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ISSN 0258-0802.

LITERATŪRA 2016 58 (4)

ANDRÉ MALRAUX, THÉORICIEN DE L’ART


Thierry Laurent
Fondation Robert de Sorbon
Cours de Civilisation française de la Sorbonne

Présentation. Les livres sur l’art d’A. Malraux, longtemps dédaignés ou jugés peu sérieux, révèlent
pourtant une pensée originale qui propose une réflexion philosophique sur le sens de la création
artistique et vise à faire dialoguer des œuvres extrêmement hétérogènes. L’écrivain, dans un style
flamboyant, entreprend de démontrer que l’art unit les hommes d’époques différentes, qu’il permet
de défier la réalité et le destin et que c’est la métamorphose de notre regard sur les chefs-d’œuvre du
passé qui contribue à les immortaliser dans notre musée imaginaire. Les textes sont accompagnés
d’une très riche iconographie ; quoi qu’on puisse penser de leur rigueur ou de leur justesse, ils doivent
être appréciés – et analysés – ne serait-ce que sur le plan strictement littéraire.
André Malraux (1901-1976), lauréat du prix Goncourt en 1933 pour son roman La Condition
humaine, autodidacte, aventurier, homme d’action, engagé à gauche dans sa jeunesse, ministre de
la Culture du général de Gaulle dans les années soixante, est un personnage singulier, génie pour
les uns, imposteur ou esprit brouillon pour les autres. Il demeure en tout cas une figure majeure de
la vie intellectuelle française au vingtième siècle de par son prestige parmi les écrivains et ses liens
avec des acteurs importants de la politique nationale et internationale.
Les mots-clés : Malraux, Art, Arts sacrés, Peinture, Sculpture, Philosophie de l’art, Musée imaginaire.
Keywords: Malraux, Art, Sacred Arts, Painting, Sculpture, Philosophy of Art, Imaginary Museum.

Cet article vise à faire le point à la fois l’art n’a pas été pour lui une préoccupa-
sur ce qu’ont été les théories de l’art de tion tardive, une méditation qui aurait
Malraux et ce que l’on peut «  objective- succédé à l’aventure militante, mais bien
ment  » aujourd’hui en penser après que au contraire l’interrogation de toute sa vie
les contemporains puis la critique univer- et de toute son œuvre, voire « l’axe de sa
sitaire en ont rendu compte, non parfois pensée » (Sabourin 1972, 11). Il l’avoue-
sans quelque parti-pris. Les travaux « lit- ra : « L’art a compté pour moi autant que
téraires » de François de Saint-Cheron et tout le reste, je peux même dire : avant tout
l’approche plus philosophique de Jean- le reste » (cité par Brincourt 1982, 50).
Pierre Zarader ont contribué, depuis une Rappelons-nous aussi cette autre phrase :
vingtaine d’années, à «  recrédibiliser  » « Je suis en art comme on est en religion »
cette partie de l’œuvre de Malraux qui (cité par Stéphane 1954, 62). Déjà, dans
reste malgré tout fort mal connue et dont les années vingt, il est l’ami de peintres
nous voudrions présenter la cohérence. cubistes et expressionnistes, il achète des
Au regard de sa biographie, et contrai- toiles de Derain, de Braque, de Picasso,
rement à ce que l’on a longtemps affirmé, s’intéresse à la sculpture d’Asie centrale

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et à la peinture japonaise, fréquente avec l’Esquisse d’une psychologie du cinéma
bonheur le Louvre et le musée Guimet, en 1946 ainsi que des essais sur la créa-
commence une carrière de brillant cri- tion littéraire  ; manque à la réflexion de
tique d’art, publiant des articles dans de Malraux une prise en compte du domaine
nombreuses revues (dont la prestigieuse musical. Bien sûr, au regard uniquement
NRF), écrivant des préfaces pour plusieurs des dates de publication, il est indéniable
catalogues d’exposition. Dans ses pre- que les grandes fictions en prose, plus
miers romans, il introduit timidement une connues du grand public, précèdent à la
réflexion sur l’art, par exemple dans La fois les textes sur l’art et l’œuvre philoso-
Voie royale en 1930, mais c’est surtout à phico-mémorielle.
partir de 1935 qu’il entreprend une œuvre L’écrivain a reconnu souvent que ses
de longue haleine, très documentée, qui livres sur l’art restaient de loin les plus
deviendra La Psychologie de l’art et dont mal compris. C’est vrai que pendant très
trois tomes paraitront chez Albert Skira longtemps il n’a jamais été pris au sérieux
en 1947, 1948 et 1949 sous les titres : Le par les universitaires et par les historiens
Musée imaginaire, La Création artistique d’art. On lui a reproché tour à tour d’avoir
et La Monnaie de l’absolu. En 1951, la plagié des esthéticiens allemands du XIXe
réédition par Gallimard de ces écrits dans siècle ou des contemporains comme Elie
une version remaniée et enrichie s’intitule Faure1, Emile Mâle2 ou Henri Focillon3,
cette fois Les Voix du silence. En 1950, a et aussi d’avoir fait quantité de confu-
paru, également chez Gallimard – comme sions, d’approximations et d’affirmations
désormais tous ses écrits – Saturne, essai hâtives et farfelues. La critique la plus
sur Goya. En 1952, voici Le Musée ima- sévère, nous la trouvons dans un essai de
ginaire de la sculpture mondiale (titre ini- Georges Duthuit en 1956 dont le titre est
tial : La Statuaire). Le cycle de La Méta- déjà très perfide (Le Musée inimaginable)
morphose des dieux englobera Le Surna- et dont la conclusion, citée par P. de Bois-
turel (titre de la réédition en 1977 de La deffre, ne l’est pas moins  : «  Ses livres
Métamorphose des dieux datant de 1957), sur l’art ont fait de Malraux le séducteur
L’Irréel en 1974 et L’Intemporel en 1976. irréductible du monde des bourgeois et des
Ajoutons La Tête d’obsidienne en 1974. employés dont il a su apaiser des nostal-
Avec des reproductions de tableaux, de gies jusqu’alors à l’abandon » (Ibid., 13).
fresques, de chapiteaux, de mosaïques, Voici encore l’opinion de J.F. Revel : « Le
de vitraux, de pierres et de bois sculptés, musée imaginaire n’est, en somme, que le
il reconstitue «  le chemin des hommes, musée des gens sans imagination » (Revel
depuis les cités sumériennes, en passant 1958, 49). Dernier exemple de jugement
par la Grèce, l’Inde, l’Extrême-Orient, la
1 1873-1937. Son Histoire de l’art en 5 volumes,
chrétienté médiévale, la Renaissance, le
parue entre 1919 et 1921, a constamment été rééditée et
Baroque, l’art Bourgeois, pour aboutir à fait encore autorité.
notre civilisation menacée » (Boisdeffre 2 1862-1954. Grand spécialiste de l’architecture

