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UNIVERSITÉ DES ANTILLES

Pôle Universitaire Académique de Martinique


FACULTÉ DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES

ÉQUIPE D’ACCUEIL : CENTRE DE RECHERCHES INTERDISCIPLINAIRES


EN LETTRES, LANGUES, ARTS ET SCIENCES HUMAINES [CRILLASH]
ANNEE UNIVERSITAIRE 2018 -2019

Le Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (CECR) : une approche favorable à la
transmission de compétences interculturelles. Analyse critique et impact dans le contexte de
l’enseignement du français langue de scolarisation, au Collège Paul Suitman de Camopi, village
amérindien de Guyane Française.

MEMOIRE DE MASTER 2
Domaine Arts, Lettres et Langues, mention FLE
Préparé et présenté par Matthieu Brillet.
Soutenu le

Sous la direction de Monsieur Bruno Stefani.


UNIVERSITÉ DES ANTILLES

Pôle Universitaire Académique de Martinique


FACULTÉ DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES

ÉQUIPE D’ACCUEIL : CENTRE DE RECHERCHES INTERDISCIPLINAIRES


EN LETTRES, LANGUES, ARTS ET SCIENCES HUMAINES [CRILLASH]
ANNEE UNIVERSITAIRE 2018 -2019

Le Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (CECR) : une approche favorable à la
transmission de compétences interculturelles. Analyse critique et impact dans le contexte de
l’enseignement du français langue de scolarisation, au Collège Paul Suitman de Camopi, village
amérindien de Guyane Française.

MEMOIRE DE MASTER 2
Domaine Arts, Lettres et Langues, mention FLE
Préparé et présenté par Matthieu Brillet.
Soutenu le

Sous la direction de Monsieur Bruno Stefani.


Engagement de non plagiat

« Les opinions exprimées dans ce mémoire sont propres à leur auteur et n'engagent pas l'Université
des Antilles ».

Je soussigné, Matthieu Brillet, déclare avoir pris connaissance de la charte des examens et
notamment du paragraphe spécifique au plagiat. Je suis pleinement conscient que la copie intégrale
sans citation ni référence de documents ou d’une partie de document publiés sous quelques formes
que ce soit (ouvrages, publications, rapports d’étudiant, internet etc...) est un plagiat et constitue une
violation des droits d’auteur ainsi qu’une fraude caractérisée.

En conséquence, je m’engage à citer toutes les sources que j’ai utilisées pour produire et écrire ce
document.

Fait à Armaillé, le 24/05/2019

Signature :

«Je ne veux pas m’enfermer dans une identité qui serait du coup carcérale, mais je ne veux
pas non plus me diluer dans une espèce d’universalisme où mes raisons de lutter, et qui font
que je suis opprimé, seraient noyées dans la masse.»
Aimé Césaire

Remerciements : Merci aux élèves du collège Paul Suitman qui ont eu la patience et la
bienveillance d’écouter leur professeur pendant des heures interminables, ainsi qu’aux habitants de
Camopi avec lesquels nous avons tissé des liens au-delà du temps. Je remercie aussi Monsieur
Bruno Stefani qui a accepté de diriger ce mémoire en me prodiguant de précieux conseils.
Sigles utilisés
AGNU : Assemblée Générale des Nations Unies.
BEP : Brevet d’Études Professionnelles.
CAP : Certificat d’Études Professionnelles.
CECR : Cadre Européen Commun de Référence.
DLC : Didactique des Langues-Cultures.
DNB : Diplôme National du Brevet.
DPL : Division des Politiques Linguistiques (du Conseil de l’Europe).
DUDH : Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.
EPI : Enseignement Pratique Interdisciplinaire.
FDLM : Le Français Dans Le Monde (revue de didactique du FLE).
FLE : Français Langue Étrangère.
FLM : Français Langue Maternelle.
FLS : Français Langue Seconde.
FLSco : Français Langue de Scolarisation.
FOS : Français sur Objectifs Spécifiques.
FUNAI : Fundação Nacional do Indio (organisme gouvernemental brésilien).
HCDH : Haut Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme.
ILM : Intervenant en Langue Maternelle.
IRD : Institut de Recherche pour le Développement.
JAG : Jeunesse Autochtone de Guyane.
LV1 : Langue Vivante 1.
LV2 : Langue Vivante 2.
OCDE : Organisation de Coopération et de Développement Économiques.
OEP : Observatoire Européen du Plurilinguisme.
OIF : Organisation Internationale de la Francophonie.
OIT : Organisation Internationale du Travail.
ONG : Organisation Non Gouvernementale.
ONU : Organisation des Nations Unies.
PAG : Parc Amazonien de Guyane.
Rep+ : Réseau d’Education Prioritaire renforcée.
UNESCO : Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture.
UPE2A : Unités Pédagogiques pour Élèves Allophones Arrivant.
ZDUC : Zones de Droits d’Usage Collectifs.
Table des matières

Introduction générale ........................................................................................................................... 1

PREMIÈRE PARTIE ........................................................................................................................... 4

A- Le Cadre Européen Commun de Référence pour les langues : une approche favorable au
plurilinguisme et à la transmission de compétences interculturelles. .............................................. 4
A.1 Genèse du CECR................................................................................................................... 4
A.2 Une échelle de niveaux commune qui s’inscrit dans une approche actionnelle. .................. 5
A.3 Une pédagogie centrée sur l’apprenant. ................................................................................ 6
A.4 Des compétences interculturelles pour développer un esprit d’ouverture et de tolérance. ... 6
A.5 Différents outils pour accompagner le CECR ....................................................................... 7
A.6 Analyse critique ..................................................................................................................... 7
B - Spécificités du français langue de scolarisation / langue seconde. .......................................... 10
B.1 La maîtrise de la langue de scolarisation, une compétence transversale............................. 11
B.2 Pour une pédagogie de l’opprimé, avec Paolo Freire. ......................................................... 12
B.3 Se familiariser avec la grammaire : la délicate acquisition d’un métalangage. .................. 14
B.4 Évaluation. L’obtention du diplôme pour objectif principal : une démarche cohérente ? .. 16
B.5 Plaidoyer en faveur du plurilinguisme. ............................................................................... 17
B.6 Dispositifs prévus pour les élèves allophones : UPE2A et ILM. ........................................ 18
B.7 La Charte des langues régionales et minoritaires. ............................................................... 19
B.8 Les valeurs de la République............................................................................................... 19
C- Pour une approche interculturelle, voire « transculturelle ». .................................................... 22
C.1 Culture et civilisation en didactique des langues. ............................................................... 22
C.2 Nature et Culture. ................................................................................................................ 24
C.3 Un peu de vocabulaire. ........................................................................................................ 24
C.4 Langue et culture. ................................................................................................................ 25
C.5 Évolutionnisme, relativisme, culturalisme - les pièges de l’identité culturelle. .................. 26
C.6 Développer des compétences interculturelles. .................................................................... 27
C.7 Quelques critiques ou bémols.............................................................................................. 29
C.8 Langage, pouvoir et vérité. .................................................................................................. 30
C.9 Langue et identité. ............................................................................................................... 30
C.10 Des valeurs universelles ? ................................................................................................. 32
C.11 L’approche transculturelle. ................................................................................................ 33
C.12 Quelle neutralité pour l’enseignant ?................................................................................. 36
C.13 Vers des politiques linguistiques favorables à l’approche plurilingue et interculturelle ? 38
C.14 Conclusion provisoire........................................................................................................ 42

DEUXIÈME PARTIE ........................................................................................................................ 44

A- Initiation à l’anthropologie culturelle des peuples amérindiens d’Amazonie. ......................... 44


A.1 Vision occidentale des populations amérindiennes : le mythe du « bon sauvage ». ........... 44
A.2 Le relativisme culturel selon Claude Lévy-Strauss. ............................................................ 45
A.3 Une « pensée sauvage » ?.................................................................................................... 46
A.4 Réflexion sur les langues amérindiennes. ........................................................................... 46
A.5 Conception du temps et conscience de soi. ......................................................................... 49
A.6 L’art de composer des mondes : quatre modes d’identification bien distincts.................... 51
A.7 Le naturalisme, une spécificité occidentale relativement récente. ...................................... 52
A.8 L’animisme des sociétés amérindiennes. ............................................................................ 53
A.9 Par-delà nature et culture..................................................................................................... 54
B – Comprendre l’autre, fondement de l’approche interculturelle. ............................................... 55
B.1 Une altérité qui transforme l’observateur. ........................................................................... 55
B.2 Le temps du mythe. ............................................................................................................. 56
B.3 S’affranchir de tout ethnocentrisme : un effort à renouveler sans cesse. ............................ 56
B.4 Se mettre à la place de l’autre : un point de vue inversé. .................................................... 58
B.5 Des sociétés sans écriture ? ................................................................................................. 58
B.6 L’éducation chez les peuples d’Amazonie. ......................................................................... 59
C - Le naturalisme, un point de vue occidental sur le monde. ....................................................... 60
C.1 Vers une nécessaire transition.............................................................................................. 60
C.2 Origines du naturalisme et ses conséquences. ..................................................................... 60
C.3 Réconcilier animisme et naturalisme : des implications juridiques et politiques inédites. . 62
C.4 Pour un avenir durable, s’inspirer des modes de vie amérindiens ?.................................... 64
C.5 Dépasser le dualisme nature/culture : à la recherche des origines naturelles du langage. .. 66
C.6 La langue, un « outil culturel » ? ......................................................................................... 67
C.7 Éloge de la diversité, véritable valeur universelle. .............................................................. 67
C.8 2019, année internationale des langues autochtones (et de la biodiversité). ....................... 69

TROISIÈME PARTIE ........................................................................................................................ 71

A- Contexte d’enseignement : Camopi, village entre fleuve et forêt......................................... 71


A.1 Revendications identitaires : vers une reconnaissance des droits autochtones ? ................ 71
A.2 En pirogue sur l’Oyapock. .................................................................................................. 73
A.3 Wayãpi et Teko, habitants de Camopi. ................................................................................ 73
A.4 Fondation du bourg de Camopi et évolutions récentes ....................................................... 74
A.5 L’orpaillage clandestin. ....................................................................................................... 76
A.6 Démographie. ...................................................................................................................... 77
A.7 Perception du système éducatif français par la population de Camopi. .............................. 77
A.8 Scolarisation des populations amérindiennes...................................................................... 79
B - Enseigner le français au Collège de Camopi : retour sur expérience....................................... 79
B.1 Une année au Collège Paul Suitman (données qualitatives, échantillon des enquêtés). ..... 79
B.2 Axes de questionnement. ..................................................................................................... 81
B.3 Tests de positionnement et absence supposée d’une « culture de l’école ». ....................... 82
B.4 Quelques recommandations du Conseil de l’Europe. ......................................................... 83
B.5 Tentatives pour adapter l’enseignement aux besoins spécifiques des apprenants. .............. 84
B.6 Quelles perspectives après le collège ? ............................................................................... 86
B.7 Suggestions sur les modalités de recrutement des enseignants. .......................................... 86
B.8 Questionnaires d’enquête : collecte des données, dépouillement et analyse des résultats. . 87
C – Réflexions sur la mise en place effective d’une approche interculturelle et propositions
d’activités de classe s’inscrivant dans une perspective actionnelle. .............................................. 89
C.1 Le récit, vision du monde porteuse de sens. ........................................................................ 90
C.2 La question épineuse du choix des œuvres. ........................................................................ 91
C.3 Philosopher au collège ? Débats et discussions en classe. .................................................. 92
C.4 La chanson, « document authentique » d’une grande richesse. .......................................... 94
C.5 Vers une perspective actionnelle : quelques pistes à explorer. ............................................ 95

Conclusion Générale ........................................................................................................................ 100

Bibliographie - Sitographie .............................................................................................................. 103

Annexes ........................................................................................................................................... 111


Introduction générale

La décision d’écrire ce mémoire est venue au cours de l’année 2015-2016, alors que j’enseignais
les Lettres Modernes (le français langue de scolarisation - FLSco) au collège Paul Suitman de
Camopi, village de Guyane française situé à la frontière brésilienne, en pleine forêt, sur le fleuve
Oyapock. L’enthousiasme des premiers mois avait été plombé par le suicide d’un de mes élèves de
troisième, suivi d’un autre quelques semaines plus tard, rendant plus palpable encore le profond
malaise perceptible chez beaucoup de jeunes amérindiens. Cette population connaît le taux de
suicide le plus élevé de la République. Comment expliquer cela, et surtout que faire pour améliorer
les choses? Il importe d’essayer d’en comprendre les causes afin de proposer des moyens pour y
remédier. Elles sont sans doute complexes et multiples, et il est certes difficile de les identifier avec
précision. Il semble toutefois que le système éducatif tel qu’il est mis en place par l’Education
Nationale ne soit pas étranger à ce mal-être dont souffrent de nombreux jeunes à Camopi, comme
dans d’autres villages amérindiens de Guyane. La scolarité n’y est obligatoire que depuis quelques
décennies, ce qui creuse un abrupt fossé entre les jeunes générations tenues de se couler dans le
moule de la langue et de la culture française en suivant les mêmes programmes qu’en métropole, et
leurs aînés qui n’ont pas ou peu fréquenté l’école et qui s’expriment plus volontiers dans leur langue
maternelle, qui n’est pas le français. On voit se profiler une question polémique aux allures de
serpent de mer : celle de l’identité culturelle, souvent insaisissable (réelle ou fantasmée, multiple, en
perpétuelle mutation), avec la volonté de perpétuer une manière de vivre, des valeurs essentielles à
la communauté, dont la transmission s’effectue avant tout dans et par la langue. Ce premier constat
m’a amené à réfléchir à l’ampleur que prend la dimension interculturelle lorsqu’il s’agit d’enseigner
le français dans un collège dont tous les apprenants sont amérindiens. C’est ce qui m’a conduit à me
lancer dans ce travail de recherche.
Le langage humain semble bien être le dénominateur commun qui nous distingue de toutes les
autres espèces animales et nous confère notre particularité au sein l’ensemble du vivant. En effet, si
«l’Homme est un animal politique», comme le définissait Aristote dès l’antiquité, c’est au langage
qu’il doit sa faculté de construire des relations sociales (plus ou moins harmonieuses), de
transmettre des connaissances d’une génération à l’autre, d’élaborer des cultures, des civilisations
d’une complexité inouïe. La Révolution cognitive qui s’est produite il y a environ soixante-dix
mille ans consiste à l’apparition de nouvelles façons de penser et de communiquer, grâce au
développement du langage. La question de son acquisition et de sa transmission apparaît d’autant
plus cruciale qu’elle conditionne la plupart des autres apprentissages. C’est particulièrement vrai de
l’enseignement d’une langue de scolarisation lorsque celle-ci n’est pas la langue maternelle des
apprenants, mais constitue pour eux une langue seconde qu’il faut impérativement apprendre à
maîtriser pour avoir accès aux autres enseignements dispensées par l’institution. Or cet
apprentissage ne se limite pas à l’aspect linguistique : il s’agit bien plutôt d’aborder ce que l’on peut
appeler une «langue-culture», et d’acquérir des compétences permettant de s’adapter et de naviguer
entre plusieurs univers culturels - vaste programme.
Car si la faculté de langage est partagée par l’ensemble de l’humanité, la langue particulière que
nous maîtrisons le mieux (généralement celle que l’on nomme notre «langue maternelle» - notons la
charge affective que suggère cette expression) nous rattache à un horizon culturel particulier. Le
simple fait de penser dans une langue plutôt que dans une autre met en œuvre un processus
spécifique de représentation du monde dont il est difficile d’avoir conscience, et plus encore de se
départir : telle langue, du fait de son histoire et de la manière dont elle s’est construite, établit des
connections, des correspondances entre certains concepts, qui seront absents dans une autre, ou
agencés différemment (un exemple frappant parmi d’autres : l’opposition en espagnol entre la
raison – razon – et le cœur – corazon). La plupart des termes que nous employons quotidiennement
ont une connotation (péjorative ou méliorative), reflet d’une certaine vision du monde, souvent à
notre insu. Ainsi le mot «Amérindien», que nous emploierons souvent au cours de ce mémoire,
1
révèle un point de vue profondément euro-centré - en référence à Amerigo Vespucci, considéré
comme le premier européen à comprendre que le continent exploré par Christophe Colomb (qui ne
l’a pas «découvert» mais fut plutôt l’initiateur de l’extermination de ses premiers habitants) n’était
pas les Indes. Nommer, c’est souvent chercher à s’approprier, ou du moins à créer une familiarité
avec les objets et les êtres qui nous entourent, afin de mettre de l’ordre dans ce qui paraissait
chaotique. Le rapport très intime qui nous lie à une langue, dans la mesure où celle-ci conditionne
l’existence même d’une pensée élaborée qu’elle contribue à façonner, participe à la construction de
notre identité individuelle et collective. Or dans un monde en mouvement où les identités locales,
régionales, nationales, s’observent avec circonspection et s’affrontent de mille manières (chacune se
sentant légitime et parfois menacée dans son intégrité), on perçoit l’enjeu que constitue la mise en
place de politiques linguistiques respectueuses de la différence, de l’altérité, favorisant l’expression
de la diversité et l’ouverture à l’Autre plutôt que le repli sur soi.
Cette réflexion peut s’étendre au-delà du contexte de l’enseignement du français en Guyane :
l’arrivée de nombreux migrants en France (qu’ils fuient la guerre, la dictature, la persécution, la
famine, des conditions de vie déplorables dues à une prédation économique impitoyable ou à des
bouleversements climatiques de plus en plus alarmants) conduit à une situation inédite avec laquelle
le système éducatif doit composer : à l’école, au collège, au lycée, une partie non négligeable des
apprenants n’a pas le français pour langue maternelle. Cette diversité peut se révéler une
passionnante, inépuisable source d’échanges et de richesse dans les interactions ; elle implique
néanmoins que soient interrogées les pratiques de classe, et surtout que l’on redéfinisse les objectifs,
les finalités de l’enseignement du FLSco. Doit-il se limiter à préparer l’apprenant en vue de
l’obtention d’un diplôme national, avec pour fin ultime de l’insérer dans notre société productiviste-
consumériste? N’est-ce pas encourager un processus de formatage, d’assimilation par une
acculturation forcée, qui risque finalement de mener à une impasse ? Puisque chaque langue est
profondément liée à une culture, il semble judicieux de faire émerger un dialogue constructif entre
ces langues-cultures, plutôt que de chercher à imposer l’hégémonie d’une seule au détriment de
toutes les autres. Les velléités de résistance à ce qui est parfois perçu comme une sorte
d’impérialisme anglophone illustrent combien chaque peuple est attaché à sa langue, rejetant dans
les limbes l’avènement d’un monde monolingue, monochrome, qui aurait perdu les trésors de
nuances qui en font la beauté. Nous aurons l’occasion de dresser un parallèle entre diversité
biologique et diversité linguistique - toutes deux en péril – et nous verrons que les peuples
autochtones, par leur façon de vivre en harmonie avec la nature (que par anthropocentrisme on a
pris l’habitude de nommer «environnement»), ont une leçon de sagesse à transmettre à nos sociétés
modernes, qui feraient bien de s’en inspirer si elles souhaitent éviter l’effondrement vers lequel
elles se sont engagées.
Dans une première partie, nous tenterons de rendre compte de l’état des recherches actuelles dans
le domaine qui nous intéresse ici : l’approche interculturelle dans l’enseignement du français langue
de scolarisation / langue seconde. Nous commencerons par présenter un outil désormais
incontournable dans l’espace européen en ce qui concerne l’enseignement des langues vivantes : le
Cadre Européen Commun de Référence pour les langues (CECR). S’il n’a pas été conçu au départ
pour être utilisé dans l’enseignement des langues de scolarisation, nous verrons que l’approche
plurilingue et interculturelle qu’il préconise peut se révéler pertinente et inspirante pour tout
professeur de français d’un collège de l’Education Nationale. Nous essaierons ensuite de
comprendre ce qui fait la spécificité du français langue de scolarisation, et d’appréhender les
difficultés qui peuvent surgir lorsqu’il s’agit pour l’apprenant d’une langue seconde. Ceci nous
amènera à préciser ce que l’on entend par «approche interculturelle» (qu’est-ce qu’une langue-
culture ? Pourquoi et comment dépasser l’enseignement d’une langue et d’une culture particulière
pour instaurer un dialogue permettant l’émergence de compétences interculturelles ? ) et même à
envisager ce que Chantal Forestal nomme une approche «transculturelle» (L'approche
transculturelle en didactique des langues-cultures : une démarche discutable ou qui mérite d'être
discutée ? Études de linguistique appliquée (ELA) n° 152, 2008). La deuxième partie s’intéressera à
l’anthropologie culturelle, pour essayer de comprendre, avec Claude Lévy-Strauss, les mystères de
«la pensée sauvage» (La pensée sauvage, Plon, 1962). Nous parcourrons avec Philippe Descola (La

2
composition des mondes, Flammarion, 2014 ; Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005 ; Les
lances du crépuscule, Plon, 1993) les méandres qui séparent notre ontologie « naturaliste » d’une
conception « animiste » du monde, caractéristique selon lui des peuples d’Amazonie. Ce détour
transdisciplinaire devrait nous permettre d’entrevoir pourquoi il nous semble nécessaire d’adopter
une approche véritablement interculturelle au sein de l’Education Nationale si l’on souhaite mettre
fin à la violence symbolique ressentie par un grand nombre de jeunes amérindiens. La troisième
partie se focalisera progressivement sur un contexte d’enseignement précis : le Collège Paul
Suitman de Camopi, village amérindien de Guyane française. Nous évoquerons l’histoire des
peuples Teko et Wayampi, leur mode de vie traditionnel, les profonds changements survenus depuis
leur sédentarisation relativement récente imposée par l’État français et la construction de la
première école sur la commune de Camopi. Après nous être ainsi familiarisés avec les particularités
culturelles des habitants du haut Oyapock, nous pourrons revenir sur notre expérience
d’enseignement, en abordant les difficultés rencontrées et les tentatives de résolution plus ou moins
heureuses qui ont pu être proposées. Le dernier chapitre s’intéresse à la mise en place concrète
d’une approche interculturelle aussi authentique et efficace que possible : comment éveiller la
curiosité de l’apprenant, lui communiquer le plaisir et l’envie de lire, lui offrir une fenêtre sur le
monde tout en valorisant ses propres références culturelles ? Nous aborderons l’éternelle question
du choix des œuvres à étudier en classe, en essayant de montrer que tout récit constitue une vision
particulière du monde, porteuse de sens. Parmi d’autres activités possibles, l’introduction fréquente
de chansons en classe de français nous a semblé particulièrement intéressante à bien des égards.
Enfin, nous explorerons quelques pistes susceptibles de mettre en œuvre une pédagogie de projets
fructueuse – celle précisément dont s’inspire la «perspective actionnelle» recommandée par le
Conseil de l’Europe dans le Cadre Européen Commun de Référence.

3
PREMIÈRE PARTIE

L’approche interculturelle dans l’enseignement du français langue de


scolarisation / langue seconde.
A- Le Cadre Européen Commun de Référence pour les langues : une approche
favorable au plurilinguisme et à la transmission de compétences interculturelles.
La publication du Cadre Européen de Référence pour les langues (désormais CECR ou Cadre)
par le Conseil de l’Europe, en 2001, a été accueillie avec enthousiasme par l’ensemble des Etats
membres de cette organisation; son influence en fait aujourd’hui un instrument incontournable dans
le domaine de la didactique des langues, qui a permis l’émergence rapide d’un véritable espace
éducatif commun, en Europe voire au-delà. Nous nous intéresserons ici à la l’approche plurilingue
qui y est préconisée, et plus particulièrement à la question de la transmission de compétences
interculturelles, qui nous semble constituer une innovation importante – sans doute pas encore assez
prise en compte. Après avoir rappelé le contexte dans lequel il a été écrit ainsi que les principes
fondamentaux sur lesquels il s’appuie, nous tâcherons de voir en quoi le CECR, par sa démarche
d’ouverture au plurilinguisme et le respect de la diversité culturelle qu’il met en avant, offre des
pistes susceptibles d’interroger les pratiques actuelles d’enseignement du FLSco au sein de
l’Education Nationale et permet d’envisager, dans le contexte guyanais auquel nous nous
intéressons ici, de donner une vraie place aux langues-cultures amérindiennes.
A.1 Genèse du CECR.
Le 05 mai 1949, dix Etats signent le Traité de Londres donnant naissance au Conseil de l’Europe :
la Belgique, le Danemark, la France, l’Irlande, l’Italie, le Luxembourg, la Norvège, les Pays-Bas, le
Royaume-Uni et la Suède. L’objectif est de favoriser un espace démocratique et juridique commun,
qui s’organise autour de la Convention Européenne des Droits de l’Homme. Le Conseil de l’Europe
se donne pour mission la défense des valeurs qui y sont affirmées, considérant que la cohésion
sociale et la croissance économique du continent ne peuvent être assurées que par une société
tolérante. Reposant essentiellement sur la coopération volontaire des Etats membres (au nombre de
47 à ce jour), il vise à préserver la stabilité de l’Europe en même temps que sa diversité culturelle.
Son siège est à Strasbourg; en son sein, la Division (ou Unité) des Politiques Linguistiques est
chargée de promouvoir le plurilinguisme, dans le cadre de la Convention culturelle européenne
ratifiée par 49 états le 19 décembre 1954. L’apprentissage des langues vivantes est vigoureusement
encouragé dès 1957, lors d’une première conférence intergouvernementale. Très vite, le besoin
d’harmonisation et surtout de transparence entre les différentes certifications en langues se fait
sentir. En 1975 est publié «the threshold level», puis son équivalent en français, le Niveau Seuil,
l’année suivante. En didactique des langues, une «approche communicative» était alors préconisée,
centrée sur l’utilisation aussi authentique que possible de la langue, dans laquelle les jeux de rôle
avaient la part belle, et dont la «perspective actionnelle» chère au CECR constitue une sorte de
prolongement puisqu’elles se fondent toutes deux sur la dimension fonctionnelle du langage.
Toutefois, il faudra attendre novembre 1991 et le Symposium intergouvernemental de Rüschlikon
(ayant pour thème « Transparence et cohérence dans l’apprentissage des langues en Europe :
objectifs, évaluation, certification ») pour que soit ébauché le projet d’un véritable cadre européen
commun de référence pour les langues. Celui-ci est élaboré de 1993 à 1996 par un groupe de travail
international dont les principaux auteurs sont D. Coste, M.B. North, M.J. Sheils, et J.L.M. Trim,
directeur de projet. Coste rappelle le rôle décisif de ce dernier « dans les choix fondamentaux et de
nature indéniablement politique qui ont conduit à transformer en profondeur une demande initiale
en quelque sorte technique en une entreprise de beaucoup plus vaste visée et portée. » (GOULLIER,
2007:44). En effet, sous l’impulsion de John Trim, le CECR se mit à concerner non seulement
l’évaluation et la recherche d’une transparence susceptible de faciliter la reconnaissance mutuelle
des qualifications obtenues, mais aussi l’enseignement et l’apprentissage des langues, ainsi que le

4
dialogue entre des cultures (éducatives) distinctes, indispensable à une coopération efficace. Après
la chute du Mur de Berlin, alors que de nouveaux pays se préparaient à devenir membres du Conseil
de l’Europe, il s’agissait de s’ouvrir à des espaces aux traditions didactiques et pédagogiques
différentes (d’étendre la sphère d’influence afin de favoriser la diffusion de valeurs démocratiques).
Il est intéressant de remarquer que parmi les 47 membres que compte le Conseil aujourd’hui,
beaucoup ne font pas partie de l’Union Européenne, notamment la Russie, la Turquie,
l’Azerbaïdjan… Rendre possible une coopération éducative entre tous ces partenaires représente
une gageure : il n’est pas toujours aisé de trouver un consensus; des échanges fructueux ont pourtant
abouti à la publication du CECR en 2001, qui concourt à l’objectif général défini dans les
Recommandations R (82) 18 et R (98) 6 du Comité des ministres : « parvenir à une plus grande
unité parmi les membres [du Conseil de l’Europe], et atteindre ce but par l’adoption d’une
démarche commune dans le domaine culturel. » (CECR:9) Actuellement disponible en 38 langues,
c’est un document qui se veut descriptif, et non normatif, ce qui permet à chaque utilisateur de faire
les choix qui lui paraissent les mieux adaptés au contexte. Il est conçu comme un outil destiné à
tous ceux qui œuvrent dans le domaine des langues vivantes (concepteurs de programmes,
enseignants, formateurs…), pour réfléchir à leur pratique habituelle et répondre à leurs besoins. Il
«offre une base commune pour l’élaboration de programmes, de référentiels, d’examens, de
manuels (...) et définit les niveaux de compétence qui permettent de mesurer le progrès de
l’apprenant à chaque étape de l’apprentissage et à tout moment de la vie. » (idem). Cependant, si la
volonté d’établir une transparence entre les certifications en langue est bien à l’origine du CECR
(afin notamment de faciliter la mobilité professionnelle et éducative, et de favoriser ainsi une
coopération propice à la croissance économique et à la cohésion sociale), il serait dommage de
réduire son apport à la seule échelle de niveaux communs qu’il propose. La perspective actionnelle
qui y est préconisée, et surtout l’approche plurilingue telle qu’elle est présentée, invitent à suivre
une voie de dialogue et de tolérance dont on ne mesure peut-être pas encore toutes les potentialités.
A.2 Une échelle de niveaux commune qui s’inscrit dans une approche actionnelle.
Pour concevoir l’échelle des niveaux communs de référence, des descripteurs soigneusement
sélectionnés ont été échelonnés sur la base donnée par les professeurs qui les ont utilisés pour
évaluer la performance d’apprenants réels (32 ateliers de travail ont été organisés). Ceux qui
donnaient lieu à une interprétation peu cohérente ont été écartés. Le résultat prend la forme d’une
arborescence en trois niveaux généraux A,B,C, qui « correspondent à la division classique en niveau
de base, niveau intermédiaire et niveau avancé » (CECR:25) tout en offrant l’avantage d’éviter le
risque de traductions équivoques. Cette arborescence se ramifie en six niveaux communs de
compétences en langues étrangères : A1 et A2, B1 et B2, C1 et C2 (auxquels viennent s’ajouter trois
niveaux intermédiaires : A2+, B1+, B2+). Pour comprendre à quoi correspond chaque niveau, on
peut se référer à l’échelle globale qui décrit les compétences attendues. Celles-ci font l’objet de
descripteurs détaillés, présentés dans des tableaux qui se veulent aussi exhaustifs que possible. Les
compétences générales sont classées en savoirs, savoir-faire, savoir-être, savoir-apprendre; les
compétences communicatives langagières peuvent être d’ordre linguistique, sociolinguistique, ou
pragmatique. Selon ses concepteurs, l’élaboration d’un tel ensemble de points de référence ne limite
en rien les choix que peuvent faire les utilisateurs potentiels du CECR pour organiser et décrire leur
propre système de niveaux. Les activités langagières évaluées sont la compréhension, la production,
l’interaction et la médiation (à l’oral et à l’écrit, pour chacune), dans quatre domaines : personnel,
professionnel, public, éducationnel. En cela, le Cadre se présente comme « une tentative pour traiter
la grande complexité du langage humain en découpant la compétence langagière selon ses
différentes composantes ». (CECR:9)
Cette rapide présentation de l’échelle de niveaux communs proposée par le CECR reflète
l’approche qu’il préconise et nomme «perspective actionnelle». Celle-ci «considère avant tout
l’usager et l’apprenant d’une langue comme des acteurs sociaux ayant à accomplir des tâches (…)
Si les actes de parole se réalisent dans des activités langagières, celles-ci s’inscrivent elles-mêmes à
l’intérieur d’actions en contexte social qui seules leur donnent leur pleine signification.» (CECR:15)
Le concept de «tâche», central ici, évoque une action menée dans un but précis, afin de parvenir à

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un résultat bien déterminé, de résoudre un problème donné. Il est à rapprocher de la pédagogie de
projet, dans laquelle l’apprenant mobilise l’ensemble de ses compétences et met en œuvre une
stratégie lui permettant d’atteindre son objectif. Selon cette définition, très large, une tâche peut
consister par exemple à réaliser un film ou un journal en classe, monter une pièce de théâtre,
organiser une sortie scolaire, réparer un moteur… On part du principe que la réalisation d’une tâche
constitue une situation authentique d’apprentissage, et requiert la mobilisation de compétences
variées tout en les renforçant. C’est une notion plus vaste que celle d’«exercice», plus systématique
et souvent répétitif, qui porte spécifiquement sur la maîtrise des formes linguistiques. Centrée sur la
dimension fonctionnelle du langage, la perspective actionnelle relève d’un certain pragmatisme (on
recherche un résultat concret, tangible). Toutes les ressources de l’apprenant (cognitives, mais aussi
affectives) sont censées être prises en compte. Celui-ci est considéré comme un «acteur social»,
membre d’une société au sein de laquelle il doit trouver sa place. Les compétences qu’il développe
sont au service de l’action; au centre des activités langagières se trouve la compétence à
communiquer – qui varie en fonction du domaine où se réalisent ses interventions.
A.3 Une pédagogie centrée sur l’apprenant.
Comme le suggère l’ordre des mots dans le sous-titre du CECR (apprendre, enseigner, évaluer), il
s’agit d’une pédagogie centrée non sur la langue, mais sur l’apprenant : ses besoins, son rythme de
progression tout au long de la vie, ses difficultés particulières. Celles-ci peuvent être liées à son
identité culturelle (notamment dans le contexte actuel où la mobilité professionnelle et les flux
migratoires sont de plus en plus importants). L’approche plurilingue promue par le Cadre prend en
compte la dimension interculturelle inhérente à l’apprentissage de toute langue étrangère et lui
accorde une large place. C’est peut-être ce qui en constitue l’aspect le plus novateur : «On distingue
le plurilinguisme du multilinguisme, qui est la connaissance d’un certain nombre de langues ou la
coexistence de langues différentes dans une société donnée (...) Bien au-delà, l’approche plurilingue
met l’accent sur le fait que l’individu (…) ne classe pas ces langues et ces cultures dans des
compartiments séparés mais construit plutôt une compétence communicative à laquelle contribuent
toute connaissance et toute expérience des langues.» (CECR:12) Sans en avoir l’air, cette approche
a des implications considérables. Avec elle en effet se profile une ouverture à la langue-culture de
l’autre, dans le respect de la diversité et de la différence. C’est aussi reconnaître le rôle positif que
peut jouer la langue maternelle de l’apprenant, quelle qu’elle soit, dans l’acquisition d’une autre
langue – ce que montrent les recherches récentes en sciences cognitives : «le but est de développer
un répertoire langagier dans lequel toutes les capacités linguistiques trouvent leur place (…)
L’enseignement des langues s’en trouve profondément modifié.» (idem) La transmission de
compétences interculturelles y devient cruciale, pour mieux comprendre le mode de vie, la manière
d’être au monde d’autres peuples, dans un esprit de tolérance encouragé par le Conseil de l’Europe.
A.4 Des compétences interculturelles pour développer un esprit d’ouverture et de tolérance.
Parmi les compétences listées par le Cadre se trouve la «culture générale» : les auteurs considèrent
qu’« image du monde et langue maternelle se développent en relation l’une à l’autre » (CECR:82),
autrement dit que les représentations d’un apprenant, sa vision particulière du monde, dépendent en
partie de sa langue-culture maternelle. La connaissance de la société dont on apprend la langue
apparaît essentielle : préjugés et stéréotypes sont souvent légion, ce qui peut devenir problématique
si l’on n’y remédie pas. Les «savoirs socioculturels» incluent des connaissances sur la vie
quotidienne, la structure sociale et son fonctionnement, mais aussi les valeurs, croyances,
comportements, rituels et savoir-vivre, sans omettre les composantes paralinguistiques (langage du
corps : gestes, mimiques, regards, attitudes, intonations…). « La compréhension des relations entre
le monde d’où l’on vient et le monde de la communauté cible est à l’origine d’une prise de
conscience interculturelle (…) qui englobe la conscience de la manière dont chaque communauté
apparaît dans l’optique de l’autre, souvent sous la forme de stéréotypes nationaux. » (idem:83) Pour
s’ouvrir à l’autre, il est bon de comprendre comment il nous perçoit. Des aptitudes et savoir-faire
interculturels sont attendus : l’apprenant développe sa capacité à « jouer le rôle d’intermédiaire
culturel, en gérant efficacement des situations de malentendus et de conflits culturels. » (idem:84)
Le CECR se donne ainsi les moyens de répondre aux objectifs politiques du Conseil de l’Europe :

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«promouvoir compréhension et tolérance mutuelles, respect des identités et de la diversité culturelle
par une communication internationale plus efficace ; entretenir et développer la richesse et la
diversité de la vie culturelle en Europe par une connaissance mutuelle accrue des langues nationales
et régionales, y compris les moins largement enseignées ; (…) éviter les dangers qui pourraient
provenir de la marginalisation de ceux qui ne possèdent pas les capacités nécessaires pour
communiquer dans une Europe interactive. » (idem:10) Il s’agit de lutter contre la xénophobie et les
dérives ultranationalistes, identifiées comme des menaces à la stabilité sociale. La préparation à la
citoyenneté démocratique devient un objectif éducatif prioritaire, en vue duquel il est urgent de
«promouvoir des méthodes d’enseignement des langues vivantes qui renforcent l’indépendance de
la pensée, du jugement et de l’action combinée à la responsabilité et aux savoir-faire sociaux.»
(idem:11). L’approche interculturelle proposée par le Cadre vise précisément à «favoriser le
développement harmonieux de la personnalité de l’apprenant et de son identité en réponse à
l’expérience enrichissante de l’altérité en matière de langue et de culture.» (idem:9) L’apprentissage
d’une langue y est conçu comme «éducation à des valeurs tout autant qu’acquisitions linguistiques.»
(GOULLIER, 2007:43) Cette conception de l’enseignement est loin d’être la plus répandue, on
comprend qu’elle est délicate. Nous reviendrons sur la question des valeurs à transmettre, et de la
possibilité ou non d’une « neutralité » de l’enseignant.
A.5 Différents outils pour accompagner le CECR
Le CECR se présente comme un instrument de référence cohérent, qui répond à un besoin de
transparence afin de favoriser la coopération internationale dans le domaine des langues vivantes.
Plusieurs outils l’accompagnent. Le Portfolio Européen des langues, document sur lequel
l’apprenant peut inscrire l’ensemble de ses connaissances linguistiques ainsi que ses découvertes
culturelles, l’aide à développer son autonomie, à évaluer et planifier sa progression, à s’approprier
son apprentissage. Il s’inscrit en cela dans une «véritable approche socioconstructiviste» (PEUZIN,
2015). De nombreux modèles existent (plus d’une centaine), qui peuvent varier selon les pays et les
systèmes éducatifs mais doivent être validés par un Comité du Conseil de l’Europe. Le Passeport de
langues «Europass» en est une version électronique. Le «Manuel pour relier les examens de langues
au CECR» apporte une aide concrète aux concepteurs d’examens soucieux de se situer par rapport
au Cadre, et encourage la constitution de réseaux d’organismes et d’experts, dans une optique de
perfectionnement continu. Il est complété par le «Manuel pour l'élaboration et la passation de tests
et d'examens de langues», rédigé par l’association des certificateurs européens en langues (ALTE).
La «Plateforme de ressources et de références pour l’éducation plurilingue et interculturelle», plus
récente, offre un espace de mutualisation des expériences et des expertises entre tous les Etats
membres, et vise à faciliter l’analyse et l’élaboration des programmes (notamment ceux relatifs aux
langues de scolarisation). Enfin, un « Guide pour le développement et la mise en œuvre de
curriculums pour une éducation plurilingue et interculturelle » a été conçu lors du Forum de
Politiques Linguistiques de Genève en 2010, afin de mieux diffuser cette approche. Pour mesurer et
comparer les compétences réelles en langues des jeunes Européens à la fin de leur scolarité
obligatoire, un « Indicateur européen de compétences linguistiques », enquête organisée par la
Commission Européenne sur la demande du Conseil, basée sur le CECR, fournit des données qui
permettent l’ajustement des politiques d’enseignement, si nécessaire.
A.6 Analyse critique
Bien qu’il ait reçu dès sa publication un accueil favorable dans l’ensemble des pays membres, le
CECR a aussi fait l’objet de nombreuses critiques, plus ou moins virulentes, portant notamment sur
les limites du cadre de référence qu’il propose. La première concerne le problème de la traduction
(la présentation générale et le chapitre huit ont été rédigés en français par D. Coste; le reste de
l’ouvrage a été écrit en anglais). Les concepts utilisés sont précis, complexes, choisis avec soin et
rigoureusement définis : comment trouver, dans chaque langue, le terme adéquat capable d’en
donner une équivalence acceptable qui ne trahisse pas l’idée de départ et ne puisse prêter à
confusion? En anglais et en espagnol par exemple, «action-oriented approach» et «enfoque
orientado a la acción » (littéralement «approche orientée vers l’action») suggèrent que l’action est
l’objectif final. Dans la version française (effectuée par S. Lieutaud, qui fut directrice pédagogique

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de l’Alliance Française de Paris), «perspective actionnelle» semble plutôt indiquer que l’action fait
partie intégrante du processus d’apprentissage (ce qui la rapproche d’une pédagogie de projet, dans
laquelle celui-ci est le moteur de l’action). Il en va de même pour de nombreux concepts-clés
(tâche, compétence...) dont les traductions peuvent donner lieu à des interprétations équivoques.
Pour remédier à cette difficulté, un travail de réécriture pourrait être envisagé. Selon certains, «le
CECR construit l’image folle d’une langue comme simple processus d’encodage de la réalité,
trouvant un équivalent d’une langue à l’autre.» (PRIEUR&VOLLE, 2016:75) C’est créer l’illusion
d’un métalangage commun univoque, or «le sens de chacune des notions mises ici en exergue
diverge considérablement selon la langue utilisée.» (HAYDEE, 2011:27) Une fois traduites, elles
produisent des effets de sens nouveaux. Par exemple, «l’interculturalité est traduite en japonais par
compétence à s'adapter à une culture étrangère» (NORIYUKI, 2011:31), ce n’est la même chose :
cela déforme et réduit ce concept, qui va bien au-delà de la simple adaptation de l’apprenant
puisqu’il s’agit plutôt de construire une relation entre plusieurs langues-cultures.
D’autres auteurs émettent des critiques plus radicales. Ainsi Christian Puren considère-t-il le
CECR comme un «chantier à reprendre» (PUREN, 2006:1). Il pointe en effet de graves lacunes
dans la réflexion méthodologique. En premier lieu, le passage de l’approche communicative à la
perspective actionnelle n’est pas suffisamment explicité. Ensuite, la démarche entreprise par des
experts de rechercher les meilleures solutions dans l’absolu pour les appliquer à différents contextes
lui semble contraire au bon sens : il serait plus judicieux de partir de l’expérience des enseignants,
et de retenir les solutions réellement efficaces, qui ont fait leurs preuves. S’il se réjouit de voir
reconnue la responsabilité des enseignants dans le choix des méthodes, il en vient à se demander «si
la notion même de cadre est encore pertinente, à partir du moment où l’on n’y envisage aucune
limite à priori.» (idem) Il vaudrait mieux parler d’«opérations de cadrage», à redéfinir constamment.
Il importe dès lors de «passer d’une logique produit (un cadre donné) à une logique processus (les
matériaux, outils et règles de conception du cadrage.» (idem:2) Bien qu’il se défende de tout
dogmatisme, le Cadre reste dans la logique verticale d’une méthodologie dominante. Il n’impose
rien, mais chacun se doit de l’adapter à son contexte particulier, afin d’être en adéquation avec
l’exigence de transparence exprimée par l’ensemble des Etats membres. D’autres lacunes
apparaissent, comme la distinction entre «usage» et «apprentissage» des langues, intéressante mais
finalement peu exploitée alors qu’elle marque justement une prise de distance par rapport à
l’approche communicative («où l’on demande à l’apprenant de se comporter comme un usager»).
Ceci amène C. Puren à constater un «décalage impressionnant entre la précision des niveaux de
compétence en langues et de leurs descripteurs, et une réflexion méthodologique aussi ambiguë
qu’inachevée.» (idem:4) L’exigence de transparence se trouve elle-même questionnée, d’un point de
vue cette fois idéologique : transparence pour qui ? A quelles fins ? Qui en décide ? A l’occasion
d’une conférence à l’IUFM de Nancy en mai 2007, Puren se permet de poser « quelques questions
impertinentes à propos d’un Cadre Européen Commun de Révérence » (PUREN, 2007), jeu de mot
qui insinue que chacun est finalement tenu de s’y soumettre. Selon lui, les échelles de niveaux de
compétences n’ont pas d’implications didactiques (ce qui peut être considéré comme une limite du
Cadre, mais aussi comme une liberté laissée à l’enseignant).
D’autres voient dans le succès du CECR un véritable aveuglement collectif. C’est le cas de Jean-
Marie Prieur, pour qui « la défense du plurilinguisme et de l’éducation interculturelle qu’affiche ce
texte se fonde sur une conception instrumentale et marchande des langues. » (Prieur, 2017:76)
Marchande car fondée sur une rationalité économique, managériale, technocratique, utilitaire,
calculatrice, qui réduit les êtres à leur rentabilité. Instrumentale, puisqu’« elle considère les langues
comme des outils et les sujets comme des choses quantifiables, évaluables, contrôlables, et que sa
finalité est de produire un désir de normes. » (idem:77) A l’instar d’un discours gestionnaire,
commercial, le CECR décompose à l’extrême les micro-aptitudes de l’apprenant pour mieux les
quantifier, dans une sorte de taylorisation des procédures. C’est un discours total qui ambitionne de
prendre en compte tous les aspects de l’enseignement-apprentissage, dans une tentative de
rationalisation, pour en faire une totalité organisée. N’y a-t-il pas là contradiction avec la prétendue
liberté laissée aux enseignants, avec le non-dogmatisme qui est affiché? De plus, le Cadre de

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Référence s’avère surtout « auto-référentiel, par le jeu de renvois internes qui le caractérisent, (…)
or vouloir faire l’économie de tout discours autre ne peut se faire qu’au péril du sens lui-même. (...)
Les acteurs du CECR sont des individus-choses qui évoluent dans un univers de choses,
comportementaliste, où les tâches impliquent des résultats observables (…) Ce discours pseudo-
savant, construit sur la promotion d’un apprenant défini comme un acteur social assujetti aux
exigences du marché et de l’économie, évite de penser le réel des situations d’enseignement, des
expériences d’apprentissage.» (idem:80) Prieur va plus loin encore, estimant que le CECR «cherche
à détruire ce qui constitue le fonctionnement même du langage» (idem:81) car il ne tient pas compte
de l’arbitraire du signe (principe pourtant énoncé avec clarté par De Saussure!), ignore le pouvoir
créatif de la parole. Une communication efficace y est conçue comme devant permettre aux
apprenants d’atteindre leurs objectifs – n’y a-t-il pas là un pragmatisme excessif, réducteur ?
Consensuelle, collaborative afin d’être productive, elle laisse peu de place au dépaysement, à
l’inconnu, et donne l’impression d’un univers aseptisé, sécurisant certes mais à quel prix ! La
«distance irréductible que creuse la parole» y est niée, au profit du mirage d’une communication
transparente. Le CECR semble croire que la parole est soluble dans l’action, finalité ultime. Peu de
place est laissée au rêve, à la dimension poétique du langage. La langue ainsi réduite à un code
univoque, «son usager n’a plus à s’inquiéter du sens qu’il peut donner au monde et surtout à la
tâche qu’on lui demande d’exécuter.» (idem:83) Dès lors, il devient malléable, sujet servile d’une
société qui a déjà tout pensé pour lui, tel une machine à traiter de l’information. «Le Cadre exige
des individus crédules, sans lesquels il ne pourrait exercer son emprise.» (idem:84) Prieur dénonce
la brutalité masquée d’une logique de dressage, d’humiliation, de domestication, au service de fins
essentiellement économiques. Son analyse décapante peut être contestée, on peut la trouver
excessive ; elle a toutefois le mérite de soulever des questions pertinentes auxquelles chacun est
invité à chercher des réponses – afin d’éviter un avenir orwellien.
En contre-pied de ces critiques, d’autres considèrent que les limites du CECR tiennent justement
aux valeurs humanistes qu’il revendique (inspirées de la Déclaration des Droits de l’Homme), qui
constituent un frein à son adoption dans d’autres espaces géo-politiques. Ces valeurs, si elles se
veulent universelles, apparaissent pour certains comme la marque de l’eurocentrisme du Cadre
(Européen…) et limitent par là la faisabilité de son exportation, en Asie par exemple. Un «Cadre
Commun de Référence pour le japonais» a bien été élaboré en 2010, mais s’il reprend l’aspect
standard du CECR, il ignore complètement son orientation en faveur du plurilinguisme et de
l’interculturalité. Jean Noriyuki Nishiyama considère que « la contextualisation du CECR exige une
réflexion d’ordre civilisationnel. » (NORIYUKI, 2011) Mais n’est-ce pas le dénaturer, le vider de
son contenu, que d’en retenir seulement la partie technique, normative ? Il s’agit là de questions
éminemment politiques. Si le Conseil de l’Europe est engagé dans un processus de dépassement de
l’idéal d’État-nation (un peuple, une langue, un État) et des dérives nationalistes, c’est loin d’être le
cas de tous les acteurs de la scène internationale. « L’Europe a désormais adopté le plurilinguisme
comme une politique linguistique à part entière, et n'a pas adopté une seule langue d'État, comme
l'anglais, pour langue officielle. » (idem) Faut-il souhaiter l’avènement d’une instance internationale
capable de proposer (d’imposer ?) à l’échelle mondiale une politique éducative commune ? N’y a-t-
il pas risque d’uniformisation, de normalisation d’une pensée unique ? L’ironie serait, au nom de la
défense de la diversité érigée en valeur universelle, de construire un monde finalement
monochrome. Nous n’en sommes pas là : même en Europe, « les emplois qui sont fait du CECR
ignorent encore largement le projet plurilingue et n’en sont pas encore à la valorisation des
pratiques langagières mixtes et plurielles. » (BEACO, 2016) Coste reconnaît d’ailleurs que «tout ce
qui touche à la compétence (inter)culturelle reste peu développé dans le Cadre et demande là aussi,
dans bien des contextes, des descripteurs, voire des types de descripteurs, autres que ceux dont on
dispose déjà.» (Goullier, 2007) Il est regrettable que cette dimension soit encore négligée : le CECR
ne se limite pas aux échelles de niveaux de compétences, loin de là. Si sa quête de validité et de
fiabilité technique, visant à offrir un système d’évaluation transparent, s’inscrit dans une «démarche
qualité» et répond à une demande (termes empruntés au marketing!), évaluer les compétences
(«performances ?» «production ?») d’êtres humains fait aussi appel à des principes éthiques : il
s’agit avant tout de respect de la diversité et de tolérance aux valeurs de l’autre. Nous allons voir,
9
dans les chapitres qui suivent, quelles peuvent être les implications/applications concrètes de
l’approche plurilingue et interculturelle proposée par le Cadre, en ce qui concerne l’enseignement
du français langue de scolarisation (FLSco).
Le Conseil de l’Europe, nous l’avons compris, définit des orientations politiques basées sur les
valeurs qu’il cherche à promouvoir, et fournit aux Etats membres des outils pour les aider à les
mettre en œuvre. L’un de ces outils, le CECR, vise notamment à permettre une transparence
internationale dans les certifications en langue, qui soit valide et fiable. Cependant, « on a tort de
focaliser notre attention sur les descripteurs du Cadre et les échelles de niveaux qui ne constituent
pas, loin de là, l’apport majeur de ce document de référence. » (RIBA, 2007:1) La plupart des
emplois qui en sont faits ignorent encore largement le projet plurilingue et le développement de
compétences interculturelles. Ces notions demandent à être affinées. Pourtant, la récente prise en
compte des questions liées aux langues de scolarisation et à la place des langues d’origine est
porteuse d’espoir pour ceux qui œuvrent en faveur de la diversité et d’un dialogue respectueux entre
des cultures parfois très différentes. S’il s’avère difficile – voir dangereux - de concevoir un cadre
commun de référence valable dans l’absolu, chacun peut l’adapter à son contexte. Ce travail de
contextualisation, stimulant, fait appel à la créativité des enseignants. En effet, comme nous allons
le voir, « parmi les conditions du succès figurent l’attitude générale envers la culture de l’écrit et la
maîtrise des registres académiques de la langue de scolarisation. » (GOULLIER, 2010)

B - Spécificités du français langue de scolarisation / langue seconde.


