois, l’espace géographiquement structuré et la substance humaine
sont explicitement reliés : dans un sacrifice d’avant les semailles, au Mali, “l’homme sacrifié
était égorgé et son corps partagé de la manière suivante : tête au sud, tronc à l’est, membres à
l’ouest des champs, sexe au centre.”. Enfin, on peut évoquer les nombreux rituels de
déambulations circulaires avec stations aux points cardinaux ou solsticiaux, où l’on reconnaît
donc la figure du rectangle encerclé.
Si l’archéologie du Néolithique européen et proche-oriental a révélé des traces de
sacrifices humains, à Jerf el Ahmar et Çayönü par exemple, nous avons remarqué le peu de
traces et le caractère tardif des “calages” solaires incontestables dans l’architecture. Ce fait
peut s’expliquer d’abord par la difficulté et la durée de l’observation nécessaire pour
découvrir les invariants du mouvement apparent du soleil. Mais surtout, la division
quadripartite de l’espace peut jouer un rôle de premier plan et ne laisser pourtant aucune trace.
Quelle trace aurait laissé l’organisation de l’habitat Fali (note 68) plusieurs siècles après son
abandon ? Voici encore l’exemple des kivas, ces bâtiments rituels enterrés rectangulaires ou
ronds, semblables dans ce dernier cas à ceux du Levant. Chez les Hopis, on prépare à
l’intérieur d’une kiva ronde un “autel des directions” pour une cérémonie, en dessinant au sol
à l’aide de sable fin une croix orientée aux directions solsticiales et centrée sur le trou
d’émergence ; un troisième trait nord-sud représente en réalité la direction verticale. On a
donc, implicitement, deux pyramides accolées par leurs bases. Chez les Zuñis, la figure de
l’univers est reproduite dans la consécration d’une maison quadrangulaire en faisant une
marque de la main enduite de farine au milieu de chacun des quatre murs, chacun étant
baptisé nord, ouest, sud et est, puis en allant saupoudrer l’autel du plafond (?) au dessus du
trou d’émergence que l’on ensemence symboliquement. C’est encore une pyramide implicite.
De tout cela, aucune trace ne peut évidemment subsister, et par dessus le marché rien ne
montre que les murs “baptisés” soient réellement orientés selon leurs noms cérémoniels. Le
”calage” solaire est donc une affaire capitale, mais la théorie et quelques signes éphémères
peuvent suffire et l’on peut donc dire, avec un observateur qui a remarqué le même
phénomène chez les Nias (Sumatra) que leur cosmologie “comme celle de beaucoup d’autres
régions, est moins concernée par les directions effectives que par les directions symboliques”.

Il est donc naturel que nous n’ayons trouvé que peu de preuves indubitables du sens
cosmique des nouvelles figures dans l’archéologie de l’Europe et du Proche-Orient. Mais les
analogies que nous venons d’évoquer avec des peuples actuels de mode de vie comparable, et

54
de productions comparables dans l’architecture, permet d’assurer que ce sens a existé. La
comparaison des productions artistiques pousse à une conclusion identique. Dans l’art
néolithique préhistorique, nous avons noté l’omniprésence dès le VIe millénaire des rectangles
et croix encerclés, ainsi que la ressemblance frappante de certains d’entre eux avec les motifs
navajos que nous verrons au chapitre suivant, et dont le sens est explicitement lié à la
structure de l’espace et aux cycles vitaux. Pour l’instant, contentons-nous de l’exemple des
motifs des poteries des amérindiens Zuñis, étudiés dans les années 1920 par Ruth Bunzel.
Tout en étant polysémiques comme tous les graphismes des peuples traditionnels, ils peuvent
recevoir une interprétation liée aux points cardinaux : beaucoup de ces décors quadripartites
de fond de coupe sont en effet traduits par des informateurs indigènes (dans les années 1920)
en termes de rencontre d'éléments, surtout de nuages, venant de toutes les directions (fig.III-
16). Il est clair, par conséquent, que la croix orthogonale ou le rectangle entouré est ici le
symbole de la totalité spatiale, symbole relayé chez ces peuples par un classement de tout ce
qui existe suivant les quatre points cardinaux et par l'obligation d'exécuter quatre fois un
grand nombre de gestes et d'incantations rituels.

Figure III-16. Motifs de poteries Zunis sur fonds de coupes. Interprétations (non exclusives) : à gauche,
"les fleurs sont tout autour du centre" ; à droite, "beaucoup de nuages chargés de pluie viennent
rapidement de toutes les directions". D'après (Bunzel 1972). Dessins Anne Spanek.

Les documents ethnographiques et archéologiques s’éclairent donc mutuellement, et ils nous


permettent de proposer à titre de conclusion, pour le Néolithique proche-oriental et européen,
le schéma suivant :
1- Dans l’habitat, on passe de la forme spontanée de la cabane à la forme voulue, en plan
circulaire ou rectangulaire, avec des murs verticaux. Le plan rectangulaire prend le dessus
pour un temps et dans certaines régions, où l’on peut néanmoins constater plus tard un retour
en force du plan circulaire. Dans l’ensemble de la région et sur l’ensemble de la période, la
règle générale est la coexistence des deux types. Rien ne permet d’affirmer que le plan
rectangulaire provienne de la considération des points solsticiaux ou cardinaux.

55
2- La forme voulue peut conduire à des formes géométriquement construites, parce que
l’édification collective d’un bâtiment de grandes dimensions et de forme prédéterminée est
impensable sans un accord préalable sur le tracé d’un plan au sol. Des procédés simples pour
tracer des cercles, des rectangles, pour établir des symétries, pour s’assurer de l’horizontalité
et de la verticalité ont dû être utilisés très tôt, à partir de -9000.
3- Ni le cercle, ni le rectangle, ni les symétries ne sont une nouveauté au Néolithique. La
nouveauté réside dans l’association du rectangle (ou de la croix) et du cercle inscrits l’un
dans l’autre, avec dans certains cas l’indication d’un mouvement circulaire. Cette nouvelle
figure n’apparaît que tardivement dans le plan de certains mégalithes, dans les décors de
céramique, et peut-être dans les vases à embouchure quadrangulaire. Elle produit ensuite des
figures dérivées, par extension purement formelle : polygones inscrits et successsions de
figures inscrites les unes dans les autres. A l’origine de tout cela, il y a la découverte des
points cardinaux ou solsticiaux, et leur liaison avec les cycles du jour, de l’année et de la vie
humaine.
4- La période est également celle de l’invention des figures standards en dimension trois ;
cylindres, pavés, cônes ne sont pas seulement des formes architecturales, mais aussi des
formes de petits objets à usage indéterminé auxquelles il faut ajouter la sphère. On constate
d’autre part une tendance à souligner fortement la direction verticale parce qu’elle est la
direction du “ciel” où réside désormais le monde des pouvoirs : dômes, tumulus, tumulus à
gradins, voûtes en encorbellement, énormes piliers monolithes, menhirs. La schématisation la
plus épurée des nouvelles conceptions à base de mouvements apparents du soleil et de
verticalité, est la pyramide à base carrée, déjà implicitement présente mais qui ne deviendra
explicite que beaucoup plus tard.

-oOo-

56
Chapitre IV
Aborigènes d'Amérique du Nord. Les peintures sèches des Navajos.

Dans l’ouvrage précédent, nous avions étudié les traces archéologiques de la pensée des
chasseurs-cueilleurs sapiens, avant de leur donner de la chair et de la vie grâce à l’ethnographie
des aborigènes australiens. Dans le même esprit, après une étude générale de la renaissance
néolithique, nous nous intéresserons, dans ce chapitre et dans le suivant, à deux peuples
traditionnels agriculteurs-éleveurs sans écriture grâce auxquels nous verrons vivre, dans leur
contexte réel, les inventions géométriques des premiers paysans1.

Nous débutons avec les aborigènes américains ; leur étude est très complexe, beaucoup
plus que celle des australiens. Car si les seconds ont connu un long développement de dizaines de
milliers d'années sans influence extérieure décisive capable de troubler l'harmonie entre leur
mode de vie chasseur-cueilleur et leur pensée, les Amérindiens, au contraire, sont arrivés par
vagues successives sur le nouveau continent, et ont connu par la suite des développements
complètement différents ; certains sont restés des chasseurs-cueilleurs plus ou moins nomades,
d'autres sont parvenus en Amérique centrale au stade de sociétés agricoles et citadines brillantes,
et de nombreux stades intermédiaires peuvent être décelés. Ces différences ont créé des
émulations et des influences réciproques qui rendent difficile la recherche de l'origine et du
véritable contexte social et intellectuel de telle ou telle pratique, comme celle des peintures
sèches que nous détaillerons plus loin. La situation se complique encore avec l'arrivée des
Européens, et pas seulement à cause de la pression des missionnaires chrétiens ou de la
dégénérescence de la vie collective des tribus pourchassées ou parquées dans des réserves ; on
sait par exemple que des groupes pratiquant une agriculture rudimentaire à la lisière des grandes
plaines se sont reconvertis, au dix-septième siècle et grâce au cheval apporté par les Espagnols, à
un mode de vie de chasseurs de bisons.
Cette situation a donné lieu à un véritable melting pot, bien antérieur à la conquête
européenne, et l'historien a beaucoup de mal à retracer les schémas des influences réciproques.
En Amérique du Nord, on a peu de traces d'agriculture avant les premiers siècles de notre ère, et

1 Ce genre de rapprochement entre des peuples de la préhistoire et des peuples actuels n’est pas nécessairement
admis, et il peut même susciter des oppositions violentes ; je m’en suis expliqué au chapitre I de l’ouvrage
précédent. Les peuples choisis l’ont été à cause de l’abondante documentation ethnographique les concernant.

57
les seules véritables "civilisations agricoles" antiques de villages et de bourgs ne sont localisées
que dans la région du Sud-Ouest : Mogollons, Hohokams et Anasazis, supposés être les ancêtres
des Pueblos actuels, dont les groupes les plus connus sont les Hopis et les Zuñis2. Ces groupes
pratiquent encore la peinture sèche cérémonielle, mais avec le secret, encore bien gardé, qui sied
aux rituels primitifs3 ; heureusement, cette pratique fut transmise aux Navajos qui se montrèrent
extrêmement coopératifs (moyennant finances) avec les ethnologues du début de notre siècle, et
dont les comptes-rendus fournissent une excellente base de travail aujourd'hui. Nous nous
réfererons principalement à des comptes-rendus de terrains effectués dans les années vingt et
trente de ce siècle pour les trois premiers et en 1976-1977 pour le dernier4.
Il y a certainement de la géométrie dans les peintures sèches, mais cela seul ne serait pas
une raison suffisante pour en faire le sujet central de ce chapitre ; car il y a aussi de la géométrie
dans les motifs des tissages navajos, dans l'architecture des pueblos du Sud-Ouest ou des tipis des
chasseurs des plaines, dans la disposition des campements lors des grandes cérémonies des Sioux
ou des Cheyennes etc. Comme le but n'est pas de collectionner les figures, d'où qu'elles viennent,
pour un cabinet de curiosités, mais de montrer une géométrie embryonnaire vivante dans son
contexte intellectuel mythique-rituel, il faut justifier le choix de centrer ce chapitre sur les
peintures sèches.

1- L'intérêt des peintures sèches.

Les Navajos, avec les Apaches dont ils ne se distinguent pas encore, sont les derniers
arrivés dans la région du Sud-Ouest de l'Amérique du Nord, juste avant les Espagnols. D'abord
chasseurs-cueilleurs pillards, ce que sont restés plus longtemps les Apaches, ils accueillirent des
réfugiés Pueblos après la révolte de ceux-ci contre les Espagnols en 1680 ; c’est à partir de ce
moment seulement que l’on distingue les Navajos des Apaches. En accueillant les Pueblos, les
Navajos accueillirent du même coup l'agriculture et de nombreux éléments mythiques et rituels,
dont la pratique des peintures sèches. Mais ils ont fait leur choix ; ils ont pris la peinture sèche

2 Voir par exemple (Turner 1985) et (Hultkranz 1993)


3 Les ethnologues soulignent ce fait. Ruth Bunzel, en 1929, se plaint de la difficulté d'obtenir des renseignements à
cause de l'intense hostilité des Pueblos à l'égard des Blancs (Bunzel 1972). Plus positivement, Lucien Sebag note
que la société pueblo offre un état inespéré de conservation depuis une époque antérieure à la conquête espagnole
du 16° siècle, grâce à une extrême méfiance de ces peuples envers toutes les influences extérieures (Sebag 1971).
4 (Newcomb and Reichard 1975; Reichard 1977; O'Bryan 1993; Pinxten 1983).

58
comme élément central du rituel, mais ils n'ont créé ni bâtiment spécialement consacré au rituel
comme les kivas de leurs voisins, ni caste de "prêtres" dirigeant le village. De leur ancien univers
de chasseurs-cueilleurs, ils ont abandonné le rôle dirigeant du rêve5 ou de la vision dans le rituel
et dans la formation des chamanes ; le rêve est resté en revanche essentiel chez les tribus de
chasseurs des Indiens des plaines et chez les Apaches. Boas note même que les nouveaux motifs
et les nouveaux agencements sont appelés "dessins du rêve" et que leurs auteurs disent qu'ils leur
sont apparus en rêve, puis il ajoute : "Cette explication de l'origine d'une nouvelle forme est
remarquablement uniforme sur tout le continent"6, bien que les auteurs plus récents7 ne
mentionnent pas cela, précisément, chez les Navajos et les Pueblos. Tout se passe en effet comme
si la part du rêve et de la quête de la vision chamanique était proportionnelle à l'influence de la
culture chasseur-cueilleur, alors que le rôle plus ou moins important de la peinture sèche
caractérisait le passage plus ou moins décidé à l'agriculture, ce qui est une bonne raison de nous y
intéresser. La peinture sèche serait originaire des Pueblos du Sud-Ouest, agriculteurs de villages,
mais elle est inconnue, semble-t-il, des rituels Aztèques ; d'autre part, cette pratique existe chez
les chasseurs des plaines, les Sioux et les Cheyennes par exemple, mais à l'état très rudimentaire,
bien éloignée du rôle central et de la luxuriance qu'elle acquiert chez les Navajos.
On aurait donc la situation suivante : la peinture sèche est une pratique originale,
contemporaine d'une agriculture de village, mais une pratique inconnue ou disparaissant lors du
passage aux grandes "cités-états" des civilisations d'Amérique centrale. Elle exerce d'autre part,
avec tout le corps de doctrine qu'elle manifeste, une influence d'autant plus grande sur les peuples
voisins que ceux-ci s'engagent plus ou moins nettement dans la sédentarité et dans la production
agricole. Rappelons-nous la "nouvelle genèse" des Apaches Jicarillas, évoquée au chapitre II ;
elle rapporte deux sortes de graphismes. Le premier est la silhouette du premier homme tracée au
pollen et garnie ensuite de pierres diverses et d'argile ; il peut être rapproché de l'ancien fonds
intellectuel chasseur-cueilleur étudié dans l’ouvrage précédent, très vieille analogie selon laquelle

5 Relation d'un jésuite, vers 1640, parlant des Hurons : "Tous leurs actes sont dictés directement par le diable, qui
s'adresse à eux soit sous la forme d'un corbeau ou d'un oiseau assimilé, soit sous celle d'une femme ou d'un
fantôme, et tout cela à travers les rêves qu'ils tiennent en grand respect. Ils considèrent le rêve comme le maître
de leur existence ; c'est le dieu du pays. C'est lui qui dirige leurs fêtes, leurs parties de chasse, leurs pêches, leurs
guerres, le commerce qu'ils font avec les français, leur remèdes, leurs jeux, leurs chants". Cité dans (Hultkranz
1993 p.49). Lors de la découverte de l'Amérique, les Hurons (Iroquois) pratiquaient un peu d'horticulture et
connaissaient une tendance à la sédentarisation en village. (Morgan 1971).
6 (Boas 1955 p.157)
7 (Sandner 1991) et (Hultkranz 1993).

59
le dessin est trace et acte de passage du monde des pouvoirs (souvent monde "du dessous") dans
le monde actuel (souvent monde "du dessus") et inversement8. Puis survient le deuxième
graphisme enseigné comme un nouveau rituel par les Hactcin, sous forme de peinture sèche
reléguant tout ce qui lui est antérieur dans un monde d'osbcurité (et de pitreries chamaniques), en
poussant elle-même comme une plante depuis les anciennes abysses jusqu'au nouveau monde de
lumière solaire, et en entraînant avec elle toute la création antérieure. Nous l'avons vu, le rituel
résulte maintenant d'une action disciplinée des chamanes en lieu et place de visions individuelles,
et il est explicitement associé à l'agriculture. Chez les Navajos, les peintures sèches sont
évidemment source de pouvoir, mais contrairement à ce que rapporte la légende jicarilla elles
n'apparaissent pas comme un nouveau moyen d'action venant remplacer d'anciens moyens
surannés : c’est le soleil lui-même qui aurait révélé aux hommes des peintures sèches capables
d'agir sur lui, par exemple de l'abaisser à midi (cela ressemble aux fanfaronnades des chamanes
apaches) et de le faire réapparaître en cas d'éclipse9 (cruelle épreuve de vérité pour les chamanes
apaches). Comme toujours dans la pensée primitive, on reconnaît une puissance supérieure, ici le
soleil, mais l'homme s'arroge toujours au fond le pouvoir suprême en se donnant le moyen d'agir
sur elle.
C'est donc parce qu'il s'agit d'un rite significatif10 des premiers agriculteurs de villages que
nous nous attachons à l'étude des peintures sèches dans ce chapitre.

2- Théorie et pratique des peintures sèches.

Chez les Navajos, la peinture sèche est donc une activité centrale du rituel ; bien qu'en
théorie, elle soit un pouvoir sur le soleil, en pratique elle accompagne essentiellement des rituels
de guérison, mais cela ne signifie pas qu'il faille la réduire à de la magie sans envergure. Toute
maladie est en effet considérée comme une rupture de l'harmonie générale créée à l'origine du
monde, et par conséquent la cure consiste à rétablir l'ordre en reproduisant les actes fondateurs ;

8 Certaines mythologies indiennes, tout en reposant au fond sur un mythe d'émergence analogue à celui de la
"genèse" jicarilla, font des allusions encore plus explicites à ce "fonds ancien". C'est le cas des Cheyennes, chez
qui le monde du "dessous" s'appelle "terre profonde" ; elle contient les cavernes où les humains peuvent être en
contact avec les esprits. Les endroits où il n'y a pas de végétation (éboulis, roches émergentes, sommets de
montagnes, déserts, intérieurs des cavernes) sont chargés de pouvoirs, parce que la "terre profonde" y est
directement accessible. (Schlesier 1996)
9 (Reichard 1977 p.46-49)
10 Significatif seulement ; je ne veux pas dire qu'il est caractéristique des agriculteurs villageois.

60
ainsi toute guérison est un rappel de l'histoire mythique et une incarnation de son pouvoir. La
cérémonie Shooting Chant, par exemple, tire son nom du fait que ses symboles de base sont des
flèches, des serpents et des éclairs ; elle servira à guérir les victimes de la foudre et des morsures
de serpents, mais il ne semble pas y avoir de correspondance fixe entre le type de cérémonial et le
type d'affection. La réputation personnelle de l'officiant, ses succès antérieurs, voire les conseils
d'un voyant, pourront décider du choix de la cérémonie. Quoiqu'il en soit, l’un des aspects de la
cérémonie est la récitation d'un épisode de la création du monde et du peuple navajo, hauts faits
de héros ancestraux divinisés ; par là on recrée véritablement l'ordre initial et l'officiant fusionne
avec les démiurges :

"Je suis devenu le fils de «Femme Changeante»


Je vais avec lui
Rétabli en jeunesse et en beauté je vais,
Tout est à nouveau harmonie,
Tout est à nouveau harmonie,
Tout est à nouveau harmonie,
Tout est à nouveau harmonie." 11

Le malade lui-même guérit par identification progressive avec un « dieu » ; la litanie, qu'il doit
répéter mot à mot après l'officiant, dit d'abord "En un lieu saint en compagnie d'un dieu je
marche", puis :

"Voici ses pieds avec lesquels je marche


Voici ses membres avec lesquels je marche,
Voici son corps avec lequel je marche,
Voici son esprit avec lequel je marche,
Voici sa voix avec laquelle je marche,
Voici ses douze plumes avec lesquelles je marche" 12

En s'identifiant au dieu, le malade devient acteur de la mise en ordre du monde et par là de sa


propre remise en bon état. À cet effet, la communauté met en branle, pour cinq ou neuf jours
d'affilée, un cérémonial gigantesque fait de récitations de litanies, de chants, de danses et de
peintures sèches. On dénombrait, dans les années trente de ce siècle, 20 à 25 types de cérémonies
théoriquement adaptées à diverses affections, et plusieurs centaines de modèles de peintures

11 (Newcomb and Reichard 1975 p.24) "Femme Changeante" est la terre, qui change suivant les saisons.
12 (Sandner 1991 p.103-104)

61
sèches, dont 300 étaient connues13. Les officiants, longuement formés en observant et en aidant
les anciens initiés, dans un apprentissage où le rêve et la vision n'ont aucune place, doivent réciter
des litanies où, sous peine d'annulation de l'ensemble de la cérémonie, chaque mot doit être dit
exactement à sa place et ce qui doit être répété doit l'être le nombre exact de fois (souvent quatre
ou cinq) ; ils doivent réaliser des peintures sèches se conformant exactement à un modèle idéal
qui n'existe que dans leur mémoire, sans aucune copie possible. Contrairement aux aborigènes
australiens, qui s'autorisent des variations importantes à partir d'un motif central, la part de
l'improvisation est réduite ici à des détails insignifiants ; une certaine fantaisie est autorisée, par
exemple, dans la décoration des sacoches que les personnages portent à leur côté.
L'officiant, aidé de ses assistants, nettoie et aplanit soigneusement le sol de la hutte
(hogan) cérémonielle ; il a préparé de la poudre colorée d'origines diverses : charbon de bois,
ocre rouge, ocre jaune, calcaire, et aussi farine de maïs, pollen. Il réalise ensuite un dessin en
laissant s'écouler sur le sol la poudre tenue entre ses doigts. Les anciens veillent attentivement à
l'exécution et peuvent contester tel ou tel détail. Aucune esquisse n'est faite à l'avance, et les
observateurs ont tous été frappés par la sûreté du trait qui donne (d'après les reproductions)
l'illusion d'un tracé à la règle et au compas, alors que le seul instrument utilisé dans certains cas
est une ficelle tendue pour faire une trace droite sur le sol. Les dessins peuvent avoir jusqu'à
plusieurs mètres d'envergure.
Après avoir passé plusieurs heures à exécuter une magnifique peinture, on fait entrer le
patient dans le hogan et on le fait asseoir sur l'œuvre … qui va être aussitôt ardemment détruite.
La peinture sèche est en effet littéralement incorporée au patient, aux officiants et au public. Le
sable de tous les êtres sacrés représentés est appliqué au malade ; à ses pieds il applique le sable
provenant du dessin des pieds, de même pour les bras et la tête14. Un témoin de la fin du XIXe
siècle15 raconte la frénésie qui accompagne cette incorporation, lors d'une cérémonie de
protection collective : les officiants, assis autour de la peinture, commencent par en prélever un
peu pour eux-mêmes. La foule des assistants, impatiente, essaie de s'approcher mais ils sont
rappelés à l'ordre jusqu'à ce que les chamanes aient terminé ; c'est alors la ruée, des hommes et
des adolescents d'abord, des femmes et des enfants ensuite. Chacun attrape une poignée de sable,
s'en frotte telle ou telle partie du corps, ou la jette en l'air pour qu'elle retombe sur lui en une pluie

13 (Newcomb and Reichard 1975)


14 Id.
15 1874. Cité dans (Mallery 1972 p.506-507).

62
bienfaisante ; les femmes en projettent sur leurs enfants.
Nous retrouvons donc ce que j'ai appelé dans l’ouvrage précédent la puissance efficace du
graphisme ; comme chez les aborigènes australiens, nous constatons la croyance à une
imprégnation corporelle de puissance vitale par le médium du dessin. On doit certes faire les
figures suivant des canons précis que nous détaillerons plus loin, mais en dernière analyse c'est
encore la matière du dessin qui est le véhicule indispensable du rétablissement de l'harmonie. La
poudre sèche colorée, répandue d'une certaine façon sur le sol, incarne un ordre et une harmonie
initiée par les héros d'antan ; ramassée et absorbée par les individus, elle leur transfère cette
harmonie et efface le désordre maladif.
La croyance à une puissance efficace du graphisme est à rapprocher de la difficulté
psychologique des peuples primitifs à concevoir une reproduction comme un être purement
abstrait, où la ressemblance graphique n'implique aucun partage de la vie de l'être représenté.
C'est le propre d'un mode de pensée dans lequel le dédoublement, loin de produire un objet
neutre, a une fonction symbolique active. Une illustration frappante de ce phénomène est donnée
dans une relation d'un voyageur des années 1830, Georges Catlin ; celui-ci exécutait de
nombreuses peintures de ce qu'il voyait, et surtout des peintures de personnages. Ayant réalisé le
portrait de deux chefs d'une tribu, Catlin vit une foule considérable et stupéfaite s'amasser devant
les peintures, et tous voulurent voir et toucher l'auteur d'un tel prodige :

"Ils déclarèrent que j'étais le plus grand homme-médecine16 du monde car, dirent-ils, j'avais
créé des êtres vivants : ils affirmaient qu'ils voyaient leurs chefs vivants en deux endroits
différents. Ceux que j'avais peints étaient un peu vivants, ils voyaient leurs yeux bouger, ils
les voyaient sourire et rire, et, s'ils pouvaient rire, ils pouvaient assurément parler, s'ils
essayaient de le faire, et il fallait donc bien qu'il y eût chez eux une certaine vie."17

L'émoi fut grand dans le peuple, parce que, disait-on, on ne peut créer un double d'une personne
sans enlever un peu de vie à l'original et raccourcir ainsi son existence terrestre ; par dessus le
marché, le portrait pourrait continuer à vivre après la mort de son original, empêchant celui-ci de
reposer en paix. Catlin dut se justifier devant le grand conseil de la tribu, auquel il expliqua "que
les braves ne se laissaient jamais effrayer par des sqaws aux lubies et aux racontars stupides"18 ;

16 Ou chamane.
17 (Catlin 1992 p.133)
18 Id.

63
piqués au vif par un tel argument, les "braves" lui serrèrent la main et entreprirent de se mettre en
grande tenue pour être peints.

Mais à cet aspect archaïque, suivant lequel la figure, pourtant réalisée avec une minutie
remarquable, n'est là que comme support très éphémère de pouvoirs, s'oppose un aspect tout
nouveau : la figure acquiert en effet malgré tout une sorte de fixité céleste.
Fixité : j'ai parlé plus haut de l'exactitude indispensable de la plupart des détails,
exactitude qui était beaucoup plus lâche chez les Australiens. Les Navajos, contrairement aux
Pueblos qui gardent beaucoup plus sévèrement leurs secrets, ont accepté non seulement de
montrer leurs peintures sèches à des étrangers, mais encore de les réaliser sur des supports
permanents (aquarelles et tapisseries), contrairement à l'ordre formel transmis par le mythe ; mais
comme, selon eux, l'efficace du dessin tient à son exactitude par rapport à un modèle ancestral, il
suffit d'en changer un détail pour contourner l'interdit et empêcher le pouvoir qui lui est lié de
passer en des mains extérieures à la tribu19. En cours d'exécution, les discussions à propos de tel
ou tel détail du dessin peuvent être très longues ; en cas de désaccord, c'est le résultat final qui
décidera : si la cure réussit, c'est que le dessin était correct, et inversement il est réputé incorrect
en cas d'échec. L'exactitude va jusqu'à des instructions de mesures, que la documentation ne fait
malheureusement que signaler rapidement20 : entre l'arc et la tête du serpent, disent par exemple
des instructions, il faut une largeur de deux doigts. On a aussi des instructions d'alignement.
Céleste : l'exactitude n'est qu'une partie du nouveau statut du dessin. Plus important est le
fait que les peintures sèches furent révélées aux hommes dans les temps primordiaux, avec des
ordres très précis quant aux motifs, à leur orientation, aux couleurs etc.21. De la même façon, la
peinture faite par les officiants est révélée au patient lorsqu'il pénètre dans le hogan, car il n'a pas
le droit d'assister à son exécution. La révélation de la peinture de sable est présentée dans les
mythes comme la suprême récompense accordée aux héros civilisateurs ; mais pour que les
hommes ne s'en disputent pas la possession, et pour être sûr que les officiants ne copient pas
bêtement, mais fassent l'effort de le mémoriser, chaque motif a été incarné une seule fois sur des
matériaux périssables (peaux, nuages), tandis que le modèle original était transféré au ciel22.

19 (Newcomb and Reichard 1975 p.16)


20 Id. p.84.
21 Id. p.33
22 (Reichard 1977 p.72)

64
L'original a été montré, puis aussitôt mis en lieu sûr ; une fois réalisée, la copie doit être effacée
et littéralement consommée comme nous l'avons vu. Le modèle n'est plus que dans la mémoire
humaine ; tout cela oblige les officiants, faute de dessin tout fait une fois pour toutes, à le réaliser
chaque fois en toute connaissance du mythe, et non mécaniquement. Tout rituel du type "moulin
à prières" est encore exclu.
L'existence éphémère du dessin rituel s'accompagne donc d'une existence permanente
idéale, au ciel, qui s'incarne de temps en temps grâce au souvenir transmis de génération en
génération. Nous avons dit, à propos des aborigènes australiens, que les figures n'avaient qu'une
existence matérielle et fugitive, obstacle à une prise en compte des figures pour elles-mêmes.
Chez les Navajos, l'aspect matériel et fugitif existe toujours, mais n'est que le côté "terrestre" ; il
est compensé par une idéalité placée au ciel et à laquelle on doit se conformer exactement : dans
le monde des pouvoirs, qui est désormais le monde "d'en haut", il y a une place permanente pour
la figure.
Cette fixité céleste des figures vitales est une nouveauté très importante, propédeutique
d'attitudes ultérieures telles que l'exactitude maniaque des constructions védiques et que les
spéculations platoniciennes ; il peut paraître arbitraire de postuler, comme on le fait ici, un pas en
avant vers la spéculation géométrique en se fondant sur des exemples aussi éloignés que celui des
Australiens et de certains aborigènes d'Amérique. Ce point de vue sera peut-être plus facilement
accepté si l'on remarque que la nouvelle existence "idéale" des peintures sèches n'est qu'un cas
particulier de la nouvelle existence idéale du monde mythique généralement constatée chez les
premiers agriculteurs. Chez les Australiens en effet, les ancêtres du temps du rêve sont certes
ressuscités de temps à autre par les rituels, mais entre temps ils n'ont pas de vie propre,
abandonnés à leur état fossile dans le paysage ambiant ; chez les Navajos au contraire, les
ancêtres créateurs se sont retirés dans un "autre monde" où ils vivent vraiment sans attendre la
sollicitation des humains ; après avoir rempli leur tâche créatrice du monde d'ici-bas, ils ont
disparu aux yeux des hommes pour mener leur vie au ciel "où existent les mêmes lieux que sur
terre, avec les mêmes noms"23. L'autre monde est désormais rempli de personnages actifs et très
susceptibles, qui acceptent de revenir sur terre de temps en temps moyennant des attentions
cérémonielles et quelques fois des offrandes et des sacrifices : "Aucun être surnaturel ne fait quoi

23 Id. p.73.

65
que ce soit pour un congénère ou pour un être terrestre sans récompense"24. Le monde
symbolique s'anime, sous l'apparence d'un monde divin, il acquiert donc une certaine autonomie
par rapport à la pratique humaine, ce qui est une façon pour la pensée de reconnaître à ses
produits un droit à l'existence et à une vie propre ; l'idéalité céleste des peintures sèches est un
aspect de cette nouvelle situation.

3- La géométrie dans les peintures sèches et dans les figures de l’univers.

Figure IV-1. Exemple de peinture sèche. Quelque soit le mal à réparer, la cure s'appuie sur une recréation de
l'harmonie initiale, et donc sur la structure fondamentale des quatre orients avec un mouvement de rotation dans le
sens des aiguilles d'une montre ; tout élément spécifique doit rentrer, de gré ou de force, dans ce cadre. Il s'agit ici du
"Peuple de l'Eau", afin de remédier à tout accident ou maladie due à l'eau.
Au centre : lac entouré de quatre montagnes avec quatre libellules, symboles d'eau pure.
A chacun des quatre points cardinaux : personnage ailé ("tonnerre"), personnage cornu ("Bœuf aquatique") et
"Cheval d'eau". On notera les cerceaux avec svastikas.
Aux quatre points intermédiaires : haricot, maïs, courge et tabac. Le cadre en zig-zag représente des éclairs.
Eléments traditionnels : rabattements systématiques (cornes et pattes des "chevaux", oiseaux, mollets et pieds des
personnages), symétries spontanées dans les détails.

24 Id. p.24.

66
Eléments nouveaux : dessin ouvert à l'est, avec deux "gardiens de l'est" (un castor et une loutre) disposés
symétriquement, personnages disposés aux quatre points cardinaux, mouvement de rotation dans le sens contraire de
la petite flèche des chapeaux des personnages.
D'après (Reichard 1977 p.63). Dessin Anne Spanek.

3-1 Eléments traditionnels des peintures sèches : rabattements, polysémie des figures,
polysignalisation des réalités, symétries "spontanées".

Nous savons25 que l'un des aspects les plus frappants de l'art primitif, est le rabattement
plus ou moins systématique sur la surface de représentation ; présent dès les débuts de l'art
paléolithique ("perspective tordue"), le phénomène s'accentue dans l'art post-glaciaire jusqu'à
l'âge du bronze. L'Amérique du Nord, peuplée initialement par des chasseurs-cueilleurs à une
époque correspondant à l'extrême fin du Paléolithique supérieur européen, n'offre pas de grotte
ornée comparable à Chauvet ou Lascaux, avec leurs effets de trompe-l'œil ; en revanche, la
région est riche en graphismes à rabattements systématiques. L'art rupestre préhistorique
américain montre, comme partout ailleurs dans le monde, des animaux en "perspective tordue",
l'essentiel du corps étant de profil, mais les cornes dessinées en vue de face26 ; le profil est
rarement absolu, puisqu'il montre par exemple les quatre pattes exactement sur le même plan. On
a la même technique dans les animaux très stylisés des peintures sèches Navajos (fig.IV-1) ; c'est
parfois la tête entière qui est vue de face avec un corps de profil. Les personnages sont en vue de
face, les mollets de profil et les pieds, semble-t-il, rabattus verticalement ; les bras des
personnages centraux sont normalement de part et d'autre du corps, mais le personnage qui
parfois fait cadre, l'arc en ciel, a le visage représenté de face et les deux bras, l'un au dessous de
l'autre, dirigés vers l'intérieur du dessin. On a donc une grande liberté dans la façon de rabattre, et
dans le choix des éléments à rabattre. Le cas le plus extrême de ce phénomène, en Amérique du
Nord, est fourni par l'art des Indiens de la côte nord du Pacifique27 ; la surface de rabattement
peut être plane, dans le cas des frontons peints, mais aussi cylindrique, s'il s'agit de poteaux
décorés. Les éléments symboliques jugés essentiels doivent figurer, même au mépris des
connexions topologiques (nous avons déjà noté cela chez les Australiens) et de la vraisemblance

25 Ouvrage précédent, chapitre 8.


26 (Nougier 1993 p.380-388), (Grant 1984)
27 Analysé par Boas, Primitive Art chapitre VI.

67
visuelle de l'ensemble28, qui est manifestement le cadet des soucis de l'artiste ; en revanche,
toutes les peintures présentent une stricte symétrie d'axe vertical. Le trait spécifique, chez ces
Indiens de la côte nord-ouest de l'Amérique du Nord, est la cohérence géométrique de cette mise
à plat, en opposition avec le désordre des perspectives tordues classiques ; pour comprendre ces
peintures, il faut imaginer en effet que l'animal à représenter a été découpé de la bouche jusqu'au
bout de la queue, en passant par le sommet de la tête, et que les deux parties ainsi délimitées ont
été étalées sur la surface : la reproduction prend alors l'aspect de deux profils accolés (figure IV-
2).

Figure IV-2. Ours représenté sous la forme de deux profils accolés. Les lignes hachurées de droite
et de gauche sont la ligne dorsale et ses poils. Indiens Tsimshian, côte nord-ouest des Etats-Unis.
D'après (Boas 1955 fig.223). Dessin Anne Spanek.

Je mentionne ce phénomène, bien qu'il soit absent de l'art navajo, à cause de son caractère
systématique et extrême29 ; par son exagération même, il met bien en relief l'état final de la
surface de représentation, initialement le lieu de passage et de contact entre les deux mondes,
devenue enfin de compte un espace de dimension deux explicitement, dogmatiquement pourrait-
on dire, sans se soucier de l'impression visuelle spontanée.

Parlons maintenant des figures géométriques et de leur sens. Les aborigènes d'Amérique
du nord utilisent volontiers les assemblages de triangles et de quadrilatères qui peuvent signifier à

28 Id. p.238-239.
29 Lévi-Strauss (Anthropologie structurale, chapitre XIII) rapproche ce type d'art de ceux de la Chine archaïque des
premiers et deuxièmes millénaires avant notre ère, de l'art de la préhistoire sibérienne et de l'art maori de
Nouvelle-Zélande.