chrétienne médiévale.
1973, 85). Si l’on élargit la définition de 3 1881-1943. Spécialiste de la gravure et de l’art du

« l’art », il faudrait tenir compte aussi de Moyen Âge.

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sévère, même s’il est plus modéré, celui de mette en relation. Il a su utiliser d’écla-
M. Déon : « La théorie de Malraux sur le tantes images qui ont contribué à renou-
musée imaginaire relève de la littérature, veler la critique d’art : « Le chef-d’œuvre
de la spéculation intellectuelle, pas de la ne maintient pas un monologue souverain,
sensibilité » (Déon 1963, 1). Il semble mais un invincible dialogue » (Malraux
qu’aujourd’hui les jugements soient plus 1951, 67) ou bien  : «  Si atroce que soit
indulgents et que la profondeur et l’origi- un temps, son style n’en transmet jamais
nalité des écrits malruciens soient mises en que la musique » (Allocution prononcée
avant : J. P. Zarader va jusqu’à les faire dia- à New York le 15 mai 1962 pour le cin-
loguer avec les grands textes de la philoso- quantenaire de l’Institut français). Eloigné
phie contemporaine, dont ceux de Jacques autant des savants à l’esprit scientifique
Derrida (par exemple dans Malraux ou que des critiques d’inspiration marxiste,
la pensée de l’art et André Malraux, Les Malraux écrivant sur l’art est plus dans la
écrits sur l’art)  ; plus généralement, on tradition de Diderot4, de Baudelaire5, de
peut dire que l’université française se Maurice Barrès6, de Paul Valéry7, d’André
penche avec intérêt sur des textes naguère Suarès8, qu’il présente d’ailleurs comme
ignorés : citons comme exemple récent le ses maîtres et qu’il cite à l’occasion.
passionnant ouvrage collectif de Jeanyves A côté de cela, le travail de Malraux est
Guérin et de Julien Dieudonné : Les Ecrits irritant par ses prétentions philosophiques
sur l’art d’André Malraux. Pour faire donc et ses systématisations théoriques, comme
la part des choses, présentons, avec un ef- celles qui consistent à dénigrer la beauté
fort d’objectivité, les qualités et les défauts formelle ou à faire de l’artiste un rival de
de l’œuvre. Dieu. Sa propension au lyrisme ainsi que
Sa grande originalité est d’avoir an- l’audace ou l’originalité de certaines de
nexé à la littérature un domaine réservé ses affirmations prennent parfois un tour à
jusque là aux spécialistes. L’érudition la limite du grotesque : « Goya se défend
vaste de l’auteur lui a permis, en s’ap- contre la syphilis en retrouvant le cauche-
puyant sur quelques ouvrages fondamen- mar millénaire et Watteau contre la phtisie
taux, de brosser une synthèse puissante de
4 L’écrivain-philosophe, auteur de nombreux es-
tous les arts du monde et de les intégrer sais sur la peinture, est aujourd’hui considéré comme le
à sa propre philosophie de l’Histoire. Qui- précurseur de la critique d’art moderne.
5 Comme critique d’art, Baudelaire s’est non seu-
conque découvre les premières pages du
lement intéressé aux arts plastiques, mais aussi à la litté-
Musée imaginaire est étonné, voire fas- rature et à la musique. Ses théories relèvent à la fois du
ciné, par la documentation iconographique romantisme et de la modernité.
6 Grand amateur d’art, il exprime sa sensibilité
somptueuse autant qu’originale qui l’initie dans Du sang, de la volupté et de la mort (1894). Il
à un inconnu fascinant, celui par exemple consacre un livre au Greco en 1911.
7 Auteur de nombreux écrits sur l’art, dont Pièces
des œuvres de civilisations anciennes ou
sur l’art (1931) ou Notion générale de l’art (1935).
éloignées. Un des mérites de l’essayiste 8 1868-1948. Ecrivain prolifique et l’un des «  pi-

est de ne pas s’être contenté de présenter liers » de la Nouvelle Revue Française. Malraux et Sua-
rès se lièrent d’amitié. Ce dernier admirait Rembrandt,
des pièces extrêmement diverses mais de Dostoïevski et Goya  ; l’interrogation sur l’art est un
nous avoir donné des clés pour qu’on les thème récurrent dans son œuvre.