Enseigner une langue de scolarisation, ce n’est pas la même chose qu’enseigner une langue
étrangère. Les apprenants sont des élèves qui suivent une scolarité obligatoire, avec un programme
défini à l’échelle nationale, visant à l’obtention d’un diplôme qui leur permettra de poursuivre des
études puis de trouver un travail et de s’assurer une place dans notre société de production-
consommation. Dans ces conditions, quelle peut être la liberté pédagogique de l’enseignant ?
L’actuel ministre de l’Education Nationale M. Blanquer rappelait récemment, lors d’une allocution
à l’Assemblée Nationale (où il manifestait son opposition à l’écriture inclusive) : « le code de
l’éducation stipule bien qu’il y a une liberté pédagogique, mais dans le cadre des programmes (…)
je serai vigilant à ce qu’il n’y ait qu’une grammaire, comme il n’y a qu’une langue et qu’une
République Française. » Pourtant, le programme s’avère fluctuant (nec mergitur ?) au gré des
gouvernements successifs : l’institution scolaire constitue un véritable instrument politique, comme
nous allons le voir. On y enseigne la langue nationale, qui est censée être la langue maternelle des
élèves. Bien sûr, ce n’est pas toujours le cas, mais le programme national est conçu sur le modèle
d’une langue-culture commune, partagée, qui conditionne tous les autres apprentissages scolaires :
la maîtrise de la langue française est considérée comme la clé de la réussite, c’est le premier
objectif, la compétence-phare du fameux «socle commun» élaboré par l’Education Nationale. Par
conséquent, il s’agit pour les élèves d’en acquérir une maîtrise et une compréhension relativement
approfondie, de s’interroger sur le fonctionnement même de cette langue, d’en étudier la structure,
la grammaire, de se familiariser avec un véritable métalangage. Cela représente une tâche titanesque
pour les apprenants issus d’une autre culture, dont les parents parlent une autre langue dans le cercle
familial. Pour eux, le français étudié à l’école est à la fois leur langue de scolarisation et une langue
seconde - notons que le terme «FLS» fait son apparition officielle dans les programmes de français
du collège publiés à partir de 1995. «Alors que le FLE privilégie l’expression orale, on donne, en
FLS, priorité à la compréhension orale et écrite, certes, mais aussi culturelle : il s’agit de fournir des
repères qui permettent à l’élève de s’orienter dans un environnement qui lui est étranger (...) La
compréhension et la connaissance du milieu scolaire, voire du système éducatif, est primordiale.»
(Cortier, 2007:150) C’est cette situation qui nous intéresse particulièrement ici et que nous nous
efforcerons d’explorer. Nous verrons que l’Education Nationale cherche à inculquer des valeurs
fortes aux jeunes apprenants, pour en faire des citoyens responsables : il semble bien que l’Ecole
vise non seulement à instruire, mais également à éduquer. Ceci nous permettra de comprendre
pourquoi l’enseignement du FLSco, loin de se limiter à l’aspect linguistique de la maîtrise de la
langue, investit largement le champ culturel et se doit d’introduire des passerelles interculturelles.

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B.1 La maîtrise de la langue de scolarisation, une compétence transversale.
Si le CECR s’intéresse en premier lieu à l’enseignement des langues vivantes, les travaux du
Conseil de l’Europe prennent de plus en plus en compte les langues de scolarisation, dont
l’enseignement présente plusieurs aspects : « les enjeux généraux de l’enseignement de la langue
sont en partie déterminés par la conception que l’on a de la langue elle-même. Une langue peut être
décrite comme un système de signes et être, en soi, un objet d’étude, celle-ci étant axée sur ses
catégories grammaticales spécifiques (…) Toutefois, la langue n’est pas seulement un objet d’étude
scientifique ; étroitement liée à notre subjectivité, elle nous aide à définir et à comprendre le monde.
Nous pensons par l’intermédiaire de la langue et celle-ci enrichit le développement de la pensée
(…) Elle est donc un préalable indispensable au développement personnel et à la formation de
l’individu ainsi qu’à l’apprentissage dans le cadre de l’éducation formelle et de la vie
professionnelle. Dans toutes les matières étudiées à l’école, les connaissances s’échangent dans et à
travers une langue. » (DPL du Conseil de l’Europe, 2009:3) De ce fait, les élèves doivent
impérativement maîtriser la langue de scolarisation pour avoir accès à l’ensemble du curriculum –
puis être en mesure de démontrer leurs acquis lors des évaluations. Le rôle du système éducatif est
crucial car il s’agit de permettre à tous les élèves, quelles que soient leur situation et leur origine,
d’accéder à cette maîtrise linguistique afin de garantir l’égalité des chances. De ce fait, la
particularité de la langue de scolarisation est d’être étudiée comme une matière à part entière (en
cours de français) tout en étant aussi la langue de toutes les autres matières (considérées parfois, à
tort, comme «non linguistiques»). Elle est la condition sine qua non de toute réussite scolaire,
indissociable du contenu de l’enseignement. Il semble donc judicieux de favoriser une approche
intégrée du développement langagier, c’est la raison pour laquelle le Conseil de l’Europe suggère
que « tous les enseignants doivent être des enseignants de langue, au sens où ils connaissent les
exigences langagières de leur(s) matière(s) et les stratégies appropriées de soutien linguistique. »
(Idem:6) En effet, toutes les matières offrent des possibilités de développer des capacités
langagières, même si on se focalise moins sur leur développement. Cette prise en compte est
relativement récente ; pourtant, on doit bien reconnaître que « la scolarisation est essentiellement un
processus linguistique (...) car il est demandé aux enfants d’adopter des conventions d’écriture
relatives au mot, à la phrase, à la rhétorique, de définir des mots et, de bien d’autres façons, de
s’intéresser au langage en tant que tel. Autrement dit, le contenu, tout comme le support, de la
scolarisation est, dans une grande mesure, le langage.» (Schleppegrell, 2004:12) Toutes les matières
contribuent à l’acquisition de la langue dominante – une fine analyse de la domination des langues
officielles sur les langues minoritaire est proposée dans la guerre des langues (Calvet, 1999).
En France, suite à la Réforme du Collège de 2016, la maîtrise de la langue devient la première
compétence du socle commun. Transversale, elle concerne les enseignants de toutes les matières
puisqu’elle conditionne l’acquisition de l’ensemble des savoir-faire. La notion de compétence vient
remplacer celle de «connaissances», signe d’un alignement sur les principes du CECR. Plutôt que
d’accumuler des savoirs, on considère qu’il est préférable de développer des savoir-faire, une
capacité à agir en situation («mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine», remarquait
déjà Montaigne dans ses Essais). Les enseignants de toutes les matières sont invités à élaborer par
petits groupes des projets collaboratifs avec les classes qu’ils ont en commun, dans le cadre d’
«Enseignements Pratiques Interdisciplinaires» (EPI). On est bien dans l’esprit d’une perspective
actionnelle visant à développer des compétences grâce à une action orientée vers un projet collectif,
par la réalisation de «tâches» préalablement définies. Il s’agit aussi d’amorcer un décloisonnement
entre les différentes disciplines : un cloisonnement trop hermétique (et arbitraire) ne favorise pas
l’intégration des connaissances linguistiques. D’autre part, une approche davantage centrée sur
l’apprenant est encouragée, sur la base d’une pédagogie différenciée mise en œuvre plusieurs heures
par semaine sous forme d’«Accompagnement Personnalisé». L’enseignant diagnostique les besoins
spécifiques de chaque élève, lui propose une activité susceptible de combler ses lacunes et lui
apporte de l’aide dans sa progression. « La relation entre le français et les autres disciplines est un
élément clef de la scolarisation et de l’intégration scolaire; il importe donc de développer des
compétences de compréhension des consignes et de souligner l’importance à accorder aux
manuels.» (Cortier, 2007:151) Ces derniers ont un rôle structurant pour l’appréhension de l’écrit
11
ainsi que différentes formes de représentations (graphiques, iconographiques...). Les consignes
doivent être soigneusement explicitées ; elles peuvent être décomposées en plusieurs tâches
complémentaires successives – en s’assurant que le vocabulaire employé ne pose pas de difficulté.
Cependant, « pour obtenir de bons résultats scolaires, les élèves issus de l’immigration ne doivent
pas seulement pouvoir s’exprimer avec aisance dans la langue de scolarisation : ils doivent
également maîtriser les divers types de discours académiques spécifiques aux différentes matières
du curriculum.» (DPL du Conseil de l’Europe, 2010:5) Se profile ici le spectre d’une «langue
académique» hyper-normée, bien différente de celle qui est parlée dans la cour de récréation – mais
aussi de «types de discours» dont la forme varie selon la matière étudiée. Pas facile de s’y retrouver
quand on a déjà du mal à s’exprimer dans cette langue seconde que l’on s’efforce d’apprivoiser !
C’est pour cette raison que le Conseil de l’Europe préconise de donner une place à toutes les
langues que les jeunes font entrer à l’école, même si elles ne font pas partie du curriculum, afin de
valoriser leur bagage cognitif, langagier et culturel, dans une approche globale de l’éducation
susceptible de favoriser la réussite. Car un échec scolaire aurait « des conséquences sur tous les
aspects de leur vie future et limite leurs possibilités de participer activement à la vie publique et
d’être concurrentiels sur le marché du travail. » (Idem:6) On retrouve là une préoccupation
récurrente du Conseil de l’Europe, pragmatique : «faire tourner la machine», former – ou formater –
de futurs citoyens qui seront les rouages du processus économique et participeront à la production
de richesse. Nous verrons dans la seconde partie de ce mémoire à quel point ce parti pris est éloigné
de la vision Amérindienne de la vie et de l’ordre du monde.
B.2 Pour une pédagogie de l’opprimé, avec Paolo Freire.
Quoi qu’il en soit, le statut socio-économique, l’ethnicité, la langue et le milieu culturel semblent
peser d’un grand poids dans l’éducation formelle. Or la France est le pays de l’OCDE dont le
système éducatif reproduit le plus les inégalités sociales. Environ 100 000 jeunes sortent chaque
année du système scolaire sans aucun diplôme. D’après le Conseil de l’Europe, « l’influence du
statut socio-économique [sur la réussite ou l’échec scolaire] est bien plus importante que celle du
statut migratoire. » (Idem:7) Des revenus économiques confortables seraient-ils l’ultime panacée ?
C’est probablement plus subtil que cela. Dans La reproduction. Éléments pour une théorie du
système d'enseignement, paru en 1970, Bourdieu et Passeron cherchent à théoriser la violence
symbolique institutionnalisée par le système éducatif, en analysant les conditions de transmission
du «capital culturel», c’est-à-dire l’ensemble des ressources culturelles dont dispose un individu,
qui sont pour l’essentiel transmises par différentes actions pédagogiques familiales. A la même
époque, au Brésil, Paolo Freire rédige La pédagogie des opprimés, ouvrage qui fera de lui une
figure de proue internationale dans le domaine de l’éducation (sur le point d’être déboulonnée et
vouée aux gémonies par l’actuel gouvernement brésilien, qui ne goûte guère ses convictions pétries
de marxisme). Il nous semble intéressant de revenir sur sa démarche, car les «apprenants
vulnérables» qui ne maîtrisent pas la langue dominante de scolarisation apparaissent bel et bien
comme des opprimés. Or Freire émet des propositions concrètes pour en finir avec cette oppression
en construisant ensemble, enseignants et apprenants, une relation horizontale et non plus verticale.
Il propose d’abolir la hiérarchie du savoir en établissant un dialogue basé sur le respect mutuel, où
nul n’a le monopole de l’expression, où l’écoute et la coopération prennent tout leur sens.
De 1962 à 1964, Freire fut chargé d’un vaste programme d’alphabétisation par le ministère de
l’éducation et le de la culture de son pays. Il développe alors une méthode de «conscientisation
libératrice» : l’apprenant doit prendre conscience du fonctionnement de la société pour pouvoir
s’émanciper, s’affranchir des rapports de domination qui l’asservissent. L’éducation est conçue
comme un dialogue entre des êtres humains fondamentalement libres et égaux. Il ne s’agit pas
seulement d’apprendre à lire et à écrire, il faut surtout apprendre à décrypter le monde qui nous
entoure. « Le but de l’éducateur n’est plus seulement d’apprendre quelque chose à son interlocuteur,
mais de rechercher avec lui les moyens de transformer le monde dans lequel ils vivent ».
L’éducation ne peut se contenter d’être une simple transmission de savoir, elle doit instituer de
nouveaux rapports entre enseignants et apprenants, et aiguiser leur sens critique. Pour commencer,
il importe de revaloriser les savoirs traditionnels des apprenants, leur reconnaître une place
12
honorable, s’appuyer sur cette confiance retrouvée pour progresser ensemble. Car chacun est
capable d’appréhender le monde, de le réinventer, pour peu qu’on lui donne les outils adéquats.
Toute situation d’oppression déshumanise à la fois oppresseurs et opprimés. Or ce n’est pas une
fatalité, mais le résultat d’un ordre injuste qui engendre la violence et doit donc être dépassé. Le
rôle de l’éducation est de faire émerger la prise de conscience que cette situation n’est pas
inéluctable. Par conséquent, pédagogie et transformation de la réalité (action sur le monde) sont
intimement liées. Toutefois, l’éducation peut être porteuse de libération ou d’aliénation, non pas tant
par le contenu des idées qu’elle transmet, mais avant tout par la relation qu’elle instaure entre
éducateur et éduqué. Un écueil évoqué par Freire serait, pour l’opprimé, de vouloir prendre la place
de l’oppresseur. Ce serait adopter sa vision du monde, et finalement perpétuer une situation
d’aliénation et de violence. La peur de la liberté et de l’inconnu conduisent à l’immobilisme : c’est
tellement rassurant de faire « comme tout le monde », sans prendre de risque ! Mais cela implique
alors d’accepter l’injustice. Or le but de l’éducation ne peut être de devenir soi-même oppresseur,
ou complice de l’oppression. Il s’agit de sortir d’une conception dans laquelle la réussite sociale, le
profit économique, sont la mesure de toute chose ; d’interroger les valeurs fondamentales qui font
que la vie vaut la peine d’être vécue, et de les remettre au centre de l’enseignement. Il est essentiel
de passer d’une relation de domination et de dépendance à une relation de dialogue (que Freire
nomme «dialogique»), ce qui suppose un changement d’attitude des deux côtés : la transformation
demande une participation libre et active de l’opprimé ainsi que de celui qui l’accompagne
(l’éducateur, l’enseignant). On est dans le domaine de l’entraide, d’une coopération en vue du bien
commun – et non de la compétition : « Personne ne libère autrui, personne ne se libère seul, les
hommes se libèrent ensemble. Dans la situation d’oppression, ce n’est pas l’injustice qui est le plus
grave mais c’est le type de relation sur laquelle elle repose, car c’est elle qui déshumanise. » (Freire,
1974) Ces propos font écho à un ouvrage récent coécrit par Pablo Servigne et Gauthier Chapelle :
L’entraide, l’autre loi de la jungle (2017) dans lequel les auteurs citent Kropotkine, géographe et
penseur anarchiste du début du XXème siècle, qui rappelle que si Darwin a décrit la compétition
comme une loi régissant l’évolution des espèces, on oublie trop souvent que lui-même reconnaissait
que ce n’est nullement la seule ni même la principale : il suffit d’observer les innombrables
phénomènes de symbioses entre différentes espèces ainsi que les stratégies d’entraide entre
individus (n’appartenant pas nécessairement à la même espèce) pour s’en convaincre.
Pour Freire, la pédagogique conventionnelle obéit à une «conception bancaire» de l’éducation :
l’enseignant dépose une matière prédéfinie dans un contenant vide prêt à recevoir et à mémoriser.
C’est une situation inégale, à sens unique. Le savoir transmis est une réalité figée, compartimentée,
prévisible, qui sert les intérêts de l’oppresseur. Cela vise à rendre l’apprenant passif, à endormir son
esprit critique. Le but inavoué d’une telle pédagogie est de maintenir en place l’ordre des choses et
les rapports de force. « Il n’y a alors, ni créativité, ni transformation, ni savoir. » (idem) L’éducation
libératrice établit un tout autre type de relation : « Personne n’est l’éducateur de quiconque,
personne ne s’éduque lui-même, les hommes s’éduquent ensemble, par l’intermédiaire du monde. »
(idem) Si l’homme se définit par la parole et la relation aux autres, le dialogue occupe une place
centrale. Le contenu du programme, le curriculum, devient secondaire : l’essentiel est d’établir une
relation de confiance, constructive tant pour l’enseignant que pour l’apprenant. Cette conception de
l’enseignement n’est pas sans rappeler l’art de la dialectique exposé par Platon, par lequel Socrate,
grâce au dialogue, fait en sorte que deux interlocuteurs s’élèvent ensemble vers la vérité. C’est
presque une forme de maïeutique, processus visant à «accoucher les esprits de leurs connaissances».
Nul besoin pour cela de faire appel à la théorie de la réminiscence : une pédagogie fondée sur le
dialogue permet de construire ensemble un regard sur le monde ; la situation concrète cesse d’être
subie comme inévitable et peut commencer à s’analyser comme un problème à résoudre. Le
formateur cherche à comprendre la vision de l’autre plutôt qu’à imposer la sienne.
Cette pédagogie se veut un antidote à l’attitude de conquête qui consiste à dépouiller l’autre de sa
parole, de ses moyens d’expression, de sa culture - véritable invasion culturelle où le dominant
envahit le monde de l’autre avec ses modèles de valeurs et où le dominé, subissant cette invasion
depuis l’enfance, est incité à croire que la culture du dominant est synonyme de modernité et donc

13
meilleure que la sienne. Convaincu de son infériorité, il auto-censure sa propre créativité et finit par
se voir lui-même avec les yeux des oppresseurs. Celui-ci lui fait miroiter un monde d’illusions,
idyllique, fondé sur la liberté et l’égalité des droits, dans lequel l’éducation est censée être
accessible à tous, où chacun peut choisir son travail, son lieu de vie, reçoit selon son mérite, où tout
est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles - un monde figé auquel il faut s’adapter car
on ne peut rien faire d’autre. Les mécontents n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes, on les considère
responsables de la situation misérable dans laquelle ils se trouvent. A cette propagande
institutionnalisée s’ajoute la règle d’or de l’oppresseur : diviser pour mieux régner, encourager les
communautarismes afin de maintenir l’opprimé dans une vision parcellaire de la réalité et le tenir à
l’écart des enjeux du pouvoir. Cette manipulation peut s’appuyer sur des mythes, des promesses non
tenues – et surtout, sur le maintien du dominé dans une relative ignorance. On empêche l’opprimé
de penser par lui-même, on annihile toute originalité pour maintenir la domination.
Par conséquent, il faut inventer une éducation susceptible de faire émerger une coopération, une
convergence plutôt que des divisions. L’idée est d’aider le peuple à s’organiser lui-même pour
réaliser une action commune ; de partager différentes visions du monde plutôt qu’ imposer une
culture dominante. Freire met toutefois en garde : la mise en place d’une telle éducation basée sur le
dialogue nécessite de transformer en profondeur nos modes d’action habituels. On n’apprend
réellement qu’en étant acteur de son apprentissage : il ne s’agit pas de consommer des idées, du
savoir, des connaissances, mais d’en produire et de les développer grâce à l’action et au dialogue.
Enseignants et apprenants s’éduquent mutuellement en partageant leur compréhension du monde.
On conçoit que ces idées n’aient pas l’heur de plaire à l’actuel gouvernement brésilien, dont
l’objectif est précisément de renforcer l’oppression – notamment par l’assimilation forcée des
peuples autochtones, l’accaparement de leurs terres et la destruction de la forêt amazonienne livrée
en pâture aux industries agricoles et minières.
B.3 Se familiariser avec la grammaire : la délicate acquisition d’un métalangage.
Mais revenons à la langue de scolarisation. Si elle s’avère essentielle pour la réussite scolaire tout
en étant délicate à maîtriser, c’est que l’apprenant doit faire face aux formes de langage qui sont
utilisées en classe, et qui vont bien au-delà de l’aptitude à communiquer. Dans chaque matière,
l’apprentissage exige une littératie spécifique, un registre langagier reposant sur des stratégies de
réflexion particulières. L’école attache une grande importance aux diverses formes d’abstraction et
de conceptualisation : outre l’accès à l’écrit comme moyen de communication et d’accès au savoir,
le FLSco doit aussi permettre de développer des modes de raisonnement, de logique et de pensée -
qui peuvent varier d’une discipline à l’autre. La maîtrise de cet usage de la langue est une condition
préalable à la réussite scolaire. Il s’agit d’être capable de maîtriser la langue dominante, ce qui
constitue bel et bien un enjeu de pouvoir.
En avril 2014, la Recommandation CM/Rec(2014)5 du Comité des Ministres du Conseil de
l’Europe soulignait l’importance des compétences en langue de scolarisation pour une éducation
équitable et de qualité. Cette «langue académique», si elle vise à développer et à structurer la pensée
et l’expression de l’apprenant, nécessite l’acquisition d’une terminologie spécifique et le recours au
métalangage, ce qui constitue souvent un obstacle pour des jeunes issus d’un milieu familial où la
culture de l’écrit ne fait pas partie des traditions. Il ne va pas de soi de distinguer la langue orale de
la langue écrite, cela demande un long apprentissage. L’objectif principal en classe de FLSco est de
faire de tous les apprenants des «utilisateurs compétents de la langue», et cela va bien au-delà d’un
usage à visée purement communicative : outre la lecture et l’écriture, il faut se familiariser avec
différents genres littéraires, différents registres de langue, mais aussi acquérir une bonne
connaissance de sa structure, de sa grammaire, ce qui nécessite tout un vocabulaire spécifique pour
parler de la langue elle-même, décortiquer son fonctionnement – ce que l’on a coutume de nommer
un «métalangage». Il s’agit de « mettre en évidence la contribution fonctionnelle de certains aspects
du répertoire linguistique, les moyens stylistiques utilisés dans les différents genres, les choix
rhétoriques conduisant à une communication effective, et la réflexion sur la langue en tant que
système. » (DPL du Conseil de l’Europe, 2010:29) La langue n’est donc pas uniquement abordée
comme un moyen de communication. D’ailleurs les programmes, au Collège, partent du principe
14
que les bases communicationnelles sont acquises (ce qui pose problème lorsque ce n’est pas le cas).
Marjolaine Peuzin insiste sur cette distinction très nette entre langue scolaire de référence et langue
de communication au quotidien. Selon elle, les objectifs de ces deux perspectives dans lesquelles
sont immergés les élèves sont complémentaires, mais risquent aussi d’entrer en concurrence : « La
fonction sociale pour une langue de scolarisation est très importante, surtout lorsqu’elle est imposée
et perçue comme ayant une dimension d’intégration forte dans un système monolingue comme le
système français. Concrètement, il s'agit pour l’élève de mettre en place une communication
spécifique à la situation classe/école, et de développer un savoir être élève. » (Peuzin, 2015:85) Il
faut donc se couler dans le moule institutionnel sans faire de vague si l’on souhaite réussir à l’école.
Mais ce «savoir être» social ne suffit pas. Il est indispensable d’apprendre à formuler un discours
réflexif sur la langue elle-même, car le FLSco s’avère avant tout un français à portée
métalinguistique : les analyses grammaticales y occupent une place prépondérante. Les apprenants
dont c’est la langue seconde doivent acquérir les mêmes notions de grammaire que tout élève du
cursus ordinaire, alors que leur apprentissage du français ne mobilise pas les mêmes ressources. Et
les différentes méthodes de FLE, même les plus récentes, n’ont pas grand-chose à leur proposer à ce
niveau. Le paradoxe, c’est que « si la langue de l'institution scolaire, qui privilégie l'écrit, est
extrêmement normée, la langue doit être enseignée pour communiquer de manière satisfaisante en
de nombreuses situations, y compris non scolaires. On voit alors que la langue de l'école ne peut
satisfaire aux objectifs communicatifs dans leur ensemble pour les élèves concernés (…)» (idem:86)
Au collège, dès la sixième, il faut entraîner les élèves à déchiffrer des consignes souvent obscures
dans leur formulation. Leur compréhension pose problème car elles reposent sur un implicite : ce
que le correcteur attend de l’élève. La réussite n’implique pas seulement de mobiliser des
compétences linguistiques, mais plutôt de bien comprendre les enjeux et les particularités de chaque
type d’exercice. « On attend une maîtrise des normes, comme si la langue n’était qu’un outil au
service d’une performance syntaxique et énonciative. Le français de scolarisation s’avère avant tout
de portée métalinguistique. Il vise à développer une capacité à formuler un discours sur la langue.
La grammaire y est un enjeu important, et force est de reconnaître qu’elle pose des difficultés. »
(idem) Pourtant, si une approche fondée systématiquement sur la grammaire paraît rébarbative
(lorsque l’on insiste pesamment sur la terminologie, ou à force d’exercices répétés ad nauseam),
l’expérience montre que les enfants aiment jouer avec les mots et font preuve d’une extraordinaire
inventivité. Miser sur l’aspect ludique du langage s’avère souvent une excellente stratégie
d’apprentissage. D’autre part, un enrichissement du vocabulaire est nécessaire pour permettre aux
apprenants de saisir les subtilités d’un texte, clarifier la position de l’auteur, ses nuances. La
dimension lexicale est fondamentale pour une maîtrise satisfaisante de la langue : «On constate au
collège l’apparition massive d’un vocabulaire «encyclopédique», différent du vocabulaire courant,
celui des disciplines scolaires. Les inventaires qui ont pu être réalisés montrent un accroissement
considérable du nombre de mots non courants dans les manuels obligatoires, allant d’environ 6000
au premier niveau du collège jusqu’à 24000 en 3ème.» (Cortier, 2007:151) Pour un élève allophone,
cela représente un lexique gigantesque à assimiler – d’où un risque accru de décrochage. En classe
de sixième, près de la moitié des mots nouveaux sont jugés trop difficiles par les enseignants.
Afin de stimuler l’autonomie de l’apprenant, il peut être pertinent d’encourager un «transfert
langagier» portant sur les différentes langue qu’il connaît. Cela consiste à « économiser l’effort
d’apprentissage en s’appuyant sur les acquis antérieurs et en les appliquant de façon productive à
d’autres expériences d’apprentissage. » (DPL du Conseil de l’Europe, 2010:33) Cette démarche
exige toutefois une bonne connaissance des structures linguistiques puisque ce type de transfert est
une manifestation de la conscience langagière. L’élève commence par se poser une série de
questions : «Qu’est-ce que je sais déjà ou qu’est-ce que je suis déjà capable de faire qui pourrait
servir d’orientation, ou m’aider à réduire les difficultés auxquelles je suis confronté ? » (idem:34)
L’idée est, là encore, de dépasser les cloisonnements arbitraires entre disciplines, d’établir des liens
pour parvenir à une vue d’ensemble (synthétique). On sait que la dimension écrite de la langue est
prépondérante à l’école : la réussite scolaire dépend de la capacité des apprenants à exposer leurs
connaissances par écrit, puisque c’est le moyen par lequel ils restituent les acquis de
l’apprentissage. Or les élèves préfèrent souvent travailler à l’oral plutôt que de réaliser des exercices
15
écrits, plus fastidieux. Mais chercher à éviter cette dimension du langage n’est pas dans leur intérêt :
la langue académique repose sur l’écrit, et ses automatismes ne s’acquièrent qu’à force de pratique.
Il faut par conséquent construire une véritable «culture de l’écrit» - ce qui ne va pas toujours de soi,
comme nous le verrons, dans un environnement culturel Amérindien.
Yannick Lefranc va jusqu’à présenter le FLSco comme une langue «culturellement étrangère»,
génératrice d’insécurité communicative. Il part du constat que les enfants de milieux peu lettrés
éprouvent des difficultés à s’adapter à la «culture de l’école» : pour eux, « apprendre et
communiquer en français à l’école c’est toujours faire l’expérience d’une acculturation. Étudier les
contenus scolaires c’est en même temps participer à une autre culture à laquelle on se doit d’adhérer
intimement si l’on veut espérer y réussir (...) les normes scolaires brouillent les repères, car les
élèves sont confrontés à un langage académique, à des formes et des types de discours (scientifique,
littéraire...), à des genres et des thèmes qui rompent avec l’usage du langage auquel ils sont
accoutumés.» (Lefranc, 2004:83) Or l’institution ne tient pas compte des fossés culturels : elle exige
des résultats rapidement évaluables, ce qui va à l’encontre du processus naturel d’acquisition (qui
n’est pas linéaire). Selon lui, l’«étrangeté linguistique scolaire» constitue un choc culturel qui risque
de créer des blocages, des conflits, et d’aboutir à un rejet brutal de l’école. Cette analyse, nous le
verrons, s’applique de manière pertinente à la situation vécue par les élèves du collège de Camopi.
B.4 Évaluation. L’obtention du diplôme pour objectif principal : une démarche cohérente ?
Au Collège, un objectif incontournable est rappelé lors de chaque réunion pédagogique :
l’obtention du Diplôme National du Brevet (DNB). Par conséquent, un certain nombre d’activités
de classe «conventionnelles» s’imposent afin de préparer les élèves aux épreuves qui les attendent :
dictée, rédaction, exercices de grammaire et de conjugaison, réécriture avec l’application d’une
consigne précise, compréhension de texte, compréhension orale; expression écrite, expression orale.
L’enseignant se doit de respecter un programme très dense, sorte de carcan dont il est difficile de
s’affranchir sans risquer de pénaliser les élèves. Trop souvent pourtant, le professeur qui s’acharne à
couvrir l’ensemble du programme laisse ses élèves largués au bord du chemin. C’est la raison pour
laquelle « beaucoup renoncent à appliquer les textes divers et variés qui tombent d’en haut et
continuent, contre vents et marées, à enseigner, tout simplement (...) Je pense à tous ces enseignants
qui se raccrochent à leur expérience et à leur bon sens pour ne pas appliquer telle ou telle
recommandation du programme. » (Martin Lucie, 2018) Chaque point de grammaire à étudier en
classe y est inscrit de manière précise, laissant juste la liberté de choisir le moment où telle ou telle
règle de grammaire sera abordée – dans la mesure où l’organisation des séquences ne fait pas l’objet
d’un consensus de progression commune supervisé par le coordinateur pédagogique. Il faut donc
consacrer l’essentiel du temps à la préparation du DNB, même si « les épreuves sont trop difficiles
et l’on peut s’interroger sur l’intérêt de présenter les élèves à cet examen. Il apparaît clairement
qu’ils ont des connaissances mais que les modalités de l’examen ne leur permettent pas de restituer
les savoirs et savoir-faire qu’ils ont acquis. Ils vont donc obtenir une note très basse, échouer au
diplôme, et ils n’auront aucun document officiel pour montrer ce qu’ils ont réellement appris et
retenu des cours du collège. » (Peuzin, 2015:90) C’est en ce sens que Yannick Lefranc s’insurge
contre l’inanité des évaluations telles qu’elles sont conçues par l’Education Nationale : « Tout se
passe comme si les évaluations scolaires, qui techniquement mesurent et analysent les résultats
obtenus par les individus, réduisaient les compétences des apprenants, mais aussi leur aptitude
langagière, à leurs performances (…) faire passer les mauvais élèves pour des incompétents et
même des inaptes est proprement obscurantiste et injuste (…) les opérations cognitives dépendent
des états affectifs de l’individu (…) les situations qui provoquent ou entretiennent l’anxiété face aux
tâches, en créant une insécurité linguistique, se révèlent contre-productives. » (Lefranc, 2004:80/82)
Il dénonce aussi le fait que même les productions orales en classe sont constamment évalués, alors
que les critères d’appréciation sont en rupture avec ceux qui prévalent d’ordinaire : « les élèves ne
sont plus jugés sur le fait que le message est compris par un interlocuteur bienveillant, mais sur la
conformité du discours avec la norme scolaire (...) Ceux qui ont été étiquetés «médiocres» sont
conduits à persévérer dans leur rôle social. » (idem:84) Comment leur prouver qu’ils ne sont pas des
incapables, leur redonner confiance ? Par une attitude bienveillante ! Il se trouve que c’est là, depuis
quelques années, le cheval de bataille de l’Education Nationale, comme l’exprime avec humour (et
16
un brin d’exaspération) cette enseignante de français au collège : « Dans l’écœurante bienveillance
actuelle de nos systèmes d’évaluation, «maîtrise fragile» révèle d’importantes lacunes (...) Nos
élèves ont quasiment tous un «niveau satisfaisant». Tout est vert. Un beau vert. C’est uniforme,
rassurant, un vrai logo pour l’écologie, ces tableaux (…) seulement cela ne reflète rien du tout ! Je
rappelle que pour obtenir le brevet des collèges, c’est ce «maîtrise fragile» qui est attendu au
contrôle continu. Les examens du second degré ont de moins en moins de valeur (le brevet, plus
aucune), ils sont obtenus par l’immense majorité et n’empêchent personne d’aller s’écraser contre le
mur du supérieur. » (Martin Lucie, 2018) Comment renflouer l’embarcation? Comment concilier
bienveillance et exigence ? Et comment permettre aux élèves vulnérables de s’en sortir ?
Les diplômes nationaux remplissent un objectif de standardisation ; si l’on adapte le système de
notation pour certains élèves, cela semble injuste. Mais est-ce vraiment juste d’évaluer tous les
élèves de la même manière? « On confond l’égalité (un traitement identique de tous à priori) et
l’équité (un traitement différentiel adapté de chacun pour viser l’égalité à posteriori). Ainsi, de gros
moyens sont mis en place pour organiser une évaluation sommative qui donnera lieu à une
certification, alors que l’évaluation diagnostique qui permettrait de définir une méthode et des
contenus face à ce public spécifique est peu utilisée (…) Il sera nécessaire de remettre en cause en
profondeur la visée de standardisation des évaluations, et, plus encore, l’idéologie linguistique et
nationale française. Ne pas en faire des outils pour discriminer les élèves et rationaliser des
décisions administratives ou des orientations, mais des outils réellement pédagogiques au service
des enseignements et des apprentissages. » (Peuzin, 2015:93) Il serait souhaitable de donner une
place centrale à l’évaluation formative, en généralisant la participation active des apprenants grâce à
l’auto-évaluation (l’élève formule lui-même une appréciation sur ses résultats, ses difficultés, sa
progression, élabore des stratégies de remédiation), l’évaluation mutuelle (plusieurs élèves
s’évaluent réciproquement) et la co-évaluation (à la fois par les élèves et par l’enseignant). Cette
attitude constructive mise sur la coopération, sur l’entraide plutôt que sur la compétitivité. Elle peut
s’appuyer sur l’utilisation d’un portfolio et s’inscrire ainsi dans une approche socioconstructiviste,
dans laquelle la dimension sociale de l’apprentissage est mise en exergue. On pourrait aussi
imaginer des situations d’évaluation qui se rapprochent davantage de situations de communication
spontanées, ordinaires, afin de ne pas discriminer les élèves pour lesquels la langue de scolarisation
est une langue seconde : « cela devrait être à l'institution et ses représentants de s'adapter à ces
élèves nouveaux venus en France et les outils de médiation interculturelle sont là pour ça, plutôt
qu'à tous les élèves de s'adapter à l’ethnocentrisme et à l'idéologie de l'institution. » (idem:89)
B.5 Plaidoyer en faveur du plurilinguisme.
Marjolaine Peuzin va plus loin : « Pourquoi ne pas interroger l'élève à l'oral en histoire géographie,
avec un souci de bienveillance pour s'assurer d'une bonne compréhension de ce qu'il veut dire, et
l'évaluer ainsi sur ses connaissances et non sur la langue (voire, comme cela se fait dans d’autres
systèmes éducatifs européens, dans une autre langue dans laquelle l’élève est plus à l’aise) ? »
(idem:93) Le Conseil de l’Europe, on l’a vu, est favorable à une telle approche plurilingue : « Bien
que le cours de ‘langue comme matière’ ne puisse pas systématiquement donner aux apprenants
issus de l’immigration une éducation à la fois dans leur langue d’origine et dans celle du pays
d’accueil, elle peut au moins exploiter la richesse de la classe multilingue. » (DPL du Conseil de
l’Europe, 2010:13) Le terme «exploiter» est ambigu (par sa coloration économique), il faudrait
préciser ce que l’on entend par là ; néanmoins l’idée d’accorder une place aux langues minoritaires
au sein même de la classe de FLSco est presque révolutionnaire et fait écho à l’approche plurilingue
préconisée par le CECR : « au fur et à mesure que l’expérience langagière d’un individu dans son
contexte culturel s’étend de la langue familiale à celle du groupe social puis à celle d’autres groupes
(...), il ne classe pas ces langues et ces cultures dans des compartiments séparés mais construit plutôt
une compétence communicative à laquelle contribuent toute connaissance et toute expérience des
langues et dans laquelle les langues sont en corrélation et interagissent. (...) Des partenaires
peuvent, par exemple, passer d’une langue ou d’un dialecte à l’autre, chacun exploitant la capacité
de l’un et de l’autre pour s’exprimer dans une langue et comprendre l’autre. »

17
B.6 Dispositifs prévus pour les élèves allophones : UPE2A et ILM.
L’élève allophone qui arrive au collège se trouve dans une situation d’urgence : tout se joue dans
une langue qu’il ne maîtrise pas, tandis qu’on lui demande de mener à bien des apprentissages
scolaires destinés à favoriser son insertion dans la société française ainsi qu’un développement
social et culturel harmonieux. Il se retrouve immergé dans un système scolaire qui applique une
didactique de Français Langue Maternelle (FLM) alors que des cours de FLE lui conviendraient
mieux. Une directive du Conseil de l’Europe stipule que « les apprenants vulnérables peuvent
revendiquer auprès des autorités scolaires compétentes le droit à bénéficier d’un soutien continu en
langue au sein du système éducatif » (DPL du Conseil de l’Europe, 2010:29). En France,
l’Education Nationale a mis en place les Unités Pédagogiques pour Élèves Allophones Arrivant
(UPE2A). « Il s’agit en quelque sorte de créer un français sur objectifs spécifiques (FOS) pour la
scolarisation des nouveaux arrivants, permettant à ces derniers de découvrir et de s’approprier les
caractéristiques et pratiques discursives de chaque discipline. » (Cortier, 2007:152) - Rappelons que
le FOS, apparu dans les années 1970, s’inscrit dans une démarche fonctionnelle : on commence par
analyser les besoins des apprenants, puis on élabore des contenus d’enseignement adaptés à la
compétence-cible. Le dispositif UPE2A consiste donc en des cours de FLE/FOS conçus pour
permettre aux élèves d’intégrer rapidement le cursus «normal». Parallèlement à cette formation
intensive, ils sont placés «en immersion» avec les autres élèves, dès que possible, pour favoriser
l’intégration dans le groupe-classe. En effet, « si le français est langue d’accès aux disciplines et aux
savoirs, il ne faut pas faire de sa maîtrise parfaite un préalable pour aborder ces contenus, mais au
contraire faciliter son acquisition par l’intégration progressive dans les cours et contenus
disciplinaires, ces disciplines étant à la fois apport de connaissances et accès aux fonctions
langagières indispensables à l’intégration.» (idem:146) Toutefois, « on a pu parler de «submersion»,
tant ces apprenants sont confrontés à une multitude et à une variété de situations, de discours,
d’informations dans lesquels on doit les aider à construire progressivement des repères. »
(idem:150). Le temps d’exposition aux UPE2A varie considérablement d’un élève à l’autre. Pour
repérer rapidement les élèves en difficulté et leur proposer une remédiation pertinente, les
établissements les soumettent à un test diagnostique : il importe de savoir précisément où ils en sont
dans la maîtrise de la langue de scolarisation, d’établir un profil linguistique et cognitif fiable pour
chaque apprenant. Lorsque ce test est bien conçus, bien interprété, cela facilite la mise en place de
mesures de soutien appropriées. On peut aussi se référer au Cadre de référence pour l’acquisition
précoce d’une langue seconde, élaboré en 2009 sous l’égide de l’Union Linguistique Néerlandaise.
D’autre part, « les élèves peuvent introduire dans l’Ecole des langues non inscrites au programme
officiel. Ces langues régionales ou minoritaires peuvent aussi être enseignées comme matière dans
le cadre de programmes axés sur le patrimoine ou l’entretien de la langue, conçus pour aider à
préserver l’identité culturelle et linguistique des apprenants. » (DPL du Conseil de l’Europe,
2010:17) Des recherches récentes montrent les effets positifs du bilinguisme précoce sur le
développement des facultés cognitives. Bien sûr, cela suppose de former des enseignants locaux.
Une initiative en ce sens a été prise par le Rectorat de Guyane en 1998 avec la mise en place d’un
dispositif de «médiateurs culturels et bilingues», appelés aujourd’hui «Intervenants en Langue
Maternelle» (ILM). Ils sont en charge d’une mission pédagogique essentielle pour la formation des
enfants qui n’ont pas le français pour langue maternelle. Ce sont des locuteurs natifs des langues de
Guyane, qui interviennent auprès des élèves durant les trois premières années du cycle pré-
élémentaire. Ils sont chargés de favoriser la structuration de la pensée et du discours des élèves dans
leur langue maternelle, d’être le représentant, dans l’école, de la culture des enfants ainsi qu’un
intermédiaire entre les familles et l’école. L’objectif est de « valoriser leur culture afin de faciliter le
développement de l'estime de soi et l'acquisition du français. Le patrimoine linguistique et culturel
de l’élève accède au statut de matériel didactique. Lorsque la promotion des langues maternelles est
organisée, elle participe même à la réussite scolaire en favorisant une première expérience du
langage non conflictuelle. A moyen terme, l’ambition du Rectorat et de l’Université est bien de
pouvoir former des professeurs des écoles de haut niveau, dotés d’une véritable compétence
plurilingue et multiculturelle et habilités à enseigner non seulement en français mais aussi dans une
des langues de Guyane. » (Académie de Guyane, 2016). Cette déclaration semble augurer des jours

18
meilleurs pour les locuteurs de langues «minoritaires» : il s’agit d’un véritable engagement en
faveur du plurilinguisme. Notre enthousiasme est cependant tempéré par les remarques d’Isabelle
Léglise, qui constate « des espaces différenciés – et hiérarchisés : le fond de la classe pour les objets
folkloriques renvoyant à l’espace créole ou amérindien et le tableau pour l’espace français. » Elle y
voit « une forme de ségrégation des langues, (...) l’objectif des programmes mis en place demeure la
maîtrise du français pour permettre, au bout de quelques années, un enseignement uniquement en
français. » (LEGLISE, 2017) Son plaidoyer en faveur de populations renvoyées au silence ou
marginalisées vise une meilleure intégration didactique des pratiques langagières hétérogènes des
élèves, afin de rendre visibles et légitimes différentes formes de savoir. Elle semble avoir été
entendue : l’École Supérieure du Professorat et de l’Éducation (ESPÉ) de Cayenne propose
désormais des parcours de spécialisation «professeur des écoles locuteur», avec un module
d'enseignement optionnel « Langues & Cultures amérindiennes » en Master 2. «L’ambition, c’est
qu’à moyen terme la majorité des professeurs des écoles soient en capacité d’enseigner dans deux
langues », expliquait Christian Mendivé, alors directeur académique adjoint des services du
Rectorat. (Le kotidien, 2016) Un parcours diplômant a été conçu pour permettre aux ILM d’obtenir
la licence Sciences de l’éducation, qui donne accès au Master en alternance puis au professorat. Le
but visé est une dé-précarisation du statut d’ILM. D’ailleurs, la seconde conférence de l'ESPE de
Saint-Laurent-du-Maroni, le 5 décembre 2018, avait pour thème "Le plurilinguisme en éducation.
Des langues et cultures problèmes aux langues et cultures ressources : pratiques plurilingues dans
l’enseignement." C’est un signe positif : la prise en compte des langues minoritaires progresse.
B.7 La Charte des langues régionales et minoritaires.
« L’institution scolaire est un puissant instrument politique, (...) les choix qui y sont opérés sont
déterminants pour la légitimation des variétés linguistiques et peuvent modifier ou maintenir la
hiérarchie des langues. (…) La diversité linguistique constitue une richesse personnelle et collective
mais elle est aussi source potentielle de conflits et, à ce titre, elle doit faire l’objet d’un traitement
particulier par les systèmes éducatifs, sous forme d’éducation interculturelle destinée, au moins, à
développer une attitude de bienveillance pour les locuteurs de langues autres. » (BEACO, 2010)
Afin de promouvoir cette diversité, le Conseil de l’Europe a élaboré la Charte des langues
régionales et minoritaires, que les Etats membres ont pu signer à partir de 1992. La même année, un
nouvel article était inscrit dans la Constitution Française, stipulant que « la langue de la République
est le Français. » Bien qu’il n’ait pas été conçu comme outil de répression des langues régionales,
cet article servira d’argument pour leur refuser un statut officiel : signée par la France le 9 mai
1999, la Charte des langues régionales et minoritaires sera déclarée anticonstitutionnelle deux
semaines plus tard, et n’a toujours pas été ratifiée. Ceux qui la défendent estiment qu’elle entre dans
le cadre d’une réparation des erreurs historiques de la France (colonisation, esclavage,
uniformisation linguistique imposée par l’Ecole de Jules Ferry...) et qu’il y va des droits de
l’homme, du principe d’accès égalitaire à l’éducation et de la crédibilité de la démocratie. Notons
toutefois que la réforme des institutions adoptée par le Congrès le 21/07/2008 inscrit finalement les
langues régionales dans la Constitution française : l’article 75-1 stipule que « les langues régionales
appartiennent au patrimoine de la France » - une reconnaissance qui tarde encore à se traduire par
des mesures concrètes, pour se conformer à l’article 2 du traité de l’Union Européenne : « L’Union
Européenne a été fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie,
d’égalité, de respect de l’état de droit et des droits humains, y compris les droits des personnes
issues de minorités ». Le respect de ces droits (linguistiques, culturels) pose question.
B.8 Les valeurs de la République.
« La langue majeure de scolarisation enseignée comme matière reflète l’esprit du temps mieux
que toute autre matière et peut donc se voir assigner des objectifs bien au-delà du seul enseignement
de la langue et de la littératie. » (DPL du Conseil de l’Europe, 2010:12) L’Éducation Nationale, en
effet, joue un rôle déterminant dans la formation d’un sentiment identitaire national - par le biais de
textes littéraires faisant autorité, qui portent un regard particulier sur l’histoire, la société, la
politique, l’éthique... Dans un soucis de cohésion, les programmes sont conçus sur l’idée que tous
les apprenants sont élevés dans la langue-culture dominante de l’école, et arrivent en classe avec des