68
peu près tout ce que l'on veut ; il n'est pas nécessaire de rentrer dans trop de détails30, il suffit de
savoir que le même mouvement se dessine que chez les Australiens : objectivement, les figures
tendent à l'indépendance par rapport au sens, puisque, comme le rapporte Boas, une même forme
peut être interprétée différemment par diverses personnes du même groupe (polysémie), ou
encore par la même personne à des moments divers, et qu'inversement un même objet peut
s'incarner dans des formes variées (polysignalisation). Les peintures sèches navajos abondent en
figurations extrêmement stylisées et standardisées mais souvent reconnaissables ; les personnages
ont une tête ronde ou rectangulaire, un buste rectangulaire, plus rarement trapézoïdal ou
losangique, et un pagne trapézoïdal. Ces personnages sont fréquemment des symboles et non des
personnages réels ; par des signes particuliers on peut reconnaître en effet le "peuple céréales", le
"peuple flèche", le "peuple serpent", le "peuple silex" ou le "peuple bison". Dans le style codé et
non reconnaissable, on peut mentionner les nuages sous forme d'empilements de quatre triangles,
et les quatre "ciels" (de l'aube, du midi, du soir et de la nuit) rendus par des rectangles munis d'un
appendice trapézoïdal qui en est l'aile, pour marquer le vol du temps. Les symétries visibles dans
les détails géométrisés (rectangles, trapèzes etc.) ne sont pas justifiées ; c'est une constante chez
les informateurs des peuples traditionnels, nous l'avons déjà constaté, que de traduire les
graphismes en leur donnant un sens général lié au mythe sans jamais donner une raison à leurs
compositions formelles, à leurs symétries, comme si elles résultaient d'un acte spontané. Mais
avec la nouvelle structure en quadrants, liée aux orients, la situation change.

3-2 Eléments nouveaux des peintures sèches : la nouvelle figure "solaire" et son caractère
totalitaire, figures en dimension trois, apparition de la numérologie.

La grande nouveauté structurelle des peintures sèches navajos, par rapport au graphisme
rituel chasseur-cueilleur, est d'abord leur orientation systématique au moyen d'un personnage arc-
en-ciel, ou bien d’un cadre circulaire ou carré ouvert à l'est, et ensuite l'arrivée en force d'une
structure générale en quadrants liés aux points cardinaux et animée d'un mouvement de rotation
dans le sens des aiguilles d'une montre (fig. IV-3). Le sens du mouvement provient peut-être de
l’observation de l'ombre d'un gnomon au nord du tropique du Cancer, là où se trouvent les
Navajos.

30 Nombreux dans l'ouvrage cité de Boas, p.103-104 par exemple.

69
Figure IV-3. Exemples de structures de peintures sèches. Ouverture à l'est, structure en quadrants, cercle
inscrit ou circonscrit, mouvement de rotation dans le sens des aiguilles d'une montre. On notera la grande
ressemblance formelle avec les motifs de céramiques préhistoriques proche-orientales et centre-européennes (figs
III-12 et III-13). D'après les illustrations des ouvrages de Reichard et Newcomb et Reichard. Dessins Anne Spanek.

Nous avons noté, aussi bien dans l'art paléolithique européen que dans l'art primitif
australien, l'absence de structure d'ensemble standard du graphisme, sauf lorsque celle-ci est
dictée par la nature du support ; c'est ainsi que les peintures pariétales s'épanouissent en désordre,
tandis que le décor des sagaies met en valeur, au moyen de symétries et de translations, les deux
directions de la surface de l'objet. De même, les dessins sur le sol des Australiens n'ont en général
aucune symétrie d'ensemble apparente tandis que la peinture corporelle et les décors des
churingas épousent les symétries naturelles du support. Dans les paintures sèches navajos au
contraire, nous avons toujours une structuration absolue, créée de toutes pièces sans suggestion
fournie par le support ; rien en effet, dans le sol aplani et nettoyé préalablement à l'exécution de

70
la peinture sèche, ne suggère une direction de translation, un axe de symétrie ou un centre de
rotation.
Si les symétries axiales et les translations ne sont donc pas une nouveauté, puisqu'elles
existent abondamment chez les chasseurs-cueilleurs de la préhistoire et chez les aborigènes
australiens, ce n'est pas le cas de la structure systématique en quadrants qui a marqué
profondément la pensée primitive, à partir du moment où elle fut découverte. Au chapitre
précédent, nous avons daté cette découverte du Néolithique, et nous la retrouvons ici, avec toute
sa force, chez les agriculteurs navajos ; le lecteur appréciera sans doute l'étonnante similitude
entre certaines peintures sèches navajos et les décors d'Obeid, de Samarra, d'Halaf et d'Europe
centrale aux VIe et Ve millénaires (figs. III-12 et III-13).
La structure présente une grande uniformité d'ensemble (fig. IV-3) : comme nous l'avons
dit, un cadre général fait office de limite, avec une ouverture à l'est. Le centre, vers lequel
converge la presque totalité des figures, personnages ou objets, est marqué par un dessin plus ou
moins complexe à base de croix, de cercles et de carrés. Quatre personnages ou groupes de
personnages sont disposés aux quatre points cardinaux, les pieds vers le centre et la tête vers
l'extérieur ou, plus rarement, selon la position inverse ; fréquemment, les directions
intermédiaires (nord-ouest, nord-est, sud-est, sud-ouest), sont occupées par des tiges porteuses de
céréales, du centre vers l'extérieur, mais les véritables acteurs sont aux quatre directions
cardinales. De plus, un détail de chaque personnage (une plume de la coiffure et la saccoche)
indique un sens de rotation, sens opposé à celui de l'objet en question et qui est toujours le sens
des aiguilles d'une montre ; d'après Pinxten31, l'édification même de la peinture sèche doit aussi
se faire dans ce sens. Nous avons donc une structure d'ensemble circulaire, partagée en quatre ou
huit secteurs égaux, avec une indication de mouvement dans un sens précis.
Comme nous l'avons noté à maintes reprises, tout geste rituel est une reproduction d'actes
fondateurs du monde ; ici, la recréation graphique du monde doit se faire selon un modèle
géométrique précis, celui de quatre quadrants fondamentaux liés aux quatre points cardinaux. Le
lien avec les orients est tout à fait explicite dans la pensée navajo, d'après les informations
recueillies par les ethnographes, ce qui fait que la structure d'ensemble du graphisme est justifiée ;
à par cela en effet, nous n'avons rencontré chez les peuples primitifs que des justifications qui
donnaient le sens des éléments de la figure (telle partie symbolise tel objet ou tel phénomène).

31 (Pinxten 1983)

71
L'architecture d'ensemble se construisait inconsciemment, impulsée par des gestes apparemment
naturels qui produisaient spontanément des translations et symétries axiales, et plus rarement des
rotations ; avec les orients comme principe dirigeant, le dessinateur donne consciemment une
structure "objective" (nous serons amené plus loin à tempérer ce qualificatif) à son œuvre, en se
fondant sur les mythes qui déclinent indéfiniment les déambulations aux points cardinaux et, plus
abstraitement, la répétition quatre fois des actions significatives. La "spatialisation" des mythes
n'est pas, en soi, étrangère aux chasseurs-cueilleurs, par exemple chez les aborigènes australiens ;
comme le rapporte Levi-Strauss32, "on a récemment repéré et décrit, en territoire aluridja, un site
rocheux de 8 km de pourtour, où chaque accident du relief correspond à une phase du rituel, de
telle sorte que ce massif naturel illustre, pour les indigènes, la structure de leurs mythes et le
programme de leurs cérémonies". Mais il s'agit là d'un lieu particulier, comme tant d'autres lieux
qui sont des héros-démiurges pétrifiés, formes particulières dont se saisit l'imagination mythique.
Cette forme de spatialisation australienne est bien connue également en Amérique du Nord, nous
dit Levi-Strauss, "depuis l'Alaska jusqu'en Californie, ainsi que dans le sud-ouest et le nord-ouest
du continent […] les aspects physiographiques du territoire tribal [sont interprétés] en fonction
des pérégrinations du héros civilisateur […]"33. Mais la structure d'un grand nombre de peintures
sèches navajos nous montre tout autre chose : une structure spatiale abstraite, fondée sur un
centre et quatre directions, qui est un Grand Tout organisateur et non une géographie issue de la
considération de particularités locales du terrain.
Le modèle sous-jacent de l'univers, tel qu’il ressort du récit d’un vieux chef navajo en
192834, est le suivant : lors de la troisième étape de la création (le monde actuel est le cinquième),
des six montagnes, ou plus exactement des six substances de montagnes (il faudra attendre le
cinquième monde pour que les êtres prennent leur forme actuelle35), quatre furent placées aux
points cardinaux (le soleil ne sera créé que dans le cinquième monde, mais quatre "coins" existent

32 (Lévi-Strauss 1962 p.200)


33 Id.
34 (O'Bryan 1993)
35 En reprenant les termes introduits dans le chapitre précédent : le mythe introduit une rupture temporelle, par
l’apparition d’une véritable histoire faite d'étapes irréversibles, et une rupture substantielle achevée au cinquième
monde, dans lequel non seulement chaque être prend sa forme spécifique, mais les vivants sont distingués en
espèces figées vivant dans des lieux séparés. (Id., p.11 et 34). Le même récit mythologique rapporté par O’Bryan
fait état d’une sorte de « dette de vie » réclamée par le soleil pour que son mouvement persiste ; le premier effet
est que les êtres humains deviennent mortels. Il n’y a pas de mention explicite de sacrifice humain autre que cela.

72
dès le premier), une autre "en haut" et une dernière en un dernier lieu non précisé36. L'informateur
indique en passant que le nom de la montagne du haut signifie aussi montagne du centre, et que
celle-ci est "très sacrée". N’avons-nous pas là une pyramide implicite, avec une cinquième
montagne qualifiée à la fois de haute et de centrale parce qu’en projection le sommet d’une
pyramide régulière est au centre du carré de base ? Cette interprétation est confortée par
l’architecture originelle de la hutte navajo, le hogan ; classiquement en effet, celui-ci est une
reproduction de l’univers. D’après l’un des mythes37, le premier hogan, dont le plan fut ordonné
au peuple par un démiurge, avait une armature pyramidale de quatre poutres dont les pieds étaient
placés aux points cardinaux et un plan au sol circulaire ; la forme extérieure était donc celle d’un
cône, recouvert de terre et de végétaux. Ecoutant la suite de notre récit de fondation, nous
apprenons que quatre piquets furent plantés aux quatre points cardinaux pour « étendre » le ciel et
la terre ; et à ce stade de l’histoire, la « raison généalogique », le modèle anthropomorphe si
puissant encore reprend le dessus avec la « femme-terre » comme épouse du ciel. D’ailleurs, un
temps de brouillard où la terre et le ciel se confondent dans une ambiance humide n’est-il pas le
signe certain que le ciel « visite » son épouse ?
Nous voyons donc dans l'univers navajo la "verticalisation" mentionnée aux chapitres
précédents, fabrication d'un modèle en dimension trois, avec la position subordonnée du bas (la
terre, le monde réalisé, les humains, la peinture sèche éphémère) par rapport au haut (le ciel, le
monde des pouvoirs, le peuple des dieux, le modèle idéal de la peinture sèche). Nous constatons
l’importance des nouvelles figures en dimension trois (ici la pyramide et le cône), mais le trait
remarquable est que la figure réellement efficace est en dimension deux : lorsque le hogan est
théoriquement construit en reproduisant le modèle original, celui-ci ne fonctionne que comme
symbole passif, signe de mise en conformité, et non comme source de pouvoir, apte aux
manipulations rituelles. Abrité dans son hogan, l'individu navajo est certainement en accord avec
l'univers, mais c'est tout. Le symbole actif, rituellement efficace à travers sa "consommation" par
le malade, commode à représenter et à penser, reste plan ; tous les idées-forces sont en quelque
sorte rabattues sur la surface, qui devient par conséquent un lieu de représentation graphique au
sens large. Non seulement le mouvement solaire est projeté en un mouvement circulaire est-sud-
ouest-nord, mais tout est "aplati" et trouve sa place dans la structure qui dicte un classement

36 Id. p.5.
37 Rapporté dans (Nabokov and Easton 1989) Des formes plus élaborées de hogan sont apparues ensuite, mais sans
jamais abandonner l’idée centrale d’harmonie avec l’univers.

73
universel des êtres et de façon encore plus abstraite, une numérologie contraignante.

Classement universel : les peuples, et en particulier le peuple navajo, n'ont pas attendu de
découvrir les points cardinaux pour entreprendre de gigantesques classifications des choses du
monde. D'après Durkheim et Mauss, l'un des grands principes de classifications est de ranger tous
les êtres dans des clans, ce qui fait que "la classification des choses reproduit la classification des
hommes"38 ; tout animal, le soleil, la lune, font partie de tel ou tel groupe humain et sont en plus
mâle ou femelle. La logique générale, typique de la pensée primitive, est ainsi une classification
suivant les liens de parenté ; comme ceux-ci sont hiérarchisés, la tribu étant divisée en deux
phratries, elles-mêmes divisées en deux classes matrimoniales, puis en clans, on peut obtenir un
classement en "arbre". Chez les Navajos, ce type existe, bien que le lien avec la parenté ne soit
pas explicite ; Lévi-Strauss39 rapporte que les Navajos se considèrent eux-mêmes comme de
"grands classificateurs", et qu'ils divisent les êtres entre ceux qui ont la parole et ceux qui ne l'on
pas, ces derniers en animaux et plantes, les animaux en courants, volants et rampants etc. Mais ce
n'est pas cela que je veux souligner ici ; je ne parle pas d'un catalogage hiérarchique fondé sur
une suite de divisions internes en catégories et sous-catégories, mais d'une division que nous
reproduirions aujourd'hui sous la forme d'un tableau à deux dimensions tel que celui-ci40 :

Est Sud Ouest Nord


Blanc Bleu Jaune Noir
Printemps Été Automne Hiver
Aube Midi Crépuscule Nuit
Jeunesse Force de l'âge Maturité avancée Vieillesse et mort
Monde supérieur Deuxième monde Troisième monde Premier monde
inférieur inférieur inférieur.

Le tableau ne se réduit pas aux éléments reproduits ci-dessus (couleur, saison, moment du jour
etc.), mais peut englober des animaux, des arbres, des fleurs, des légumes et autres. Les quatre
"mondes" de la dernière ligne correspondent à quatre des étapes de la création selon le mythe

38 (Mauss and Durkheim 1969 p.20)


39 (Lévi-Strauss 1962 p.55)
40 (Sandner 1991)

74
navajo, le premier monde étant le plus bas et les autres de plus en plus élevés41 ; la structure plane
en quadrants est donc une représentation graphique de différentes profondeurs et aussi bien des
différentes époques de du jour, de l'année et même de l'histoire. Des tableaux de même type se
retrouvent chez d'autres peuples amérindiens, avec des variantes : chez des Zuñis, l'ouest est
associé au printemps et l'est à l'automne42 ; chez les Hopis, la première ligne comporte six
directions au lieu de quatre (nord-ouest, sud-ouest, sud-est, nord-est, zénith, nadir), sans référence
à des saisons ou moments du jour43. La différence avec le système navajo est que la troisième
dimension (zénith et nadir) devient elle aussi un principe de classement, peut-être parce qu'il
s'agit d'un peuple plus ancien dans la prise en compte d'un espace objectif de dimension trois ; il
n'empêche que les peintures sèches des Hopis sont planes et structurées en croix. Mais chez les
Navajos comme chez les Zuñis ou les Hopis, les êtres sont classés non plus selon un principe de
parenté, mais selon un principe spatial objectif, un modèle géométrique global dont l'importance
est telle qu'il s'impose au classement tribal lui-même : Durkheim et Mauss, parlant d'une
classification Zuñi dominée par quatre points cardinaux plus trois autres directions (le zénith, le
nadir et le centre), disent que "cette répartition des mondes est exactement la même que celle des
clans à l'intérieur du pueblo. Celui-ci est, lui aussi, divisé d'une manière qui n'est pas toujours
visible, mais que les indigènes trouvent très claire, en sept parties"44 dont la disposition ne peut
évidemment pas correspondre à celle des directions invoquées. Une adéquation parfaite entre les
deux se trouve, curieusement, dans une tribu australienne (l'une des plus évoluées, disent
Durkheim et Mauss) des Nouvelles-Galles du Sud, les Wotjoballuck, où chaque clan est rapporté
à une région précise de la rose des vents et où chaque individu doit être enterré dans la direction
attribuée à son clan ; mais ce cas est à ma connaissance tout à fait isolé sur le continent australien.

Numérologie contraignante : le modèle du monde ne fournit pas seulement un modèle


géométrique global, où toute chose et toute époque ont un lieu, mais également un modèle
numérique induit par le premier. Nous constatons une ébauche de numérologie (absente chez les
Australiens à ma connaissance) dont l'origine est transparente : à partir des quatre directions
cardinales se cristallise le nombre quatre, qui rythme toute la vie rituelle nord-américaine avec

41 Le statut de ce "monde supérieur" n'est pas clair puisque, nous le savons, la création navajo a accouché de cinq
mondes.
42 (Sebag 1971)
43 (Lévi-Strauss 1962 p.57)
44 (Mauss and Durkheim 1969 p.50)

75
une constance remarquable. Les exemples abondent45, sont parfaitement monotones et se
ramènent à l'idée que pour être complet, tout doit aller par quatre, par analogie avec la
complétude géographique du monde exprimée par les quatre directions. Il suffira de donner
quelques exemples navajos. Dans les cérémonies, les formules sont souvent répétées quatre fois,
dans les légendes on voit fréquemment une question posée trois fois, suivie de trois réponses
fausses, et ce n'est qu'à la quatrième tentative que la réponse correcte est donnée. Mais le modèle
géométrique ne se borne pas à imposer quatre quadrants, puisqu'il reflète par dessus le marché un
mouvement de rotation autour d'un centre, dans le sens des aiguilles d'une montre ; d'un point de
vue numérologique, le centre se cristallise en un cinquième élément, récapitulation et synthèse de
l'ensemble. Les quatre premiers éléments (quatre gestes répétés, quatre paroles répétées) sont les
membres d'une collection cardinale, sans hiérarchie ; le cinquième au contraire est l'ordinal, non
pas un élément de plus, mais l'essence des quatre premiers. Cela se traduit parfois physiquement
par le fait que le centre est recouvert de quatre couches des quatre couleurs cardinales46. L'idée
est présente dans tous les domaines ; par exemple "Femme Changeante" donna naissance à quatre
filles, la première issue de sa poitrine, la deuxième de son côté gauche, la troisième de son côté
droit, la quatrième de son dos, et à une cinquième issue de son esprit47 : reflet anthropomorphe
des quatre directions et du centre, et symbolisation du caractère essentiel du centre par son
assimilation à l'esprit. Ou encore : un héros danse vers l'est, le sud, l'ouest et le nord, puis en
dansant en direction du centre il s'élève au ciel48. Cette idée est très présente dans les récitations
rituelles, comme celle-ci :

"La beauté devant moi, avec elle je vais mon chemin


La beauté derrière moi, avec elle je vais mon chemin
La beauté en dessous de moi, avec elle je vais mon chemin
La beauté au dessus de moi, avec elle je vais mon chemin
La beauté tout autour de moi, avec elle je vais mon chemin…" 49

où le cinquième élément, "tout autour de moi", récapitule l'ensemble. Nous savons aussi que dans
l'histoire navajo, le monde contemporain est le cinquième, ce qui devrait logiquement signifier

45 Voir par exemple (Closs 1990 p.188) et (Lévy-Bruhl 1910 chap.VI).


46 Newcomb et Reichard, ouvrage cité, planche V.
47 Reichard, ouvrage cité, p.26.
48 Id. p.35.
49 (Sandner 1991 p.83)

76
qu'il est la synthèse des quatre précédents.
On retrouve la même idée, exprimée différemment, chez des Sioux50 où la totalité est le
septième élément, et non le cinquième : comme chez certains Zuñis on a six directions, à savoir
les points cardinaux, le zénith et le nadir, l'univers (ou le centre) arrivant en septième ; c'est à lui
que vont les offrandes, et il est multicolore, contrairement aux directions précitées à qui il est
attribué une seule couleur.
Une telle numérologie est assez pauvre mathématiquement, dans la mesure où elle se
contente du rôle du nombre cardinal comme agent de liaison entre des collections ; les quatre
directions expriment l'ordre et la totalité du monde, donc toute action rituelle, pour être en
harmonie avec le monde, doit aller par quatre. Le symbole numérique est un intermédiaire direct
entre deux réalités (les orients et tel geste ou telle phrase répétée quatre fois) autrement sans
rapport l'une avec l'autre ; il n'est pas encore l'objet de recherches combinatoires numériques
chargées de révéler des relations plus profondes entre les choses, autrement dit il n’y a pas
d'arithmologie. Les peuples aborigènes d'Amérique du Nord ne semblent pas avoir été tentés par
des spéculations sur les divers cycles du soleil, de la lune, et même de Vénus, contrairement à
leurs voisins d'Amérique centrale ; on rapporte51 que les Sioux Dakota nomment douze mois
lunaires, mais que le raccordement à la période de l'année est très difficile et donne lieu à de
chauds débats. Une période creuse sert à accorder les décomptes ; certains peuples ont un
treizième mois, mais il n'y a pas plus de recherche de correspondance rigoureuse. Ainsi les
Navajos ont douze mois lunaires et un treizième mois irrégulier considéré comme néfaste52 ; ils
considèrent cette irrégularité comme une rupture d'une harmonie primitive entre les cycles
lunaires et solaires, due au désordre volontairement instauré par le grand trublion des mythes
nord-américains, le Coyotte. Des tendances à un bricolage spéculatif peuvent pourtant se
manifester, d'après Powers ; un informateur sioux dit que comme le grand esprit a fait toutes
choses par quatre (quatre directions ; quatre divisions du temps : jour, nuit, lune, année ; quatre
parties de ce qui pousse : racines, tiges, feuilles, fruit ; quatre sortes d'êtres qui respirent :
rampants, volants, à deux pattes, à quatre pattes ; quatre doigts à chaque main, quatre orteils à
chaque pied, quatre pouces etc.) l'humanité doit aussi agir par groupes de quatre : il n'y a rien là
que de très ordinaire, mais les choses se compliquent un peu avec le nombre sept, issu des sept

50(Powers 1994)
51Mallery, ouvrage cité, p.269, (Nilsson 1920)
52 Sandner, op. cit. p.237.

77
"éléments" que sont les points cardinaux, le zénith, le nadir et l'univers (ou le centre). Comme en
effet la lune vit 28 jours, cela donne un prétexte naturel pour dire que les nombres 4, 7 et 28 sont
sacrés, avec une confirmation arithmétique puisque 4×7 = 2853.

4 - Limites des "mathématiques" navajos ; l'obstacle de la dialectique spontanée.

Pour ne perdre ni le fil ni la tête, nous devons nous poser la question de la nature des
embryons de mathématiques que nous venons de décrire, comme nous l'avons fait dans l’ouvrage
précédent à propos des outils de pierre et des traces graphiques des époques paléolithiques, ou
des productions des aborigènes australiens. Nous l'avons constaté alors, et il faut encore le répéter
ici, il s'en faut de beaucoup que l'on puisse conclure à l'existence d'une mathématique avec ses
propres concepts. Le mot modèle, utilisé à maintes reprises, ne doit pas faire illusion ; en ce qui
concerne l'univers, il ne s'agit pas d'une forme unique bien définie, dégagée du mythe, analogue à
celles qu'ont proposées les penseurs grecs présocratiques. En dimension trois, il est tantôt deux
entités superposées avec leurs piliers aux quatre coins et les anneaux qui les entourent, tantôt une
coupole au dessus d'un disque, qui est l’une des formes du hogan54 ; en dimension deux, il est fait
de quatre quadrants en mouvement circulaire autour du centre. Ces deux modèles géométriques
font face à un autre, "raison généalogique" oblige, selon lequel la terre-mère est une femme,
"Femme Changeante", couchée sur le dos et le ciel-père un homme placé au dessus d'elle. Le
centre si important n'est pas un lieu déterminé objectivement, mais c'est simplement là où le
peuple est, et même là où se trouve l'individu qui parle. La figure du monde et le nombre quatre
sont certes les grands-prêtres du rituel, les meilleurs agents de l'harmonie générale, mais pas
davantage que des agents. Isolés de ce rôle, ils ne sont l'objet d'aucune attention.
Nous avons vu l'importance de la figure faite, reflet d'une entité céleste et fondatrice,
contrairement à l'intérêt à peu près exclusif porté à la figure en train de se faire comme chez les
Australiens. Il est frappant que ce statut intellectuel très élevé aille de pair avec une absence
totale de conceptualisation de ses éléments, et une quasi-inexistence de toute géométrie pratique
hors rituel ; la figure et ses divers éléments n'ont pas de nom véritable. D'après Pinxten, le
vocabulaire "géométrique" fait principalement référence à des actions, mais souvent de façon si

53 Powers, op. cit.


54 Pinxten, ouvrage cité.

78
vague qu'il est hasardeux de déduire l'objet des seuls mots qui le décrivent : il existe par exemple
un mot qui signifie à la fois centrer, partager en deux, mais pas de mot pour centre. On peut donc
aussi bien, avec ce même mot, faire référence à un point qu'à une ligne (par exemple le centre du
corps est la ceinture). Pour carré, on dira : tracer des lignes quatre fois qui se rencontrent aux
coins. Pour triangle, on parlera de trois lignes, comme une pointe de flèche ; le parallélisme
s'exprime par le cheminement côte à côte de deux personnes. Si le vocabulaire navajo fait, d'après
Pinxten, une distinction fondamentale entre plat et volumineux, la ligne (et encore moins la ligne
droite) n'existe pas autrement que comme chemin, ou direction de mouvement. Tout cela
concorde avec une "philosophie" navajo très héraclitéenne : "Après que les choses eurent été
placées sur la terre, on dit que le premier homme et la première femme arrachèrent une plume
d'Aigle-Chauve, soufflèrent dessus et dirent : «Dès maintenant et à jamais, tout bouge. Rien ne
reste stable, ni même l'eau, ni même le rocher.»"55.
La pensée spontanément dialectique du monde primitif impose une fluidité des catégories
qui s'oppose à toute fixation conceptuelle indispensable à la naissance des mathématiques
proprement dites. "Tout bouge", l'action et le mouvement spontanés sont premiers, et par
conséquent la figure concrète n'est qu'une trace dont les éléments ne méritent guère d'attention.
Ce point de vue se heurte également à l'idée pourtant bien présente d'un modèle fini de l'univers
aux limites précises (les quatre montagnes entourées de quatre anneaux, ou bien un grand hogan).
La frontière existe, et pourtant elle est impalpable, inatteignable et elle n'a pas de forme ; elle
existe, parce que le monde est le monde navajo et que tout ce qui n'est pas ce monde est renvoyé
dans un ailleurs chaotique et néfaste. Cette idée anthropo-ethnocentrique, commune à tous les
peuples primitifs, encore fortement présente par exemple en Chine antique, donne lieu au
paradoxe, explicite chez les Navajos, de la frontière existante-inexistante : elle existe puisqu'il
faut bien reconnaître que tout le monde n'a pas la chance d'être Navajo, mais elle est
inconnaissable puisqu'il faudrait pour la découvrir se placer à l'extérieur du peuple Navajo, donc
à l'extérieur de soi-même, ce qui est impossible. C'est pourquoi l'idée de monde borné coexiste
avec celle de monde infini :

55 Id., p.16

79
"Si tu vas au sommet de la colline, tu n'atteindras pas la limite du ciel. Si tu grimpes au
sommet de la plus haute montagne, tu ne l'atteindras pas. Il est impossible d'atteindre
réellement la frontière ultime du monde, celle du haut comme celle du bas"56.

On ne saurait mieux exprimer ce que j’ai appelé la rupture spatiale, selon laquelle le monde dans
son ensemble n’est plus à portée de main comme au temps des chasseurs-cueilleurs, et que l’on
maîtrise (on l’abolit) grâce à un modèle réduit, une représentation finie plane ; dans celle-ci, la
direction verticale est réduite à son point d’intersection avec le plan, lequel acquiert de ce fait
l’éminente dignité de centre du mouvement de rotation. En numérologie, ce centre est le
cinquième, après les quatre points cardinaux, et il a une vertu récapitulative comme nous l’avons
vu. En pratique, on accumule au centre de la peinture sèche le plus possible de caractères,
couleurs, formes etc.
Il faut noter enfin la pauvreté de la géométrie pratique ; le nombre est rituellement relié à
l'espace, mais il s'agit pour l'essentiel du nombre quatre et de l'espace "borné" par les points
cardinaux. Il n'y a pas de liaison intime et générale des deux au moyen de la mesure, et encore
moins de calculs de mesures. Avant l'arrivée des Européens, les Navajos mesuraient avec des
unités corporelles comme le bras, le pas, l'intervalle qui va du pouce au doigt du milieu
(étendus?)57 ; nous avons vu également que les instructions concernant les peintures sèches
précisent parfois les intervalles à respecter (largeur de deux doigts) entre deux dessins, mais en
l'absence de renseignements plus détaillés sur les mesures navajos on peut se faire une idée plus
précise avec les Indiens Ojibwa58. Ceux-ci utilisent, pour la construction de canoës, des unités de
mesures linéaires corporelles comme :

une poignée, de l'articulation de l'index à l'articulation du petit doigt,


une poignée et un pouce, de la pointe du pouce étendu à l'articulation du petit doigt,
largeur de trois doigts,
largeur du petit doigt et moitié de celle de l'annulaire.

Au lieu des parties du corps, on peut utiliser également un bâton, avec éventuellement une

56 Id. p.25.
57 Id. p.104.
58 Closs, ouvrage cité.

80
encoche pour marquer la distance à reporter, mais il ne s'agit que d'un outil temporaire, sans que
celui-ci ait un quelconque rôle standard. Le milieu d'un segment pourra s'obtenir par pliage d'une
corde égale au segment. De même chez les Indiens Crees, apparentés aux Ojibwas et fabricants
de canoës, on utilise les unités suivantes :

distance du coude au bout du majeur,


distance du coude au bout du pouce,
distance du coude à l'articulation du pouce,
distance du coude à la base du pouce.59

Il est frappant que ces unités soient de dimensions très voisines les unes des autres, et leur utilité
est probablement d'éviter précisément le recours aux nombres : dans la série d'unités ojibwas,
l'unité commune pourrait être la largeur d'un doigt, et chaque module pourrait être remplacé par
tant de doigts et tant de demi-doigts. Autrement dit, nous n'avons là principalement que des
comparaisons de grandeurs et non des mesures proprement dites, puisque la mesure associe
systématiquement un nombre à une grandeur. Il y a encore moins, d'après notre documentation,
de mesures et de calculs d'aires et de volumes.
Si le traitement mathématique pratique de l'espace est rudimentaire, ne dépassant guère la
simple comparaison des grandeurs et la division en deux que nous avions déjà décelées chez nos
ancêtres erectus, sans liaison systématique avec le nombre, inversement le développement de la
numération semble se faire sans aucune référence spatiale. Il est intéressant de noter que les
Indiens d'Amérique du nord (ils ne sont pas les seuls) ont développé (chacun de façon plus ou
moins systématique) un système de numération savant fondé sur les parties du corps ; selon celui-
ci, la première unité d'ordre supérieur est la main pour cinq, et je ne connais pas de trace de
rapprochement avec l'importance mythique du cinquième (le centre), ou d'importance particulière
donnée à quatre.

Les embryons de géométrie que je viens de décrire sont contradictoires, donc en


mouvement, et ceci parce qu'ils sont nourris, comme dans le monde des chasseurs-cueilleurs, par
le premier mode de pensée fait de dialectique spontanée, raison analogique et raison

59 Id.

81
généalogique. Partout la détermination croissante se heurte à l'indéterminé des analogies sans fin,
et la conceptualisation peine à s'affirmer face à la pratique immédiate. S'agissant des éléments
nouveaux comme des anciens, la dialectique spontanée produit des contraires dans tous les
domaines. La troisième dimension ("verticalisation") prend toute sa place avec un modèle de
l'univers reproduit dans l'habitat, modèle aussitôt contredit par une autre représentation
géométrique plane où l'on "case" des profondeurs diverses et des époques diverses. Ces deux
formalisations au moyen de figures précises s'opposent ensemble au modèle anthropomorphe de
la terre-mère et du père-ciel. L'espace de dimension deux a définitivement pris son autonomie par
rapport à son statut "chasseur-cueilleur" de lieu de passage et de contact ; c'était déjà le cas avec
sa transformation en simple support de représentation, lieu de rabattement et de "perspective
étalée", mais il remplit désormais une autre fonction : celle de support d'un schéma abstrait et
raisonné de l'univers et de son mouvement, véritable représentation graphique. Et s'il remplit
cette fonction, c'est parce qu'il a trouvé son type, le plan (le vrai) défini par deux droites (issues
de visées) perpendiculaires est-ouest et nord-sud ; mais la nouvelle fonction s'imprègne aussitôt
des éléments qu'elle organise, lesquels submergent les formes abstraites (nombres, directions,
mouvement, figures composées) et font de l'espace rigoureusement formalisé un espace non
homogène, non isotrope, un ensemble de lieux inséparables de certaines saisons, matériaux,
animaux etc.
En une autre contradiction encore, la figure (de la peinture sèche) acquiert une existence
"céleste" (donc purement cérébrale), fixée une fois pour toutes aux débuts des temps humains,
avec un pouvoir de création ex-nihilo en ce qui concerne la croix, mais dans sa matérialité
terrestre elle disparaît, consommée immédiatement après sa réalisation. La figure est soignée et
codifiée dans ses moindres détails lourds de signification, mais ses éléments n'ont droit à aucune
dénomination autre que de vagues descriptions de gestes.

Telle est la situation, instable, de nos embryons, mais la situation se clarifie dans la
mesure où deux pôles apparaissent nettement l'un en face de l'autre : formalisation exigeante d'un
côté, dialectique de la raison analogique de l'autre. La formalisation ne peut se développer que
grâce à l'élan vital donné par la pensée mythique-rituelle, et la raison analogique ne peut englober
le réel et le synthétiser que grâce à la formalisation, géométrique principalement.
-oOo-

82
Chapitre V
Spéculations arithmético-géométriques des peuples Dogon et Bambara.

Avec les peuples sans écriture Dogon et Bambara, agriculteurs et forgerons du Mali
rendus célèbres grâce aux travaux de Marcel Griaule, Germaine Dieterlen, Youssouf Cissé,
Solange De Ganay, Dominique Zahan et Geneviève Calame-Griaule, nous pénétrons dans un
univers plus riche et plus complexe que celui des chapitres précédents. Les "ruptures" (spatiale,
temporelle, substantielle) envisagées au chapitre II sont confirmées, élargies, et les spéculations
qui visent à tenir ensemble les deux bouts de la chaîne (le monde des pouvoirs et des créateurs, le
monde apparent des êtres créés) prennent une ampleur sans commune mesure avec ce que nous
avons constaté chez les aborigènes américains.
Pour garder la tête froide et ne pas donner prise au reproche que l'on a pu faire aux auteurs
précités1, d'avoir tellement sollicité les informateurs et la documentation que les mythes ont été
abusivement haussés en véritable système philosophique ou monothéiste2, il ne sera pas inutile de
préciser, avant d'examiner les spéculations spécifiques des Dogons et Bambaras, pourquoi il est
certain que nous sommes encore bel et bien dans le cadre de la pensée primitive. Tout d'abord la
croyance à l'efficacité matérielle du symbole (et tout particulièrement du graphisme) garde toute
sa force, comme chez les simples chasseurs-cueilleurs. L'efficace peut être simplement magique,
comme le tracé de certains tableaux de signes favorable à la venue de la pluie, à la fécondité des
femmes et du bétail, à la protection contre les calamités (inondations, sécheresse, fausses
couches, foudre, épidémies etc.)3 ; on peut revivifier un noyé ou un accidenté en lui frottant la
plante des pieds avec un morceau de calebasse sur lequel est peint, gravé ou dessiné un certain
signe4. Le toy (dessin le plus réaliste dans la hiérarchie des signes dogons dont nous parlerons
plus loin) de la céréale pô (fonio) est exécuté sur une façade, et "le dessin est entraîné par la pluie
qui entraîne sa forme et sa force à l'extérieur pour la donner aux hommes […] le pô est dessiné
par le sacrificateur à l'extérieur ; l'eau de pluie entraîne le dessin dans les champs où il favorise

1
Par exemple dans (Lettens 1971)
2
Les Bambaras, en particulier, sont connus pour avoir vigoureusement résisté à l'islam ; ils reprochaient à ses
partisans "de glorifier un dieu étranger à leur race, à leur pays et à leurs coutumes" (Dieterlen and Cisse 1972 p.278).
Croire en un démiurge unique, comme c'est le cas des Bambaras, ne suffit donc pas pour être monothéiste : ce dieu
unique n'est que leur dieu à eux et non un dieu universel.
3
(Dieterlen et Cisse 1972 p.190)
4
Id. p.211

83
les cultures."5 Mais cet efficace est en règle générale beaucoup plus ambitieux qu'un simple acte
de magie circonstancielle, car il a pour effet de revivifier l'ensemble de la création, c'est-à-dire
d'assurer sa survie en reproduisant régulièrement les actes fondateurs ; la première phase de la
création bambara, la genèse des signes, est ainsi rééditée chaque année au moyen de 22 graphies
sur un sanctuaire. Lors d'une fête bambara, les assistants sont disposés sur une figure tracée sur le
sol et qui représente l'univers ; "tout changement apporté à la disposition des acteurs de la scène
est senti comme se répercutant dans l'organisation universelle"6. Les danses de "cérémonies de
renouvellement de l'année" sont exécutées selon des figures précises, avec déambulation et
gesticulations diverses liées aux points cardinaux7.
De plus, comme dans toute pensée qui a franchi le cap de la renaissance néolithique, les
pensées bambara et dogon reconnaissent un espace global hors de portée manuelle structuré par
les directions cardinales, le réduisent en une figure de la croix encerclée, lui attribuent rôle
classificateur des êtres et du temps, et acceptent la coexistence pacifique de ce modèle avec une
conception anthropomorphe de ce même espace. Le mythe dogon semble attribuer l'antériorité
aux directions solsticiales (figure "quatre angles") par rapport aux directions cardinales (figure
"quatre côtés"), et par ailleurs les quatre lignages issus des quatre ancêtres primordiaux sacrifient
aux solstices et aux équinoxes (dits "soleil du nord", "soleil du sud", "soleils du milieu"),
déterminés par des alignements entre le soleil levant, des bâtonnets placés au sommet de certains
autels et des repères connus de l'horizon8. L'orientation commande, au moins théoriquement, la
disposition des champs, des morts, des maisons, des lits, etc., et elle fournit classiquement un
procédé de rangement des êtres et des qualités dont le détail importe peu ici. Classiquement aussi
le côté physique, objectif, des directions cardinales, voisine avec une description anthropomorphe
de l'univers ; la terre dogon est une femme allongée du nord au sud9, et Koni, l'un des noms du
démiurge bambara, prépare la création en étendant ses bras à l'est et à l'ouest puis en s'allongeant
dans le sens nord-sud. Classiquement enfin, la justification ultime de toute figure est son efficace
; par exemple la recréation agricole périodique peut être rapprochée de la création initiale en

5
(Griaule et Dieterlen 1991 p.79)
6
(Dieterlen 1988p.181)
7
Id. p.232.
8
(Griaule et Dieterlen 1991 p.480)
9
D'après une version, une fourmillère est son sexe, une termitière son clitoris ; lorsqu'Amma, le créateur Dogon,
voulut s'unir à la terre, il lui fallut briser la termitière qui s'opposait à son sexe. Telle est la justification mythologique
de l'excision.