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par une rêverie musicale » (Ibid., 629). Un cours d’élaboration dans les années trente
autre reproche à lui faire est qu’il abuse des à cinquante. Ce qui d’ailleurs alimente le
comparaisons  : Le Gréco le fait songer à préjugé selon lequel tous ses arguments
un Rouault9 réfugié au Pérou – « un Pérou ressemblent à une juxtaposition désordon-
triomphal et sans musée » (Ibid., 424) et la née de poncifs, d’idées fantaisistes et de
Pietà Roncalli10 à «  un Bourdelle qui se- théories empruntées, le tout sous un vernis
rait Michel-Ange » (Ibid., 623). Pourquoi brillant.
pas  ? Tout cela finit par ne plus signifier C’est en regardant de près les leitmo-
grand-chose. On relève en outre ici ou là tive de l’ensemble de ses écrits sur l’art
des erreurs ou des approximations contes- que l’on peut essayer de mettre en évi-
tables : dans Le Musée imaginaire de la dence leur éventuelle originalité ou leur
sculpture mondiale, Rome est bizarrement profondeur, tout en gardant une distance
rattachée au monde oriental ou alors c’est critique. Nous relevons six idées majeures.
« La naissance d’Aphrodite » du sculpteur Le parti-pris est évident, celui de ne
Bourdelle qui devient une des illustrations pas entreprendre une nouvelle histoire de
de l’art chrétien ! Quand il parle de pein- l’art ; J. P. Zarader valorise cette phrase :
ture moderne, pourquoi ignore-t-il les Sur- « On s’est beaucoup intéressé à l’histoire
réalistes et l’art abstrait (à l’exception de de l’art, et bien peu à son énigme ; je ne
Jean Fautrier) ? Quant à l’accusation ou au m’intéresse qu’à sa part énigmatique  »,
soupçon de plagiat, reconnaissons que les (Zarader 1996, 14). Le but de Malraux
preuves n’en ont jamais été établies d’une est bien de délivrer l’art de l’Histoire, le
manière convaincante. Certes, Malraux, délivrer du temps des hommes pour en
qui n’a jamais fait d’études supérieures, définir le mystère permanent. Il écrit une
a énormément lu depuis son adolescence sorte d’ «  épopée métaphysique  » des
toutes sortes d’ouvrages consacrés à l’art «  formes innombrables inventées par les
et à la philosophie de l’art ; il a cité explici- hommes » (Saint-Cheron 1996, 89) dans
tement Walter Benjamin11 et Henri Focil- laquelle il se propose quelques buts : ana-
lon12 ; il est possible qu’il ait été influencé lyser ce qui peut unir des œuvres appa-
par Aloïs Riegl13 et Wilhelm Worringer14. remment étrangères les unes aux autres,
Ce fond culturel, enrichi par les visites de comprendre pourquoi disparaissent puis
musées et les voyages à l’étranger, va sans ressuscitent dans la conscience esthétique
doute se mêler de façon plus ou moins des chefs-d’œuvre d’autrefois, se deman-
consciente à une pensée personnelle en der comment la qualité d’humanisme que
portait chaque culture est arrivée jusqu’à
9 Georges Rouault, 1871-1958. Peintre et graveur nous et ce qu’elle est devenue pour nous.
français, influencé par l’expressionnisme. A la différence des classiques histoires de
10 Œuvre inachevée de Michel-Ange.
11 1892-1940. Critique littéraire, critique d’art, tra-
l’art, qui se doivent d’établir des chrono-
ducteur en allemand de Baudelaire et de Proust. logies et de multiples classifications, ses
12 Voir supra, note 3.
travaux constituent un système permanent
13 1858-1905. Historien de l’art autrichien.
14 1881-1965. Cet historien de l’art allemand défen- de références à l’ensemble du patrimoine
dit l’expressionnisme auquel il donna son nom. mondial. Il nous entraîne dans un musée

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livresque censé être plus vivant, plus par- imaginaire » revient constamment dans les
lant, qu’une encyclopédie. Autre chose textes du penseur qui martèle sur différents
est frappant : le style qui est la plupart du tons qu’il nous fait héritiers de la planète.
temps oratoire et lyrique, alors que dans Le dessein n’est pas d’acquérir une banale
ce type d’écrit, il était plus traditionnel et froide érudition, mais de ressentir la
d’être sobre et précis. A. Chastel a pré- communion fraternelle qui existerait entre
tendu que Malraux écrivait ainsi «  dans les œuvres, qu’elles soient sumériennes,
l’intention de créer une transe permettant grecques ou précolombiennes. D’où l’im-
une communion » (Chastel 1988, 101) et portance capitale de la mise en comparai-
F. de Saint-Cheron dit – non sans humour – son, non pas dans le but d’établir une hié-
que l’auteur « peut apparaître comme une rarchie aussi inutile qu’arbitraire, mais dans
sorte de chaman qui recourt à des formules celui de saisir les analogies, les similitudes
d’incantation afin de communiquer à son qui unissent des toiles ou des sculptures
lecteur l’enthousiasme que lui inspirent les d’époques et de civilisations différentes,
œuvres » (Ibid., 76). Il y a donc là de l’ori- et de comprendre naturellement aussi leur
ginalité par rapport à d’autres écrits sur la spécificité. Dès 1922, Malraux, jeune cri-
philosophie de l’art, et par rapport même tique d’art, formule déjà ce qui va être un
aux autres livres de Malraux – par exemple des fondements de sa pensée dans sa pré-
ses romans – où le style est moins exalté, face au catalogue de l’exposition Galanis à
beaucoup plus sec et crispé. Bref, l’aspect la galerie parisienne La Licorne : « En art,
intentionnellement poétique de cette prose nous ne pouvons sentir que par comparai-
contribue à confirmer qu’elle n’est pas une sons. Le génie grec sera mieux compris par
banale histoire de l’art mais le récit d’une l’opposition d’une statue grecque avec une
épopée fabuleuse, et pourtant réelle, dont statue égyptienne ou même avec une statue
les héros s’appellent les artistes. Quoi asiatique que par la connaissance de cent
qu’on pense du caractère grandiloquent ou statues grecques ». Vingt ans plus tard, le
artificiel de cette théâtralisation, elle porte livre intitulé Le Musée imaginaire exploite-
la marque d’un écrivain et est donc inté- ra, à travers le rapprochement inattendu de
ressante du simple point de vue littéraire. centaines de reproductions, cette idée selon
Deuxième idée importante : il convient laquelle une comparaison est plus instruc-
de prendre en compte la totalité de l’héri- tive qu’une théorie ou qu’une description
tage artistique. Au XXe siècle, pour la pre- analytique. En outre, l’intérêt du musée
mière fois, grâce aux échanges culturels et imaginaire – et ce n’est pas le moindre –
à l’essor des centres d’exposition, grâce est de nous enseigner un certain nombre de
surtout aux livres, on peut quasiment ap- leçons édifiantes, un peu à la manière d’une
préhender l’ensemble du patrimoine artis- philosophie de l’art. Parmi ces leçons – et
tique de l’humanité. Chacun peut avoir son nous aurons l’occasion d’y revenir – il y a
propre «  musée imaginaire  » qui sera un ce constat de la grandeur de l’homme qui
ensemble hétérogène de références mul- cherche à interroger l’univers.
tiples, un englobant manifestant l’inconnu Autre thème important, celui de la
et le sacré. Cette expression de «  musée métamorphose du regard. Le pouvoir de