19
compétences langagières comparables. Cette homogénéité présumée n’a probablement jamais
existé, et les systèmes éducatifs de nombreux pays d’Europe sont aujourd’hui confrontés à une telle
diversité linguistique et culturelle que se pose la question des valeurs qui y sont transmises. Cette
épineuse question fut abordée lors d’une réunion pédagogique au collège de Camopi. Un enseignant
osa s’enquérir : « Mais quelles sont ces valeurs ? » - et reçut pour toute réponse un froncement de
sourcils de la part de l’intervenante venue tout spécialement du Rectorat, qui signifiait
probablement : « liberté, égalité, fraternité, laïcité… (qui ignore cela ?) » Il semble pourtant qu’une
réflexion plus approfondie s’impose si l’on souhaite développer chez l’apprenant de réelles
compétences interculturelles. Penchons-nous un instant sur ces valeurs citoyennes que cherche à
inculquer l’Ecole de la République.
Géraldine Bozec propose une analyse dont on peut s’inspirer pour tenter de comprendre comment
l’Education Nationale s’efforce de former des citoyens responsables : « C’est à l’École qu’est
confiée la lourde tâche de «faire» des citoyens : éduquer leur raison et leur transmettre
connaissances et attitudes qui leur permettent de dépasser les solidarités induites par leurs
appartenances primaires ; faire d’eux des êtres égaux et semblables dans leur effort pour accéder à
des valeurs et des justifications morales et politiques universelles incarnées dans la nation française,
héritière de la Révolution. » (Bozec, 2007:95) Ainsi, l’éducation civique scolaire vise une finalité
communautaire : l’attachement, à la fois affectif et rationnel, des futurs citoyens à la nation. Il
semble toutefois qu’entre universalisme et respect des différences se joue un combat inégal : les
valeurs universelles des droits de l’homme prévalent sur tout le reste. «Il s’agit d’abord d’apprendre
aux enfants la tolérance et le respect des différences, mais plutôt en relativisant celles-ci qu’en les
mettant en valeur. L’universalisme domine largement sur la diversité dans la sphère scolaire. Les
élèves doivent avant tout comprendre qu’à l’école ils sont égaux et appartiennent au même groupe
humain, quelles que soient leurs particularités individuelles ou collectives. » (Bozec, 2008:5) La
place centrale accordée à la Révolution Française aboutit à mettre en relief le caractère
démocratique de la France, mais on s’interroge peu sur ce qu’est véritablement une démocratie.
Aborder les droits de l’homme permet de transmettre quelques principes clefs, mais ils sont souvent
présentés comme un absolu intangible : « La conception de l’égalité qu’ont les enseignants est avant
tout universaliste et individualiste. La mise en avant d’appartenances particulières fondées sur
l’ethnicité, la classe sociale ou la religion, est ressentie comme une menace. » (idem:9) Bozec
évoque le poids de la norme de neutralité scolaire : du fait du devoir de réserve des fonctionnaires,
les discussions sur des enjeux politiques en classe sont rarissimes, bien que parfois suscitées par les
élèves. Pourtant, même s’ils la conçoivent comme consensuelle, la vision que les enseignants
défendent est bel et bien politique. Ils relaient, parfois sans en avoir clairement conscience, une
manière conventionnelle de voir les choses : « L’universalisme, tout d’abord, est une représentation
politique particulière, opposée, par exemple, au modèle multiculturel et à la reconnaissance des
communautés dans l’espace public et notamment dans l’école. En outre, l’insistance des enseignants
sur le fait « qu’ils ne font pas de politique » peut elle-même être considérée comme politique. (…)
Il apparaît particulièrement opportun de développer dès l’école primaire une véritable formation
politique, ce qui implique surtout de reconnaître que le conflit, les groupes et l’action collective ont
droit de cité dans les débats en classe. » (idem:12) Trop souvent en effet on évacue un sujet brûlant,
on bâillonne une prise de parole, on renonce à un débat sous prétexte de neutralité politique, se
faisant complice finalement d’un ordre en place qui ne saurait être bousculé ou simplement discuté.
On peut y voir un paradoxe : tandis que de plus en plus d’intellectuels clament qu’il est temps de
«décoloniser les esprits», de «décoloniser l’imaginaire» afin d’explorer en toute liberté (et en toute
urgence) le «champ des possibles», il semble que l’on assiste, au sein de l’Education Nationale, à
un processus de formatage qui s’apparente bel et bien à une colonisation de l’imaginaire – à fortiori
dans le cas d’un collège isolé de Guyane, dont les élèves amérindiens sont contraints de se
familiariser avec des schémas de pensée occidentaux. On les force en quelque sorte à adopter la
manière de voir de ceux qu’ils perçoivent souvent comme des colonisateurs : étrangers voire
hostiles à leurs coutumes, à leur langue, et qui ne partagent pas leur manière de vivre et d’habiter le

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monde. Le credo du «développement» (durable ou pas), fondé sur une dangereuse et illusoire
croissance infinie, est la forme que prend ce néo-colonialisme.
Quoiqu’il en soit, l’une des valeurs essentielles que l’on cherche à transmettre aux enfants est
leur égalité fondamentale en tant qu’être humains, et l’on ne peut que s’en réjouir. Mais c’est
souvent pour rappeler la norme égalitaire et les interdits qui l’accompagnent, plutôt que pour
réfléchir aux inégalités entre les groupes qui sont à l’œuvre dans la société. « La crainte de la
création de groupes distincts au sein de l’école est très perceptible. (…) La crainte des
revendications identitaires porte clairement sur les minorités, (…) la mise en avant d’une France
plurielle n’apparaît que rarement comme une dimension centrale. (…) De fait, les instituteurs
insistent beaucoup plus sur l’ouverture à d’autres cultures que sur la mise en avant d’une France
elle-même multiculturelle. » (Bozec, 2007:97,98) Il s’agit de ne pas risquer d’ébranler le modèle
français de citoyenneté (une France «indivisible»). Tout se passe comme si l’idéal d’égalité
républicaine gommait par magie les différences culturelles et sociales (ou feint de les ignorer dans
le périmètre scolaire). C’est outrepasser le respect de la différence pour verser dans une forme
d’aveuglement idéologique qui refuse de reconnaître une légitime diversité. « Que reste-t-il de
l’apprentissage de la nation à l’école, dans ce contexte de crainte des manifestations identitaires des
minorités, d’intégration européenne croissante et de débats sur la possibilité d’une citoyenneté post-
nationale ? » (idem:100) Les valeurs énoncées dans la Déclaration Universelle des Droits de
l’Homme (que la République garantit à chaque citoyen) sont centrales, mais paradoxalement il
apparaît accessoire de se sentir «citoyen du monde» : « l’accent n’est pas mis sur l’idée
d’appartenance à l’humanité comme porteuse de responsabilités et de solidarité. (…) On notera par
ailleurs que l’Europe et le monde apparaissent, par contraste avec l’école et la France qu’elle
représente, comme des espaces légitimes pour parler de la diversité et des différences. » (idem:102)
Cela véhicule et recycle l’image fallacieuse d’un peuple français homogène au milieu d’une foule
d’autres peuples, étranges étrangers. Ainsi, l’esprit critique est considéré comme une attitude à
favoriser chez l’élève, mais on omet d’évoquer la vigilance citoyenne et l’engagement politique.
Bozec déplore que ce qui constituait l’un des piliers de l’instruction civique sous la IIIème
République, l’affirmation de la solidarité entre citoyens, soit absente des programmes actuels. A
l’heure des procès pour «délit de solidarité», peut-on espérer un sursaut pour remédier à ce petit
oubli ? Évoquant le grand débat sur l’identité nationale lancé par le gouvernement en 2009-2010
autour de mesures emblématiques comme l’apprentissage de La Marseillaise, Bozec considère que
«le nationalisme véhicule la croyance en l’existence de particularités nationales et tend à les
naturaliser (…) On peut distinguer deux versions principales de nationalisme : le patriotisme d’une
part, le sentiment d’appartenance nationale (ou conscience nationale) d’autre part.» (Bozec, 2014:1)
Lors de ce grand débat, Eric Besson (alors ministre de l’Immigration et de l’Identité Nationale)
estimait que « l’école, depuis la disparition du service national, est considérée comme un vecteur
majeur de transmission des valeurs et des symboles de l'identité nationale. » (Besson, 2010) La
création en 2019 d’un Service National Universel (SNU) – contesté par un grand nombre de lycéens
et étudiants – aura-t-elle une incidence sur la mission dévolue à l’école ? Selon la secrétaire d’État
Geneviève Darrieussecq, il s’agit de renforcer la cohésion nationale et de répondre aux objectifs de
brassage social. Mais n’est-ce pas là précisément l’une des ambitions de l’école ?
Bozec remarque que la dimension autoritaire du nationalisme s’est vue récemment renforcée à
l’école : « les symboles de la nation ne doivent pas seulement être compris, ni même appris par les
enfants, ils prescrivent aux élèves une posture de dévouement et de déférence (…) Si le terme de
«patriotisme» n’est pas toujours employé explicitement dans les discours gouvernementaux, ceux-ci
renouent avec une ambition patriotique qui s’était auparavant affaiblie. » (Bozec, 2014:12) Le
président Sarkozy n’exigeait-il pas que les élèves se lèvent à l’écoute de l’hymne national
?Seulement se référer constamment, de manière vague et consensuelle, aux «valeurs républicaines»,
atténue certes la portée potentiellement conflictuelle des discours politiques mais finit par laisser un
arrière-goût de vacuité, alors même qu’est remise en question la capacité de l’école à assurer
l’égalité des chances. Plusieurs historiens et universitaires (parmi lesquels Mona Ozouf, Michelle
Perrot, Suzanne Citron) plaident pour un enseignement décentré du référent national, encourageant

21
chez les élèves le sens de la relativité culturelle et l’esprit critique. Outre les droits de l’homme et le
fonctionnement des institutions, ils estiment que l’instruction civique doit enseigner activement la
solidarité internationale et sensibiliser les jeunes à la découverte de la diversité culturelle non
seulement à l’échelle mondiale, mais aussi au sein même de la France. Le fait est que l’Education
Nationale, parfois à son corps défendant, fonctionne selon un processus assimilationniste. Expliquer
aux élèves qu’ils sont «les heureux héritiers de la République», c’est distinguer la France du reste
du monde et exalter un sentiment de fierté nationale, sans toujours faire la part des choses (sans
s’attarder par exemple sur les dérives esclavagistes et coloniales, l’aventurisme impérial
bonapartiste, la guerre d’Algérie ou bien d’autres pages peu glorieuses de l’Histoire Nationale).
Bozec va plus loin : « Le nationalisme cognitif est présent dans toutes les classes, sans que les
enseignants ne soient pleinement conscients de cette orientation ni attribuent de valeur particulière à
la nation. (…) Les symboles nationaux font simplement partie de la «culture générale» : que cette
culture générale véhicule l’appartenance nationale n’est pas pensé ni questionné. » (idem:19) On
peut s’étonner du fait que l’association étroite entre l’école et la nation, assez peu relayée par les
médias dominants, ne soit pas contestée de manière plus visible dans l’espace public. En ce qui
concerne la Guyane et les DOM-TOM, un article de loi (n°2005-158) du 23/02/2005, abrogé
l’année suivante, disposait que « les programmes scolaires reconnaissent le rôle positif de la
présence française outre-mer ». Sans s’étendre sur ce sujet, on peut y voir en filigrane une idéologie
ouvertement néo-coloniale, peu encline à reconnaître les torts causés par la France dans ces
territoires, à l’encontre de ces populations dont certaines ont survécu et su préserver, au moins en
partie, leur précieuse identité culturelle et linguistique.

Pour clore ce chapitre, rappelons les principales caractéristiques du FLSco. L'écrit y est
privilégié, ainsi que la maîtrise d’une langue académique hyper-normée. La dimension culturelle y
est très importante, mais il s'agit d'une culture scolaire, assimilationniste, qui exclut par exemple
l’altérité que constituent les langues-cultures des peuples autochtones de Guyane. Pour ces derniers,
le français appris à l’école a « un statut un peu ambigu, celui d’une langue non première d’un point
de vue familial et psychologique, mais qui a des fonctions sociales d’apprentissage, de travail voire
d’intégration sociale. » (Cortier, 2007:147) « Ces questions manifestent à la fois une réelle prise de
conscience par l’institution scolaire et ses acteurs, comme par la société française en général, de
l’intérêt et de la nécessité de faire face aux contacts, croissant de manière exponentielle, entre
locuteurs de langues différentes, mais aussi une réelle difficulté à prendre en charge cette évolution,
peut-être à cause de la forte tradition monolingue de notre histoire nationale. » (Cortier,1998)

C- Pour une approche interculturelle, voire « transculturelle ».


Nous venons de voir que la culture générale transmise à l’école véhicule, parfois insidieusement,
une certaine appartenance nationale – par le biais, notamment, des «valeurs de la République».
Notre propos est d’essayer de montrer comment il est possible de dépasser ce cadre pour favoriser
au mieux, chez l’apprenant, une ouverture au monde qui peut être qualifiée d’interculturelle, ou
même de «transculturelle», comme le propose un nombre croissant d’enseignants-chercheurs. Avant
d’explorer ce champ de possibilités, il semble nécessaire de préciser ce que l’on entend par
«culture», ainsi que certains concepts associés à ce terme. Ceci nous permettra de comprendre le
lien fondamental qu’entretiennent langues et cultures, et pourquoi l’on ne peut aborder l’une en
faisant abstraction de l’autre. Nous verrons alors qu’au-delà de l’étude d’une culture particulière, il
s’agit de viser l’acquisition de «compétences interculturelles», pour parvenir à un «dialogue des
langues et des cultures» qui ne soit pas un dialogue de sourds entre dominants et dominés.
C.1 Culture et civilisation en didactique des langues.
Depuis le début du siècle dernier, la didactique des langues a connu une profonde évolution : il
s’agissait alors avant tout d’acquérir un savoir linguistique basé sur la mémorisation d’un lexique et
la compréhension du système syntaxique de la langue-cible. Les exercices de grammaire et la
répétition y avaient la part belle, étant censés permettre la mise en place d’automatismes. Toutefois,
bien souvent, les résultats s’avéraient décevants : après plusieurs années d’études, cet apprentissage
permettait rarement de communiquer de manière satisfaisante avec un locuteur étranger. C’est
22
qu’une telle approche omet de prendre en compte la dimension culturelle inhérente à toute langue
vivante. Même si un enseignement en «civilisation» était dispensé, celui-ci se bornait généralement
à un aperçu sur l’histoire et la géographie, mettant parfois l’accent sur telle ou telle spécificité
supposée, mais sans lien direct avec la langue elle-même, au risque de véhiculer des stéréotypes.
Ceux-ci sont des idées reçues, des préjugés, des clichés qui, s’ils ne sont pas questionnés, risquent
d’interférer dans la communication en générant de fâcheux malentendus interculturels. Bien souvent
en effet, « même s’ils ne savent rien de la langue française, les étudiants ont déjà des opinions sur la
France et les Français » (Steele Ross, FDLM n°283). Avant de montrer comment une approche
adéquate peut contribuer à dépasser ces stéréotypes, précisons ce que l’on entend par «culture» et
«civilisation», parfois employés comme synonymes mais que l’on peut néanmoins distinguer.
La notion de civilisation fait référence à un fonds culturel commun aux sociétés vivant dans un
espace géographique donné, ancré dans une époque plus ou moins définie (par exemple la
civilisation gréco-romaine antique, la civilisation occidentale moderne, etc...). Étudier telle ou telle
civilisation, c'est s'intéresser à la vie d'une population à un moment donné de son histoire, sous tous
ses aspects (économie, production artistique et technique, architecture et habitat, organisation
sociale, religieuse, politique...). L'étymologie latine ("civis", citoyen) est liée à la cité, la ville. Ainsi,
la civilisation peut être comprise comme l'organisation des hommes pour vivre ensemble,
l'élaboration de leur vie sociale, notamment par l'édification de lieux de vie communs : hameaux,
villages, villes... et toutes les ramifications qui en découlent. Dans cette approche de l'histoire de
l’humanité, il n'est pas porté de jugements de valeurs. Certains, cependant, ont une conception
linéaire de l’Histoire, évolutionniste : pour eux, la civilisation désigne l’état d’avancement des
conditions de vie, des savoirs et des mœurs d’une société qui se considère elle-même «civilisée»,
par opposition à ce qu’ils nomment «barbarie» ou «sauvagerie». Ceci implique la notion de
«progrès», conçu comme l’amélioration constante du bien-être humain, supposé tendre vers un idéal
universel grâce à des sciences et techniques de plus en plus sophistiquées. Ce mythe du progrès,
sorte de rouleau-compresseur ayant pour corollaire celui d’une croissance infinie (dans un monde
aux ressources limitées), est aux antipodes de la conception amérindienne du monde, que nous
aborderons dans le prochain chapitre. Il fait écho à un autre mythe, celui de Prométhée, demi-dieu
qui décide de voler le feu sacré de la connaissance pour l’offrir aux humains. Le châtiment divin
sera terrible : Prométhée est condamné à se faire dévorer le foie par un aigle, jour après jour, car il
repousse chaque nuit. On peut y voir une mise en garde contre ce qui était considéré dans la Grèce
antique comme un sacrilège : l’hybris, la démesure, folie imprudente des hommes tentés de rivaliser
avec les dieux ; sentiment violent inspiré des passions - particulièrement de l’orgueil. Les Grecs lui
opposaient la tempérance, la modération – sagesse que l’on retrouve chez la plupart des peuples
premiers, concrétisée par le respect de la Terre sacrée, vivante. Le philosophe allemand Hans Jonas
faisait référence à ce mythe, soulignant les risques inconsidérés et les conséquences irréversibles de
certains choix techniques sur l'équilibre des écosystèmes, pour les générations futures. (Jonas, 1979)
Nous y sommes… En définitive, le concept de civilisation a conduit à l’eurocentrisme et aux
dérives coloniales : les Européens prétendaient «apporter la civilisation» à des peuples «primitifs»
(cette «mission civilisatrice» s’appuyant sur une conception évolutionniste), avec condescendance,
en ayant recours à une terminologie raciste. Cyniquement, il s’agissait surtout de s’approprier les
immenses ressources naturelles de ces territoires peu exploités par les populations autochtones.
Le terme de "culture" est polysémique ; sans en proposer ici une analyse exhaustive, essayons
de le définir pour préciser l'emploi que l'on souhaite en faire. Son étymologie latine («cultura» :
culture, agriculture), dérivée du verbe «colere» (habiter, cultiver), renvoie à l’ensemble des
connaissances, savoir-faire, traditions et coutumes propres à un groupe humain. Elle se transmet
socialement de génération en génération (et non par héritage génétique!) et conditionne en grande
partie les comportements individuels. S’il est difficile d’en donner une définition précise, c’est que
la culture englobe la plupart des aspects de la vie en société. On en distingue généralement trois
grandes formes de manifestations : l’art, le langage et la technique. Au niveau individuel, la culture
est l'ensemble des connaissances acquises par un être humain, son instruction ou «culture générale».

23
C.2 Nature et Culture.
La philosophie occidentale procède souvent d'une opposition entre "nature" et "culture". Cette
distinction radicale est affirmée dès le XVIIème siècle par Descartes, qui envisageait la possibilité,
pour l’Homme, de se rendre « comme maître et possesseur de la nature » (Discours de la méthode,
1637). Une conception matérialiste qui considère la nature comme une entité extérieure à l’Homme,
susceptible d’être exploitée à sa convenance. Largement diffusée par la «mondialisation» (avec
l’expansion coloniale puis le commerce international), appuyée par le développement des sciences
et des techniques, une telle conception peut être tenue pour responsable de l’avènement de ce que
certains nomment désormais «l’anthropocène» : une ère nouvelle dans laquelle l’impact des
activités humaines (notamment l’extraction des ressources naturelles) a une incidence directe sur
l’ensemble des phénomènes naturels (bouleversements climatiques, extinction de masse des espèces
animales et végétales, destruction des écosystèmes, acidification des océans…). Pourtant,
l’opposition entre «nature» et «culture» ne va pas de soi : de nombreux peuples ne font pas cette
distinction mais considèrent l’humain comme partie intégrante d’un tout (que l’on pourrait appeler
«le cosmos», «l’univers», bien qu’une tentative de traduction des différents termes employés dans
de nombreuses langues locales s’avère nécessairement approximative), qu’il est par conséquent
essentiel de respecter. Nous y reviendrons, dans la seconde partie de ce mémoire.
L’opposition «nature/culture» permet toutefois de distinguer ce qui chez l’Homme est inné et ce
qui est acquis. En ce sens, la définition proposée par Paul Claval est éclairante : « La culture est
l’ensemble de ce qui n’est pas inné en nous : elle est faite de ce qu’on nous a appris et de ce que
notre expérience nous apporte. » (Claval, 2003:320) Autrement dit, tout ce qui n'est pas naturel est
d'ordre culturel, véhiculé par la société dans laquelle on évolue, qui nous façonne continuellement.
C.3 Un peu de vocabulaire.
L’anthropologue américaine Margaret Mead propose le terme d’ «enculturation» pour désigner
le processus par lequel un groupe humain transmet à un enfant, dès sa naissance, les multiples
composantes de sa culture : langage, mœurs, valeurs sociales, traditions… « Dans les premières
années l'individu est conditionné à la forme fondamentale de la culture où il va vivre. Il apprend à
manier les symboles verbaux qui forment sa langue, maîtrise les formes acceptées de l'étiquette, (...)
s'adapte aux institutions établies. En tout cela il n'a presque rien à dire, il est plutôt instrument
qu'acteur.» (Herskovits, 1950) L'enculturation se distingue de l’acculturation, processus d'adaptation
d'un individu (ou d'un groupe) venant d'ailleurs, à une autre culture avec laquelle il est en contact ou
dans laquelle il est immergé. Herskovits le définit comme «l'ensemble des phénomènes qui résultent
d’un contact continu et direct entre des groupes d’individus de cultures différentes et qui entraînent
des changements dans les modèles culturels originaux de l’un ou plusieurs de ces groupes.» (idem,
1938:172). En effet, sans négliger le fait qu’une culture «minoritaires» risque d’être absorbée par la
culture dominante et de disparaître, gardons à l’esprit qu’il ne s’agit pas d’entités figées, mais en
perpétuelle mutation, et que le contact interculturel peut aussi être source d’enrichissement mutuel.
Autre terme de la même famille : celui de «déculturation» (notons le préfixe privatif), qui
désigne la perte ou l’altération d’une identité culturelle. Il y a là l’idée d’une dépossession de soi,
potentiellement dramatique. Ce peut être le fait d’un abandon plus ou moins volontaire (suite par
exemple à une émigration), ou la conséquence d’un rapport de force imposé (dans une situation de
néo-colonialisme). Certains mouvements identitaires anti-immigrations agitent le spectre d’une
déculturation européenne sous la pression de nombreux migrants (c’est la «théorie du grand
remplacement», cheval de bataille de mouvements nationalistes d’extrême-droite toujours en quête
de boucs-émissaires, dont le fonds de commerce est la peur, la xénophobie, le repli sur soi).
Plus pernicieuse peut-être car d’apparence égalitaire (à défaut d’être équitable), l’assimilation
peut être conçue comme l’art de gommer les différences, de présenter comme semblables des
individus ou des groupes qui présentent pourtant une riche diversité culturelle. Ce processus peut
permettre à un étranger ou à une minorité de s’intégrer à un groupe social plus large, en adoptant
ses caractéristiques culturelles – au prix d’une douloureuse déculturation, car l’assimilation
culturelle implique l’adoption de la langue du groupe dominant, l’adhésion à son système de
valeurs, et par conséquent l’abandon d’une autre façon de vivre. Il s’agit en quelque sorte d’une
intégration forcée. S’assimiler, c’est se fondre dans la masse, accepter une certaine uniformisation
24
en renonçant à ses particularités ; c’est souvent une condition préalable à la revendication des
mêmes droits que l’ensemble des citoyens. On peut considérer la politique de la France comme
assimilationniste - volonté inscrite dans sa constitution (avec le principe d’«indivisibilité»), qui se
retrouve dans la plupart de ses institutions, parmi lesquelles l’Education Nationale.
Ces précisions lexicales donnent à penser que le terme de "civilisation" recouvre un ensemble
plus large que celui de "culture". On ne parle pas de «civilisation locale» alors que l'on peut
mentionner telle particularité de la culture locale spécifique à un village, une région. La remarque
de Claude Lévy-Strauss va dans ce sens : « La civilisation mondiale ne saurait être autre chose que
la coalition de cultures préservant chacune son originalité. Il n’y a pas de civilisation sans mélange
des cultures». (Lévy-Strauss, 1989:77) Dans un autre ouvrage, il dit encore : «Devenue sa propre
victime, c’est au tour de la civilisation occidentale de se sentir menacée. Elle a, dans le passé,
détruit d’innombrables cultures dont la diversité faisait la richesse de l’humanité» (idem, 1994:18).
On pourrait aussi réfléchir à ce que l'on entend lorsque l'on parle d'une personne "civilisée" (qui a
de bonne manières ? qui sait se comporter en société ?), d'une personne "cultivée" (qui possède une
grande culture générale ? Classique ?). Ceci suggère qu’il existe différentes formes de culture que
l’on peut, pour simplifier, ranger en deux catégories : cultures populaires et cultures savantes (ou
élitaires). Les premières ont trait aux spécificités locales, tandis que les secondes renvoient
essentiellement aux arts, sciences et techniques. L’enjeu pour l’enseignant sera de ne négliger ni les
unes ni les autres, afin de donner à l’apprenant les clés qui lui permettront de mieux comprendre le
fonctionnement de la société française, d’en décrypter les codes afin d’éviter les quiproquos.
C.4 Langue et culture.
Nous n’avons pas encore abordé une caractéristique inhérente à toute culture, qui explique
pourquoi elle a sa place en classe de français : « Elle est véhiculée par des signes, des
représentations. Elle enveloppe le monde où nous vivons : celui-ci ne nous est jamais donné
directement.» (Claval, 2003:320 ) Autrement dit, la culture est transmise par la langue, qui en est le
reflet. Ce que nous percevons du monde est conditionné par notre langue, qui nous permet de le
classifier en différentes catégories. Ainsi l’on peut considérer que la langue est à l’origine de notre
«capacité à faire des distinctions» (Bourdieu, 1982). Or ce découpage du réel peut varier selon les
langues, et induit d’innombrables connotations, souvent inconscientes pour le locuteur. Pour
expliquer ce phénomène, Manuela Ferreira Pinto évoque une « matrice culturelle, une sorte de
conditionnement qui nous permet de résoudre des problèmes, de faire des choix, d’exprimer des
préférences, de prendre des décisions » (Ferreira Pinto, D’une culture à l’autre, CIEP). Elle souligne
«la part invisible de la culture», l’adhésion implicite à un système de valeurs, à des codes,
susceptible de générer des malentendus. Pour pouvoir les résoudre, il faut rendre explicite le
système de valeurs auquel on se réfère, comprendre ces «codes» qui permettent aux membres d’une
même société de vivre ensemble. L’implicite culturel, c’est en quelque sorte la partie immergée de
toute communication, qu’on ne saurait négliger sans risque de naufrage communicationnel.
Parmi ces implicites, la composante non-verbale de la communication (gestes, ton, attitude
physique, regards…) peut être source de confusions : « Par définition, la communication est un
message constitué d’éléments verbaux mais surtout d’éléments non verbaux. Pour les comprendre,
chacun des interlocuteurs se réfère généralement à ses propres cadres de référence. Dans une
communication entre locuteurs de langues-cultures hétérogènes, donc de nature interculturelle, ces
cadres sont forcément divers. En entrant en contact, ils peuvent générer un choc culturel. » (Senos,
2013) Les exemples sont innombrables, révélateurs d’une multitude de codes de communication qui
ne vont pas de soi. En Inde, l’acquiescement s’accompagne généralement d’un mouvement de la
tête qui, pour un occidental, peut facilement être interprété comme un signe de négation. Dans ce
pays, il serait mal venu de toucher son interlocuteur avec la main gauche, considérée impure. Dans
certaines régions, on a l’habitude de s’exprimer en parlant très fort, ce qui peut être perçu comme
une agression, alors que ce n’est nullement le cas. Si en France il est fréquent de se «faire la bise»
(dont le nombre varie selon les régions) pour se saluer, dans d’autres sociétés cette pratique prêterait
à confusion. Aux Maldives, enseignant à des étudiants en hôtellerie (à la «Faculty of Hospitality and

25
Tourism Studies» de Male’, en 2003-2004.), ceux-ci avaient beaucoup de mal à comprendre
pourquoi les Français attachent une telle importance aux formules de politesse : il leur semblait
exagéré de passer son temps à s’excuser, se remercier… Or la prise en compte de cette particularité
culturelle paraissait incontournable dans leurs interactions à venir avec une clientèle française. Ainsi
l’on commence à comprendre l’intérêt, voire la nécessité de développer une compétence
interculturelle chez l’apprenant. De nombreux didacticien d’ailleurs, à la suite de R. Galisson (De la
langue à la culture par les mots, CLE international, 1991), parlent de l’enseignement d’une «langue-
culture», suggérant que l’on ne peut aborder l’une sans l’autre tant elles sont imbriquées. Il s’agit
d’éviter l’écueil de l’ethnocentrisme, attitude qui consiste à considérer le monde uniquement du
point de vue de sa propre culture, et conduit à mépriser ceux qui n’en partagent pas les valeurs.
C.5 Évolutionnisme, relativisme, culturalisme - les pièges de l’identité culturelle.
Penser le monde en termes de cultures ne va pas de soi ; pourtant, il suffit d’écouter un journal
radiophonique pour entendre des raisonnements qui visent à expliquer les comportements des
individus par leur culture, notamment nationale. D’où vient ce concept ? Est-il pertinent ? N’assiste-
t-on pas à des dérives quand on en vient à penser que les cultures sont étanches les unes par rapport
aux autres, qu’elles sont des objets figés soudain menacés par des apports extérieurs ? Le concept
de «culture», présent dans toutes les sciences sociales, devient instrumentalisé dans la sphère
politique. L’opposition nature/culture, radicalisée par le rationalisme cartésien, structure la pensée
occidentale. Pourtant, si le concept de nature imprègne déjà la Grèce Antique (la «physis» désigne
alors la totalité de l’être, humanité comprise, avec l’idée d’un jaillissement miraculeux de la vie –
d’où le terme latin «natura», «naissance»), le mot «culture» en revanche est relativement récent.
D’après Régis Meyran (Les pièges de l'identité culturelle, Berg International, 2014), il apparaît à la
fin du XVIIIème en Allemagne, à une époque où s’élabore l’idée du pangermanisme au sein du
romantisme allemand, en réaction à l’universalisme défendu en France par la philosophie des
Lumières (qui s’incarnera dans la Déclaration des Droits de l’Homme). La notion de «kultur»
apparaît comme une manière de penser le particularisme, notamment sous la plume de Herder,
théoricien de «l’âme du peuple» intemporelle, qui se transmettrait de génération en génération (mais
peut connaître des transformations). Cette idée sera reprise par les mouvements nationalistes
allemands (dont les formes extrêmes conduiront au nazisme) à partir du XIXème. C’est insister sur
ce qui différencie les hommes plutôt que sur ce qui les rapproche. A une époque où les
nationalismes ont le vent en poupe, il peut être dangereux de souffler sur les braises. Le mot d’ordre
du nazisme était «ein volk, ein reich, ein führer» : un peuple, un empire, un chef. Or la notion même
de «peuple», ambiguë, relève souvent du fantasme et demande à être questionnée. Qu’entend-on par
exemple par le «peuple français», conçu dans la Constitution comme un et indivisible sans qu’il soit
tenu compte de sa diversité, de son hétérogénéité ? Les populations de nationalité française qui
vivent dans les départements d’Outre-Mer (anciennes colonies), parmi d’autres, auraient leur mot à
dire - mais même en métropole, les identités régionales peuvent être très fortes. Assez
paradoxalement, le siècle des Lumières, exaltant l’idée de «progrès», a favorisé la diffusion de ce
qu’on a pu appeler «l’évolutionnisme culturel», idée selon laquelle chaque culture serait en marche,
à son rythme, vers un idéal universel et que par conséquent il est possible de procéder à une
hiérarchisation des cultures, en fonction de leur degré d’évolution. On perçoit les dangers d’une
telle conception, sur laquelle les acteurs du colonialisme ont su s’appuyer afin de justifier leur
domination sur des peuples qu’ils prétendaient «civiliser». (Meyran, 2014)
Dans une perspective relativiste au contraire, «la diversité culturelle apparaît comme le propre de
l’humanité» (Wieworka, 2000) : on ne peut prétendre qu’une culture soit supérieure à une autre,
chacune élabore son propre système de valeurs qui n’a pas vocation à l’universel. En 1820, Wilhelm
von Humboldt (philosophe et linguiste, fondateur de l’Université de Berlin) développe la notion de
«vision du monde» pour tenter d’expliquer les différences culturelles que l’on constate entre
différentes populations. Il montre comment la langue particulière d’un locuteur conditionne sa
pensée, son système de représentations, son rapport au monde. En cela, il peut être considéré
comme un précurseur du relativisme linguistique, développé par «l’hypothèse Sapir-Whorf» (du
nom des anthropologues américains qui l’ont élaborée) qui considère que, du fait de la diversité des
26
langues, «les mondes où vivent des sociétés différentes sont des mondes distincts, pas simplement
le même monde avec d’autres étiquettes». Selon Humboldt, la «réalité» n’est pas composée
uniquement de nos stimuli sensoriels, elle provient aussi de la manière dont on se représente le
monde à travers le langage. Ainsi, au centre de la culture se trouve la langue. D’où la notion de
«langue-culture», conçus comme indissociables. Le fait que toute langue puisse être traduite dans
une autre montre que les cultures ne sont pas exclusives, imperméables les unes aux autres (ce qui
reviendrait à une sorte de «solipsisme culturel»). Toutefois, la traduction pose de nombreuses
difficultés : comment rendre toutes les nuances d’une pensée lorsqu’on la transpose dans une autre
langue, qui fonctionne avec d’autres systèmes de références, dans laquelle les mots employés ont
une connotation particulière qui n’est pas nécessairement la même dans la langue d’origine. Ceci
pose une question à laquelle l’universalisme des Lumières a du mal à répondre : comment penser la
différence sans tomber dans l’ethnocentrisme ? Le relativisme culturel s’interroge précisément sur
ce que signifie la différence culturelle : jusqu’à quel point suis-je différent de celui qui vient d’une
autre culture que la mienne ? On peut être tenté de croire que «tout est relatif», que tout se vaut,
qu’il n’y a pas de valeurs universelles, et qu’il ne peut y avoir de compréhension véritable d’une
culture à l’autre. Affirmer «c’est dans ma culture» permettrait de justifier tous les excès
imaginables. Cela va évidemment à l’encontre des principes énoncés dans la Déclaration
Universelle des Droits de l’Homme (DUDH).
Le danger du culturalisme consiste à enfermer l’individu dans sa culture d’origine, conçue comme
monolithique, pure, homogène, hermétique aux autres. C’est croire en un déterminisme culturel qui
serait total (conception qui risque de conduire à un régime totalitaire, nationaliste, prônant la
supériorité de telle culture par rapport à telle autre). C’est aussi la porte ouverte à tous les préjugés
et stéréotypes (généralisations parfois contradictoires qu’il peut être intéressant de creuser pour en
comprendre les ressorts). Or les cultures se mélangent sans cesse, s’apportent constamment les unes
aux autres, s’enrichissent, évoluent. Elles ne sont pas figées mais en perpétuelle mutation. Il suffit
pour s’en convaincre de considérer le nombre de mots d’origine «étrangère» qui constituent le
français contemporain. En ce sens, il n’y a pas de culture «originelle, éternelle». D’autre part, on
peut concevoir plusieurs degrés dans ce que l’on appelle une culture partagée : certain traits
culturels sont spécifiques à un village, une communauté, une région ; d’autres se retrouvent à
l’échelle d’un continent. Poussé à l’extrême, le culturalisme procède à une réification des cultures,
qu’il considère comme des «choses» ayant une existence propre. En outre, il mène à une sorte de
«différentialisme» en prétendant que chaque culture est certes respectable, mais qu’elle doit garder
ses prérogatives afin de se préserver des autres. Autrement dit : «chacun chez soi, surtout ne nous
mélangeons pas !» Ce qui est bien le signe d’une méconnaissance et d’une peur de l’Autre, d’un
repli sur soi. Autant de pièges que l’approche interculturelle invite à déjouer, à dépasser. De même
que l’on parle de «surdité phonologique» pour exprimer la difficulté de percevoir certaines nuances
sonores d’une langue étrangère, on pourrait parler d’«aveuglement culturel» pour évoquer
l’incapacité de voir le monde avec les yeux de l’autre, quand celui-ci fonctionne dans un système de
représentations aux antipodes du nôtre. D’où la nécessité d’apprivoiser ce système si différent qu’il
apparaît parfois étrange, pour en percevoir les nuances et enrichir notre propre vision du monde.
Car comme le suggère Tzvetan Todorov, « Le meilleur résultat d’un croisement des cultures est
souvent le regard critique que l’on tourne vers soi » (Todorov, 1986:24).
C.6 Développer des compétences interculturelles.
L'interculturalité constitue une expérience souvent intense, enrichissante. Avec ou sans la barrière
de la langue (car il existe d’autres manières de communiquer), ces rencontres avec l'Autre sont aussi
l'occasion d'une réflexion sur soi-même et sur le monde, et peuvent être à l'origine d’un métissage
culturel. La notion d'interculturalité peut être étendue à toute situation de rupture culturelle résultant
de différences de codes et de significations liés à divers types d'appartenance (ethnie, nation, région,
religion, genre, génération, groupe social...). Il y a situation interculturelle dès que les personnes ou
les groupes en présence ne partagent pas les mêmes univers de significations et les mêmes formes
d'expression, ces écarts pouvant faire obstacle à la communication. On pourrait définir
l'interculturalité comme l'ensemble des interactions entre des cultures différentes, générées par des
27
rencontres impliquant des échanges réciproques. Idéalement, elle est fondée sur le dialogue, le
respect mutuel et le souci de préserver l'identité culturelle de chacun. En ce sens, une approche
interculturelle induit une forme d'ouverture et implique un renoncement à l’ethnocentrisme. Il y a là
une idée de réciprocité, tandis que «multiculturel» correspond davantage à une coexistence, une
juxtaposition des cultures (on retrouve la distinction entre «plurilinguisme» et «multilinguisme» sur
laquelle insiste le CECR – qui se prononce en faveur du premier).
Chaque culture, nous l’avons vu, est transmise par une langue à laquelle elle est intimement liée.
Thierry Bulot va plus loin : pour lui, « la langue renvoie à un objet nécessairement hétérogène,
produit des usages sociaux, plurinormé, engageant fondamentalement la construction des identités,
la socialisation, le rapport au monde, bref un objet complexe. » (Bulot, 2011) Or, « si la langue
engage l’individu dans sa globalité et le construit, la perte d’une langue pour un élève, ou
l’immersion forcée dans une nouvelle langue, est un processus délicat qui engage tout son être et a
des conséquences dans la construction de son identité. Il est donc nécessaire de réfléchir à ces
transitions, à la manière avec laquelle on accueille l’élève dans une nouvelle langue, sans provoquer
de rejet ni d’acculturation, qui peuvent avoir des conséquences irrémédiables sur son équilibre. »
(Peuzin, 2015:84) Cette dimension est décrite dans le CECR : « Dans une approche interculturelle,
un objectif essentiel de l’enseignement des langues est de favoriser le développement harmonieux
de la personnalité de l’apprenant et de son identité en réponse à l’expérience enrichissante de
l’altérité en matière de langue et de culture. Il revient aux enseignants et aux apprenants eux-mêmes
de construire une personnalité saine et équilibrée à partir des éléments variés qui la composeront. »
On vise bien ici à valoriser les variétés des langues et des cultures, dans leur diversité. Le bénéfice à
situer la langue dans un cadre sociodidactique, et non pas seulement linguistique, est une meilleure
prise en compte du contexte social et du vécu langagier des élèves, et donc une action éducative
mieux adaptée, plus efficace. Marjolaine Peuzin s’interroge toutefois : « comment demander à un
élève une sensibilité interculturelle dont les enseignants ne sont pas capables ?» (PEUZIN, 2015:91)
Elle constate que le FLSco ne bénéficie pas encore d’une méthode d’enseignement spécifique,
détaillée, qui serait institutionnalisée. L’écrit y est certes privilégié, mais si la dimension culturelle y
est très importante, il s’agit d’une culture scolaire. Or comme le rappelle J.P. Cuq, « La culture est
certes la littérature, la musique, la peinture, etc., tout ce qu’on réunit depuis Bourdieu sous
l’appellation de culture cultivée, mais aussi toutes les façons de vivre et de se conduire, qu’on réunit
sous le nom de culture anthropologique. En ce sens, pour Louis Porcher une culture est un ensemble
de pratiques communes, de manières de voir, de penser et de faire qui contribuent à définir les
appartenances des individus (...) et qui constituent une partie de leur identité. Cette conception de la
culture qui doit faire partie de la compétence (inter)culturelle de l’apprenant se substitue donc
progressivement à l’ancienne notion de civilisation. » (CUC&GRUCA, 2002:83)
Souvent, l’échec scolaire vient du fait que l’élève ne partage pas les mêmes références culturelles.
Pour mettre en relief ce phénomène, D. Lussier propose l’analogie de l’iceberg : toute culture
présente une partie visible, «externe», constituée de comportements et d’opinions explicites,
objectifs, relativement faciles à changer. Mais il y a aussi une partie cachée, «interne», à ne pas
négliger, qui correspond aux valeurs, aux visions du monde subjectives, implicites, souvent
inconscientes car profondément intégrées dans la construction identitaire individuelle. Ces
dernières, sont beaucoup plus difficiles à modifier. C’est le défi que cherche à relever l’approche
interculturelle : « acquérir une compétence interculturelle, c’est être capable de s’ouvrir aux autres
cultures, affiner son habileté à interagir avec des individus de cultures que l’on estime différentes de
la nôtre (…) Il s’agit de sortir du cadre de nos représentations habituelles, d’élargir le champ de nos
perceptions, de dépasser l’horizon de nos comportements quotidiens afin d’être en mesure de
remettre en question nos jugements de valeur. » (Lussier, 2018) Cela nécessite d’apprendre à
décrypter d’autres systèmes de codes culturels - avec un risque d’incompréhension, voire de conflit.
Démarche qui mène à une interrogation réflexive, un questionnement sur ce qui fait notre identité –
elle aussi plurielle. Qui suis-je ? « Connais-toi toi-même ! » recommandait déjà Socrate voici 2500
ans. Cette quête a toutes les chances d’être salutaire, de faire émerger une forme de tolérance.

28
C.7 Quelques critiques ou bémols.
Tout le monde n’adhère pas avec le même enthousiasme à ces considérations. L’enseignant-
chercheur Fred Dervin s’insurge contre le concept de «compétences interculturelles», qu’il tourne
en dérision dans un essai au titre provocateur (Impostures interculturelles, L’Harmattan, 2011). Pour
lui, l’interculturel mène souvent à la comparaison. C’est dangereux, car lorsque l’on se compare à
l’autre, on a tendance à mettre en œuvre des jugements de valeurs. On s’estime mieux – ou moins
bien, selon les critères que l’on met en avant, et cela risque d’engendrer un complexe de supériorité
(ou d’infériorité) dont il est difficile de se départir. Mais surtout, il paraît absurde de vouloir évaluer
une compétence interculturelle : d’une part, il s’agit d’un savoir-être plutôt que d’un savoir-faire, ce
qui pose question d’un point de vue éthique (quelle légitimité peut-il y avoir à juger la manière
d’être d’un individu dans ses interactions avec autrui ? Un tel jugement peut-il prétendre à une
quelconque objectivité ?). D’autre part, toute situation d’interculturalité suppose une relation
complexe entre plusieurs individus ; il apparaît dès lors illusoire de chercher à évaluer l’un des
interlocuteurs (l’isolant virtuellement) alors que chacun est impliqué dans cette relation – y compris
l’évaluateur, qui ne saurait s’en extraire même s’il n’agit qu’en observateur.
Il semble par conséquent assez aventureux de proposer d’évaluer de manière précise et normée
ces fameuses «compétences interculturelles», bien qu’il s’avère pourtant fructueux de chercher à les
développer puisque c’est œuvrer à établir une compréhension mutuelle, à désamorcer des conflits
potentiels, à pratiquer la tolérance, gage de relations pacifiées. Néanmoins, l’élaboration de
référentiels est délicate, il est difficile de trouver un consensus parmi les didacticiens qui s’attellent
à cette tâche. Dans l’un des premiers ouvrages théoriques sur le sujet en France (Vers une pédagogie
interculturelle, Publications de la Sorbonne, 1986), Martine Abdallah-Pretceille considérait que
parler de communication interculturelle est une tautologie : pour elle, tout acte de communication
est forcément interculturel. Au sein d’une même nation, d’une même région, d’une même langue,
chaque individu est dépositaire d’une culture particulière, à divers degré (on peut évoquer la culture
familiale, mais la diversité culturelle se retrouve à tous les niveaux de l’activité sociale, politique,
économique). Elle explique que l’interculturel ne se présente pas sous la forme d’un contenu
objectivable, mais consiste plutôt en une attitude (subjective) envers la réalité sociale plurielle.
Rappelons que la notion de «communication interculturelle» a été façonné dans les années 1950 par
des anthropologues américains, parmi lesquels Edward T. Hall. Dans le contexte d’après-guerre, il
était chargé de former des diplomates capables de faire preuve d’ouverture, pour limiter les risques
de conflits (et d’établir une « pax americana »). Pour Fred Dervin, on ne communique jamais avec
des cultures mais avec des personnes - du latin « persona », masque ; étymologie révélatrice de la
complexité constitutive des identités individuelles. Chaque personne est un peu une énigme, pour
l’autre comme pour soi-même car les masques peuvent être multiples. Il peut arriver de se sentir
affublé d’un masque dont on ne veut pas, ou d’en imposer à d’autres à leur insu, contre leur gré.
Ainsi l’on se trouve souvent en situation de devoir négocier son identité, son image, la manière dont
l’autre nous perçoit (ou dont on s’imagine qu’il nous perçoit). Dans ce jeu de miroirs, il y a un
risque d’égarement : le naturel ne revient pas toujours au galop.
Dervin reproche à l’approche interculturelle de se focaliser sur les différences ; il estime plus
judicieux de s’intéresser aux similarités, de manière à faire émerger des valeurs universelles,
humanistes, et donner vie à une forme de fraternité. S’il est relativement aisé de déceler certaines
spécificités culturelles lors d’interactions avec «l’étrange étranger », porter son regard sur ce que
l’on a en commun nécessite de prendre le temps de communiquer, d’apprendre à se connaître,
d’établir une véritable relation. Le différentialisme que Dervin décrie tend à cristalliser les cultures
dans une altérité figée, alors qu’il s’agit d’entités vivantes en perpétuelle transformation. Il va
jusqu’à critiquer le concept de tolérance, qu’il trouve condescendant voire hypocrite, et qui ne
résout pas la question des valeurs : qui décide de ce qui est tolérable ou non ? Il prend l’exemple
d’une situation dans laquelle un homme refuserait de s’adresser à une femme, prétextant des raisons
culturelles. En outre, l’expérience de l’altérité peut être plus ou moins positive selon que l’on est
expatrié ou immigré. Le choix même de ces termes fortement connotés donne à réfléchir. Dervin
dénonce enfin le fait que souvent le discours politiquement correct remplace le mot «race» par celui
de «culture», sans pour autant évacuer l’idéologie suprémaciste. Il note d’ailleurs que le discours

29
occidental évoque volontiers « la » culture africaine, indienne, chinoise... mais parlera de « nos
sociétés occidentales. » On peut y voir une forme de domination à l’œuvre dans le langage, par les
mots. Il reconnaît toutefois un mérite à l’éducation interculturelle : faisant voler en éclat l’idée
d’une identité unique, stéréotypée, aux allures de carcan, elle permet de lutter contre les
discriminations puisqu’elle considère que les identités se construisent par interactions mutuelles,
qu’elles sont complexes, toujours en devenir - ce qui est porteur d’espoir.
C.8 Langage, pouvoir et vérité.
« Toutes nos interactions sont politiques, qu’on le veuille ou non. La plupart du temps, nous
n’avons pas conscience des rapports de pouvoir qui se jouent dans nos relations quotidiennes,
jusque dans les conversations les plus insignifiantes. » (Lakoff, 1990:17) Au cours de son
engagement en faveur du plurilinguisme, Barbara Cassin s’est intéressée à cette question du pouvoir
des mots et du langage. Dans un récent ouvrage (Quand dire c’est vraiment faire, Fayard, 2018),
elle interroge la dimension performative du langage telle que l’entend Austin (How to do things
with words, Oxford, 1962), qu’elle met en balance avec le « logos » (discours) des sophistes,
auxquels elle compare les politiciens contemporains. On parle de performativité du langage
lorsqu’un acte de parole réalise simultanément l’action exprimée (dans un énoncé du type « je vous
déclare mari et femme », ou « je te promets ») - ce qui n’est pas le cas lorsque l’on pratique la
« langue de bois ». Or pour B. Cassin, les mots ont un pouvoir très important : celui de faire advenir
un regard sur le monde. Le locuteur se transforme en parlant, il transforme celui qui l’écoute, et il
transforme un petit peu le monde. C’est cette dimension que le performatif met en lumière. Cassin
rappelle que la première fonction du langage est de dire ce qui est, décrire la réalité (supposée),
exprimer sa vérité. Mais « il n’y a pas de vérité universelle. La vérité, comme l’universel, c’est
toujours la vérité de quelqu’un, l’universel de quelqu’un, et il vaut mieux le savoir. Il y a des choses
plus vraies que d’autres, c’est-à-dire meilleures que d’autres à certains moments, c’est-à-dire au
fond plus justes. » (Cassin, interview du 06/11/2018) Elle remarque que le mot russe «pravda»,
souvent traduit par «vérité», signifie aussi «justice». La notion de vérité serait l’objet d’un jugement
– par conséquent subjective. Il s’agit là d’une vision pragmatique : le critère de vérité serait fonction
de son de son utilité (selon le principe de la «realpolitik»). C’est renoncer à tout espoir d’atteindre
une vérité absolue, dont l’existence même est mise en doute. Elle en vient à proposer une définition
originale : « Que la vérité ait à voir avec le jugement et avec un esprit critique, et qu’il y ait pour
tous un impératif de jugement, ça, c’est la vraie culture. » (idem) Cassin considère que nous
sommes entrés dans «l’ère de la post-vérité», où les fait objectifs ont moins d’influence que l’appel
à l’émotion et aux croyances personnelles. Les «faits alternatifs» («fake news», «infox») relèvent de
la bouffonnerie politique - ils ont pourtant pesé sur les élections aux USA, au Brésil... On peut y
voir une dangereuse dérive. Cela montre que la langue est un instrument de pouvoir : s’il nous
manque les mots pour définir un phénomène, une situation, alors on a du mal à l’analyser, et il sera
difficile d’y apporter des solutions. Toute approche interculturelle doit tenir compte de cette
dimension politique du langage, des enjeux de pouvoir qui traversent les langues et façonnent notre
rapport au monde, tant du point de vue de nos relations sociales que de nos représentations.

C.9 Langue et identité.