84
plaçant au centre du champ une figure des quatre points cardinaux10. Les Bambaras imaginent la
course annuelle du soleil comme une hélice autour de la terre, dont la projection est un zigzag ;
celui-ci, en tant que figure du soleil, transmet sa force vivifiante et justifie ainsi … le limage des
dents, très répandu autrefois et de moins en moins pratiqué à l'époque où il fut constaté par
Dominique Zahan :

"il consiste à tailler en pointe les incisives supérieures et inférieures de façon à donner au
devant de la bouche l'aspect d'une double ligne en chevrons […] Par là, les dents sont
comparables au soleil lui-même se déplaçant autour de la terre. La parole élaborée par de
tels organes acquiert à son tour, pense-t-on, les qualités du soleil et de la lumière. […] Cette
pratique confère donc à la parole sa puissance véritable, investissant l'homme, pour l'esprit
bambara, des qualités d'un véritable «fils du ciel»"11.

La spéculation symbolique s'incarne donc cruellement, sans autre justification possible que ce
besoin d'incarnation.
Nous retrouvons aussi chez les Dogons et Bambaras le rôle éminent de la verticalité,
puisque le monde des pouvoirs est définitivement le monde d'en haut, le "ciel". Celui-ci est en
sept strates et la septième et plus élevée est le siège de toute domination et de toute royauté. Faro,
un créateur bambara, l'occupe et c'est de là qu'il tient la corde du soleil qui parcourt les sept ciels
du matin au soir, c'est de là également qu'il envoie la pluie bienfaisante. Unie aux quatre points
cardinaux, la troisième dimension donne implicitement une forme pyramidale, figure
caractéristique après la renaissance néolithique mais qui ne s'imposera que dans certaines
civilisations à écriture ; ici, on la trouve dans le mythe, lorsque, nous dit-on, l'esprit créateur alla
aux quatre angles de sa pensée, puis au ciel de sa pensée, et enfin à la terre de sa pensée12, ce qui
pourrait donner deux pyramides de même base et de sommets opposés. En pratique, seul à ma
connaissance le sanctuaire du komo, une société rituelle bambara, est en forme de pyramide avec
un sommet arrondi13. Lors de la fondation d'un village dogon, on érige un autel de pierre,
légèrement taillée en pointe, à base quadrangulaire, les angles marquant les directions
cardinales14. C'est pour honorer la direction verticale que les Dogons élèvent de nombreux autels
en forme de cônes d'argile, de dimensions variables, ainsi qu'un "autel constitué d'une pierre
10
(De Ganay 1949)
11
(Zahan 1963 p.37)
12
(Dieterlen 1988 p.88)
13
(Dieterlen et Cisse 1972 planche I)
14
D'après les vagues indications données dans (Griaule and Dieterlen 1991 p.83)

85
levée très longue et très blanche placée sur un bloc rocheux, lui-même surélevé par rapport au
village"15.
Nous pouvons reconnaître encore l'importante rupture temporelle manifestée par
l'apparition d'une histoire irréversible ; l'époque de la gestation des signes et des dessins,
préparatoire à la création des choses et des êtres, est définitivement révolue. Depuis leur
apparition, les hommes ont aussi évolué sans retour possible ; le mythe dogon affirme que les
premiers hommes étaient sans parole, sans technique, se nourrissaient de fruits et de viande crue
et habitaient des cavernes. En recevant le don du verbe, la créature primitive devint l'homme
complet16 capable de cultiver et d'établir un calendrier. Les hommes bambaras étaient immortels
à l'origine, ignoraient le langage et le vêtement, communiquaient entre eux par gestes et par
grognements ; plus tard, ils apprirent le feu, l'agriculture etc.17. Comme nous l'avons déjà
constaté, l'irréversibilité est partiellement niée par les rites périodiques de recréation ; on se
ressource, on calme l'inquiétude provoquée par cette irréversibilité qui nous emporte, on raconte
cette angoisse avec des histoires d'êtres ambivalents, provocateurs qui bouleversent les plans
initiaux des démiurges et essaient de voler leurs pouvoirs, parfois au profit de l'homme ;
convergence extraordinaire entre cet être incarné par Ogo le renard chez les Dogons, et par un
coyotte dans de nombreuses traditions aborigènes nord-américaines, dont les traditions navajo et
jicarilla !
Parlons enfin de la rupture substantielle entre le monde naturel et le monde humain, par
laquelle l'homme se pose en chef-d'œuvre et essence de la création. La rupture est clairement
exposée dans le mythe bambara selon lequel dans les temps anciens, les arbres et les humains
pouvaient s'accoupler pour donner naissance à des animaux et à des plantes, avant que le
démiurge Faro ne mette de l'ordre : dès lors, "chacune des espèces végétales et animales se
reproduisit elle-même, et les naissances désordonnées des premiers âges cessèrent"18. La
conscience est nette en outre d'une supériorité humaine due à la pensée créatrice, sous la forme
du don du verbe chez les Dogons, nous le savons, et sous la forme d'une sorte de pouvoir
d'analyse chez les Bambaras : décomposer "le signe représentant les animaux domestiques et

15
(Griaule et Dieterlen 1991 p.329)
16
(Calame-Griaule 1985)
17
(Dieterlen 1988)
18
Id. p.46

86
sauvages, et classer ceux-ci, exprime que l'homme, dans une large mesure, en est le maître"19.
Pour les Bambaras, l'homme est la synthèse de ce qui existe, aussi bien dans le corps que dans
l'esprit, et la société du komo, par exemple, "a pour but de permettre à l'homme de se connaître
lui-même, l'homme qui est le centre des créatures et le résumé de la création"20. Mais c'est ici que
les choses se gâtent. On ne plaisante pas avec le mythe, il doit être concret quoiqu'il en coûte, y
compris par de cruelles mutilations corporelles comme le limage des dents. Si l'homme est le
chef-d'œuvre de la création, il en est la substance suprême, et la recréation rituelle exigera sa
dispersion dans l'espace, par le sacrifice :

"le centre, l'axe des rites, dans la presque totalité des cas, est le sacrifice sanglant. Or, pour
les hommes [dogons] instruits, […] tout sacrifice répète le sacrifice mythique de
réorganisation de l'univers […] et aboutit à la revivification de l'ensemble, à la résurrection,
c'est-à-dire à un renouvellement total […]"21.

Le sacrifice mythique dont il s'agit est celui de l'un des premiers ancêtres des hommes, le
Nommo, en réparation des dégâts causés par Ogo le renard. Le Nommo fut démembré, son corps
partagé en soixante parcelles regroupées en quatre tas puis projeté aux quatre directions
cardinales.

"Le partage en quatre tas et le jet dans l'espace sont rappelés annuellement lors du sacrifice
exécuté au solstice d'hiver dans la maison de famille par l'octroi aux quatre hommes les
plus âgés de la communauté des parties essentielles de la victime."22

Les gouttes de sang donnèrent naissance aux étoiles. Après avoir tranché son sexe, le sperme fut
prélevé pour fournir l'eau de pluie indispensable à toute vie animale et végétale ainsi que les
germes des naissances futures dans le monde humain.23 Ces sacrifices humains dont nous n'avons
là que des traces, les Bambaras les pratiquaient encore il y a peu, avec la terrible rigueur du
mythe qui doit s'incarner en rite. La victime, un albinos, était tuée de façon atroce, sa souffrance
étant un élément de regénération, puis pouvait être consommée en une véritable communion :

19
(Dieterlen et Cisse 1972 p.75)
20
Id. p.18
21
(Griaule et Dieterlen 1991 p.49)
22
Id. p.301
23
(Dieterlen 1999 p.100 et 113)

87
"la langue de la victime était séchée, pilée, additionnée de piment et consommée par le père
de famille afin de lui permettre de reprendre les paroles et le nyama [force vitale] des
défunts. Le nez était avalé par la mère pour qu'elle puisse reprendre la respiration des
enfants morts. Le père mangeait ensuite les yeux grillés pour conserver les vues perdues"
etc.24

Nous verrons au chapitre suivant comment les Indiens védiques firent un rituel de cette diffusion
bienfaisante de la substance des victimes sacrifiées, avec une très grande rigueur géométrique.

Il n'y a pas de doute, nous sommes bien ancrés dans le monde de la pensée primitive, avec
les apports de la renaissance néolithique et les façons spécifiques de retrouver, sur une base
nouvelle, les fondamentaux chasseurs-cueilleurs : l'efficace du graphisme étendu à la nouvelle
figure de l'espace, les recréations rituelles périodiques et les sacrifices humains, réels ou avec des
substituts animaux, nouvelle forme sophistiquée de la consubstantialité de tout existant. Ayant
constaté le fonds commun, nous passerons maintenant à la spécificité, et il n'y a pas d'autre voie
pour la découvrir que de relater quelques éléments des mythes d'origine, chartes intellectuelles
des peuples concernés et programmes d'action rituelle. Les versions étant nombreuses,
interminables, parfois contradictoires, j'ai essayé de reproduire ici ce qui me paraît en être le
socle.

1- Les mythes bambara et dogon de création .

La création selon les Bambaras a lieu à partir du vide, du néant, quelque fois personnalisé en
Koni25 mais ce personnage, dit l'auteur, n'était que pensée ; cet être-néant-pensée va se concentrer
en un point, et devenir par là principe de toute la création à venir. L'action commence lorsque le
point, l'Un, se dédouble en se parlant à lui-même et en créant par sa voix des "signes" au pouvoir
interne de multiplication, essences de l'espace, des directions, des astres et de tous les êtres :

"ainsi les signes ont-ils proliféré pour préfigurer dans l'abstrait tous les êtres et toutes les
choses qui devaient former l'univers […] au terme de la création, les êtres et les choses se
trouvèrent nantis ou gardiens d'un signe, ou d'un groupe de signes qu'ils matérialisent
[…]"26
24
(Dieterlen 1988 p.119-120)
25
(De Ganay 1949)
26
(Dieterlen et Cisse 1972 p.25-26)

88
Avec la création des signes invisibles "dans le rien", âmes des choses si l'on veut, nous
sommes toujours dans un monde purement abstrait, qui va commencer à se structurer par des
tournoiements de Koni chargés de délimiter un espace virtuel. Selon une version27, Koni, qui
n'était jusque là que point, devient "œuf du monde" et s'étire à l'est, à l'ouest, puis au nord et au
sud ; en même temps, il déambule et tourne sur lui-même un certain nombre de fois aux points
cardinaux, selon une chiffraison obscure dont le seul but est de "coller" avec la numérologie dont
un tableau, reporté en annexe à la fin de ce chapitre, donne une idée. Tout cela aboutit à une
figure (fig.V-1) qui symbolise l'ensemble de l'univers, figure plane, limitée, orientée, partagée en
douze secteurs égaux (douze mois de l'année bambara) dont trois sont attribués à chacun des
quatre éléments (terre, air, eau et feu).

Figure V-1. Œuf du monde bambara, d'après (De Ganay 1949)

Tout en étant plane, la figure représente néanmoins le ciel (partie est) d'une part, la terre et le

27
De Ganay, op. cit.

89
monde créé d'autre part (partie ouest). Elle est animée enfin d'un mouvement perpétuel de
rotation dans un sens puis dans l'autre qui sert, nous dit-on, au mélange des quatre éléments et
traduit le "mouvement sidéral"28 et le mouvement de la vie en général ; si l'on admet, comme
nous l'avons fait au chapitre II et comme cela se confirme avec l'exemple des Navajos, qu'il s'agit
à l'origine de refléter par ce mouvement le trajet apparent du soleil (fondement de toute l'affaire),
il est naturel que le tournoiement ait lieu dans les deux sens, puisque nous sommes dans la zone
tropicale. Une partie de l'année, l'ombre journalière d'un gnomon va en effet dans le sens des
aiguilles d'une montre, et durant l'autre partie dans le sens inverse.
Selon une autre version,
"lorsqu'il se manifesta en tournoyant sur lui même, il (l'esprit nommé yo, mais qui signifie
pensée et agir) alla cinq fois aux «quatre angles de sa pensée», une fois au «ciel de sa
pensée», une fois à la «terre de sa pensée», leur communiquant ainsi sa puissance. La
réalisation de cet univers qui détermina «l'espace de yo dans sa pensée» est exprimée par le
chiffre 22." 29

Ainsi sont fondées les six directions (les quatre points cardinaux, le haut et le bas) et le
nombre 4 x 5 + 1 + 1 = 22, probablement le plus important des numérologies dogon et bambara.
Dans l'enseignement initiatique de la société bambara du komo30, la création de l'univers
abstrait est une succession de figures planes ; l'esprit, ou le vide, est un point-néant qui s'arrondit
en boule et se divise en deux comme nous l'avons vu. Puis "il trace les limites de l'univers en
tournant aux confins de sa pensée qui, de ronde, s'étire en carré, comme si la boule initiale s'était
ouverte en quatre parties égales pour qu'il puisse ainsi la mesurer, en voir les directions et donc la
comprendre."31 L'Ancien chargé de l'initiation trace sur le sol un carré orienté (fig.V-2), dont
chaque côté reçoit une interprétation ; il est ensuite divisé en deux rectangles égaux pour
symboliser le dédoublement créateur, puis en quatre carrés égaux qui symbolisent la double
féminité et la double masculinité du créateur, ainsi que les quatre éléments (l'eau et la terre,
humides, sont féminins ; l'air et le feu, secs, sont masculins).

28
(De Ganay 1949 p.205)
29
(Dieterlen 1988 p.28)
30
(De Ganay et Zahan 1978)
31
Op. cit. p.154.

90
Figure V-2. Leçon initiatique du komo, aboutissant à la giration de l'esprit créateur. D'après (De
Ganay and Zahan 1978)

Le fait que le grand carré contienne les quatre petits montre que le créateur est indissociable du
monde qu'il a créé ; le fait que les quatre petits carrés soient identiques malgré leurs divisions
montre que "si les adeptes du Komo ont chacun leurs attributions, ils contribuent cependant à
former une société cohérente et unie"32. Au point où nous en sommes, la figure peut être lue
comme un carré ayant une croix en son intérieur ; or celle-ci va se mettre à tourner sur elle-
même, signe de l'esprit créateur qui va procéder au mélange des quatre éléments (jusque là
répartis dans les quatre cases), c'est à dire de deux principes mâles et de deux principes femelles.
On lit alors les combinaisons MM (ligne du haut), FF (ligne du bas), MF (diagonale) et FM (autre
diagonale) ; mais MM vaut 6, parce que 3 est le nombre mâle (la verge et les deux testicules), FF
vaut 8 parce que 4 est le nombre féminin (les quatre lèvres), et par suite FM et MF valent chacun
7 (7 = 3 + 4, est le nombre de l'être complet). Au total, on a 28 qui est le nombre de l'achèvement
parfait : en effet les Bambaras, nous dit-on, représentent les nombres par des traits verticaux, et
dix traits peuvent à leur tour être représentés par un trait unique. Vingt-huit est donc huit traits
unitaires et deux traits de dizaines, soit dix traits en tout, mais dix est aussi un d'après ce qui
précède : vingt-huit équivaut bien à l'unité.
Une version un peu différente de l'initiation komo33, a lieu au moyen de tableaux

32
Id. p.171.
33
(Dieterlen et Cisse 1972)

91
successifs (fig.V-3), avec en premier lieu le "tableau de l'univers seul" de forme ovoïde et au
centre la grande spirale de l'énergie créatrice, celle qui va déambuler en tourbillonnant ; l'univers
est encore relativement indifférencié, avec cependant une ébauche des points cardinaux, du ciel
(partie supérieure), de l'espace (partie centrale) et de la terre (partie inférieure).

Figure V-3. Tableaux successifs de l'univers bambara. D'après (Dieterlen et Cisse 1972)

Le deuxième tableau, de forme générale ovoïde plus allongée, commence à perdre son caractère
indistinct grâce à un quadrillage plus net ; il semble que le "rectangle" central soit l'espace et que
les compartiments du haut et du bas soient respectivement le ciel et la terre. Dans le troisième
tableau enfin, l'espace central a disparu, tandis que le ciel et la terre sont l'un et l'autre partagés en
sept rectangles numérotés, les sept ciels et les sept terres. L'esprit général reste toujours le même
que dans les autres versions, à savoir la transformation du point-néant-rond-spirale-indéterminé
en espace-être-rectangulaire-rectiligne-achevé-nombré, mais avec une graphie différente.
Telle est la création bambara, avec sa première phase de signes purement abstraits, âmes
des choses futures ; il faudra la reproduire chaque année par des dessins de signes sur des
"sanctuaires", en plusieurs tableaux qui expriment leur gestation. La suite, c'est-à-dire
l'incarnation de ces pensées-signes dans les espaces dont nous venons de décrire la genèse selon
différentes versions, est un drame d'envergure, avec l'apparition de démiurges rebelles qui tentent

92
de s'approprier le pouvoir créateur, des sacrifices de réparation, la naissance d'êtres vivants plus
ou moins indifférenciés qui évolueront en catégories distinctes, avec en fin de compte l'être
humain, chef-d'œuvre de l'ensemble.

Le mythe de création dogon est très proche du mythe bambara dans l'esprit mais il
possède des particularités remarquables. Apparemment, la personnalisation de l'esprit créateur est
beaucoup plus forte, puisque tout est attribué au dieu Amma, mais on prend bien soin de préciser
qu'il est, comme Koni, pensée pure. Amma a dessiné l'univers avant de le créer, sous la forme du
"ventre des signes du monde" dit également "tableau d'Amma" (fig.V-4), croix orientée et
encerclée, chaque quart étant affecté à l'un des quatre éléments. On remarquera qu'au centre de la
figure sont indiquées les directions solsticiales qui connotent l'"espace".

Figure V-4. Tableau d'Amma, ou ventre des signes du monde. Dans chaque secteur sont tracés des
signes ; au centre, les directions solsticiales. D'après (Griaule et Dieterlen 1991).

Parfois, les Dogons opèrent une distinction hiérarchique entre signe et dessin : Amma, nous dit-
on, a fait le monde par accumulation de signes, puis les signes se sont transformés en dessins. Les
premiers sont pour les initiés, les seconds peuvent être vus par les néophytes. A l'intérieur de
l'œuf d'Amma furent tracés 266 signes graphiques dont chacun va connaître une remarquable
progression de forme ; on a d'abord le signe primordial, espèce d’essence pure et appelé bummo.
Vient ensuite le yala, représentation de l'être en pointillés "pour rappeler qu'Amma a d'abord fait

93
les graines des choses"34, avec un nombre de points parfois déterminé ; le yala de la maison, par
exemple, ne doit avoir que douze points (fig.V-5), tandis que le yala de l'œuf du monde, ou
pensée de la création par Amma, doit avoir 266 pointillés rappelant les 266 signes fondamentaux.
L'étape suivante est le tonu, dessin déjà plus ressemblant, et enfin le toy, dessin réaliste.

"Le bummo, symbole de l'œuvre d'Amma, effectuée dans le secret de son sein, est exécuté
rituellement, et généralement une seule fois, sous les autels lors de leur fondation ou à
l'intérieur des sanctuaires où nul, sauf le prêtre responsable, ne pénètre. En revanche les
dessins toy, connotant la chose réalisée, sortie du sein, sont faits sur les façades des
demeures ou des sanctuaires, et peuvent être vus de tous."35

Figure V-5. Yala (à gauche) et tonu (à droite) de la maison. D'après (Griaule et Dieterlen 1991).

Cette gestation des signes, depuis le bummo-embryon jusqu'au toy ressemblant, dans un monde
purement spéculatif d'entités abstraites, prédécesseur du monde matériel, est l'analogue des
gestations réelles ; la semence qui pénètre la femme est le yala de l'enfant, le fœtus est le tonu et
enfin le toy est l'enfant constitué. Lorsque le ventre de la femme remue, on dit "le ventre de la
femme a dessiné l'enfant"36. De même, dessiner le bummo est comme dessiner la vie des céréales,

34
(Calame-Griaule 1985 p.187)
35
(Griaule et Dieterlen 1991 p.80)
36
Id. p.77

94
dessiner le yala comme la semence, le tonu comme la germination, et le toy comme la pousse de
la tige. Il peut être intéressant de noter que les nombres ont, comme tout le reste, leurs propres
symboles anticipateurs et créateurs, mais ils font exception en ce que ces symboles ne sont pas
des dessins, mais des objets ; le bummo est une cordelette de fibre de polo à laquelle on fait des
nœuds pour compter les mois et les années, calendrier utilisé par les vieillards ; le yala est fait de
petits alignements de graines de baobab que l'on dispose par cinq sur le sol, le tonu est un
chapelet de 100 graines "qui sert aux hommes à calculer" et le toy est matérialisé par des cauris37.
Le système de pensée Dogon est lui-même résumé en une formule graphique (fig.V-6) ;
un premier cercle extérieur zigzaguant est le bummo et sa vie interne, suivi d'un cercle en
pointillés, le yala ; non pas un yala déterminé, mais le yala en général.

Figure V-6. Formule graphique la plus abstraite de la pensée dogon. Zig-zag extérieur : bummo. Tirets discontinus :
yala. Arcs "solsticiaux" : tonu. Zig-zag intérieur : toy. D'après (Griaule et Dieterlen 1991)

Le tonu général, qui suit, a une forme particulièrement révélatrice ; il est fait de quatre segments
de cercle disposés aux quatre angles NO-NE-SE-SO, parce qu'en tant qu'apparition de la forme il
est aussi celle de l'espace et doit donc connoter quatre directions38. Le toy est le cercle le plus
intérieur, selon une ligne zigzaguante.
Tel est le système des signes dogons ; il y eut ensuite une première création au moyen
d'une simple superposition des signes et qui ne réussit pas. La deuxième création réussit mieux
parce qu'elle opéra un brassage des signes au moyen d'un tournoiement, lequel provoqua
l'éclatement de l'œuf d'Amma et la projection de son contenu aux quatre directions.

37
(Calame-Griaule 1985 p.208)
38
(Griaule et Dieterlen 1991 p.81)

95
Les formes de l'univers, imaginées ou inventées dans un but d'initiation, sont tout aussi plastiques
et mouvantes que les formes bambaras. Il ne faut chercher ni géométrie cohérente, ni
arithmétique cohérente ; toute forme est bonne, toute affabulation numérique est acceptable
pourvu qu'elles servent de support (même temporaire) à une démonstration de l'harmonie
générale. Ainsi, le "tableau d'Amma", sorte d'organisation des signes du monde, est-il un ovale
orienté partagé en quatre secteurs associés aux quatre éléments (fig.V-4), et qui a peu de
ressemblance avec le yala des 266 signes primordiaux ; la terre est rectangulaire, partagée en 60
parcelles carrées qui sont les traces d'Ogo le renard (le révolté) lorsqu'il déambula aux quatre
coins du monde pour découvrir le secret de la puissance d'Amma. Tout cela est en complète
contradiction aussi bien avec le modèle d'un univers fait de sept terres plates et circulaires les
unes au dessus des autres qu'avec le modèle de la tortue, fréquent en Afrique et connu également
en Chine antique :

"La tortue ainsi formée était l'une des représentations du monde. La carapace supérieure
dite «caisse de la tortue» représente le monde céleste. celle du dessous dite «ventre de la
tortue» est la terre."39

Mais il faut fabriquer une liaison entre le rectangle d'Ogo et la tortue, et on y parviendra comme
suit (fig.V-7) : partant du carré terrestre, on en coupe les quatre angles, opération symbolisée par
deux carrés inscrits l'un dans l'autre, tonu de la création de la tortue ; le coin nord-est est la tortue,
au nord-ouest est attribué le soleil couchant, le soleil levant au sud-est et le soleil de midi au sud-
ouest.

39
Id. p.198.

96
Figure V-7. Fabrication de la "tortue" (à droite) à partir du carré de l'univers (à gauche). (1) : triangle de la tortue. (2)
: triangle du soleil couchant, plié en deux dans le dessin de droite. (3) : triangle du soleil de midi, plié en quatre dans
le dessin de droite. (4) : triangle du soleil levant, plié en deux dans le dessin de droite. D'après (Griaule et Dieterlen
1991)

Peu importe la vraisemblance géographique, l'essentiel est d'associer la terre, le modèle de la


tortue et le mouvement solaire diurne. Maintenant, on (c'est-à-dire Amma) passe au tonu de la
tortue de la façon suivante (fig.V-7, à droite) : au dessus du triangle de la tortue, on place le coin
plié en deux du soleil levant, puis le triangle plié en quatre du soleil de midi, puis le triangle plié
en deux du soleil couchant ; en repliant les bases du triangle 1, on peut figurer les pattes
postérieures40. Grâce à cet invraisemblable bricolage, on réussit à réaliser, à partir du carré
orienté de la terre, quelque chose qui peut passer pour une représentation d'une tortue qui par
dessus le marché, comme la terre, est surmontée d'abord par le soleil du matin, puis de midi et
enfin du soir !
Comme chez les Bambaras, les spéculations ébouriffantes dont nous venons de donner un
aperçu s'entremêlent avec une suite d'évènements dramatiques ; après la deuxième création,
Amma dut faire face à la trahison d'un gérant, le futur Ogo le renard, le second voulant
s'approprier la puissance du premier en arpentant les quatre coins de l'univers. Il fallut une
troisième création au moyen du sacrifice du Nommo (détaillé plus haut), sa résurrection, et sa
descente sur terre avec tous les éléments de la nouvelle création dans une espèce de panier. Les
humains, enfin, connurent une progression depuis l'état de mangeurs de viande crue incapables
d'émettre autre chose que des grognements, jusqu'au stade d'êtres dotés de parole, pratiquant

40
Je ne sais pas où sont les pattes antérieures.

97
l'agriculture et l'élevage.

2- Le symbolisme spéculatif en général.

Nous avons remarqué que chez les aborigènes australiens et chez les Navajos, il y a au
fond identité entre le symbole et la chose symbolisée, de telle sorte que la production du symbole
produit immédiatement la chose ; tel dessin sur le corps ou sur le sol est sans transition tel ancêtre
ou tel épisode du Temps du Rêve, et pour les Navajos reproduire quatre fois un geste ou une
parole équivaut à se mettre sans délai en harmonie avec les quatre directions cardinales, donc
avec le monde. Nous avons certes noté qu'une même réalité mythique peut s'exprimer par divers
graphismes, et qu'inversement la même figure peut avoir des interprétations très variées, prouvant
par là une tendance objective à l'autonomie du graphisme, ou une possibilité d'autonomie qui
n'apparaît cependant qu'à un observateur extérieur ; cette séparation n'est pas véritablement
pensée puisqu'elle n'a pas de répondant dans le mythe et le rituel. Il est vrai que les Navajos
reconnaissent un double mythique vivant du monde réel, et que les peintures sèches sont censées
reproduire un modèle idéal qu'un démiurge a dessiné à l'origine sur un nuage ; mais on en reste
là, avec cette reconnaissance abstraite d'un modèle "platonicien" des figures. Chez nos amis
Dogons et Bambaras, ce symbolisme immédiat est encore extrêmement puissant, nous l'avons vu,
mais sur une base nouvelle puisqu'il est l'aboutissement, l'incarnation finale d'un long processus
purement abstrait, hors du monde, que j'appelle symbolisme spéculatif. Le monde des pouvoirs
s'éloigne tellement dans le temps et dans l'espace, il prend tellement de hauteur au sens propre
comme au sens figuré, qu'il tend à acquérir une qualité nouvelle, et que les médiations visant à
maîtriser cette rupture essaient de s'organiser en véritable système : c'est un monde imaginé, que
l'on ne peut plus "toucher" sur la paroi de la caverne, donc un monde de la pensée, et d'autre part
nous avons constaté à quel point il est doté d'une riche vie interne, où la pensée pure produit un
système fait de signes, de nombres et de figures en mouvement, avant de s'incarner dans le
monde réel. Parfois même, dans une démarche typique où la pensée est identifiée à ses
manifestations, nous affirme-t-on que la pensée d'Amma est la première figure41, ou que parole,
pensée et signes sont tout un. Il en résulte que les signes, les nombres et les figures acquièrent, au
moins pour un temps, une nouvelle stature purement intellectuelle, occupant une place de

41
(Griaule et Dieterlen 1991 p.87)

98
premier plan dans le monde des pouvoirs, jouant le rôle principal dans la création et dans le
maintien de l'harmonie universelle. Dans la pensée des aborigènes Yolngu42, certaines figures
sont l'"intérieur" des choses ; elles sont ici l'intérieur en général, abstrait, existant avant les choses
dont elles sont l’ intérieur et considérées comme l’expression immédiate de la pensée pure.
La vie du graphisme et des nombres est décrite par leur analyse et par leur mise en
mouvement ; par exemple, on dira que les signes se décomposent en éléments simples, eux-même
liés aux quatre éléments : segment courbe ou spirale (l'air), ligne brisée (le feu), cercle ou ligne
ondulée (l'eau), segment droit horizontal (la terre)43. Par exemple encore, le dessin réaliste dogon
(toy) est précédé par le schéma (tonu), et lui-même par un pointillé (yala), et plus en amont
encore par une sorte d'esprit du dessin (bummo). Les nombres sont analysés et mis en mouvement
au moyen de bricolages numérologiques que nous exposerons plus loin. Les figures, on le sait,
sont mises en mouvement soit directement (la croix de l'univers, d'abord créée, se met à tourner
dans les deux sens), soit par transformation les unes dans les autres.
Le "statut" général du nombre et de la figure étant ainsi établi, nous pouvons passer
maintenant à leur étude plus concrète.

3- Spéculations arithmético-géométriques et leurs limites.

3-1 L’espace

L'espace, d'abord, n'est pas un vide présent de toute éternité, mais une création issue d'un
mouvement de giration provoquant à son tour une extension dans les quatre directions ; les
importants sacrifices humains (réels ou simulés) la réactualisent régulièrement. L'espace, ensuite,
est explicitement fini, et nous rencontrons pour la première fois dans notre développement une
volonté de dominer la rupture spatiale par la mesure ; chez les Navajos, les limites de l’espace
sont hors d’atteinte humaine tandis qu’ici, elles sont seulement très éloignées, mais à la portée de
personnages mythiques. Ogo le renard, jaloux d'Amma, tenta de surprendre le secret de la
création en arpentant l'univers en création :

42
Ouvrage précédent, chapitre 9.
43
(Dieterlen et Cisse 1972 p.74)

99
"Pour cela, il marcha et fit 8000×60 pas pendant 60 périodes […] Le total réalisé, 28800000
pas, constituera la distance qui séparera, ultérieurement, le ciel et la terre, ainsi que le
pourtour du monde terrestre."44

Les nombres utilisés ne sont bien sûr que des affabulations numérologiques ; l'important est le
lien entre comprendre, mesurer, et pour cela arpenter de façon ordonnée, bien loin des
déambulations aléatoires des ancêtres du Temps du Rêve des aborigènes australiens. De la même
façon chez les Bambaras, Faro, qui a en charge la réorganisation de l'univers,

"entreprit un voyage de reconnaissance aux confins du monde pour la nomination des


points cardinaux […] Le trajet parcouru fut mesuré en palmes, sibiri, l'unité itinéraire étant
de 22 palmes. Il en fut de même pour la distance séparant les points cardinaux, la hauteur
du ciel, la profondeur de la terre."45

Les mesures, il importe de le souligner et nous en verrons d'autres exemples, sont


paradoxalement des attributs qualitatifs, destinés à donner une saveur mythique à l'espace bien
qu'il soit fait référence à de pseudo-arpentages. Si rigueur il y a, il ne faut pas la rechercher
évidemment dans le détail de la mesure, mais dans la volonté de dominer l'espace par la
déambulation et par les correspondances mythiques entre nombres et figures. Vingt-deux, qui
intervient dans le voyage de Faro, est l'un des nombres-clés, aussi bien chez les Dogons que chez
les Bambaras. Soixante, qui scande la déambulation d’Ogo, est à la fois la durée normale de la
vie humaine, le nombre de jours nécessaires à Amma pour créer le monde, et trois fois la
personne (qui a dix doigts et dix orteils) avec une connotation mâle (trois : la verge et les deux
testicules). Quatre-vingt est quatre fois la personne avec une connotation femelle (les quatre
lèvres). On voit donc que la mesure n'est qu'une façon d'affirmer, au sein d'une figure normalisée,
la conception foncièrement anthropomorphe de l'espace. Aucune pratique d'ailleurs ne pourrait
pousser au changement ; il semble exister une coudée d’environ 60 cm et une demi-coudée, mais
les champs, par exemple, ne sont jamais mesurés46, et il est encore moins question de calculs.
La troisième dimension de l'espace, théoriquement éminente, a des réalisations assez
pauvres. Nous avons noté plus haut quelques autels en forme de pierre levée, de cône et de
pyramide très approximative, et nous venons de constater que la "hauteur du ciel" a droit à une

44
(Griaule et Dieterlen 1991 p.176)
45
(Dieterlen 1988 p.47)
46
(Paulme 1988)

100
mesure. Mais le modèle vraiment prégnant est plan, un plan déterminé par les deux directions
orthogonales est-ouest et nord-sud et sur lequel tout est rabattu. Ainsi le schéma associé à la
création de Koni (fig.V-1) associe-t-il la moitié est au ciel et la moitié ouest à la terre. Le
bricolage aboutissant à la tortue dogon (fig.V-7) fait de celle-ci un être plan, et l'un des modèles
de l'univers est, chez les Dogons comme chez les Bambaras, une série de disques empilés,
comme si l'on avait du mal à concevoir autre chose que des plans successifs. Et de façon
principielle, l'être dogon des choses, comme nous le savons, est un dessin plan et non une
sculpture ; par exemple, le tournoiement créateur d'Amma est certes représenté par un objet rituel
en fer, dit "fourche de l'espace", fait d'un axe d'où partent quatre chaînes, mais son essence
véritable est dans son tonu, son dessin symbolique.

3-2 La figure

La figure, maintenant, peut être représentation de l'univers lui même dans sa gestation, et
pour cela elle est manipulée, mise en mouvement, toujours en dimension deux47. Nous avons vu,
dans l'initiation bambara, des figures rondes ou ovales se muer en figures rectilignes, ou
inversement des figures rectilignes donner naissance à un mouvement circulaire ; mais aucune
contrainte quantitative n'est exercée qui exigerait par exemple des aires ayant un rapport
déterminé, comme ce sera le cas dans les Sulbasutras védiques. Comme dans le cas des
"mesures", l'important est encore la charge qualitative, le "rond" (circulaire ou ovale) étant plutôt
le signe de l'indéterminé, de l'être en gestation, alors que l'anguleux (rectangle ou carré) porte la
marque de l'achevé. Même donc dans le monde abstrait des figures, antérieur au monde réel, que
nous sommes priés d'imaginer lorque nous écoutons l'initié bambara, le mouvement, la fluidité
est le concept essentiel, si bien que l'esprit, comme chez les Australiens et les Navajos, n'a guère
le loisir de s'arrêter sur un objet stable qui s'appellerait, carré, cercle etc. Mais il s'agit cette fois-ci
d'un mouvement de figures, au lieu d'un va-et-vient permanent entre les figures et les objets
qu'elles symbolisent. Même type de remarques au sujet des Dogons qui se sont visiblement
intéressés aux figures "quatre angles" et "quatre côtés" issues des mouvements apparents du

47
Même le panier mythique contenant tous les êtres futurs, lors de la troisième création dogon, a son tonu plan.

101
soleil48 ; associées d'une certaine façon, elles fournissent le point de départ de la construction
fantasque de la tortue (fig.V-7) et probablement d'une des descriptions des déambulations d'Ogo
le renard, faite d'une "série de carrés emboîtés les uns dans les autres dont les angles sont situés
aux centres des côtés de la figures précédente"49. Ici aussi, le qualitatif et le mouvement
polarisent l'attention, il n'apparaît aucune curiosité concernant les rapports d'aires ou de
longueurs.
La figure peut être encore l'"âme" d'une chose particulière, et dans ce cas, chez les
Dogons surtout, elle a son propre processus d'apparition avec l'extraordinaire hiérarchie des
dessins de chaque chose (bummo, yala, tonu et toy) qui peut être interprétée dans certains cas
comme une génération à partir du point. Nous savons que le bummo est à part, il est le "saint des
saints", un symbole des symboles sans signification géométrique particulière. Mais le yala est fait
de points dont le nombre a même, au moins en principe, une signification symbolique ; il est
parfois réduit au nombre minimal de points pour suggérer correctement la figure. Le yala de la
maison par exemple (fig.V-5), note par leurs deux extrémités les segments du plan de l'habitat ;
c'est ainsi que la définition d'un segment de droite par deux points est perçue comme une
évidence. Le tonu de la maison est un pointillé plus fourni qui suggère donc cette fois-ci quelques
étapes d'un mouvement du point, et par conséquent que la ligne est engendrée par le point. Le
mythe dogon ne s'est donc pas contenté de puiser dans un arsenal de figures, mais il a recherché,
à sa manière, à en trouver le principe ultime, le point. En parlant du yala, Geneviève Calame-
Griaule affirme50 que son exécution en pointillé est là pour rappeler qu'Amma a d'abord fait les
graines des choses, le point-essence-de-la-ligne est donc une métaphore géométrique hautement
signifiante. On en trouve encore une expression imagée dans le récit d'un ancêtre avalé, puis
recraché "point par point", en réalité pierre par pierre51, pour dessiner sur le sol un corps étendu52
: le démiurge expectore d'abord, une par une, les pierres marquant la tête et les huit articulations
(bassin, épaules, genoux, coudes). Nous en sommes donc au stade du yala qui a dessiné les
articulations, ce qu'il y a de plus important dans l'homme ; puis viennent les pierres "de second

48
Ces deux figures peuvent être représentées en deux carrés emboîtés, comme on peut le voir dans la figure V-7, à
gauche. « Quatre côtés » est le carré extérieur, « quatre angles » est le carré intérieur.
49
(Griaule et Dieterlen 1991 p.186 note 2). Voir aussi la note précédente.
50
(Calame-Griaule 1985)
51
Le corps rempli de pierres, après extraction des organes internes naturels, est un attribut chamanique que nous
avons rencontré chez les aborigènes australiens ; la guérison des maladies en les avalant et en les recrachant sous
forme d'une pierre est un de leurs pouvoirs.
52
(Griaule 1966)

102
ordre" qui dessinent les os longs, la colonne vertébrale et les côtes, et la figure devient alors, si
l'on suit la logique dogon, un tonu, qui précède le dessin de l'homme.
Le même principe existe aussi chez les Bambaras, mais de façon plus profonde puisqu'il
est explicitement à l'origine de toute la création ; nous savons que les dénominations de ce qui
est, en dernière analyse, l'élément créateur, sont la pensée, le vide, le néant, l'un, le point. Celui-
ci, par dédoublement et mouvements tourbillonnaires, va engendrer le monde des symboles
(figures et nombres) qui à leur tour engendreront le monde matériel. Si, de tout cela, on ôte le
contexte mythique et que l'on se restreint au graphisme, il reste que le point est un néant, un vide
capable d'engendrer la figure ; Euclide accepte le premier aspect, puisqu'il définit le point comme
quelque chose qui n'a pas de partie, mais fait l'impasse sur le second en se gardant bien de
considérer une figure comme le résultat d'un mouvement du point.