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métamorphose, qui est possible grâce au dû à un changement de notre regard – des-
musée imaginaire, unit pour nous, dans tinée à la prière ou à la méditation deve-
une présence commune, les chefs-d’œuvre nant une œuvre d’art vouée à l’admiration,
que jusqu’alors – au nom du sacré, puis de il s’agit de métamorphose :
l’Esthétique – nous tenions séparés, oppo- Les idoles deviennent des œuvres d’art en
sés, voire extérieurs au domaine de l’art. changeant de références, en entrant dans
Aujourd’hui, on peut considérer le passé le monde de l’art que nulle civilisation ne
hors de toute historicité et le faire entrer connut avant la nôtre. L’Europe a décou-
vert l’art nègre lorsqu’elle a regardé des
dans la mouvance de l’intemporel. C’est
sculptures africaines entre Cézanne et Pi-
notre regard qui a changé : autrefois, on casso, et non des fétiches entre des noix de
ne s’intéressait qu’à l’histoire des styles, coco et des crocodiles. Elle a découvert la
tout était linéaire et cloisonné ; une statue grande sculpture de la Chine à travers les
maya représentait ce qu’était à une cer- figures romanes, non à travers les chinoise-
ries. (Malraux 1977, 21-22).
taine époque la religion maya  ; mainte-
nant, même les dieux se métamorphosent, L’écrivain prend bien soin de différen-
puisque la statue maya a quitté sa sphère cier « métamorphose » et « immortalité » ;
sacrée pour entrer dans le monde de l’art. l’immortalité n’existe pas. Il s’avère sim-
Mais Malraux va plus loin en prétendant plement que certains arts sont susceptibles
que dans le passé déjà, il y avait eu des de connaître une résurrection ; celle-ci se
phénomènes de métamorphoses ; il affirme produit si une œuvre nous parvient et si elle
solennellement que la métamorphose « est peut être accueillie par notre sensibilité :
la vie même de l’œuvre d’art » (Malraux «  Le hasard brise et le temps transforme,
1965, 224). Il prétend que c’est la méta- mais c’est nous qui choisissons » (Ma-
morphose qui, à la Renaissance, permit lraux 1951, 65). Cette dernière expression
aux divinités du polythéisme grec de re- « c’est nous qui choisissons » suggère bien
que le passé se conquiert et que c’est nous
paraître sans mourir dans une civilisation
qui rendons vivant le dialogue des œuvres
chrétienne ; dieux pour les contemporains
ou qui sortons de l’oubli des artistes un
de Praxitèle, ils deviennent œuvres d’art
temps délaissés ou démodés (Rembrandt
pour ceux de Michel-Ange. Déjà, l’auteur
redécouvert par exemple à l’époque ro-
du Déclin de l’Occident15, le philosophe
mantique). Les artistes eux aussi instaurent
allemand Oswald Spengler (apprécié par
leurs propres dialogues avec leurs prédé-
Malraux), s’appuyant sur Nietzsche, avait
cesseurs. Qu’ils les louent ou qu’ils les cri-
noté la transformation que l’esprit euro-
tiquent, cela les rend vivants :
péen a fait subir aux œuvres du passé  ;
mais son raisonnement se limitait à la Qui rend muets les gothiques, sinon Flo-
rence. Le destin de Phidias est entre les
culture occidentale. Malraux englobe dans
mains de Michel-Ange qui n’a jamais vu
sa réflexion tous les arts du monde ; il pré- ses statues  ; l’austère génie de Cézanne
tend par exemple qu’à chaque fois qu’il y a magnifie les luxuriants Vénitiens qui le
eu changement de statut d’une sculpture – désespéraient, et frappe de son sceau frater-
nel la peinture du Gréco ; c’est à la lumière
15 Œuvre traduite en français en 1948. des pauvres bougies dont Van Gogh fou