Barbara Cassin considère la langue comme « un lieu de l’identité temporaire » (Cassin, 2013),
définition poétique qui en dit long sur les rapports étroits qu’entretiennent langue et identité.
Voyageant en compagnie d’Ulysse, Énée et H. Arendt, la philosophe cherche à montrer que la
nostalgie est moins une affaire de sol que de langue natale. Elle cite Arendt : « Je n’ai jamais
appartenu à aucun peuple ; ma patrie c’est ma langue, mais celle-ci n’est pas enracinée dans un
peuple » (contrairement à ce que soutenait Heidegger). Car bien des dérives politiques naissent de la
volonté d’exalter le sentiment d’appartenance à une identité nationale - souvent factice, ignorant la
diversité des citoyens. « Cette tentative qui vise à essentialiser la France et ce qui est français ou
non, c’est terrible et c’est dramatique. C’est contre-productif par rapport à l’évolution du monde. Il
me semble absolument nécessaire de ne pas nationaliser la langue, c’est une opération toujours
catastrophique que de prétendre s’approprier un état de langue, de l’identifier à un état de peuple, de

30
nation, de chercher à les conjoindre. C’est ce qui constitue l’humus totalitaire, il n’y en a pas d’autre
que celui-là. » (Cassin, interview du 12/06/2018) Avec le plurilinguisme au contraire, on ne perd
rien de ce que l’on est mais on acquiert un autre éclairage sur le monde. « Pluralité des langues,
chancelante équivocité du monde : c’est la meilleure des conditions, la condition vraiment
humaine.» (Arendt, 2005) De multiples possibilités se trouvent en présence, cohabitent, entre
lesquelles on peut circuler à la manière d’un caméléon s’adaptant à son environnement. « Chaque
langue est une esquisse du monde. Ma langue, c’est le monde que j’habite, mais il n’est pas le seul,
ni le seul possible. Parler plusieurs langues, c’est habiter plusieurs mondes. » (Cassin, 12/06/2018)
Encore faut-il se mettre d’accord sur ce que l’on entend par «habiter un monde. » (Wittgenstein
pointerait peut-être ici un abus de langage). Cela implique une ouverture à l’altérité, à la diversité
conçue comme une richesse. Il est fascinant de prendre conscience qu’il existe plusieurs «mondes»,
d’apprendre à passer de l’un à l’autre. Pour Cassin, chaque individualité est le lieu d’une tension
entre deux mouvements contraires qu’il s’agit de réconcilier : le besoin de se sentir chez soi (en
sécurité), et l’aspiration à aller à la rencontre de l’Autre. Pour ne pas être nostalgique il faut être
libre de rentrer chez soi quand on le veut, d’aller ailleurs lorsqu’on le désire. Or la plupart des
migrants n’ont ni l’une ni l’autre de ces libertés, d’où cette persistante nostalgie («douleur du
retour», en grec). Les accueillir, c’est apprendre à composer avec nos différences mutuelles.
S’interrogeant sur le concept d’identité, Amin Maalouf propose la réflexion suivante : « Imaginez
un nourrisson que l’on retirerait de son milieu à l’instant même de sa naissance pour le placer dans
un environnement différent. Comparez alors les diverses « identités » qu’il pourrait acquérir, les
combats qu’il aurait à mener et ceux qui lui seraient épargnés… Est-il besoin de préciser qu’il
n’aurait aucun souvenir de « sa » religion d’origine, ni de « sa » nation, ni de « sa » langue, et qu’il
pourrait se retrouver en train de combattre avec acharnement ceux qui airaient dû être les siens ? »
(Maalouf, 1998:33) D’innombrables romans mettent en scène ce type de situation, offrant un
éclairage sur les fascinantes facultés d’adaptation humaine ainsi que sur les mystérieux processus de
construction des identités, elles aussi vivantes, mouvantes et non monolithiques. L’expérience de
l’altérité altère notre identité – que l’on s’en offusque ou que l’on s’en réjouisse.
« Si les querelles linguistiques sont si souvent au cœur des conflits intra- ou internationaux, c'est
qu'insidieusement le sens commun opère un amalgame entre la langue et la culture (...) pourtant, la
communication ne se suffit pas des mots : les attendus, les implicites, les silences, les gestes, les
intonations, la connivence culturelle... relèvent d'un autre type de compétence : la compétence
interculturelle. (...) Les rapports entre langue et culture renvoient à une structuration profonde de la
personnalité et notamment à la construction de l'identité culturelle. Instrument d'intégration
collective et d'affirmation individuelle, la langue fonctionne comme marqueur, comme indice
d'appartenance. (...) Perçue comme composante de l'identité, elle constitue alors une préoccupation
d'ordre existentiel. » (Abdallah-Pretceille, 1991:305-306) Selon elle, la difficulté ne réside pas dans
l’appropriation de codes linguistiques mais dans l'acquisition d’une compétence interculturelle
correspondante. Balayant l’hypothèse Sapir & Whorf d’une correspondance entre langue et pensée,
elle estime que le domaine linguistique et le domaine culturel appartiennent à des champs distincts :
« Ce n'est donc pas la langue qui témoigne des spécificités culturelles, mais c'est le discours, c'est
l'usage que les individus font de la langue qui est porteur de sens. Autre détour pour dire que, sans
la médiation des individus, les cultures n'existent pas.» (idem:307) Ceci évoque l’approche
sociolinguistique, pour laquelle une langue n’existe pas en dehors des individus qui la parlent :
«Toute langue véhicule avec elle une culture dont elle est à la fois la productrice et le produit.»
(Porcher, 1995), c’est pourquoi elles entretiennent un lien si fort. Pourtant, à une conception
matricielle de la langue M. Abdallah-Pretceille préfère une définition plurielle : « la maîtrise de
plusieurs langues est au service d'une formulation discursive de l'identité et non pas source de
dysfonctionnements ou de perturbations par rapport à un cadre référentiel monolithique et fermé
supposé être la condition d'une stabilité personnelle (…) Ainsi, au binôme langue-identité culturelle,
nous préférerons la tierce discours-communication-subjectivité, délaissant les origines au profit du
dire et de la personnalisation par l'individuation. » (Abdallah-Pretceille, 1991:308) L’individu se
trouve libéré du déterminisme linguistique : son identité ultime n’est pas prisonnière des frontières

31
de sa (ses) langue(s), mais se construit au gré des rencontres, des discussions, des choix, et
certainement aussi des méditations plus ou moins aventureuses.
Un point de vue partagé par Abdelfattah Kilito, qui considère que si « les langues sont une
fatalité, le discours est un acte de liberté (...) le véritable débat n'est pas entre les langues, mais entre
les discours. » (A.Kilito, 1987:98) Ce qui revient à poser le problème de la langue et de l'identité
culturelle non pas à partir de l'individu comme monade mais comme être communiquant, dépendant
non de ses origines mais de ses relations. Or « si le relationnel est constitutif du sujet, les querelles
sur les situations de pluralisme linguistique et culturel perdent de leur acuité au profit d'une mise en
perspective communicationnelle (…) Ainsi, l'identité n'est pas un état, c'est un produit, une activité
(…) La diversité linguistique est seconde par rapport à l'importance de la communication (…) A la
relation d'appartenance se substitue une relation de réciprocité. » (Abdallah-Pretceille, 1991:309)
Pour elle, le développement d'une compétence interculturelle est essentiel, aussi bien en contexte
monolingue que plurilingue, et l’éducation à l'altérite s’enrichit lorsqu’elle s’appuie sur
l'apprentissage de plusieurs langues. On pourrait conclure sur cet aphorisme : « Voyez-vous, je parle
toutes les langues, mais en yiddish. » (Kafka, 1937:207), manière tout en finesse d’insinuer que la
pensée et l’identité culturelle peuvent s’affranchir de la langue, se situer au-delà du linguistique.
C.10 Des valeurs universelles ?
Ces réflexions nous conduisent à nous interroger sur le concept d’universalité - censé englober la
totalité de l’être. La Déclaration des Droits de l’Homme est universelle au sens où elle s’appuie sur
des valeurs que l’on considère communes à l’humanité, valables pour tous, en tout temps et tout
lieu. Des voix s’élèvent pourtant, qui remettent en question ces valeurs prétendument universelles,
qu’ils estiment au contraire ethnocentrées et en contradiction avec leur propre culture. Les ONG qui
luttent pour que soient respectés les droits de l’homme se heurtent à des pouvoirs politiques (en
Chine, en Arabie Saoudite, mais aussi aux USA voire en Europe) qui refusent de reconnaître ou
d’appliquer ces droits. Le Haut Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme (HCDH)
n’a-t-il pas épinglé tout récemment la France pour l’emploi disproportionné de la force dans la
répression de mouvements sociaux ? La menace brandie par le gouvernement de limiter le droit de
manifester entre d’ailleurs en contradiction avec les articles 18, 19 et 20 de la DUDH. Afin de
mieux saisir les motifs de discorde, penchons-nous un instant sur la genèse de cette fameuse
déclaration. On peut en tracer une filiation à partir des idées humanistes développées au siècle des
Lumières, qui prendront corps dans la Déclaration d’Indépendance des États-Unis d’Amérique (le
04 juillet 1776) puis dans la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen pendant la
Révolution Française. Une longue maturation sera pourtant nécessaire pour aboutir à la charte dont
nous venons de célébrer le soixante-dixième anniversaire. En effet, de la création de la Ligue des
droits de l'homme (le 04 juin 1898) au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, la première
moitié du XXe siècle voit le combat pour les droits de l'homme s'internationaliser : après la
Première Guerre mondiale, suite à la disparition des grands empires se pose la question des
minorités et des réfugiés. L’Organisation Internationale du Travail (OIT), fondée en 1919 pour «
poursuivre une vision basée sur le principe qu’il ne saurait y avoir une paix universelle et durable
sans un traitement décent des travailleurs » (site officiel de l’OIT) joue un rôle important dans
l’internationalisation de ces valeurs conçues comme universelles. Cependant, le concept de « droits
de l’Homme » demeure instable et conduit parfois à des interprétations farfelues, voire à d’énormes
contresens. Si l’approche française imprègne la Déclaration des Droits Internationaux de l’Homme
adoptée à New York en 1929, d’autres foyers de réflexion apparaissent, qui souhaitent peser dans
les débats. Aux États-Unis, les mouvements féministes lui donnent une couleur particulière et
conduisent à un agenda politique fort différent (clin d’œil à Olympe de Gouges, auteure en 1791 de
la Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne – avant d’être guillotinée deux ans plus
tard). Notons l’évolution dans la terminologie : d’«internationaux», les droits deviennent
«universels». Ils ne concernent plus des Etats, mais des personnes. Il y a là un processus
d’individuation du droit : on prend conscience qu’il ne peut y avoir de paix durable sans justice
sociale, et qu’il faut poser les principes garantissant cette justice entre tous les êtres humains, quel
que soit le régime politique du pays dans lequel ils vivent. La difficulté, c’est que cela remet en

32
question la souveraineté absolue des Etats, tout en légitimant le droit d’ingérence d’un point de vue
éthique.
Ce n’est qu’après la seconde guerre mondiale qu’un semblant de consensus est trouvé. Le 10
décembre 1948, la DUDH est adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies réunie à Paris.
Bien que dépourvu de portée juridique contraignante, ce texte ne fut pas approuvé à l’unanimité :
parmi les 58 Etats participants, 8 s’abstiennent. On conçoit leurs réticences : l’apartheid sévit alors
en Afrique du Sud ; l’Arabie Saoudite et le Yémen contestent l’égalité homme-femme ; Pologne,
Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Union Soviétique, ainsi que le Honduras, n’acceptent pas la
définition du principe d’Universalité tel qu’il est énoncé (article 2, alinéa 1). Aujourd’hui encore,
cette notion centrale du droit international peine à être reconnue comme effectivement universelle.
D’aucuns estiment qu’elle a été élaborée par la pensée occidentale, dont elle serait le reflet – voire
un instrument employé à des fins hégémoniques. On peut être tenté de se réfugier dans un
relativisme culturel affirmant que «tout se vaut», qu’il n’y a pas de valeurs universellement
partagées, que le bien et le mal sont affaires de subjectivité, de point de vue… Ce serait alors laisser
la porte ouverte à toutes sortes de discriminations, de violences, d’injustices, sous prétexte de
« différence culturelle». Comment dès lors concevoir une fraternité qui s’étende à toute
l’humanité ? Comment vivre en paix tous ensemble sur cette Terre, si l’on ne trouve pas le moyen
de s’entendre sur ce qui est acceptable ou au contraire intolérable ? Or, n’est-ce pas le rôle de
l’Ecole de transmettre les valeurs fondamentales sur lesquelles repose la citoyenneté ?
C’est bien l’avis de Martine Abdallah-Pretceille, qui déplore que « de plus en plus, on considère
que l’Ecole doit se charger uniquement d’instruire, et sa mission éducative, systématiquement
contestée, est laissée à la famille. » (Abdallah-Pretceille, 2018) En toute cohérence, l’Education
Nationale devrait être renommée « Instruction Nationale » ! Pour qu’il y ait co-éducation (fruit
d’une coopération complémentaire entre la famille et l’école), il faut que l’on s’entende sur les
valeurs que l’on souhaite transmettre. Or sur le concept de laïcité, il n’y a pas de consensus. Chacun
a sa propre définition, sa propre interprétation de ce principe politique pourtant inscrit dans la
Constitution. La laïcité s’est construite sur la reconnaissance de la diversité religieuse, seulement
pour faire société, il faut qu’il y ait des référents communs. Selon M. Abdallah-Pretceille, ce doit
être les Droits de l’Homme. Nostalgique d’un temps où elle œuvrait à l’ouverture de l’Ecole sur le
monde, elle constate qu’ « aujourd’hui, c’est le monde qui a envahi l’école ! Par conséquent, sa
mission n’est plus très claire pour les enseignants eux-mêmes, qui sont parfois un peu perdus, ne
sachant plus très bien ce que l’on attend d’eux. » (idem) C’est pourquoi il lui semble essentiel de
rappeler que les valeurs qui doivent être défendues et transmises sont celles énoncées dans la
DUDH. Cependant, elle nous enjoint à ne pas confondre valeurs et morales : « Les valeurs, par
définition, sont universelles. Les manières d’appliquer ces valeurs, selon l’époque et le lieu, peuvent
être différentes. L’essentiel est qu’elles soient respectées et reconnues comme telles. Les morales
sont plus pragmatiques, plus relatives. Ce sont des recommandations, des commandements.» (idem)
En ce sens, il ne peut y avoir de conflit de valeurs, mais seulement des pratiques morales qui ne
respectent pas les valeurs : dans toutes sociétés, l’honnêteté est l’honnêteté, le respect est le
respect… Les difficultés surgissent quand ces valeurs (universelles) ne sont pas respectées. Par
conséquent, l’Ecole doit s’efforcer de les transmettre. L’enjeu est de construire un civisme fondé sur
une volonté générale plutôt que sur les lois du marché et du droit, tout en favorisant un esprit
critique nécessaire à l’exercice d’une pensée libre. Ceci constitue les fondements de l’approche
interculturelle : pour vivre ensemble, il faut apprendre à penser l’autre comme mon alter ego.
C.11 L’approche transculturelle.
Percevant des limites à ce cadre conceptuel, C. Forestal propose la notion de «transculturalité».
Le préfixe «trans» (par delà) évoque le passage, le dépassement d’une frontière, à l’image de la
transfusion sanguine qui implique une forme de solidarité - mais aussi un risque de contamination !
Il y a l’idée d’une transgression, à l’image du transsexuel qui ose affronter les tabous (soulevant des
questions d’ordre bioéthique). « Le transculturel peut signifier la traversée d’une culture à l’autre,
que ce soit dans l’espace ou dans le temps : de la culture rurale à la culture urbaine, de la culture
ouvrière à la culture bourgeoise, de la culture du Sud à celle du Nord, de la culture antique à la
culture moderne. En ethnologie, la « transculturation » concerne le processus de transition d’une
33
culture à l’autre, qui participe d’une transformation de la culture traditionnelle et s’accomplit dans
le développement de la culture nouvelle. En didactique des langues, ce peut être reconnaître la
multiplicité interculturelle des possibilités de relations, d’échanges, de compréhension entre
cultures-langues différentes. C’est alors la possibilité d’être à l’aise dans la mondialisation (devenir
multilingue, cosmopolite, homme planétaire). » (Forestal, 2008:394) Afin d’éviter de douloureux
traumatismes d’acculturation (notamment lorsque la maîtrise de la langue de scolarisation pose
problème), elle préconise dans un premier temps de conforter les élèves dans la langue de leurs
parents, estimant qu’il est plus facile d’intégrer la culture du pays d’accueil quand on est fier de ses
origines. Si chaque culture est liée à une hiérarchie des valeurs et à des normes particulières, quelle
place peut avoir la pensée critique, la remise en question des traditions, des institutions, des
autorités ? Tel est l’axe de questionnement que nous nous proposons d’explorer.
Chantal Forestal milite pour une didactique des langues-cultures (DLC) qui promeuve la création
et la réflexion, et s’intéresse autant aux œuvres d’art institutionnalisées qu’à la culture populaire
(chanson, cinéma, proverbes…) afin de les mettre en perspective. Elle remarque que si la télévision
a longtemps été le principal média «transculturel», elle est aujourd’hui détrônée par internet, qui
offre un libre accès à la connaissance par-delà les frontières des pays, des cultures, des langues. Ce
peut être un outil efficace, à condition de s’en servir à bon escient – apprentissage qui peut avoir
lieu en classe. Aujourd’hui, presque tous les élèves utilisent un «smartphone» (désormais interdits
au Collège), mais peu s’en servent à des fins éducatives, alors que les potentialités sont immenses.
Forestal semble ne pas partager les convictions de M. Abdallah-Pretceille concernant l’existence de
valeurs communes qui seraient incontestablement universelles : « Lorsqu’on est installé dans la
transculturalité, on est simultanément dans un principe d’expansion, un espace de rencontres et de
pluralisme, mais inévitablement aussi un espace de conflit des valeurs, que celles-ci soient locales,
communautaires ou nationales. » (idem:395) Pourtant, elle considère que ces conflits peuvent être
dépassés. C’est ce que doit permettre l’approche transculturelle, qui cherche à transcender une
situation pour s’élever vers un état supérieur. Il s’agit de dépasser l’écueil du différentialisme
ethniciste ou sexiste, qui réduit chacun à son territoire culturel ou à son déterminisme biologique.
On insiste au contraire sur le fonds d’humanité commune qui nous rassemble. Dans le domaine
juridique, la Cour Pénale Internationale participe d’une même volonté, puisqu’elle se donne pour
objectif la protection des droits humains fondamentaux, par-delà la souveraineté des États-nations.
La démarche proposée par Forestal se situe entre relativisme culturel et universalisme : la
réflexion sur l’existence de valeurs communes y est à la fois conflictuelle et coopérative. Elle met
en garde contre le communautarisme, y voyant un «racisme sans race» qui empêche les individus de
construire librement leur propre identité culturelle et intimide les enseignants, qui risquent de
renoncer à tout horizon universaliste. « N’est-ce pas un droit à l’indifférence que l’on oppose ainsi
au droit d’ingérence ? (...) La DLC doit-elle rompre avec la dynamique de la culture humaniste faite
de mélanges, de confrontations entre les cultures ? En abandonnant la notion de « civilisation »,
avec son atmosphère classique coloniale, pour se livrer aux cultures traditionnelles et commerciales,
la DLC n’est-elle pas tombée de Charybde en Scylla ? Doit-elle renoncer à une politique
d’émancipation ou bien au contraire lutter contre l’émiettement des valeurs et prôner un
universalisme vers lequel nous devrions tous aller ? (…) La notion de transculturel suppose non
seulement la communication d’une culture à une autre mais aussi la tension vers un au-delà des
appartenances religieuses et des héritages culturels restrictifs, quelles que soient les représentations
identitaires. » (idem:397) Elle ne peut être que laïque puisqu’elle vise à s’affranchir des dogmes, à
porter un regard critique sur la nature du lien social. Elle permet des appartenances multiples,
libérant l’individu de « l’emprise de la «tribu», que celle-ci soit traditionnelle et religieuse ou, sous
une forme postmoderne et plurielle, les tribus consuméristes que célèbrent le marketing et la
publicité, pour lesquelles l’effet aliénant du groupe, de l’appartenance catégorielle, n’est pas moins
grand. » (idem:398) En outre, l’approche transculturelle s’appuie sur les valeurs fondamentales de
liberté et d’égalité, soulignant leur relation d’interdépendance, par-delà les particularités culturelles.
Tout système éducatif devrait garantir la liberté de penser et de s’exprimer - source de créativité et
condition d’épanouissement. Cela implique d’accorder une place à la transgression, à la provocation
parfois. Ne pas comprendre cela, c’est ouvrir la porte aux totalitarismes, à la censure (ou l’auto-

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censure), aux assassins de Charlie Hebdo : « Les humoristes sont des passeurs culturels qui mettent
en place une stratégie identitaire par le rire transgressif. » (idem:399)
Pour Forestal, le relativisme culturel est un leurre qui doit être dépassé, car il conforte les
prosélytismes religieux qui souhaitent imposer une véritable police de la pensée, démarche contraire
à la mission émancipatrice d’une éducation ouverte sur le monde. C’est pourquoi les Droits de
l’Homme constituent un pilier de l’approche transculturelle : il s’agit de prolonger le dessein des
philosophes des Lumières en luttant contre l’idée d’incommunicabilité interculturelle, en s’efforçant
de dépasser la célébration des différences, des héritages culturels, pour s’intéresser à ce qui est
commun à l’humanité entière. Les valeurs universelles énoncés dans la DUDH ne doivent pas être
imposées comme telles mais questionnées, reconstruites patiemment, afin que chacun puisse se les
approprier en découvrant qu’elle font sens pour lui, dans sa vie quotidienne. « Les forums sociaux,
les associations sont autant d’instances de cet universel qui défendent le bien commun, le contraire
d’une juxtaposition des différences. Les systèmes éducatifs doivent devenir eux aussi des instances
de relais de cet universalisme (…) Le cours de langue-culture étrangère peut être un lieu
d’instruction d’un citoyen capable d’esprit critique, capable de juger du bien et du mal ou, en des
termes moins métaphysiques, du bon ou du mauvais. Il s’agit de créer un espace de rencontre,
d’échanges et de confrontation des visions culturelles et des opinions, afin d’ouvrir des possibles
qui permettent aux individus liés ou affiliés à des groupes culturels de se construire en sujets par
leurs désaccords et leurs accords réfléchis et discutés. » (idem:400-401) L’approche transculturelle,
orientée vers l’action en société, s’inscrit tout à fait dans la perspective actionnelle préconisée par le
CECR. Florestal recommande toutefois d’en dépasser les caractéristiques héritées de la culture
d’entreprise dominante (hyper-fonctionnelle, techniciste) afin de ne pas sombrer dans une forme de
déshumanisation, sous prétexte de professionnalisme. Il est essentiel de ne pas perdre de vue la
dimension éthique qui doit rester au cœur de toute action collective. En cela, la démarche
transculturelle s’apparente à une philosophie : « elle doit permettre à l’apprenant-citoyen, qui a pu
s’informer et discuter pour juger, de construire à travers plusieurs langues-cultures sa conception du
bien ou du bon, du mal ou du mauvais. Pour une une meilleure vie en commun. » (idem:401) Ce qui
constitue un vrai projet éducatif. Pour autant, Florestal refuse la notion de «compétence éthique»,
terme qu’elle juge galvaudé, quasi-oxymore emprunté au «management», à la gestion d’entreprise.
Tandis que l’approche interculturelle repose sur un principe adaptatif (on aide l’apprenant à
s’intégrer dans une société étrangère, même si cela implique une acculturation parfois douloureuse),
l’approche transculturelle vise à construire une nouvelle culture commune, hybride en quelque
sorte, fruit des apports bénéfiques d’une mise en commun de la diversité. « L’échange entre cultures
devrait correspondre certes à un projet élaboré en commun pour vivre ensemble, mais aussi à un
«plus culturel» (…) Si l’interculturel implique une adaptation, le transculturel va au-delà et
implique une transformation. Régression ou progrès social, il faut, ici encore, choisir et construire
(…) la démarche que nous défendons vise à réunir les conditions de possibilité pour des expériences
de co-création émancipatrice. » (idem:402) Tout en se réjouissant du fait que le Conseil de l’Europe
se prononce en faveur du plurilinguisme, Forestal modère son enthousiasme : « La perspective
actionnelle du CECR privilégie-t-elle des activités d’adaptation ou des activités de transformation ?
Reproduire ou transformer le système socio-économico-culturel mondialisé, il faut choisir…»
(idem:403) Elle suspecte un parti pris ultralibéral reposant sur la loi du marché, qui risque de
favoriser une uniformisation, un appauvrissement culturel ainsi que la reconduction des injustices
sociales. Très critique vis-à-vis d’une excessive technicité des évaluations, elle souhaite recentrer
l’enseignement-apprentissage sur la construction et le partage du sens, en s’appuyant sur une lecture
critique, avec les apprenants, des documents proposés en classe. En effet, « avec la mondialisation,
l’enjeu auquel est confronté tout système éducatif est d’assumer les conflits nés de la multiplicité
des valeurs et des représentations (…) Pour faire face aux situations de désaccords idéologiques
entre apprenants de cultures différentes, la démarche consisterait à soumettre les propos tenus à des
reformulations croisées et mutuelles (…) Pour les habituer à se distancier de leurs opinions
spontanées, et pour les entraîner à justifier ou à reformuler leur argumentation (compétence
discursive) on choisirait plusieurs documents aux opinions contradictoires, susceptibles d’impliquer
les lecteurs et de les conduire à une réflexion qui intègre la complexité des phénomènes et la

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pluralité des points de vue.» (idem:404) Afin de développer une conscience citoyenne, on fait entrer
le politique en classe de langue – ce qui risque de heurter certains, attachés à la rassurante neutralité
de l’enseignant. Il ne s’agit pas de transformer la classe en tribune politique : « Il peut s’agir aussi
d’apprendre à rêver ensemble, à confronter nos imaginaires, qu’ils soient du côté du merveilleux,
des mythes fondateurs, de la religion, de la création artistique, de la littérature, y compris par
l’humour, la parodie et la caricature (…) La didactique des langues est en droit et a le devoir de se
poser la question essentielle de notre survie et de notre avenir en tant qu’espèce humaine (…) nous
devons parier sur un universel humaniste à construire. Et faire de la morale sans faire la morale. »
(idem:405) Nous reviendrons sur cette question existentielle de l’avenir de l’humanité, et tenterons
de montrer en quoi les modes de vie autochtones constituent une piste à suivre pour sortir de
l’hybris, démesure destructrice déjà évoquée.
Pour conclure, on peut considérer que l’approche transculturelle cherche à offrir les conditions
d’une «bonne vie» à chacun, en construisant des relations harmonieuses entre tous (en Bolivie, le
pouvoir politique autochtone a théorisé cette conception du bonheur qu’il nomme «Buen vivir»,
inextricablement lié au respect de la Terre-Mère, «Pacha Mama» - aux antipodes du consumérisme
occidental). Parmi les sources d’inspiration de Forestal se trouve le philosophe Paul Ricœur, pour
qui l’éthique consiste en «la visée de la vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes».
Sur le plan didactique, l’idée est de proposer aux apprenants des actions à réaliser en commun, en
s’appuyant sur leurs motivations profondes : «ces expériences collectives d’apprentissage créatif ne
supprimeront chez les apprenants ni les antagonismes d’intérêts ni les inimitiés. Mais les cours de
langues-cultures les représenteront, les mettront en scène (et donc à distance) comme des rapports
entre personnes conscientisées, et non comme des oppositions entre porte-parole de telle ou telle
ethnoculture.» (idem) Au-delà de la simple découverte d’autres cultures, l’approche transculturelle
s’efforce de créer les conditions d’un enrichissement identitaire réciproque : « Par opposition à
l’interculturalité, elle vise bien plus qu’une acceptation et que la connaissance de l’Autre. Elle a
pour objectif de transformer les représentations et les modes de penser les relations entre êtres
humains en s’appuyant sur des valeurs humanistes : égalité, liberté, fraternité, et culturelles : la
laïcité et le libre arbitre.» (BLAISE, 2008) En cela, elle offre des perspectives intéressantes pour
bâtir ensemble un monde plus juste.
C.12 Quelle neutralité pour l’enseignant ?
Mettre en pratique ce type d’approche suppose que l’on accepte que des situations conflictuelles
puissent advenir en classe – qu’il faudra s’efforcer de canaliser, d’apaiser, tout en les considérant
comme une source potentielle d’enseignement. Or la tentation peut être grande pour l’enseignant de
chercher au contraire à les étouffer, en se réfugiant dans une posture de neutralité rassurante – mais
peu féconde. D’aucuns s’abritent derrière le «devoir de réserve», sorte d’épouvantail auquel sont
soumis fonctionnaires et agents contractuels (un projet de loi est à actuellement à l’étude pour le
rendre plus formel et contraignant). Cette obligation est effectivement inscrite dans la loi, mais elle
concerne le mode d’expression des opinions et non leur contenu, et ne saurait être conçue comme
une interdiction d’exercer les droits élémentaires du citoyen : liberté d’opinion et d’expression. Des
sanctions administratives ou disciplinaires peuvent toutefois être infligées s’il est établi que la
fonction d’enseignant a été instrumentalisée à des fins de propagande, par exemple pour diffuser
une idéologie politique ou religieuse. Tout fonctionnaire ou agent non titulaire doit faire preuve de
réserve et de mesure dans l’expression de ses opinions personnelles – formulation assez vague, qui
laisse une certaine liberté d’appréciation. Il semble donc possible, au sein de l’Education Nationale,
de mettre en œuvre une approche transculturelle. L’École, laïque et républicaine, ne peut prétendre
être un lieu aseptisé à l’entrée duquel l’on se délaisserait de toute revendication, de toute sensibilité
identitaire ou politique. La confrontation avec d’autres univers culturels crée des tensions ? Tant
mieux ! Elles ne doivent pas être éludées car elles nous aident à relativiser notre vision du monde, à
prendre conscience de l’impact de l’éducation reçue, à comprendre que nos valeurs ne sont pas
forcément un absolu. De plus, argumenter pour défendre un point de vue offre un excellent moyen
d’affiner l’élocution, la capacité d’analyse, de pensée constructive. Ce qui s’accorde bien avec les
compétences en «savoir-être» proposées par le CECR – bien qu’il serait hasardeux de chercher à en
établir une liste exhaustive ou de se lancer dans un minutieux travail d’élaboration de descripteurs
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adéquats. « La langue se développe davantage lorsqu’elle est utilisée dans des contextes qui ont un
sens, plutôt que par un entraînement des compétences. » (Guide pour l’élaboration des curriculums,
10/2016) D’où l’intérêt de créer en classe une situation authentique de communication, où la langue
sert à s’exprime pour émettre un point de vue, et pas simplement participer à un exercice factice.
«Cela implique d’effacer la hiérarchie en plaçant la parole de l’enseignant sur le même plan que
celle des apprenants : elle est, comme la leur, empreinte de sa culture et de sa perception du monde.
Cette position n’empêche pas le rôle catalyseur, animateur et régulateur de l’enseignant. » (Blaise,
2008) Dans cette optique, « l’humour peut créer un climat de bienveillance en même temps qu’il
facilite la prise de distance. » (GALISSON, 2002). Forestal estime que la formation des enseignants
devrait s’inspirer de celle des éducateurs sociaux : étudier les différentes manières de se positionner
par rapport à l’apprenant, comprendre ce que signifie la distanciation, l’implication, l’engagement ;
que prendre du recul ne signifie pas rester indifférent. Elle fustige « l’interculturel politiquement
correct du laisser faire la famille, qui peut être parfois une culture d’oppression ; et c’est une forme
voisine de cette idéologie qui anime l’interculturel ultra-libéral, le laisser faire la communauté ou
l’entreprise, avec leurs cultures d’exploitation. » (Forestal, 2008:397) Personne n’est responsable, le
monde peut bien aller à vau-l’eau, on s’en lave les mains (au nom de la liberté d’entreprendre et du
mythe de la croissance - quelles qu’en soient les conséquences). Forestal voit derrière le principe de
neutralité une idéologie pragmatique, commerciale, qui voue un culte à l’efficacité productiviste.
Les rouages de cette machinerie bien huilée permettent à tout le système de se maintenir en place,
on s’efforce de ne pas faire de vague pour que l’ensemble de l’échafaudage tienne debout (jusqu’à
l’inévitable point de rupture ?). « Le dogme, c’est le « laïcisme » qui exclut toute expression des
croyances religieuses dans le débat public (le laïcisme est anti-laïque). La laïcité est une armature
conceptuelle, un espace rationnel qui permet l’expression de toutes les opinions dans le cadre du
respect de la loi et qui se doit de dénoncer par conséquent certains particularismes culturels
inacceptables : l’excision, la lapidation, le délit de mécréance… et sur un autre plan le fascisme, le
totalitarisme. » (idem:398) Lorsque ces thèmes sont abordés en classe, l’enseignant doit sortir de sa
neutralité et préciser les raisons de son attachement aux valeurs qu’il défend. La non-implication
systématique n’est pas tenable sur le long terme, ni même bienveillante : c’est faire semblant de
croire que ce que l’on enseigne en classe n’a rien à voir avec ce qui se passe dans la « vie réelle ».
Pour Forestal, « si l’éducation aux langues-cultures aide à mieux vivre ensemble, à sublimer les
peurs et les haines et à dépasser les préjugés et les incultures, elle ne peut faire l’impasse sur la
transmission de valeurs qui ne résument pas la formation en langues-cultures à une formation
professionnelle, ni à un formatage répondant aux demandes immédiates des employeurs. »
(idem:401) L’approche transculturelle qu’elle défend se veut émancipatrice, or les enseignants sont
souvent pris malgré eux dans une «évaluationite certificative» qui peut les conduire à perdre de vue
les objectifs qu’ils s’étaient fixés : « Dans un monde idéologique gouverné par l’information de
masse, il est plus que jamais nécessaire de former les esprits à la vigilance face à l’opinion
commune, d’apprendre à délibérer pour juger du bien et du mal, et cela dès l’enfance. » (idem:403)
Y a-t-il des thèmes que l’on devrait s’interdire d’aborder en classe ? Pratiquer l’auto-censure est
tout un art. Peut-on rire de tout ? Sans doute pas avec tout le monde : il faut tenir compte du
contexte d’enseignement et du public concerné. Certains contenus peuvent être potentiellement
explosifs, il est dangereux de jeter de l’huile sur le feu. Pourtant, le principe même de
l’émancipation n’est-il pas de briser les tabous ? Comme dans toute relation humaine, tout est
affaire de sensibilité. Le choix des documents à proposer en classe relève de la responsabilité de
l’enseignant et de l’exercice de sa liberté (relative, le programme imposé par l’institution faisant
office de cahier des charges). Aborder des sujets qui lui tiennent à cœur s’avère souvent positif dans
la mesure où il communique son enthousiasme, ce qui peut favoriser la transmission. A l’inverse, il
est plus difficile d’aborder une œuvre que l’on n’apprécie pas soi-même. En cela, les enseignants
sont des «passeurs» (pour reprendre une expression de R. Galisson). Passeurs de savoirs, passeurs
de mémoires, de connaissances, d’aptitudes à s’émerveiller de l’extraordinaire diversité du monde.
« Plus que d’autres, ils doivent favoriser, une certaine imprudence disciplinaire et lutter contre une
pseudo neutralité à l’égard des contenus, une démission sur le plan éducatif (…) Au niveau de la
pratique, il convient de mettre en place un cadre pédagogique qui permette à la fois de préserver sa
37
dignité (« ne pas perdre la face »), de se sentir en sécurité et d’être reconnu. » (idem:405) Exercice
subtil et délicat, qui s’apparente à faire le grand écart sans perdre l’équilibre.
Si l’on considère que toute formation nous transforme, donner à l’apprentissage sa véritable
fonction transformatrice implique de renoncer à cette pseudo-neutralité qui consiste à ne jamais
prendre parti : « C’est en reconnaissant la pédagogie et les contenus d’apprentissage comme non
neutres que nous nous donnerons la possibilité de les penser pour les transformer et les faire
évoluer. » (BLAISE, 2008) Il s’agit de donner aux élèves les moyens de comprendre le
fonctionnement de la société, mais aussi les valeurs sur lesquelles elle repose et comment elles ont
émergé puis se sont imposées peu à peu. Tous connaissent l’existence des prestations sociales, mais
bien peu ont conscience des luttes qui furent nécessaires à leur institution. Savoir qu’elles sont le
fruit d’une volonté politique de répartition des richesses, que chaque citoyen qui travaille y participe
en modifie le caractère «magique». Enseigner le français en occultant les fondements de notre
société serait oublier la réalité de l’histoire de France, et cela peut avoir des conséquences dans la
vie citoyenne des apprenants. « Affirmer en classe certaines valeurs à portée universelle comme
l’égalité des êtres humains quels que soient leur couleur, leur genre, leur âge et leur classe sociale,
le droit de toutes et tous à la liberté, à la dignité et au respect, ne peut en aucun cas être considéré
comme une intromission outrancière ou un abus de pouvoir. Évidemment, ces valeurs ne sont pas
forcément partagées par tous les enseignants c’est pourquoi présenter une opinion ou analyse
comme «objective» et «neutre» sur le monde et les autres paraît contestable. Il est du reste plus
facile, y compris pour des enfants, de s’opposer à une opinion clairement exposée comme telle qu’à
une argumentation ou une présentation de faits apparemment objective et indiscutable qui ne l’est
pas pour autant. » (BLAISE, 2008) C’est bien là une éducation à la pensée critique, au libre arbitre.
Passeur sur le fleuve tumultueux de la connaissance, le professeur de FLE/FLSco est aussi
«médiateur culturel» (Steele, FDLM n° 283). Doit-il bousculer les repères des apprenants pour leur
permettre d’entrevoir une manière différente de percevoir le monde ? Il lui appartient en tout cas de
créer en classe une atmosphère propice à l’échange d’idées, au partage de points de vue, favorable à
l’acquisition de compétences interculturelles. Celles-ci consistent à s’intéresser à la culture de
l’autre, à essayer de la comprendre, mais aussi à interroger sa propre culture afin de développer une
capacité de tolérance et d’écoute. Les langues et les cultures n’étant figées ni dans l’espace, ni dans
le temps, du fait même de leurs interactions elles sont en constante mutation. Les jeunes générations
ne s’expriment pas de la même manière que celles qui les ont précédées. La plasticité, la propension
de chaque langue à se diffracter en une multitude de variétés, à s’iriser d’une gamme presque infinie
de tonalités diverses est inouïe ! C’est pourquoi la tâche qui consiste à didactiser des documents
authentiques afin de s’en servir comme support en classe est immense, passionnante, et laisse une
grande liberté à l’enseignant. Il s’agit d’effectuer des choix pertinents susceptibles de recueillir
l’adhésion du public visé et de stimuler sa motivation.
C.13 Vers des politiques linguistiques favorables à l’approche plurilingue et interculturelle ?
Nous l’évoquions dans l’introduction : dès l’antiquité, Aristote parle du langage comme étant
«le propre de l’Homme», cela même qui constitue sa différence spécifique et le distingue des autre
êtres vivants. Mais l’Homme est aussi défini comme un «animal politique» : « Il est évident que
l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal
grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or seul parmi les animaux
l’homme est doué de langage. » (Aristote, Les Politiques, Livre I, chapitre 2) Ainsi dès les origines
de la philosophie occidentale, ces deux notions se trouvent étroitement liées. Ce qui n’a rien d’un
hasard, dans la mesure où le langage permet aux hommes de communiquer et de s’organiser en
sociétés complexes. Pour Aristote, l’existence sociale est naturelle à l’homme, mais c'est parce que
les hommes disposent d'un langage commun qu'ils sont capables de s'entendre et de vivre ensemble.
C’est à cette dimension sociale du langage que s’intéresse la sociolinguistique : « Si le milieu dans
lequel évolue le langage est un milieu social, si l’objet du langage est de permettre des relations
sociales, si le langage n’est maintenu et conservé que par ces relations, si enfin les limites des
langues tendent à coïncider avec celles des groupes sociaux, il est évident que les causes dont
dépendent les faits linguistiques doivent être de nature sociale. » (Meillet, 1904:232) William Labov
38
développera cette réflexion : « Pendant des années, je me suis refusé à parler de sociolinguistique,
car ce terme implique qu’il pourrait exister une théorie ou une pratique linguistique fructueuse qui
ne serait pas sociale. » (Labov, 1976:37) Autrement dit, toute linguistique est nécessairement
sociolinguistique. Langues et sociétés sont étroitement liées, ainsi que le pressentait Aristote.
Or « dans un domaine aussi important que les rapports entre langue et vie sociale, seul l’État a le
pouvoir et les moyens de passer au stade de la planification, de mettre en pratique ses choix
politiques. » (Calvet, 2013) En effet, chacun est susceptible de formuler ses propres revendications,
mais la planification linguistique implique qu’un pouvoir politique détermine les orientations de
l’État en matière de langues. Si ces décisions ne tiennent pas compte des choix effectués par les
communautés linguistiques concernées, la situation risque de s’envenimer. Les exemples de tels
conflits, innombrables, sont le reflet de rapports de force : la prédominance d’une langue révèle la
domination d’une population sur des minorités. Lorsqu’un Etat décide de modifier le statut d’une
langue, il agit en même temps sur ses fonctions sociales et touche à un point très sensible - l’identité
d’un peuple, d’une communauté. En effet chaque langue, à travers son système spécifique de
représentation de la réalité, induit un rapport particulier au monde qui n’a d’exact équivalent dans
aucune autre. Quoi de plus intime que nos pensées ? Pour qu’il y ait une pensée il faut des concepts,
des mots, des phrases, qui permettent l’organisation d’idées. Existe-t-il une pensée sans langage,
intuitive, qui serait au-delà des mots, ou en-deça ? On peut méditer sur la question. Si l’on considère
que le langage façonne la pensée (« ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour
le dire arrivent aisément… » - Boileau, 1674 : chant I), chaque langue nous rattache à une culture
particulière que l’on intériorise, qui devient constitutive de notre identité, que l’on en ait conscience
ou non. Chaque mot, dans sa relation avec le concept qu’il représente (dans le rapport «signifiant-
signifié», pour employer un vocabulaire saussurien), est chargé de connotations qui ne sont pas
nécessairement les mêmes d’une langue à une autre – engendrant des connexions différentes, ce qui
laisse une large place à l’implicite et rend délicate toute tentative de traduction. Pourtant, l’essentiel
n’est-il pas la transmission d’un message ? Certaines subtilités ne se communiquent pas par les
mots, mais par une sorte de langage non-verbal (gestes, attitudes, expressions du visage, regards,
intonation… «directement du cœur au cœur», chantait Philippe Léotard). En cela, la musique peut
être perçue comme un langage des émotions prêtant moins à confusion que l’incessant verbiage car
s’adressant à la sensibilité et non à l’intellect. « Les mots sont comme des armes : ça tue pareil »,
clamait Léo Ferré. Ludwig Wittgenstein, davantage philosophe que poète, cherche à montrer les
limites du langage lorsqu’il assène : « ce dont on ne peut parler, il faut le taire » ! (Wittgenstein,
1921). Selon lui, la réalité, formée de différents «états de choses», peut être décrite par des énoncés
élémentaires. Si ce n’est pas le cas, c’est que ceux-ci ne correspondent pas à des choses (ou à des
relations entre les choses) réelles, il est alors inutile d’en parler.
Lorsqu’un État décide d’imposer une langue au détriment des autres, même si les raisons
invoquées sont présentées de manière rationnelle et pragmatique, cela risque d’être perçu comme
une violence, une atteinte à l’identité et à l’intégrité des communautés linguistiques «minoritaires».
La langue apparaît alors comme un instrument de domination au service d’une centralisation des
pouvoirs. En France, les lois Jules Ferry sur l'école primaire (votées en 1881-1882 sous la Troisième
République, elles rendent l'école gratuite, l'instruction obligatoire et l'enseignement public laïque)
bouleversent le paysage linguistique : l'enseignement est exclusivement en français, les langues
locales qualifiées de «patois», n’ont plus droit de cité à l’Ecole. Il s’agit d’une politique linguistique
au service d’une idéologie très claire, l’objectif étant de consolider l’État français en imposant à
l'échelle du territoire national l'usage d'une langue unique. On peut regretter l’appauvrissement
linguistique et culturel qui en résulte ; des tentatives sont proposées aujourd’hui pour redonner de la
vigueur à certaines langues régionales, comme les écoles Diwan en ce qui concerne le breton. Selon
Henry Boyer cependant, « on observe souvent une instrumentalisation de l’identité linguistique (et
donc culturelle) régionale. » (Boyer, 2010:70) Dans les Départements et Territoires d’Outre-Mer, le
processus d’uniformisation linguistique se poursuit, vécu douloureusement par les populations
locales. En Guyane Française, les langues amérindiennes survivent difficilement. Avec elles, c’est
tout un mode de vie qui se trouve menacé. Mesure-t-on les conséquences de cette volonté
d’assimilation qui passe par une acculturation forcée ? Le taux de suicides chez les jeunes

39
amérindiens de Guyane, nous l’avons dit, est alarmant et révèle un mal-être lié à une perte de
repères identitaires. Être empêché de parler sa langue maternelle est un déracinement.
On estime aujourd’hui le nombre des langues en usage dans le monde entre six et sept mille
(elles étaient peut-être quinze mille au plus fort de la diversité linguistique) ; le plurilinguisme est
donc la situation la plus répandue sur l’ensemble des États. On recense environ deux mille langues
sur le continent africain ; l’Inde en compte plusieurs centaines, tandis que l’Europe reconnaît vingt-
quatre langues officielles. Mais la situation évolue très vite, conséquence de la mondialisation, et
cette diversité foisonnante est menacée comme l’est la biodiversité. Nombre de langues minoritaires
sont d’ailleurs liées à un mode de vie traditionnel qui tend à disparaître avec la destruction de
l’environnement. D’où la notion d’«écologie des langues» (Haugen, 1972), métaphore reprise par
de nombreux auteurs : « Tout comme une niche écologique est constituée d’un biotope et des
espèces qui y vivent, une niche écolinguistique est constituée par une communauté sociale et des
langues que l’on y parle. » (Calvet, 2017:28) Or ce milieu étant sujet à des perturbations, il s’y joue
l’équivalent d’une sélection naturelle. Les travaux des sociolinguistes révèlent qu’une langue est un
ensemble de variantes, standardisé par le pouvoir en place, mais qui demeure en réalité multiple.
Une langue venue d’ailleurs peut ainsi s’acclimater, prendre des «couleurs locales» du fait de sa
coexistence avec d’autres. Bernard Laks va jusqu’à affirmer que « les variations d’usages mettent
en doute l’existence d’une langue qui serait le français (…) Dès que l’on observe la langue dans son
contexte social, elle apparaît comme un phénomène profondément hétérogène, instable et variable
dans l’espace géographique, social, historique, comme dans l’espace stylistique. » (Laks, 2003:6)
Une compétition a bien lieu, qui mène à l’exclusion de certaines langues. Pour préserver la
diversité, on peut être tenté par une approche interventionniste. H. Boyer met toutefois en garde du
risque de nationalisme linguistique (Boyer, 2010:73). Se référant au «Reversing Language Shift»
(Fishman, 1991) - acte de résistance par la revitalisation d’une langue menacée - il cite les exemples
caractéristiques de l’hébreu moderne en Israël (étonnant phénix linguistique, preuve qu’une langue
morte peut renaître de ses cendres), du français au Québec et du catalan en Espagne. On voit où
peut mener la revendication identitaire : velléités d’indépendance, sécession... Ailleurs, d’autres
combats sont menés : c’est la langue-culture Kurde qui cherche une reconnaissance internationale,
le Tibétain qui n’a plus de territoire, les langues minoritaires de Chine qui luttent pour leur survie
(tandis que le mandarin, langue de l’ethnie dominante Han, est diffusé partout dans le monde avec
les Instituts Confucius, équivalents chinois des Alliances Françaises), l’Ukrainien qui devient
obligatoire dans l’enseignement. Des langues meurent faute de locuteurs mais si la disparition d’une
langue s’apparente à l’extinction d’espèces végétales et animales, la cause en est le plus souvent un
processus de transfert puis de glissement linguistique qui s’opère lorsque des locuteurs abandonnent
peu à peu leur idiome au profit de la langue dominante. Selon Boyer, les options pour y remédier
sont limitées : au pôle interventionniste s’oppose un pôle libéral qui prône le laisser-faire, l’auto-
régulation du marché des langues et raisonne en termes d’investissements, de bénéfices, de coûts…
émanations d’une conception économiste du monde. En 2005, l’UNESCO vote une «Déclaration
Universelle sur la Diversité Culturelle», dont l’un des objectifs est de sauvegarder le patrimoine
linguistique et d’en promouvoir la diversité. On peut saluer cette initiative qui cherche à renverser
une tendance uniformisatrice contre laquelle il est difficile de lutter. L’année précédente, Calvet
évoquait une situation qui s’apparente à un «Yalta linguistique», quelques langues dominantes se
partageant le monde. Il considère toutefois qu’« il ne faut pas confondre universalité et uniformité ;
une pensée mondialisée n’est pas pour autant universelle. » (Calvet, 2004:290) Certains linguistes
ont recherché en vain une langue unique des origines : « Le mythe de Babel a donné naissance à
une vision politique selon laquelle le plurilinguisme est un héritage de la malédiction divine et le
monolinguisme national la meilleure des choses (…), on ne pourrait mener à bien une entreprise
commune sans langue commune (…). Cette leçon de Babel a aujourd'hui vécu. » (Calvet, 2007:155)
Aujourd’hui, on considère plutôt que le monolinguisme tend à propager une pensée unique.
Plus que par ses qualités intrinsèques de flexibilité ou de prétendue facilité d’apprentissage,
l’expansion d’une langue - instrument de pouvoir - correspond souvent à la domination économique
d’une nation. A l’instar du latin jadis, l’anglais, aujourd’hui langue «globale», s’est imposé par la
puissance militaire et industrielle de l’empire britannique puis de l’une de ses anciennes colonies –