3-3 Le nombre

Le nombre, enfin, est un outil idéal de spéculation. Au fondement, il y a une parfaite


compréhension de ce qu'est la correspondance cardinale : une collection particulière, par exemple
un ensemble de parties du corps qui fera dire "main" pour cinq ou "homme" pour vingt (dix
doigts de mains et dix doigts de pieds), n'est là que comme support ou comme expression d'une
relation abstraite, celle de l'équipotence. La pensée s'en saisit comme modèle de relation secrète,
cachée, particulièrement efficace puisque, faisant par définition abstraction de tout aspect
qualitatif des choses, elle permet de relier toutes les choses et de revenir au qualitatif, comme
nous venons de le décrire avec les "mesures" de l'univers, puisque les nombres donnés n'ont pour
but que d'humaniser (anthropomorphiser) l'espace. Dans un premier temps, on se borne au
symbolisme numérique immédiat que nous avons constaté chez les aborigènes d'Amérique du
Nord, suivant lequel il suffit de "faire" le nombre quatre (par exemple en répétant quatre fois un
geste ou un mot) pour se mettre en conformité avec l'univers des quatre directions cardinales53.
Dans un deuxième temps, un symbolisme spéculatif fondé sur le premier prend le relais ; le
nombre, comme la figure, acquiert un mouvement propre dans son monde, le monde des
pouvoirs, au moyen de compositions et de décompositions qui permettent d'établir des relations
beaucoup plus secrètes que la simple correspondance cardinale. Voici quelques exemples, et le

53
Nous avons noté cependant une ébauche de spéculation chez les Sioux.

103
lecteur peut se reporter aux tableaux en fin de chapitre pour plus de détails.
Il existe chez les Bambaras une espèce de numérologie figurée dite bana ngolo, ce qui
signifie quelque chose comme "origine première de la vie"54. La figure, surchargée
d'interprétations, doit être tracée de bas en haut, uniquement avec l'index et le médius. Elle peut
être d'abord lue comme comportant, du haut en bas (fig.V-8) :
-un étage supérieur, sorte de ciel divin, formé de quatre traits qui lui donnent une marque
féminine (quatre est le nombre féminin)
- sept étages intermédiaires, pour les sept cieux (traits verticaux libres à une extrémité) et les sept
terres (traits horizontaux)
- un étage inférieur, fondement de toute chose, comprenant un trait isolé pour montrer à la fois
l'unité fondamentale de toute chose et son inaccessibilité, et trois traits donnant un caractère
masculin (trois est le nombre masculin).

Figure V-8. Première lecture du bana ngolo. En haut, zénith, ciel divin "femelle" (quatre traits, deux
verticaux et deux horizontaux). En bas, origine première, fondement de toute chose avec le trait
vertical isolé (unité de la création et du créateur) et trois traits (caractère "mâle"). Entre les deux, sept
cieux (segments verticaux) et sept terres (segments horizontaux). D'après (Dieterlen et Cisse 1972)

Par ailleurs, la ligne brisée centrale est lue comme le cordon ombilical de l'univers ; composée de
17 traits et de 16 angles, on obtient un total de 33. Par chance, les Bambaras comptent 33
vertèbres et 33 degrés d'initiation. Trente-trois est aussi le nombre total de tirets, à l'exception du

54
(Dieterlen et Cisse 1972 p.200 note 2)

104
trait du bas qui doit par principe rester isolé (fig.V-9).

Figure V-9. Deuxième lecture du bana ngolo. Au centre, en caractère gras, le cordon ombilical de
l'univers ; avec ses 17 traits et ses 16 angles, il connote les 33 degrés d'initiation. D'après (Dieterlen et
Cisse 1972)

Enfin le bana ngolo est aussi la vie plus concrète de l'être humain (fig.V-10). L'étage supérieur et
l'étage inférieur sont la tête et le pied, la ligne brisée centrale est la colonne vertébrale ; de part et
d'autre de cet colonne, le long des sept étages intermédiaires, il y a trois traits verticaux d'un côté
(donc il s'agit du côté mâle) et quatre de l'autre (côté femelle), reflétant le fait que chaque
personne a un côté mâle et un côté femelle. L'ensemble des neuf étages symbolise également les
neuf mois de gestation ; le premier est de 30 jours, le suivant de 29 et ainsi de suite, ce qui donne
266 jours au total, nombre fortement chargé de sens aussi bien chez les Bambaras que chez les
Dogons.

105
Figure V-10. Troisième lecture du bana ngolo. Exception faite du trait isolé en bas, il y a 33 traits,
correspondant aux 33 vertèbres (?) du corps humain. Les 9 étages correspondent aux neuf mois de
grossesse. Le côté gauche est mâle (trois traits verticaux, en exceptant le haut et le bas) et le côté droit
est femelle (quatre traits verticaux).

Voici une manipulation plus riche de 266, qui est le nombre de jours de la gestation humaine, le
nombre de noms de dieu et de signes créateurs d'Amma chez les Dogons. Les 266 noms de dieu
sont accompagnés de 266 signes de ces noms, soit un total de 532 ; on se souvient que 532 peut
se noter avec 5 bâtonnets de centaines, 3 de dizaines et 2 unités, soit 10 bâtonnets en tout, et dix
bâtonnets se notent par un seul : voilà comment est démontrée l'essence unitaire, totalisante, des
266 noms de dieu. Plus concrètement, 266 est également l'unité de l'homme et de l'univers, voici
pourquoi : l'une des figures de l'univers est un ovale divisé en douze secteurs, et 22 est un nombre
de la personne, unité des principes mâles et femelles, ainsi que d'une certaine façon un nombre de
l'année (consulter les tableaux en annexe pour les détails), et 22 × 12 = 264. Il suffira d'ajouter 2
pour obtenir 266, en décrétant que 2 est le fondement des choses puisqu'il peut être pris par
exemple comme nombre de la dualité créatrice. Par ailleurs on compte 33 vertèbres, chacune
étant divisée en quatre parties ; mais tout être humain a un double, une âme, par conséquent on
obtient 33 × 4 × 2 = 264 éléments, auxquels on ajoute deux comme précédemment pour accéder à
266. C'est probablement le nombre 22 qui détient le record des bricolages volontaristes résumés
dans les tableaux en fin de chapitre ; leur lecture montre comment l'esprit, à la recherche de
correspondances à tout prix, reste pour cela un instant, mais un court instant, dans le monde de
l'arithmétique pure, pour en ressortir aussi vite que possible en brandissant un bon nombre, tel le

106
prestidigitateur et son lapin. Il y a un plaisir manifeste à fabriquer des réseaux numériques, mais
sans aucun souci de cohérence dans les méthodes de construction : quand il le faut, on ajoutera
deux (dualité créatrice), ou bien un (unité, tout aussi virtuellement créatrice parce qu'elle contient
tout en puissance). On pourrait croire alors que l'unité est définitivement parée de toutes les
vertus, mais ce n'est même pas le cas : cinq est un nombre néfaste, parce qu'il est nombre femelle
(4) + nombre de l'incomplétude (1), donc signe de fausse couche, d'échec et de mort, ce qui
montre que un est pris ici pour un manque, peut-être un deux incomplet. Par ailleurs, cinq est
aussi un nombre faste parce qu'il est les directions + le point central de l'ovale du monde. Les
incohérences de 5 et de 1, comme les bricolages opportunistes de 22 et de 266, montrent bien
comment ni les nombres, ni leurs décompositions, ne sont pris comme des individus ou des
mouvements réels, autonomes, ayant une vraie personnalité (des propriétés), mais qu'au contraire
ils ne sont que des instruments très provisoires de l'harmonie générale et que leurs propriétés sont
oubliées une fois celle-ci atteinte.
Ces spéculations auraient pu être le point de départ de recherches désintéressées, mais on
n'en voit pas trace ; les tableaux reflètent par exemple des recherches assez systématiques de
divisions, avec même des jeux sur l'expression d'un même nombre dans des bases différentes,
mais rien ne permet de penser que les Bambaras aient remarqué par exemple qu'en identifiant 532
ou 28 et 1, ou 14 et 5, ils prenaient le reste de la division de ces nombres par neuf. Le fait que le
nombre mâle soit impair et que le nombre femelle soit pair ne semble avoir donné aucune
impulsion à des recherches générales sur le pair et l'impair : il aurait fallu pour cela fixer son
attention sur une propriété numérique, au lieu de la laisser vagabonder sans cesse à la recherche
d'analogies.
Au chapitre II, j'ai avancé l'idée que la nouvelle conception de l'espace issue des
observations des mouvements apparents du soleil ouvrait la voie à la divination ; elle est peu
présente, à ma connaissance, chez les aborigènes d'Amérique du Nord. Elle existe ici, et
justement en rapport, précisément, avec le soleil. On se rappelle qu'Ogo le renard a arpenté la
terre (rectangulaire pour les besoins de la cause) en zig-zag comme on imagine la projection des
mouvements du soleil ; par conséquent, de même que le trajet récent du soleil indique son trajet
futur et ses conséquences terrestres, les traces de pas laissées la nuit par le renard sur un rectangle
dessiné à même le sol, comportant de nombreux signes et parsemé d'arachides dont l'animal est
friand, indiqueront au devin qualifié la réponse à des interrogations individuelles ou collectives

107
sur l'avenir55.
Un autre exemple de divination est celui Bambaras qui mesurent le double dya de l'être
humain56, censé se matérialiser dans l'ombre du corps, mesurée à midi, lorsque l'ombre est la plus
courte au cours de la journée, en utilisant comme unité l'auriculaire. Les mesures, nous dit-on,
sont regroupées alternativement par trois et par quatre (nombres respectivement mâle et femelle),
matérialisées par des bâtonnets : les trois premiers auriculaires représentent les nerfs, les quatre
suivants la chair et ainsi de suite. Les bâtonnets subissent ensuite des manipulations avant d'être
"groupés et comptés avec leur représentation chiffrée et leur symbolisme suivant des calculs
compliqués"57, calculs que l'auteur ne révèle pas, malheureusement ; mais les données suffisent
pour voir comment nous avons affaire à une mathématisation d'un problème divinatoire. Par des
mesures, l'individu est en effet ramené à une série de nombres dont l'esprit spéculateur s'empare,
qu'il "triture" dans tous les sens d'une façon probablement analogue à ce qui est décrit plus haut
au sujet des nombres 266 et 22, dans le but de revenir à l'individu et à ses caractéristiques
profondes, qu'il aurait été impossible de deviner autrement. C'est ainsi que la mesure du dya d'une
femme enceinte permet de connaître le sexe et le caractère de l'enfant qu'elle porte.

Avec ce chapitre se termine notre étude des développements dus à la renaissance


néolithique. La remise en ordre spatiale, temporelle, substantielle, a produit des systèmes
d'analogies, mieux ordonnées qu'au temps des chasseurs-cueilleurs, dans lesquels la figure et le
nombre jouent le rôle d’instrument principal. D'abord intermédiaires fugitifs, la figure et le
nombre acquièrent ensuite un semblant de vie propre faite de déformations, de compositions et de
décompositions pilotées de façon généralement transparente et parfaitement opportuniste par
l'histoire mythique. Le nombre et la figure sont librement associés, d'une manière qui n'obéit à
aucune nécessité interne, ne donnant ni nombres figurés (arrangements de points en figures
dévoilant des propriétés des nombres) ni figures rationnellement nombrées (mesure réelle).
La mesure est incontestablement au centre des développements ultérieurs que nous allons
découvrir en quittant le monde de la préhistoire et des peuples sans écriture, pour entrer dans
celui des empires primitifs et des civilisations antiques. S'il est vrai que dans ce nouveau monde

55
(Griaule et Dieterlen 1991)
56
(Dieterlen 1988 p.239-240)
57
Id. p.240.

108
que nous allons aborder, la comptabilité, l'arpentage et l'architecture ont donné à la mesure une
impulsion décisive, s'il est vrai que dans ce contexte nous verrons naître les premiers embryons
de corpus mathématiques, il ne faudrait pas croire pour autant que la "raison analogique", le
mythe et son énergie organisatrice ont dit leur dernier mot et s'éteignent tout doucement. Encore
dominants dans les Sulbasutras de l'Inde védique, bien visibles dans certains textes de l'antiquité
chinoise, ils ont laissé des traces chez les Egyptiens et les Mésopotamiens, avant de réapparaître
sur un mode nouveau dans l'antiquité grecque. Bien plus, j'essaierai de montrer que les très beaux
développements mathématiques des civilisations antiques sont dus principalement à de nouvelles
spéculations détachées de toute pratique immédiate de comptable, d'arpenteur ou d'architecte.

-oOo-

Annexe 1 : Numérologie bambara

1 2 3 4 5 6 7

Totalité Dualité, Koni Koni, sa Quatre Toute le L'homme et Nombre de la


1=10 et les choses pensée et les éléments, secret de la son double complétude :
en lui, choses à quatre création car mâle est 6. 3 + 4, mâle et
Ajouter 1 : gemellité. venir. directions. 5×2=10=1 femelle.
fondre en une 6 sociétés d’i-
seule unité. Ajouter 2 : Nombre mâle Nombre Nombre de nitiation, 6 7 ciels et 7
marquer le (verge et deux femelle l'origine du articulations terres.
Incomplétude fondements testicules) (quatre lèvres) mouvement et du corps, 6
des choses. du temps : les sens (les cinq Nombre de la
quatre plus le sens de pensée
directions et l’orientation). créatrice qui
le point se réalise.
central de la
figure de
l'univers.

Nombre
néfaste :
femme (4) +
incomplétude
(1) = fausse
couche, échec,
mort.

109
8 10 12 et 14 22
22 noms cachés de Koni.
Nombre des Dix peut se 12 divisions de
jumelles : 2 dire "c'est l'œuf du Nombre des tournoiements de Koni : cinq fois aux quatre
×4. complet". monde. angles, une fois au ciel, une fois à la terre.

8 premiers Dix est le 12 mois de 22 = 6 + 16 = mâle (2 × 3) et personne car 16 = 1 + 6 = 7


êtres humains symbole l'année (mâle et femelle).
créés par Faro. essentiel de la bambara.
divinité : 10 = 22 = mâle et femelle unis, principe essentiel de création, car
Nombre de la 1 + 2 + 3 + 4 Multiplication on peut y faire apparaître de diverses façons 3 ou 6 (mâle), 4
parole = des êtres (3 × 4, ou 8 (femelle), 7 (la personne 3 + 4), et éventuellement 1
exprimée. unité+dualité mâle et pour l'unité mâle-femelle : 7 + (6 + 8) + 1, 2×(6 + 4 + 1),
+mâle+ femelle). 2×(8 + 3), 3×(3 + 4) + 1.
femelle.
22 est aussi l'année par son double 44 : pour créer l'univers,
14 est mâle et les quatre bras de Koni (la croix) tournent dans un sens et
femelle (6 + 8). dans l'autre aux quatre directions : 4 × 4 × 22 (le bras vaut 22,
comme source de création ?) = 352, auquel on ajoute 8
14 = 1 + 4 = 5 (temps mis par Koni pour extérioriser sa parole), soit 360
(nombre de jours de l'année bambara d'après S. de Ganay).
Mais en base 80, 360 est 440 = 44. C.Q.F.D.

Unité itinéraire de 22 palmes.

22 est la personne : 20 doigts et deux âmes de sexes opposés,


ou encore l'unité (1) et la vérité (10) : 2×(10 + 1).

28 33 60 80 266

Quatre êtres divins : 33 vertèbres (voir Trois fois la Quatre fois la 266 noms de dieu
4 × 7. 266) personne : 3 × 20 personne : 4 × 20 ;
(doigts et orteils) ; connotation femelle 266 noms + 266
Deux jumeaux mâles connotation mâle à à cause de 4. signes de ces noms =
et deux jumelles : 2 cause de 3. 532 = 5 + 3 + 2 = 10
×6+2×8 Base de numération = 1 = unité et vérité.
Base de numération utilisée couramment.
Complétude : 28 = 2 utilisée dans certains 266 jours de
+ 8 = 10 = 1. rites. gestation humaine (5
× 30 + 4 × 29)

266 = 22 × 12 (12
divisions de l'œuf du
monde) + 2
(fondement des
choses)

Corps humain : 33
vertèbres ayant
quatre parties
chacune, autant pour
le double, soit 33 × 8
= 264. On ajoute 2
pour le chef et le
danseur, soit 266.

110
Annexe 2 : Numérologie dogon

3 4 5 et 6 7 8 9

Nombre mâle. Nombre femelle. Cinq jours de Nombre des Jumeaux Neuf parties
la semaine. jumeaux de femelles principales du
Trois formes Quatre formes de sexes corps (huit
de sexes matrices. Les enfants sont Cinq est le différents. Nombre articulations et la
mâles. déterminés par les nombre de d'ancêtres tête).
combinaisons des formes l'avortement Perfection,
des sexes mâle et femelle. et des enfants unité (3 + 4 Nombre Rang de la
souffreteux. = mâle et d'articulations du chefferie.
Quatre points cardinaux, femelle). corps humain
quatre tribus dogons, Six : jumeaux (épaules, coudes,
quatre ancêtres descendus mâles, hanches,
avec l'arche, quatre âmes nombre faste. genoux).
de l'homme (deux mâles et
deux femelles), quatre Huit membres du
éléments, quatre graphies premier couple.
successives des symboles-
dessins.

10 12 14 22 60 266

Compte de Douze mois. L'espace est 14 : 22 = 10 Nombre de jours 266 pointillés du


l'homme. sept terres et sept (homme) + 12 nécessaires à yala de l'œuf du
Nombre du ciels. (renard) Amma pour monde.
renard. créer le monde.
Nombre de Décomposition
rayons du soleil. Nombre de "femelle" en
parcelles de la base huit :
Âge du mariage. terre, quadrillage 266 = 8×8×4 + 8
créé par le + 2. Motivation
Nombre de la Renard. obscure.
créature mâle
complète : 8 Sigui ; vie Décomposition
articulations + la humaine. "mâle" en base
tête + 10 doigts 60 : 266 = 4×60
+ 3 (nombre Amma crée 60 + 20 + 6.
mâle). yalas du monde. Motivation
obscure.

111
Chapitre VI
La géométrie du sacrifice dans les sulbasutras de l’Inde védique.

1- La mesure et l’écrit.

Avec ce chapitre, nous quittons le monde de la préhistoire proprement dite pour celui
des premières civilisations à écriture, au sein desquelles se dessine un paysage mathématique
totalement nouveau. Dans ce paysage, deux traits caractéristiques retiendront d’abord notre
attention : la mesure et l’écrit.
Dans les premières civilisations, la mesure ne sort certainement pas du néant ; il est
très probable que des plans au sol d’édifices aient été géométriquement construits et mesurés
au Néolithique proche-oriental (chapitre III). Elle tend maintenant à devenir une pratique
pleinement développée, avec un système officiel d’unités de longueur, d’aire et de volume
d’une part, et des figures systématiquement calculées d’autre part. On ne se contentera plus de
comparer des grandeurs, ou d’additionner des unités fortuites pour éviter le recours aux
nombres, comme nous avons pu le constater chez les Ojibwas (chapitre IV). C’en est fini de
l’indépendance du nombre et de la figure, qui autorisait par exemple les arpentages
mythologiques et mathématiquement arbitraires des Dogons et Bambaras. A chaque figure, il
faudra désormais associer un nombre de figures unités : simple comptage, dans quelques cas
les plus faciles, mais en règle générale le dénombrement des unités oblige à des
décompositions et des recompositions des figures à mesurer. Et l’on se heurte très vite à des
difficultés redoutables bien connues telles le calcul du périmètre du cercle, de la longueur de
la diagonale du rectangle, de l’aire du disque ou du volume de la pyramide. Ces calculs de
figures ont donné lieu à beaucoup de bricolages ingénieux et à des méthodes inventives et
riches d’avenir ; ce n’est pourtant dans ces aspects qu’il faut voir, à mon sens, les effets les
plus importants de la mesure.
Plus décisive en effet est tout d’abord la rupture avec l’habitude plurimillénaire de la
figure-symbole et du nombre-correspondance avec des éléments jugés essentiels, comme les
quatre points cardinaux. Avec la mesure, la figure et le nombre se lient organiquement entre
eux, indépendamment des analogies parasites de la pensée mythique-rituelle. Dans ce cadre
au moins, la figure, et donc l’espace, sont laïcisés, débarrassés des charges qualitatives si
importante encore dans la “figure de l’espace” apparue au Néolithique (chapitre II). Le calcul
oblige à étudier la figure pour elle-même, non pas comme un objet isolé mais au sein d’un

112
système de figures puisque l’unité est une figure particulière à laquelle on cherche à ramener
les autres par décompositions et recompositions.
Plus décisive encore est l’apparition du calcul figuré, en contrepoint de la figure
calculée (mesurée). L’aire d’un rectangle, par exemple, est un produit de deux nombres : c’est
ce que j’appelle le rectangle calculé. Mais à l’inverse, un produit de deux nombres a et b peut
donc être illustré par un rectangle dont un côté mesure a et l’autre b ; c’est ce que j’appelle
un calcul figuré. Une formule écrite aujourd’hui a(b+c) = ab+ac se lit immédiatement avec
un rectangle de côtés a et b+c décomposé en un rectangle de côtés a et b, et un autre de côtés
a et c. Toutes sortes de calculs peuvent être ainsi figurés, et des problèmes purement
numériques peuvent être résolus grâce à des manipulations de figures : la technique a connu
de brillants développements en Mésopotamie des débuts du deuxième millénaire et en Chine
antique, nous le verrons aux chapitres suivants. Il arrive que l’on qualifie ce calcul figuré
d’“algèbre” ; mais il s’agit d’un contresens, dans la mesure où l’algèbre est un formalisme
précisément fait pour éviter le recours aux figures et qui, au bout du compte, devient un
domaine autonome sans substrat géométrique nécessaire.

Que les nombres et les figures soient organiquement reliés, que s’instaurent des
procédures de calcul des figures au moyen de leurs transformations, que l’on invente le calcul
figuré et des problèmes spécifiques pour le mettre en œuvre, il n’en faut pas davantage pour
que les mathématiques commencent à apparaître comme un domaine à part, distinct aussi bien
de ses utilisations mythiques-rituelles que des pratiques techniciennes d’arpentage ou de
comptabilité. L’écriture a évidemment joué un rôle décisif en rassemblant des pratiques
transmises oralement sans doute depuis fort longtemps au Proche-Orient par exemple, mais
surtout en poussant le scribe à organiser les connaissances et à fabriquer pour cela des
enchaînements déductifs ; ce phénomène n’est d’ailleurs pas limité aux mathématiques dont
les textes ne représentent en volume qu’une goutte d’eau dans l’océan des premiers écrits.
D’une façon générale en effet, l’existence de l’écrit permet de soulager la mémoire, libère le
cerveau du stockage des informations au profit de la recherche de leurs connexions. “Je suis
un scribe”, dit un gratte-tablette mésopotamien du palais de Mari, “je suis capable d’organiser
les instructions de mon seigneur et de pallier les oublis de mon seigneur”1 ; organisation et
complétude, donc, mais ce n’est pas tout. Car l’écrit est également un objet posé en
permanence devant soi et devant les autres lettrés, et par conséquent une provocation inédite à

1
(Durand 1997 Tome 1 p.105)

113
la réflexion et à la spéculation. Recherche de l’organisation et de la complétude, spéculations
stimulées par l’écrit d’une part, émergence d’un savoir spécial sous l’influence de la mesure
d’autre part, telles sont les conditions de l’apparition des premiers corpus mathématiques :
tendance de fond qui n’empêche pas le vieux contenu mythique-rituel d’affleurer plus ou
moins massivement.

Nous ne commencerons pas par les textes les plus anciens que sont les tablettes de
l’ancien âge babylonien et les papyri égyptiens bien connus. Nous nous attacherons dans ce
chapitre à des écrits beaucoup plus récents, les sulbasutras de l’Inde védique, parce qu’ils
réunissent plusieurs caractéristiques étonnantes. En premier lieu, les sulbasutras sont
explicitement motivées par des raisons exclusivement rituelles. C’est le seul cas que l’on
connaisse dans les mathématiques anciennes ; on peut donc y voir le dernier avatar des types
de rituels mathématisés que nous avons découverts dans les chapitres précédents, mais repris
dans le nouveau contexte de la mesure et de l’écrit. En outre, si les textes védiques sont plus
jeunes d’un bon millénaire que les documents égyptiens et babyloniens, ils reprennent très
probablement des pratiques très anciennes transmises oralement, comme nous le verrons plus
bas. En résumé, on peut considérer les sulbasutras comme une forme de transition qui
demande donc à être étudiée en premier.
Une autre source d’étonnement est que les problèmes que se posent les sulbasutras, à
savoir les constructions rigoureuses de figures équivalentes en aire et de figures
homothétiques, ressemblent à certains problèmes-clés des Livres I, II et VI des Eléments
d’Euclide, alors que ces type de problèmes sont absents des textes babyloniens, égyptiens et
chinois. Ainsi nos textes védiques, étroitement liés dans leurs motivations à des formes
anciennes de pensée, sont pourtant très proches des premières mathématiques au sens actuel,
si l’on considère les problèmes qu’ils se posent. Malgré tous ces faits surprenants, et alors
qu’il y a pléthore de travaux sur les textes égyptiens et babyloniens (et chinois dans une
moindre mesure), les sulbasutras sont très peu connus et étudiés par les historiens des
mathématiques. Les traductions de G. Thibaut, en 1877 et 1882, ne se trouvent que dans de
rares bibliothèques spécialisées et celle de Sen et Bag2, publiée en 1983, ne connaît qu’une
diffusion confidentielle. Espérons que les récents travaux de Jean-Michel Delire3 donneront
un nouvel élan à l’étude et à la diffusion des sulbasutras. Pour notre part, nous apporterons
une petite contribution en les mettant à la place d’honneur dans cette section de l’ouvrage.

2
(Sen and Bag 1983)
3
(Delire 2002)

114
2- Le védisme

Le védisme apparaît vers -1500 dans une vaste zone, au nord-ouest du sous-continent
indien, région au passé archéologique très riche et de mieux en mieux connu. C’est d’abord
l’agglomération néolithique de Mehrgarh, du VIIe au IIIe millénaire, déjà mentionnée au
chapitre II. On y trouve dès -7000 des maisons de plan rectangulaire en briques crues ; des
poteries des cinquième et quatrième millénaires montrent des croix encerclées diverses, ainsi
que des svastikas inscrites dans un cercle (fig.VI-1), qui nous rappellent les motifs de Halaf et
de Samarra en Mésopotamie (chapitre III), ainsi que les peintures sèches des Navajos
(chapitre IV). On trouve des sceaux à motifs géométriques aux quatrième et troisième
millénaires (fig.VI-1). Il est possible que des figures standards en dimension trois, qui nous
font penser aux “jetons” de l’aire mésopotamienne, aient été produit durant toute la période
d’existence de Mehrgarh, sous forme d’éléments de parure en pierres précieuses, en
coquillage ou en terre cuite ; la documentation, trop imprécise pour en faire davantage état
ici4, montre tout de même des bicônes, des demi-sphères et peut-être des objets octogonaux en
vue de dessus.

Décor de coupe, vers -4300. D’après Civilisations Fragments de poteries, avec oiseau stylisé en forme de
anciennes du Pakistan. (Civilisations anciennes du svastika. Première moitié du quatrième millénaire.
Pakistan 1989). D’après (Possehl 1982). Dessin Anne Spanek.

4
(Saizieu 2003)

115
Sceau, vers -2800. Diamètre 5,6 cm. D’après Fond de coupe. Vers -3000. D’après Civilisations
Civilisations anciennes du Pakistan. anciennes du Pakistan.

Figure VI-1. Documents de Mehrgarh.

Vient ensuite la civilisation dite de l'Indus — -2400 à -1700—, découverte à partir de


1921 par la mise au jour des villes de Harappa et de Mohenjo-daro, sur le territoire du
Pakistan actuel. L'évidence archéologique est abondante, mais l'écriture (réduite à cinq ou six
signes en moyenne sur des sceaux) n'a pu être déchiffrée. Parmi les signes de cette écriture, en
supposant que c’en est une, le cercle (ou deux arcs de cercles accolés) divisé en six est très
fréquent ; plusieurs sceaux ont des motifs géométriques, dont des svastikas inscrites dans un
carré (fig.VI-2). Des poteries ont un décor géométrique savant qui fait penser à la construction
(donnée plus bas) du carré dans le sulbasutra de Baudhayana (fig.VI-2).

Motif fréquent sur des poteries de Mohenjo-Daro et de Harappa.

116
Sceaux de Moheno-Daro. D’après (Franke-Vogt 1991). Dessins Anne Spanek.

Figure VI-2. Documents de la civilisation de l’Indus.

On dit que les briques utilisées pour la construction étaient parallélépipédiques avec des
dimensions proportionnelles à 1, 2 et 45. Très intéressant est le système de poids :

“Des milliers de petits cubes polis en calcaire, stéatite, chalcédoine et autres pierres
révèlent l’existence d’une gamme de poids qui combine système binaire et système
décimal. Autour de l’unité de poids de 13,625 grammes s’organise une série de sous-
multiples, 1/2, 1/4, 1/6, 1/8, et 1/16 et de multiples 2, 4, 10, 20, 40, 100 jusqu’à 800. ”6

D’après la documentation7, il est clair que certains de ces “cubes” n’en sont pas : lorsque les
mesures linéaires (deux seulement) sont données, elles ne sont pas égales8. Il s’agit donc de
pavés droits et non de cubes. Dans le cas contraire, comme les volumes sont doublés, cela
voudrait dire que les harappéens se seraient posé et auraient résolu, au moins
approximativement, le problème fameux de la duplication du cube9. Il semble qu’il n’en soit
rien.

5
Delire, ouvrage cité p.92.
6
(Jarrige). Il y a également des poids sphériques, cylindriques et coniques. Les poids en forme de pavés ne sont
pas marqués, et l’unité de 13,625 g a donc été décrétée par les archéologues, en raison de la progression
mentionnée dans la citation, « en partant de très nombreux specimens retrouvés sur tous les sites » (Casal 1969
p.128).
7
(Civilisations anciennes du Pakistan 1989).
8
Le catalogue Civilisations anciennes du Pakistan donne une longueur, une largeur et le poids de quatre de ces
“cubes” en silex. Connaissant la masse volumique du silex, on peut en déduire la dimension manquante ; on
constate alors qu’aucune des faces n’est un carré. En appelant P le poids de 13,625 g, les quatre pavés pèsent
respectivement environ 2P, 4P, 10P et 103P, et il n’apparaît pas de règle uniforme dans le choix des dimensions
correspondantes. Mais une étude quantitative précise de l’ensemble de la collection pourrait éclairer l’affaire.
9
Rappelons que la duplication du cube consiste à construire un cube de volume double d’un cube donné.

117
Nous arrivons enfin à la période védique (-1500 à -500) qui, à l’inverse de la
civilisation de l’Indus, nous offre une abondance de sources littéraires tardives en sanskrit
mais n'a laissé aucune trace archéologique ; même son origine supposée, une invasion de
tribus “aryennes” venues de l’ouest, souffre d’une grande faiblesse documentaire. La question
des liens entre les trois périodes que nous venons d’évoquer, ainsi que les raisons de la
disparition soudaine de la civilisaton de l’Indus, en particulier de ses villes et de son écriture,
sont des problèmes non résolus. L’une des raisons en est que les régions à scruter, comme le
dit Jean Varenne10, sont parmi les plus disputées de l'Asie, où se croisent les frontières de
l'ancienne URSS et de la Chine, de l'Inde et du Pakistan ; et nous sommes loin, au moment où
ces lignes sont écrites, de pouvoir espérer un avenir pacifique permettant des fouilles et des
révélations. Toutefois, la tendance générale chez la plupart des spécialistes11 est de mettre
l’accent sur la continuité et sur la grande ampleur géographique de l’influence des
civilisations du nord-ouest du sous-continent indien jusqu’à l’époque védique incluse ; et s’il
y eut des arrivées d’immigrants, ils provoquèrent une synthèse culturelle et non pas un
bouleversement12. En particulier, et cela nous ramène à nos textes, on s’accorde à donner une
origine « harappéenne » au rituel du feu, fondamental dans les sulbasutras, ainsi qu’à
l’utilisation de briques standards dans la construction des autels.
Nos textes ont donc des sources d’inspiration très anciennes, de la fin du troisième
millénaire au plus tard, moment où la civilisation de l’Indus connaît son déclin. D’après Jean
Varenne, ce n’est pourtant que vers sa fin que le védisme, confronté aux tout jeunes
bouddhisme et jaïnisme, éprouva le besoin de mettre par écrit et de codifier ce qui jusque-là
n'était que traditions orales ; ce fut un travail de plusieurs siècles, probablement entrepris à
partir du 8e siècle avant notre ère —apparition du jaïnisme—, et qui accoucha d'une énorme
littérature sanskrite de milliers d'hymnes totalisant des dizaines de milliers de vers. Le
Satapatha Brahmana à lui seul, dans sa traduction anglaise, occupe 2000 pages.
Le Veda, terme qui signifie savoir, science "par excellence", possède donc un canon
tardif organisé en un imposant corpus. Il vaut la peine de rentrer un peu dans le détail de sa
structure, non pas pour faire étalage d’érudition, mais pour mieux se rendre compte à la fois
du foisonnement enthousiaste caractéristique des premiers écrits, de l’ordonnancement

10
(Varenne 1989)
11
Jean-François Jarrige par exemple. Un courant affirme même que toute la théorie des invasions aryennes n’est
qu’une fable ; il défend l’idée de la complète continuité Mehrgarh-Indus-Védisme. On trouvera les thèses de ce
courant dans (Feuerstein, Kak, and Frawley 1995).
12
Pour le détail des arguments, voir (Delire 2002 p.57 à 69)

118
probablement systématisé (sinon induit) par la forme écrite13 … et de la place très
subordonnée des textes mathématiques qui ne viennent qu’en tout dernier dans la hiérarchie.
Le corpus védique14 se compose d’abord de deux catégories, la révélation sruti reçue par les
“saints hommes”, et la tradition smrti d’origine humaine et transmise par les humains. Ont été
révélés les samhita, hymnes fondamentaux, et les brahmana, justifications et illustrations des
observances rituelles. A leur tour, les samhita contiennent trois hymnes fondamentaux, en
vertu desquels le védisme est qualifié de “triple science”, ainsi qu’un autre de nature
différente rajouté plus tard :
- le rg-veda bien connu, ou “veda des strophes”, prières versifiées aux différents dieux,
- le sama-veda, ou “veda des mélodies”, strophes du précédent mises en musique,
- le yajur-veda, ou “veda des formules sacrificielles”,
- l’atharva-veda qui s’adresse au monde des démons.
Dans les textes de la tradition, maintenant, nous nous intéresserons aux vedanga, ou
“auxiliaires du veda” écrits en forme de sutras, ou traités en prose. Il y en a six :
- siksas ou “phonétique” et chandas ou “métrique”, pour la prononciation correcte des
hymnes,
- vyacarana ou “grammaire“ et nirukta ou “étymologie” pour la compréhension
correcte des hymnes,
- jyotisa ou “astronomie” et kalpa ou “rituel” pour le calendrier et les détails matériels.
Ce n’est pas fini. Les kalpasutras, quant à eux, se divisent en :
- smartasutras, rituels domestiques et règles de vie en société,
- srautasutras décrivent les grands sacrifices solennels (sautra).
Nous arrivons au bout15 : les fameux sulbasutras, objet de ce chapitre, ne sont que l’un des
chapitres des srautasutras ! Dans ce grandiose édifice de la Triple Science et de ses
dépendances, les préceptes mathématiques que nous allons étudier n’arrivent donc qu’au
dernier rang ; mais ils font partie de ces règles minutieuses, pour ne pas dire maniaques,
absolument indispensables à une pratique rituelle, pratique sans laquelle la Triple Science
védique serait impensable. Leur forme est celle de sutras, mot qui signifie aussi aphorisme, et
dont l’histoire est particulièrement intéressante :

13
“Dans de multiples cercles cléricaux disséminés dans toute l’Inde, des groupes de liturgistes se constituèrent
pour donner une forme définitive aux saintes écritures. Le Veda, qui n’avait été jusque là qu’un ensemble de
traditions orales, devint, par le travail de ces diascevates un corpus structuré.” (Varenne, article cité.)
14
D’après (Delire 2002 p.1 à 3) principalement.
15
Après avoir épargné au lecteur les différentes variantes dues à différentes écoles.