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entoure son chapeau de paille pour pein- en 1911 parlera de la raideur des images
dre dans la nuit le café d’Arles que reparaît de Ravenne en les comparant à l’humanité
Grünewald. (Malraux 1947, 224).
des figures grecques. C’est seulement si on
Quatrième idée forte : la critique de laisse de côté notre haute opinion des âges
la notion de beauté. Malraux n’a jamais classique et baroque que l’on comprendra
valorisé la perfection formelle, encore peut-être, comme le prétend Malraux dans
moins les notions de bon goût, d’harmo- Le Surnaturel, que les arts sacrés ignorent
nie, d’équilibre. Déjà, dans une lettre du le réalisme strict. Ses travaux montrent
7 juin 1935 à Roger Martin Du Gard, citée en outre que la déformation délibérée des
par F. de Saint-Cheron, il écrit  : «  Vous œuvres sacrées anthropomorphes n’a rien
me dites : sans la perfection de la forme, de naïve ou d’imparfaite, mais est là pour
rien ne dure. Si, ce qui est de la volonté délivrer la figure humaine et la rendre
d’expression » (Ibid., 22). Cela veut dire parente de celle des dieux. C’est le sens
que les intentions de l’artiste comptent par exemple de toutes les analyses qu’il
plus que sa maîtrise technique. Malraux va fait de ces sculptures sumériennes qu’il
plus loin : il relativise les qualités ou les vénère tant ou bien de ce qu’ont réalisé les
supériorités supposées de certaines œuvres artistes européens au tout début du Moyen
en partant de l’idée qu’il n’y a pas de hié- Âge. Dans son discours d’inauguration
rarchie en art. Il s’en prend en particulier de la Fondation Maeght (28 juillet 1964),
à toutes les dictatures que sont les canons l’orateur affirme que le mot «  beauté  »
esthétiques qui ont fait que par exemple «  rend inintelligible notre relation avec
au XIXe siècle on a méprisé des arts dits l’art ». Un art peut plaire ou déplaire, mais
barbares ou primitifs comme les sculptures la question importe peu, ce qui compte est
d’Afrique ou d’Océanie. Il s’insurge aussi sa signification. Le grand artiste est même
contre cette tendance excessive qu’ont celui qui s’émancipe de la mode ou de ce
les historiens d’art à parler de maladresse qu’il suppose être l’attente du public (on
ou d’immaturité à propos de certaines retrouve là une idée baudelairienne). Ma-
époques ou de certains styles. Cette idée lraux va jusqu’à conclure, dans sa préface
avait déjà été formulée par l’esthéticien au catalogue de l’exposition Fautrier en
Wilhelm Worringer qui écrivait en 1908 1945 à la galerie parisienne Drouin, que
que «  les caractéristiques stylistiques «  l’art moderne est sans doute né le jour
d’époques passées ne sont pas dues à un où l’idée d’art et celle de beauté se sont
défaut du pouvoir, mais à une orientation trouvées disjointes. Par Goya peut-être ».
diverse du vouloir » (Worringer 1986, 47). Pour autant, il ne s’interdit pas d’employer
Dans La Métamorphose des dieux, Ma- parfois le terme « beauté » mais avec une
lraux ironise sur Taine qui, dans sa Philo- acception plutôt originale et floue : le pou-
sophie de l’art en 1865, déplorait au sujet voir de communion entre tous les arts du
des mosaïques de Ravenne que les mains monde, passés et présents. On lit cette
et les pieds des personnages fussent raides formule lapidaire dans Les Antimémoires
et que leurs yeux eussent envahi toute la (1967) : « La beauté aujourd’hui est ce qui
tête. Même Elie Faure dans L’Art médiéval a survécu » (Malraux 1996, 257). Bref,

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loin des canons – qui sont éphémères – la les voir ne s’éveille pas en nous. Peu nous
vraie beauté relèverait de la permanence. importe ce qu’ils seraient vivants  ; nous
Cinquième idée sur laquelle Malraux savons qu’ils nous toucheraient moins que
insiste beaucoup : l’art ne saurait être une la toile ne le fait ». En 1929, à propos cette
imitation du réel. Dans ses premiers écrits fois du peintre expressionniste Georges
littéraires (Lunes en papier en 1921 ou Rouault, il écrit dans le premier numéro
Royaume farfelu en 1928), tout comme de Formes en décembre 1929  : «  Il n’y
dans ses premiers textes en tant que cri- a ni juges, ni filles, ni clowns de Rouault
tique d’art, Malraux a toujours privilégié hors de ses toiles, comme il n’y eut jamais
le bizarre, l’étrange, le nouveau. Il refuse de personnages de Grünewald ». Son
la mimesis, cette imitation du réel dans analyse devient encore plus saisissante
laquelle Aristote voyait une tendance natu- quand il est question de la façon dont Jean
relle aux hommes. Il prétend au contraire Fautrier, peintre au style abstrait, a mon-
que tous les arts, sacrés ou non, ont voulu tré des otages assassinés durant l’occupa-
échapper à l’esclavage du réel. Prenant tion allemande. On lit dans la préface du
l’exemple, dans Les Voix su silence, de la catalogue de l’exposition consacrée à cet
peinture des bisons préhistoriques, il dit artiste en 1945 : « Des couleurs libres de
que ces animaux sont doués d’une autre tout lien rationnel avec la torture, un trait
vie que les vrais. Son intérêt pour l’art qui tente d’exprimer le drame sans le re-
moderne s’explique bien sûr pour la même présenter. Il n’y a plus que des lèvres, qui
raison. Il vénérait ceux qu’il appelait les sont presque des nervures, plus que des
« destructeurs de formes » comme Picasso yeux qui ne regardent pas. Une hiérogly-
et Georges Braque ; paradoxalement, il les phie de la douleur ». L’art étant donc une
rattachait même à une tradition ancestrale métamorphose, il en résulte la difficulté,
qui aurait été, depuis des temps immé- voire l’impossibilité, ou même l’ineptie,
moriaux, anti-réaliste. Prononçant l’éloge de découvrir grâce à lui la réalité d’une
funèbre de Braque le 3 septembre 1963, époque ou d’une société. C’est le sens de
il dit ceci  : «  En nous révélant, avec une l’idée (défendue dans Les Voix du silence)
puissance contagieuse, la liberté de la selon laquelle les mosaïques ou les sculp-
peinture, Braque et ses amis de 1910 nous tures d’une ancienne civilisation n’expri-
révélaient aussi tout l’art du passé rebelle ment pas les crimes qu’elle a peut-être
à l’illusion depuis notre peinture romane perpétrés. La règle semble même s’appli-
jusqu’au fond des siècles  ». Ce qui le quer à l’artiste  ; son œuvre est tout autre
fascine, ce n’est pas l’inspiration de base chose qu’une simple extériorisation de sa
d’un peintre ou d’un sculpteur, mais la mé- psychologie. Ainsi, s’adressant à Chagall
tamorphose de ce qui est censé avoir été dans une étude qu’il consacre à ses gra-
représenté en œuvre d’art. Déjà, dans sa vures, il exalte le pouvoir qu’aurait cet ar-
préface pour le catalogue de l’exposition tiste de pratiquer la métamorphose sur son
Galanis en 1922, analysant les fruits ou propre imaginaire16. Mais là où Malraux
bien les paysages montrés par le peintre, il
explique que « le désir de les toucher ou de 16 D’après F. de Saint-Cheron, op. cit., 30.