40
les États-Unis d’Amérique. Après la Seconde Guerre mondiale, alors que l’Europe peinait à se
remettre sur pied, l’essor des U.S.A. joint au développement des moyens de communication leur ont
permis d’inonder le monde d’une culture de masse, bouleversant les habitudes de consommation et
permettant à l’anglais de s’immiscer subrepticement dans chaque foyers. Le rôle de la télévision
dans la diffusion des langues dominantes n’est pas négligeable. Si l’objectif est de favoriser le
plurilinguisme, l’avantage de l’internet réside en sa capacité d’accueil de sites en langues locales.
Calvet évoque une organisation «gravitationnelle» de la répartition des langues, à l’image d’un
système stellaire, qui témoigne de rapports de force : « Autour d'une langue hypercentrale (l'anglais)
gravitent ainsi une dizaine de langues super-centrales (le français, l'espagnol, l'arabe, le chinois, le
hindi, le malais, etc.) autour desquelles gravitent cent à deux cents langues centrales qui sont à leur
tour le pivot de la gravitation de quatre à cinq mille langues périphériques (…) Face à l'anglais
dominant, ce sont plutôt les langues de niveau immédiatement inférieur, les langues super-centrales
qui pourraient être "menacées", sinon dans leur existence, du moins dans leur statut. » (Calvet,
2003:2) D’où la nécessité de concevoir des stratégies de résistance. Avec prudence, car la moindre
intervention risque d’entraîner des effets secondaires non contrôlés. Il peut être contre-productif de
chercher à promouvoir systématiquement toutes les langues : à trop vouloir défendre, on se
paralyse. Il importe de comprendre la fonction sociale d’une langue (qui n’est pas nécessairement la
même pour toutes). En effet, les locuteurs d’une langue minoritaire n’ont pas forcément intérêt à ce
que celle-ci soit transcrite, standardisée. Calvet propose une approche pragmatique fondée sur des
besoins linguistiques avérés, une «tripartition fonctionnelle» consistant à utiliser trois langues : la
langue maternelle (pour ne pas abandonner ses racines, son identité linguistico-culturelle), la langue
de L’État (qui permet l’insertion sociale et citoyenne), et enfin une langue internationale. Dans de
nombreux pays, en Afrique par exemple, il est courant de parler trois langues, ou davantage. Martin
Momha s’inspire de cette analyse. Face à l’unilinguisme américain, au plurilinguisme européen -
qu’il estime voué à l’échec : « loin d’être un vecteur fédérateur, la pluralité des identités
linguistiques qui interfèrent au sein de l’Union Européenne contribuent plutôt à enfermer les
peuples dans des cocons infra-nationalistes » (Momha, 2014) - et afin de s’affranchir des langues
coloniales «prédatrice», il propose un monolinguisme régional africain basé sur cinq langues
véhiculaires : le berbère, le swahili, le haoussa, le beti et le zoulou, chacune correspondant à une
aire géographique. En contexte plurilingue, on peut classer les politiques linguistiques en deux
catégories : celles basées sur le principe de territorialité, selon lequel l'État est divisé en différentes
régions ayant chacune une langue officielle (par exemple en Suisse et en Belgique) et celles qui
reposent sur le principe d'individualité (basé sur les individus) : l'État reconnaît plusieurs langues
officielles sur l'ensemble de son territoire, chaque citoyen est libre d’utiliser celle de son choix
(c’est le cas au Canada). On le voit, la gestion politique des langues passe par l'analyse de leurs
fonctions pratiques et symboliques. Le travail des sociolinguistes est donc précieux et peut aboutir à
des applications concrètes. L’une d’elles concerne la didactique des langues, déclinaison de
l’orientation politique choisie. Les enseignants de FLE, s’ils ne sont pas directement acteurs des
politiques linguistiques, peuvent être considérés comme des «metteurs en scène», dans le sens où ils
participent à leur mise en œuvre : « Les politiques linguistiques ne sont pas réservées aux politiciens
ou aux fonctionnaires, elles sont l’affaire des citoyens (…) vous préparez l’avenir dans le quotidien
de vos classes (…) Or le prix à payer pour laisser à une seule langue le monopole de la diffusion
scientifique, des normes techniques, du commerce et bientôt même de toute éducation sera
beaucoup plus lourd demain. C’est le prix de l’asservissement culturel et, plus grave encore, ce sera
celui de l’appauvrissement général de la pensée et de l’inventivité humaines ». (Cuq, 2013)
Une politique linguistique peut porter sur différents aspects de la langue. On distingue
principalement deux champs d’action possibles : la «normativisation» fixe le corpus d’une langue
(en définit la norme) ; la «normalisation» précise le statut d’une langue par rapport aux autres, dans
un espace donné. Dans ce dernier cas, toute décision concernant une langue a des répercutions sur
celles avec lesquelles elle est en contact – parfois jusqu’à menacer leur existence. Cela montre à
quel point faits sociaux et faits linguistiques sont liés et laisse à penser que la fonction d’une langue
a une incidence sur sa forme. Tous les États ont une politique linguistique, parfois implicite. Ceux
qui n’en déclarent pas de manière officielle (les États-Unis par exemple) favorisent de fait la langue

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majoritaire, celle de l'État et de son administration, aux dépens des autres. Certaines ont une
fonction liturgique (l’arabe, langue sacrée du Coran, constitue une porte d’entrée dans le monde de
l’Islam). La domination sociale se lit bien souvent en filigrane derrière la domination linguistique.
C.14 Conclusion provisoire.
On constate l’appauvrissement rapide d’une diversité linguistique jadis foisonnante : de plus en
plus d’idiomes perdent du terrain, s’éteignent, cédant la place à quelques langues dominantes. D’où
la nécessité pour les États – mais aussi pour les communautés parlant une langue minoritaire – de
réagir. Sur le plan didactique, nous avons vu en quoi consiste l’approche transculturelle, ce qui la
distingue de l’approche interculturelle, les obstacles auxquels elle risque d’être confrontée. Œuvrant
en faveur du plurilinguisme, respectueuse de toutes diversités linguistico-culturelles, elle est par
essence réfractaire aux nationalismes en vogue en ce début de XXIème siècle. L’idéal qu’elle
défend est celui d’une unité par-delà l’apparente multiplicité de l’être (l’Un et le Multiple, thème
cher aux philosophes de l’antiquité, imprègne aussi nombre de spiritualités orientales). Plutôt que
d’insister sur les différences, déceler ce qui nous rassemble, qui fait que l’on se ressemble. Rompre
avec l’individualisme stigmatisant et le relativisme stérile, pour construire ensemble les bases d’une
fraternité commune à l’humanité entière, voire au-delà (renouer des liens avec la nature, entretenir
des relations avec les êtres non-humains : cette étonnante perspective sera abordée dans le prochain
chapitre). Apprendre à voir la Terre comme un seul pays, notre patrie commune. Ce cosmopolitisme
n’est pas une idée neuve, mais on peut la remettre au goût du jour. Les stoïciens furent parmi les
premiers à se dire «citoyens du monde». Montaigne adhérera à cette conception d’une humanité
sans frontières. Loin d’être misanthrope, il ne voit pourtant en l’Homme qu’une espèce animale
parmi d’autres, «ni au-dessus, ni au-dessous des autres». Ainsi proteste-t-il, presque seul à l’époque,
contre le génocide dont sont victimes les Indiens d’Amériques. Plus tard, l’existentialisme sartrien,
se voulant humanisme universel, insiste sur la liberté individuelle, rejetant tout déterminisme,
considérant chacun comme un être unique responsable de ses actes. L’approche interculturelle est
en quelque sorte héritière de ces courants de pensée philosophique, qu’elle prolonge en leur donnant
une application concrète, dans le domaine de l’éducation.
Loin de se réduire à un ensemble d’us et de coutumes, toute culture repose sur des valeurs qui
reflètent une manière d’être au monde partagée par un groupe d’individus. En cela, elle est
constitutive de l’identité de chacun. Or le concept d’«identité nationale», souvent instrumentalisé à
des fins politiques, montre que la culture est au centre de nombreuses préoccupations. Qu’est-ce que
le nationalisme sinon un acharnement à préserver ce que l’on présente comme l’essence même de la
nation, face à une menace extérieure qui risquerait de l’altérer ? Une approche interculturelle
respectueuse de la différence apparaît dès lors comme une gageure, le seul moyen peut-être de
parvenir à une tolérance mutuelle entre les peuples, pour construire ensemble des relations pacifiées
d’échange et de partage. Il s’agit de développer un esprit de résistance : « Préserver la diversité
culturelle, c’est œuvrer en faveur de la paix, en faveur d’un projet de société à l’échelle du monde ;
c’est résister à une déferlante d’uniformisation, mais aussi à l’instrumentalisation dont la culture est
l’objet. (…) La Francophonie est entrée en résistance contre ce relativisme culturel, parce que ce
qui nous définit, par-delà la diversité de nos cultures, c’est aussi le partage de valeurs universelles. »
(Jean Michaëlle, 2016:8) Alors secrétaire générale de l’Organisation Internationale de la
Francophonie (OIF), elle appelle de ses vœux l’avènement d’une «démocratie internationale»
capable d’assurer un multilatéralisme équitable pour tous, en particulier pour les pays les plus
vulnérables. Il y a urgence à agir : « il suffit, pour s’en convaincre, d’ouvrir les yeux sur l’état de la
planète que nous laisserons aux générations futures, sur le drame des migrants, sur ces centaines de
milliers d’hommes et de femmes qui sont prêts à risquer leur vie pour fuir une misère persistante,
les effets du dérèglement climatique, des conflits meurtriers, voire le chaos total. » (idem:19)
L’interculturel touche aux implicites d’une société, à ses valeurs, mais aussi au sentiment
identitaire intime de chacun. L’apprentissage d’une langue-culture ne laisse pas indemne : c’est une
force transformatrice qui intervient dans la construction des identités individuelles et collectives,
qui permet de mieux connaître l’Autre mais aussi de mieux se connaître soi-même : reconnaissance
mutuelle et enrichissement culturel partagé. On peut concevoir l’acquisition de compétences
42
interculturelles comme l’apprentissage d’un art de vivre les relations. Dès lors, il apparaît vain de
chercher à les évaluer, ce qui reviendrait à donner une note à un artiste, démarche qui comporte une
large part de subjectivité. Difficiles à cerner, ces compétences apparaissent pourtant centrales dans
nos interactions quotidiennes, à fortiori dans un monde aux flux migratoires de plus en plus
importants, où les situations de communication interculturelle deviennent omniprésentes. Dans la
dernière partie de ce mémoire, nous proposerons quelques exemples concrets d’activités
susceptibles de les développer. Mais avant d’en venir aux pratiques de classe, il nous semble
intéressant (et presque inévitable) d’effectuer un détour par l’anthropologie culturelle, afin de nous
familiariser avec le contexte d’enseignement au village amérindien de Camopi, et de mesurer
combien la notion d’interculturalité y prend tout son sens.

43
DEUXIÈME PARTIE
L’éclairage anthropologique pour aborder les cultures amérindiennes.
Comprendre les particularités culturelles des apprenants afin d’instaurer un
dialogue fructueux et respectueux des valeurs de l’autre.

A- Initiation à l’anthropologie culturelle des peuples amérindiens d’Amazonie.


Dans la première partie de ce mémoire, nous avons essayé de montrer en quoi consiste
l’approche plurilingue et interculturelle préconisée par le CECR - outil de référence en didactique
des langues dans l’espace européen. Nous avons vu en quoi une telle approche peut être pertinente
au sein de l’Education Nationale, notamment en ce qui concerne l’enseignement du Français
Langue de Scolarisation (FLSco). Dans cette seconde partie, nous tenterons de nous familiariser
avec les particularités culturelles des apprenants de la commune de Camopi, afin de mieux saisir les
enjeux de la mise en place d’une approche interculturelle sur les bords du fleuve Oyapock, à la
frontière brésilienne. Nous reviendrons dans un premier temps sur le «mythe du bon sauvage» et sur
ce que Claude Lévy-Strauss nommait, de manière un peu provocatrice, «la pensée sauvage». Il ne
s’agit pas de faire un amalgame entre toutes les cultures amérindiennes, chacune présentant ses
caractéristiques propres, mais de mettre l’accent sur certains traits culturels communs aux
populations originaires du bassin amazonien, à la lumière des recherches ethnologiques et
anthropologiques. Les travaux de Philippe Descola nous permettront d’entrevoir les abysses qui
séparent une vision du monde «occidentale» d’une conception «animiste», et pourquoi il s’avère
essentiel d’en tenir compte lorsque l’on se fait fort d’enseigner la langue-culture française aux
jeunes Wayãpi et Teko.
A.1 Vision occidentale des populations amérindiennes : le mythe du « bon sauvage ».
Avant de nous pencher sur l’œuvre de Claude Lévy-Strauss, revenons un moment sur ce que
l’on a coutume d’appeler le «mythe du bon sauvage», qui consiste à se représenter les peuples
autochtones de manière idyllique, naturellement bons et innocents, vivant en harmonie avec la
nature comme au jardin d’Éden. Les origines de ce mythe remontent aux premiers voyages
d’exploration vers le «Nouveau Monde». Lorsque l'armada du capitaine Cabral accoste en
Amérique du Sud, les premiers contacts noués entre Européens et autochtones sont amicaux. Pedro
De Caminha, son secrétaire, relate cette rencontre dans une lettre datée du 1er mai 1500. Les
hommes qu'il décrit sont pacifiques, « Ils marchent nus, sans rien qui les couvre. Ils ne se
préoccupent pas davantage de couvrir ou de ne pas recouvrir les parties intimes que de montrer le
visage. Ils sont à ce propos d'une grande innocence. » Les récits de Jacques Cartier (Voyages au
Canada, Québec, Lux Éditeur, 2002) relaient cette image paisible : selon lui, les habitants qu’il
rencontre sur les rives du Saint Laurent ont « l’âme aussi pure que celle des enfants ». Il les
considère comme «sauvages», au sens de «non cultivés». Michel de Montaigne aborde le sujet dans
les chapitres Des Cannibales et Des Coches (Essais, première édition 1580, édition Pierre Villey,
PUF, 1965). Il y défend la cause des Amérindiens, dont il préfère la candeur à l’avidité cupide et
corrompue des colonisateurs, introduisant ainsi le principe d’un relativisme culturel fondé sur la
tolérance. Pour lui, un être cultivé ne détient pas nécessairement la vérité ; il va jusqu’à renverser
l’ordre des valeurs de l’époque, estimant que ce sont les comportements prédateurs des Européens
qui s’apparentent véritablement à de la barbarie, bien davantage que les mœurs de ces peuples
«naturels et purs» (on peut y voir les prémisses des réflexions philosophiques développées plus tard
par Rousseau). La voix de Montaigne s’élève aussi en réaction à la controverse de Valladolid, qui
opposait quelques années plus tôt (en 1550-1551) le dominicain Bartolomé de Las Casas au
théologien Juan Ginés de Sepùlveda. Répondant au souhait de Charles Quint, il s’agissait de définir
« la manière dont devaient se faire les conquêtes dans le Nouveau Monde, pour qu'elles se fassent
avec justice et en sécurité de conscience ». La question était de savoir s’il était légitime de réduire
les peuples Amérindiens en esclavage, du fait qu’ils n’étaient pas chrétiens et pratiquaient le
44
sacrifice humain, ou si au contraire on devait les traiter d’égal à égal. Sepùlveda prétendait ne voir
en eux que « des idolâtres qui commettent les pires crimes, qui sont de nature inférieure et donc
appelés à être soumis à des hommes plus évolués » - les Espagnols. Las Casas, ayant passé de
nombreuses années parmi eux, s’était engagé depuis longtemps dans la défense des « indigènes ».
Dans ses « Trente propositions très juridiques », il explique que les guerres au Nouveau Monde sont
injustes et qu’il faut libérer les esclaves. Un autre ouvrage, vivement critiqué lors de sa parution
(Las Casas, Brevisima relacion de la destruccion de la Indias, 1552), relate les terribles conditions
d’exploitation des populations amérindiennes dont il fut témoin. Dès le retour de Christophe
Colomb des « Indes » (des Amériques) en 1494, un traité international avait été signé à Tordesillas,
sous l’égide de la papauté, qui partageait entre la Castille et le Portugal ce «Nouveau Monde»
considéré alors « terra nullius » (locution latine désignant un espace qui, même s’il est habité, ne
relève d’aucun Etat et par conséquent n’appartient à personne). Autrement dit, le Pape considérait
que les habitants de ces contrées ne pouvaient prétendre aux mêmes droits que les Européens – leur
humanité était en quelque sorte contestable au vu de leurs mœurs « dépravées ».
Comme on peut le voir, le mythe du bon sauvage était loin de faire l’unanimité. C’est au
XVIIIème siècle, sous la plume de philosophes « éclairés », que l’image que l’on se fait des peuples
indigènes commence vraiment à évoluer. En 1755, dans son Discours sur l’origine et les fondements
de l’inégalité parmi les hommes, Jean-Jacques Rousseau évoque un « état de nature » antérieur à la
civilisation, véritable âge d’or, d’innocence, de bonheur ineffable. Cette référence mythique (sans
fondement vérifiable) le conduit à envisager l’évolution de l’humanité comme un déclin, car il
estime que la civilisation est source de perversion, origine de tous les maux dont souffrent les
hommes depuis qu’ils ont perdu leur ingénuité. Aux antipodes de cette conception, Voltaire se
moque du prétendu « âge d’or », qu’il tourne en dérision dans un poème satirique (Le mondain,
1736) : « Ah ! Le bon temps que ce siècle de fer ! » s’exclame-t-il. Faisant l’éloge de la civilisation,
il affirme sa foi dans le progrès censé apporter le bien-être à l’humanité. Quelques années plus tard,
Diderot adopte une position intermédiaire. Dans le Supplément au voyage de Bougainville, paru en
1772, il explique que selon lui ceux que l’on nomme «sauvages» ne sont ni bons ni mauvais, et
qu’il faut juger chaque homme sur ses actes. Il admet toutefois que les Tahitiens décrits par
Bougainville semblent mener une vie libre et heureuse, ce qui le conduit à dénoncer la violence des
colonisateurs ainsi que l’hypocrisie de la religion chrétienne, et finalement à remettre en question
les bienfaits de la civilisation occidentale. Sans apporter de conclusion définitive, il invite à
réfléchir au sens d’une vie humaine, à l’organisation de nos sociétés, au caractère universel de la
morale. Réfutant l’idée d’un hypothétique « état de nature » dans lequel l’homme aurait vécu en
harmonie avec son environnement, il considère au contraire que les autochtones ont développé une
culture qui leur est propre, jetant par là les bases d’une anthropologie culturelle à venir (Pocock,
1972:495).
A.2 Le relativisme culturel selon Claude Lévy-Strauss.
Ainsi, le mythe du bon sauvage aura contribué à développer un regard critique sur les aberrations
et les injustices de la société. Faisant allusion à « l’état de nature » sur lequel s’appuyaient les
raisonnements de Rousseau, Claude Lévy-Strauss en parle comme « d'un état qui n'existe plus, qui
peut-être n'a point existé, qui probablement n'existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire
d'avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent. » (Tristes Tropiques, 1955) Il est
l’un des premiers, en France, à développer la notion de culture dans une optique anti-raciste. Exilé à
New York pendant la seconde guerre mondiale, il y a rencontré Franz Boas et s’est familiarisé avec
la pensée de l’école culturaliste américaine. Ce dernier, anthropologue et ethnographe des peuples
autochtones d’Amérique du Nord (The Mind of Primitive Man, 1911), rejette vigoureusement
l’évolutionnisme auquel il oppose le concept de relativisme culturel. Invalidant la notion pseudo-
scientifique de «races humaines», il estime que la seule distinction pertinente est d’ordre culturel :
la langue et l’ensemble des traditions transmises de génération en génération. Lévy-Strauss s’inscrit
dans la lignée de cette pensée lorsqu’il écrit : «l’étranger, c’est déjà l’habitant du village d’à côté»
(Race et Histoire, 1952). Il pense la diversité culturelle sur le modèle de la diversité biologique
(Calvet reprendra ce thème : Pour une écologie des langues, Paris, Plon, 1999) et considère les
effets de la mondialisation délétères dès lors que l’Occident impose sa culture (dont l’arrogance
45
l’exaspère) sur l’ensemble de la planète. Ayant vécu plusieurs années au Brésil parmi des sociétés
amazoniennes fortement impactées par la colonisation, il souhaite avant tout préserver les minorités
culturelles. En revanche, même si des idéologues nationalistes ont parfois tenté de récupérer sa
pensée, il n’existe pas pour lui de «culture française» au sens anthropologique du terme, mais une
multitude de cultures locales, régionales… Pionnier dans l’approche structuraliste en anthropologie,
il s’est beaucoup intéressé à la communication entre les cultures, et tout particulièrement à la
circulation des mythes – traces potentielles d’un fonds commun ancien.
Lévy-Strauss cherche à découvrir les mécanismes de la pensée symbolique, en observant
comment un mythe se transforme. Chaque mythe a des variantes, il s’agit de comprendre comment
les systèmes de variantes se construisent, afin d’en faire apparaître la structure (d’où le terme de
«structuralisme»). Les mythes amérindiens, selon lui, révèlent une appropriation originale du
monde sensible : ils permettent de surmonter les apparentes contradictions auxquelles est confrontée
l’expérience humaine - l’esprit s’efforce de construire de la cohérence. Il ne s’agit pas tant de
comprendre la signification des mythes eux-mêmes que d’observer comment ils font sens pour ceux
qui les racontent et les écoutent, comment ils produisent du sens – non pas quelque-chose qu’il
faudrait chercher à découvrir, mais un effet positif, immédiat, produit par les jeux de signes au
moyen du langage, où le signe est à la fois sensible et intelligible : c’est à la fois une perception et
une pensée. Le son et le sens ne sont pas perçus séparément, mais reçus ensemble dans une sorte de
synesthésie. Depuis la distinction platonicienne entre le monde sensible et le monde intelligible des
idées, la philosophie occidentale a tendance à dissocier perception et pensée. Pour Lévy-Strauss au
contraire, la pensée naît de l’expérience, elles sont intimement liées. Nous organisons le monde à
partir de nos perceptions. Or il existe une multitude de manières d’organiser le monde.
A.3 Une « pensée sauvage » ?
Dans son essai intitulé La pensée sauvage (Plon, 1962), Lévy-Strauss cherche à décrire les
mécanismes de la pensée, conçue comme attribut universel de l’esprit humain. Remarquons que la
couverture originale de l’ouvrage présente une illustration florale, «viola tricolor» précisément,
communément nommée… pensée sauvage. On peut y voir un clin d’œil à la richesse polysémique
des langues – source d’émerveillement, d’analogies, parfois aussi de fâcheux quiproquos. Notons
aussi d’emblée que malgré l’ambiguïté du titre choisi (allusion à la fois au mythe du «bon sauvage»
et à l’idéologie coloniale prétendument civilisatrice), il ne s’agit nullement de « la pensée des
sauvages » : pour Lévy-Strauss, cette pensée primitive et libre est commune à tout homme dès lors
qu’elle n’a pas été domestiquée, cultivée, formatée (le plus souvent à des fins de rendement, dans
nos sociétés productivistes). Empirique, partant d'une observation du monde précise et minutieuse,
elle analyse, distingue, classe, combine, oppose, range en différentes catégories. Décrire les
caractéristiques de cette pensée universelle primitive n’est pas si simple : on ne peut définir
aisément quelque-chose qui serait commun à tous. Les ressemblances entre différentes variations ne
sont pas gage d’universalité, elles sont souvent trompeuses ; c’est pourquoi il est judicieux de
s’intéresser aux différences (ériger la comparaison en principe méthodologique). Ainsi Lévy-Strauss
estime qu’on ne peut comprendre un mythe seul, isolé, sans avoirs recours à la comparaison, et que
l’on a davantage à apprendre de nos différences que de nos ressemblances apparentes. Il y a en effet
un risque de projeter sur l’autre ce que l’on souhaite y trouver. Tandis que l’altérité, l’étrangeté, sont
une source inépuisable d’étonnement, de remise en question de ce que l’on tenait pour évident.
A.4 Réflexion sur les langues amérindiennes.
L’auteur commence par invalider un préjugé tenace concernant les langues autochtones, selon
lequel celles-ci ne permettraient pas l’élaboration d’un haut degré d’abstraction : « On s’est
longtemps plu à citer ces langues où les termes manquent, pour exprimer des concepts tels que ceux
d’arbre ou d’animal, bien que l’on y trouve tous les mots nécessaires à un inventaire détaillé des
espèces et des variétés. Mais, en invoquant ces cas à l’appui d’une prétendue inaptitude des
«primitifs» à la pensée abstraite, on omettait d’abord d’autres exemples, qui attestent que la richesse
en mots abstraits n’est pas l’apanage des seules langues «civilisées» (…) Dans toute langue,
d’ailleurs, le discours et la syntaxe fournissent les ressources indispensables pour suppléer aux
lacunes du vocabulaire. Et le caractère tendancieux de cet argument est bien mis en évidence quand

46
on note que la situation inverse, c’est-à-dire celle où les termes très généraux l’emportent sur les
appellations spécifiques, a été aussi exploitée pour affirmer l’indigence intellectuelle des
«sauvages». (Lévy-Strauss, 1962:11) Prétendre qu’ils nomment et conçoivent seulement en fonction
de leurs besoins serait ignorer que le découpage conceptuel varie avec chaque langue, et que l’usage
de termes plus ou moins abstraits n’a rien à voir avec les capacités intellectuelles : «Les mots chêne,
hêtre, bouleau ne sont pas moins abstraits que le mot arbre, et, de deux langues dont l’une
posséderait seulement ce dernier terme et dont l’autre l’ignorerait tandis qu’elle en aurait des
centaines affectées aux espèces et aux variétés, c’est la seconde, et non la première, qui serait la
plus riche en concepts (…) Comme dans les langues de métier, la prolifération conceptuelle
correspond à une attention plus soutenue envers les propriétés du réel, à un intérêt mieux en éveil
pour les distinctions que l’on peut y introduire. Cet appétit de connaissance objective constitue un
des aspects les plus négligés de la pensée de ceux que nous nommons «primitifs». S’il est rarement
dirigé vers des réalités du même niveau que celles auxquelles s’attache la science moderne, il
implique des démarches intellectuelles et des méthodes d’observation comparables. Dans les deux
cas, l’univers est objet de pensée, au moins autant que moyen de satisfaire des besoins (…) Chaque
civilisation a tendance à surestimer l’orientation objective de sa pensée, c’est donc qu’elle n’est
jamais absente. Quand nous commettons l’erreur de croire le sauvage exclusivement gouverné par
ses besoins organique ou économique, nous ne prenons pas garde qu’il nous adresse le même
reproche, et qu’à lui son propre désir de savoir paraît mieux équilibré que le nôtre.» (idem:13)
Lévy-Strauss nous met en garde contre l’aveuglement dans lequel un ethnocentrisme non
questionné risque de nous plonger, et reproche à Malinowsky d’avoir osé soutenir que l’intérêt des
peuples «primitifs» pour les plantes et les animaux serait uniquement motivé par leur appétit – alors
même que la précision avec laquelle ils reconnaissent les moindres différences entre les espèces
d’un même genre est stupéfiante. Plusieurs cas avérés de distinctions très fines effectuées par les
amérindiens entre différentes espèces de poissons et de plantes ont ainsi obligé les scientifiques
occidentaux à revoir leur classification et à leur donner raison après analyse.
« Contrairement à l’opinion selon laquelle les sociétés vivant en économie de subsistance
n’utiliseraient qu’une petite fraction de la flore locale, celle-ci est mise à contribution dans une très
large proportion : toutes les activités ou presque exigent une intime familiarité entre l’Amérindien et
son milieu, et une connaissance précise des classifications botaniques et zoologiques. » (idem:14)
Ce savoir n’implique pas seulement l’identification spécifique d’un nombre phénoménal de plantes
et d’animaux, mais aussi la connaissance des mœurs de chaque espèce. L’ethnologue est frappé par
« l’extrême familiarité avec le milieu biologique, l’attention passionnée qu’on lui porte, les
connaissances précises qui s’y rattachent » (idem:17) ainsi que par les impressionnants moyens
linguistiques mis en œuvre pour décrire chaque détail infime d’une plante, d’un animal : « la
description morphologique d’une plante peut comporter plusieurs dizaines de termes. » (idem:19)
Ces considérations renforcent l’idée que l’on se fait communément d’une vie en harmonie avec la
nature - même si la distinction entre nature et culture ne fait pas sens pour un amérindien.
Un savoir aussi développé ne peut être fonction de la seule utilité pratique, c’est plutôt le signe
d’une vive curiosité désintéressée, bien loin du pragmatisme occidental : « On objectera qu’une
telle science ne peut être efficace sur le plan pratique. Mais, précisément, son premier objet n’est
pas d’ordre pratique. Elle répond à des exigences intellectuelles, avant, ou au lieu, de répondre à des
besoins (…) Il s’agit, par le moyen de groupements de choses et d’êtres, d’introduire un début
d’ordre dans l’univers ; le classement, quel qu’il soit, possédant une vertu propre par rapport à
l’absence de classement. » (idem:21) Lévy-Strauss insiste sur le fait que cette tentative d’ordonner
le monde disparate qui nous entoure, par analogie et catégorisation, est à la base de toute pensée.
Pour élaborer les techniques souvent longues et complexes permettant de cultiver, de changer des
graines ou racines toxiques en aliments, ou bien encore d’utiliser cette toxicité pour la chasse (en
contexte amérindien, le curare ou la pêche à la nivrée…), la guerre, le rituel, il a fallu une attitude
d’esprit véritablement scientifique, une curiosité toujours en éveil, un appétit de connaître pour le
plaisir d’apprendre, puisque seule une partie infime des observations et des expériences pouvaient
être immédiatement utilisables. Selon lui, « il existe deux modes distincts de pensée scientifique,
l’un et l’autre fonction, non pas certes de stades inégaux du développement de l’esprit humain, mais

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des deux niveaux stratégiques où la nature se laisse attaquer par la connaissance scientifique : l’un
approximativement ajusté à celui de la perception et de l’imagination, et l’autre décalé (…) deux
voies très différentes : l’une très proche de l’intuition sensible, l’autre plus éloignée.» (idem:28) La
pensée sauvage serait donc plus proche du monde sensible, tandis que que la science moderne s’en
éloigne davantage – au point parfois de négliger le vivant et de mettre en danger les principes
fondamentaux qui régulent les subtils équilibres des différents écosystèmes, tous intimement liés.
Par excès d’abstraction et de détachement, elle finit par oublier que l’humain n’est qu’une partie de
l’ensemble du vivant, dont il dépend pour sa survie même. La pensée mythique au contraire
s’inspire d’un profond respect pour toutes formes de vie : «Loin d’être, comme on l’a souvent
prétendu, l’œuvre d’une «fonction fabulatrice» tournant le dos à la réalité, les mythes et les rites
offrent pour valeur principale de préserver jusqu’à notre époque, sous une forme résiduelle, des
modes d’observation et de réflexion qui furent (et demeurent sans doute) exactement adaptés à des
découvertes d’un certain type (…) Cette science du concret devait être, par essence, limitée à
d’autres résultats que ceux promis aux sciences exactes, mais elle ne fut pas moins scientifique et
ses résultats ne furent pas moins réels. Assurés dix mille ans avant les autres, ils sont toujours le
substrat de notre civilisation.» (idem:30) Lévy-Strauss compare ce mode de pensée à un «bricolage
intellectuel» susceptible d’atteindre des résultats brillants et imprévus, en s’arrangeant avec les
moyens du bord. Cependant, «les combinaisons possibles sont limitées par le fait qu’elles sont
empruntées à la langue où elles possèdent déjà un sens qui restreint la liberté de manœuvre.»
(idem:33) Autrement dit, la langue elle-même impose un découpage catégoriel du monde dont il est
difficile de s’affranchir, d’autant plus qu’il s’agit d’un processus tellement intégré dans la pensée
qu’il en devient inconscient. On en revient à cette conception selon laquelle chaque langue
particulière est porteuse d’une vision particulière du monde – d’où le profond déracinement
identitaire qu’implique pour un individu l’abandon forcé de sa langue maternelle.
Nos sociétés modernes, nous l’avons évoqué, produisent aussi des mythes - parmi lesquels la
notion même d’Histoire, tentative de donner sens au monde. La science, notamment, est génératrice
d’un grand nombre de mythes et de fantasmes qui peuvent s’avérer dangereux (on songe à la géo-
ingénierie, à l’intelligence artificielle, au transhumanisme, autant de tentations de jouer aux
apprentis-sorciers… sans toujours en maîtriser les conséquences potentiellement désastreuse). On
peut toutefois établir une distinction non négligeable : les mythes amérindiens tentent de rapporter
la réalité sociale et culturelle à la réalité naturelle, tandis que les mythe de la modernité essaient de
donner du sens aux comportements humains en les rapportant à eux-mêmes – et en particulier au
passé, en ayant recours à l’Histoire. De ce point de vue, les sociétés modernes ont peut-être perdu la
fascination de l’irrationnel et le respect du sacré qui l’accompagne. Orphelines d’une sagesse
séculaire que par orgueil elles ont foulé aux pieds, elles se retrouvent la proie de toutes sortes
d’excès – ce fameux «hybris», démesure. Car selon Lévy-Strauss, la véritable fonction du mythe est
de penser de manière incarnée, de conserver un lien charnel avec la nature, et non de chercher à s’en
affranchir. Il évoque ensuite la croyance des amérindiens en l’existence d’êtres que l’on serait tentés
d’appeler «surnaturels». Pourtant, « ce serait fausser leur conception du monde : ces êtres sont
conçus comme appartenant à l’ordre naturel de l’univers. Ils s’apparentent aux humains en ce qu’ils
sont doués d’intelligence et d’émotions. Certains sont attachés à des lieux précis, d’autres se
déplacent librement. Certains présentent des dispositions amicales et peuvent nouer des alliances
bénéfiques, d’autres se montrent hostiles et dangereux. » (idem:52) Malgré cette perception d’une
multitude d’êtres invisibles, qui peut paraître étrange à l’observateur non averti, les amérindiens ont
un sentiment aigu du caractère concret de leur savoir, qu’ils opposent à celui des occidentaux.
L’auteur remarque à ce propos que « le savoir théorique n’est pas incompatible avec le sentiment, la
connaissance peut être à la fois objective et subjective, les rapports concrets entre l’homme et les
êtres vivants colorent parfois de leurs nuances affectives (elles-mêmes émanation de cette
identification primitive, où Rousseau a vu profondément la condition solidaire de toute pensée et de
toute société) l’univers entier de la connaissance scientifique, surtout dans des civilisations dont la
science est intégralement «naturelle». » (idem:54) Il dénonce les préjugés de certains ethnologues,
incapables de percevoir la réelle complexité d’analyse et de pensée de ces sociétés dites

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«primitives», uniquement parce qu’ils se figurent qu’une telle complexité est incompatible avec un
si modeste niveau de développement économique.
Lévy-Strauss s’intéresse ensuite à l’évolution des langues amérindiennes, envisageant que leur
structure même puisse changer si le nombre de locuteurs diminue trop rapidement. Il reconnaît
cependant que la fonction pratique de toute langue (permettre la communication) lui assure une
certaine continuité diachronique : « La langue n’est donc sensible à l’influence des changements
démographiques que dans certaines limites, et pour autant que sa fonction n’est pas compromise.
Mais les systèmes conceptuels que nous étudions ici ne sont pas (ou ne sont que subsidiairement)
des moyens de communiquer ; ce sont des moyens de penser, une activité dont les conditions sont
beaucoup moins strictes. On se fait ou non comprendre, mais on pense plus ou moins bien. L’ordre
de la pensée comporte des degrés.» (idem:86) Il semble que l’on s’aventure ici en terrain glissant :
sur quels critères mesurer la justesse d’une pensée ? N’est-ce pas là encore une question de valeurs
– existe-t-il des valeurs universelles, reconnues par tous, à l’aune desquelles il serait possible
d’établir une «hiérarchie culturelle» permettant d’évaluer la pertinence de telle culture plutôt que
telle autre ? Faut-il y voir le spectre d’un ethnocentrisme qui ne dit pas son nom ? Il apparaît
inopportun de soupçonner Lévy-Strauss d’un tel travers. S’opposant à une conception
évolutionniste de l’Histoire, il estime au contraire qu’une pensée à l’état sauvage existe bel et bien
au cœur même des sociétés occidentales modernes : « Qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse, on
connaît encore des zones où la pensée sauvage, comme les espèces sauvages, se trouve relativement
protégée : c’est la cas de l’art, auquel notre civilisation accorde le statut de parc national, avec tous
les avantages et les inconvénients qui s’attachent à une formule aussi artificielle. » (idem:262) Dès
lors, comment s’étonner des impressionnantes facultés artistiques dont font preuve la plupart des
élèves amérindiens ? Qu’il s’agisse de danse, de musique, d’arts picturaux ou encore d’activités
sportives, d’expression corporelle, d’artisanat, les jeunes de Camopi semblent doués d’une
créativité sans limite. Cela se complique lorsque l’on cherche à développer des compétences plus
«scolaires» - l’écrit ne fait pas partie des traditions, et peine à se faire une place dans la culture
locale et familiale.
A.5 Conception du temps et conscience de soi.
Pour Lévy-Strauss, la pensée amérindienne se caractérise avant tout par sa spontanéité : « Nous
retrouvons cette réciprocité de perspectives où l’homme et le monde se font miroir l’un à l’autre, et
qui nous a paru pouvoir seule rendre compte des propriétés et des capacités de la pensée sauvage
(…) qui ne distingue pas le moment de l’observation et celui de l’interprétation, pas plus qu’on
n’enregistre d’abord, en les observant, les signes émis par un interlocuteur pour chercher ensuite à
les comprendre : il parle, et l’émission sensible apporte avec elle sa signification. » (idem:266) Il
décrit clairement ici une forme d’immédiateté, une manière d’être au monde non-réflexive, presque
non-consciente d’elle-même, comme il a souvent été avancé en ce qui concerne les multiples
variétés d’intelligences non-humaines. Cette conception nous semble à la fois erronée et dangereuse
car engoncée dans des préjugés ethnocentrés qui risquent d’empêcher une réelle compréhension
mutuelle. Toutefois, ces propos sont à remettre dans le contexte historique où ils ont été écrits, à une
époque où les peuples autochtones étaient généralement considérés comme «arriérés», puisque très
peu développés d’un point de vue technologique et économique. Mais alors, quelle conscience ces
sociétés ont-elles d’elles-mêmes ? « L’image qu’elles se font d’elles-mêmes est une partie
essentielle de leur réalité. A cet égard, il est aussi fastidieux qu’inutile d’entasser les arguments pour
prouver que toute société est dans l’histoire et qu’elle change : c’est l’évidence même. Mais (…) les
sociétés humaines réagissent de façons très différentes à cette commune condition : certaines
l’acceptent de bon ou de mauvais gré et, par la conscience qu’elles en prennent, amplifient ses
conséquences (pour elles-mêmes et pour les autres sociétés) dans d’énormes proportions ; d’autres
(que pour cette raison nous appelons primitives) veulent l’ignorer et tentent, avec une adresse que
nous mésestimons, de rendre aussi permanents que possible des états, qu’elles considèrent
«premiers», de leur développement.» (idem:280) Autrement dit, la caractéristique essentielle des
peuples «premiers» serait de vivre dans une sorte d’immanence, d’éternel présent, dans un refus de
reconnaître les changements induits par le temps qui passe. Pour autant, « Cela consiste, non pas à
nier le devenir historique, mais à l’admettre comme une forme sans contenu : il y a bien un avant et
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un après, mais leur seule signification est de se refléter l’un dans l’autre. » (idem:281) Cette
conception particulière de la temporalité est peut-être ce qui distingue le plus les peuples
autochtones des sociétés occidentales, en ayant des incidences considérables sur les modes de vie,
de transmission, d’être au monde. Comme le souligne Lévy-Strauss, « Il nous est sans doute
difficile de ne pas juger défavorablement une attitude qui contredit de façon flagrante ce besoin
avide de changement qui est propre à notre civilisation. Pourtant, la fidélité têtue à un passé conçu
comme modèle intemporel, plutôt que comme une étape du devenir, ne traduit nulle carence morale
ou intellectuelle : elle exprime un parti adopté consciemment ou inconsciemment, et dont le
caractère systématique est attesté, dans le monde entier, par cette justification inlassablement
répétée de chaque technique, de chaque règle, et de chaque coutume, au moyen d’un argument
unique : nos ancêtres nous l’ont appris. Comme pour nous dans d’autres domaines jusqu’à une
époque récente, l’ancienneté et la continuité sont les fondements de la légitimité. » (idem:282) D’où
le poids parfois écrasant des traditions. Les jeunes générations, pour lesquelles la scolarité est
désormais obligatoire, se trouvent écartelés entre ce qu’ils apprennent à l’école et ce que leurs
parents et grands-parents leur ont appris. Entre rituels ancestraux dont ils sont très fiers et désir
d’émancipation exacerbé par la fenêtre sur d’autres possibles, dont ils ont un aperçu au collège (et
depuis peu, avec l’arrivée de la télévision et d’internet au village).
Lévy-Strauss remarque que l’amour du pays apparaît constamment dans les mythes et que,
paradoxalement, cet attachement passionné au terroir s’explique surtout dans une perspective
historique. Il cite à ce sujet un anthropologue australien qui s’est longtemps intéressé aux peuples
aborigènes : « Les montagnes, les ruisseaux, les sources ne sont pas seulement des aspects du
paysage dignes d’attention. Chacun fut l’œuvre d’un des ancêtres dont il descend. Il peut y lire
l’histoire des faits et gestes des êtres immortels qu’il vénère (…) Le pays entier est pour lui comme
un arbre généalogique ancien, et toujours vivant.» (Strehlow, 1947:30-31) On retrouve une
conception de l’environnement similaire chez les peuple amérindiens d’Amazonie, pour lesquels
chaque élément naturel est associé à un récit mythologique. Contes et légendes renforcent les liens
entre ces sociétés et les entités qui les entourent. C’est pourquoi ceux qui sont dépossédés de leurs
terres ancestrales ont le sentiment de perdre l’essentiel de leur identité. Ce qui amène Lévy-Strauss
à conclure : « On devra reconnaître que les peuples dits primitifs ont su élaborer des méthodes
raisonnables pour insérer, sous son double aspect de contingence logique et de turbulence affective,
l’irrationalité dans la rationalité.» (Lévy-Strauss, 1962:291) Ce qui peut se concevoir comme une
remarquable tentative d’équilibre entre ces deux composantes apparemment irréconciliables de la
psyché humaine. S’opposant aux théories exposées par Sartre deux ans plus tôt (Critique de la
raison dialectique, Gallimard, Paris, 1960), il s’interroge : « Que peut-on faire des peuples «sans
histoire», quand on a défini l’homme par la dialectique, et la dialectique par l’histoire? (…) On
oublie qu’à ses propres yeux, chacune des centaines de milliers de sociétés qui ont coexisté sur la
terre ou qui se sont succédé depuis que l’homme y a fait son apparition, s’est prévalue d’une
certitude morale – semblable à celle que nous pouvons nous-même invoquer – pour proclamer
qu’en elle (fût-elle réduite à une petite bande nomade ou à un hameau perdu au cœur des forêts) se
condensent tout le sens et la dignité dont est susceptible la vie humaine. » (idem:296) Quelle
meilleure définition du relativisme culturel ? Toute sa vie, Lévy-Strauss n’aura cessé de célébrer la
diversité : « Il faut beaucoup d’égocentrisme et de naïveté pour croire que l’homme est tout entier
réfugié dans un seul des modes historiques et géographiques de son être, alors que la vérité de
l’homme réside dans le système de leurs différences et de leurs communes propriétés.» (idem:297)
En ce qui concerne l’édification d’une improbable hiérarchie des cultures et modes de pensée, il
suggère que « la vraie question n’est pas de savoir si, cherchant à comprendre, on gagne du sens ou
on en perd, mais si le sens qu’on préserve vaut mieux que celui à quoi on a la sagesse de renoncer. »
(idem:302) C’est là une invitation à remettre en question nos certitudes, nos valeurs, le regard que
l’on porte sur le monde. Lévy-Strauss constate que la pensée occidentale a développé une vision du
monde foncièrement temporelle, basée sur l’historicité. Il nous avertit pourtant que l’Histoire ne
saurait être impartiale, du simple fait qu’« elle demeure inévitablement partielle, ce qui est encore
un mode de la partialité. » (idem:307) Autrement dit, le point de vue de l’observateur reste
forcément subjectif, la prétendue objectivité de l’historien est un leurre – de par sa finitude même,