119
« le terme sutra ou “fil” désigne tantôt une règle énoncée sous la forme d’une
proposition (au sens logique ou grammatical du mot) plus ou moins brève, tantôt un
ensemble de propositions concourant à constituer un même recueil. […] S’il faut
admettre une priorité, il semble bien que l’on soit passé d’aphorisme à recueil, ou plutôt
que le mot sutra ait désigné d’abord le “fil” implicite, formé des éléments gouvernants
et reconduits, des présuppositions formelles, sur lesquels sont bâtis les aphorismes d’un
même chapitre ; puis ces aphorismes mêmes ; enfin le recueil cohérent, le texte. »16

On ne peut rêver meilleure image, et de la forme déductive encouragée par l’écrit en général,
et des sutras spécifiques à l’un des premiers corpus mathématiques. Nous y reviendrons dans
la conclusion.
Nous disposons de quatre textes complets de sulbasutras, traduits en anglais par Sen et
Bag, ainsi que d’une partie du premier traduite en français par J.M. Delire, avec le nom de
leurs auteurs : Baudhayana, Manava, Apastamba, Katyayana. Ce sont des textes
remarquablement courts puisqu'à eux quatre, dans leur traduction anglaise, ils n'occupent que
soixante-six pages. Sulba signifie "corde" et les sulbakas, experts géomètres védiques, étaient
de remarquables "tendeurs de cordes", comme le lecteur pourra le constater. Ces textes sont,
comme les Vedas dont ils font partie, extrêmement difficiles à dater ; on n’y trouve en effet
aucune indication permettant de le faire, et les spécialistes en sont réduits à tenter des
chronologies fondées sur des comparaisons stylistiques. Le style des sulbasutras est comparé
à celui du grammairien Panini, qui aurait vécu au quatrième siècle avant notre ère et codifié la
langue. L'ordre chronologique qui en résulte, et qui est généralement accepté, est le suivant :
Baudhayana, Apastamba, Manava, Panini, Katyayana, tous antérieurs au IIIe siècle avant
notre ère. Le rg veda aurait été rédigé au Xe siècle au plus tard, et pour les brahmanas, les
estimations vont du Xe au VIe siècle avant notre ère.

3- Le sacrifice.

Nous avons déjà fait connaissance dans les chapitres précédents avec le sacrifice, rite
essentiel des époques néolithiques et ultérieures. Nous l’avons associé à une “rupture
substantielle” suivant laquelle la pensée attribue désormais à l’être humain la primauté sur le
reste de la création, dans le sens suivant : avec l’apparition de l’homme, le monde a enfin
atteint son être vrai, sa véritable substance. Suivant la terrible rigueur de nos ancêtres,
toujours en charge de la recréation du monde au moyen du rite, il en découle que le monde a

16
Extrait d’un article remarquable de Louis Renou (Renou 1963), et dont j’ai pris connaissance grâce à l’allusion
qu’y fait J.M. Delire dans sa thèse.

120
besoin de substance humaine comme de carburant. Le vrai sacrifice est donc le sacrifice
humain, et pas de n’importe quel humain ; les exemples sont nombreux de rites qui nous
paraissent épouvantables, mais dont les victimes étaient soit des personnages déjà importants
dans la société, soit des personnages longuement choyés et révérés en tant que futurs sacrifiés.
La terrible rigueur, pourtant, faiblit parfois et des interventions de l’au-delà arrêtent les bras
des Abrahams et poussent à utiliser des susbstituts ; on en trouve une trace dans le Livre XIII
du Sathapatha Brahmana, lorsqu’une voix dit au sacrificateur « Purusha, ne l’accomplis pas :
si tu le faisais, l’homme mangerait l’homme. »17.
Le védisme est entièrement fondé sur une telle idéologie, glorification de l’être
humain et de sa puissance. On y trouve à la fois une mythologie avec des analogies “tous
azimuths” détaillées dans des milliers de pages fastidieuses, et une rigueur géométrique
exemplaire dans la disposition et l’édification des autels. Pour comprendre le deuxième
aspect, il est nécessaire de donner un aperçu du premier, probablement le plus ancien
historiquement, le plus important théoriquement comme fondateur du second, et de loin le
plus volumineux en écrits.
Tout d’abord “le sacrifice, c’est l’homme”18 parce que l’homme l’accomplit, mais
surtout parce que tout (la terre, l’atmosphère, le ciel, les êtres mortels et les dieux) est issu de
l’auto-sacrifice du démiurge Prajapati, parfois simplement nommé purusa (homme) :

"L'homme est tout ce qui est,


ce qui fut et ce qui sera.
Il est maître aussi de l'immortel
Dont par la nourriture il dépasse la croissance

[…]

Sur la jonchée ils arrosèrent la Victime,


L’Homme, née au commencement :
Les dieux le sacrifièrent
Et aussi les saints et les poètes.

De ce sacrifice à consommation totale


Le beurre diapré fut recueilli :
De là furent fabriquées les bêtes de l’air,
Celles de la forêt et celles des villages.

De ce sacrifice à consommation totale

17
(The Satapatha Brahmana according to the text of the Madhyandina School 1988-89 Tome 5 p. 410). Dans la
suite, la mention SB fera référence à cette édition du Sathapatha Brahmana, traduite (en anglais) par Julius
Eggeling en 1882.
18
SB tome 1 p. 78.

121
Sont nés hymnes et mélodies,
Les mètres en sont nés,
Nées les chèvres et les brebis.

Lorsqu’ils divisèrent l’homme,


En combien de parties l’ont-ils arrangé .
Que devint sa bouche, devinrent ses bras ?
Comment s’appellent ses jambes et ses pieds ?

Sa bouche fut le Brahmane


De ses bras on fit le Guerrier,
Ses jambes, c'est le Laboureur,
Le Serviteur naquit de ses pieds.

La Lune est née de son esprit,


Le Soleil est né de son œil,
De sa bouche Indra et Agni,
De son souffle est né Vayu.

L’air est issu de son nombril,


De sa tête le Ciel s’est développé,
De ses pieds la Terre, de son oreille les Régions :
Ainsi se constitua le monde.

Sept pieux étaient disposés,


Trois fois sept bûches
Lorsque les dieux tendant le sacrifice
Lièrent l’homme pour victime.

Les dieux ont sacrifié le sacrifice au sacrifice :


Telles furent les lois primordiales.
Les pouvoirs de cet acte ont atteint le Ciel,
Là où sont les saints antiques et les dieux.”19

Il valait la peine de donner ce long extrait très explicite sur le fond, avec certains détails précis
(sept, trois fois sept) sur lesquels nous reviendrons, et avec la dernière strophe plutôt
mystérieuse. Elle reflète peut-être l’embarras devant le problème : si le sacrifice est à l’origine
de tout, d’où vient le sacrificateur ? La réponse pourrait être que le sacrifice s’engendre lui-
même : il n’a besoin de rien d’autre pour exister, il est donc une totalité, et la totalité
s’exprime en Inde védique par le nombre trois, puisque l’univers est trois (la terre,
l’atmosphère et le ciel). On peut imagnier que le premier verset de la dernière strophe exprime
cela. En tous cas, la question de l’origine est bien présente dans le Rg Veda, et laissée sous
forme de question :

19
Rg Veda X, 90. Traduit par Jean Varenne. (Varenne 1984 p.331)

122
“Il n'y avait pas l'être, il n'y avait pas le non-être en ce temps.
Il n'y avait ni l'espace, ni le firmament au delà.
Quel était le contenu, où était-ce ? Sous la garde de qui ?
Qu'était l'eau profonde, l'eau sans fond ?

[…]

L'Un respirait sans souffle mû de soi-même :


rien d'autre n'existait par ailleurs

[…]

Qui sait en vérité, qui pourrait l'annoncer ici :


d'où est issue, d'où vient cette création ?
Les dieux sont en deçà de cet acte créateur :
qui sait d'où il émane ?

Cette création, d’où elle émane,


Si elle a été fabriquée ou si elle ne l’a pas été,
Celui qui veille sur elle au plus haut du ciel
Le sait sans soute : ou bien ne le sait-il pas ?”20

Dans la théorie védique, c’est l’homme qui est sacrifié ; dans la pratique, on immole
des substituts, animaux ou autres. Comme c’était le cas pour l’homme, la fonction du substitut
est double : avant le sacrifice, il est la substance intègre, l'énergie sacrée concentrée qui,
coupée en morceaux ou répandue dans tout l'espace par le feu et par la parole de l'officiant,
redonne naissance au monde. Ainsi le taureau, avant le sacrifice, est-il la puissance par
excellence, à la fois mâle et femelle , "mâle et enceint, puissant et gonflé de lait ", "qui porte
toutes les formes en ses pis ", qui " dès le début a pu l'emporter sur tout être "; par le sacrifice,
" en pensée je te répands en libation dans l'espace : que le ciel et la terre soient ta jonchée!" 21.
Les dieux assemblés se répartissent l'animal qui par là réalise son essence et ressuscite : ses
côtes, ses flancs, ses genoux, son anus, ses fesses, sa queue, ses entrailles, sa peau, ses quatre
pieds, sa poitrine sont attribués aux divers dieux. La même aventure peut arriver à un bouc, et
sa signification est aussi claire :

"Or le bouc, au commencement, se répartit ainsi :


sa poitrine devint la terre, son dos devint le ciel ;
le milieu de son corps devint l'espace,
ses côtes les orients ;
et les deux océans, ses deux cavités ventrales ;
20
Rg Veda X 129. Id. p.331.
21
Atharva Veda. (Varenne 1967 p.232)

123
Ses deux yeux, la vérité et l'ordre divin,
son haleine devint la foi et Viraj, sa tête.
Oui, c'est le sacrifice immense que le bouc aux cinq bouillons.
Il obtient le sacrifice immense,
il se procure le monde immense,
celui qui donne le bouc aux cinq bouillons…"22

Dans un autre très beau poème de l'Atharva veda23, l'objet de l'admiration, et donc du
sacrifice, est la vache ; "la vache est tout ce qui est, dieux et hommes, Asuras, mânes et
prophètes", c'est d'elle qu'est issu le sacrifice, elle l'a même conçu, "et du sacrifice est issue
l'intelligence". Cette sentence étonnante, surtout si on la rapproche d'un autre vers du même
poème ("de tes viscères est né le sacrifice"), résume très bien le contenu et la forme de la
mythologie védique ; le sacrifice est la manifestation de l'énergie créatrice, libérée de son
enveloppe humaine en principe, animale ou végétale en pratique, grâce au couteau du
sacrificateur qui est par là "en intelligence" avec le monde. Celui qui comprend ce mystère
comprend le monde, il est intelligent. Mais il est encore hors de question que l'intelligence
abstraite se prenne elle-même pour objet ; elle doit être action, elle est consubstantielle à
l'action et donc inséparable de ses détails les plus crus. Telle est l’origine du style si étonnant,
et si merveilleux, de cette littérature où les spéculations les plus échevelées se lisent dans des
dissections anatomiques quelque fois peu ragoûtantes.
Un mythe si fondamental donne évidemment lieu à des célébrations littéraires multiples
et à des analogies sans fin qui se cristallisent dans des rites minutieusement codifiés. Bien sûr,
il y a le rapprochement avec l’autre recréation qu’est la reproduction humaine : l’autel est
femelle et le feu est mâle, c’est pourquoi certain autel a les hanches larges et les épaules plus
étroites, car c’est ainsi que l’on aime les femmes et qu’elles peuvent reproduire24. Avec le rite,
on est certain de tenir en main la clé de la survie du monde ; il garantit le maintien de l'ordre
général sans lequel il n'y aurait ni lever bienfaisant du soleil, ni lait nourricier de la vache, ni
délices de l'amour humain, ni dieux-héros personnifiant la sagesse et l'énergie humaines. Le
rite n'est pas simple célébration d'une unité cosmique perçue par l'intellect, mais l'artisan, au
sens littéral du terme, d'une vaste recréation ; tel est le cas par exemple de l'agnihotra, libation
de lait fraîchement trait et jeté dans le feu, accomplie matin et soir :

"Lorsque l'on offre l'oblation le soir, alors que le soleil est couché, on le fait pour le
bénéfice du soleil devenu embryon, on fait prospérer l'embryon. Et puisqu'on fait

22
Id. p.263
23
Id. p.262
24
SB tome 1 p.63 et tome 2 p.113.

124
prospérer l'embryon en offrant l'oblation, les embryons ici-bas n'ont pas besoin de
nourriture pour vivre.
Et lorsque l'on offre l'oblation le matin, avant que le soleil soit levé, on engendre le
soleil qui se fait lumière et qui, resplendissant, se lève. Mais il ne se lèverait jamais si
l'on omettait d'offrir cette oblation; c'est pourquoi l'on offre cette oblation."25

Les analogies les plus variées sont présentes dans les moindres actes rituels, et si possible de
telle sorte que le sens global soit présent dans chacune des parties. Pour commencer, le
sacrifice ne se fait pas n’importe où, mais sur un terrain délimité, orienté (nous verrons
comment ultérieurement), avec des mesures précises, car ce lieu est conçu comme un cosmos.
L’orientation par rapport aux mouvements apparents du soleil joue bien entendu un rôle
éminent, en engendrant par ailleurs classiquement (chapitres précédents) des classifications
spatiales. Sur ce terrain péparé, l’autel du feu dont nous étudierons les formes est à son tour
un cosmos, ce qui se voit dans ses cinq couches de briques. En effet, la place éminente de
cinq dans la numérologie védique provient des quatre points cardinaux et du “point” vertical,
qui déterminent cinq régions ; bien que les cinq points déterminent une pyramide, je n’ai pas
trouvé d’allusion à cette figure dans la littérature. Ces cinq régions donnent elles aussi lieu à
des classifications qui englobent divers mètres poétiques, les saisons, des catégories sociales
et des incantations en fonction du nombre de vers chantés26. Du coup, l’autel aux cinq
couches, donc aux cinq saisons, est aussi l’année ; mais comme il est le cosmos, il est
également Prajapati qui doit à son tour être cinq : les cheveux, la peau, la chair, les os et la
moëlle ! La première couche de briques est elle aussi identifiée au tout par “l’offrande de cinq
animaux sacrificiels, dont les têtes seront emmurées dans la première couche de l’autel”27. La
brique elle-même, enfin, n’échappe pas au grand filet analogique puisque “cette terre a quatre
coins, car les quartiers sont ses coins : donc les briques ont quatre coins car toutes les briques
sont faites à la façon de cette terre”28.
La totalité se reflète donc dans plusieurs parties de l’édifice. La contrepartie
numérologique de cela est que “la multiplication des nombres mythologiques paraît se faire
principalement par l’application aux différentes parties d’un tout d’un système de division
appliqué d’abord au tout lui-même”29 : par exemple, si le tout est trois (ciel, terre et
atmosphère), et que chaque partie est triple pour refléter le tout, le tout devient neuf. Mais,
nous dit A. Bergaigne, le Rg veda ne va pas jusque-là et mentionne fréquemment six mondes

25
Satapatha Brahmana. (Varenne 1967 p.68)
26
SB tome 3 p.91. Les cinq saisons sont ici le printemps, l’été, la saison des pluies, l’automne et l’hiver.
27
(Delire 2002 p.52)
28
SB tome 3 p.155.
29
(Bergaigne 1883 tome II chap.V)

125
(trois terres et trois ciels) seulement. L’hymne au sacrifice humain repris plus haut parle de
trois fois sept bûches ; c’est le même principe, appliqué à deux numérisations distinctes du
cosmos. Nous connaissons l’origine de trois ; sept proviendrait, d’après A. Bergaigne30, de
l’ajout d’une unité aux six mondes. Cet ajout d’une unité, très fréquent dans la numérologie
védique telle qu’elle est transcrite dans le Sathapatha Brahmana, est facile à interpréter avec
les exemples donnés dans le texte ; sept, par exemple, est obtenu en comptant six saisons (les
cinq données plus haut plus une saison de la rosée entre l’hiver et le printemps), ainsi que
l’année elle-même. Rajouter une unité est donc une façon d’envelopper les différentes parties
dans une unité ; de même, sept est encore le résultat de de l’addition des quatre points
cardinaux, du haut, du bas et de l’espace lui-même. Ou encore : 21, qui est trois fois sept, peut
être également l’homme à cause de ses vingt doigts et du corps. On voit donc qu’au-delà des
bricolages numérologiques (dont nous ne donnons ici qu’un petit aperçu), on peut discerner,
comme dans les analogies attachées aux parties des autels, la pensée profonde d’une totalité
qui se reflète dans chaque partie, et inversement de l’union de diverses parties en une totalité.
La Parole, enfin, joue un rôle éminent dans le sacrifice puisque tous les actes sont
accompagnés de récitations très longues. La grande litanie31 est le fluide vital de Prajapati,
fluide qui s’est échappé lors de son démembrement et que l’officiant remet en place par sa
récitation. Nous n’entrerons pas dans le détail, le paysage général est suffisamment dessiné
pour les besoins de ce chapitre ; il nous suffit d’avoir réalisé que le sacrifice est une affaire
considérable d’un point de vue théorique. Considérable aussi patiquement, en temps d'abord,
puisqu’un sacrifice durera des jours, des mois ou même des années ; en matériel ensuite
puisqu'on jette dans le feu de la viande, des céréales et du lait ; en énergie cérébrale enfin
puisque chaque geste minutieusement codifié s'accompagne de récitation interminable de
mantras. Le rituel peut être absurdement tâtillon32, le moindre geste est réglé ; la description
technique d'un sacrifice peut mobiliser quelque 500 pages. Jean Varenne raconte qu'en 1962,
"on célébra dans toute l'Inde des sacrifices de type védique qui consistaient le plus souvent en
10000 oblations accompagnées de la récitation de 100000 formules. Le gouvernement central

30
Id.
31
SB tome 4 p.282.
32
Voici un exemple, extrait de l'Apastamba Srautasutra : "Dans le rituel normal, l'homme chargé de traire la
vache fait couler le lait en prenant au hasard l'un ou l'autre tétin qui lui tombe sous la main. Mais, pour quelqu'un
qui est le fils aîné de l'épouse la plus âgée de son père […] il doit traire aux deux tétins de devant ; et pour
quelqu'un qui est le plus jeune fils né de la plus jeune épouse de son père, ou pour quelqu'un qui est un fils cadet,
ou pour quelqu'un qui désire augmenter sa prospérité, il doit traire aux deux tétins de derrière. Il ne faut pas qu'il
touche à la fois plus d'un tétin " (Varenne 1984 p.284)

126
dut faire pression sur les groupes religieux pour mettre un terme à ce qu'il considérait comme
un gaspillage de denrées alimentaires"33.

Nous pouvons passer à la géométrie proprement-dite. Dans le prochain paragraphe,


nous décrirons le modèle géométrique du sacrifice, et nous analyserons dans le suivant le
corpus des sulbasutras et ses démonstrations. L’étude sera centrée sur le rite le plus riche de
géométrie, celui de l’agrandissement homothétique de l’autel en forme d’oiseau.

4- La géométrisation du sacrifice.

Dans la littérature védique, l’énergie qu’il s’agit de conserver et de libérer par le


sacrifice a pour expression l’étendue et son extension, leitmotifs omniprésents. "Que ce
taureau que voici, en se gonflant, puisqu'il est Indra, nous donne la richesse et la sagesse"34,
"Prajapati dans l'embryon s'active ; inengendré, il naît et se diffuse de multiples façons"35, "Ce
dieu par qui le ciel robuste et la terre furent fixés, par qui fut étayé le soleil, étayée la voûte
céleste, ce dieu qui dans l'espace médian mesure l'étendue […]"36, "Vaisnavara, dont la
volonté est forte, qui a mesuré les espaces brillants du ciel, qui, en s'étendant, a enveloppé
tous les mondes"37, "lui qui a étiré la terre comme le boucher fait d'une peau, pour qu'elle soit
un tapis au soleil […] c'est lui qui, debout dans l'espace, a comme avec une mesure mesuré la
terre à l'aide du soleil […]"38. Prajapati lui-même s’encourage de paroles magnifiques :

"Puissé-je me multiplier, puissé-je me reproduire ! Il s'efforça, il arda l'Ardeur.


D'efforts, d'Ardeur, il s'épuisa et créa d'abord le brahman, c'est-à-dire la Triple Science.
[…] Prajapati désira que cet univers se multipliât, se reproduisit de lui-même […] il
l'étendit (la terre) d'où son nom de «l'étendue». Se sentant toute entière achevée la Terre
chanta : d'où son nom de «Cantatrice». C'est pourquoi qui se croît achevé chante, ou se
plaît aux chants."39

33
Id. p.363
34
Id. p.233
35
Id. p.334
36
Id. p.335
37
Id. p.70
38
Id. p.85
39
(Varenne 1967 p.28-29)

127
La géométrie qui en découle est particulièrement prometteuse, parce qu’en tant que traduction
du sacrifice primordial, tout doit provenir du sacrificateur-démiurge. C’est de lui que doivent
surgir la mesure et la forme, il est donc en charge des unités et des constructions.

4-1 Unités

L’unité fondamentale de longueur, le purusa, terme qui signifie homme, est la hauteur
du sacrificateur les bras levés. Telle est la théorie, mais en pratique on voit la tendance à une
uniformisation ; Manava donne des unités objectives en partant de la taille de graines de
moutarde, au cas ou le sacrificateur serait "malade ou petit de naissance"40.

Unités de longueur les plus courantes


(d’après Baudhayana)

1 purusa = hauteur du sacrificateur les bras levés


= 120 angulas
1 pradesa = 12 angulas
1 aratni = 2 pradesa = 24 angulas
1 prakrama = 30 angulas

Dans le cas ordinaire, "120 angulas d'un homme valent toujours ses 5 aratnis ou 10 padas ;
selon la stature de l'homme, la mesure peut être plus grande ou plus petite"41. Baudhayana
commence par donner des mesures objectives, à partir de graines, mais indique plus loin que
le bambou percé de trois trous a une hauteur égale "à celle d'un homme les bras levés"42, c'est-
à-dire un purusa. Apastamba ne donne qu'une définition humaine, à l'exclusion de toute autre,
sans s’inquiéter d’une éventuelle disgrâce physique du sacrificateur: "conformément à la
tradition, être mesuré avec un purusa signifie être mesuré avec une tige de bambou. On fait
deux trous sur une tige de bambou à une distance égale à la hauteur du sacrificateur les bras

40
M.Sulb.11-1. Nous utiliserons dans la suite les abréviations M.Sulb, B.Sulb, A.Sulb et K.Sulb pour faire
référence respectivement aux sulbasutras de Manava, Baudhayana, Apastamba et Katyayana dans la traduction
anglaise de Sen et Bag. (Sen and Bag 1983)
41
M.Sulb.11-7
42
B.Sulb.8-9

128
levés, et un troisième trou est percé au milieu"43 ; il donne ensuite la construction du carré de
un purusa de côté avec cet instrument.
Les unités d’aire n’ont pas de noms spécifiques ; un purusa, par exemple, pourra signifier un
purusa carré suivant le contexte, avec l’idée sous-jacente que le carré est produit par son côté.
Apastamba dit par exemple44 : “Deux fois la mesure produit quatre ; trois fois la mesure neuf
[…] Une corde de 1 ½ purusa fait 2 ¼ ; une corde de 2 ½ purusa fait 6 ¼. […] Avec la moitié
du côté du carré, on produit un carré ayant le quart de l’aire, parce pour compléter l’aire,
quatre de tels carrés sont produits avec deux fois le demi-côté.” Le sutra 3-9 d’Apastamba
montre comment le calcul d’aires conduit à figurer ce que nous noterions aujourd’hui (a+b)2
= a2+2ab+b2 : “Maintenant la méthode quand le côté est augmenté. Avec le côté on dessine
l’augmentation de chaque côté. On forme un carré avec l’augmentation et on le place au
coin.” Le lecteur aura facilement compris que si a “produit” le carré initial, et que
l’augmentation du côté est b, on dessine deux rectangles d’aire ab et l’on complète (au coin)
avec un carré produit par b pour obtenir le carré final (fig.VI-3).

FigureVI-3. Figuration du calcul du carré “produit” par un côté a lorsqu’il est augmenté de b.

Les volumes ne sont mentionnés que par Manava (10-9), sans développements ultérieurs :
“Multiplier la longueur par la largeur et à nouveau par la hauteur : cela donne toujours le
résultat en mesure cubique”.

4-2 Instruments

43
A.Sulb.8-7 et 9-1
44
A.Sulb. 3-6, 3-8 et 3-9 et 3-10.

129
Nous avons vu que le rg veda restait perplexe sur la question de la création à partir du
néant. On cherche ici à s’en rapprocher, si l’on peut dire, en réduisant au minimum le matériel
de construction. Les instruments autorisés sont la corde, un bambou percé de deux trous aux
extrémités et d'un autre au centre, et des piquets. La corde est l'instrument fondamental ; elle
doit être sans nœud. On travaille en réalité avec plusieurs cordes, essentiellement pour
construire des triangles rectangles, cordes qui peuvent être associées et marquées en certains
endroits, au fur et à mesure des besoins, mais en aucun cas on ne peut parler de corde
graduée.

4-3 Constructions
L’énergie vitale, que le sacrifice doit recréer et libérer, a pour contenu principal une aire
égale à 7,5 carrés d’un purusa de côté, que nous noterons dans la suite 7,5 p2. Nous avons
déjà souligné l’importance du nombre sept et donné son origine ; il est associé ici à Prajapati
en tant que “sept-personnage”, et que le Sathapatha Brahmana introduit ainsi : au
commencement, était le non-être, ou Prophètes, ou souffles vitaux45 qui créèrent sept
personnages ; pour pouvoir procréer, ces sept personnages durent fusionner en un seul,
Prajapati :

"Mais en réalité ce personnage qui devint Prajapati n'était autre que cet Agni46 qu'il
s'agit maintenant de construire et s'il était composé de sept personnages c'est qu'Agni en
vérité est composé de sept personnages, savoir : le tronc de quatre, les ailes et la queue
de trois. Et si l'on accroît le tronc d'un personnage de plus, grâce à cette force nouvelle,
le tronc soulèvera les ailes et la queue. "47

Il s’agit de l’autel en forme d’oiseau que l’on agrandira, une unité d’aire après l’autre, selon
des techniques que nous découvrirons plus loin. Cette “énergie” de 7,5 p2, mesure qui est une
expression de la totalité, doit se matérialiser dans des formes concrètes d’autels, qui
dépendent des vœux du commanditaire du sacrifice. Ce sera un triangle isocèle, un losange ou

45
Extraordinaires assimilations, où le non-être n'est pas le pur négatif, le néant tout nu, mais l'être qui n'est pas
encore être ; le non-être est au fond l'être en puissance. Il est par conséquent prophète, car il annonce ce qui n'est
pas encore. Parce que la pensée primitive ne conçoit pas une pensée séparée de l'action, le prophète qui prévoit et
annonce est du même coup le démiurge qui enfante. Je ne résiste pas au plaisir de citer le texte lui-même, qui
aborde avec panache le mystère de l’être issu du non-être :
" Au commencement, il n'y avait que le non-être. A ce propos on a demandé : « Qu'était-ce donc que le non-être
? » la réponse est : « les Prophètes, assurément ! » ils sont en effet ce que l'on appelle le non-être ; et si l'on
demande encore : « mais qui donc étaient ces Prophètes ? » il faut répondre : « les Prophètes étaient les souffles
vitaux » en effet dans la mesure où avant même l'apparition de cet univers ils s'épuisèrent d'effort et d'ardeur
dans leur désir de le créer ils sont appelés Prophètes " . (Varenne 1967 p.27-28)
46
Le feu, et l'autel du feu.
47
Varenne, ouvrage cité, p.28.

130
une forme de roue de chariot pour celui qui veut se débarrasser de ses ennemis, un cercle pour
celui qui désire un village, une forme d’auge rectangulaire pour obtenir des vivres, une forme
d’oiseau pour celui qui désire le ciel etc48. Quant à la méthode, on ne se contentera pas de
dessiner les formes en question, mais on exigera de les engendrer à partir de la figure de base
qu’est le carré d’aire 1p2, directement dérivé de la taille du sacrifiant, ou à partir du carré de
7,5 p2 ; telle est la raison de fond des recherches géométriques védiques sur les
transformations des figures les unes dans les autres. Il s’agit ne s’agit de rien d’autre que de la
transcription en termes géométriques de l’énergie abstraite (le carré de 1 ou 7,5 p2) qui se
substantifie en des êtres variés (les différents autels) et les anime. Voici des exemples.
L’autel en forme d’oiseau, pour celui qui veut obtenir le ciel, est fait d'un corps de 4
p2, de deux ailes et d'une queue de 1 p2 chacune ; chacune des ailes, pour les renforcer, est
rallongée de un aratni, c'est-à-dire de 1/5 purusa, et la queue de un pradesa, ou 1/10 de
purusa49. Au total, on obtient l'aire standard de 4+3+2/5+1/10 = 7,5 p2.

Figure VI-4. Autel en forme d’oiseau.

48
Lorsqu’on s’est imprégné de la belle théorie du sacrifice, on peut être déçu par cet échange vulgaire avec les
“dieux” : je vous régale, mais en contrepartie vous arrangez mes affaires. Il n’y a pourtant pas nécessairement de
contradiction : “on ne peut opposer les buts égoïstes qu’il poursuit au bien de l’ensemble, pourvu que ses buts
soient de ceux que sa place dans la société autorise.” Biardeau et Malamoud, Le sacrifice dans l’Inde ancienne
(PUF, 1976), cité dans (Delire 2002 p.11). Nous avons déjà rencontré une situation analogue avec les rituels de
guérison navajos, dans la mesure où chaque maladie particulière est un désordre qui “grippe” le mécanisme
général que la guérison doit restaurer.
49
B.Sulb.8-10

131
La construction de l'autel en forme d'oiseau ne nécessite pas d'autre savoir-faire que la
construction de carrés et de rectangles : celles-ci sont tellement importantes que les
Sulbasutras en donnent plusieurs méthodes, dont celle qui utilise des triplets pythagoriciens.
Ce sont des “fondamentaux” qui seront exposés plus loin.
“Ceux qui ont beaucoup d’ennemis doivent construire un triangle (fig.VI-5) ; c’est la
tradition.”50 Pour cela, on construit d'abord un carré dont l'aire est le double de celle de l'autel-
oiseau, puis on joint le milieu d'un côté aux extrémités du côté opposé51. On obtient donc un
triangle isocèle d’aire 7,5 p2. Cette fois-ci, la technique correspondante est beaucoup moins
immédiate : il faut d’abord savoir construire un carré de 7,5 p2, équivalent à une somme de
carrés et de rectangles qui constituent l’autel-oiseau. Ensuite, il faut savoir doubler ce carré :
autres “fondamentaux” à examiner plus loin.
“D’après la tradition, ceux qui veulent détruire leurs ennemis actuels et futurs doivent
construire un autel du feu en forme de rhombe.”52 A cet effet, on construit un rectangle en
mettant bout à bout deux carrés d’aire 7,5 p2, et on joint les milieux des côtés est, ouest, nord
et sud, en adoptant la terminologie du texte (fig.VI-5). On obtient donc un losange d’aire 7,5
p2.
D'après K.Sulb.4-2, l'autel en forme d'auge (pour celui qui désire des vivres ; fig.VI-
5)) doit être carré et pourvu d'un appendice, carré lui aussi, dont l'aire est le dixième de l'aire
totale de 7,5 p2. La technique est la suivante : quadriller le carré de base de 7,5 p2 en 10 lignes
et 10 colonnes, "combiner" dix des cents carrés obtenus en un carré, et former un autre carré
avec les 90 restants. Il y a donc deux rectangles à transformer en deux carrés.

50
A.Sulb 12-4. Le triangle est, bien sûr, un autel en forme de triangle.
51
Id. 12-5
52
Id. 12-7. Le rhombe est défini par la construction qui suit.

132
Figure VI-5. Autels d’aire 7,5 purusas carrés, en forme de triangle, d’auge et de losange.

Avec l'autel en forme de roue de chariot, on s’attaque à la redoutable "circulature" du carré,


qui consiste à construire un cercle d'aire égale à celle d'un carré donné d’aire 7,5 p2 ; en
B.Sulb.16, deux types de roues sont proposés. La première est obtenue simplement, si l’on
peut dire, en construisant un disque d'aire égale au carré de 7,5 p2 grâce à une règle exposée
au début du traité : encore un autre des “fondamentaux”, et non des moindres. Comme si les
choses n’étaient pas assez longues et difficiles comme cela, Baudhayana décrit une autre
construction de la roue, cette fois-ci avec le moyeu et des rayons (fig.VI-6) ! Voici le détail :
1- On fabrique d'abord des briques d'aire égale à 1/30 de p2, "aux fins de mesure".
2- 225 de ces briques font 225 x 1/30 = 7,5 p2 qui est l’aire désirée.
3- Avec 64 briques de plus, soit 289, on doit fabriquer un carré de 17×17 ; on notera en
passant que 225+64 = 289, qui s’écrit aussi 152+82 = 172, fait intervenir le triplet
pythagoricien (15, 8, 17) bien connu des védiques. Au lieu de faire tranquillement 17
rangées de 17 briques, Baudhayana aligne 16 rangées de 16 briques, et place les 33
restantes (289 – 16×16 = 33) sur les côtés : 16 sur un côté, 16 sur l’autre et la dernière
au “coin”, illustration de (16+1)2 = 162+2 × 16+1. Cette bizarrerie provient-elle de
l’importance mythique du nombre 16 ? On se souvient en effet que la terre peut être
associée à quatre, par les quatre orients, mais que chaque partie est également

quadruple parce qu’elle aussi contient le tout suivant un “théorème” de la numérologie
védique : d’où le rôle de 16. On lit par exemple dans le Sathapatha Brahmana :
“L’homme en effet est constitué de seize parties. Et le sacrifice c’est l’homme. C’est
pourquoi le sacrifice doit comporter seize offrandes”53.

53
(Varenne 1967 p.26)

133
4- De cet assemblage carré de 289 briques, seize briques centrales mesurent l’aire du
moyeu, 64 celle des rayons de la roue et 64 celle des espaces entre les rayons, soit au
total 144 = 12×12 briques. Les 289 - 144 = 145 restantes forment la jante. La figure a
maintenant l'aspect de carrés emboîtés qu'il n'y a plus qu'à transformer en cercles : on
le fait d'abord pour le moyeu puis pour les bords internes et externes de la jante.
L'espace intermédiaire entre le moyeu et la jante, auquel il faudra ôter les 64 briques
de l’espace entre les rayons (289-64 = 225 briques = 7,5 p2), est enfin divisé en trente-
deux parts égales, dont 16 seront les rayons de 4 briques chacun.

Figure VI-6. Disposition préalable des briques pour la construction de l’autel en roue de chariot, avec moyeu et
rayons.

4-4 Extensions

La construction la plus spectaculaire est celle de l'agrandissement de l'autel en forme


d'oiseau et d'aire 7,5 p2, si important comme nous le savons. "L'autel est celui qui est
construit à la ressemblance des oiseaux, c'est-à-dire d'après leur ombre en vol."54. Il va falloir
étendre son aire jusqu'à 101,5 p2, unité par unité ! Les dimensions sont considérables ; en
prenant environ 2,30 mètres pour un purusa, 7,5 p2 est l’aire d’un carré de 6,3 mètres de côté

54
B.Sulb.8-5

134
et 101,5 p2 donne un carré de 23,1 mètres environ de côté. La nécessité de l’agrandissement
est claire : c’est l’extension de l’énergie vitale. Mais pourquoi une unité à la fois au lieu de le
faire d’un seul coup et pourquoi 101 ? Le Rg Veda dit :

"Le sacrifice qui de toutes parts est tendu avec des fils,
qui s'étire sur cent et un actes divins,
ces pères qui sont venus ici le tissent […]”55

ce qui nous indique qu’il faut 101 actes pour “étirer” le sacrifice ; cela ne colle pas tout à fait
avec l’agrandissement unité par unité de 7,5 à 101,5 p2 ! Mais les instructions ont pu changer
depuis le très ancien Rg. Quant au nombre 101 lui-même et au passage de 7 à 101, le
Sathapatha Brahmana y fait plusieurs allusions en se livrant à divers bricolages
numérologiques ; son origine réelle est peut-être dans la croyance que “celui qui vit 100 ans,
en vérité, obtient l’immortalité”56, et l’unité supplémentaire “récapitulative”, fréquente en
numérologie védique comme nous le savons, donne le 101 cherché. L’extension à 101 serait
donc le signe du passage de Prajapati à l’immortalité.
La méthode, remarquable et au fond très simple, consiste à changer l’unité de longueur, et
donc l’unité d’aire ; à chaque étape, on construira donc un nouveau purusa, puis l’oiseau
agrandi égal à 7,5 nouveaux purusas carrés. Voici comment : appelons E ce que les auteurs
appellent l'excès d'aire par rapport à l'autel de base de 7,5 p2 ; comme l'autel doit s'étendre de
8,5 p2 à 101,5 p2, E varie de 1 à 94. Il s'agit de construire le nouveau purusa q tel que
7,5 q2 = (7,5 + E) p2

on aura donc :
E 2
q 2 = (1+ )p
7,5
E 2
Il faut donc construire un carré d’aire (1+ )p , puis, avec le côté q de ce carré comme
7,5

unité, édifier l’oiseau (fig.VI-4) avec son corps (4q2), ses ailes et sa queue (3,5q2).
Katyayana57, qui apparaît comme le plus mathématicien des quatre auteurs, donne trois façons

de procéder. Nous prendrons E = 1 pour simplifier les écritures.