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s’enflamme vraiment dans sa démonstra- au Moyen Âge, le fond d’or des mosaïques
tion, c’est à chaque fois qu’il traite le sujet byzantines exprimait le sacré. Le mot
des arts sacrés ; P. de Boisdeffre explique « fantastique » convient certes tout à fait à
d’ailleurs qu’ « avec surprise, il avait dé- Goya, mais, plus largement, il correspond
couvert que tous les grands arts de l’his- dans la pensée de Malraux à un univers
toire étaient des arts sacrés, que la même hors-norme et inconnu qui est le propre de
expérience pathétique avait modelé les tout art, univers tout à fait distinct d’une
figures de l’Inde et celles du Moyen Âge » banale rêverie :
(Ibid., 17) ; ces arts sacrés ne seraient ja- L’art n’est pas par sa nature un ornement
mais esclaves de l’illusion : de la vie, nous le savons du reste  ; l’Eu-
Où que ce soit, à quelque époque que ce rope, pour l’avoir longtemps cru tel, con-
soit, les styles du sacré se refusent à imiter fond volontiers la vocation d’un artiste et la
la vie, exigent de la métamorphoser ou de préférence d’un joaillier. Chacun sait qu’il
la transcender. Imposant à tout ce qu’ils fi- existe d’autres mondes que celui du réel,
gurent un invincible univers légendaire, ils et il est assez vain de les confondre dans
sont aux arts qui les suivent ce que sont les un «  monde du rêve  » quand le mot rêve
Prophètes aux romanciers. Ils veulent que exprime à la fois le langage du sommeil et
la relation des formes de leurs œuvres soit la satisfaction du désir. Le monde de l’art
visiblement autre que celle de la vie : qu’el- est fantastique en ce que les relations en-
le soit autre, non seulement avec la subti- tre ses éléments ne sont pas celles du réel ;
lité des arts religieux, la complaisance du mais d’un fantastique essentiel, distinct des
brouillard bouddhique, mais encore avec la inventions de l’imaginaire, et non moins
sévère autonomie de Sumer, de Byzance, présent dans Velasquez et dans Titien que
parfois du Mexique. Or, ces œuvres, lors- Bosch et dans Goya, dans Keats que dans
qu’elles ont cessé d’être sacrées, prennent Shakespeare. (Ibid., 310).
un caractère commun, qui tient à leur nature
même : elles sont hétérogènes au « réel ». Cette notion de «  fantastique essen-
Le style d’un art sacré venant, entre autres tiel » demeure un peu obscure ; on pense
choses, des moyens qu’il emploie pour à des théories romantiques du XIXe siècle
créer des figures qui échappent en partie à ou même à ce que Rimbaud écrivait à pro-
l’humain, un art sacré esclave de l’illusion pos du voyage vers l’inconnu. D’ailleurs,
ne se conçoit pas. (Malraux 1951, 593).
Malraux reprend dans Les Voix du silence
En différentes occasions, Malraux aura l’idée de l’artiste parti en quête d’un mys-
d’ailleurs l’occasion d’énumérer des pro- tère. Le risque de contresens serait d’ima-
cédés – appelons-les « techniques » – qui giner un autre monde caché et préexistant
contribuent à éloigner l’admirateur d’une que seuls quelques génies ou esprits purs
œuvre d’art sacré, autant que le croyant, pourraient atteindre  ; on note l’omni-
de son environnement immédiat. Il évoque présence dans tous les textes des termes
notamment le choix des formes en sculp- « création » et « créateur » ; ce que nous
ture ou celui des couleurs en peinture. comprenons comme la conviction que l’art
Dans son Essai sur Goya, il démontre bien vient des hommes et en exprime le génie, il
par exemple que le fond noir de ses gra- n’est pas né d’un don du ciel pour Malraux
vures exprime le fantastique, tout comme, l’agnostique, mais d’une volonté de l’indi-