50
l’esprit humain ne peut accéder à la totalité, à l’absolu. C’est, là encore, une leçon dont peut
s’inspirer tout enseignant soucieux de mettre en place une approche interculturelle.
Lévy-Strauss insiste sur ce qui lui paraît fondamental : « Le propre de la pensée sauvage est
d’être intemporelle. Elle veut saisir le monde à la fois comme réalité synchronique et diachronique
(…) Elle se distingue de la pensée domestiquée, dont la connaissance historique constitue un
aspect.» (idem:313) Il est amusant de noter que l’auteur suggère ici que l’opposé d’une pensée
sauvage n’est pas une pensée cultivée ou civilisée, mais «domestiquée», ce qui laisse entendre que
les systèmes éducatifs occidentaux fonctionneraient un peu à la manière d’élevages industriels… (la
domestication ne suppose-t-elle pas une forme de soumission, une perte de liberté ?). Revenant sur
son expérience auprès de peuples amérindiens du Brésil, il s’efforce de mettre des mots sur leur
rapport au temps qui passe, que l’on serait tenté de qualifier d’anhistorique : « On était en présence
d’une société qui avait duré et qui s’était transformée au cours des temps comme n’importe quelle
autre société, mais qui refusait de l’admettre, et qui considérait que dans son organisation, elle
conservait l’image même des premiers temps, qu’elle était telle que les créateurs avaient voulu
qu’elle soit (...) C’était une société qui abolissait le temps. Et après tout, quelle nostalgie plus
profonde pouvons-nous avoir que celle d’abolir le temps et de vivre dans une sorte de présent
éternel qui est un passé revivifié sans arrêt et maintenu tel qu’il était rêvé dans les mythes et dans
les croyances.» (Lévy-Strauss par lui-même, 2008)
Dans une interview donnée en 2005, il exprime son amertume face au spectacle du monde
contemporain : « Il me semble que la diversité des cultures a été une façon tout à fait essentielle
pour l’humanité de se développer et de se maintenir, et que dans cette espèce de monoculture
universelle vers laquelle nous nous dirigeons – si nous n’y sommes pas déjà – je ne m’y reconnais
plus très bien. Ce que je constate, c’est la disparition effrayante des espèces vivantes, qu’elles soient
végétales ou animales, et du fait même de sa densité actuelle, l’espèce humaine vit sous une sorte de
régime d’empoisonnement interne. Ce monde dans lequel je suis en train de finir mon existence, ce
n’est pas un monde que j’aime.» Il considère que si les cultures cherchaient à se préserver les unes
des autres, cela conduirait à un assèchement, à un appauvrissement stérile, mais estime toutefois
que la résistance identitaire d’une communauté peut se comprendre dans un contexte de domination,
comme c’est le cas pour les amérindiens d’Amazonie. Dans sa quête pour chercher à comprendre
comment fonctionne l’esprit humain, Lévy-Strauss suggère de «réintégrer la culture dans la nature».
En cela, il pose les fondations du vaste chantier auquel se consacrera plus tard son élève Philippe
Descola. À la fin de sa vie, face à la disparition rapide de la plupart des sociétés primitives, il
s'exclame : "Tout ce que j’aime est en train d’être détruit !" Sans doute ferait-il volontiers sienne
cette maxime de l’ONG Survival International : « Les sauvages ne sont pas ceux qui habitent les
forêts, mais ceux qui les détruisent. » A la lecture de son œuvre, on est gagné par la conviction que
ce qu’il nomme « pensée sauvage » n’est pas l’apanage des peuples «premiers», mais qu’au
contraire elle se trouve à la source de toute pensée et se révèle essentielle à l’humanité.
A.6 L’art de composer des mondes : quatre modes d’identification bien distincts.
Successeur de Françoise Héritier au Collège de France, où il est titulaire de la chaire
d’anthropologie de la nature, Philippe Descola fut élève de Claude Lévi-Strauss, qui dirigea sa thèse
« La nature domestique » (éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1986), s’intéressant aux
relations que le peuple Achuar (Jivaros d’Amazonie équatorienne) entretient avec son
environnement naturel. Cette expérience de terrain, au milieu des années 1970, est relatée dans un
livre publié aux éditions Plon en 1993 : Les lances du crépuscule (métaphore de la mort, dans
certains chants guerriers Achuar). Peu à peu, l’auteur développe une anthropologie comparative des
rapports entre humains et non-humains qui révolutionne à la fois le paysage des sciences humaines
et la réflexion sur les enjeux écologiques de notre temps. Dans ce qui demeure à ce jour son œuvre
la plus aboutie, Descola révèle qu’il existe des sociétés où les hommes savent composer autrement
des mondes, incluant dans leur collectif ce qui n’est pas humain : animaux, plantes, fleuves, forêts,
montagnes et vallées... Il nous invite à nous aventurer Par-delà nature et culture (Gallimard, 2005) :
puisque les hommes sont devenus une force naturelle menaçant de déstabiliser l’ensemble des
écosystèmes de notre planète, n’est-il pas urgent de remettre en question cette opposition radicale
qui structure nos sociétés modernes (au moins depuis Descartes) ?
51
Au contact des Achuar (« peuple du palmier d’eau »), Descola découvre une manière de vivre
surprenante, où le jaguar solitaire a une place similaire à celle du chamane, où le chasseur chante
pour demander au singe laineux de se laisser tuer, où les plantes du jardin sont des enfants, le
toucan un beau-frère, où la nature fait partie de la maison commune – et inversement (d’où le titre
donné à son travail de thèse). Il ne cessera par la suite de creuser ce terrain, jusqu’à remettre la
nature au cœur des sciences de l’homme et à s’interroger non pas sur une hypothétique « nature
humaine », mais plutôt sur la manière dont humains et non-humains négocient leur coexistence - ce
qu’il nomme La composition des mondes (Flammarion, 2014). A l’échelle planétaire, Philippe
Descola distingue quatre grandes cosmologies (animisme, analogisme, totémisme et naturalisme)
qui sont au fondement de toutes les formes de sociétés susceptibles d’exister, selon la manière dont
y sont inclus les non-humains (animaux, végétaux, minéraux, esprits...). Ces quatre types de
cosmologies sont autant de modes d’identification spécifiques, sortes d’idéaux-types susceptibles de
s’incarner de bien des manières – y compris par hybridation. Il ne s’agit pas d’un dispositif
classificatoire, mais plutôt d’une manière de comprendre et de mettre en lumière les systèmes de
représentation et d’identification compatibles entre eux, ou au contraire incompatibles. C’est
pourquoi Descola parle d’ontologies (philosophies de l’être) qui ont été élaborées par des peuples et
civilisations spécifiques, parfois depuis des millénaires, bien qu’elles soient susceptibles de
coexister chez tout être humain. Pour simplifier et se faire une idée de ce que sont ces différentes «
ontologies » (ces manières de «composer des mondes »), on peut dire que l’animisme (du latin «
anima » : souffle vital, âme) considère que tout être vivant, ainsi que tout élément naturel, est doté
d’un esprit qui l’anime, d’une forme d’intériorité semblable à celle des humains, dont ils se
distinguent par leurs propriétés physiques. Une telle conception place l’homme sur un pied d’égalité
avec l’ensemble des êtres avec lesquels il interagit. Les amérindiens d’Amazonie, à ce titre, peuvent
être qualifiés d’animistes – malgré une grande diversité linguistique et culturelle, c’est un trait qui
semble partagé par toutes ces populations. L’analogisme consiste à établir de multiples analogies
entre l’Univers et l’humain, afin d’ordonner ce qui apparaissait chaotique, de donner un sens aux
phénomènes naturels en s’appuyant sur le connu – et le rapporter aux relations humaines : si chaque
être se distingue de tous les autres par ses qualités propres, il s’agit d’établir entre eux des rapports
de correspondance. Pour Descola, l’analogisme fut le mode d’ontologie privilégié par les Aztèques,
les Mayas et les Incas, et demeure très présent en Chine (avec le confucianisme et le taoïsme). Le
totémisme, notamment en Australie et en Afrique, repose sur l’identification d’un peuple ou d’une
tribu à un « totem », figure tutélaire symbolique (qui peut prendre une forme animale, végétale...) et
cristallise un sentiment d’appartenance et de singularité : un collectif mêlant humains et non-
humains partageant certaines caractéristiques, qui se différencie d’autres groupes (ou tribus) placés
sous la tutelle d’autres totems. Nous ne développerons pas ici ces concepts, qui font l’objet d’une
vaste littérature. Enfin, ce que Descola nomme « naturalisme » peut prêter à confusion. Il repose en
fait sur la conception occidentale «moderne» de la nature (par opposition à la culture) comme entité
radicalement extérieure à l’homme, obéissant certes au même déterminisme physique que les
humains, mais dépourvue d’âme, de sentiments, d’intériorité psychique, et qui par conséquent peut
être exploitée sans limite, asservie, pour assouvir ses besoin ainsi que ses désirs insatiables.
A.7 Le naturalisme, une spécificité occidentale relativement récente.
L’originalité de Descola est de montrer que ce « naturalisme », que l’on serait tentés de croire
universel, est en réalité un modèle parmi d’autres - voire une exception. La nature, appréhendée
comme un simple stock de ressources apparemment illimitées, est réifiée : on peut l’utiliser comme
bon nous semble, au détriment des autres espèces – et, à terme, des humains eux-mêmes. En effet,
ce dualisme matérialiste est probablement à l’origine des terribles bouleversements dont nous
percevons les prémisses avec le réchauffement global de la planète et l’effondrement de la
biodiversité. Peut-être est-il encore temps de sortir de cet ethnocentrisme aveugle et sourd pour
redécouvrir, enfoui au plus profond, notre part d’animisme et prendre soin de notre maison
commune (Eco, du grec ancien oîkos : notre maison, la Terre). La perspective d’entretenir avec les
non-humains des rapports de nature différente est nourrie par la longue expérience des populations
qui vivent non pas « en harmonie avec la nature » - parce que c’est une notion qui n’a guère de sens
– mais qui ont réussi à stabiliser des formes d’interaction avec leur environnement qui n’aboutissent
52
pas à la destruction des ressources qu’ils utilisent : un modèle de vie véritablement durable – qui
n’empêche nullement un développement culturel.
Ainsi, mise à part la société occidentale, aucune autre société humaine ne cohabite avec le
monde non-humain sur le mode de la séparation : il n’y a pas la nature d’un côté, une nature qui
serait close sur elle-même, et de l’autre côté l’humanité qui serait une entité à part, installée avec sa
culture à l’intérieur de la nature, le plus souvent dans une position de surplomb. En d’autres termes,
ailleurs qu’au sein de l’Occident moderne, les frontières de l’humanité ne s’arrêtent pas aux portes
de l’espèce humaine. S’y trouve également inclus l’ensemble de ces entités que nous considérons
comme subalternes et que nous reléguons pour cette raison dans une simple fonction d’entourage
(«l’environnement»). Dans d’autres cultures, les non-humains sont considérés comme de véritables
partenaires sociaux, avec lesquels on peut composer de mille et une manières. C’est bien ce
dualisme, cette séparation artificiellement (im)posée entre nature et culture qui a permis à la science
occidentale de devenir si efficace (car elle autorise toutes sortes d’expérimentations, sans
s’encombrer de questions éthiques puisque seul l’humain est jugé digne de considération). Mais
c’est aussi à cause de cette séparation arbitraire (illusoire ?) que la nature, traitée comme si elle était
à notre seule disposition, continue d’être saccagée, marquée désormais d’une empreinte indélébile -
oubliant qu’elle est vivante, vulnérable, et surtout que nous en faisons partie. « Nous sommes la
nature qui se défend! » clament les militants écologistes... Une petite maxime nous vient à l’esprit
(d’inspiration panthéiste, elle reflète bien la relation qui lie les amérindiens à la Terre-mère sacrée) :
« L’Homme est l’espèce la plus insensée, il vénère un dieu invisible et massacre une nature visible,
sans voir que cette nature qu’il massacre est le dieu invisible qu’il vénère ! » Alors qu’elle semble
sur le point de se révolter (bien que ce soit là encore un anthropomorphisme), on peut s’interroger :
n’est-ce pas cette conception de la nature, fondée sur l’illusion que nous serions autonomes par
rapport à elle, comme « hors-sol », qui a préparé le terrain à la situation critique que nous
connaissons aujourd’hui ? Dans ses travaux, Philippe Descola esquisse quelques réponses et
propose des pistes de réflexion pour tenter d’y remédier.
A.8 L’animisme des sociétés amérindiennes.
Quand au quotidien on interagit avec des plantes et des animaux que l’on considère comme des
partenaires sociaux, cela a des conséquences. En particulier, on ne peut plus parler de l’adaptation
d’une société à un environnement naturel. L’opposition «nature/culture» s’estompe. Plutôt qu’une
adaptation à un environnement qui lui serait extérieur, Descola préfère parler de «composition des
mondes». La manière dont les sociétés occidentales «modernes» se conçoivent est très différente de
celle des populations amérindiennes, qui se considèrent comme faisant partie intégrante du monde,
au même titre que les arbres et les oiseaux, les fleuves, les étoiles… On peut y voir un art de vivre
très poétique, car en dépit des aspect plus prosaïques des tâches quotidiennes, loin de la réduire à
son utilisation potentielle, la moindre plante est dotée d’une intériorité qui la rend à la fois
mystérieuse et familière. Un tel univers n’est-il pas fascinant, mystérieux, presque féerique ? N’est-
ce pas là un véritable réenchantement du monde ? Il est donc nécessaire, si l’on cherche à
comprendre cette manière d’être au monde si singulière, de décoloniser les concepts que nous
utilisons, afin de rendre possible une analyse plus respectueuse et fiable. En effet, pour les collectifs
animistes il n’existe pas de concept tel que «la nature», mais un ensemble d’êtres humains et non-
humains, qui peuvent communiquer entre eux. Les chamanes sont en quelque sorte les
ambassadeurs des humains, capables de se mouvoir dans des collectifs non-humains. Et ce que nous
considérons comme des attributs culturels (parures, ornements corporels, armes, instruments de
musique, habitat, modes culinaires, et même les langues) sont perçus par ces populations comme
des attributs biologiques, au même titre que des nageoires, des griffes, des serres…
Dans un recueil d’entretiens avec Pierre Charbonnier (La composition des mondes, Flammarion
2014), Philippe Descola revient sur cette vision occidentale (et caricaturale) des Amérindiens
d’Amazonie comme d’un peuple de la nature : « Non pas qu’ils fussent comme au jardin d’Éden,
libérés du travail et des contingences de la pitance, ou au contraire condamnés à une vie rude et
brutale dans l’état de nature, mais peut-être parce qu’ils avaient consenti aux non-humains une
place singulière dans leur vie sociale. Le défaut apparent d’institutions structurantes, l’anarchie
politique, pouvait être l’envers d’une attitude qui étendait la sociabilité bien au-delà des frontières
53
de l’humanité comme espèce. » (Descola, 2014:50) L’impression de sauvagerie que peut de prime
abord éprouver l’observateur est peu à peu démentie lorsqu’il s’aperçoit des liens intimes
qu’établissent ces peuples avec les innombrables êtres qui partagent leur quotidien : « Les
interactions avec les plantes et les animaux étaient gouvernées par les mêmes principes de
comportement que ceux en vigueur dans les rapports entre humains au sein de la maisonnée ».
(idem:82) Il découvre assez rapidement que « le fait de traiter les êtres de la nature comme des
personnes investies de propriétés sociales n’était en rien propre au Achuar, ni même aux Indiens
d’Amazonie, et que cette disposition méritait d’être abordée autrement que comme une erreur de la
raison; pour la désigner, j’ai alors décidé de ressusciter le terme «animisme», ancien en
anthropologie quoique longtemps frappé de discrédit.» (idem:89) Aux antipodes du naturalisme
occidental qui prône une croissance et un profit sans fin, l’animisme implique un usage de la nature
où le principe de maximisation n’a pas droit de cité (si tant est que l’on puisse parler de «cité» en
pleine forêt équatoriale...). Le plus remarquable à cet égard est peut-être l’organisation du temps :
«en dépit de très importantes variations individuelles dans la productivité des activités de
subsistance, le temps qui leur était consenti demeurait faible et identique pour tous (…) la
segmentation et la répartition des activités au fil des jours obéissaient ainsi à un système
d’habitudes culturellement codifiées qui constituait un frein efficace à l’allongement de la durée des
tâches productives.» (idem:120) Prendre conscience de ce fossé culturel difficilement franchissable
peut permettre de réfléchir à la meilleure manière d’aborder ces problématiques en classe. L’une des
missions de l’Education Nationale n’est-elle pas de préparer les élèves à s’intégrer aux mieux dans
la société de production-consommation qui leur tend les bras ?). Descola insiste : « plutôt que de
concéder un temps de travail équivalent à celui que l’on trouve dans les sociétés industrielles, et
d’exploiter ainsi au maximum les potentialités écologiques et économiques du milieu, les Achuar
travaillaient trois ou quatre heures par jour pour pourvoir abondamment à leurs besoins, et restaient
en-deça de ces possibilités de développement. Ils vivaient fort bien ainsi et (…) n’étaient pas
déterminés dans leur existence sociale par des contraintes environnementales ou par des limitations
techniques, mais par un idéal d’existence culturellement défini, ce que l’on appelle dans leur langue
shiir waras, le «bien vivre». Pour avoir quelque temps partagé avec eux cette façon d’user du
monde, je ne peux que rendre hommage à leur sagesse». (idem:143-144) Nous avons déjà évoqué le
concept du «buen vivir» (bien vivre), notion à l’aune de laquelle ces sociétés évaluent la qualité de
vie dont ils jouissent, et dont les critères sont très éloignés de ceux dictés par le PIB (on pourrait
rapprocher cette conception du choix effectué récemment par le Bhoutan, qui a inventé le terme de
«BNB», Bonheur National Brut). La sagesse des peuples amérindiens à laquelle Descola rend
hommage pourrait aussi être comparée à celle des stoïciens qui savent se contenter de peu, sans
chercher toujours à posséder davantage. Elle est faite de tempérance, d’un art de savourer l’instant
présent sans se projeter sans cesse dans le futur ou se replonger dans un passé parfois tourmenté.
«Time is money» ont coutume de dire les anglo-saxons. Pour un amérindien, le temps est bien autre
chose que de l’argent (qui ne se mange pas, comme on s’en rendra compte lorsque le dernier arbre
aura été abattu, le dernier poisson pêché…).
A.9 Par-delà nature et culture
« Des notions comme nature et culture, non seulement n’avaient aucun sens pour les Achuar,
mais me seraient d’un faible recours pour tenter de comprendre la façon dont ils composaient leur
monde. » (idem:126) C’est dire les trésors d’ingéniosité qu’il s’agit de déployer pour parvenir à
construire un pont entre des visions du monde si disparates. Descola explique ce qui l’a conduit à
étudier sous un angle inattendu les relations qu’entretiennent ces peuples avec leur environnement :
« Dans l’imaginaire collectif qui s’est imposé en Europe depuis la Renaissance, les indiens
d’Amazonie ont été perçus comme des appendices de la nature, qui pouvaient faire résonner ce qu’il
y a en elle de bienveillant et de généreux – l’image d’un jardin d’Éden peuplé de philosophes
devisant doctement dans leur hamac – ou sa dimension sauvage et inquiétante dont témoigneraient
ces pratiques longtemps considérées comme des pathologies abominables, le cannibalisme, la
chasse aux têtes, la guerre permanente. Leur rapport singulier à la nature, qu’il fût jugé négatif ou
positif, était ainsi le trait dominant qui surnageait de toutes les descriptions depuis cinq siècles (…)
Il m’a vite semblé évident que si l’on souhaitait apporter quelque chose de nouveau à la
54
connaissance de cette région du monde et des hommes qui la peuplent, si l’on voulait résoudre ce
qui pouvait apparaître comme une sorte de scandale anthropologique – des gens vivant à peu près
sans institutions – il fallait étudier leur rapport avec les plantes et les animaux, parce qu’il n’était
peut-être pas impossible que ce soit dans ce rapport que résident les clés permettant de comprendre
leur socius, les ressorts de leur existence collective. A cela s’ajoute un attrait dont j’ai déjà parlé
pour un style de vie aimable, presque libertaire, farouchement rétif aux inégalités de statut et à la
soumission à l’autorité » (idem:130) Ce goût prononcé pour la liberté et l’égalité rappelle la devise
inscrite aux frontons des mairies de France. Qu’en est-t-il de la fraternité ? Elle semble s’étendre
au-delà de l’humain : « les Achuar se comportaient avec les non-humains comme avec des
partenaires sociaux, c’est-à-dire en adoptant vis-à-vis d’eux l’attitude et le discours prescrits dans
les rapports entre humains » (idem:153) Très vite cependant, Descola prend conscience des
influences et des altérations culturelles qui traversent le peuple qu’il étudie, au cœur même de la
forêt amazonienne - autant d’hybridations qui remettent en question l’idée que l’on se fait parfois
d’une société «originelle» : « Il ne faut pas tomber dans l’idée absurde qu’il y aurait des sociétés
plus pures que d’autres, car toutes se transforment au fil du temps et empruntent des éléments à
leurs voisines, de façon plus ou moins délibérée, et souvent de façon indirecte, en prenant le
contrepoids pour essayer de ne pas leur ressembler (…) Bien souvent, les ethnologues se retrouvent
à présent dans des vestiges de sociétés, où la démographie est tombée si bas qu’il ne reste plus
grand-chose de fonctionnel sur le plan social. Ce qui offre une prise à l’analyse, c’est alors
essentiellement la façon dont ces groupes résiduels se sont transformés, les rapports qu’ils
entretiennent avec leurs voisins, la façon dont ils ont intégré dans leurs représentations, dans leurs
rituels et dans leurs pratiques, des représentations, des rituels et des pratiques qui viennent d’autres
cultures amérindiennes, voire du monde des blancs. » (idem:174-175) Ces remarques s’appliquent
bien à la communauté de Camopi qui, après avoir été sur le point de disparaître au cours du siècle
dernier, est aujourd’hui en pleine quête de repères identitaires. Ainsi les jeunes du village
empruntent-ils des éléments culturels tant au hip-hop ou au rap des États-Unis que les symboles
rasta venus de Jamaïque (et en creusant un peu, d’Inde et d’Éthiopie…), qu’ils mêlent à leur
héritage Teko ou Wayampi menacé de déliquescence.

B – Comprendre l’autre, fondement de l’approche


interculturelle.
B.1 Une altérité qui transforme l’observateur.
Descola nous fait part de ce qui a profondément changé en lui, à la suite de ce long séjour (trois
années en compagnie du peuple Achuar d’Équateur). Ses mots sont éclairants car ils révèlent le
pouvoir transformateur de toute rencontre interculturelle : « Même si une identification complète est
impossible – on ne devient jamais complètement autochtone, quel que soit le temps passé dans une
communauté de ce type – cela vous affecte très profondément, on en ressort marqué à vie. L’on
développe vis-à-vis du monde d’où l’on vient et où l’on revient une attitude qui porte l’empreinte de
cette expérience, et qui est en partie marquée par certaines des valeurs que l’on a appris à estimer
lorsque l’on est sur le terrain (…) Le retour de l’ethnographe est beaucoup plus difficile que son
départ sur le terrain, car il voit son milieu social d’origine avec des yeux différent, rendus plus
critiques car aiguisés par la transplantation. » (idem:178) C’est à ce type de phénomène que se
trouve exposé l’enseignant soucieux de mettre en place une approche interculturelle (ou
«transculturelle», telle que nous l’avons définie) : la confrontation aux valeurs de l’autre, la
tentative de voir le monde d’un point de vue différent, si elle est sincère, est susceptible de le
transformer tout autant que ses apprenants. « On prend assez rapidement des habitudes de vie qui
sont très différentes de celles que l’on avait quand on est parti (…) ce sont avant tout des habitudes
de frugalité qui finissent par devenir une seconde nature. Ainsi, lorsque l’on a passé plusieurs
années avec très peu de biens matériels et que l’on s’est aperçu que, au fond, on n’en avait pas
réellement besoin, on se trouve tout-à-fait décalé vis-à-vis de la surabondance d’artefacts et la
valeur centrale accordée à la richesse. Manger au moins une fois par jour, dormir à l’abri de la pluie,
55
une rivière à l’eau claire pour se laver deviennent le maximum auquel on aspire, de sorte que l’on se
retrouve sans repère lorsque l’on revient au sein d’un monde englué dans les objets.» (idem:183) Ce
genre d’expérience enjoint à se concentrer sur l’essentiel et à remettre en question le mode de vie
occidental et ses valeurs matérialistes. A Camopi, il n’existait aucun commerce lorsque j’y
enseignais, ce qui oblige certes à prévoir d’importantes réserves de nourriture, mais incite par
ailleurs à développer des relation humaines qui échappent aux logiques commerciales. On apprend
aussi à vivre au rythme des ondées, à jouir d’un rayon de soleil, à se lever à l’aube pour se coucher
peu après le crépuscule, bercé dans son hamac par le murmure incessant de la forêt : chants
d’oiseaux, d’insectes, de batraciens, coup de vent dans les frondaisons… une autre temporalité.
B.2 Le temps du mythe.
Chez les peuples d’Amazonie, « le temps du mythe déploie à tout instant les conditions de
possibilité de l’existence des humains et des non-humains. Qu’est-ce qu’un mythe amérindien, en
effet ? C’est un récit, souvent loufoque, qui raconte en général comment une espèce animale ou
végétale a acquis l’apparence qu’elle possède à présent. » (idem:185) En classe, il m’est arrivé
d’esquisser un parallèle entre la mythologie amérindienne et les métamorphoses d’Ovide (au
programme en 6ème), ainsi que les mythes fondateurs de la Grèce antique et ceux des principales
religions monothéistes. Chez les amérindiens cependant, « il s’agit d’une expérience de pensée au
moyen de laquelle peut être conceptualisée une donnée du monde, à savoir que les non-humains ont
une intériorité comme la nôtre et des corps tous différents. La solution retenue est une
métamorphose (...) C’est une opération très abstraite, qui n’est pas sans rappeler, dans la
philosophie politique européenne, le contrat social que passent les hommes pour mettre fin à l’état
de nature et légitimer la souveraineté politique. De même que l’état de nature est une fiction
théorique qui n’existe pas, n’a jamais existé et n’existera jamais, pour le dire comme Rousseau, de
même le temps du mythe est une fiction nécessaire pour qu’une conception ontologique reçoive
l’expression imagée de sa réalisation. » (idem:186) En ce sens, la connaissance des mythes
amérindiens permet de mieux comprendre leur vision du monde, la manière dont ils se représentent
l’Univers et les relations entre les êtres qui le peuplent. Il ne s’agit ni de les prendre au pied de la
lettre, ni de les tourner en dérision, mais de les considérer pour ce qu’ils sont : une tentative imagée
de donner une signification au monde dans lequel nous vivons.
Le rapport au temps des populations amérindiennes, de tradition orale, peut paraître déroutant :
« On ne cultive guère le souvenir d’événements au-delà de ce que les vivants peuvent se remémorer
de ce qu’ils ont vu eux-mêmes (…) on mesure le contraste qu’offre un tel régime de temporalité
avec celui d’un monde comme le nôtre, où le poids de la filiation et de ce que nous devons aux
générations précédentes et aux siècles écoulés nous domine à chaque instant, où le passé est censé
nous déterminer dans ce que nous sommes et préfigurer la forme que l’avenir prendra. Une société
où rien de tout cela n’a de sens, pour gouvernée qu’elle soit par la coutume, donne l’impression
d’une liberté individuelle illimitée; on s’y trouve délié de ces héritages multiples, du poids de
l’ancestralité et de l’histoire. Tous ces décalages vous marquent à vie et renforcent le sentiment
d’inadéquation au monde ordinaire, qui se combine avec une sorte de dédoublement de la
personnalité (...) on s’observe en train de jouer nos rôles sur la scène du théâtre où les circonstances
nous ont amenés à vivre, mais avec les yeux de la population dont on a partagé l’existence pendant
un temps. On n’est plus jamais vraiment d’ici, sans jamais pouvoir être complètement de là-bas.»
(idem:187) S’exposer à l’altérité ne laisse pas indemne, on en ressort transformé à jamais ; elle peut
cependant être source d’enrichissement mutuel si l’on parvient à vaincre les peurs qu’elle engendre.
B.3 S’affranchir de tout ethnocentrisme : un effort à renouveler sans cesse.
Philippe Descola évite d’employer l’expression «vision du monde» : « Cela suppose en effet qu’il
y a un seul monde, une seule nature, un seul système d’objets, dont chaque culture aurait une
perception particulière. Or, je suis persuadé au contraire qu’il n’existe pas un monde qui serait une
totalité autosuffisante et déjà constituée, en attente de représentation selon différents points de vue,
mais plutôt une diversité de processus de mondiation, c’est-à-dire d’actualisation de la myriade de
qualités, de phénomènes et de relations qui peuvent être objectivés ou non par les humains.»
(idem:238) Or cette «actualisation du monde» semble se révéler par l’intermédiaire du langage - au

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travers de mots, de concepts qui permettent des associations d’idées, des représentations de la
réalité environnante que l’on essaie de comprendre et sur laquelle on peut agir. Ainsi l’étude d’une
langue peut permettre d’entrevoir le processus constitutif d’une culture particulière. Pour Descola,
l’expression la plus juste pour parler des différentes formes de composition du monde serait le
«mode d’identification» : la manière dont on se définit soi-même, et la place particulière que l’on
accorde à chacun des êtres qui nous entourent. Selon lui, « cette conviction tranquille que nos
sociétés pouvaient servir d’étalon pour qualifier toute forme de société est en réalité liée à
l’idéologie évolutionniste (...) qui voyait tous les groupes humains comme destinés à parcourir les
mêmes étapes pour devenir peut-être un jour – et avec l’aide de la colonisation – des «sociétés»
analogues à celles que l’on trouvait en Europe (…) Il me semblait donc que le principe du
relativisme (...) n’avait pas été mené à son terme. Le relativisme comme méthode – et non comme
règle morale – consiste tout simplement à ne pas prendre les valeurs et les institutions de
l’observateur comme modèle pour étalonner les valeurs et les institutions de l’observé.» (idem:243)
Autrement dit, il faut trouver les moyens de se départir d’un eurocentrisme insidieux. Il s’agit
finalement d’une enquête sur la façon dont les humains détectent telle ou telle caractéristique des
objets pour en faire des mondes. N’est-on pas là dans le domaine de la genèse même du langage,
qui permet de rendre compte de tout cela grâce à des mots, des concepts ? Ainsi chaque langue, plus
encore que d’être le reflet d’une culture, en est la condition : elle permet à une culture d’exister,
l’actualise en quelque sorte. D’où le concept de «langues-cultures», les deux termes étant conçus
comme indissociables.
C’est sa rencontre avec une altérité radicale qui permet à Descola de réaliser que sa «boîte à
outils conceptuelle» n’était pas adaptée à la situation. Au contact du peuple Achuar, il évoque un
véritable ébranlement, qui amplifie la curiosité naturelle et la disposition à remettre les choses en
question : « Il m’a fallu partager la vie de gens dont le actions sont assez souvent énigmatiques,
dont les propos apparaissent très étranges, et vont tellement à l’encontre des manières d’être que
l’on a l’habitude de tenir pour normales, pour que je sois incité à remettre en cause les outils
intellectuels au moyen desquels je m’efforçais de saisir cette étrangeté. » (idem:248)
Reste une question épineuse : comment forger des instruments d’analyse qui soient exempts
d’eurocentrisme ? « L’exigence d’universalisme passe par la recherche d’une articulation entre
l’ensemble des modes d’être-au-monde, par l’interopérabilité des concepts, c’est-à-dire par le fait de
pouvoir nous voir nous-mêmes comme nous voyons les autres sociétés, de façon à ce que la
singularité de notre point de vue ne soit plus un biais dans l’analyse, mais un objet parmi d’autres
de cette analyse.» (idem:251) Cette quête d’objectivité scientifique, certes louable, s’avère difficile
à atteindre. C’est aussi ce à quoi se trouve confronté l’enseignant soucieux de mettre en place une
approche interculturelle : comment être sûr de saisir ce que l’autre essaie de me dire, et me faire
comprendre sans ambiguïté ? On peut s’inspirer de l’attitude adoptée par Descola : « Plutôt qu’à un
universalisme militant, ce à quoi j’aspire c’est à une forme de symétrisation qui mette sur un plan
d’égalité conceptuelle les anthropologues et ceux dont ils s’occupent. » (idem:252) Sur un plan
pédagogique, cela se rapproche des propositions de Paolo Freire évoquées plus haut : s’efforcer
d’abolir toute hiérarchie pesante pour libérer la parole et établir des relations horizontales, plus
fécondes.
Lorsque l’on s’intéresse à des sociétés qui n’utilisent pas de système d’écriture, on dispose de
très peu de données pour en retracer l’histoire, l’évolution. Dès lors, il faut prendre garde à ne pas
retomber dans les errements évolutionnistes du XIXème siècle, en se contentant de remplacer les
termes de «sauvagerie» ou de «barbarie» par des pseudo-ontologies : déclarer que les Amérindiens
ne sont pas des sauvages mais des animistes doit s’accompagner d’une réelle prise de conscience de
tout ce que cela implique. Or « l’animisme égalitaire des Amérindiens d’Amazonie semble marqué
en particulier par l’idée que le don, des animaux aux humains, et le partage, entre humains, sont des
valeurs cardinales.» (idem:259) Le don et le partage ont beau être des vertus célébrées également
par la chrétienté, les sociétés occidentales paraissent davantage caractérisées par une forme extrême
d’individualisme où l’on assiste depuis quelques décennies à l’éclatement du noyau familial, où la
vieillesse et la mort sont honnies, repoussées aux franges – le sort réservé aux personnes âgées dans
nombre de maisons de retraites en est un symptôme parmi d’autres, impensable dans la plupart des

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sociétés traditionnelles. Dans les sociétés modernes, « le don a pratiquement disparu, sauf dans les
rites de l’intimité ou comme expiation de la goinfrerie acquisitive par la charité. Il reste l’échange,
bien sûr, base du capitalisme marchand puis industriel, mais dont on sait depuis Marx à quel point il
est pipé ; il est donc bien différent de ce qu’il active dans maints collectifs animiques où il
fonctionne, avec son souci d’équivalence vétilleuse, comme le principal moteur interactionnel entre
humains et avec les non-humains.» (idem:286) Le principe de la réciprocité du don apparaît comme
un élément fondamental chez les sociétés animistes. Si l’on m’offre quelque-chose, je deviens
redevable dans le temps, ce qui crée un lien très fort. De même, lorsqu’un animal me fait don de sa
vie, je lui dois le respect et cela m’engage à protéger ses semblables.
B.4 Se mettre à la place de l’autre : un point de vue inversé.
Ce qui est saisissant dans l’œuvre de Philippe Descola, c’est que nous apparaissons du point de
vue de l’animisme comme un peuple étrange, ayant opéré un partage du monde qui n’a rien
d’intuitif, qui ne va pas du tout de soi. Il s’agit de considérer le monde occidental comme une
expression particulière d’un système de représentation parmi d’autres, et non comme l’unique
modèle à partir duquel il serait possible d’analyser ce qui lui est étranger. « Les formes
d’émancipation issues de la philosophie des Lumières ont joué un rôle important en Europe, pour
faire advenir des formes de vivre ensemble qui sont de plus en plus acceptables par un grand
nombre de gens à la surface de la Terre. Mais ces formes me paraissent encore disqualifier d’autres
manières d’être présent au monde et de faire société. » (idem:280) Pour celui qui a grandi en son
sein, il s’avère toutefois très difficile de se départir d’un point de vue occidental : « Quoique je
fasse, je suis immergé dans le naturalisme comme un simple sujet dont l’expérience est configurée
par cette façon de composer le monde.» (idem:283) De ce fait, la manière dont les peuples
d’Amazonie se représentent l’espace dans lequel ils vivent peut sembler déroutante. «J’ai pris
conscience du fait que notre rapport à la terre et au territoire est tout à fait exotique, même si la
plupart d’entre nous le voient comme à peu près universel (...) L’espace politique des sociétés
amazoniennes ne ressemble pas du tout à celui qu’a connu l’Europe. Ceci conduit à voir ce que l’on
connaît déjà sous un nouvel angle, et à faire apparaître comme surprenantes des choses qui vous
semblaient familières.» (idem:294)
B.5 Des sociétés sans écriture ?
D’après Descola, l’écriture a sans doute joué un rôle décisif dans l’émergence de l’attitude
réflexive qui semble au cœur du naturalisme ; cependant, il existe d’autres techniques de fixation
des traces mnésiques : quipus incas (cordelettes de couleurs dont chaque nœud a une signification),
pictographies (peintures rupestres, gravures), bâtons à encoches… Mais l’écriture a ceci de
spécifique qu’elle « permet notamment de perfectionner et de transmettre des techniques
argumentatives qui n’évolueraient peut-être pas aussi rapidement sans être fixées sous cette forme.
La grande difficulté, pour avoir une idée précise de l’apport fourni par l’écriture dans ces domaines,
est que l’on n’a pas une connaissance très précise de la stabilité des discours transmis oralement sur
le long terme, c’est-à-dire durant plusieurs siècles (…) et même si l’hypothèse d’une rupture
introduite avec l’écriture est raisonnable, on sait que les techniques de mémorisation sans support
écrit sont très riches. » (idem:291) D’autre part, « loin d’être des écriture inabouties, les
pictographies primitives en sont plutôt leur alternative, une manière spécifique de consolider au
moyen d’images la relation entre parole mémorisée et parole proférée. » (idem:292) On peut
considérer que les sociétés amérindiennes ont élaboré leurs propres techniques pour transmettre la
mémoire collective de leur peuple, qui leur conviennent mieux que les systèmes d’écriture élaborés
ailleurs. La naissance de l’écriture (probablement en Mésopotamie, au cours du IVème siècle avant
notre ère) semble répondre à des besoins d’ordre pragmatique rencontrés par les premières sociétés
agraires : avec l’essor du commerce, il s’agissait d’abord de tenir des livres de compte précis et
fiables, afin de garder trace des transactions sans risque d’erreur. Les premières écritures
cunéiformes, sur des tablettes d'argile, révèlent des écritures comptables. Cela coïncide aussi avec
l’apparition des premières monnaies. Peu à peu, les systèmes d’écriture se développent et
permettent d’échanger des informations de plus en plus complexes, de codifier les lois (« gravées
dans le marbre », ce qui leur permet d’échapper au temps), puis de consigner les événements

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importants, ce qui correspond finalement à la naissance de l’Histoire. De tradition orale, les peuples
amérindiens sont-ils pour autant amnésiques, « sans Histoire » ? Une telle affirmation n’a guère de
sens. Nous avons évoqué un rapport particulier à la temporalité, où le temps du mythe se confond
avec les origines. Contes et légendes se transmettent de bouche à oreille, conservant leur vigueur, se
renouvelant sans cesse par d’infimes variations qui les rendent plus vivantes qu’entre les pages d’un
livre où elles finiraient par se dessécher. Ce mode de transmission semble aller de pair avec un
rapport particulier au monde, à la vie, à la mort, au temps qui passe et que l’on n’essaie pas de
retenir à tout prix. Un détachement peut-être, une forme de lâcher prise, d’acceptation, bien loin de
l’obsession de tout noter, de tout archiver, qui donne à certains l’illusion d’avoir une emprise sur le
passé, et ainsi de maîtriser l’ordre des choses. De plus, dans des sociétés qui n’ont pas fait le choix
d’une productivité exponentielle, et où le troc constitue la base des échanges, le besoin d’établir un
système sophistiqué de comptabilité ne s’est probablement pas fait sentir.
B.6 L’éducation chez les peuples d’Amazonie.
L’absence de scolarisation, dans le mode de vie traditionnel amérindien, implique un mode
d’acquisition des savoirs et savoir-faire bien spécifique, très différent de la manière dont les
connaissances sont transmises dans les écoles occidentales. « Dans les sociétés amérindiennes
animistes, les individus sont plongés dans un univers de repères cosmologiques qui ne sont jamais
inculqués de façon formelle, ou explicite. Il n’y a pas de scolarisation, et ce sont les centaines
d’informations glanées quotidiennement et les rites, majeurs ou mineurs, qui prennent en charge le
travail d’apprentissage des schèmes de pensée et d’action. Les rites, notamment les rites d’initiation,
mobilisent des émotions intenses, souvent la peur, presque toujours la douleur et la privation, pour
imprimer dans la chair des schèmes de comportement. » (idem:312) Bien que la scolarisation soit
désormais obligatoire en Guyane française, les populations amérindiennes continuent de pratiquer
les rites de passage. Cela constitue toujours une étape importante, pour le jeune initié et pour
l’ensemble de la communauté puisque ainsi se trouvent perpétuées les traditions ancestrales.
«L’autre modèle, toujours dans les collectifs où il n’y a pas d’inculcation formelle, passe par des
schèmes narratifs récurrents, constamment entendus depuis le plus jeune âge. Ces récits créent des
attentes chez l’enfant, et lorsqu’il est confronté pour la première fois à ce dont parlent les adultes, il
dispose déjà d’un modèle de comportement et d’interprétation normatif sans avoir pour autant
conscience de suivre une règle bien établie. Il en va ainsi des esprits en Amazonie. On les voit
rarement en état de veille et c’est par des signes discrets d’une présence inopinée en forêt qu’on les
détecte : un bruit inattendu, un souffle de vent, une forme confusément aperçue dans la végétation,
un tourbillon bizarre dans la rivière. Les histoires de ces rencontres sont communes et suivent en
général le même code narratif que les récits de chasse que font les hommes lorsqu’ils rentrent le
soir. Et lorsque l’enfant qui a régulièrement écouté ces histoires est confronté aux mêmes
symptômes, il en tirera bien sûr la même interprétation. » (idem:313) Les «esprits» auxquels fait ici
allusion Philippe Descola occupent une place importante à Camopi, comme dans la plupart des
communautés amérindiennes. N’ayant pas vraiment d’équivalent en Occident, il est difficile de s’en
faire une idée précise. Ce sont des puissances invisibles qui interviennent dans la vie des humains.
Certaines sont supposées bénéfiques, d’autres néfastes. On les craint le plus souvent, leur attribuant
la responsabilité lors d’accidents, de suicides, de maladies. Les récits de chasse, les contes, les
légendes, les histoires que l’on raconte le soir près du feu (le soir tombe vite sous ces latitudes) ont
un rôle prépondérant dans l’éducation et la formation des jeunes. Dans ces sociétés sans écriture, la
transmission orale prend une place de tout premier ordre, ainsi que la démonstration par l’exemple
suivi d’imitation – pour apprendre les techniques de chasse et de pêche, mais aussi l’artisanat
(vannerie, tissage...), la culture de l’abattis, les pratiques artistiques (chant, danse, peinture
corporelle, parures et ornements…). Les membres de la famille jouent ici un rôle prééminent,
beaucoup plus que dans les sociétés où l’on confie à l’école la responsabilité d’instruire les jeunes –
sinon de les éduquer.

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C - Le naturalisme, un point de vue occidental sur le monde.
C.1 Vers une nécessaire transition.
Pour Descola, le naturalisme occidental se caractérise par un désir de connaissance mêlé d’un
désir de conquête, propice à l’expansion coloniale. « Je ne définis pas le naturalisme comme une
séparation pure et simple de la nature et de la culture, mais j’accorde une grande importance aux
conséquences intellectuelles et sociales qu’a eu l’idée d’une unification des phénomènes sous le
concept de nature, et qui est spécifique au monde moderne. Il me semble que cette transformation
des repères intellectuels a eu des conséquences tout à fait observables dans la vie pratique, dans les
formes d’accès à la nature qui ont marqué le monde industriel. Il ne s’agit donc pas simplement
d’une façon de parler. » (idem:298) Mais plutôt d’éviter le piège des catégories toutes faites de la
pensée moderne (qui empêchent de penser en dehors du cadre qu’elles imposent), et de mesurer
l’ampleur de la transition historique qu’une dissolution de ce dualisme implique. En effet, on peut
considérer que la notion de «nature» est en quelque sorte le socle du monde moderne, la référence
centrale à l’aune de laquelle sont définies toutes les connaissances et les pratiques humaines :
l’histoire, l’art, la société, la religion sont pensés par contraste avec la nature. C’est sur cette base
que repose la pertinence des concepts modernes, et si on la fait disparaître, beaucoup des éléments
de cette modernité risquent de se dissoudre, de ne plus faire sens. Avec l’entrée dans
l’anthropocène, les menaces bien réelles que le réchauffement climatique et la disparition de la
diversité biologique font courir à l’humanité exigent que soit repensé le concept de nature, non plus
comme un ensemble extérieur à l’Homme, qu’il pourrait exploiter à sa guise, mais comme un tout
dont il ne constitue qu’une partie, qu’il doit respecter et protéger - pour sa survie même.
Or la vision d’une nature au service des humains demeure ancrée dans les religions
monothéistes. « L’une des choses tout à fait frappantes, lorsque l’on se penche sur le processus
d’évangélisation dans les Amériques, c’est qu’il a pris des formes bien différentes dans les mondes
analogistes, c’est-à-dire au Mexique ou dans les Andes, où bien des aspects de la vie sociale étaient
familiers aux missionnaires (comme la présence d’astrologues, de calendriers, de prêtres, mais aussi
de systèmes de pensée similaires), et dans les mondes animistes, c’est-à-dire dans les populations
amérindiennes d’Amazonie (…) où plus rien n’était reconnaissable. » (idem:304) Les mécanismes
d’absorption, par le naturalisme, de systèmes de pensée très différents doivent être considérés avec
beaucoup de précautions : « On s’en remet en effet trop souvent à l’idée d’une globalisation linaire
et uniforme, menée sous la houlette des représentations du monde occidentales, mais cela est
souvent trop superficiel. » (idem:306) Ainsi, l’apparente hégémonie du naturalisme à l’échelle
mondiale doit être nuancée, car elle ne reflète pas la réalité des résiliences locales et des
phénomènes d’hybridation culturelle : « L’expansion de certains traits culturels ou idéologiques
occidentaux, comme le christianisme, ou la morale individualiste, ou le goût du profit économique,
suscitent localement des réactions très diverses (...) Dans certains cas, on observe une recréation
d’éléments empruntés au monde moderne, qui sont rendus partiellement compatibles avec des
conceptions ou des pratiques préexistantes (...) Ailleurs, c’est le malentendu culturel qui semble
régir l’adoption de traits étrangers : on adopte alors certains signes extérieurs d’une tradition
étrangère, sans toutefois bouleverser les cadres domestiques dans lesquels ils sont reformulés –
comme dans le cas du chamanisme occidental, ou de l’évangélisation de populations
amérindiennes.» (idem:307) L’adoption de ces signes extérieurs demeure en ce cas superficielle, et
ne remet pas en question un sentiment d’appartenance identitaire plus profond. « En Amérique
latine, on constate à un niveau très général une certaine homogénéisation culturelle. Mais celle-ci
cache l’émergence de cultures locales, ou régionales, moins aisées à mettre en évidence du fait de
leur échelle. » (idem:309)
C.2 Origines du naturalisme et ses conséquences.
« Si l’on remonte à la Grèce ancienne, où les premiers ferments de notre naturalisme apparaissent,
on s’aperçoit que les conceptions savantes de la nature ont été développées dans des cercles très
fermés de philosophes, ou de physiciens comme ils se nommaient eux-mêmes, mais aussi de
médecins (…) Affirmer que les phénomènes pouvaient être expliqués autrement que par les caprices
des dieux revêtait un caractère provocateur qui ne pouvait être tenu pour vrai par la majorité. Cette
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période, où les conceptions les plus résolument naturalistes étaient minoritaires, limitées à des
milieux sociaux très spécialisés, a duré très longtemps. L’émergence d’une opposition explicite
entre nature et culture au XIXème, qui va organiser le partage des savoirs, provient de l’impulsion
d’une petite minorité. » (idem:314) Les conséquences seront colossales : l’empreinte de l’Homme
sur les milieux naturels et les écosystèmes, depuis la révolution industrielle, est inédite. Ce que
Descola nomme l’ontologie animiste, au contraire, ne génère pas cet impact car la « nature » n’est
pas conçue comme une entité distincte, séparée, qui serait extérieure à l’humain. Les amérindien ne
possèdent pas la terre, mais plutôt ils lui appartiennent (ce qui va encore au-delà de l’adage : « on
n’hérite pas la terre des générations précédentes, on l’emprunte aux générations futures.»). Pourtant,
l’Amazonie est profondément marquée par la présence humaine : « La forêt amazonienne est en
partie le produit de plusieurs millénaires de gestion du végétal par les populations amérindiennes.
Leurs pratiques ont façonné la forêt telle qu’on la connaît aujourd’hui, et l’on peut dire qu’elles ont
eu des effets bénéfiques (…) : les hommes sont parvenus, au cours du temps, à conserver un taux
élevé de biodiversité tout en accroissant le nombre et la distribution des espèces sylvestres utiles à
leur subsistance. Les pratiques agricoles traditionnelles, y compris près de nous, témoignent souvent
de formes de prudence environnementale éprouvées par le temps. Autrement dit, dans ces
circonstances, l’usage de la nature n’entre pas en contradiction avec sa conservation – et il est faux
de dire que l’homme est en soi une maladie pour la planète. » (idem:317) Sans doute est-il pertinent
de garder cela à l’esprit lorsque l’on enseigne la langue-culture française à de jeunes amérindien :
ils peuvent être fiers de leurs aïeux qui ont su préserver leur environnement, et l’on peut mener une
réflexion sur la légitimité de vouloir les entraîner vers une société de consommation qui, de fait,
menace les conditions même de la vie sur Terre. Depuis peu, un sursaut semble parcourir la planète,
les consciences s’éveillent. Mais l’urgence de la situation demande des décisions à la hauteur des
enjeux. « A cela s’ajoute cette croyance naïve et prométhéenne que les Modernes n’ont cessé de
cultiver, selon laquelle les inconvénients résultant des transformations environnementales massives
peuvent être traitées par des innovations techniques qui viendraient ainsi corriger les effets pervers
des innovations techniques antérieures. Que l’on songe aux projets de géo-ingénierie, délirants pour
la plupart, et dont les effets imprévisibles sur la délicate machinerie climatique pourraient se révéler
encore plus néfastes que le réchauffement global. Il s’agit du mode par défaut au moyen duquel on
répond aux crises en contexte moderne, sous l’influence d’une croyance en un progrès linéaire et un
salut par la science, mais il y a aujourd’hui, à l’âge de l’Anthropocène, de bonnes raisons de douter
du bien-fondé de ce réflexe. » (idem:320) Il est infiniment plus simple de laisser la nature
fonctionner que de vouloir lui suppléer sur des fonctions essentielles. Les connaissances et pratiques
traditionnelles autochtones présentent une alternative dont s’inspirent de plus en plus de
scientifiques : de l’Alaska à l’Australie en passant par l’Afrique et l’Amazonie, des chercheurs
s’intéressent aux savoirs des peuples «premiers» afin de porter un autre regard sur la nature, tenter
de mieux comprendre la manière dont fonctionnent les écosystèmes, et comment préserver leurs
équilibres subtils (voir sitographie : Yale School of Forestry & Environmental Studies, 2018). Ces
connaissances fines des particularités du terrain, des biotopes locaux, des interactions multiples
entre les innombrables êtres qui y vivent parfois en symbiose, peuvent s’avérer précieuses en ces
temps incertains de bouleversements climatiques. Il y a là de quoi valoriser les connaissances bien
réelles des jeunes apprenants de Camopi. A l’heure où l’on parle de la nécessité de retrouver une
forme de «sobriété heureuse», eux la vivent déjà au quotidien. L’UNESCO, parmi d’autres
institutions, soutient de nombreux projets en partenariat avec des communautés autochtones, pour
essayer de trouver des solutions à l’inéluctable adaptation climatique qui s’annonce. (sitographie :
Intercontinental Cry, 2018)
Pour Descola, « L’exemple de l’Amazonie montre qu’il est absurde d’expulser de zones de forêt
que l’on cherche à protéger des populations qui ont contribué à ce que la forêt présente la
physionomie qu’elle a actuellement. Cela revient à déplacer les agriculteurs normands pour protéger
le bocage ! » (Descola, 2014:354) Fiore Longo, chercheuse et directrice de l'association Survival
International, expose son point de vue sur la question : « Les peuples autochtones sont les plus
vulnérables de la planète. En effet, leur terre leur sert à se nourrir, mais elle représente aussi un
élément symbolique essentiel. S’ils en sont dépossédés, c’est toute leur vie qui est détruite. On

61
estime qu'il faut les aider à se développer, alors que leur mode de vie est simplement différent. Ils
sont nos contemporains, une partie fondamentale de la diversité humaine. Leur savoir est
fondamental. Mais personne ne leur demande leur avis, de façon générale ils ne sont pas consultés.
Les gouvernements mettent souvent en place des moyens pour les intégrer, mais ce sont toujours
des modèles d'éducation et des visions du monde imposés. On constate, lors des processus de
développement forcé, des suicides, des problèmes d'alcoolisme, de drogue, des maladies, parce
qu’ils sont dépossédés de leurs terres et donc de leur identité. Toute leur vision du monde et leur
mode de vie viennent à manquer. Ils se sentent perdus. Or les terres habitées par les peuples
autochtones concentrent 80 % de la biodiversité de la planète. Leur protection est une urgence pour
toute l'humanité ». (Longo, 2018) Cette diatribe met en lumière la situation que doivent affronter la
plupart des communautés autochtones, en Guyane comme ailleurs. A Camopi en particulier, on
retrouve cet ensemble de causes qui conduisent au mal-être qui touche une partie de la jeunesse.
Pourtant de plus en plus, de toutes parts, porté par les alertes répétées des scientifiques, s’agite
le spectre d’un prochain «effondrement» dû à l’anthropocène, c’est-à-dire provoquée par les
humains et leur usage déraisonnable de la nature. A tel point que partout dans le monde des voix
s’élèvent, des mouvements prennent forme. Collégiens et lycéens se mettent en grève pour exiger
de leur gouvernement de réelles actions, afin de lutter efficacement contre le réchauffement
climatique qui menace leur avenir. Face à cette urgence, de nombreux penseurs - parmi lesquels
Edgar Morin (Enseigner à vivre, manifeste pour changer l’éducation, Actes Sud, 2014) - suggèrent
que les systèmes éducatifs devraient permettre de recréer du lien avec la nature. C’est justement ce
lien essentiel, vital, que les peuples autochtones ont su préserver, dans un profond respect envers ce
que l’on pourrait appeler la Terre-Mère (bien que chaque langue-culture nomme à sa manière).
C.3 Réconcilier animisme et naturalisme : des implications juridiques et politiques inédites.
Poursuivant sa réflexion, Descola en arrive à cette conclusion surprenante : « Il me semble que
la notion de «nature» a fait son temps et qu’il faut maintenant penser sans elle afin d’imaginer des
institutions qui permettraient de gouverner dans les mêmes termes la vie de l’ensemble des êtres. »
(Descola, 2014:322) Cette remise en question fondamentale de la manière dont les sociétés
occidentales considèrent leur «environnement» pourrait aboutir à une refonte du système juridique
international. C’est la cause que défend la juriste française Valérie Cabanes, qui participe depuis
2006 à la défense des droits des peuples Amérindiens. Dans son dernier ouvrage, elle explique :
«Depuis deux siècles, nous avons malmené l’écosystème qui nous abrite et nous nourrit car nous
évoluons comme hors-sol, isolés du reste du vivant, oubliant que nous sommes des êtres de nature.
Nous devons réapprendre, à l’image des peuples premiers, notre rôle de gardiens. Nous devons
retrouver le chemin d’une cohabitation harmonieuse avec les arbres, les plantes et les animaux mais
aussi entre nous. Cette démarche exige de baisser nos armes économiques, de questionner notre
rapport à la propriété, de limiter la souveraineté des États, de repenser la démocratie. Elle impose
enfin de reconnaître que la nature a le droit d’exister et de se régénérer. » (Cabanes, 2017)
Autrement dit, les enjeux auxquels notre époque doit faire face sont tels que les sociétés
occidentales seraient bien avisées de s’inspirer des modes de vie traditionnels des peuples
autochtones, de réconcilier en quelque sorte ce que Descola appelle les ontologies animiste et
naturaliste, afin de s’assurer un avenir serein et durable. Ceci implique de repenser profondément le
politique, dans un mouvement à la fois social et écologique qui permette d’apporter des réponses
conjointes aux défis que représentent «la fin du monde et la fin du mois.»
Pour Descola comme pour Cabanes, un élément non-humain (un lac, une forêt, une montagne,
une rivière…) peut être conçu comme un membre du collectif à part entière : ce dernier en effet ne
se réduit pas à la communauté humaine. Le bien-être de chacune des composantes du collectif a une
incidence sur celui de tous les autres. Ces exigences sont en rupture avec les cadres juridiques qui
nous sont familiers dans le monde occidental, sur lesquels ont été calquées les constitutions des
Etats d’Amérique latine post-coloniaux héritières du libéralisme et de l’individualisme possessif.
D’un point de vue occidental, les communautés Amérindiennes traditionnelles semblent se
maintenir dans une sorte de sous-développement matériel volontaire : l’idée même d’une
exploitation systématique des ressources naturelles leur est étrangère, car il existe chez eux des
barrières symboliques qui s’opposent à de telles formes d’exploitation de la nature. Nos sociétés
62
occidentales modernes devraient-elles s’en inspirer et intégrer cette dimension au cœur de
l’éducation ? Pour Descola, « Cela reviendrait à établir une religion nouvelle ! (...) Il est vrai que
traiter les animaux comme des partenaires sociaux n’incite pas à faire des massacres inutiles,
d’autant que les esprits maîtres du gibier sont toujours prompts à punir les excès, en envoyant des
maladies, par exemple, ou en causant des «accidents». » (idem:328) Il nous est arrivé d’être témoin,
à Camopi, de conversations entre malade et guérisseur, au cours desquelles ce dernier imputait la
cause du mal à la mort d’un gibier qui n’aurait pas dû être chassé (signe que les mondes Achuar,
Teko et Wayampi ne sont pas si éloignés, et semblent bien appartenir au même univers culturel).
Pour comprendre l’abîme qui sépare sociétés occidentales modernes et sociétés traditionnelles
autochtones, il peut être intéressant d’interroger la notion de «travail», qui n’est pas nécessairement
considérée comme une valeur fondamentale et pourrait être remise en question : ainsi chez les
Achuar, « le temps consacré à la production de subsistance est très faible et inélastique ; ou plus
exactement, ils ne sont pas prêts à renoncer aux mille choses qu’ils font quand ils ne travaillent pas,
c’est-à-dire le plus clair du temps. On ne peut donc pas seulement évoquer des tabous d’ordre
religieux ou symbolique portant sur le prélèvement des ressources, car ces autres facteurs sont
importants.» (idem:329) Le concept de «travail» est ici très éloigné de la signification qu’il revêt en
Occident, au point de perdre de sa pertinence. De plus en plus de penseurs estiment qu’il est temps
de changer de paradigme, d’en finir avec un système productiviste basé sur la compétition qui
finalement apporte plus de stress que de bien-être, et de surcroît détruit l’extraordinaire diversité qui
fait la beauté de notre planète. Certains suggèrent d’entamer un processus de décroissance, de
réapprendre les bonheurs simples en mettant des limites aux désirs matériels (Rabhi, 2010). Dans ce
domaine comme dans d’autres, l’éducation a un rôle fondamental à jouer, « en développant chez un
large public une meilleure connaissance du fonctionnement des écosystèmes, et de nos échanges
avec les autres entités présentes dans notre environnement (...) Il me semble qu’il y a un abîme entre
l’importance des questions écologiques dans le destin actuel de l’humanité et le faible
développement de l’écologie comme science, en particulier en France. » (Descola, 2014:330) Des
initiatives prometteuses émergent pourtant de toutes parts. Quoiqu’il en soit, « l’étude systématique
des communautés organiques est quelque-chose de fondamental, une connaissance minimale
pourrait être transmise dans le courant de l’éducation primaire et secondaire. » (idem:331)
Dans leur lutte pour préserver la forêt (qui est bien plus que leur lieu de vie puisqu’ils ont le
sentiment de lui appartenir), les populations amérindiennes sont amenées à travailler avec des
occidentaux et doivent par conséquent adapter leur discours : « Ils ont compris assez vite qu’il était
nécessaire de formuler leurs revendications contre la spoliation territoriale et pour le maintien de
leurs conditions de vie dans une langue compréhensible par les non-autochtones. D’où la
prolifération d’un discours écologique standard (...) Les communautés locales se mettent donc en
scène comme des gardiennes de la nature, détentrices d’un savoir écologique ancestral qui leur
aurait permis depuis des temps immémoriaux de vivre en harmonie avec leur environnement. Cela
se comprend fort bien, ne serait-ce que pour des raisons d’efficacité pratique.» (idem:331-332) On
observe ce phénomène actuellement dans le cadre de la lutte de la Jeunesse Autochtone de Guyane
(JAG) contre le projet minier «Montagne d’or». Il s’agit d’adapter le discours afin d’être entendu,
obtenir de la visibilité et un maximum d’impact sur l’opinion publique, pour que ce genre de projet
destructeur ne voie pas le jour. Car « le type de rapport qu’ils entretiennent avec les non-humains
serait au premier abord incompréhensible pour un visiteur occidental (…) Ils emploient en effet des
concepts comme «nature», «forêt mère» ou «harmonie cosmique», qui n’existent pas dans leur
langue, mais qui parlent à leurs destinataires. » (idem:334) Cette remarque est passionnante pour le
sujet qui nous intéresse : elle indique que de réelles compétences interculturelles, visiblement très
efficaces, ont été développées par ces porte-paroles autochtones.
Se pose aussi la question de l’attribution de droits de propriété aux savoirs écologiques des
populations indigènes. En Guyane française, on peut citer l’exemple emblématique de la quassia
amara, localement appelée «Couachi» et bien connue dans la pharmacopée traditionnelle pour ses
vertus antipaludiques. Cette plante aux propriétés proches de la nivaquine a été récemment brevetée
par l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD). Or elle a pu être identifiée par les
scientifiques grâce aux savoirs traditionnels. Pour les amérindiens, ce brevet s’approprie leurs