55
(Renou 1956 p.127). Le sacrifice est fréquemment rapproché du tissage.
56
SB tome 4 p.323.
57
K.Sulb.5

135
1ère procédure (fig.VI-7) : construire un carré C1 d'aire 7,5 p2 et lui ajouter un carré
d'aire 1p2 pour obtenir un carré C2 d'aire 8,5p2. Comme on veut construire l'unité q telle que
7,5q2 = 8,5p2, et que 1/7,5 = 2/15, on a q2 = 2/15(8,5p2). On divisera donc C2 en 15 parties
rectangulaires égales et deux d'entre elles seront transformées en un carré C3 qui est le
"nouveau" purusa carré ; le côté de C3 est le "nouveau" purusa. Savoir-faire sous-entendu :
transformer deux carrés en un seul, et transformer un rectangle en carré.

Figure VI-7. Première procédure de Katyayana pour construire le nouveau purusa, tel que 7,5 nouveaux
purusas carrés égalent 8,5 purusas carrés.

2ième procédure : diviser un carré de un purusa de côté par "cinq lignes dans les deux
sens", transformer cinq de ces parties en un carré, soustraire un tiers de ce carré et l'ajouter au
carré initial de un purusa de côté. Traduction : 1 + 2/3 ( 5/25) = 1 + 2/15 = 1 + 1/(7,5), ce qui
est bien le nouveau carré unité voulu. Savoir-faire sous-entendu : en plus des précédents, faire
un carré égal au tiers d’un carré donné, soustraire deux carrés pour en faire un seul.

3ième procédure : diviser le carré de un purusa de côté par "sept (lignes) des deux
côtés", transformer sept de ces parties en un carré, auquel on soustraira un rectangle (ce qui
suppose la transformation de ce dernier en un carré) dont les côtés mesurent 1 purusa et (1 +
1/7) angula ; ajouter le reste au premier carré de 1p2. Traduction : comme 1 angula vaut
1/120 de purusa, la première opération à réaliser est

136
7/49 –(1+1/7)1/120 = 1/7 – (8/7)(1/120) = 2/15.
En ajoutant cela au carré initial de 1p2, on obtient bien un carré d’aire (1+2/15)p2, dont le côté
est le nouveau purusa cherché.

La méthode peut s'étendre sans difficulté au cas où E ≠ 1 ; Baudhayana et


Apastamba58 disent en substance, plus laconiquement : l'excès E doit être divisé en 15 parties
et 2 d'entre elles doivent être ajoutées au carré de 1p2 pour obtenir le nouveau carré unité. En
langage actuel : 1 + (2/15)E est le nouveau carré unité ; 7,5 de tels carrés auront bien une aire
de 7,5 ( 1 + (2/15)E ) = 7,5 + E.

5- Les "fondamentaux" de la géométrie védique.

5-1 Orientation

Avant tout, les autels doivent être orientés. Le premier travail du géomètre védique est
donc de tracer la ligne est-ouest dite praci, puis la ligne nord-sud. Katyayana59 procède ainsi
(fig.VI-8) : on plante un piquet et on trace avec une corde un cercle ayant ce piquet pour
centre. Deux piquets sont fixés aux deux endroits où l'extrémité de l'ombre du piquet central
touche le cercle au cours de la journée : c'est la ligne est-ouest. Ayant doublé la corde, on
attache ses extrémités aux deux piquets de la ligne est-ouest, puis on la tend par son milieu
d'un côté de la ligne E-O, pour obtenir par exemple le point S ; le point N est obtenu de même
de l'autre côté de la ligne E-O. Du point de vue géométrique, nous avons là une construction
très simple d’une perpendiculaire (ici NS) à une droite quelconque (ici EO), dans le fond
analogue à celle qui préside à l’édification d’une maison carrée chez les Kwakiutl (fig.III-6) ;
nous avons suggéré au chapitre III une très grande ancienneté de cette méthode, aussi bien
pour construire des angles droits (donc des rectangles ou des carrés), que pour s’assurer de
l’horizontalité de blocs surélevés.

58
B.Sulb.5-6 et A.Sulb.8-6
59
K.Sulb.1-2. Manava dit de déterminer l’est par des visées d’étoiles, et les deux autres auteurs n’indiquent
aucune méthode.

137
Figure VI-8. Détermination de la ligne est-ouest (praci) puis de la ligne nord-sud.

Nous allons maintenant donner les détails techniques des divers savoir-faire listés dans
le paragraphe précédent : constructions d’un carré, propriété de la diagonale du rectangle et
construction de figures équivalentes en aire.

5-2 Constructions d’un carré

Les traités donnent deux types principaux de méthodes pour construire des carrés : soit
avec des piquets et une corde de longueur égale à celle du côté, soit avec une corde marquée
en certains endroits pour utiliser des triplets pythagoriciens. Le marquage des cordes, comme
d’une façon générale la division d’un segment en parties égales, n’est pas considéré dans les
textes védiques comme un problème géométrique puisqu’elle se passe de toute explication.
D’après des observations d’adeptes actuels du védisme, la division aurait été réalisée en
repliant la corde sur elle-même autant de fois qu’il le faut.

138
Figure VI-9. Construction du carré orienté ABCD, à partir du segment est-ouest EW. Les quatre
sommets sont aussi ceux d’une rosace, qui est un décor fréquent sur les poteries de la civilisation de
l’Indus (fig.VI-2).

La première construction d’un carré donnée par Baudhayana60 (fig.VI-9) part du


segment EW orienté selon la ligne praci. On fait une marque à la corde de longueur EW en
son milieu ; les deux extrémités de la corde étant fixées à un piquet au milieu O de EW, on
trace un cercle (C1) de centre O et de rayon EW/2. La corde est ensuite dépliée et attachée à
une extrémité en E, pour tracer le cercle de centre E et de rayon EW ; puis attachée en W pour
tracer le cercle de centre W et de même rayon. La droite déterminée par l'intersection de ces
deux cercles coupe (C1) en N et S, ligne nord-sud. On trace enfin quatre cercles de centres
respectifs E, W, N, et S, et de rayons EW/2, qui se coupent en O et aux quatre sommets du
carré ABCD qu’il fallait construire.
On notera que les cercles utiles ayant pour rayon EW et EW/2, la construction peut être
réalisée avec un bambou percé aux extrémités et au milieu, comme le fait Apastamba. D’autre
part, les quatre points A, B, C, et D sont obtenus en construisant une rosace, technique connue
depuis longtemps dans la région comme motif décoratif.
La deuxième construction d’un carré utilise divers triplets pythagoriciens pour tracer
des angles droits. Rappelons qu’un triplet (a ; b ; c) est dit pythagoricien si a, b, et c sont des
nombres entiers tels que a2+b2 = c2. Comme on le sait, le théorème dit (par habitude) de
Pythagore est double : si un triangle rectangle a des côtés de l’angle droit de longueurs a et b
et une hypothénuse de longueur c, alors a2+b2 = c2 ; réciproquement, si les côtés a, b, et c d’un
triangle vérifient la relation a2+b2 = c2, alors il s’agit d’un triangle rectangle d’hypothénuse c.

60
B.Sulb.1-4

139
C’est la réciproque que l’on emploie pour la construction d’un carré à partir de triplets
pythagoriciens. Comme pour le tracé de la ligne NS, le procédé va consister à tendre
judicieusement des cordes, de la façon suivante (fig.VI-10). Soit à construire un carré de côté
a. Sur la ligne est-ouest, on place deux piquets distants l’un de l’autre de a ; on fabrique une
corde de longueur c+b, avec une marque séparant celle-ci en deux segments de longueur
respectives c et b. Ayant attaché les deux extrémités de la corde aux deux piquets distants de
a, on saisit la corde par la marque et on la tend d’un côté de la ligne est-ouest : on obtient
alors un triangle de côtés a, b et c, et comme a2+b2=c2, ce triangle est rectangle avec le côté b
orienté nord-sud.

Figure VI-10. “Tension de la corde” pour construire un angle droit ; (a, b, c) vérifie a2+b2 = c2.

Voici sa réalisation dans un exemple, donné par Baudhayana61, où l'on doit partir d'une corde
EE’ (orientée est-ouest) de longueur 2 purusas et de milieu W (fig.VI-11). Soit N une marque
située au quart de WE’ à partir de W, et M une marque située à la moitié de WE’. On noue les
deux extrémités E et E’ de la corde à des piquets plantés en E et W, et "la corde doit être
tendue vers le sud" (vers le haut sur la figure) en la saisissant à l'endroit de la marque N ; la
marque M détermine alors le "coin ouest" du carré à construire. Exprimés en quarts de
purusa, on a en effet, en se reportant à la figure de la corde tendue, EW = 4, WN = 3 et EN =
5, et comme 32 + 42 = 52 (ce que ne précise pas Baudhayana), le triangle EWN est bien
rectangle en W. Le point M est en réalité le coin sud-ouest du carré ; Baudhayana s'arrête là
parce qu'il est facile de construire les autres coins : en tendant la corde vers le nord (en bas sur
la figure), le point M donnera le coin nord-ouest, puis en intervertissant les deux extrémités de
la corde les mêmes opérations donneront les deux derniers coins sud-est et nord-est. Les
quatre points M obtenus par ces quatre manipulations donnent un carré de 1 purusa de côté.
Un peu plus loin, le même auteur indique une autre méthode basée sur le triplet 5, 12, 13.

61
B.Sulb.1-5

140
Tension de la corde saisie en N, après que les
Préparation de la corde EE’ = 2EW = 2 purusas. extrémités E et E’ aient été attachées à des
piquets plantés aux points E et W distants de 1
purusa.

Figure VI-11. Construction du premier sommet M d’un carré orienté de côté 1 purusa, avec une tension de corde
qui produit le triplet pythagoricien (3/4, 1, 5/4) proportionnel à (3, 4, 5).

5-3 Le théorème de la diagonale du rectangle

Nous utiliserons l’expression "théorème de la diagonale", parce que les auteurs


védiques l'énoncent comme une propriété de la diagonale d'un rectangle : le carré produit par
la diagonale est égal à la somme des carrés produits par les deux côtés du rectangle. La
réciproque est utilisée, comme nous venons le voir, mais jamais énoncée.
En évoquant le théorème de la diagonale seulement après en avoir montré l’utilisation dans la
construction d’un carré, nous suivons le même ordre que celui des sulbasutras. Après nous
avoir expliqué la tension des cordes pour créer un carré, Baudhayana poursuit 62 :

a) "La diagonale du carré produit le double de l'aire." Cela veut dire qu’un carré dont
le côté est la diagonale d’un carré donné, aura une aire double de celui-ci (fig.VI-12).
b) "La diagonale d'un rectangle ayant pour largeur le côté du carré et une longueur
égale au côté du carré double, produit le triple de l'aire." Un carré étant donné, si l’on
construit un rectangle avec le côté et la diagonale de ce carré, la diagonale du rectangle
“produira” un carré d’aire triple du carré initial. En termes actuels en effet, si c est le

62
B.Sulb.1-9 à 1-13

141
côté du carré initial, c√2 est le côté du carré double, et la diagonale du rectangle de
côtés c et c √2 vaut c√3. Cette dernière "produit" donc le carré d'aire 3c2.
c) "Par là est expliqué le côté du carré égal au tiers d'un carré donné. C’est le côté d'un
carré égal au neuvième de l’aire du précédent”. En termes actuels, pour construire c2/3
à partir de c2, on construit le carré 3c2 comme indiqué ci-dessus, puis 3c2/9 (fig.VI-12);
pour diviser le carré 3c2 en 9 parties, il suffit de diviser chacun de ses côtés en trois en
repliant la corde sur elle même, comme nous l’avons dit plus haut. Une telle
construction est exigée par un rituel qu’il serait inutile de détailler ici.

Figure VI-12. A gauche, la diagonale d du carré de côté c “produit” le double de l’aire de ce carré. Au centre,
AB est obtenu comme diagonale d’un rectangle de côtés c et d : il “produit” donc une aire de 3c2. Le carré de
côté AB (à droite), divisé en neuf parties égales, donnera donc un carré d’aire c2/3.

d) "Les aires produites séparément par la longueur et la largeur d'un rectangle valent
ensemble l'aire produite par la diagonale." C'est le théorème de la diagonale
proprement dit, énoncé ici sans autre forme de procès.
"Ceci est observé dans les rectangles ayant pour côtés 3 et 4, 12 et 5, 15 et 8, 7 et 24,
12 et 35, 15 et 36". La traduction de J.M. Delire est plus intéressante : “Il y a
compréhension de ces diagonales lorsque ces flancs et transversales sont 3 et 4 etc.”63
Autrement dit, les diagonales peuvent être facilement comprises (appréhendées ?
calculées ?) dans certains cas simples qui se ramènent aux triplets pythagoriciens (3 ; 4 ;
5), (12 ; 5 ; 13), (15, 8, 17), (7 ; 24 ; 25), (12 ; 35 ; 37) et (15 ; 36 ; 39). Les auteurs des
sulbasutras savent très bien que ces cas simples sont relativement rares, puisque les
ennuis commencent dès le carré de côté 1 ; sa diagonale, de longueur √2 en termes

63
(Delire 2002 p.32)

142
1 1 1
actuels, est estimée par tous les auteurs à 1+ + − . Seul Katyayana
3 3 × 4 34 × 3 × 4
ajoute que “ceci est approché” ; voulait-il dire par là qu’en affinant l’approximation
(nous verrons plus bas comment la produire) on arriverait à la valeur exacte, ou bien

devinait-il que l’on pouvait affiner indéfiniment sans jamais atteindre une valeur
exacte ? Rien ne permet de répondre.
La partie réciproque du théorème de la diagonale n’est jamais énoncée dans les
sulbasutras, bien que ce soit elle qui “fonctionne” lorsqu’on utilise les triplets pour
construire l’angle droit : en effet si, en tendant ses cordes, Baudhayana obtient bien un
triangle rectangle, c’est parce que ses côtés sont proportionnels à 3, 4, et 5.
Il ne faut pas trop attacher d'importance à l'ordre des propositions précédentes, comme on
serait tenté de le faire dans l'espoir d'y lire une histoire de la découverte du théorème de la
diagonale. Les autres auteurs des Sulbasutras en effet exposent en gros les mêmes résultats,
mais dans des ordres différents ; par exemple chez Apastamba l'ordre, plus logique, est le
suivant :
1 : Théorème de la diagonale.
2 : La diagonale du carré produit le double de l'aire.
3 : Construction du carré triple, et par suite du carré égal au tiers d'un carré
donné.
Ce qui est commun à tous les auteurs en revanche est le fait que leur texte commence par des
constructions de carrés, constructions purement géométriques ou basées sur des triplets
pythagoriciens, comme nous venons de l'exposer, et que l’énoncé du théorème vient ensuite.

On ne peut échapper ici à la question du comment. Il est vrai que dans notre
exploration des fondamentaux de la géométrie védique, nous n’avons encore rencontré aucune
preuve au sens contemporain, qu’il s’agisse de la simple construction de la ligne NS
perpendiculaire à la ligne EO, de la construction purement géométrique d’un carré, ou du
théorème de la diagonale. Mais alors que les deux premières peuvent être considérées comme
visuellement évidentes, ce n’est sûrement pas le cas du théorème ; de plus, même une fois
découverte la propriété de la diagonale du rectangle, cela ne dit rien sur la façon de fabriquer
des triplets pythagoriciens. On ne sait pas, et on ne saura peut-être jamais exactement
comment les Indiens ont découvert le théorème, et la même remarque peut être faite pour les
Babyloniens de l’époque de Hammurabi, les Grecs de l’antiquité classique ou les Chinois de
l’époque des Han ; mais cela ne signifie pas qu’il y ait là-dessous un mystère inaccessible,

143
dans la mesure où plusieurs indices sérieux permettent de se faire une idée de la voie de la
découverte.
Baudhayana commence par dire que la “diagonale produit le double de l’aire”, ce qui
se voit immédiatement. De deux carrés égaux, on fait donc facilement un seul carré ; la figure
VI-13 montre comment, suivant le même principe de substitutions d’aires égales et sans
aucun calcul, dans un schéma qui pourrait provenir d’une adaptation du premier, on fait de
deux carrés inégaux de côtés a et b un seul carré de côté h (a2+b2 = h2) de telle sorte que h soit
l’hypoténuse et a et b les côtés de l’angle droit. Cette démonstration très visuelle, donnée dans
un traité indien64 du XVIe siècle, est habituellement attribuée à Thâbit ibn Qurra (IXe siècle) ;
la première démonstration explicite connue en Inde est celle de Baskhara II (XIIe siècle) que
l’on peut aussi lire sur la même figure65, mais moins directement. De simples dessins
permettent donc de “voir ” le théorème de la diagonale ; il n’en est pas de même de la
réciproque, à savoir que si a2+b2 = h2, alors a et b sont les côtés d’un rectangle et h la
diagonale. Il est permis de se demander si la question de la réciproque est seulement venue à
l’esprit de nos tendeurs de cordes : a-t-on jamais été trompé par un triangle de côtés 3, 4, 5 ?

Figure VI-13. Démonstration visuelle du théorème de la diagonale. A gauche, cas particulier : h2 = 2a2.
A droite, cas général : transformation de deux carrés de côtés a et b en un carré de côté h ; en découpant
dans la figure formée des deux carrés de côtés a et b les deux triangles 1 et 2, et en les plaçant comme
indiqué par les flèches, on “voit” que a2+b2 = h2.

Quoiqu’il en soit, un indice sérieux permet de penser que les triplets, si commodes
pour fabriquer un angle droit, ne furent pas découvert par hasard et par tâtonnements.

64
le Yukti-bhasa de Jyesthadeva.
65
Figure présente dans un texte de Bhaskara I (VIIe siècle), mais sans référence explicite au théorème de la
diagonale.

144
Examinons en effet la méthode donnée (sans preuve) par Katyayana66 pour construire un carré
d’aire égale à celle de n carrés égaux entre eux ; il suffit, dit-il, de construire un triangle
isocèle de base n-1 (l’unité de longueur est le côté des carrés égaux entre eux) et de côtés
égaux à (n+1)/2. La hauteur est alors le côté du carré cherché. Soit en effet (fig.VI-14) un
triangle isocèle de base AC = n-1 et de côtés AB = BC = (n+1)/2 ; soit AH la hauteur. Comme
2 2
AH2 = AB2 - BH2 = (n+1) - (n-1 ) = n, AH = √n est bien le côté du carré équivalent
2 2
cherché.

Figure VI-14.

Or, si nous isolons maintenant le triangle rectangle AHB, ses côtés sont AH = (n-1)/2, HB =
p 2 −1 p2 + 1
√n et AB = (n+1)/2. Posant √n = p, les côtés deviennent respectivement , p, ,
2 2
formule qui permet de fabriquer une infinité de triplets pyhthagoriciens : avec p impair égal
successivement à 3, 5 et 7 par exemple, on obtient les triplets (3 ; 4 ; 5), (5 ; 12 ; 13) et (7 ;

24 ; 25). Si p est pair, la formule ne convient pas telle quelle, il faut tout multiplier par deux
pour former le triplet (p2-1 ; 2p ; p2+1) qui est lui aussi pythagoricien ; avec par exemple p
égal successivement à 2, 4 et 6, on obtient (3 ; 4 ; 5), (8 ; 15 ; 17) et (12 ; 35 ; 37). Nous avons
donc obtenu tous les triplets listés par Baudhayana, à l’exception du dernier (15 ; 36 ; 39)
proportionnel à (5 ; 12 ; 13). On peut sérieusement conjecturer que nos auteurs ont fait le lien
p 2 −1 p2 + 1
entre le triangle AHB et les formules ( , p, ) et (p2-1 ; 2p ; p2+1), d’ailleurs
2 2
connues en Grèce bien avant Euclide d’après Proclus67 : il attribue la première formule à
Pythagore et la deuxième à Platon.

66
K.Sulb 6-7.
67
(Proclus 1948)

145
5-4 Additionner deux carrés, soustraire deux carrés68

Ce sont deux applications immédiates du théorème de la diagonale, comme on le voit


sur la figure VI-15. Nous venons de montrer comment, avec le même théorème, Katyayana
additionne d’un seul coup n carrés égaux. Additions et soustractions de carrés interviennent
dans les différentes méthodes d’agrandissement de l’autel en forme d’oiseau.

Figure VI-15. Applications du théorème de la diagonale. A gauche, BD est le côté du carré égal à la somme des
carrés de côtés respectifs AB et AC. A droite, AB = AH, donc GH2 = AH2-AG2 = AB2-AC2 ; AH est donc le côté
du carré égal à la différence des carrés de côtés respectifs AB et AC.

5-5 Transformer un rectangle en un carré de même aire, et inversement69.

La première transformation est la cheville ouvrière de l’agrandissement de l’autel en


forme d’oiseau ; elle est réalisée de façon parfaitement rigoureuse : le rectangle est d'abord
transformé en "gnomon", c'est à dire en différence de deux carrés, et on sait construire un
carré égal à cette différence. La figure VI-16 montre le processus.

68
B.Sulb 2-1 et 2-2
69
B.Sulb 2-5, 2-4 et 2-3.

146
Figure VI-16. Transformation d’un rectangle en carré. Soit à transformer un rectangle ABCD (avec par exemple
AB < AD) en carré. On construit le carré (1) de côté AB dans ce rectangle ; le rectangle restant, de diagonale
ED, est divisé en deux. La moitié notée (2) est placée en (3). Le rectangle ABCD a donc été transformé en une
figure qui est la différence des carrés de diagonales respectives AF et EF, et on sait construire cette différence
(fig.VI-15).

Les méthodes pour la deuxième transformation sont partielles ou incompréhensibles.


B.Sulb 2-3 explique comment transformer un carré en un rectangle dont l’un des côtés est la
diagonale du carré ; le procédé est correct. Mais en B.Sulb 2-4, comme en A.Sulb 3-1, le côté
du rectangle à construire n’est pas précisé et l’explication est obscure.
Le type de découpage à l’œuvre dans la transformation d’un rectangle en carré fournit
l’explication la plus raisonnable, à mon avis, de la manière dont les Indiens ont découvert
1 1 1
l’approximation 1+ + − de la diagonale du carré (de côté 1). Cette
3 3 × 4 3 × 4 × 34
explication, que l’on doit à B.Datta70, donne très naturellement l’approximation sous la forme
de succession de fractions “unitaires” qu’elle revêt dans les sulbasutras. Le problème est de

fabriquer (autrement qu'en utilisant le théorème de la diagonale) un carré équivalent à deux
carrés égaux donnés (fig.VI-17). Le deuxième carré est divisé en trois tranches égales de
dimensions 1 et 1/3. Deux de ces tranches sont disposées le long de deux côtés du premier
carré, ce qui laisse un "coin" de 1/3×1/3 ; la dernière tranche est divisée en trois carrés de
1/3×1/3, dont l'un est mis au "coin", complétant ainsi un carré (1 + 1/3)2. Les deux derniers
carrés de la dernière tranche sont divisés chacun en quatre tranches, ce qui donne huit
tranches de longueur 1/3 et de largeur 1/(3×4), que l'on dispose sur deux côtés du carré (1 +
1/3)2. Les deux carrés de départ ont donc été transformés en un carré de côté 1 + 1/3 +
1/(3×4), à 1/(3×4)2 près par excès ; on répartit cet excès sur les deux côtés du carré, soit

70
Donnée dans (Sen and Bag 1983 p.167)

147
1
(3 × 4) 2 1
= ; on obtient donc finalement à peu près un carré de côté 1 + 1/3
1 1 3 × 4 × 34
2(1+ + )
3 3× 4
+ 1/(3×4) - 1/(3×4×34), mais on peut continuer le processus.

Figure VI-17. Reconstitution de l’approximation védique de √2 d’après Datta.

La dernière division de fractions ne peut être menée à bien sans un procédé équivalent à notre
réduction au même dénominateur. Un changement d’unités pouvait faire l’affaire : en
supposant que l’unité de départ est le purusa, et sachant que le purusa vaut 120 angulas et
qu’à son tour l’angula vaut 34 tilas71, on voit en effet que le dernier “excès” de 1/(3 × 4)2
purusa carré est égal à (120/3 × 4)2 = 100 angulas carrés = 100×34×34 tilas carrés. Réparti sur
les deux côtés de (1/2+1/3+1/12) purusa = 170 angulas = 170×34 tilas chacun,€on obtient une
100 × 34€× 34
largeur de = 10 tilas qui, reconvertie en 10/34 d’angula, puis en 10/(34×120)
2 ×170 × 34
de purusa, donne bien le résultat 1/(34×12).
On peut inventer d'autres méthodes, en suivant l'idée de Datta mais en découpant

différemment le deuxième carré. En le partageant par exemple en cinq rectangles égaux72 au

71
B.Sulb. 1-2.
72
(Delire 2002 p.118)

148
lieu de trois, on obtient rapidement l’approximation 1+2/5+1/(14×5) ; ou en le partageant en
deux rectangles égaux, on obtient 1+1/2-1/(4×3)-1/(4×3×34).
L’approximation védique est d’excellente qualité : les cinq premières décimales sont
exactes. De plus, on constate que la suite 1+1/3, 1+1/3+1/12, 1+1/3+1/12-1/(12×34)
correspond à la suite des des approximations de √2 obtenues par la méthode dite de Héron73,
1 2
c’est-à-dire la suite a n +1 = (a n + ) , avec a1 = 1+1/3. En prenant a1 = 1+2/5, ou bien a1 = 1,
2 an
nous obtenons les deux autres approximations suggérées ci-dessus, et qui découlaient d’autres
partages du deuxième carré :

a1 a2 a3 a4
4/3 = 1+1/3
(partage du deuxième 17/12 = 1+1/3+1/12 577/408
carré en trois tranches) = 1+1/3+1/12-1/(12×34)
7/5 = 1+2/5
(partage du deuxième 99/70 = 1+2/5+1/(5×14)
carré en cinq tranches)
1 3/2 = 1+1/2
(partage du deuxième 17/12 = 1+1/2-1/12 577/408
carré en deux tranches) = 1+1/2-1/12-1/12×34

Il n’y a rien d’étonnant dans ces coïncidences, puisque la méthode de Héron elle-même peut
se justifier au moyen de manipulations du même type que celles que nous avons attribuées (en
suivant B.Datta) aux auteurs des sulbasutras (fig.VI-18).

73
Héron d’Alexandrie. Deuxième siècle de notre ère ?

149
Un carré d’aire A a pour côté √A qu’il s’agit L’aire grisée de la figure de gauche est placée comme
d’évaluer. Soit an une valeur approchée par défaut, indiquée ci-dessus, et on néglige le “coin” inférieur gauche
et en l’erreur commise. égal à en2.
(On obtient le même résultat final si an est une On aura donc A ≈ aire XYZT = an(an+2en), d’où an+2en ≈
approximation par excès, avec un schéma A/an, et par suite :
légèrement différent) an+en = ½ (an+an+2en) ≈ ½ (an+A/an).
Comme approximation suivante de √A = an+en, on prendra
donc an+1 = ½ (an+A/an).

Figure VI-18. Calcul d’une racine carrée par l’algorithme de Héron.

Il y a d’autres remarques à faire sur la méthode de Héron, d’autres équivalences à noter ; nous
en parlerons à l’occasion de l’étude des mathématiques babyloniennes qui offrent une
documentation plus importante rattachable au calcul de la diagonale du carré.

5-6 Transformer un carré en un cercle de même aire, et inversement.

Le premier problème est la "circulature du carré", le second est la quadrature du


cercle. Pour résoudre le premier, Baudhayana (B.Sulb. 2-8) enjoint de prendre le rayon du
cercle égal au demi-côté du carré, plus le tiers de la différence entre sa demi-diagonale et son
demi-côté (fig.VI-19).

150
Figure VI-19. Transformation du carré ABCD en un cercle de même aire : le cercle cherché a
pour rayon OF = OE+EB/3, où OE est le demi-côté du carré, et EB la différence entre la demi-
diagonale et le demi-côté.

Les trois autres auteurs donnent la même méthode, et aucun ne mentionne le fait qu'il s'agirait
d'une approximation. Apastamba ajoute : "ceci est le cercle, car on a ajouté autant que l'on a
retranché"74. On peut penser qu'une telle méthode est le résultat d'un tâtonnement : le cercle
ayant pour centre celui du carré et pour rayon la demi-diagonale est évidemment trop grand ;
celui qui aurait pour rayon le demi-côté du carré serait trop petit. La solution adoptée serait un
compromis satisfaisant à l'œil : si l’on prend comme rayon le demi-côté plus le tiers de la
différence entre la demi-diagonale et le demi-côté, les parties du cercle qui débordent du carré
équivalent aux parties du carré qui débordent du cercle. Si l’on veut évaluer la précision de la
méthode d’un point de vue contemporain, on notera qu’elle conduit à un rapport d/c égal à (2
+ √2)/3, où d est le diamètre du cercle et c le côté du carré, et que l'approximation de π
correspondante75 est de 3,088312 ; l’erreur est de 1,69% environ. On pourra remarquer
également que le choix du tiers de la différence, donne un bien meilleur résultat qu’avec le
quart (π ≈ 3,28) ou la moitié (π ≈ 2,74).
La circulature du carré est utilisée rituellement plusieurs fois, avec par exemple la
construction de l'autel en forme de roue de chariot que nous avons détaillée plus haut. En
revanche, la quadrature du cercle n'est jamais utilisée à ma connaissance, et pourtant
Baudhayana donne deux méthodes pour la réaliser. Première méthode, donnée par
Baudhayana seulement : le côté du carré de même aire qu’un cercle donné est la fraction
1- 1 + 1 - 1 (1 - 1 ) du diamètre du cercle. Deuxième méthode, donnée par tous : le
8 8x29 8x29 6 6x8

74
A.Sulb.3.2
2
75 πd c 2 4
L’aire du cercle est = c2, donc π = 4( ) = .
4 d d
( )2
c

€ 151

côté du carré est les 13/15 du diamètre, et Baudhayana ajoute : "ceci donne le côté approché
du carré", laissant penser que la valeur qu'il a donnée précédemment est exacte. Rien de
convaincant n’a été trouvé jusqu’ici quant à l’origine de ces méthodes.

Tels sont les fondamentaux de la géométrie des sulbasutras ; sans doute fallait-il avoir
de sérieux intérêts ou une foi védique à toute épreuve pour mettre en œuvre des rites aussi
longs et aussi complexes ! Et nous n’avons rien dit de la disposition des briques sur chaque
couche de l’autel, ni des interminables récitations qui accompagnent chaque geste ! Dans les
paragraphes précédents, nous avons montré comment l’esprit de ces travaux d’Hercule
pouvait être déduit de la théorie du sacrifice ; maintenant que nous en avons exploré la lettre,
nous montrerons dans quelle mesure elle peut être analysée comme un embryon de corpus de
géométrie. Mais auparavant, nous nous pencherons sur la similitude frappante entre les
problèmes que nous venons de passer en revue et les problèmes des Livres I, II, et VI des
Eléments d’Euclide.

6- Analogies avec certains problèmes des Eléments d’Euclide.

Bien que les Eléments ne proposent aucune construction à l’aide de triplets


pythagoriciens, et ne se livrent à aucun calcul d’aire ou de longueur ; bien que les Eléments,
dans leur forme hypothético-déductive voulue et systématique, reflètent assurément un autre
monde mathématique que celui des sulbasutras, il y a néanmoins une sorte d’esprit commun
aux deux traités.
Ce sont d’abord les mêmes éléments de construction que sont la droite et le cercle,
sous forme de “demandes” (postulats) chez Euclide, tandis que les praticiens du rituel les
réalisent avec une corde non graduée et des piquets. Les sulbasutras ont une figure première,
le carré, soigneusement construite sur une droite donnée (la ligne est-ouest), qui est le pivot
de toutes les transformations envisagées ; la figure de base étant un quadrilatère, il est naturel
que le théorème de Pythagore apparaisse comme propriété de la diagonale du rectangle. Les
Eléments ont une figure première, le triangle, dont la construction sur une droite donnée est
l’objet de la première proposition, et qui est le pivot de tout le développement ultérieur ; il est
donc naturel que le théorème de Pythagore apparaisse comme une propriété de l’hypoténuse
du triangle rectangle.
Pour construire la ligne nord-sud connaissant la ligne est-ouest, nous avons vu que les
praticiens védiques tendent deux fois une corde par son milieu, après avoir attaché ses

152
extrémités à deux piquets placés sur la ligne est-ouest ; le procédé revient à utiliser deux
triangles isocèles symétriques, puis à joindre leurs sommets. Euclide, lui aussi, tend la corde à
sa façon en utilisant systématiquement le triangle isocèle (en réalité équilatéral, mais seul son
caractère isocèle joue un rôle) pour construire une perpendiculaire à une droite donnée (Livre
I, prop.11 et 12) , bien que ce ne soit pas la façon la plus simple de procéder. Ce peut être dû
aux nécessités de l’agencement général des théorèmes, mais aussi, plus simplement, à
l’influence de traditions établies par les bâtisseurs du Néolithique, et dont nous avons perçu la
trace chez les Kwakiutl et sans doute chez les Maori.

Le parallèle est encore frappant dans la nature des problèmes posés : dans les
sulbasutras comme dans les Livres I et II des Eléments, le problème central est celui de la
construction de figures équivalentes en aire76. Les méthodes des praticiens védiques, à savoir
pour l'essentiel le théorème de la diagonale et la transformation d’un rectangle en différence
de deux carrés, se retrouvent dans le Livre II des Eléments77. Le lecteur se souvient que pour
transformer un rectangle en carré, le rectangle est d'abord transformé en une figure carrée à
laquelle il manque un “coin”, c'est-à-dire en une différence de deux carrés, et celle-ci à son
tour changée en carré grâce au théorème de la diagonale (fig.VI-16). Euclide, chez qui le carré
privé d’un “coin” s’appelle “gnomon”, réalise cette opération, mais dans une perspective
beaucoup plus générale que celle des sulbasutras ; son but est en effet la proposition 14 et
dernière du Livre II, point d’orgue de l’ensemble, où l’on construit un carré équivalent à
n’importe quelle figure rectiligne. Aujourd’hui, nous parlerions de quadrature d’une figure
rectiligne quelconque. Voici comment Euclide procède.
Soient, comme dans la proposition II-5, un segment AB, C son milieu et D un point
quelconque de ce segment (figVI-20) ; soient (AH)78 le rectangle "contenu par AD, DB"
(rectangle de longueur AD et de largeur DH = DB) et (CF) le "carré sur CB" ; Euclide
démontre que le rectangle (AH) plus le "carré sur CD" est égal au carré (CF), ce qui revient à
dire que le rectangle (AH) est égal à la différence de (CF) et du carré sur CD (égal à (LG)),
donc au gnomon NOP. On le voit bien sur la figure : (AH) = (AL) + (CH) ; mais (AL) =
(CM), puisque C est le milieu de AB, et (CH) = (HF). Donc finalement (AH) = (CM) + (HF)
= gnomon NOP.

76
L’expression est abusive, car si les sulbasutras traitent bien des aires, c’est-à-dire des figures mesurées, ce
n’est pas le cas du traité d’Euclide où il ne s’agit que de domaines équivalents, sans qu’un nombre leur soit
associé. Cet abus de langage est sans conséquence dans le cadre de cette étude.
77
Dans ce qui suit, j’utilise la traduction de B.Vitrac : (Euclide 1990)
78
Dans toute la suite, (XY) désignera le rectangle de diagonale XY.

153
Figure VI-20. Figure de la proposition II-5 d’Euclide. Le rectangle (AH) est égal en aire au gnomon
NOP.

Si l’on cherche, au moyen de cette proposition, à transformer un rectangle tel que (AH) en
une différence de deux carrés, le procédé obtenu sera légèrement différent de celui des
sulbasutras : au rectangle (AH), on ajoute le carré sur DH pour obtenir le rectangle (AM) ; on
divise ce rectangle en deux dans le sens de la largeur en C, et on place un rectangle égal à
(CH) sur le côté HM. Le gnomon NOP obtenu est égal au rectangle (AH) initial.
La proposition II-6, en revanche, nous donne exactement le moyen utilisé dans les
sulbasutras. Soient un segment AB, C son milieu et D un point quelconque de la droite AB,
mais non situé entre A et B (fig.VI-21) ; soient (AM) le rectangle "contenu" par AD et BD
(rectangle de longueur AD et de largeur DM = BD), et (CF) le carré sur CD. Euclide
démontre que (AM) plus le carré sur CB (égal à (LG)), est égal à (CF), ce qui revient à dire
que le rectangle (AM) est égal au gnomon NOP, différence des carrés (CF) et (LG). On le voit
comme suit : (AM) = (AL) + (CH) + (BM) ; comme (AL) = (CH) = (HF) , on obtient AM =
(HF) + (CH) + (BM) = gnomon NOP.

Figure VI-21. Figure de la proposition II-6 d’Euclide. Le rectangle (AH) est égal en aire au gnomon
NOP.

Découlant de cette proposition, la méthode de construction d'un gnomon égal à un rectangle


donné (AM) serait la suivante : retrancher de AD la largeur DM du rectangle, et diviser le

154
reste AB en deux au point C ; transporter le rectangle (AL) en (HF), ce qui donne le gnomon
NOP. Nous avons là exactement la construction des sulbasutras.
Le Livre II des Eléments se clôt par la proposition 14 qui aboutit, nous l’avons dit, à la
quadrature d’une figure rectiligne quelconque. Euclide transforme d'abord la figure rectiligne
donnée en un rectangle (BD) grâce aux propositions I-44 et I-45, méthode dite d’application
des aires et apparemment inconnue des praticiens védiques : mais ces derniers n’en ont pas
besoin puisqu’ils partent d'un rectangle et non d'une figure rectiligne quelconque. Euclide
construit ensuite BF = BE + ED, et divise BF en deux au point G (fig.VI-22) ; grâce à II-5, il
sait que (BD) est égal au gnomon GF2 - EG2. Il suffit pour terminer de construire, grâce au
cercle de centre G et de rayon GF, un triangle rectangle ayant un côté égal à EG et une
hypothénuse égale à GF : le deuxième côté EH de l'angle droit vérifie alors EH2 = GH2 – GE2
= GF2 – GE2, donc finalement EH2 = (BD) et le problème est résolu.