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vidu d’échapper à sa condition par un es- rivaux » (Malraux 1951, 459). Certes, le
prit de conquête. Sitôt que Malraux admire thème de la rivalité entre artiste et Nature
quelqu’un, c’est parce que ses capacités n’est pas en soi nouveau (Hegel au XIXe
créatrices l’impressionnent, qu’il s’agisse siècle aborde la question dans son Esthé-
d’écrivains comme Balzac, Dostoïevski ou tique ainsi que Baudelaire dans ses écrits
Georges Bernanos ou bien de plasticiens sur l’art), mais ce qui est frappant, c’est
comme Michel-Ange ou Picasso. Il établit la volonté didactique de notre auteur de
une différence – que d’aucuns trouveront démontrer par une multiplicité d’exemples
arbitraire – entre création artistique et pro- que les efforts des hommes pour recréer le
duction artistique : un excellent artisan monde aboutissent. En outre, une convic-
ferait de la production, un grand artiste, de tion tout à fait propre à Malraux et qu’il
la création. Ce n’est pas forcément une dif- formule dès 1922 est que l’artiste possède
férence de talents, mais une différence de une créativité autonome qui n’est pas pro-
buts recherchés. Le véritable grand artiste duite par l’environnement social. On lit
serait celui qui cherche – et parvient – à ainsi dans la préface (citée plus haut) de
innover, à dégager l’art de la nature, de l’exposition Galanis : « C’est une grande
l’inconscient individuel, du moment, pour vanité que de vouloir expliquer la person-
le lier à l’Histoire, à la création commune nalité d’un artiste par sa nationalité ». Plus
et ininterrompue de l’homme. Malraux tard, dans Les Voix du silence, il écrira :
va même jusqu’à parler d’une dimension « Les hommes ne trouvent dans leur ber-
« démiurgique » à propos de tel ou tel créa- ceau ni la noblesse du cœur, ni la sainteté,
teur d’une grandeur exceptionnelle. Il en ni le génie ; ils doivent donc les acquérir »
va ainsi pour Picasso dont il dit dans La (Malraux 2004, 563). Malraux réfute non
Tête d’obsidienne (1974) : « A-t-il su qu’il
seulement, répétons-le, l’analyse marxiste
rivalisait avec le sacré ? » (Malraux 1996,
de la production artistique – « Le geste de
753). On lit dans L’Irréel cette définition
l’artiste […] répond, non pas à l’oppres-
du mot «  démiurgie  »  : «  pouvoir par le-
sion sociale, mais à la sujétion métaphy-
quel les grands artistes de l’irréel font de
sique » (Picon 1953, 103) – mais aussi le
leurs figures imaginaires les rivales triom-
déterminisme de l’importante Philosophie
phantes des créatures » (Malraux 1974,
de l’art de Taine en 1865 pour qui les
180). S’entretenant avec Jean-Marie Drot
œuvres d’art seraient des produits dont il
pour la télévision en 197617, il reparle de
faudrait chercher les causes  ; Elie Faure
la démiurgie dont il fait l’équivalent posi-
également, dans son Histoire de l’art,
tif du mot «  sorcellerie  ». Il y a donc de
publiée de 1909 à 1927, en est convaincu.
la magie en art, celle-là même qui est au
Cependant, Malraux n’est pas naïf au point
service du réel. On comprend mieux dès
d’imaginer l’artiste en marge du monde et
lors cette phrase célèbre dans Les Voix du
surtout ignare quant aux chefs-d’œuvre du
silence : « Les grands artistes ne sont pas
passé ou d’ailleurs : il s’en nourrit, mais
les transcripteurs du monde, ils en sont les
pour mieux plus tard s’en émanciper.
17 «  Journal de voyage avec André Malraux  », Sur ce point, il reprend dans Les Voix du
13 films d’entretiens, 1976. silence une phrase qu’aurait dite un jour

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Degas  : «  Est-ce que vous avez déjà vu venir de ce qu’on a cru – dans l’idée que
quelqu’un naître tout seul ? » (Ibid., 310). nous nous faisons de la tragédie grecque,
Dernière idée clé  : l’art est un «  anti- c’est éclatant ! – que représenter une fata-
lité était la subir. Mais non ! C’est presque
destin » (Ibid., 637). Cette expression, sou-
la posséder. Le seul fait de pouvoir la repré-
vent répétée, a pu prêter à confusion. L’art senter, de la concevoir, la fait échapper au
n’est pas une sorte d’antidote à la misère vrai destin, à l’implacable échelle divine, la
et à la souffrance. Quoi qu’on ait dit, Ma- réduit à l’échelle humaine. Dans ce qu’il a
lraux n’a jamais fait de l’art une religion. d’essentiel, notre art est une humanisation
Même si, à partir des années cinquante – du monde. (Malraux 1996, 680).
quand il approfondit sa réflexion sur l’art – Interprétée ainsi, toute l’histoire de
il n’est plus l’incarnation de l’intellectuel l’art serait comme une fabuleuse aventure
engagé lancé à corps perdu dans l’action, il qui fait des artistes des héros, semblables
croit toujours à la politique pour améliorer à ceux des mythologies. Il ne faut jamais
le sort de ses contemporains ; même quand perdre de vue que Malraux – lecteur de
il lancera les maisons de la culture dans les Nietzsche autant que des nihilistes russes –
années soixante, il ne s’illusionnera pas se représente l’univers comme un espace
au point d’en faire des temples de l’oubli froid et désespérément vide de sens. Il est
pour miséreux ! Un personnage du roman donc d’autant plus impressionné par le
L’Espoir (1937), Scali, exprime certaine- pouvoir qu’ont eu les hommes de le peu-
ment en partie la conviction de l’écrivain pler de représentations à leur image. Il fait
lorsqu’il dit : « L’art est peu de chose en des artistes ─ et là bien sûr on pourrait
face de la douleur, et, malheureusement, polémiquer, car est-ce vraiment leur inten-
aucun tableau ne tient en face de tâches de tion à tous ? – des combattants contre un
sang » (Malraux 1959, 703). L’art permet monde dans lequel ils n’ont pas choisi de
en fait autre chose. Ce que Jean Roudaut naître et qui les ignore, un monde auquel
résume ainsi : « L’art est conçu comme une ils voudraient substituer celui de leurs
façon de dépasser le malheur de la condi- œuvres. Sur cette question, peut-être Ma-
tion en le pensant » (Roudaut 1996, 62). lraux a-t-il été influencé par les théories
Tout comme Camus qui prétend dans Le de l’esthéticien W. Worringer qui situait
Mythe de Sisyphe que l’homme devient l’origine de la création artistique dans un
libre s’il est capable de penser sa condi- désir de conjurer le sentiment d’étrangeté
tion, de se représenter l’absurde, Malraux ressenti par l’homme dans l’univers. Dans
est convaincu que mettre en scène une fa- un de ces raccourcis dont il avait le secret,
talité est déjà le signe d’une emprise que Malraux écrit : « Le manteau de peaux hu-
l’on aurait sur elle et qui témoignerait de maines des dieux mexicains rejoint le sou-
notre grandeur. Cet extrait des Noyers de rire apparu sur un visage grec et reparu sur
l’Altenburg, paru sous ce titre en 1948, est un visage rémois en un pouvoir commun
très explicite : d’établir ou de rétablir l’homme dans le
Notre art me paraît une rectification du cosmos » (Malraux 1952, 64). Bref, même
monde, un moyen d’échapper à la condition si la formule peut paraître triviale et gal-
d’homme. La confusion capitale me paraît vaudée, disons que l’art est au service d’un