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savoirs médicinaux. Alexis Tiouka, juriste et expert en droit des peuples autochtones, précise :
«Cela fait beaucoup de mal aux communautés amérindiennes et marrons. L'office européen de
brevet a délivré le brevet du Couachi à l'IRD au mépris total des droits des populations autochtones
reconnus par les Conventions internationales, et surtout en violation de la loi sur la biodiversité
votée en 2017. » (Tiouka, 2018) Ce brevet constitue un cas flagrant de biopiraterie : les savoirs
ancestraux sont confisqués par des laboratoires liés à des multinationales, tout en excluant les
véritables auteurs de la découverte puisqu’il a été élaboré sans leur consentement. Les conséquences
légales de ce brevet sont profondément injustes : l’IRD pourrait aller jusqu’à interdire l’usage du
Couachi aux communautés qui l’ont découvert. Cette appropriation du vivant est impensable dans la
tradition amérindienne. « Le comportement prédateur de compagnies de bio-prospection (…) qui
viennent inventorier les espèces végétales et parfois animales utilisées par les populations locales,
leurs guérisseurs et leurs chamanes (...) dans le but de vérifier leur efficacité et donc leur valeur
économique potentielle, a conduit les Amérindiens à cultiver une méfiance légitime à l’égard des
occidentaux qui viennent les interroger sur la forêt et sur leurs connaissances biologiques. »
(Descola, 2014:337) Cette méfiance est bien perceptible sur la commune de Camopi ; « la résistance
à la mercantilisation ne peut pas se faire à l’intérieur d’un système capitaliste, dans les catégories
qui sont les siennes. La lutte contre les intérêts économiques étrangers passe par un refus plus
profond de la logique sur laquelle ils reposent (…) Le savoir doit être accessible à tous et utilisable
par tous. » (idem:338) N’est-ce pas là l’idéal même de l’Education Nationale ? Notons ici que la
résistance autochtone est polymorphe : capable d’adopter un discours compréhensible par les
occidentaux, elle peut aussi refuser la compromission et assumer la revendication de ses valeurs
fondamentales. Par ailleurs, « il est périlleux de considérer que le savoir peut être approprié par des
individus ou par des groupes, tant les compétences techniques et les savoir-faire impliqués sont
disséminés à l’intérieur de communautés de pratiques extrêmement larges. » (idem:340) En Guyane
toutefois, on observe une revendication très nette de l’appartenance ethnique : chaque peuple est
fier de son identité, de ses particularités, de sa langue qu’il a su préserver, de ses coutumes et de son
histoire, qui le distinguent de tous les autres.
C.4 Pour un avenir durable, s’inspirer des modes de vie amérindiens ?
Descola reste sceptique face à ceux qui souhaiteraient prendre pour modèle les modes de vie
traditionnels amérindiens : « Je ne crois pas que l’on puisse s’inspirer directement des pensées non-
modernes, animistes ou autres, car il n’y a pas d’expérience historique qui soit transposable telle
quelle dans des circonstances différentes de celles où elle a eu lieu. Quelle que soit l’admiration que
l’on éprouve pour ce que l’on considère un peu confusément comme la sagesse des modes de vie
ancestraux, et même si ces peuples peuvent nous en apprendre beaucoup sur l’usage de la nature,
notre situation présente est très différente de celles auxquelles ils ont fait face. La fascination pour
ces peuples donne lieu à un commerce assez lucratif, mais il faut se garder d’une recherche de
modèles. Et la raison principale est que toutes ces sociétés ont résolu des problèmes à une échelle
locale, alors que les enjeux qui sont ceux des sociétés urbaines modernes sont globaux. Plus
exactement, ils impliquent une articulation permanente des échelles locales, régionales, nationales,
transnationales, et jusqu’à l’échelle de la biosphère terrestre. A chacun de ces niveaux, les réponses
sont à chaque fois différentes. » (idem:341) Il précise toutefois : « chacune des façons singulières de
faire monde est non pas un modèle à imiter, une cosmologie à reproduire, mais la preuve de ce que
la composition du monde que nous connaissons n’est pas la seule possible. » (idem:342) Il s’agit de
« cultiver la familiarité avec l’altérité culturelle et l’idée de la contingence de nos formes sociales.
L’anthropologie ne nous fournit pas des idéaux de vie alternatifs, elle nous apporte la preuve que
d’autres voies sont possibles puisque certaines d’entre elles, aussi improbables qu’elles puissent
paraître, ont été explorées ailleurs ou jadis. Elle nous montre que l’avenir n’est pas un simple
prolongement linéaire du présent, qu’il est gros de potentialités inouïes dont nous devons imaginer
la réalisation pour construire ensemble des mondes compatibles, plus accueillants, plus fraternels ».
(idem:343) Ce message est porteur d’espoir : un autre monde est possible, dont l’avènement ne tient
qu’à nous. Mais ne nous réjouissons pas trop vite : « La diversité culturelle sous la forme classique
que nous avons pu connaître tend à s’amoindrir (...) On peut mesurer ce phénomène au taux
d’érosion des langues – et en la matière, les indications sont assez nettes. Sans vouloir développer à
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tout prix l’idée controversée selon laquelle une langue est égale à une culture, qu’une culture est
liée à une langue, il est certain que la disparition de compétences linguistiques signale la disparition
d’une forme de singularité collective. Cela dit, il semble que les réactions qui se font jour un peu
partout dans le monde face à des mécanismes d’uniformisation, à la fois marchands et idéologiques,
recomposent une variété qui ne se situe plus à l’intérieur de groupes tribaux, mais à l’échelle
d’ensembles régionaux plus ou moins vastes. » (idem:344) Malgré une tendance à l’uniformisation
engendrée par la mondialisation, un nouveau genre de diversité serait en germination, plus diffuse
mais non moins réelle, issue de l’hybridation des tissus culturels en présence. Gardons toutefois en
mémoire que la diversité linguistique s’amenuise à un rythme effarant (on estime actuellement
qu’une langue s’éteint dans le monde toutes les deux semaines environ).
Il est nécessaire d’en finir avec une conception euro-centrée, si l’on souhaite saisir la manière
dont les peuples autochtones se représentent le monde dans lequel ils vivent : « On a fait sortir les
non-humains de la cité pour n’y laisser que les humains, seuls sujets de droit. La représentation que
les Modernes se sont donnée de leur forme d’agrégation politique a ainsi été longtemps transposée à
l’analyse des sociétés non modernes, en même temps qu’une kyrielle de spécificités, comme le
partage entre nature et culture ou notre propre régime d’historicité. » (idem:349) Une fois encore, il
s’agit de « décoloniser les esprits », de s’affranchir d’un point de vue occidental anthropocentré. Si
l’on veut comprendre le type de relation que les animistes entretiennent avec les non-humains, il
faut se défaire de l’influence des théories contractualistes de Hobbes (Le léviathan, 1651), de
Rousseau (Du contrat social, 1762), qui ont façonné notre manière de concevoir le politique comme
un domaine exclusivement humain. « Ce qui est en jeu, au fond, c’est notre capacité à prendre au
sérieux ce que ces modèles politiques nous imposent, en termes de catégories d’analyse, et nous
proposent, en termes d’imagination politique.» (Descola, 2014:351) Les sociétés «naturalistes»
sont-elles prêtes à franchir le pas qui consisterait à considérer les non-humains comme des êtres
dignes de respect, et à les intégrer au sein de leur collectif politique ? Posée ainsi, cette question
semble farfelue, déraisonnable, presque insensée. Cela donne une idée de la distance qui sépare les
sociétés occidentales et amérindiennes, quant à leur manière d’être au monde – et souligne la
gageure que représente la mise en place d’une approche interculturelle au collège de Camopi.
Un des drames auxquels se trouve confronté le monde moderne, c’est son uniformisation. C’est
finalement un terrible appauvrissement à la fois naturel et culturel – si tant est que l’on puise encore
établir une telle distinction. Ce XXIème siècle s’annonce comme un siècle charnière, car il va
falloir inventer de nouvelles façons de «composer les mondes». Descola montre que de très
nombreuses façons d’habiter des territoires sont possibles, et au fond raisonnables. Partout sur la
planète, les lignes bougent. Il existe de nombreux exemples (en Équateur, Colombie, Bolivie,
Mexique, Inde, Nouvelle-Zélande...) de sociétés «extra-modernes» qui refusent la modernité car
celle-ci va à l’encontre de valeurs fondamentales auxquelles elles ne renonceraient pour rien au
monde. Contraindre ces peuples à abandonner leur manière de vivre constitue une terrible violence,
c’est nier leur identité, annihiler leur culture, et avec elle une part de notre humanité commune. « Si
les tribulations présentes de quelques milliers d’amérindiens n’emportent que l’indifférence d’une
humanité trop impatiente pour s’aimer sous d’autres visages, sachons au moins reconnaître que dans
leur destin si longtemps divergent du nôtre se profile peut-être celui qui nous est promis.» (Descola,
1993:445) Des paroles qui font écho à celles de Lévy-Strauss : « Expropriés de notre culture,
dépouillés des valeurs dont nous sommes épris – pureté de l’eau et de l’air, grâce de la nature,
diversité des espèces animales et végétales – tous indiens désormais, nous sommes en train de faire
de nous-mêmes ce que nous avons fait d’eux. » (Tristes Tropiques) Cette réflexion, qui n’a rien
perdu de son actualité, peut s’appliquer aux luttes sociales, politiques, environnementales
contemporaines. Colonisation, domination de peuples par d’autres, domination de la nature par
l’Homme, toutes ces luttes convergent vers un même principe radical d’exploitation du monde et de
ses ressources. Comme colonisés de nous-même par la mondialisation, l’appropriation, la
capitalisation à outrance. Est-il possible de mettre fin à ce néocolonialisme, à cette appropriation du
vivant qui étend partout son emprise ?
Dans un récent article, Noam Chomsky exprime son inquiétude sur l’avenir qui s’annonce.
Selon lui, le monde fait face à une probable catastrophe environnementale dans un futur proche, et

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seules les communautés autochtones semblent capables de montrer la voie à suivre pour que
l’humanité évite d’aller au bout du processus d’auto-destruction dans lequel elle s’est engagée : «
Les communautés indigènes parviennent à faire entendre leur voix pour la première fois. C’est un
immense pas en avant pour le monde entier. Par une sorte d’ironie incroyable, les communautés
indigènes sont celles qui semblent le plus à même de mener la lutte contre une course effrénée vers
un désastre annoncé : la destruction systématique de la biodiversité, le réchauffement climatique
sont aujourd’hui des menaces bien documentées que personne ne peut ignorer. Partout dans le
monde, ce sont des communautés indigènes qui font entendre leur voix pour protester contre cette
folie destructrice. Ainsi ceux que l’on qualifie de «primitifs» font preuve d’une bien plus grande
sagesse que ceux qui se considèrent comme «évolués» ou «modernes» (...) la voix de ces peuples
indigènes est porteuse d’espoir, en dépit des menaces de mort et des assassinats de défenseurs de
l’environnement, qui n’ont jamais été aussi élevés. Cette lutte prend la forme d’une gestion
raisonnée des ressources naturelles, en s’appuyant sur les savoirs traditionnels et la protection des
territoires ancestraux. » (Chomsky, 2018)
C.5 Dépasser le dualisme nature/culture : à la recherche des origines naturelles du langage.
Pour Christophe Gilliand, « il ne suffit pas de constater le caractère superficiel du gouffre creusé
entre l’homme et la nature pour qu’il soit subitement enjambé (...) alors même que s’efface la
singularité de l’homme dans l’ordre du vivant, nous continuons à nous représenter le monde sur la
base d’une ontologie anthropocentrée et à concevoir la liberté humaine comme un arrachement à la
nature. » (Gilliand, 2017). Il en vient à se demander si la pensée dualiste ne serait pas en définitive
le propre de l’homme : « par le pouvoir de nommer les choses, ne sommes-nous pas condamnés à
en être séparés ? La structure dualiste du langage n’est-elle pas l’exact reflet de notre rapport au
monde ? Si tel est le cas, il est peu probable que nous puissions réellement concevoir notre
appartenance à la nature. Le simple fait de parler et de raisonner nous inscrirait nécessairement dans
une relation distante avec elle. ». (idem) Il s’agit d’examiner si l’opposition nature/culture ne trouve
pas son origine dans un dualisme plus fondamental entre sujet connaissant et objet de connaissance,
qui serait intrinsèquement lié au langage. Pourtant, plutôt qu’une faculté mystérieuse que l’on
posséderait quelque part à l’intérieur de nous-mêmes, le langage n’est-il pas un phénomène naturel,
pratique, fruit de notre expérience sensorielle ? Dès lors, la prétendue séparation entre l’homme et
la nature n’a plus lieu d’être. Dans ses Investigations philosophiques (publiées en 1953 à titre
posthume), Wittgenstein montre que l’inanité qui affecte souvent la philosophie tient à sa prétention
à aller au-delà de ce que le langage permet, s’égarant dans les mots en quelque sorte, oubliant la
réalité naturelle qu’ils sont censés désigner. Cette intuition se trouve à l’origine de la
phénoménologie : le monde n’apparaît pas prioritairement comme un système d’objets, mais
comme un pur vécu, une expérience subjective. Le sujet ne peut être strictement séparé de l’objet.
Au contraire, il est un «courant de la conscience dirigé continuellement vers le monde. » (Husserl,
1931:63) Sujet et objet, humains et non-humains, ne sont pas en opposition mais en relation. Le
dualisme s’en trouve dépassé, et notre rapport au monde peut (doit) être repensé. Insistant sur
l’interpénétration de nos perceptions du monde et de nos significations langagières, David Abram
(Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens, 1996) estime que l’émergence de l’écrit, en
particulier celle des alphabets phonétiques, marque un moment de rupture dans notre façon
d’appréhender le langage et le monde. Les premières grandes civilisations de l’écrit auraient ainsi
posé les fondements du dualisme nature/culture, occultant l’origine incarnée du langage dans le
monde vécu. Ce processus aboutit progressivement à des concepts immatériels : une fois écrits, les
mots semblent doués d’une existence propre, nous transportant alors dans « un champ de
signification entièrement humain » (Abram, 1996:187). Le langage écrit serait à l’origine d’une
séparation (artificielle) entre humain et non-humain.
Les civilisations de transmission orale, comme les amérindiens d’Amazonie qui n’ont pas
développé de système d’écriture phonétique, échapperaient à ce déracinement du réel, à cette
errance dans un monde intellectuel illusoire, sans substance, spéculatif, qui bien souvent lâche la
proie pour l’ombre et finit pas se déconnecter des réalités naturelles. Finalement, le voile que pose
le langage sur le monde, nous donnant l’impression d’en être séparé, est un tissu de conventions que
l’on peut déconstruire. «On ne commence pas par raisonner, mais par sentir» (Rousseau, 1781:380)
66
La signification première des mots se forge non pas dans notre univers conceptuel, mais dans la
proximité sensorielle avec notre environnement. Ainsi, prêter attention à notre expérience directe du
monde permet de retrouver la continuité (originelle) entre nature et culture. C’est peut-être là une
compétence que les jeunes apprenants de Camopi peuvent transmettre à leurs professeurs
occidentaux, au cours du processus d’écoute mutuelle que suppose l’approche interculturelle.
C.6 La langue, un « outil culturel » ?
Si la plupart des linguistes estiment aujourd’hui que les différences entre les langues ne résultent
pas des différences culturelles entre les populations qui les parlent, l’anthropologue et linguiste
Daniel Everett n’est pas de cet avis. Il remet en cause la théorie de la grammaire universelle selon
laquelle la faculté de langage serait innée, et considère au contraire que la langue, au même titre que
l’arc et la flèche, est un outil pour résoudre les problèmes courants dont résulte le besoin de
communiquer de manière efficace (Everett, 2012). Cette conviction lui vient de plusieurs années
passées en Amazonie brésilienne, chez la tribu Pirahã. D’après lui, « La culture n’affecte pas
seulement les mots d’une langue, mais aussi toute sa grammaire. Le pirahã en est un parfait
exemple : la grammaire pirahã porte la marque d’un ancrage dans le présent, seul temps de
conjugaison possible dans cette langue. » (Everett, 2010) Cette grammaire serait selon lui non
récursive – une caractéristique pourtant propre au langage, d’après Chomsky, et que l’on devrait
donc retrouver dans toutes les langues (la récursivité est la capacité de se répéter à l’infini, de
manière auto-référentielle. On a longtemps considéré que la faculté de construire des structures
récursives était propre au langage humain, mais cette affirmation est aujourd'hui remise en cause
par l’éthologie, s’appuyant sur de nombreux travaux sur la cognition animale). Malgré tout, Everett
en est convaincu, « quand on perd une langue, on perd une partie d’une culture, un produit unique
de la créativité humaine qu’une société a mis en place au fil du temps. On perd une source de
données sur le fonctionnement de l’esprit. » (idem) Ceci rappelle un adage africain bien connu : «
lorsqu’un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. » La mémoire collective d’un peuple
semble avoir la faculté de s’incarner de bien des manières, chacune très différente : cristallisée dans
une langue, personnifiée dans un individu, rassemblée dans des musées ou des bibliothèques (où
elle demeure alors figée et risque de s’étioler, sinon de partir en fumée comme c’est arrivé il y a peu
dans l’incendie du Musée de Sao Paulo, qui recelait des trésors culturels amérindiens perdus à
jamais). Quoiqu’il en soit, la diversité des langues témoigne de l’inventivité, de la créativité
humaine. Dans une œuvre audacieuse, Eduardo Kohn va plus loin : pulvérisant les frontières
ordinaires de l’anthropologie, il suggère de « provincialiser le langage » (Kohn, 2013:38), c’est-à-
dire de le décentraliser, de l’étendre au-delà de la sphère humaine. Selon lui, l’erreur commune
vient du fait que nous avons tendance à considérer le processus de représentation (à l’origine du
langage) comme exclusivement humain, alors qu’il n’en est rien. Nous ne nous étendrons pas ici ce
sujet, mais il est probable que la plupart des amérindiens conviendraient du fait que parmi les
habitants des forêts, nombre d’entre eux sont doués d’une forme d’entendement, capables de se
représenter le monde tel qu’il leur apparaît.
C.7 Éloge de la diversité, véritable valeur universelle.
Pour donner une idée de l’immense richesse des cultures amérindiennes, « une anthropologue
brésilienne a consacré il y a quelques années une monographie savante de deux cent soixante dix
pages aux diadèmes de plume du peuple Bororo, dans laquelle elle déclare que l’art de la plume
bororo est d’une telle richesse que son étude devait se limiter à cette seule catégorie d’ornement
pour pouvoir rendre compte avec rigueur de toute la complexité de ses significations ! » (Descola,
2014:364) Selon lui, la France devrait assumer et cultiver son propre multiculturalisme : « Il serait
souhaitable d’encourager l’apprentissage, partout dans le monde, des diverses façons de l’habiter. »
(idem:373) Cette remarque fait écho aux compétences qui touchent au «savoir-être», énoncées par
le CECR. S’ouvrir à l’altérité, c’est accepter de concevoir qu’il puisse exister d’autres manières
d’être au monde, chercher à les comprendre plutôt que vouloir imposer la sienne. Philippe Descola
est finalement le penseur d’une double diversité, à la fois naturelle (biologique) et culturelle, qu’il
s’efforce d’articuler : « Ce que notre planète a de singulier, c’est que des centaines de millions
d’années d’évolution ont rendu possible une prolifération de formes de vie, de modes d’être, de

67
types d’interactions absolument prodigieuses. Et dans une minuscule partie de cette très longue
évolution apparaît l’histoire des sociétés humaines, qui nous semble déjà très longue et d’une
grande richesse aussi. S’il y a quelque-chose d’admirable et d’infiniment précieux dans ce qui est
peut-être l’exception de l’univers qu’est la Terre, c’est précisément cela : c’est d’avoir été le support
et la condition de cette multiplicité de formes d’existence non humaine et humaine. » (idem:374)
Lorsque l’on prend conscience de cette richesse extraordinaire que constitue la diversité sous toutes
ses formes, comment ne pas se sentir le devoir de la préserver ? « S’il y a donc une valeur à
défendre en soi (…) c’est bien la diversité dans toutes les expressions où elle peut se manifester :
diversité des organismes, des environnements et des paysages, des modes de vie, des manières de
faire et de communiquer, des manières de produire et de raconter. (...) La composition des mondes,
et le rôle sans pareil qu’y jouent les humains, c’est aussi cela : à partir de la diversité des éléments
offerts à leur perception et à leur entendement, ils ont, en combinant ces éléments d’une myriade de
façons, encore augmenté la diversité que les premiers hominidés avaient trouvée. Et ils l’ont
augmentée, non pas avec la culture vue comme une greffe chatoyante s’opposant aux phénomènes
naturels, mais par un flux d’innovations de toutes sortes qui sont autant de prolongements de plus
en plus raffinés des dispositions de notre nature humaine, elle-même en perpétuelle évolution. Bref,
ils ont instauré un mode d’être proprement humain en diffractant le puzzle initial de la diversité,
constituant ainsi un kaléidoscope encore plus complexe de valeurs, d’institutions, de normes, de
techniques et d’images, mais aussi de processus incontrôlables agissant en retour contre cela même
qu’ils ont contribué à enrichir. » (idem:375)
Ainsi donc, tout l’enjeu de notre époque serait de parvenir à dépasser l’illusoire opposition entre
nature et culture afin de revenir à plus de sagesse : se souvenir que l’Homme est avant tout un être
de la nature, dont il dépend pour sa survie même. Au-delà de l’intérêt bien réel que nous avons à
préserver les non-humains, il s’agit de renouer des liens d’amour et de respect pour la beauté de la
vie dans toute sa diversité, pour ce qu’elle est tout simplement. Nul besoin d’avoir recours aux
arguments pragmatiques habituels : « On a eu trop souvent à défendre la diversité pour l’avantage
qu’elle procure du point de vue de la perpétuation de la vie (...) Mais c’est là encore traiter la nature
comme une simple ressource, pourvoyeuse de produits et de services, une sorte de supermarché
d’autant plus attrayant que ses rayons sont garnis d’une plus grande variété de produits, et qu’il
faudrait protéger contre le vandalisme afin de continuer à jouir de ce qu’il nous permet de
consommer. » (idem:376) Descola en vient à considérer la diversité (culturelle, linguistique,
biologique) comme une valeur essentielle, voire la valeur absolue qu’il faut chercher à préserver à
tout prix. Fruit de millions d’années d’évolution laborieuse, elle constitue un véritable trésor, bien
plus précieux que tout l’or du monde : « Ce que nous devons défendre, c’est ce à quoi nous tenons
vraiment, c’est-à-dire la diversité comme une valeur en soi, parce que vivre dans un monde où les
formes de vie, les formes de pensée, les langues, les façons de se relier au monde, varient
infiniment, est une source de joie et un défi pour la paresse de l’esprit, parce que cette diversité-là
nous apporte la surprise et l’émerveillement, la possibilité de faire de notre vie une succession de
petits bonheurs suspendus au fil du hasard. Un monde monotone et monochrome, sans imprévu ni
rencontres improbables, sans rien de nouveau pour accrocher l’œil, l’oreille ou la curiosité, un
monde sans diversité est un cauchemar. (...) Car exister, pour un humain, c’est différer. » (idem:377)
L’ouvrage s’achève sur cette conclusion porteuse d’espoir, ode à la différence, à la tolérance,
au respect des spécificités de l’Autre. Autant d’aspects positifs mis en avant par les concepteurs
d’approches interculturelles (ou transculturelles) dans le domaine de l’éducation. Reste la difficile
question de leur mise en place efficiente : dans quelle mesure est-il possible de faire dialoguer entre
elles les visions du monde «naturaliste» et «animiste» ? Par quels moyens ? Un tel dialogue des
cultures peut-il favoriser un enrichissement mutuel ? Y a-t-il compatibilité ? En contexte animiste,
l’éducation est très peu fondée sur l’inculcation : on apprend en écoutant et en observant, par
immersion dans des communautés de pratiques. Les connaissances de la forêt, dès l’adolescence,
sont phénoménales. Mais comment les transmettre, comment apprendre la forêt dès lors que les
journées sont passées entre les quatre murs d’une salle de classe? Nous tenterons d’esquisser des
réponses à ces questions dans la troisième partie de ce mémoire.

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C.8 2019, année internationale des langues autochtones (et de la biodiversité).
Depuis quelques années, la cause des peuples autochtones gagne en visibilité, leurs
revendications se font entendre à l’échelle des relations internationale, leurs droits commencent
enfin à être reconnus (même s’il reste un long chemin à parcourir pour parvenir à une véritable
reconnaissance, sans même parler encore d’équité). En septembre 2007, la Déclaration des Nations
Unies sur les Droits des Peuples Autochtones a été adoptée par l’Assemblée Générale de l’ONU
(sitographie : Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, 2007), ce qui
constitue une grande avancée – bien qu’elle ne soit pas contraignante. Est notamment reconnu leur
droit à l’autodétermination, en vertu duquel ils peuvent (en théorie) choisir librement leur modèle
de développement économique, social et culturel. Ils ne peuvent être dépossédés de leurs terres et
jouissent des ressources naturelles qui s’y trouvent. Pourtant, d’innombrables cas de spoliation de
terres autochtones par des Etats ou des multinationales continuent de se produire, et bien souvent les
populations concernées n’ont pas les moyens de faire valoir leurs droits. Les intérêts en jeu pour
s’approprier les ressources du sous-sol sont tels qu’ils aboutissent souvent à des conflits violents, à
l’assassinat de leaders autochtones, et à la mise en coupe des espaces naturels, qui sont saccagés.
Cette année 2019 est particulière : elle a été proclamée « année internationale des langues
autochtones » par l'Assemblée Générale des Nations Unies (AGNU), qui reconnaît que « les
langues jouent un rôle crucial dans la vie quotidienne de tous les peuples, étant donné leurs
implications complexes en termes d'identité, de diversité culturelle, d'intégration sociale, de
communication, d'éducation et de développement. À travers les langues, les gens participent non
seulement à leur histoire, leurs traditions, leur mémoire, leurs modes de pensée, leurs significations
et leurs expressions uniques, mais plus important encore, ils construisent leur avenir. Les langues
sont essentielles dans les domaines de la protection des droits humains, la consolidation de la paix
et du développement durable, en assurant la diversité culturelle et le dialogue interculturel.
Cependant, malgré leur immense valeur, les langues du monde entier continuent de disparaître à un
rythme alarmant en raison de divers facteurs. Beaucoup d'entre elles sont des langues autochtones.
En effet, les langues autochtones représentent un facteur important à prendre en compte dans le
large éventail de problématiques liées à la question autochtone, notamment dans le cadre de
l'éducation, du développement scientifique et technologique, de la biosphère et de l'environnement,
de la liberté d'expression, de l'emploi et de l'inclusion sociale. » (sitographie : Année internationale
des langues autochtones 2019) On estime actuellement qu’une langue disparaît toutes les deux
semaines environ, effondrement qui va de pair avec celui de la diversité biologique. Ce parallèle
n’est pas fortuit, puisque la plupart des peuples autochtones vivent dans des espaces
particulièrement riches en espèces animales et végétales souvent endémiques. Lorsqu’ils sont
chassés de leurs terres, celles-ci sont mises à mal par l’extractivisme ou l’agrobusiness, et
l’extraordinaire biodiversité qui s’y épanouissait laisse place à des monocultures de palmiers à huile
ou de soja transgénique… Quant aux populations elles-mêmes, elles sont contraintes de suivre la
voie de l’assimilation : privés des terres nourricières avec lesquelles ils entretenaient des relations
séculaires, les adultes déboussolés viennent grossir les bidonvilles ou construisent des abris de
fortune au bord des routes ; leurs enfants sont forcés d’aller à l’école où ils apprennent la langue
dominante de l’État où ils vivent, et peu à peu on les encourage (souvent insidieusement) à oublier
leur langue maternelle. Ainsi disparaissent à jamais des trésors de savoir-faire, de connaissances,
des façons uniques de «composer des mondes», pour reprendre l’expression de Philippe Descola.
Bien conscient de cette situation tragique, l’Observatoire Européen du Plurilinguisme (OEP)
a décidé de mettre à l’honneur cette année les langues autochtones en proposant une réflexion sur
la nature des liens qui existent entre diversité linguistique et diversité biologique, lors des 5èmes
Assises Européennes du plurilinguisme (les 23 et 24 mai 2019 à Bucarest) : « L’UNESCO nous
rappelle que la diversité linguistique et le multilinguisme sont essentiels pour le développement
durable, mais l’attention se porte essentiellement sur les langues menacées et place la sauvegarde de
la diversité linguistique sur le même plan que la biodiversité. » (OEP – 5èmes Assises Européennes
du plurilinguisme, 23-24 mai 2019) Il y a vingt ans déjà, Louis-Jean Calvet (Pour une écologie des
langues du monde, Ed. Plon, 1999) soulignait ce lien étroit entre diversité linguistique et
biologique, employant la métaphore de l’écologie pour décrire la manière dont les langues se
69
comportent et interagissent, selon leur biotope particulier, donnant parfois naissance à des processus
d’hybridation, se trouvant quelquefois menacées au même titre que peuvent l’être plantes et
animaux. L’Unesco a établi un lien indiscutable entre plurilinguisme et développement durable.
L’article 1 de la déclaration universelle sur la diversité culturelle de 2001 dit ceci : « La culture
prend des formes diverses à travers le temps et l'espace. Cette diversité s'incarne dans l'originalité et
la pluralité des identités qui caractérisent les groupes et les sociétés composant l'humanité. Source
d’échanges, d'innovation et de créativité, la diversité culturelle est, pour le genre humain, aussi
nécessaire que l'est la biodiversité dans l'ordre du vivant. En ce sens, elle constitue le patrimoine
commun de l'humanité et elle doit être reconnue et affirmée au bénéfice des générations présentes et
des générations futures. » Aussi la finalité de ces Assises, au-delà des professions de foi
prestigieuses, est de faire apparaître dans tous les aspects du développement durable le facteur
linguistique qui demeure méconnu. « La question des langues en danger est en effet essentielle, et
quelques études suggèrent que la disparition des langues présente des risques importants pour la
conservation de la biodiversité. Ce que nous voulons faire apparaître, c’est que les langues entrent
en jeu dans tous les processus économiques, sociaux et culturels qui sont à la base du
développement (...) Qu’il s’agisse de pauvreté, d’épanouissement personnel, d’ascension sociale, de
cohésion sociale, de circulation des savoirs et des idées, de développement territorial, d’identité, de
performance économique, de migrations, de la révolution numérique, de la guerre et de la paix, on
retrouve à des degrés divers des questions de langues. Les langues sont donc la dimension cachée
du développement durable qu’il nous appartient de faire émerger. Évidemment, les politiques
linguistiques, quand elles existent, ne sont pas neutres. Il nous faut donc tenter de répondre à la
question : en quoi les politiques linguistiques peuvent-elles contribuer au développement durable ?»
(OEP – 5èmes Assises Européennes du plurilinguisme) Ce dernier étant conçu comme une réponse
aux besoins des générations présentes, sans compromettre la capacité des générations futures à
répondre aux leurs. On peut considérer qu’il s’agit là d’un fabuleux oxymore, puisque le concept
même de développement, érigé en credo, repose sur une croissance économique sans fin, qui
implique l’extraction de ressources naturelles et la dégradation d’écosystèmes de manière souvent
irréversible. Les mouvements massifs réclamant des actions concrètes pour limiter le réchauffement
climatique, que l’on observe de plus en plus partout dans le monde, les grèves de lycéens et
d’étudiants, les manifestations, les marches de protestation contre la destruction systématique des
écosystèmes, montrent à quel point cette problématique est d’actualité. La communauté
internationale semble enfin prendre conscience des enjeux de ce siècle, auxquels l’humanité n’avait
encore jamais été confrontée. Or les enseignants ont un rôle déterminant à jouer : « L’urgence
écologique n’est plus à démontrer. Elle est à enseigner, et elle doit nous mobiliser à chaque instant,
dans nos salles de classe. » (voir sitographie : Collectif Enseignant.e.s pour la planète).

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TROISIÈME PARTIE
La réalité du terrain : enseigner dans un village amérindien de Guyane.
Laborieuse mise en place d’une approche interculturelle.
Analyse, propositions et réflexions.

A- Contexte d’enseignement : Camopi, village entre fleuve et forêt.


Nous nous sommes efforcés, dans les chapitres précédents, d’offrir un aperçu des particularités
culturelles propres aux populations amérindiennes, de nous familiariser avec leur mode de vie
traditionnel – en profonde mutation - afin de prendre la mesure de la distance qui sépare cette
manière d’être au monde de celle à laquelle on peut être accoutumé en métropole, ou même sur le
littoral guyanais. Pourtant, si l’on entrevoit clairement la pertinence, voire la nécessité, de mettre en
place dans la pratique quotidienne d’enseignement une approche qui tienne compte de ce contexte
particulier, on est d’emblée confronté à un constat troublant : les programmes scolaires au collège
de Camopi sont exactement les mêmes que ceux de tous les établissement de France. L’objectif
(d’apparence louable) de donner à tout citoyen français les mêmes chances d’ascension sociale
grâce à l’éducation s’impose, et les enseignants sont par conséquent tenus de déployer tous leurs
efforts pour permettre aux élèves d’obtenir le Diplôme National du Brevet (DNB), sésame
indispensable à la poursuite d’études secondaire satisfaisantes. Cet impératif semble laisser peu de
place à la mise en œuvre effective d’une approche interculturelle (ou «transculturelle», comme nous
l’avons définie plus haut). Quelle marge de manœuvre reste-t-il à l’enseignant désireux de tenir
compte de la langue-culture des apprenants ? Quelles activités de classe peut-il proposer, qui soient
susceptibles à la fois de s’inscrire dans le contenu du programme officiel, tout en répondant aux
besoins spécifiques des élèves et à leur légitime demande de reconnaissance de leurs particularités
culturelles ? Avant de tenter d’esquisser quelques réponses ou propositions à ces épineuses
questions, commençons par détailler la réalité du terrain en exposant le contexte précis
d’enseignement auquel nous avons été confronté au Collège Paul Suitman de Camopi, au cours de
l’année scolaire 2015-2016 (du 1er septembre au 07 juillet).
A.1 Revendications identitaires : vers une reconnaissance des droits autochtones ?
Concentrons notre regard sur le terrain d’étude qui nous intéresse plus particulièrement. Nous
sommes en Guyane Française, vaste département d’Outre-Mer (1/6ème de la France métropolitaine)
recouverts à 96% par la forêt tropicale humide. La population actuelle, estimée à 270 000 habitants
environ, connaît une forte augmentation en raison de l’immigration importante venant des pays
proches (Brésil, Suriname, Guyana, Haïti...). Il s'agit pourtant du département le moins densément
peuplé de France ; la diversité culturelle y est très importante, avec une majorité créole, une
importante minorité de Noirs Marrons («Bushinenge» : Boni, Aluku, Saramaca, Djuka...) qui très
tôt ont réussi à fuir les plantations de canne à sucre et se sont réfugiés dans la forêt, où ils ont
entretenu des relations d’entraide avec les peuples Amérindiens. Ces derniers représentent
aujourd’hui 5 % de la population guyanaise, soit 10 000 personnes environ, réparties en six ethnies
de langues et cultures bien distinctes : Kalin’a, Arawak (établis principalement sur le littoral Ouest),
Wayana (Haut Maroni), Palikur (bas Oyapock), Teko, Wayãpi (Haut Oyapock).
Pour ces peuples «premiers», le traumatisme de la colonisation européenne demeure une réalité
quotidienne. Ainsi s’exprimait récemment Christophe Yanuwana Pierre, jeune Kalin’a porte-parole
de la Jeunesse Autochtone de Guyane (JAG) : « le génocide est inscrit dans nos veines, inscrit dans
notre sang. Encore aujourd’hui il y a un traumatisme. On estime qu’avant la colonisation, 300 000
personnes peuplaient la Guyane, appartenant à une trentaine de peuples différents. Aujourd’hui nous
ne sommes plus que six ethnies survivantes. Dès notre plus jeune âge on le ressent au plus profond
de nous : nous sommes des survivants. Voilà ce que nous sommes : des survivants de l’apocalypse
qui a eu lieu en Guyane il y a quelques siècles. Tout cela, on le porte en nous. Il s’agit certes de
créer un destin commun amérindien, mais un destin qui ne va pas à l’encontre, ni en parallèle de
celui de l’ensemble de la Guyane. On ne va pas construire une bulle amérindienne dans laquelle on
71
évoluerait sans regarder ce qui se passe à côté. » (Amers Indiens, 2018) La JAG est très active,
notamment dans la lutte contre le méga-projet minier dit « Montagne d’or ». (JAG : les nations
autochtones ayant survécu à la colonisation, 2018). Son objectif est la reconnaissance et le respect
des droits des peuples autochtones, qui peuvent être résumés en trois points : « apprendre, partager
et protéger (...) Il s’agit même de réapprendre, car la colonisation a énormément meurtri notre
identité culturelle, tout comme la machinerie occidentale capitaliste et son système de
consommation ont broyé notre spiritualité. Les programmes scolaires de l’Éducation nationale et
l’Église ont également joué leur rôle d’effacement. Nous devons réapprendre notre histoire et les
valeurs que porte notre peuple, nous les réapproprier. Partager est important également, car nous
sommes isolés déjà entre les différentes nations en Guyane, mais aussi des autres pays d’Amérique
du Sud, et même au-delà du continent. Partager, c’est également avec les autres composantes de la
société guyanaise, car nous avons beaucoup à apprendre les uns des autres, l’ignorance étant la base
du mépris (...) Beaucoup en Guyane dénoncent que nous, les Amérindiens, sommes
«communautarisés». Mais le problème, c’est que personne ne nous a défendu par le passé,
aujourd’hui il n’y a que nous qui pouvons porter notre parole.» (Pierre Yanuwana Christophe, 2019)
Les premières revendications identitaires amérindiennes en Guyane apparaissent à la fin des
années 1970, dans un contexte où les politiques de développement et d’assimilation à la société
occidentale leur sont imposées. La citoyenneté française, jusqu’alors subie, est alors
instrumentalisée afin de défendre les droits autochtones. En 1981, l’Association des Amérindiens de
Guyane Française revendique un droit à la terre et à l’autonomie culturelle. Le discours fondateur
de Félix Tiouka en décembre 1984 constitue un pas important dans cette lutte. (Tiouka, 1984) « La
politique d’auto-détermination consiste à conférer aux communautés autochtones le droit de décider
de la mise en valeur et de l’utilisation de leurs terres et leurs ressources, ainsi que de vivre
conformément à leurs valeurs et à leur philosophie.» (Karpe et Tiouka, 2012) Ce tournant historique
dans l’histoire et l’organisation des Amérindiens de Guyane s’inscrit dans un contexte international
riche de revendications en ce qui concerne le respect des droits fondamentaux des peuples
autochtones. En 1989, la convention n°169 de l’Organisation Internationale du Travail leur
reconnaît un droit à la terre et à l’auto-gestion. Il s’agit de la seule norme internationale
contraignante qui leur est consacrée à ce jour, mais elle n’a été ratifiée que par 22 pays. La France
n’en fait pas partie. En 2007, l’ONU déclare le droit des peuples autochtones à l’auto-détermination
(et par conséquent à des systèmes d’éducation différenciés). La France accepte de signer ce texte,
qui ne comporte aucun caractère contraignant. Il représente toutefois un outil intéressant auquel
chacun peut se référer pour affirmer ses droits et lutter contre la discrimination.
La position officielle de la France est ambiguë : s’appuyant sur l’article premier de la
Constitution stipulant que le peuple français est «un et indivisible», elle considère que l’antériorité
historique des Amérindien sur le territoire guyanais n’est pas un argument recevable pour leur
accorder des droits spécifiques, hormis certaines zones de droits d’usage collectifs (ZDUC)
obtenues par décret en 1987, qui autorisent la chasse et la pêche traditionnelles ainsi que la
reconnaissance de chefs coutumiers – mais les communes sont, de fait, administrées par le conseil
municipal. Au nom du principe d’égalité, la France refuse d’inscrire dans la loi les particularités
culturelles des populations amérindiennes de Guyane. Leurs revendications se heurtent à deux
principaux antagonismes. D’une part, la conception occidentale de la propriété foncière est aux
antipodes des traditions amérindiennes, pour lesquelles la terre est un bien collectif dont il faut
prendre soin pour les générations suivantes. D’autre part, la sédentarisation encouragée par l’État va
à l’encontre d’un mode de vie semi-nomade perpétué depuis des millénaires. En 1994, les Wayãpi et
Teko de Camopi obtiennent enfin 129 000 ha de ZDUC, devenant officiellement usufruitiers de ce
vaste territoire sur lequel ils ont l’exclusivité d’usage et de gestion des ressources naturelles. En
2006, la loi sur le Parc Amazonien de Guyane (PAG) définit des dispositions particulières pour « les
communautés qui tirent traditionnellement leurs moyens de subsistance de la forêt » - périphrase
pour éluder la question autochtone et ne pas ethniciser le débat. En 2010, un conseil consultatif des
populations amérindiennes et bushinenge est mis en place par la préfecture de Guyane, mais il ne
dispose d’aucun pouvoir décisionnaire. Fin mars 2017, un ample mouvement de manifestations et

72
de grèves embrase le département : la population proteste contre l’insécurité et le manque
d’infrastructures, se sentant délaissée par la Métropole. Après des semaines mouvementées, un
accord est trouvé fin avril, par lequel le gouvernement promet de débloquer un milliard d’euros.
Deux ans après cette mobilisation, les améliorations tardent à se faire sentir.
A.2 En pirogue sur l’Oyapock.
Depuis 2005, une route sinueuse permet de rejoindre Saint Georges depuis Cayenne : après trois
heures de trajet à travers une forêt luxuriante, on atteint ce bourg jadis isolé sur les bords du fleuve
Oyapock qui marque la frontière avec le Brésil. De là, il faut prendre une pirogue, franchir les
premiers rapides de Saut Maripa puis remonter le fleuve pour atteindre la commune de Camopi :
compter environ quatre heures en saison des pluies, deux fois plus en saison sèche. Il arrive que
l’embarcation chavire en franchissant un saut et que le fret soit perdu, mais plupart des piroguier
connaissent les moindres méandres du fleuve, c’est alors un plaisir indicible d’évoluer à vive allure
sur cette piste liquide où se reflète la végétation équatoriale exubérante, forteresse végétale à la fois
compacte et pourtant d’une infinie variété. En septembre fleurissent les «salades coumarou»,
plantes aquatiques dont raffolent les poissons éponymes, teintant de mauve les étendues fluviales,
myriades d’étranges inflorescences sur les roches granitiques à fleur d’eau. Après une journée de
pirogue, transi, trempé ou recuit au soleil selon la saison, on aperçoit enfin les premiers hameaux
indiquant l’arrivée au bourg de Camopi, à la confluence de la rivière du même nom qui se jette dans
l’Oyapock. La différence de couleur entre les cours d’eau est le signe d’activités d’orpaillage
illégal, en amont. A droite, côté français, se tient le camp de la Légion Étrangère. Plus bas sur
l’autre rive, une caserne de militaires brésiliens. La tension est palpable avant même de poser le
pied sur le ponton flottant et de se dégourdir les jambes dans les calmes ruelles du village où les
carbets sont dispersés à flanc de colline, dominés par l’immense fromager, arbre vénérable à
l’imposante stature, considéré ici comme sacré. Des enfants jouent et nagent en riant dans le fleuve,
leurs parents se reposent : on aperçoit le balancement des hamacs dans cette torpeur de fin d’après-
midi. La vaste commune comporte deux pôles : le bourg de Camopi où se trouve le collège, et les
hameaux Wayãpi de Trois Sauts, beaucoup plus haut sur le fleuve, à deux journées de pirogue. Elle
est située en zone cœur du Parc Amazonien de Guyane créé en 2007, frontalier du Parc National des
Montagnes de Tumuc-Humac au Brésil, l’ensemble constituant le plus vaste ensemble forestier
protégé au monde. Les Wayãpi vivent sur le moyen et le haut Oyapock, et au Brésil dans l’État
frontalier d’Amapa. Les Teko sont répartis entre la rivière Camopi et les affluents du haut Maroni.
A.3 Wayãpi et Teko, habitants de Camopi.
Les Wayãpi, ethnie Tupi-Guarani, sont originaires du Bas Amazone. Au XVIIème, ils fuient la
sédentarisation encouragée par les missionnaires et le travail forcé dans les plantations, acquièrent
des armes à feu et poursuivent vers le nord. Entre 1720 et 1780, de nombreux raids guerriers ont un
impact sur le peuplement de la Guyane Française. Plusieurs ethnies menacées par ces raids se
rapprochent des missions jésuites afin de bénéficier de leur protection. C’est le cas de la mission
Sainte-Foy, fondée sur l’emplacement actuel du bourg de Camopi, qui rassemble alors plusieurs
ethnies amérindiennes fuyant les persécutions. C’est malheureusement un échec qui conduit à
l’extinction de plusieurs d’entre elles. Ainsi, la première tentative de sédentarisation amérindienne à
Camopi concernait d’autres ethnies que celles qui y vivent aujourd’hui. La migration territoriale des
Wayãpi vers le nord se caractérise par un changement de milieu environnemental, passant d’un
habitat au bord de larges fleuves à des zones forestières et de petites criques : les villages sont
dorénavant installés le long de très petits cours d’eau. La chasse prend davantage d’importance que
la pêche, d’où une évolution rapide des modes de vie. Les influences culturelles, les appropriations
techniques soulignent le caractère dynamique des identités amérindiennes. En Guyane, les Wayãpi
perdent peu à peu leur situation dominante et tentent de se concilier l’appui des Français afin de se
procurer armes et outils, qu’ils ne pouvaient plus obtenir des Portugais. Ils sont alors décimés par de
violentes épidémies et subissent l’exploitation des esclavagistes. Leur population en 1840 est
estimée à moins de 1500 personnes. Les communautés tentent de lutter contre les épidémies par un
éclatement géographique. D’immenses parties du territoire sont dépeuplées, isolement qui entraîne
la constitution de communautés distinctes n’entretenant plus que des relations sporadiques.