Figure VI-22. Figure de la proposition II-14 d’Euclide : construction de EH, côté du carré égal
en aire au rectangle (BD).

On a bien la séquence : transformation du rectangle en gnomon, suivie de l’application du


théorème de la diagonale, comme dans les sulbasutras.
Pour en terminer avec le gnomon, on peut noter que la proposition II-8 prouve ce que
Katyayana affirme sans preuve. On se souvient en effet que celui-ci donne un procédé très
rapide pour transformer n carrés égaux (de côtés 1, par exemple) en un seul : construire un
triangle isocèle de base n-1, avec deux côtés égaux à (n+1)/2 ; la hauteur h relative à la base
n + 1 2 n −1 2
fournit le côté du carré cherché (fig.VI-14). On a en effet h 2 = ( ) −( ) = n , donc le
2 2
carré de côté h équivaut à n carrés de côté 1. Pour démontrer à la façon euclidienne que

155
n + 1 2 n −1 2
( ) −( ) = n , prenons un segment AB et un point C de celui-ci, et prolongeons AB de
2 2
BD = BC (fig.VI-23) ; la proposition II-8 affirme, en langage modernisé, que 4AB×BC + AC2
= AD2. En posant : AB = n et CB = BD = 1, il est parfaitement visible sur la figure que le

double gnomon grisé est égal à quatre fois le rectangle (AK), dont l'aire est n. Comme ce
double gnomon est aussi la différence des carrés (AF) et (EP) de côtés respectifs n + 1 et n -
n + 1 2 n −1 2
1, on obtient en langage modernisé 4n = (n+1)2 - (n-1)2 d’où n = ( ) −( ) .
2 2

Figure VI-23. Figure de la proposition II-8 d’Euclide.

Un autre parallèle remarquable est à faire entre le Livre VI des Eléments d’une part,
consacré à la construction de figures homothétiques, et la fameuse section des sulbasutras sur
l’agrandissement de l’autel en forme d’oiseau d’autre part. Mais si la nature du problème est
la même, bien que réduite à une figure particulière dans les sulbasutras, le fossé théorique
avec le traité euclidien est encore plus considérable que dans le cas de l’utilisation du
gnomon. L’écart ne réside pas en effet seulement dans le fait que chez Euclide tout est
justifié, ni en ce que la proposition centrale en ce domaine (VI-25 : “Construire une même
figure semblable à une figure rectiligne donnée et égale à une autre figure rectiligne donnée”)
est beaucoup plus générale ; le bond en avant théorique est d’avoir construit des similitudes
quelque soit leur rapport, rationnel ou non. Et c’est pourquoi il a fallu toute une préparation,
avec le génial Livre V qui établit la théorie des rapports de grandeur. Dans les sulbasutras au
contraire, la technique exposée pour l’autel en forme d’oiseau pourrait certes être facilement
étendue à n’importe quelle figure rectiligne, mais à condition que les rapports des aires soient
rationnels.

156
Malgré le fossé théorique qui les sépare, le rapprochement entre le Livre VI et
l’agrandissement de l’autel me semble très éclairant ; dans les deux cas, il s’agit en effet de
méthodes d’une grande importance, et perçues comme telles. Qu’il en soit ainsi pour les
sulbasutras, nous l’avons suffisamment établi dans les développements précédents. Quant à la
proposition VI-25, elle était considérée par les commentateurs grecs comme un chef-d’œuvre
des Eléments ; Plutarque dit à son sujet :

“Voici en effet un des théorèmes, ou plutôt problèmes, essentiels de la Géométrie : deux


figures étant données, en appliquer une troisième égale à l’une, semblable à l’autre,
découverte à cause de laquelle la tradition veut que Pythagore ait offert un sacrifice.
Ceci est en effet certainement plus élégant et plus habile que le théorème célèbre qui
démontra que l’hypoténuse est égale en puissance aux côtés de l’angle droit.”79

Il s’agirait donc de l’aboutissement de recherches très anciennes, remontant peut-être à


Pythagore, et donnant un résultat plus prestigieux encore que le théorème de l’hypoténuse.
Proclus, dans son Commentaire des Eléments, fait référence au problème général de
l’application des aires, “anciennes découvertes de la Muse des Pythagoriciens”, et il donne un
exemple avec des aires mesurées, exactement comme aurait pu le faire un praticien védique80.
En tenant pour vraisemblable ce que rapportent Proclus et Plutarque, malgré la distance de
plusieurs siècles qui les sépare d’Euclide, et en le comparant au rituel védique, on peut
proposer la reconstitution suivante : le rituel védique nous montre la théorie de l’application
des aires dans ses débuts, ainsi que sa raison d’être originaire. Sous cette forme simple, avec
des aires mesurées par des nombres rationnels, l’application des aires aurait été connue de la
secte pythagoricienne et pratiquée par elle pour des raisons rituelles analogues ; mais alors
qu’en Inde, la théorie n’a jamais dépassé ce stade embryonnaire, elle fut développée en Grèce
pour elle-même, indépendamment de tout usage technicien ou rituel, comme le furent d’autres
embryons de mathématiques. Il n’est pas nécessaire d’avoir recours à des contacts réels ou
supposés pour expliquer des développements qui peuvent très bien avoir été parallèles dans
leurs débuts ; une légende grecque fait référence en effet à l’origine rituelle d’un problème
mathématique, celui de la duplication du cube : il s’agit de fabriquer un tombeau royal
cubique de volume double d’un cube donné81. Plus tard, le même problème réapparaît à Delos

79
Cité par M. Caveing. (Caveing 1997 p.329). Le fait que Plutarque cite la proposition en termes
géométriquement insuffisants n’a pas d’importance ici.
80
(Caveing 1997 p.330)
81
Fameux problème déjà mentionné à propos des “cubes” de la civilisation de l’Indus. Il a exercé la sagacité de
nombreux mathématiciens grecs qui en ont donné des solutions non recevables dans le cadre de la doxa
euclidienne : on sait maintenant que la construction n’est pas possible “à la règle et au compas”. Nous

157
où l’on doit cette fois-ci doubler un autel cubique ; le texte82 ramène tout cela au problème
général “d’amplifier en respectant la similitude”, et suggère ensuite des applications
techniques et militaires. “Amplifier en respectant la similitude”, c’est bien le problème de
l’agrandissement de l’autel védique83, c’est aussi le problème résolu pour les figures planes et
rectilignes dans la proposition VI-25 d’Euclide. L’origine certainement rituelle du problème
en Inde montre qu’il n’est pas absurde d’attribuer un fond de vérité à la légende grecque sur
l’origine rituelle de l’amplification respectant la similitude.

Si nous avons donc des fortes analogies entre la géométrie védique et certains
problèmes fondamentaux des Eléments, il faut constater aussi que l'historien est au premier
abord également frustré par les deux : par la géométrie védique, parce que beaucoup de
dérivations, comme celle du théorème de la diagonale, sont inconnues ; et par les Eléments,
parce qu'ils sont muets sur les motifs84 qui ont conduit à ce grandiose édifice. La géométrie
védique motive tout son développement par les nécessités d'un rituel ; Euclide, lui, fournit la
preuve de tous ses résultats. En raccourcissant à l'excès nous pouvons dire que la première est
motivée, mais sans preuve, tandis que chez le second tout est prouvé, mais sans motif. La
reconstitution suggérée est peut-être un début de solution du problème.

7- Conclusion : un embryon de corpus de géométrie.

Le plus frappant dans les sulbasutras est l'harmonie d'ensemble : le mythe est
nécessaire et suffisant pour comprendre les motifs des mathématiques en jeu ici, et c'est bien
le mythe qui commande dans les moindres détails. S'il est foisonnant et obscur, son
expression géométrique-rituelle est transparente et bien ordonnée. Dans l'action géométrique
comme dans le mythe de création qu’elle actualise, tout part du sacrificateur-démiurge : les
unités sont construites à partir de lui et il doit recréer chaque fois toutes les figures. L'aire et
son extension fournissent le "modèle" de l'énergie fondamentale qui doit se répandre pour
créer, elle-même associée à la parole qui "tisse" la réalité.
Les mathématiques védiques expriment tout cela et le traduisent rigoureusement, nous
l'avons vu ; mais surtout, elles ne semblent exprimer que cela. Je veux dire que pour en rendre

connaissons les tentatives grecques grâce aux commentaires d’Archimède rédigés par Eutocius (Archimède 1970
p.65).
82
Texte attribué à Eratosthène par Eutocius dans ses commentaires d’Archimède.
83
Problème du même type, mais beaucoup plus difficile puisqu’il est en dimension trois : application des
volumes, et non des aires.
84
Les différentes hypothèses sur les motivations du Livre II, par exemple, sont exposées par B.Vitrac
dans(Euclide 1990 p.366-376).

158
compte, il n’est pas nécessaire d'aller chercher des explications extérieures à la mythologie
védique, sauf peut-être pour certains détails isolés ; par exemple, Manava85 donne la formule
du volume d'un pavé qui n'est utilisée nulle part, et la circonférence du cercle, tout aussi
inutile apparemment86. Mais rien, dans les textes qui sont à notre disposition, ne permet de
conjecturer que la géométrie des sulbasutras, dans les problèmes spécifiques qu’elle pose et
qu’elle résout, n'est qu'une transposition d'une autre géométrie issue de la pratique de
l'arpentage ou de la construction. Il n'y a nul besoin non plus d'aller chercher des influences
grecques, babyloniennes ou égyptiennes.
L'harmonie d'ensemble que nous avons définie au début de ce paragraphe concerne au
premier abord le mythe et la géométrie, et non la géométrie seule ; les sulbasutras ont en effet
des apparences de corpus, mais elles n'en sont pas un au sens strict. Si les applications du
théorème de la diagonale aux combinaisons de carrés s'enchaînent clairement et quasi-
démonstrativement, le théorème lui-même n'est pas démontré, et beaucoup de résultats, vrais
ou faux, sont donnés sans preuve. Il existe des démonstrations visuelles simples du théorème
de la diagonale, mais rien n'en transparaît dans les sulbasutras ; les praticiens védiques
pouvaient très bien en connaître une, et avoir jugé inutile de la mettre par écrit, puisque l’objet
du traité est l’enchaînement des constructions et non l’enchaînement de raisons abstraites.
Mais enchaînements il y a, et par conséquent une tendance à vrai un traité de
mathématiques, par la force des choses : la construction est une suite de gestes qui se suivent,
qui doivent être décrits dans un ordre déterminé pour que le praticien s'y retrouve, et qui
doivent bien entendu produire un résultat déterminé. L’agrandissement de l'autel en forme
d'oiseau est produit par une séquence, une série d'actions reposant principalement sur le
théorème de la diagonale. Ce besoin pratique d'enchaînement, comme dans un manuel de
montage, est à l'origine de la remarquable structure des sulbasutras, en tout cas de ceux de
Baudhayana et d'Apastamba : on y expose d'abord le théorème fondamental, celui de la
diagonale, puis ses applications théoriques, c'est à dire essentiellement les méthodes
d'addition et de soustraction de carrés et de transformation de rectangle en carré, avant de
passer aux pratiques de constructions d'autels particuliers. On a bel et bien là une structure
démonstrative qui apparaît d'ailleurs parfois comme telle dans l'esprit des auteurs : après avoir
exposé deux procédés de construction du carré et le théorème de la diagonale, Apastamba
poursuit en effet : "Par la compréhension de cela, la construction des figures comme il faut"87

85
M.Sulb.10-9.
86
M.Sulb.11-13 : la circonférence est égale à trois fois le diamètre plus le cinquième du diamètre.
87
A.Sulb. 1-4

159
; il annonce donc les applications futures. Plus loin, en donnant la façon d'additionner deux
carrés, il dit : "Une partie du plus grand est coupée avec le côté du plus petit ; la diagonale
combine les deux carrés. Ceci a été établi."88 ; plus loin encore, la transformation d'un
rectangle en carré fait appel, comme dernière opération, à la soustraction de deux carrés, et
Apastamba dit encore : "Sa soustraction a été établie"89. Une chaîne de déductions logiques
est bel et bien à l'œuvre ici, et consciemment.
On ne saurait réduire ces textes à de simples procédures, c'est-à-dire à des "trucs " qui
marchent bien et dont on se contenterait. Plusieurs méthodes en effet sont données pour
résoudre un même problème, et par conséquent les géomètres védiques savaient bien la
différence entre le but et les divers chemins qui y mènent. Le carré, par exemple, fait l'objet
d'une "vénération" particulière, à en croire le nombre de méthodes de construction exposées,
comme si on ne se lassait pas d’en scruter tous les mystères, riches d'aspects variés et donc
non réductibles à l'un d'entre eux ; or précisément, si les mathématiques se réduisaient ici à de
simples procédures, les problèmes seraient identifiés à une méthode de résolution. De même,
Katyayana propose trois méthodes différentes d’agrandissemenr de l’autel en forme d’oiseau.
Si l’on en croit Louis Renou, la forme sutras a pour caractéristiques une condensation
phraséologique, l’apparition de titres et de formules conclusives, des renvois à des parties
antérieures, ainsi que ce qu’il appelle des “règles interprétatoires”, “axiomes qui doivent être
présents à l’esprit de l’usager en sorte qu’on puisse en suppléer le contenu à l’endroit précis
qui convient”90 : la forme sutra est donc un cadre parfait pour un corpus de géométrie.
Inversement, un géomètre, en la personne de Baudhayana, a pu contribuer à cette forme, car
Renou pense qu’il a été l’initiateur des “règles interprétatoires” et il mentionne même
Katyayana (le plus “mathématiciens” de tous les auteurs védiques à mon avis) comme le plus
rigoureux dans l’application de la forme sutra.

L'intérêt exceptionnel des mathématiques védiques est donc de nous montrer un


corpus mathématique en gestation et dont les motivations sont claires ; nous avons dit plus
haut en quoi elles suggéraient de regarder les mathématiques grecques avec un œil neuf, en
s'interrogeant, à partir des similitudes entre les sulbasutras et certains théorèmes euclidiens,
sur une possible origine lointaine mythique-rituelle des mathématiques grecques. Mais il y a
encore une autre raison, plus profonde, de le faire. La mathématique, en tant que quantité
88
A.Sulb. 2-4
89
A.Sulb. 2-7
90
(Renou 1963)

160
déterminée, participe du rituel. Comme rituel concret, elle s'oppose d'abord violemment à la
poésie du mythe universel des êtres se transformant les uns dans les autres : elle est froide,
déterminée, absurdement minutieuse. Mais comme forme abstraite, comme nombre et comme
étendue, comme combinaison numérique et extension plane, elle récupère le mouvement
spontanément dialectique de la pensée primitive en donnant aux analogies innombrables une
forme extérieure déterminée, faute de leur donner un véritable contenu. Dans le sacrifice du
bouc, par exemple, sa charogne ne sera jamais qu'une charogne ; son assimilation à la création
est un acte volontariste de la pensée qui doit "oublier" que le bouc n'est qu'un bouc. En
revanche, les 7 purusas carrés sont immédiatement, parce qu'ils sont sept, la relation et
l'analogie avec les sept personnages fondateurs ; l'aire en extension est de même,
immédiatement, l'énergie abstraite multiforme. Elle se conserve en changeant seulement de
forme ou s'accroît en gardant la même forme, et les interminables constructions de figures
équivalentes sont l'image idéale du véritable travail concret de la diffusion multiforme de
l'énergie créatrice.
C'est ainsi que la mathématique unifie en fin de compte le mythe et le rite, elle donne
au premier la détermination du second et au second le mouvement du premier ; ce fait, saisi
par le nouveau mode de pensée philosophique, inauguré en Grèce, pourrait avoir été une
source de la théorie platonicienne : les idées mathématiques sont "intermédiaires" entre la
pensée pure, métamorphose du mythe, et le monde de la pratique, métamorphose du rite. La
pensée platonicienne acquiert ainsi, si l'on accepte cette dérivation, une profondeur historique
inattendue ; elle apparaît solidement enracinée dans le vieux monde primitif, tout en
travaillant en même temps à couper ces racines pour constituer une pensée pure, mais sans
jamais renier cet étrange statut intermédiaire des mathématiques.

-oOo-

161
les cultures."5 Mais cet efficace est en règle générale beaucoup plus ambitieux qu'un simple acte
de magie circonstancielle, car il a pour effet de revivifier l'ensemble de la création, c'est-à-dire
d'assurer sa survie en reproduisant régulièrement les actes fondateurs ; la première phase de la
création bambara, la genèse des signes, est ainsi rééditée chaque année au moyen de 22 graphies
sur un sanctuaire. Lors d'une fête bambara, les assistants sont disposés sur une figure tracée sur le
sol et qui représente l'univers ; "tout changement apporté à la disposition des acteurs de la scène
est senti comme se répercutant dans l'organisation universelle"6. Les danses de "cérémonies de
renouvellement de l'année" sont exécutées selon des figures précises, avec déambulation et
gesticulations diverses liées aux points cardinaux7.
De plus, comme dans toute pensée qui a franchi le cap de la renaissance néolithique, les
pensées bambara et dogon reconnaissent un espace global hors de portée manuelle structuré par
les directions cardinales, le réduisent en une figure de la croix encerclée, lui attribuent rôle
classificateur des êtres et du temps, et acceptent la coexistence pacifique de ce modèle avec une
conception anthropomorphe de ce même espace. Le mythe dogon semble attribuer l'antériorité
aux directions solsticiales (figure "quatre angles") par rapport aux directions cardinales (figure
"quatre côtés"), et par ailleurs les quatre lignages issus des quatre ancêtres primordiaux sacrifient
aux solstices et aux équinoxes (dits "soleil du nord", "soleil du sud", "soleils du milieu"),
déterminés par des alignements entre le soleil levant, des bâtonnets placés au sommet de certains
autels et des repères connus de l'horizon8. L'orientation commande, au moins théoriquement, la
disposition des champs, des morts, des maisons, des lits, etc., et elle fournit classiquement un
procédé de rangement des êtres et des qualités dont le détail importe peu ici. Classiquement aussi
le côté physique, objectif, des directions cardinales, voisine avec une description anthropomorphe
de l'univers ; la terre dogon est une femme allongée du nord au sud9, et Koni, l'un des noms du
démiurge bambara, prépare la création en étendant ses bras à l'est et à l'ouest puis en s'allongeant
dans le sens nord-sud. Classiquement enfin, la justification ultime de toute figure est son efficace
; par exemple la recréation agricole périodique peut être rapprochée de la création initiale en

5
(Griaule et Dieterlen 1991 p.79)
6
(Dieterlen 1988p.181)
7
Id. p.232.
8
(Griaule et Dieterlen 1991 p.480)
9
D'après une version, une fourmillère est son sexe, une termitière son clitoris ; lorsqu'Amma, le créateur Dogon,
voulut s'unir à la terre, il lui fallut briser la termitière qui s'opposait à son sexe. Telle est la justification mythologique
de l'excision.

84
plaçant au centre du champ une figure des quatre points cardinaux10. Les Bambaras imaginent la
course annuelle du soleil comme une hélice autour de la terre, dont la projection est un zigzag ;
celui-ci, en tant que figure du soleil, transmet sa force vivifiante et justifie ainsi … le limage des
dents, très répandu autrefois et de moins en moins pratiqué à l'époque où il fut constaté par
Dominique Zahan :

"il consiste à tailler en pointe les incisives supérieures et inférieures de façon à donner au
devant de la bouche l'aspect d'une double ligne en chevrons […] Par là, les dents sont
comparables au soleil lui-même se déplaçant autour de la terre. La parole élaborée par de
tels organes acquiert à son tour, pense-t-on, les qualités du soleil et de la lumière. […] Cette
pratique confère donc à la parole sa puissance véritable, investissant l'homme, pour l'esprit
bambara, des qualités d'un véritable «fils du ciel»"11.

La spéculation symbolique s'incarne donc cruellement, sans autre justification possible que ce
besoin d'incarnation.
Nous retrouvons aussi chez les Dogons et Bambaras le rôle éminent de la verticalité,
puisque le monde des pouvoirs est définitivement le monde d'en haut, le "ciel". Celui-ci est en
sept strates et la septième et plus élevée est le siège de toute domination et de toute royauté. Faro,
un créateur bambara, l'occupe et c'est de là qu'il tient la corde du soleil qui parcourt les sept ciels
du matin au soir, c'est de là également qu'il envoie la pluie bienfaisante. Unie aux quatre points
cardinaux, la troisième dimension donne implicitement une forme pyramidale, figure
caractéristique après la renaissance néolithique mais qui ne s'imposera que dans certaines
civilisations à écriture ; ici, on la trouve dans le mythe, lorsque, nous dit-on, l'esprit créateur alla
aux quatre angles de sa pensée, puis au ciel de sa pensée, et enfin à la terre de sa pensée12, ce qui
pourrait donner deux pyramides de même base et de sommets opposés. En pratique, seul à ma
connaissance le sanctuaire du komo, une société rituelle bambara, est en forme de pyramide avec
un sommet arrondi13. Lors de la fondation d'un village dogon, on érige un autel de pierre,
légèrement taillée en pointe, à base quadrangulaire, les angles marquant les directions
cardinales14. C'est pour honorer la direction verticale que les Dogons élèvent de nombreux autels
en forme de cônes d'argile, de dimensions variables, ainsi qu'un "autel constitué d'une pierre
10
(De Ganay 1949)
11
(Zahan 1963 p.37)
12
(Dieterlen 1988 p.88)
13
(Dieterlen et Cisse 1972 planche I)
14
D'après les vagues indications données dans (Griaule and Dieterlen 1991 p.83)

85
levée très longue et très blanche placée sur un bloc rocheux, lui-même surélevé par rapport au
village"15.
Nous pouvons reconnaître encore l'importante rupture temporelle manifestée par
l'apparition d'une histoire irréversible ; l'époque de la gestation des signes et des dessins,
préparatoire à la création des choses et des êtres, est définitivement révolue. Depuis leur
apparition, les hommes ont aussi évolué sans retour possible ; le mythe dogon affirme que les
premiers hommes étaient sans parole, sans technique, se nourrissaient de fruits et de viande crue
et habitaient des cavernes. En recevant le don du verbe, la créature primitive devint l'homme
complet16 capable de cultiver et d'établir un calendrier. Les hommes bambaras étaient immortels
à l'origine, ignoraient le langage et le vêtement, communiquaient entre eux par gestes et par
grognements ; plus tard, ils apprirent le feu, l'agriculture etc.17. Comme nous l'avons déjà
constaté, l'irréversibilité est partiellement niée par les rites périodiques de recréation ; on se
ressource, on calme l'inquiétude provoquée par cette irréversibilité qui nous emporte, on raconte
cette angoisse avec des histoires d'êtres ambivalents, provocateurs qui bouleversent les plans
initiaux des démiurges et essaient de voler leurs pouvoirs, parfois au profit de l'homme ;
convergence extraordinaire entre cet être incarné par Ogo le renard chez les Dogons, et par un
coyotte dans de nombreuses traditions aborigènes nord-américaines, dont les traditions navajo et
jicarilla !
Parlons enfin de la rupture substantielle entre le monde naturel et le monde humain, par
laquelle l'homme se pose en chef-d'œuvre et essence de la création. La rupture est clairement
exposée dans le mythe bambara selon lequel dans les temps anciens, les arbres et les humains
pouvaient s'accoupler pour donner naissance à des animaux et à des plantes, avant que le
démiurge Faro ne mette de l'ordre : dès lors, "chacune des espèces végétales et animales se
reproduisit elle-même, et les naissances désordonnées des premiers âges cessèrent"18. La
conscience est nette en outre d'une supériorité humaine due à la pensée créatrice, sous la forme
du don du verbe chez les Dogons, nous le savons, et sous la forme d'une sorte de pouvoir
d'analyse chez les Bambaras : décomposer "le signe représentant les animaux domestiques et

15
(Griaule et Dieterlen 1991 p.329)
16
(Calame-Griaule 1985)
17
(Dieterlen 1988)
18
Id. p.46

86
sauvages, et classer ceux-ci, exprime que l'homme, dans une large mesure, en est le maître"19.
Pour les Bambaras, l'homme est la synthèse de ce qui existe, aussi bien dans le corps que dans
l'esprit, et la société du komo, par exemple, "a pour but de permettre à l'homme de se connaître
lui-même, l'homme qui est le centre des créatures et le résumé de la création"20. Mais c'est ici que
les choses se gâtent. On ne plaisante pas avec le mythe, il doit être concret quoiqu'il en coûte, y
compris par de cruelles mutilations corporelles comme le limage des dents. Si l'homme est le
chef-d'œuvre de la création, il en est la substance suprême, et la recréation rituelle exigera sa
dispersion dans l'espace, par le sacrifice :

"le centre, l'axe des rites, dans la presque totalité des cas, est le sacrifice sanglant. Or, pour
les hommes [dogons] instruits, […] tout sacrifice répète le sacrifice mythique de
réorganisation de l'univers […] et aboutit à la revivification de l'ensemble, à la résurrection,
c'est-à-dire à un renouvellement total […]"21.

Le sacrifice mythique dont il s'agit est celui de l'un des premiers ancêtres des hommes, le
Nommo, en réparation des dégâts causés par Ogo le renard. Le Nommo fut démembré, son corps
partagé en soixante parcelles regroupées en quatre tas puis projeté aux quatre directions
cardinales.

"Le partage en quatre tas et le jet dans l'espace sont rappelés annuellement lors du sacrifice
exécuté au solstice d'hiver dans la maison de famille par l'octroi aux quatre hommes les
plus âgés de la communauté des parties essentielles de la victime."22

Les gouttes de sang donnèrent naissance aux étoiles. Après avoir tranché son sexe, le sperme fut
prélevé pour fournir l'eau de pluie indispensable à toute vie animale et végétale ainsi que les
germes des naissances futures dans le monde humain.23 Ces sacrifices humains dont nous n'avons
là que des traces, les Bambaras les pratiquaient encore il y a peu, avec la terrible rigueur du
mythe qui doit s'incarner en rite. La victime, un albinos, était tuée de façon atroce, sa souffrance
étant un élément de regénération, puis pouvait être consommée en une véritable communion :

19
(Dieterlen et Cisse 1972 p.75)
20
Id. p.18
21
(Griaule et Dieterlen 1991 p.49)
22
Id. p.301
23
(Dieterlen 1999 p.100 et 113)

87
"la langue de la victime était séchée, pilée, additionnée de piment et consommée par le père
de famille afin de lui permettre de reprendre les paroles et le nyama [force vitale] des
défunts. Le nez était avalé par la mère pour qu'elle puisse reprendre la respiration des
enfants morts. Le père mangeait ensuite les yeux grillés pour conserver les vues perdues"
etc.24

Nous verrons au chapitre suivant comment les Indiens védiques firent un rituel de cette diffusion
bienfaisante de la substance des victimes sacrifiées, avec une très grande rigueur géométrique.

Il n'y a pas de doute, nous sommes bien ancrés dans le monde de la pensée primitive, avec
les apports de la renaissance néolithique et les façons spécifiques de retrouver, sur une base
nouvelle, les fondamentaux chasseurs-cueilleurs : l'efficace du graphisme étendu à la nouvelle
figure de l'espace, les recréations rituelles périodiques et les sacrifices humains, réels ou avec des
substituts animaux, nouvelle forme sophistiquée de la consubstantialité de tout existant. Ayant
constaté le fonds commun, nous passerons maintenant à la spécificité, et il n'y a pas d'autre voie
pour la découvrir que de relater quelques éléments des mythes d'origine, chartes intellectuelles
des peuples concernés et programmes d'action rituelle. Les versions étant nombreuses,
interminables, parfois contradictoires, j'ai essayé de reproduire ici ce qui me paraît en être le
socle.

1- Les mythes bambara et dogon de création .

La création selon les Bambaras a lieu à partir du vide, du néant, quelque fois personnalisé en
Koni25 mais ce personnage, dit l'auteur, n'était que pensée ; cet être-néant-pensée va se concentrer
en un point, et devenir par là principe de toute la création à venir. L'action commence lorsque le
point, l'Un, se dédouble en se parlant à lui-même et en créant par sa voix des "signes" au pouvoir
interne de multiplication, essences de l'espace, des directions, des astres et de tous les êtres :

"ainsi les signes ont-ils proliféré pour préfigurer dans l'abstrait tous les êtres et toutes les
choses qui devaient former l'univers […] au terme de la création, les êtres et les choses se
trouvèrent nantis ou gardiens d'un signe, ou d'un groupe de signes qu'ils matérialisent
[…]"26
24
(Dieterlen 1988 p.119-120)
25
(De Ganay 1949)
26
(Dieterlen et Cisse 1972 p.25-26)

88
Avec la création des signes invisibles "dans le rien", âmes des choses si l'on veut, nous
sommes toujours dans un monde purement abstrait, qui va commencer à se structurer par des
tournoiements de Koni chargés de délimiter un espace virtuel. Selon une version27, Koni, qui
n'était jusque là que point, devient "œuf du monde" et s'étire à l'est, à l'ouest, puis au nord et au
sud ; en même temps, il déambule et tourne sur lui-même un certain nombre de fois aux points
cardinaux, selon une chiffraison obscure dont le seul but est de "coller" avec la numérologie dont
un tableau, reporté en annexe à la fin de ce chapitre, donne une idée. Tout cela aboutit à une
figure (fig.V-1) qui symbolise l'ensemble de l'univers, figure plane, limitée, orientée, partagée en
douze secteurs égaux (douze mois de l'année bambara) dont trois sont attribués à chacun des
quatre éléments (terre, air, eau et feu).

Figure V-1. Œuf du monde bambara, d'après (De Ganay 1949)

Tout en étant plane, la figure représente néanmoins le ciel (partie est) d'une part, la terre et le

27
De Ganay, op. cit.

89
monde créé d'autre part (partie ouest). Elle est animée enfin d'un mouvement perpétuel de
rotation dans un sens puis dans l'autre qui sert, nous dit-on, au mélange des quatre éléments et
traduit le "mouvement sidéral"28 et le mouvement de la vie en général ; si l'on admet, comme
nous l'avons fait au chapitre II et comme cela se confirme avec l'exemple des Navajos, qu'il s'agit
à l'origine de refléter par ce mouvement le trajet apparent du soleil (fondement de toute l'affaire),
il est naturel que le tournoiement ait lieu dans les deux sens, puisque nous sommes dans la zone
tropicale. Une partie de l'année, l'ombre journalière d'un gnomon va en effet dans le sens des
aiguilles d'une montre, et durant l'autre partie dans le sens inverse.
Selon une autre version,
"lorsqu'il se manifesta en tournoyant sur lui même, il (l'esprit nommé yo, mais qui signifie
pensée et agir) alla cinq fois aux «quatre angles de sa pensée», une fois au «ciel de sa
pensée», une fois à la «terre de sa pensée», leur communiquant ainsi sa puissance. La
réalisation de cet univers qui détermina «l'espace de yo dans sa pensée» est exprimée par le
chiffre 22." 29

Ainsi sont fondées les six directions (les quatre points cardinaux, le haut et le bas) et le
nombre 4 x 5 + 1 + 1 = 22, probablement le plus important des numérologies dogon et bambara.
Dans l'enseignement initiatique de la société bambara du komo30, la création de l'univers
abstrait est une succession de figures planes ; l'esprit, ou le vide, est un point-néant qui s'arrondit
en boule et se divise en deux comme nous l'avons vu. Puis "il trace les limites de l'univers en
tournant aux confins de sa pensée qui, de ronde, s'étire en carré, comme si la boule initiale s'était
ouverte en quatre parties égales pour qu'il puisse ainsi la mesurer, en voir les directions et donc la
comprendre."31 L'Ancien chargé de l'initiation trace sur le sol un carré orienté (fig.V-2), dont
chaque côté reçoit une interprétation ; il est ensuite divisé en deux rectangles égaux pour
symboliser le dédoublement créateur, puis en quatre carrés égaux qui symbolisent la double
féminité et la double masculinité du créateur, ainsi que les quatre éléments (l'eau et la terre,
humides, sont féminins ; l'air et le feu, secs, sont masculins).

28
(De Ganay 1949 p.205)
29
(Dieterlen 1988 p.28)
30
(De Ganay et Zahan 1978)
31
Op. cit. p.154.

90
Figure V-2. Leçon initiatique du komo, aboutissant à la giration de l'esprit créateur. D'après (De
Ganay and Zahan 1978)

Le fait que le grand carré contienne les quatre petits montre que le créateur est indissociable du
monde qu'il a créé ; le fait que les quatre petits carrés soient identiques malgré leurs divisions
montre que "si les adeptes du Komo ont chacun leurs attributions, ils contribuent cependant à
former une société cohérente et unie"32. Au point où nous en sommes, la figure peut être lue
comme un carré ayant une croix en son intérieur ; or celle-ci va se mettre à tourner sur elle-
même, signe de l'esprit créateur qui va procéder au mélange des quatre éléments (jusque là
répartis dans les quatre cases), c'est à dire de deux principes mâles et de deux principes femelles.
On lit alors les combinaisons MM (ligne du haut), FF (ligne du bas), MF (diagonale) et FM (autre
diagonale) ; mais MM vaut 6, parce que 3 est le nombre mâle (la verge et les deux testicules), FF
vaut 8 parce que 4 est le nombre féminin (les quatre lèvres), et par suite FM et MF valent chacun
7 (7 = 3 + 4, est le nombre de l'être complet). Au total, on a 28 qui est le nombre de l'achèvement
parfait : en effet les Bambaras, nous dit-on, représentent les nombres par des traits verticaux, et
dix traits peuvent à leur tour être représentés par un trait unique. Vingt-huit est donc huit traits
unitaires et deux traits de dizaines, soit dix traits en tout, mais dix est aussi un d'après ce qui
précède : vingt-huit équivaut bien à l'unité.
Une version un peu différente de l'initiation komo33, a lieu au moyen de tableaux

32
Id. p.171.
33
(Dieterlen et Cisse 1972)

91
successifs (fig.V-3), avec en premier lieu le "tableau de l'univers seul" de forme ovoïde et au
centre la grande spirale de l'énergie créatrice, celle qui va déambuler en tourbillonnant ; l'univers
est encore relativement indifférencié, avec cependant une ébauche des points cardinaux, du ciel
(partie supérieure), de l'espace (partie centrale) et de la terre (partie inférieure).

Figure V-3. Tableaux successifs de l'univers bambara. D'après (Dieterlen et Cisse 1972)

Le deuxième tableau, de forme générale ovoïde plus allongée, commence à perdre son caractère
indistinct grâce à un quadrillage plus net ; il semble que le "rectangle" central soit l'espace et que
les compartiments du haut et du bas soient respectivement le ciel et la terre. Dans le troisième
tableau enfin, l'espace central a disparu, tandis que le ciel et la terre sont l'un et l'autre partagés en
sept rectangles numérotés, les sept ciels et les sept terres. L'esprit général reste toujours le même
que dans les autres versions, à savoir la transformation du point-néant-rond-spirale-indéterminé
en espace-être-rectangulaire-rectiligne-achevé-nombré, mais avec une graphie différente.
Telle est la création bambara, avec sa première phase de signes purement abstraits, âmes
des choses futures ; il faudra la reproduire chaque année par des dessins de signes sur des
"sanctuaires", en plusieurs tableaux qui expriment leur gestation. La suite, c'est-à-dire
l'incarnation de ces pensées-signes dans les espaces dont nous venons de décrire la genèse selon
différentes versions, est un drame d'envergure, avec l'apparition de démiurges rebelles qui tentent

92
de s'approprier le pouvoir créateur, des sacrifices de réparation, la naissance d'êtres vivants plus
ou moins indifférenciés qui évolueront en catégories distinctes, avec en fin de compte l'être
humain, chef-d'œuvre de l'ensemble.

Le mythe de création dogon est très proche du mythe bambara dans l'esprit mais il
possède des particularités remarquables. Apparemment, la personnalisation de l'esprit créateur est
beaucoup plus forte, puisque tout est attribué au dieu Amma, mais on prend bien soin de préciser
qu'il est, comme Koni, pensée pure. Amma a dessiné l'univers avant de le créer, sous la forme du
"ventre des signes du monde" dit également "tableau d'Amma" (fig.V-4), croix orientée et
encerclée, chaque quart étant affecté à l'un des quatre éléments. On remarquera qu'au centre de la
figure sont indiquées les directions solsticiales qui connotent l'"espace".

Figure V-4. Tableau d'Amma, ou ventre des signes du monde. Dans chaque secteur sont tracés des
signes ; au centre, les directions solsticiales. D'après (Griaule et Dieterlen 1991).

Parfois, les Dogons opèrent une distinction hiérarchique entre signe et dessin : Amma, nous dit-
on, a fait le monde par accumulation de signes, puis les signes se sont transformés en dessins. Les
premiers sont pour les initiés, les seconds peuvent être vus par les néophytes. A l'intérieur de
l'œuf d'Amma furent tracés 266 signes graphiques dont chacun va connaître une remarquable
progression de forme ; on a d'abord le signe primordial, espèce d’essence pure et appelé bummo.
Vient ensuite le yala, représentation de l'être en pointillés "pour rappeler qu'Amma a d'abord fait

93
les graines des choses"34, avec un nombre de points parfois déterminé ; le yala de la maison, par
exemple, ne doit avoir que douze points (fig.V-5), tandis que le yala de l'œuf du monde, ou
pensée de la création par Amma, doit avoir 266 pointillés rappelant les 266 signes fondamentaux.
L'étape suivante est le tonu, dessin déjà plus ressemblant, et enfin le toy, dessin réaliste.

"Le bummo, symbole de l'œuvre d'Amma, effectuée dans le secret de son sein, est exécuté
rituellement, et généralement une seule fois, sous les autels lors de leur fondation ou à
l'intérieur des sanctuaires où nul, sauf le prêtre responsable, ne pénètre. En revanche les
dessins toy, connotant la chose réalisée, sortie du sein, sont faits sur les façades des
demeures ou des sanctuaires, et peuvent être vus de tous."35

Figure V-5. Yala (à gauche) et tonu (à droite) de la maison. D'après (Griaule et Dieterlen 1991).