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humanisme. Quiconque accède au musée mystère n’est pas que nous soyons jetés
imaginaire des trésors du monde reçoit la au hasard sur la terre, mais que dans cette
révélation fabuleuse du génie des hommes. prison, nous tirions de nous-mêmes des
D’où cette formule jaillie de la préface au images assez puissantes pour nier notre
Temps du mépris en 1935 et qu’a répétée néant. Ces images puissantes équivalent à
le président Jacques Chirac dans le dis- une représentation du sacré et Malraux n’a
cours de panthéonisation de Malraux le 23 cessé d’affirmer que les grands arts de la
novembre 1996  : «  L’art tente de donner terre ont toujours été des arts sacrés et que,
conscience aux hommes de la grandeur comme tels, ils se sont opposés à la mort.
qu’ils ignorent en eux ». Ce qui est typique Car finalement c’est bien le sens ultime de
de sa pensée et de ses analyses est qu’il l’expression « anti-destin » : non pas une
perçoive l’humanisme à toutes les grandes négation de la mort, mais une rivalité avec
époques de l’histoire de l’art : il admire par la mort, rivalité pathétique et grandiose.
exemple la statuaire grecque et il prétend Concluons avec cet extrait des Voix du
que le mouvement qui la caractérise est silence :
un symbole de liberté. Mais c’est surtout Derrière chaque chef-d’œuvre, rôde ou
quand il parle de l’art chrétien médiéval gronde un destin dompté. La voix de l’ar-
qu’il est le plus exalté ; J. Machabeïs cite tiste tire sa force de ce qu’elle naît d’une
cet extrait du Musée imaginaire  : «  De solitude qui rappelle l’univers pour lui im-
poser l’accent humain ; et, dans les grands
Senlis à Amiens, d’Amiens à Reims, de
arts du passé, survit pour nous l’invincible
Reims en Ombrie, l’homme va grandir voix intérieure des civilisations disparues.
jusqu’à faire éclater ces verrières qui ne Mais cette voix survivante et non pas im-
sont pas encore à sa taille et qui ne sont mortelle, élève son chant sacré sur l’inta-
plus à la taille de Dieu » (Machabeïs 2001, rissable orchestre de la mort. (Ibid., 628).
203). Résumons en deux mots : l’épopée Malraux fait rêver. Les milliers de
de l’histoire de l’art correspond à l’his- pages qu’il a consacrées à l’art déroutent,
toire d’une «  délivrance de la condition enchantent, dépaysent. Peu importe à la
humaine » (Malraux 1951, 293). A ses limite qu’il ait raison ou tort, qu’il com-
yeux, cela est beaucoup plus important mette des erreurs, qu’il énonce – comme si
que les particularités belles ou non des c’étaient des vérités absolues – des thèses
formes et des dessins inventés. Important parfois contestables ou bien trop systéma-
et énigmatique à la fois, et Malraux s’est tiques. Finalement, c’est l’aspect à la fois
toujours demandé – sans pouvoir trouver littéraire, didactique et subjectif de son
la réponse – quels sont les ressorts de cette travail qui est intéressant, voire fascinant.
grandeur que l’homme porte en lui. Dans Il a sa philosophie de l’art – qui n’est pas
Les Noyers de l’Altenburg, le personnage une esthétique. A chacun d’avoir la sienne.
de Walter Berger – qui est un peu l’alter Nul ne contestera en tout cas que c’est un
ego du romancier – pense que le plus grand écrivain virtuose.

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BIBLIOGRAPHIE

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mard.

ANDRÉ MALRAUX – MENO TEORETIKAS


Thierry Laurent
Santrauka
Straipsnyje analizuojamos André Malraux – vieno iš vaizdinga kalba. Malraux rašo ne naują meno istori-
didžiųjų prancūzų XX a. rašytojų – idėjos apie meną. ją, o filosofinę jo paslapties refleksiją. Gretindamas
Šis rašytojas daugiausia žinomas kaip politiškai an- įvairių civilizacijų skulptūros ir tapybos pavyzdžius,
gažuotas intelektualas ir romanistas. Literatūros kriti- Malraux kuria netikėtą jų dialogą. Autorius akcen-
kai ir meno istorikai ilgą laiką daug mažiau dėmesio tuoja meną kaip žmonijos istoriją vienijantį veiksnį,
skyrė Malraux knygoms apie meną. Vis dėlto joms, kartu leidžiantį kvestionuoti realybę ir likimą. Veikia-
nors ir nepasižyminčioms moksline dėstymo logi- mi keičiančio žmogaus žvilgsnio praeities šedevrai
ka, būdingos originalios idėjos, išreikštos turtinga ir tampa nemirtingi mūsų įsivaizduojamame muziejuje.

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ANDRÉ MALRAUX, THEORETICIAN OF ART
Thierry Laurent
Summary
André Malraux is a major writer of the twentieth philosophical reflection on its riddle. Using many
century. We know him as an engaged intellectual examples of paintings and sculptures produced by
and a novelist. His books on art are less read than various civilizations, Malraux seeks their similarities
the rest of his work. Academics and historians and imagine their improbable dialogue. He insists on
have never taken them seriously. Even if they are some ideas: art unites people through History and
not of great scientific rigor, they show an original allows both to defy reality and destiny. He values
thought expressed in a flamboyant style. Malraux the concept of metamorphosis of our view of the
does not write a new story of art but he proposes a masterpieces of the past.

Gauta 2016 06 13 Autoriaus adresas 


Priimta publikuoti 2016 09 05 Fondation Robert de Sorbon
Cours de Civilisation française de la Sorbonne
214, bd. Raspail
75014 Paris (F)
El. paštas: thierry.laurent@ccfs-sorbonne.fr

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