Cette gestation des signes, depuis le bummo-embryon jusqu'au toy ressemblant, dans un monde
purement spéculatif d'entités abstraites, prédécesseur du monde matériel, est l'analogue des
gestations réelles ; la semence qui pénètre la femme est le yala de l'enfant, le fœtus est le tonu et
enfin le toy est l'enfant constitué. Lorsque le ventre de la femme remue, on dit "le ventre de la
femme a dessiné l'enfant"36. De même, dessiner le bummo est comme dessiner la vie des céréales,

34
(Calame-Griaule 1985 p.187)
35
(Griaule et Dieterlen 1991 p.80)
36
Id. p.77

94
dessiner le yala comme la semence, le tonu comme la germination, et le toy comme la pousse de
la tige. Il peut être intéressant de noter que les nombres ont, comme tout le reste, leurs propres
symboles anticipateurs et créateurs, mais ils font exception en ce que ces symboles ne sont pas
des dessins, mais des objets ; le bummo est une cordelette de fibre de polo à laquelle on fait des
nœuds pour compter les mois et les années, calendrier utilisé par les vieillards ; le yala est fait de
petits alignements de graines de baobab que l'on dispose par cinq sur le sol, le tonu est un
chapelet de 100 graines "qui sert aux hommes à calculer" et le toy est matérialisé par des cauris37.
Le système de pensée Dogon est lui-même résumé en une formule graphique (fig.V-6) ;
un premier cercle extérieur zigzaguant est le bummo et sa vie interne, suivi d'un cercle en
pointillés, le yala ; non pas un yala déterminé, mais le yala en général.

Figure V-6. Formule graphique la plus abstraite de la pensée dogon. Zig-zag extérieur : bummo. Tirets discontinus :
yala. Arcs "solsticiaux" : tonu. Zig-zag intérieur : toy. D'après (Griaule et Dieterlen 1991)

Le tonu général, qui suit, a une forme particulièrement révélatrice ; il est fait de quatre segments
de cercle disposés aux quatre angles NO-NE-SE-SO, parce qu'en tant qu'apparition de la forme il
est aussi celle de l'espace et doit donc connoter quatre directions38. Le toy est le cercle le plus
intérieur, selon une ligne zigzaguante.
Tel est le système des signes dogons ; il y eut ensuite une première création au moyen
d'une simple superposition des signes et qui ne réussit pas. La deuxième création réussit mieux
parce qu'elle opéra un brassage des signes au moyen d'un tournoiement, lequel provoqua
l'éclatement de l'œuf d'Amma et la projection de son contenu aux quatre directions.

37
(Calame-Griaule 1985 p.208)
38
(Griaule et Dieterlen 1991 p.81)

95
Les formes de l'univers, imaginées ou inventées dans un but d'initiation, sont tout aussi plastiques
et mouvantes que les formes bambaras. Il ne faut chercher ni géométrie cohérente, ni
arithmétique cohérente ; toute forme est bonne, toute affabulation numérique est acceptable
pourvu qu'elles servent de support (même temporaire) à une démonstration de l'harmonie
générale. Ainsi, le "tableau d'Amma", sorte d'organisation des signes du monde, est-il un ovale
orienté partagé en quatre secteurs associés aux quatre éléments (fig.V-4), et qui a peu de
ressemblance avec le yala des 266 signes primordiaux ; la terre est rectangulaire, partagée en 60
parcelles carrées qui sont les traces d'Ogo le renard (le révolté) lorsqu'il déambula aux quatre
coins du monde pour découvrir le secret de la puissance d'Amma. Tout cela est en complète
contradiction aussi bien avec le modèle d'un univers fait de sept terres plates et circulaires les
unes au dessus des autres qu'avec le modèle de la tortue, fréquent en Afrique et connu également
en Chine antique :

"La tortue ainsi formée était l'une des représentations du monde. La carapace supérieure
dite «caisse de la tortue» représente le monde céleste. celle du dessous dite «ventre de la
tortue» est la terre."39

Mais il faut fabriquer une liaison entre le rectangle d'Ogo et la tortue, et on y parviendra comme
suit (fig.V-7) : partant du carré terrestre, on en coupe les quatre angles, opération symbolisée par
deux carrés inscrits l'un dans l'autre, tonu de la création de la tortue ; le coin nord-est est la tortue,
au nord-ouest est attribué le soleil couchant, le soleil levant au sud-est et le soleil de midi au sud-
ouest.

39
Id. p.198.

96
Figure V-7. Fabrication de la "tortue" (à droite) à partir du carré de l'univers (à gauche). (1) : triangle de la tortue. (2)
: triangle du soleil couchant, plié en deux dans le dessin de droite. (3) : triangle du soleil de midi, plié en quatre dans
le dessin de droite. (4) : triangle du soleil levant, plié en deux dans le dessin de droite. D'après (Griaule et Dieterlen
1991)

Peu importe la vraisemblance géographique, l'essentiel est d'associer la terre, le modèle de la


tortue et le mouvement solaire diurne. Maintenant, on (c'est-à-dire Amma) passe au tonu de la
tortue de la façon suivante (fig.V-7, à droite) : au dessus du triangle de la tortue, on place le coin
plié en deux du soleil levant, puis le triangle plié en quatre du soleil de midi, puis le triangle plié
en deux du soleil couchant ; en repliant les bases du triangle 1, on peut figurer les pattes
postérieures40. Grâce à cet invraisemblable bricolage, on réussit à réaliser, à partir du carré
orienté de la terre, quelque chose qui peut passer pour une représentation d'une tortue qui par
dessus le marché, comme la terre, est surmontée d'abord par le soleil du matin, puis de midi et
enfin du soir !
Comme chez les Bambaras, les spéculations ébouriffantes dont nous venons de donner un
aperçu s'entremêlent avec une suite d'évènements dramatiques ; après la deuxième création,
Amma dut faire face à la trahison d'un gérant, le futur Ogo le renard, le second voulant
s'approprier la puissance du premier en arpentant les quatre coins de l'univers. Il fallut une
troisième création au moyen du sacrifice du Nommo (détaillé plus haut), sa résurrection, et sa
descente sur terre avec tous les éléments de la nouvelle création dans une espèce de panier. Les
humains, enfin, connurent une progression depuis l'état de mangeurs de viande crue incapables
d'émettre autre chose que des grognements, jusqu'au stade d'êtres dotés de parole, pratiquant

40
Je ne sais pas où sont les pattes antérieures.

97
l'agriculture et l'élevage.

2- Le symbolisme spéculatif en général.

Nous avons remarqué que chez les aborigènes australiens et chez les Navajos, il y a au
fond identité entre le symbole et la chose symbolisée, de telle sorte que la production du symbole
produit immédiatement la chose ; tel dessin sur le corps ou sur le sol est sans transition tel ancêtre
ou tel épisode du Temps du Rêve, et pour les Navajos reproduire quatre fois un geste ou une
parole équivaut à se mettre sans délai en harmonie avec les quatre directions cardinales, donc
avec le monde. Nous avons certes noté qu'une même réalité mythique peut s'exprimer par divers
graphismes, et qu'inversement la même figure peut avoir des interprétations très variées, prouvant
par là une tendance objective à l'autonomie du graphisme, ou une possibilité d'autonomie qui
n'apparaît cependant qu'à un observateur extérieur ; cette séparation n'est pas véritablement
pensée puisqu'elle n'a pas de répondant dans le mythe et le rituel. Il est vrai que les Navajos
reconnaissent un double mythique vivant du monde réel, et que les peintures sèches sont censées
reproduire un modèle idéal qu'un démiurge a dessiné à l'origine sur un nuage ; mais on en reste
là, avec cette reconnaissance abstraite d'un modèle "platonicien" des figures. Chez nos amis
Dogons et Bambaras, ce symbolisme immédiat est encore extrêmement puissant, nous l'avons vu,
mais sur une base nouvelle puisqu'il est l'aboutissement, l'incarnation finale d'un long processus
purement abstrait, hors du monde, que j'appelle symbolisme spéculatif. Le monde des pouvoirs
s'éloigne tellement dans le temps et dans l'espace, il prend tellement de hauteur au sens propre
comme au sens figuré, qu'il tend à acquérir une qualité nouvelle, et que les médiations visant à
maîtriser cette rupture essaient de s'organiser en véritable système : c'est un monde imaginé, que
l'on ne peut plus "toucher" sur la paroi de la caverne, donc un monde de la pensée, et d'autre part
nous avons constaté à quel point il est doté d'une riche vie interne, où la pensée pure produit un
système fait de signes, de nombres et de figures en mouvement, avant de s'incarner dans le
monde réel. Parfois même, dans une démarche typique où la pensée est identifiée à ses
manifestations, nous affirme-t-on que la pensée d'Amma est la première figure41, ou que parole,
pensée et signes sont tout un. Il en résulte que les signes, les nombres et les figures acquièrent, au
moins pour un temps, une nouvelle stature purement intellectuelle, occupant une place de

41
(Griaule et Dieterlen 1991 p.87)

98
premier plan dans le monde des pouvoirs, jouant le rôle principal dans la création et dans le
maintien de l'harmonie universelle. Dans la pensée des aborigènes Yolngu42, certaines figures
sont l'"intérieur" des choses ; elles sont ici l'intérieur en général, abstrait, existant avant les choses
dont elles sont l’ intérieur et considérées comme l’expression immédiate de la pensée pure.
La vie du graphisme et des nombres est décrite par leur analyse et par leur mise en
mouvement ; par exemple, on dira que les signes se décomposent en éléments simples, eux-même
liés aux quatre éléments : segment courbe ou spirale (l'air), ligne brisée (le feu), cercle ou ligne
ondulée (l'eau), segment droit horizontal (la terre)43. Par exemple encore, le dessin réaliste dogon
(toy) est précédé par le schéma (tonu), et lui-même par un pointillé (yala), et plus en amont
encore par une sorte d'esprit du dessin (bummo). Les nombres sont analysés et mis en mouvement
au moyen de bricolages numérologiques que nous exposerons plus loin. Les figures, on le sait,
sont mises en mouvement soit directement (la croix de l'univers, d'abord créée, se met à tourner
dans les deux sens), soit par transformation les unes dans les autres.
Le "statut" général du nombre et de la figure étant ainsi établi, nous pouvons passer
maintenant à leur étude plus concrète.

3- Spéculations arithmético-géométriques et leurs limites.

3-1 L’espace

L'espace, d'abord, n'est pas un vide présent de toute éternité, mais une création issue d'un
mouvement de giration provoquant à son tour une extension dans les quatre directions ; les
importants sacrifices humains (réels ou simulés) la réactualisent régulièrement. L'espace, ensuite,
est explicitement fini, et nous rencontrons pour la première fois dans notre développement une
volonté de dominer la rupture spatiale par la mesure ; chez les Navajos, les limites de l’espace
sont hors d’atteinte humaine tandis qu’ici, elles sont seulement très éloignées, mais à la portée de
personnages mythiques. Ogo le renard, jaloux d'Amma, tenta de surprendre le secret de la
création en arpentant l'univers en création :

42
Ouvrage précédent, chapitre 9.
43
(Dieterlen et Cisse 1972 p.74)

99
"Pour cela, il marcha et fit 8000×60 pas pendant 60 périodes […] Le total réalisé, 28800000
pas, constituera la distance qui séparera, ultérieurement, le ciel et la terre, ainsi que le
pourtour du monde terrestre."44

Les nombres utilisés ne sont bien sûr que des affabulations numérologiques ; l'important est le
lien entre comprendre, mesurer, et pour cela arpenter de façon ordonnée, bien loin des
déambulations aléatoires des ancêtres du Temps du Rêve des aborigènes australiens. De la même
façon chez les Bambaras, Faro, qui a en charge la réorganisation de l'univers,

"entreprit un voyage de reconnaissance aux confins du monde pour la nomination des


points cardinaux […] Le trajet parcouru fut mesuré en palmes, sibiri, l'unité itinéraire étant
de 22 palmes. Il en fut de même pour la distance séparant les points cardinaux, la hauteur
du ciel, la profondeur de la terre."45

Les mesures, il importe de le souligner et nous en verrons d'autres exemples, sont


paradoxalement des attributs qualitatifs, destinés à donner une saveur mythique à l'espace bien
qu'il soit fait référence à de pseudo-arpentages. Si rigueur il y a, il ne faut pas la rechercher
évidemment dans le détail de la mesure, mais dans la volonté de dominer l'espace par la
déambulation et par les correspondances mythiques entre nombres et figures. Vingt-deux, qui
intervient dans le voyage de Faro, est l'un des nombres-clés, aussi bien chez les Dogons que chez
les Bambaras. Soixante, qui scande la déambulation d’Ogo, est à la fois la durée normale de la
vie humaine, le nombre de jours nécessaires à Amma pour créer le monde, et trois fois la
personne (qui a dix doigts et dix orteils) avec une connotation mâle (trois : la verge et les deux
testicules). Quatre-vingt est quatre fois la personne avec une connotation femelle (les quatre
lèvres). On voit donc que la mesure n'est qu'une façon d'affirmer, au sein d'une figure normalisée,
la conception foncièrement anthropomorphe de l'espace. Aucune pratique d'ailleurs ne pourrait
pousser au changement ; il semble exister une coudée d’environ 60 cm et une demi-coudée, mais
les champs, par exemple, ne sont jamais mesurés46, et il est encore moins question de calculs.
La troisième dimension de l'espace, théoriquement éminente, a des réalisations assez
pauvres. Nous avons noté plus haut quelques autels en forme de pierre levée, de cône et de
pyramide très approximative, et nous venons de constater que la "hauteur du ciel" a droit à une

44
(Griaule et Dieterlen 1991 p.176)
45
(Dieterlen 1988 p.47)
46
(Paulme 1988)

100
mesure. Mais le modèle vraiment prégnant est plan, un plan déterminé par les deux directions
orthogonales est-ouest et nord-sud et sur lequel tout est rabattu. Ainsi le schéma associé à la
création de Koni (fig.V-1) associe-t-il la moitié est au ciel et la moitié ouest à la terre. Le
bricolage aboutissant à la tortue dogon (fig.V-7) fait de celle-ci un être plan, et l'un des modèles
de l'univers est, chez les Dogons comme chez les Bambaras, une série de disques empilés,
comme si l'on avait du mal à concevoir autre chose que des plans successifs. Et de façon
principielle, l'être dogon des choses, comme nous le savons, est un dessin plan et non une
sculpture ; par exemple, le tournoiement créateur d'Amma est certes représenté par un objet rituel
en fer, dit "fourche de l'espace", fait d'un axe d'où partent quatre chaînes, mais son essence
véritable est dans son tonu, son dessin symbolique.

3-2 La figure

La figure, maintenant, peut être représentation de l'univers lui même dans sa gestation, et
pour cela elle est manipulée, mise en mouvement, toujours en dimension deux47. Nous avons vu,
dans l'initiation bambara, des figures rondes ou ovales se muer en figures rectilignes, ou
inversement des figures rectilignes donner naissance à un mouvement circulaire ; mais aucune
contrainte quantitative n'est exercée qui exigerait par exemple des aires ayant un rapport
déterminé, comme ce sera le cas dans les Sulbasutras védiques. Comme dans le cas des
"mesures", l'important est encore la charge qualitative, le "rond" (circulaire ou ovale) étant plutôt
le signe de l'indéterminé, de l'être en gestation, alors que l'anguleux (rectangle ou carré) porte la
marque de l'achevé. Même donc dans le monde abstrait des figures, antérieur au monde réel, que
nous sommes priés d'imaginer lorque nous écoutons l'initié bambara, le mouvement, la fluidité
est le concept essentiel, si bien que l'esprit, comme chez les Australiens et les Navajos, n'a guère
le loisir de s'arrêter sur un objet stable qui s'appellerait, carré, cercle etc. Mais il s'agit cette fois-ci
d'un mouvement de figures, au lieu d'un va-et-vient permanent entre les figures et les objets
qu'elles symbolisent. Même type de remarques au sujet des Dogons qui se sont visiblement
intéressés aux figures "quatre angles" et "quatre côtés" issues des mouvements apparents du

47
Même le panier mythique contenant tous les êtres futurs, lors de la troisième création dogon, a son tonu plan.

101
soleil48 ; associées d'une certaine façon, elles fournissent le point de départ de la construction
fantasque de la tortue (fig.V-7) et probablement d'une des descriptions des déambulations d'Ogo
le renard, faite d'une "série de carrés emboîtés les uns dans les autres dont les angles sont situés
aux centres des côtés de la figures précédente"49. Ici aussi, le qualitatif et le mouvement
polarisent l'attention, il n'apparaît aucune curiosité concernant les rapports d'aires ou de
longueurs.
La figure peut être encore l'"âme" d'une chose particulière, et dans ce cas, chez les
Dogons surtout, elle a son propre processus d'apparition avec l'extraordinaire hiérarchie des
dessins de chaque chose (bummo, yala, tonu et toy) qui peut être interprétée dans certains cas
comme une génération à partir du point. Nous savons que le bummo est à part, il est le "saint des
saints", un symbole des symboles sans signification géométrique particulière. Mais le yala est fait
de points dont le nombre a même, au moins en principe, une signification symbolique ; il est
parfois réduit au nombre minimal de points pour suggérer correctement la figure. Le yala de la
maison par exemple (fig.V-5), note par leurs deux extrémités les segments du plan de l'habitat ;
c'est ainsi que la définition d'un segment de droite par deux points est perçue comme une
évidence. Le tonu de la maison est un pointillé plus fourni qui suggère donc cette fois-ci quelques
étapes d'un mouvement du point, et par conséquent que la ligne est engendrée par le point. Le
mythe dogon ne s'est donc pas contenté de puiser dans un arsenal de figures, mais il a recherché,
à sa manière, à en trouver le principe ultime, le point. En parlant du yala, Geneviève Calame-
Griaule affirme50 que son exécution en pointillé est là pour rappeler qu'Amma a d'abord fait les
graines des choses, le point-essence-de-la-ligne est donc une métaphore géométrique hautement
signifiante. On en trouve encore une expression imagée dans le récit d'un ancêtre avalé, puis
recraché "point par point", en réalité pierre par pierre51, pour dessiner sur le sol un corps étendu52
: le démiurge expectore d'abord, une par une, les pierres marquant la tête et les huit articulations
(bassin, épaules, genoux, coudes). Nous en sommes donc au stade du yala qui a dessiné les
articulations, ce qu'il y a de plus important dans l'homme ; puis viennent les pierres "de second

48
Ces deux figures peuvent être représentées en deux carrés emboîtés, comme on peut le voir dans la figure V-7, à
gauche. « Quatre côtés » est le carré extérieur, « quatre angles » est le carré intérieur.
49
(Griaule et Dieterlen 1991 p.186 note 2). Voir aussi la note précédente.
50
(Calame-Griaule 1985)
51
Le corps rempli de pierres, après extraction des organes internes naturels, est un attribut chamanique que nous
avons rencontré chez les aborigènes australiens ; la guérison des maladies en les avalant et en les recrachant sous
forme d'une pierre est un de leurs pouvoirs.
52
(Griaule 1966)

102
ordre" qui dessinent les os longs, la colonne vertébrale et les côtes, et la figure devient alors, si
l'on suit la logique dogon, un tonu, qui précède le dessin de l'homme.
Le même principe existe aussi chez les Bambaras, mais de façon plus profonde puisqu'il
est explicitement à l'origine de toute la création ; nous savons que les dénominations de ce qui
est, en dernière analyse, l'élément créateur, sont la pensée, le vide, le néant, l'un, le point. Celui-
ci, par dédoublement et mouvements tourbillonnaires, va engendrer le monde des symboles
(figures et nombres) qui à leur tour engendreront le monde matériel. Si, de tout cela, on ôte le
contexte mythique et que l'on se restreint au graphisme, il reste que le point est un néant, un vide
capable d'engendrer la figure ; Euclide accepte le premier aspect, puisqu'il définit le point comme
quelque chose qui n'a pas de partie, mais fait l'impasse sur le second en se gardant bien de
considérer une figure comme le résultat d'un mouvement du point.

3-3 Le nombre

Le nombre, enfin, est un outil idéal de spéculation. Au fondement, il y a une parfaite


compréhension de ce qu'est la correspondance cardinale : une collection particulière, par exemple
un ensemble de parties du corps qui fera dire "main" pour cinq ou "homme" pour vingt (dix
doigts de mains et dix doigts de pieds), n'est là que comme support ou comme expression d'une
relation abstraite, celle de l'équipotence. La pensée s'en saisit comme modèle de relation secrète,
cachée, particulièrement efficace puisque, faisant par définition abstraction de tout aspect
qualitatif des choses, elle permet de relier toutes les choses et de revenir au qualitatif, comme
nous venons de le décrire avec les "mesures" de l'univers, puisque les nombres donnés n'ont pour
but que d'humaniser (anthropomorphiser) l'espace. Dans un premier temps, on se borne au
symbolisme numérique immédiat que nous avons constaté chez les aborigènes d'Amérique du
Nord, suivant lequel il suffit de "faire" le nombre quatre (par exemple en répétant quatre fois un
geste ou un mot) pour se mettre en conformité avec l'univers des quatre directions cardinales53.
Dans un deuxième temps, un symbolisme spéculatif fondé sur le premier prend le relais ; le
nombre, comme la figure, acquiert un mouvement propre dans son monde, le monde des
pouvoirs, au moyen de compositions et de décompositions qui permettent d'établir des relations
beaucoup plus secrètes que la simple correspondance cardinale. Voici quelques exemples, et le

53
Nous avons noté cependant une ébauche de spéculation chez les Sioux.

103
lecteur peut se reporter aux tableaux en fin de chapitre pour plus de détails.
Il existe chez les Bambaras une espèce de numérologie figurée dite bana ngolo, ce qui
signifie quelque chose comme "origine première de la vie"54. La figure, surchargée
d'interprétations, doit être tracée de bas en haut, uniquement avec l'index et le médius. Elle peut
être d'abord lue comme comportant, du haut en bas (fig.V-8) :
-un étage supérieur, sorte de ciel divin, formé de quatre traits qui lui donnent une marque
féminine (quatre est le nombre féminin)
- sept étages intermédiaires, pour les sept cieux (traits verticaux libres à une extrémité) et les sept
terres (traits horizontaux)
- un étage inférieur, fondement de toute chose, comprenant un trait isolé pour montrer à la fois
l'unité fondamentale de toute chose et son inaccessibilité, et trois traits donnant un caractère
masculin (trois est le nombre masculin).

Figure V-8. Première lecture du bana ngolo. En haut, zénith, ciel divin "femelle" (quatre traits, deux
verticaux et deux horizontaux). En bas, origine première, fondement de toute chose avec le trait
vertical isolé (unité de la création et du créateur) et trois traits (caractère "mâle"). Entre les deux, sept
cieux (segments verticaux) et sept terres (segments horizontaux). D'après (Dieterlen et Cisse 1972)

Par ailleurs, la ligne brisée centrale est lue comme le cordon ombilical de l'univers ; composée de
17 traits et de 16 angles, on obtient un total de 33. Par chance, les Bambaras comptent 33
vertèbres et 33 degrés d'initiation. Trente-trois est aussi le nombre total de tirets, à l'exception du

54
(Dieterlen et Cisse 1972 p.200 note 2)

104
trait du bas qui doit par principe rester isolé (fig.V-9).

Figure V-9. Deuxième lecture du bana ngolo. Au centre, en caractère gras, le cordon ombilical de
l'univers ; avec ses 17 traits et ses 16 angles, il connote les 33 degrés d'initiation. D'après (Dieterlen et
Cisse 1972)

Enfin le bana ngolo est aussi la vie plus concrète de l'être humain (fig.V-10). L'étage supérieur et
l'étage inférieur sont la tête et le pied, la ligne brisée centrale est la colonne vertébrale ; de part et
d'autre de cet colonne, le long des sept étages intermédiaires, il y a trois traits verticaux d'un côté
(donc il s'agit du côté mâle) et quatre de l'autre (côté femelle), reflétant le fait que chaque
personne a un côté mâle et un côté femelle. L'ensemble des neuf étages symbolise également les
neuf mois de gestation ; le premier est de 30 jours, le suivant de 29 et ainsi de suite, ce qui donne
266 jours au total, nombre fortement chargé de sens aussi bien chez les Bambaras que chez les
Dogons.

105
Figure V-10. Troisième lecture du bana ngolo. Exception faite du trait isolé en bas, il y a 33 traits,
correspondant aux 33 vertèbres (?) du corps humain. Les 9 étages correspondent aux neuf mois de
grossesse. Le côté gauche est mâle (trois traits verticaux, en exceptant le haut et le bas) et le côté droit
est femelle (quatre traits verticaux).

Voici une manipulation plus riche de 266, qui est le nombre de jours de la gestation humaine, le
nombre de noms de dieu et de signes créateurs d'Amma chez les Dogons. Les 266 noms de dieu
sont accompagnés de 266 signes de ces noms, soit un total de 532 ; on se souvient que 532 peut
se noter avec 5 bâtonnets de centaines, 3 de dizaines et 2 unités, soit 10 bâtonnets en tout, et dix
bâtonnets se notent par un seul : voilà comment est démontrée l'essence unitaire, totalisante, des
266 noms de dieu. Plus concrètement, 266 est également l'unité de l'homme et de l'univers, voici
pourquoi : l'une des figures de l'univers est un ovale divisé en douze secteurs, et 22 est un nombre
de la personne, unité des principes mâles et femelles, ainsi que d'une certaine façon un nombre de
l'année (consulter les tableaux en annexe pour les détails), et 22 × 12 = 264. Il suffira d'ajouter 2
pour obtenir 266, en décrétant que 2 est le fondement des choses puisqu'il peut être pris par
exemple comme nombre de la dualité créatrice. Par ailleurs on compte 33 vertèbres, chacune
étant divisée en quatre parties ; mais tout être humain a un double, une âme, par conséquent on
obtient 33 × 4 × 2 = 264 éléments, auxquels on ajoute deux comme précédemment pour accéder à
266. C'est probablement le nombre 22 qui détient le record des bricolages volontaristes résumés
dans les tableaux en fin de chapitre ; leur lecture montre comment l'esprit, à la recherche de
correspondances à tout prix, reste pour cela un instant, mais un court instant, dans le monde de
l'arithmétique pure, pour en ressortir aussi vite que possible en brandissant un bon nombre, tel le

106
prestidigitateur et son lapin. Il y a un plaisir manifeste à fabriquer des réseaux numériques, mais
sans aucun souci de cohérence dans les méthodes de construction : quand il le faut, on ajoutera
deux (dualité créatrice), ou bien un (unité, tout aussi virtuellement créatrice parce qu'elle contient
tout en puissance). On pourrait croire alors que l'unité est définitivement parée de toutes les
vertus, mais ce n'est même pas le cas : cinq est un nombre néfaste, parce qu'il est nombre femelle
(4) + nombre de l'incomplétude (1), donc signe de fausse couche, d'échec et de mort, ce qui
montre que un est pris ici pour un manque, peut-être un deux incomplet. Par ailleurs, cinq est
aussi un nombre faste parce qu'il est les directions + le point central de l'ovale du monde. Les
incohérences de 5 et de 1, comme les bricolages opportunistes de 22 et de 266, montrent bien
comment ni les nombres, ni leurs décompositions, ne sont pris comme des individus ou des
mouvements réels, autonomes, ayant une vraie personnalité (des propriétés), mais qu'au contraire
ils ne sont que des instruments très provisoires de l'harmonie générale et que leurs propriétés sont
oubliées une fois celle-ci atteinte.
Ces spéculations auraient pu être le point de départ de recherches désintéressées, mais on
n'en voit pas trace ; les tableaux reflètent par exemple des recherches assez systématiques de
divisions, avec même des jeux sur l'expression d'un même nombre dans des bases différentes,
mais rien ne permet de penser que les Bambaras aient remarqué par exemple qu'en identifiant 532
ou 28 et 1, ou 14 et 5, ils prenaient le reste de la division de ces nombres par neuf. Le fait que le
nombre mâle soit impair et que le nombre femelle soit pair ne semble avoir donné aucune
impulsion à des recherches générales sur le pair et l'impair : il aurait fallu pour cela fixer son
attention sur une propriété numérique, au lieu de la laisser vagabonder sans cesse à la recherche
d'analogies.
Au chapitre II, j'ai avancé l'idée que la nouvelle conception de l'espace issue des
observations des mouvements apparents du soleil ouvrait la voie à la divination ; elle est peu
présente, à ma connaissance, chez les aborigènes d'Amérique du Nord. Elle existe ici, et
justement en rapport, précisément, avec le soleil. On se rappelle qu'Ogo le renard a arpenté la
terre (rectangulaire pour les besoins de la cause) en zig-zag comme on imagine la projection des
mouvements du soleil ; par conséquent, de même que le trajet récent du soleil indique son trajet
futur et ses conséquences terrestres, les traces de pas laissées la nuit par le renard sur un rectangle
dessiné à même le sol, comportant de nombreux signes et parsemé d'arachides dont l'animal est
friand, indiqueront au devin qualifié la réponse à des interrogations individuelles ou collectives

107
sur l'avenir55.
Un autre exemple de divination est celui Bambaras qui mesurent le double dya de l'être
humain56, censé se matérialiser dans l'ombre du corps, mesurée à midi, lorsque l'ombre est la plus
courte au cours de la journée, en utilisant comme unité l'auriculaire. Les mesures, nous dit-on,
sont regroupées alternativement par trois et par quatre (nombres respectivement mâle et femelle),
matérialisées par des bâtonnets : les trois premiers auriculaires représentent les nerfs, les quatre
suivants la chair et ainsi de suite. Les bâtonnets subissent ensuite des manipulations avant d'être
"groupés et comptés avec leur représentation chiffrée et leur symbolisme suivant des calculs
compliqués"57, calculs que l'auteur ne révèle pas, malheureusement ; mais les données suffisent
pour voir comment nous avons affaire à une mathématisation d'un problème divinatoire. Par des
mesures, l'individu est en effet ramené à une série de nombres dont l'esprit spéculateur s'empare,
qu'il "triture" dans tous les sens d'une façon probablement analogue à ce qui est décrit plus haut
au sujet des nombres 266 et 22, dans le but de revenir à l'individu et à ses caractéristiques
profondes, qu'il aurait été impossible de deviner autrement. C'est ainsi que la mesure du dya d'une
femme enceinte permet de connaître le sexe et le caractère de l'enfant qu'elle porte.

Avec ce chapitre se termine notre étude des développements dus à la renaissance


néolithique. La remise en ordre spatiale, temporelle, substantielle, a produit des systèmes
d'analogies, mieux ordonnées qu'au temps des chasseurs-cueilleurs, dans lesquels la figure et le
nombre jouent le rôle d’instrument principal. D'abord intermédiaires fugitifs, la figure et le
nombre acquièrent ensuite un semblant de vie propre faite de déformations, de compositions et de
décompositions pilotées de façon généralement transparente et parfaitement opportuniste par
l'histoire mythique. Le nombre et la figure sont librement associés, d'une manière qui n'obéit à
aucune nécessité interne, ne donnant ni nombres figurés (arrangements de points en figures
dévoilant des propriétés des nombres) ni figures rationnellement nombrées (mesure réelle).
La mesure est incontestablement au centre des développements ultérieurs que nous allons
découvrir en quittant le monde de la préhistoire et des peuples sans écriture, pour entrer dans
celui des empires primitifs et des civilisations antiques. S'il est vrai que dans ce nouveau monde

55
(Griaule et Dieterlen 1991)
56
(Dieterlen 1988 p.239-240)
57
Id. p.240.

108
que nous allons aborder, la comptabilité, l'arpentage et l'architecture ont donné à la mesure une
impulsion décisive, s'il est vrai que dans ce contexte nous verrons naître les premiers embryons
de corpus mathématiques, il ne faudrait pas croire pour autant que la "raison analogique", le
mythe et son énergie organisatrice ont dit leur dernier mot et s'éteignent tout doucement. Encore
dominants dans les Sulbasutras de l'Inde védique, bien visibles dans certains textes de l'antiquité
chinoise, ils ont laissé des traces chez les Egyptiens et les Mésopotamiens, avant de réapparaître
sur un mode nouveau dans l'antiquité grecque. Bien plus, j'essaierai de montrer que les très beaux
développements mathématiques des civilisations antiques sont dus principalement à de nouvelles
spéculations détachées de toute pratique immédiate de comptable, d'arpenteur ou d'architecte.

-oOo-

Annexe 1 : Numérologie bambara

1 2 3 4 5 6 7

Totalité Dualité, Koni Koni, sa Quatre Toute le L'homme et Nombre de la


1=10 et les choses pensée et les éléments, secret de la son double complétude :
en lui, choses à quatre création car mâle est 6. 3 + 4, mâle et
Ajouter 1 : gemellité. venir. directions. 5×2=10=1 femelle.
fondre en une 6 sociétés d’i-
seule unité. Ajouter 2 : Nombre mâle Nombre Nombre de nitiation, 6 7 ciels et 7
marquer le (verge et deux femelle l'origine du articulations terres.
Incomplétude fondements testicules) (quatre lèvres) mouvement et du corps, 6
des choses. du temps : les sens (les cinq Nombre de la
quatre plus le sens de pensée
directions et l’orientation). créatrice qui
le point se réalise.
central de la
figure de
l'univers.

Nombre
néfaste :
femme (4) +
incomplétude
(1) = fausse
couche, échec,
mort.

109
8 10 12 et 14 22
22 noms cachés de Koni.
Nombre des Dix peut se 12 divisions de
jumelles : 2 dire "c'est l'œuf du Nombre des tournoiements de Koni : cinq fois aux quatre
×4. complet". monde. angles, une fois au ciel, une fois à la terre.

8 premiers Dix est le 12 mois de 22 = 6 + 16 = mâle (2 × 3) et personne car 16 = 1 + 6 = 7


êtres humains symbole l'année (mâle et femelle).
créés par Faro. essentiel de la bambara.
divinité : 10 = 22 = mâle et femelle unis, principe essentiel de création, car
Nombre de la 1 + 2 + 3 + 4 Multiplication on peut y faire apparaître de diverses façons 3 ou 6 (mâle), 4
parole = des êtres (3 × 4, ou 8 (femelle), 7 (la personne 3 + 4), et éventuellement 1
exprimée. unité+dualité mâle et pour l'unité mâle-femelle : 7 + (6 + 8) + 1, 2×(6 + 4 + 1),
+mâle+ femelle). 2×(8 + 3), 3×(3 + 4) + 1.
femelle.
22 est aussi l'année par son double 44 : pour créer l'univers,
14 est mâle et les quatre bras de Koni (la croix) tournent dans un sens et
femelle (6 + 8). dans l'autre aux quatre directions : 4 × 4 × 22 (le bras vaut 22,
comme source de création ?) = 352, auquel on ajoute 8
14 = 1 + 4 = 5 (temps mis par Koni pour extérioriser sa parole), soit 360
(nombre de jours de l'année bambara d'après S. de Ganay).
Mais en base 80, 360 est 440 = 44. C.Q.F.D.

Unité itinéraire de 22 palmes.

22 est la personne : 20 doigts et deux âmes de sexes opposés,


ou encore l'unité (1) et la vérité (10) : 2×(10 + 1).

28 33 60 80 266

Quatre êtres divins : 33 vertèbres (voir Trois fois la Quatre fois la 266 noms de dieu
4 × 7. 266) personne : 3 × 20 personne : 4 × 20 ;
(doigts et orteils) ; connotation femelle 266 noms + 266
Deux jumeaux mâles connotation mâle à à cause de 4. signes de ces noms =
et deux jumelles : 2 cause de 3. 532 = 5 + 3 + 2 = 10
×6+2×8 Base de numération = 1 = unité et vérité.
Base de numération utilisée couramment.
Complétude : 28 = 2 utilisée dans certains 266 jours de
+ 8 = 10 = 1. rites. gestation humaine (5
× 30 + 4 × 29)

266 = 22 × 12 (12
divisions de l'œuf du
monde) + 2
(fondement des
choses)

Corps humain : 33
vertèbres ayant
quatre parties
chacune, autant pour
le double, soit 33 × 8
= 264. On ajoute 2
pour le chef et le
danseur, soit 266.

110
Annexe 2 : Numérologie dogon

3 4 5 et 6 7 8 9

Nombre mâle. Nombre femelle. Cinq jours de Nombre des Jumeaux Neuf parties
la semaine. jumeaux de femelles principales du
Trois formes Quatre formes de sexes corps (huit
de sexes matrices. Les enfants sont Cinq est le différents. Nombre articulations et la
mâles. déterminés par les nombre de d'ancêtres tête).
combinaisons des formes l'avortement Perfection,
des sexes mâle et femelle. et des enfants unité (3 + 4 Nombre Rang de la
souffreteux. = mâle et d'articulations du chefferie.
Quatre points cardinaux, femelle). corps humain
quatre tribus dogons, Six : jumeaux (épaules, coudes,
quatre ancêtres descendus mâles, hanches,
avec l'arche, quatre âmes nombre faste. genoux).
de l'homme (deux mâles et
deux femelles), quatre Huit membres du
éléments, quatre graphies premier couple.
successives des symboles-
dessins.

10 12 14 22 60 266

Compte de Douze mois. L'espace est 14 : 22 = 10 Nombre de jours 266 pointillés du


l'homme. sept terres et sept (homme) + 12 nécessaires à yala de l'œuf du
Nombre du ciels. (renard) Amma pour monde.
renard. créer le monde.
Nombre de Décomposition
rayons du soleil. Nombre de "femelle" en
parcelles de la base huit :
Âge du mariage. terre, quadrillage 266 = 8×8×4 + 8
créé par le + 2. Motivation
Nombre de la Renard. obscure.
créature mâle
complète : 8 Sigui ; vie Décomposition
articulations + la humaine. "mâle" en base
tête + 10 doigts 60 : 266 = 4×60
+ 3 (nombre Amma crée 60 + 20 + 6.
mâle). yalas du monde. Motivation
obscure.

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