73
(Grenand, 2000:225) L’une de ces communautés vit maintenant au village de Trois-Sauts. Depuis la
création d’un Collège à Camopi, plusieurs familles Wayãpi ont fait le choix de s’y installer, mais du
fait de rivalités ataviques avec la population Teko, la plupart préfèrent scolariser leurs enfants à St
Georges. Ces jeunes collégiens sont alors hébergés au « home indien », pensionnat catholique.
Longtemps appelés « Émerillons » par les Européens du fait de leurs peintures faciales rouges à
base de roucou, les Teko descendent également de peuples Tupi-Guarani. Leur présence en Guyane
est attestée depuis le XVème siècle (Navet, 1985). Au cours du XIXème siècle, fuyant les violences,
ils trouvent refuge dans la région de l’Inini, entre les sources de l’Oyapock et du Maroni, créant un
important réseau de layons (sentiers forestiers) reliant ces deux bassins versants. Leur isolement
rend difficile l’approvisionnement en produits manufacturés, mais les tentatives de rapprochement
avec les Wayãpi sont conflictuelles, aussi les Teko prennent-ils contact avec les Français afin de se
procurer armes et outils métalliques. Ils sont touchés à leur tour par de terribles épidémies. S’ensuit
une période de repli où les contacts sont réduits au minimum. En 1890, le peuple Teko ne compte
plus qu’une centaine d’individus ; quelques décennies plus tard, ils sont à peine une cinquantaine...
Cet isolement délibéré pour tenter d’échapper aux épidémies s’achève en 1930 lorsque le Brésil et
la France s’intéressent à nouveau à l’Oyapock, leur frontière commune. En 1946, la Guyane devient
département d’Outre-Mer, mais le Territoire de l’Inini conserve un statut particulier jusqu’en 1969.
A.4 Fondation du bourg de Camopi et évolutions récentes
Il faut attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour que la France, sous l’impulsion de Jean
Hurault, décrète en 1947 l’ouverture du poste administratif de Camopi et d’un premier dispensaire.
La population amérindienne y est alors très faible : environ 200 Wayãpi vivent sur le haut Oyapock,
et seulement 52 Teko en 1953 (Hurault et Freney, 1963). Les politiques sanitaires portent vite leurs
fruits, entraînant un renouveau démographique à partir des années 1960 et 1970. Dans un premier
temps, l’occupation du territoire et le mode de vie traditionnel subissent peu de changements. Mais
assez vite, dans un souci de maîtrise du territoire et de sa population, l’administration française
œuvre pour une sédentarisation et un regroupement des communautés jusqu’alors éparses. Les
Wayãpi vivant sur la rive brésilienne sont vivement encouragés à s’établir sur les sites de Trois
Sauts et de Camopi (notamment sur l’îlet Mula à proximité du bourg). La fin du régime d’exception
du Territoire de l’Inini, en 1969, voit l’extension du département à toute la Guyane. A côté des chefs
coutumiers, un maire est élu au suffrage universel, mode de désignation jusqu’alors inconnu des
amérindiens. Très vite, une politique d’assimilation se met en place, notamment par la scolarisation
rendue obligatoire. Wayãpi et Teko deviennent citoyens français à part entière.
La première école de Camopi fut créée en 1955 et dirigée jusqu’en 1970 par un instituteur
amérindien de l’ethnie Kali’na. Il enseigne, en français, le programme de l’Ecole de la République.
Un petit internat accueille alors les élèves Wayãpi de Trois-Sauts. En 1969, un «Home Indien» est
créé à St Georges, qui existe toujours et accueille des jeunes Amérindiens de Trois-Sauts, Camopi,
ainsi que des Palikur du bas Oyapock. « Si aujourd’hui ces pensionnats sont une spécificité
française, ils ont été calqués, au moment de leur création, sur un modèle utilisé dans plusieurs pays
à des fins d’assimilation des populations autochtones présentes sur leurs territoires. En Guyane,
l’objectif de ces Homes Indiens était de deux ordres : en premier lieu, permettre aux enfants
amérindiens d’accéder à l’éducation française républicaine et en second lieu leur inculquer les
préceptes de la religion catholique.» (Armanville, 2012:4) Sans entrer dans les détails, cette période
de leur vie au pensionnat constitue souvent une expérience douloureuse et déstabilisatrice : l’enfant
est coupé de sa famille pendant de longs mois, avec l’impossibilité de parler sa langue maternelle.
Or on constate actuellement une forte volonté de réappropriation culturelle et d’affirmation
identitaire chez les jeunes amérindiens. Selon Armanville, l’éducation imposée par la France aux
enfants autochtones laisse peu de place à leur langue et à leur culture, ce qui pose question. (idem:9)
Cela conforte notre hypothèse de départ : l’approche interculturelle et plurilingue encouragée par le
CECR pourrait constituer une réponse aux difficultés scolaires et identitaires qu’ils rencontrent.
La création d’ infrastructures sur le site de Camopi (dispensaire, école puis collège, gendarmerie,
mairie, bureau de poste, carbets sociaux, et tout récemment l’accès à internet et à la téléphonie

74
mobile ainsi qu’aux chaînes câblées de télévision) participe à une dynamique d’assimilation
culturelle et sociale. Cependant, dès 1970 un arrêté préfectoral soumet à autorisation les
déplacements sur la commune, afin de contenir les risques sociaux et sanitaires liés au tourisme. Le
14 juin 2013 toutefois, le bourg de Camopi est exclu de la zone réglementée, on peut donc y accéder
librement. Cette décision rencontre l’adhésion de la population, elle offre en effet des perspectives
de développement en cohérence avec l’achèvement récent d’une petite piste d’aviation. La
municipalité multiplie par ailleurs les initiatives en faveur d’une évolution « maîtrisée » du bourg.
Au cours des années 1970, l’apparition soudaine des allocations familiales et du RMI (aujourd’hui
le RSA) bouleverse la vie quotidienne, accélérant le processus de monétarisation jusqu’alors
rudimentaire. Des carbets sociaux sont construits, mais sans tenir compte du mode de vie et de
l’habitat traditionnel amérindien qui repose sur la chasse, la pêche et la culture de l’abattis. Dans les
années 1980, avec l’arrivée des «garimpeiros» (chercheurs d’or clandestins brésiliens), quelques
commerçants s’installent juste en face du bourg de Camopi : Vila Brasil sort de terre, proposant
bière fraîche et poulets congelés aux Amérindiens vite conquis par ces bienfaits de la civilisation.
Ceux-ci se retrouvent rapidement immergés dans un monde moderne qui leur impose son obsession
de l’argent, de la propriété privée, de la consommation, sources d’une déstructuration progressive
de l’organisation sociale et d’une perte de repères identitaires, qui génère des conflits de génération.
(Grenand, 1985) En effet, contrairement à la conception occidentale de l’espace, le territoire
amérindien n’est pas fondé sur la propriété du sol. Les droits d’usage sont implicites et évanescents.
Peu à peu, le mode de vie semi-nomade est abandonné.
L’agriculture traditionnelle sur brûlis (l’abattis), la pêche, la chasse et la cueillette demeurent des
activités de subsistance pratiquées quotidiennement par la plupart des habitants de Camopi.
L’élevage ne fait pas partie des traditions. Si la pêche à l’arc est aujourd’hui rarissime, la technique
de la nivrée demeure intense en saison sèche (le terme vient d’ «enivrer» : une liane toxique est
broyée et jetée dans la rivière en période de basses eaux. Après quelques instants, les poissons
évanouis remontent à la surface, il n’y a plus qu’à les ramasser). Le manioc amer est à la base de
l’alimentation et sert à la préparation du «cachiri», au cœur de toute festivité, véritable institution
qui se décline en une multitude de recettes parfois agrémentées de fruits de palmiers (wassaï,
caumou, parépou…). Les sociétés traditionnelles Wayãpi et Teko sont patriarcales, la polygamie y
était fréquente (interdite depuis qu’ils sont citoyens français). « Le réseau d’alliances matrimoniales
constitue une communauté à forte tendance endogame. L’organisation du travail s’articule autour
d’un chef de famille, de ses fils et gendres, pour s’étendre à l’ensemble du réseau de parenté, régi
par des règles de réciprocité. Ces dernières s’inscrivent dans un vaste système d’échange, qui
constitue le fondement de la vie sociale. » (Tritsch, 2013:109) Les fréquentes fêtes, au cours
desquelles de grandes quantités de cachiri sont consommées, jouent un rôle important dans la
cohésion sociale, notamment pendant la saison sèche propice aux travaux collectifs dans les abattis.
Les règles coutumières sont diffuses, non formalisées, mais toute action en est imprégnée. Le
pouvoir traditionnel est décentralisé : les décisions sont prises par différentes personnalités, selon
leur domaine de compétence (chamane, chef coutumier, chef de hameau, chef de famille…). Ainsi,
les groupes familiaux conservent leur autonomie au sein de la communauté. On constate par
conséquent une forme particulière d’indépendance, qui s’affirme dès l’enfance. L’éducation se fait
généralement sans forte contrainte : l’enfant est très tôt considéré comme une personne à part
entière, qui a le droit d’exprimer sa liberté vis-à-vis de la famille et du groupe. En revanche, certains
comportements considérés comme tabous ou contraires aux règles coutumières peuvent conduire au
bannissement d’un individu du village. Il s’agit essentiellement d’écarter les sources potentielles de
conflit. A l’inverse, les individus d’une autre ethnie, même éloignée, peuvent être acceptés au sein
de la communauté s’ils en respectent les règles tacites. Les rituels initiatiques occupent une place
importante. Le maraké marque le passage de l’enfance à l’âge adulte : à la puberté, les jeunes
passent une épreuve qui consiste à appliquer sur le corps des fourmis dont la piqûre est
extrêmement douloureuse. Chants, nuits de veille, transmission de savoirs ancestraux sont au cœur
du rituel. (sitographie : Bénéteau, 2017)

75
Paradoxalement, malgré la sédentarisation encouragée par l’État français, les aides sociales et les
revenus d’emplois salariés entraînent une redynamisation des systèmes traditionnels de mobilité :
les pirogues équipées de puissants moteurs permettent de cultiver des abattis situés à plusieurs
heures du village et d’y installer des carbets, ce qui peut être interprété comme une réappropriation
du territoire, même si les frontières internationales entravent la libre circulation. « Les identités sont
multiples et s’articulent à plusieurs échelles : de la communauté, de la région, du groupe
linguistique, mais aussi à l’échelle de mouvements pan-amérindiens. Si les contenus culturels font
l’objet d’une transmission et d’un héritage, ils ne sont jamais figés. Chaque groupe social innove,
chaque culture se réinvente, toute tradition est réinterprétée par le groupe.» (Tritsch, 2013:19) Une
identité collective est recréée, en lien avec les espaces nouvellement délimités. « Les Amérindiens,
garants de savoirs environnementaux ancestraux, comprennent les interactions écologiques entre les
différentes composantes des écosystèmes mieux que la plupart des scientifiques. » (Grenand &
Grenand, 1996) Peu à peu une idée s’impose, selon laquelle les écosystèmes naturels doivent être
gérés en tenant compte des savoirs et pratiques des populations locales. En plus d’une légitimité
sociale, elles acquièrent une légitimité environnementale et se revendiquent comme « gardiennes de
la forêt ». La construction identitaire devient progressivement transnationale, avec l’adoption d’un
discours commun, l’idéalisation de valeurs collectives. Pour autant l’ethnicité, loin de se dissoudre
dans la mondialisation, y puise de nouvelles ressources et de nouvelles formes d’expression. On
peut s’interroger sur la notion de communauté «traditionnelle», qui correspond à une vision figée
des modes de vies, alors que l’on assiste au contraire à un processus dynamique d’évolution et
d’hybridation culturelle. Le terme de «communauté» pose aussi question, par sa tendance à
homogénéiser de manière réductrice et simpliste des populations plus hétérogènes qu’il n’y paraît.
Devenant officiellement usufruitiers de vastes territoires forestiers, les habitants de Camopi ont
acquis une forte responsabilité environnementale, mais cette cogestion (avec le PAG) implique une
appropriation sociale des institutions (qui pourrait sans doute être davantage abordée au collège).
Longtemps très enclavée sur le plan des communications, la commune de Camopi a désormais
accès à internet, étant desservie depuis 2015 par plusieurs opérateurs de téléphonie mobile – ce qui
cause un grand bouleversement dans le quotidien des habitants, surtout parmi les jeunes qui
découvrent les réseaux sociaux (et sont parfois victimes d’une addiction pernicieuse). Se pose alors
la question des innombrables vidéos soudain accessibles sans le moindre recul : beaucoup sont
consommées «telles quelles», prises au pied de la lettre par manque de clés permettant de les
décrypter et d’exercer un regard critique sur ce qui est transmis. Il y a là un important travail à
réaliser avec ce jeune public néophyte, qui touche à l’interculturalité et doit selon nous être abordé
en classe (on constate par exemple une forte influence émotionnelle des films de «zombies» et de
«morts-vivants», très en vogue chez les élèves, qui se superposent et se confondent avec la
conception amérindienne des esprits de la forêt…)
Il n’y a pas d’église sur la commune (il en existe une petite, en bois peint, sur la rive brésilienne).
De manière générale, les camopiens se méfient des missionnaires et gardent leurs distances vis-à-vis
de la foi chrétienne, même si les croix en pendentifs sont fréquentes – probablement davantage à
titre décoratif que par ferveur religieuse. Certains enseignants font parfois preuve de prosélytisme,
comportement largement réprouvé tant par les élèves que par leurs parents.
A.5 L’orpaillage clandestin.
Depuis une trentaine d’années, la population locale assiste à l’amplification de ce phénomène
destructeur : peu visibles car illégaux, les «or-pilleurs» sont pourtant des milliers dans la région, où
ils transitent avant d’accéder aux nombreux sites aurifères de Guyane. Cela génère de nombreux
trafics (dont la prostitution) et une grande violence. Le mercure et le cyanure utilisés par les
orpailleurs polluent les rivières et nuisent à la santé des habitants ; le gibier se raréfie. Un climat
délétère s’installe : insécurité, vols (pirogues, moteurs, outillage…), déstructuration sociale. Les
altercations se multiplient, on hésite à laisser femmes et enfants se rendre seuls à l’abattis. Il n’est
pas rare non plus que des amérindiens collaborent avec les orpailleurs, risquant alors un séjour en
prison, premier pas vers la délinquance. Au collège, plusieurs de mes élèves ont été arrêtés tandis
qu’ils participaient au ravitaillement de garimpeiros en échange d’une poignée de billets.
76
Les Amérindiens se prononcent très tôt en faveur d’une interdiction totale de l’orpaillage.
D’interminables polémiques sur les priorités à accorder au «développement durable» ou à la
protection de la biodiversité ont lieu, ainsi que sur la préservation de droits d’usage collectifs. Ceux-
ci sont finalement garantis même en zone de cœur du parc : « Au cours de l’histoire de sa création,
le projet de parc est passé d’une volonté de naturalistes consistant à protéger la forêt tropicale à une
question d’aménagement et d’appropriation du territoire mais aussi d’accès aux ressources et
d’identité communautaire. » (Fleury & Karpe, 2006:92) Le PAG suscite bien des espoirs à Camopi :
l’éradication du fléau de l’orpaillage, la création d’emplois, l’amélioration des conditions de vie,
l’afflux potentiel d’un «tourisme vert»... Mais aussi quelques inquiétudes concernant la préservation
effective des droits d’usage et d’exploitation des ressources.
A.6 Démographie.
En 2010, on recense 1620 habitants à Camopi (74% Wayãpi, 25% Teko, 1% d’autres ethnies),
dont la moitié a moins de quinze ans. Plus d’un tiers des femmes adultes ont cinq enfants ou
davantage, et près de 60% des jeunes femmes de 18 à 20 ans sont déjà mères. Toutefois, avec la
scolarisation obligatoire et l’introduction de moyens de contraception, l’âge des jeunes parents
commence à évoluer. Les mariages endogames sont valorisés, afin d’éviter un métissage souvent
perçu comme dommageable car risquant de mettre en danger la culture traditionnelle. La manne des
allocations familiales constitue le revenu principal de nombreux foyers. Culturellement, les enfants
sont extrêmement valorisés. Ils passent les premiers mois de leur existence dans le «tupoï», porte-
bébé tissé en coton, peau contre peau, le sein nourricier accessible en permanence. Très vite, les
frères et sœurs plus âgés participent activement à son éducation, lui apprennent à nager parfois
avant même qu’il ait fait ses premiers pas. Dès six ans, il a acquis une grande indépendance et part
jouer librement avec les autres enfants du village : « l’éducation amérindienne est non directive, les
enfants apprennent par observation et imitation. » (Ailincai et al., 2012:141)
Bien que l’État souhaite sédentariser la population autour des infrastructures du bourg de Camopi,
de nombreuses familles préfèrent vivre à l’écart du village : l’habitat demeure dispersé le long du
fleuve et sur les criques. Un service de transport scolaire en pirogue est organisé par la commune
pour aller chercher les élèves dès l’aube (les cours commencent à 7h30, certains habitent à une
heure de pirogue). Il n’y a pas de cantine à Camopi, or les cours au collège se terminent à 17h. La
plupart des élèves rentrent chez eux le midi, quelques-uns apportent leur déjeuner. Malgré les
précautions et la meilleure volonté, livres et cahiers pâtissent de l’humidité omniprésente, surtout
pendant la saison des pluies - qui s’étend de décembre à juillet (sauf bouleversement climatique...).
L’électricité est produite par une petite centrale thermique. Les foyers éloignés utilisent un
groupe électrogène ou des panneaux solaires (seuls 5% des habitants s’en passent complètement
aujourd’hui). Télévision et « sound system » font désormais partie du paysage sonore au village, ce
qui pose régulièrement des problèmes de tapage nocturne, car chacun estime qu’il est libre
d’écouter ce qui lui plaît quand cela lui chante, et les gendarmes rechignent à intervenir. Élèves et
professeurs se traînent alors jusqu’au collège après des nuits d’insomnie… La commune dispose
d’un réseau de raccordement en eau potable, mais l’accès à une eau de qualité est problématique du
fait de la pollution générée par l’orpaillage clandestin. Les enfants sont souvent sujets à des
diarrhées et autres problèmes sanitaires. Les médicaments sont gratuits pour tous, les soins courants
se font au dispensaire et les urgences nécessitant un transport vers le littoral peuvent se faire en
hélicoptère. Parallèlement, les habitants ont recours à la pharmacopée traditionnelle, faisant parfois
appel à un guérisseur ou chamane (homme-médecine). Celui-ci intervient sur un autre registre que
le médecin : « il rétablit un ordre social perturbé, grâce à des compétences particulières, faisant
appel à des entités surnaturelles. » (GRENAND, 1982)
A.7 Perception du système éducatif français par la population de Camopi.
Bien qu’ils soient désormais citoyens français et contraints de fréquenter l’Ecole de la République
jusqu’à seize ans, les habitants de Camopi demeurent allophones : le Teko et le Wayãpi sont les
langues maternelles pratiquées quotidiennement au sein de la famille. A ce jour, les enfants de
moins de six ans non scolarisés (mais la scolarisation obligatoire dès trois ans risque de fragiliser la

77
transmission de ces langues-cultures), ainsi que la moitié des hommes et des femmes de plus de
cinquante ans, ne parlent pas français. Le reste de la population est plurilingue, maîtrisant aussi le
créole guyanais et le portugais brésilien. L’anglais est enseigné au collège, mais le niveau de
compétence acquis par les élèves reste faible. A l’école primaire, quelques Intervenants en Langue
Maternelle (ILM) assistent les professeurs des écoles durant les trois premières années du cycle
élémentaire. Mais l’enseignement reste entièrement basé sur les programmes de métropole.
Le Collège Paul Suitman (du nom d’un maire Wayãpi de la commune) existe à Camopi depuis
2008. Annexe du collège Constant Chlore de St Georges dans les premières années, il devient
indépendant à la rentrée 2014. Avant sa création, certains élèves suivaient les cours du CNED, mais
la plupart devaient quitter leur famille pour être scolarisés à St Georges. Cette situation perdure
pour les jeunes élèves de Trois-Sauts, parfois déscolarisés après le CM2 (notamment les filles, dont
les parents souhaitent éviter le risque de grossesse non désirée). Après la classe de troisième, pour
poursuivre des études ou une formation professionnelle il faut se rendre sur le littoral : à Cayenne,
Kourou, St Laurent… La question de l’hébergement et de l’encadrement de ces jeunes post-
collégiens est alors cruciale. Les internats de Guyane disposent de peu de places, la plupart ferment
le week-end et il n’est pas aisé de trouver une famille d’accueil. A la rentrée 2017, une violente
polémique est née sur les réseaux sociaux, suite à la publication du règlement suivant : « par respect
pour les familles hébergeantes, il est interdit de parler entre élèves dans sa langue maternelle (…)
l’élève contrevenant pourrait être sanctionné. » (France-Guyane, 01/09/2017). Même pour les
meilleurs élèves ou les plus motivés, il est très difficile de s’adapter au lycée. Ceux qui s’aventurent
en seconde générale sont, pour la plupart, vite réorientés vers des études moins ambitieuses.
Beaucoup de parents n’ont pas les moyens de payer l’hébergement de leurs enfants. De plus, les
tentations sont nombreuses en ville pour des jeunes qui découvrent un univers très différent du leur,
et y sont livrés à eux-mêmes. Drogue, alcool, criminalité… les risques sont élevés de sombrer dans
la délinquance, lorsque de surcroît l’on se sent méprisé par la population locale. Pour toutes ces
raisons, et certainement d’autres encore (difficultés scolaires, mais aussi choix de perpétuer le mode
d’existence traditionnel de leurs parents, refus d’adhérer aux valeurs d’une société capitaliste,
nostalgie de l’environnement sécurisant de leur communauté), nombreux sont ceux qui, après une
tentative infructueuse et déstabilisatrice, renoncent finalement à poursuivre des études après le
collège. Ceci explique aussi la popularité des formations proposées par le Régiment du Service
Militaire Adapté de Guyane (RSMA), qui s’adressent aux 18-26 ans et offrent une alternative
séduisante aux jeunes de Camopi lésés par le système éducatif français. Hormis une carrière dans
l’Armée, les principales opportunités qui se présentent incluent le métier de piroguier, et désormais
la possibilité de travailler comme agent du PAG, position convoitée (au nombre de places limité).
De manière générale, Teko et Wayãpi accordent une place importante à l’école : ils souhaitent
qu’elle permette à leurs enfants de maîtriser la langue française, ainsi que toutes les connaissances
nécessaires pour interagir avec le monde occidental. Scolarisation obligatoire et culture
traditionnelle ne sont donc pas toujours perçues comme antinomiques : si certains considèrent que
le temps passé à l’école empêche l’acquisition des savoir-faire traditionnels, d’autres estiment qu’il
est possible de pallier à ces lacunes tandis qu’il apparaît inévitable de s’adapter au monde moderne.
Des propositions ont été émises pour ajuster le calendrier scolaire aux activités saisonnières - sans
succès à ce jour. Cela consisterait à faire coïncider les vacances scolaires avec les périodes d’intense
activité, suivant le rythme de la nature : défrichage des abattis avant le début des fortes pluies,
pêche à la nivrée en saison sèche… Évidemment, cela suppose que les fonctionnaires-enseignants
acceptent de changer leurs habitudes pour se plier à cette exigence de bon sens.
Le souhait partagé est de voir les jeunes devenir instituteurs, médecins, infirmiers, puis qu’ils
reviennent s’installer au village (actuellement, seul un instituteur est originaire de Camopi). On peut
y voir un désir d’indépendance afin de préserver une liberté, un mode de vie, une identité culturelle.
D’ailleurs, les principales revendications adressées à l’Education Nationale sont précisément une
réelle prise en compte de leurs particularités linguistiques et culturelles, ainsi qu’un enseignement
de qualité. Jusqu’à présent, ces exigences ne sont pas satisfaites aux yeux des camopiens. De
septembre à novembre 2016, un mouvement de grèves mené par des parents d’élèves et plusieurs
78
enseignants ont conduit au blocus du collège, pour protester contre l’absence de nombreux
professeurs (dont les postes n’étaient pas pourvus) et le manque de réactivité du Rectorat. Les cours
n’ont commencé qu’après les vacances de la Toussaint, amputant l’année scolaire de deux mois.
A.8 Scolarisation des populations amérindiennes.
Si la généralisation de la scolarisation est relativement récente en Guyane (elle date de la
départementalisation, en 1946), ce n’est qu’à partir de 1969 qu’elle s’étend aux « populations de
l’intérieur ». Très vite, anthropologues et linguistes adressent de vives critiques au système scolaire
alors en vigueur, lui reprochant de ne pas s’adapter au contexte local. Plus encore que l’échec
scolaire, le nombre impressionnant de suicides chez les jeunes est alarmant et révèle un profond
malaise. Il semble que l’École « coupe les enfants de leur milieu sans pour autant leur procurer
l’assise nécessaire à la maîtrise d’un autre milieu. » (LEGLISE, 2016:1) La domination culturelle
exercée par la France engendre une acculturation forcée, déstructurante, une perte de repères.
Comment « introduire de nouvelles connaissances dans le milieu tribal sans en briser les structures
? » (HURAULT, 1972:163) L’enjeu est de permettre aux élèves de conserver leurs spécificités
linguistiques et culturelles tout en ayant la possibilité d’acquérir les mêmes compétences que
n’importe quel élève français. Dans ce but, il apparaît indispensable d’adapter les programmes de
l’Education Nationale, qui véhiculent un modèle culturel et socio-économique aux antipodes de la
réalité locale. Pourtant, « force est de constater que le système éducatif continue d’appliquer les
modèles monolingues qui l’ont toujours caractérisé » (LEGLISE, 2016:6). De ce fait, les contenus
enseignés n’ont souvent aucun sens pour les élèves. En outre, « les enseignants eux-mêmes ne sont
souvent ni motivés ni préparés à ce qui les attend : des cultures, un milieu qui leur sont étrangers et
qu’ils refusent souvent d’emblée.» (idem:3) La plupart en effet n’ont pas choisi de venir enseigner
dans cette commune isolée, contraints d’accepter le poste qui leur est proposé. Plus grave, le modèle
de réussite renvoyé par l’école conduit à un dénigrement des valeurs traditionnelles, ciment de la
communauté. Le conflit de générations qui s’ensuit, né de la rupture avec le milieu familial, produit
un traumatisme culturel profond. Le rythme scolaire s’avère une entrave importante à la
transmission des techniques et savoirs nécessaires à la perpétuation du mode de vie traditionnel : il
devient difficile d’apprendre les subtilités de la chasse, de la pêche, de l’artisanat, des travaux à
l’abattis, d’acquérir une bonne connaissance de la forêt dès lors que l’essentiel de la journée est
passée à l’ombre d’une salle de classe. Certains avancent que l’École ne devrait pas « se focaliser
sur l’obtention de diplômes mais plutôt sur des connaissances qui seront utiles dans le milieu
traditionnel. » (HURAULT, 1972:161) Au nom de l’égalité des chances, c’est en fait un système
inéquitable qui est mis en place puisqu’il ne permet pas aux jeunes amérindiens d’atteindre le
modèle de réussite qu’on leur fait miroiter. Tels sont les remarques émises par de nombreux auteurs
dans les années 1970-80. Qu’en est-il aujourd’hui? La situation a-telle évolué? L’approche
préconisée par le CECR en faveur de la mise en place d’une didactique du plurilinguisme a-t-elle
porté ses fruits? La réponse est nuancée, comme nous allons le voir.

B - Enseigner le français au Collège de Camopi : retour sur expérience.


B.1 Une année au Collège Paul Suitman (données qualitatives, échantillon des enquêtés).
Pour un compte rendu global de mon travail durant cette année scolaire, j’invite le lecteur à
consulter le bilan d’activité remis à l’Inspectrice Académique en juin 2016 (Annexe 1).
En 2015-2016, environ 160 élèves étaient scolarisés au Collège Paul Suitman. L’emploi du temps
d’un enseignant correspond normalement à 18 heures de face-à-face avec les élèves, mais très vite il
m’a été demandé d’assurer vingt-cinq heures de cours hebdomadaires car ma collègue a
démissionné au bout de deux semaines, découragée par l’insalubrité de son logement (qui lui a valu
de nombreuses piqûres d’insectes et une infection aux staphylocoques). En plus des deux classes de
6ème (4h30 par semaine pour chacune) et des deux classes de 3ème (4h/semaine) dont j’avais
initialement la charge, j’ai donc dispensé des cours aux deux classes de 4ème (4h/semaine) et
occasionnellement à celles de 5ème - dont une autre enseignante avait accepté de s’occuper.
Chaque classe était composée de quinze à vingt élèves – un luxe inouï en comparaison avec la
plupart des établissements, où les effectifs par classe avoisinent ou dépassent souvent une trentaine
79
d’élèves. Ces conditions exceptionnelles sont propices à une ambiance de classe détendue et
permettent de prendre le temps de bien connaître chacun, d’établir des relations constructives dans
la durée, et éventuellement de mettre en place une pédagogie différenciée. En effet, on constate très
vite une hétérogénéité très marquée qui rend difficilement applicable un cours «magistral».
D’ailleurs, les élèves ne manquent pas de faire cette remarque : « Monsieur, tu parles trop !» et
décrochent si l’on ne trouve pas un moyen d’attiser leur attention. Remarquons ici le tutoiement,
quasi systématique de la part des élèves envers leurs professeurs. Le recours au vouvoiement de
politesse leur semble étrange, incongru. Nous avons bien sûr abordé la question, qui relève autant
de l’interculturel que du linguistique. De manière générale, je ne me formalisais pas de cet apparent
manque de déférence, l’essentiel étant qu’ils comprennent que dans certaines situations cela peut
créer un malaise, se retourner contre eux, et qu’ils sachent comment l’utiliser à bon escient. Le
tutoiement ne constitue pas pour eux un manque de respect ou une familiarité excessive, il suffit
pour s’en convaincre d’observer la manière dont bien souvent ils détournent le regard en s’adressant
à l’adulte : dans leur culture, baisser les yeux constitue une marque de respect. Là encore, il y a tout
un travail à faire pour s’habituer à soutenir le regard du professeur, notamment lors des épreuves
orales – attitude à proscrire, de retour à la maison, pour éviter tout conflit inter-générationnel...
D’emblée, on le voit, la dimension interculturelle prend une place considérable, et l’on ne sait pas
toujours comment réagir sans heurter les sensibilités. Le caractère hétérogène des apprenants de
Camopi ne concerne pas seulement leur maîtrise (ou non-maîtrise) de la langue française, mais
aussi leur motivation scolaire et leur participation en classe. De manière générale, le comportement
des jeunes amérindiens, leur calme – impassibilité parfois déconcertante – leur respect de
l’enseignant, leur humour aussi, font de chaque séance un moment agréable, à la fois vivant et
apaisé : nul besoin de faire preuve d’autorité (phénomène assez rare pour être souligné), ce qui rend
possible des relations pédagogiques d’une qualité inestimable, dans une ambiance détendue.
Bien qu’isolé en pleine forêt, le cadre du collège lui-même est assez semblable à n’importe quel
autre établissement de métropole. Lorsqu’ils atteignent le sommet de la colline sur laquelle il se
tient, avant d’en franchir le portail, les élèves sont scrutés de la tête aux pieds par un «comité
d’accueil» généralement composé du Principal et du CPE (Conseiller Principal d’Education), qui
s’assurent que les tenues vestimentaires ne sont pas contraires au règlement. Un uniforme est de
rigueur (chemise blanche, pantalon décent), et bien que le calimbé traditionnel (deux pièces de tissu
rouge nouées à l’entrejambe) soit toléré, son usage au collège semble tombé en désuétude. Seul un
élève de troisième continuait à le porter fièrement, alors qu’il demeure d’un usage quotidien au
village. Les peintures corporelles en revanche, également tolérées, ont toujours un franc succès
auprès des collégiens dont le visage, les mains, les bras, arborent fièrement des motifs peints au
roucou (rouge) ou au génipa (noir). Tatouages éphémères revendicateurs d’une identité qui
s’affirme, souvent de véritables œuvres d’art mêlant originalité et tradition. Une fois franchie la
grille d’entrée, on se trouve dans un monde bien différent de celui du fleuve et de la forêt (même
s’il peut arriver d’y croiser un anaconda égaré…). Le temps est découpé en périodes de cinquante-
cinq minutes, rythmées par une sonnerie stridente. Il s’agit là peut-être de la rupture la plus violente
qui leur est imposée : s’assujettir au cadran d’une horloge mécanique, oublier le rythme libre du
soleil et de la pluie, du vent dans les arbres, du chant des oiseaux, du vol des papillons... Comme
dans tous les collèges de France, il faut passer de longues heures assis sur une chaise, mobilier
étranger à l’habitat traditionnel - bien moins confortable que le hamac de coton. On peut aussi
s’interroger sur la nécessité de reproduire l’aspect carcéral des établissements de métropole, avec
ces hautes grilles clôturant l’espace qui donnent plutôt des envies d’évasion, quand dans ce bourg
d’un millier d’habitants tout le monde se connaît, et qu’aucun véhicule ne circule qui pourrait
mettre en danger la sécurité des élèves.
Un professeur contractuel peu familier de l’institution pourrait s’imaginer disposer d’une grande
latitude dans sa manière d’aborder le programme et de choisir les thèmes à aborder – cet espoir est
vite déçu. Les réunions pédagogiques hebdomadaires sont là pour rappeler l’objectif incontournable
pour lequel tout doit être mis en œuvre : la préparation aux épreuves du DNB. Lors de l’une de ces
réunions, fut proposée la création d’un « internat de proximité », dispositif consistant à soustraire

80
les jeunes à leur famille afin de leur offrir un environnement plus propice à la réussite de leurs
études - une immersion en milieu exclusivement francophone, en quelque sorte. Cette proposition,
mal accueillie par les parents d’élèves, résonnait comme en écho au rapport parlementaire Bénisti
de 2005 (heureusement non suivi d’effet) relatif à la prévention de la délinquance : « Seuls les
parents, et en particulier la mère, ont un contact avec leurs enfants. Si ces derniers sont d’origine
étrangère elles devront s’obliger à parler le français dans leur foyer pour habituer les enfants à
n’avoir que cette langue pour s’exprimer. » (Rapport Bénisti, 2005) Des propos qui s’accordent mal
avec l’approche plurilingue et interculturelle mise en avant par le CECR.
Pourtant, bien que non contraignants, les principes du CECR semblent influencer la politique
éducative nationale. Son échelle évaluative a d’ores et déjà été adoptée : on attend par exemple des
élèves qu’ils aient atteint le niveau A1 en LV1 à la fin de l’école primaire, les niveaux B1en LV1 et
A2 en LV2 à la fin de leur scolarité obligatoire, B2 en LV1 en Terminale. Mais cela ne s’est pas
encore accompagné d’une adaptation effective des programmes et des épreuves d’examens. Si le
nouveau DNB permet théoriquement aux élèves de passer une épreuve orale dans une langue
régionale, en ce qui concerne les langues amérindiennes l’absence de jury habilité rend cette option
inapplicable. Les directives officielles imposent l’enseignement de deux langues vivantes. A
Camopi, le portugais est de fait obligatoire puisque aucune autre langue n’est proposée en LV2. La
proximité avec le Brésil rend ce choix pertinent, mais ne serait-il pas plus judicieux encore de
donner aux élèves la possibilité d’étudier leur propre langue (Wayãpi ou Teko) au collège ?
B.2 Axes de questionnement.
Tout au long de l’année scolaire, j’ai été confronté à de nombreuses difficultés qui m’ont conduit
à m’interroger sur les enjeux multiples que pose l’enseignement des «Lettres Modernes» (FLSco)
dans ce contexte. Bien souvent il m’a semblé lire dans les regards de défiance cette phrase
prononcée par Félix Tiouka en 1984 lors du discours fondateur de la revendication des Nations
Amérindiennes de Guyane : « Nous voulons demeurer Amérindiens et conserver notre langue, notre
culture, nos institutions propres. » (Tiouka Félix, 1984:7-10) Comment donner le goût d’apprendre
la langue et la culture française, tout en respectant cette volonté légitime ? « Être citoyen implique
aussi d’être scolarisé. Personne ne niera que l’école est un facteur primordial d’intégration et
d’ouverture sur le monde. Mais imposée sans précaution, une scolarisation allogène peut se révéler
inefficace, voire nocive. D’abord, l’enseignement, exclusivement en français, ne laisse aucune place
à la langue maternelle. Celle-ci est de fait minorée, niée, considérée comme un dialecte, une sous-
langue incapable de véhiculer une culture au sens noble du terme. » (Grenand & Bahuchet, 2006)
Un constat amer, qui semble indiquer que l’Education Nationale ne tient pas compte de l’orientation
plurilingue encouragée par le CECR. Le développement d’un dispositif d’Intervenants en Langue
Maternelle montre une volonté d’avancer sur cette question, mais cela ne s’adresse qu’aux jeunes
enfants lors de leurs toutes premières années de scolarisation. Il serait souhaitable d’envisager
d’étendre ce processus afin de valoriser les langues-cultures amérindiennes tout au long du cursus
scolaire. Cette perspective, jusqu’alors improbable (du fait de l’article premier de la Constitution),
apparaît aujourd’hui en passe d’être réalisée : le 13 février 2019, l’Assemblée Nationale a voté
l’inscription des cultures des Départements d’Outre-Mer dans les programmes scolaires, à tous les
stades de la scolarité. Il s’agit d’un amendement au projet de loi «Pour une école de la confiance»,
porté par plusieurs députés (parmi lesquels Gabriel Serville, pour la Guyane), qui vise à « lutter
contre l’invisibilité des territoires d’Outre-mer et de leurs cultures, aujourd’hui encore abordés
uniquement dans le cadre des cours d’Histoire et sous le prisme de la colonisation et du commerce
triangulaire.» (outremers360.com, 14/02/2019) Reste à savoir si ce projet de loi aboutira, et à
observer les mesures concrètes qui seront mises en œuvre pour une valorisation des langues-
cultures locales. Dans le même temps, la scolarité obligatoire dès 3 ans menace la transmission des
langues et des cultures autochtones. La question qui se pose alors, une fois établie la nécessité de
mettre en place une approche interculturelle respectueuse des valeurs amérindiennes (que nous
avons tenté de clarifier dans les chapitres précédents), est celle de sa mise en œuvre effective :
comment éveiller la curiosité de l’apprenant, lui communiquer le plaisir et l’envie de lire, lui offrir
une fenêtre sur le monde tout en valorisant ses propres références culturelles ? Quelles activités de

81
classe proposer, susceptibles à la fois de s’inscrire dans les programmes de l’Education Nationale,
et de tenir compte des particularités et des difficultés spécifiques des élèves de Camopi ?
B.3 Tests de positionnement et absence supposée d’une « culture de l’école ».
Au-delà du constat d’une forte hétérogénéité, l’enseignant se trouve confronté à une réalité
flagrante : le niveau général de maîtrise de la langue française est très loin d’être l’équivalent de ce
qu’il peut être dans un collège de métropole – notamment à l’écrit. Dès la première semaine de la
rentrée des classe, début septembre, des tests de positionnement ont été organisés (imposés aux
enseignants par la hiérarchie), essentiellement pour évaluer les compétences des élèves,
diagnostiquer leurs besoins afin de mettre en œuvre une stratégie de remédiation et définir les
priorités pédagogiques. Le même test a été distribué à toutes les classes, de la 6ème à la 3ème. Il
s’agissait d’épreuves exclusivement écrites, conçues à l’origine pour des élèves de fin de cycle 2
(fin de l’année de CE2). Une partie portait sur la conjugaison, une autre sur le lexique, sur la
syntaxe, et enfin sur la compréhension et l’expression écrites. Si le fait de proposer à des élèves de
troisième un test de niveau CE2 pose question (on peut s’offusquer d’une attitude humiliante à
l’égard de ces adolescents venus d’un autre horizon linguistico-culturel), les résultats furent
néanmoins consternants : très peu d’élèves étaient parvenus à fournir des réponses satisfaisantes à
des questions pourtant basiques, compétences censées être acquises depuis longtemps.
C’est à l’école primaire que s’acquièrent une compréhension de base de la grammaire et une
connaissance des conventions linguistiques. Que faire lorsque des élèves entrent au collège ne
sachant ni lire ni écrire (et, souvent, s’exprimant en français avec difficulté) ? La tâche est
titanesque. On peut s’appuyer sur le goût prononcé qu’ont la plupart des jeunes pour le dessin, afin
de développer d’autres compétences : « les images ont un rôle essentiel à jouer dans la façon dont
les textes sont ressentis. La manière dont elles contribuent au sens devrait être abordée
explicitement (…) Il est nécessaire de mettre en place des dispositifs spéciaux d’apprentissage des
langues pour ces enfants, l’objectif prioritaire étant de leur permettre de suivre les cours dispensés
dans le cadre de l’éducation générale le plus tôt possible, afin de faciliter leur intégration. » (Guide
pour l’élaboration de curriculums, 10/2016) - On remarque là encore un soucis de cohésion sociale,
préoccupation récurrente du Conseil de l’Europe. Quant à la nécessité d’élaborer des « dispositifs
spéciaux d’apprentissage des langues », il s’agit certes d’une remarque encourageante, mais il faut
bien reconnaître un manque de précision - qui laisse toutefois une large place aux initiatives et à
l’inventivité des enseignants (tenus par ailleurs d’inscrire leurs activités de classe dans le cadre du
programme officiel, ce qui peut sembler paradoxal). Une quête d’équilibre, de cohérence, s’impose.
Il faut aussi tenir compte de ce que certains présentent comme « l’absence d’une culture de
l’école » : hors de l’établissement, livres et cahier sont rarement ouverts, les exercices proposés ne
sont pas réalisés. Cette attitude de refus du système scolaire est parfois entretenue par la famille
(hostilité face à ce qui est perçu comme une acculturation forcée ?). Le rejet de l’école est alors
vécu comme l’affirmation d’une identité. Mais le plus souvent, les parents souhaitent sincèrement
que leurs enfants réussissent à l’école, et le manque d’implication dans la scolarité s’explique plutôt
du fait que c’est un phénomène relativement nouveau à Camopi, qui n’est pas encore vraiment
intégré aux mœurs, et peine trouver sa place parmi les tâches quotidiennes plus traditionnelles. Pour
cette raison, afin de ne pénaliser aucun élèves et sur les conseils de collègues plus expérimentés, je
me suis vite résolu à ne pas leur imposer de devoirs obligatoires à la maison (tout en proposant des
exercices facultatifs, et en insistant constamment sur les bienfaits de la lecture).
Le Conseil de l’Europe reconnaît que « l’attitude d’un apprenant envers l’éducation et la langue
de scolarisation est fortement conditionnée par la reconnaissance et la valorisation de ses identités
linguistiques et culturelles. » (GOULLIER, 2010:7) Les élèves devraient pouvoir « s’approprier,
grâce à des échanges et une verbalisation dans leur langue première, les concepts enseignés. La
valorisation de ces langues dans les représentations collectives de la classe peut passer aussi par leur
mention et leur utilisation par l’enseignant. Il est certainement souhaitable de les intégrer dans le
cursus scolaire (...) Ceci suppose cependant des décisions politiques car de toute évidence l’attitude
de l’Ecole envers les langues d’origine dépend largement des représentations et de l’attitude de la
société envers les minorités linguistiques et culturelles. » (idem) Pourquoi ne pas réfléchir à la mise

82
en place d’un système éducatif plus adapté, accordant une large place au bilinguisme? « La prise en
compte de la présence accrue de langues d’origine dans les établissements scolaires constitue une
priorité à la fois pédagogique, éducative et politique. L’attention portée aux populations vulnérables
est essentielle (…) si certaines particularités de ce public scolaire nécessitent des réponses
pédagogiques adaptées, l’attention portée à ces jeunes ne signifie cependant pas qu’ils devraient
faire l’objet d’un traitement spécifique, que ce soit par une scolarisation dans des structures
particulières ou par une réduction des ambitions du système éducatif à leur égard, abandon qui
serait contraire au principe même d’équité. » (Guide pour l’élaboration de curriculums, 10/2016) Il
s’agit donc de trouver un improbable équilibre susceptible de permettre aux jeunes amérindiens de
s’exprimer occasionnellement dans leur langue pendant le temps de classe (afin de ne pas
l’ostraciser), tout en maintenant le même niveau d’exigence en maîtrise de la langue française que
dans n’importe quel établissement de France. Mission délicate, s’il en est. Car, comme nous l’avons
souligné dans la première partie de ce mémoire, le français langue de scolarisation est une langue
hyper-normée, qui répond à des objectifs bien spécifiques. Mais dans le contexte de Camopi, il
semble que l’on mette la charrue (la maîtrise du métalangage) avant les bœufs (de solides
connaissances lexicales et le développement d’une conscience interculturelle). Il apparaît donc
nécessaire de pallier aux difficultés que rencontrent les apprenants amérindiens en leur proposant
des activités adaptées à leurs besoins réels, et par conséquent ne pas hésiter à innover, tâtonner
parfois, à la recherche d’outils vraiment efficaces dans cette situation.
B.4 Quelques recommandations du Conseil de l’Europe.
La Division des Politiques Linguistiques du Conseil de l’Europe émet plusieurs suggestions,
dont les enseignants peuvent s’inspirer afin de favoriser l’autonomie de l’apprenant, « qui doit avoir
la capacité de prendre en charge son propre apprentissage. » (Division des Politiques Linguistiques
du Conseil de l’Europe, 2010:35) Pour répondre à cet objectif, deux portfolios ont été conçus : le
Portfolio Européen des Langues, et l’Autobiographie de Rencontres Interculturelles, fascicules qui
peuvent être utilisés en classe de français ou simplement remis aux élèves, dans le but précisément
de les rendre plus autonomes tout en leur donnant l’occasion de s’investir à leur rythme. Cependant,
l’accent est mis avant tout sur l’attitude de l’enseignant, et notamment sur la variété langagière à
laquelle il est susceptible d’exposer les élèves : « Le comportement verbal de l’enseignant dans
l’interaction en classe peut énormément influencer le développement langagier des apprenants. De
nombreuses formes de discours peuvent se produire dans la classe, mais avoir recours à une
simplification des stratégies et moyens verbaux afin de gagner du temps dans l’enseignement d’une
matière finit par être contre-productif. » (idem) Autrement dit, il est déconseillé de chercher à
simplifier à outrance les formes d’expressions employées en classe. Si cela peut, dans un premier
temps, donner l’impression de faciliter la compréhension des apprenants, cela finit par leur être
préjudiciable car la langue française est alors artificiellement appauvrie, ils se trouvent d’une
certaine manière infantilisés puisqu’on ne leur donne pas la chance d’en découvrir toute la richesse
polysémique, conceptuelle, les subtilités qui en font la beauté. Il est par conséquent préférable,
même si cela demande des efforts accrus, de s’exprimer naturellement comme on le ferait avec des
locuteurs « natifs » (sans entrer dans la polémique que suscite ce terme). En effet, lorsque les
apprenants en difficulté ne pratiquent pas le français au sein du cercle familial, ils dépendent
presque exclusivement de la langue employée en classe pour acquérir les structures appropriées.
D’autres conseils d’ordre pratique sont prodigués, qui relèvent du bon sens mais ne vont pas
toujours de soi pour un professeur inexpérimenté. Ainsi, le Conseil de l’Europe insiste sur la
nécessité de se montrer patient, en accordant un large temps de réflexion aux élèves : « Un aspect
décisif de la prestation de l’enseignant dans l’interaction avec la classe est le temps d’attente, c’est-
à-dire le moment de silence entre les questions de l’enseignant et les réponses des élèves (…) Des
pauses plus longues semblent améliorer les résultats des apprenants car ces derniers utilisent ce
temps supplémentaire pour organiser leurs pensées, d’où la meilleure qualité du discours.
Soulignons la valeur du temps d’attente pour ceux d’entre eux qui connaissent peut-être la réponse
mais ont besoin de davantage de temps pour l’articuler. » (idem:36) Cette remarque s’avère
judicieuse auprès d’un public de jeunes amérindiens, car cela les incite aussi à dépasser une certaine
timidité ressentie par de nombreux élèves. Afin de permettre aux moins loquaces de s’exprimer
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devant tout le monde, il est bien sûr indiqué de réfréner les prises de parole de ceux qui auraient
tendance à la monopoliser, et de faire preuve d’une attitude bienveillante envers chacun, sans
stigmatiser les erreurs éventuelles (tout en proposant une remédiation, mais pas systématiquement).
Enfin, l’on peut avoir recours à une technique complémentaire, assez simple à mettre en
pratique : « penser à haute voix s’est révélé être une stratégie d’étayage efficace car cela fournit aux
apprenants une combinaison d’appuis cognitifs et linguistiques. En exprimant leurs réflexions tout
en travaillant à la résolution d’un problème, les enseignants donnent un exemple de la façon dont
des penseurs chevronnés se posent un problème en vue de le résoudre. En pensant à haute voix avec
leurs enseignants et entre eux, les élèves apprennent progressivement à faire usage de la parole pour
diriger leurs propres processus de résolution de problèmes. » (idem) Évidemment, ce conseil
nécessite un certain cadrage, sans quoi la classe peut vitre laisser place à une véritable cacophonie.
B.5 Tentatives pour adapter l’enseignement aux besoins spécifiques des apprenants.
En ce qui concerne l’organisation de l’espace de travail, j’ai choisi de disposer les tables en «U»,
procédé courant dans les classes de langue qui permet à chacun de voir tout le monde et facilite les
échanges, la communication spontanée favorable la pratique de l’oral. Je m’efforçais aussi de ne pas
rester statique, trônant derrière mon bureau comme sur un piédestal mais plutôt de circuler parmi les
élèves afin d’instaurer une proximité et briser la verticalité (m’inspirant des travaux de P. Freire).
Pour inciter les élèves à enrichir leur vocabulaire, les mots nouveaux étaient inscrits sur un
carnet – rarement consulté au vu des résultats aux évaluations, pourtant dûment annoncées plusieurs
jours à l’avance afin de permettre un travail de révision visiblement jamais effectué. Je me suis
toujours efforcé d’aborder les notions nouvelles en m’appuyant sur ce qui, chez eux, avait des
chances de trouver un écho, de faire sens. Le plus délicat résidait souvent dans les leçons portant sur
la grammaire, qui nécessitent une réflexion sur le fonctionnement de la langue – ce que l’on a
coutume de nommer le « métalangage ». Ainsi pour introduire la figure de style de la métaphore (au
programme de chaque classe, au collège), je proposai l’exemple suivant : « La vie est une
expédition. Quand vous partez en forêt, est-ce que vous y allez tout nu ? (rires garantis) Pourquoi ?
Qu’emmenez-vous ? (les élèves proposent une liste d’objets qu’ils estiment indispensables). Ce que
je vous propose d’acquérir ici, en cours de français, ce sont des outils, des instruments, tout un
équipement pour explorer, construire, et vous défendre dans le vaste monde. Chaque mot que vous
apprenez est une nouvelle flèche dans votre carquois (votre cartable), vous pouvez choisir de la
prendre ou de la laisser, mais si vous les laissez toutes vous risquez de vous retrouver désarmés
pour affronter la vie qui vous attend. » Une telle présentation recueillait généralement l’adhésion
des élèves, ayant pour avantage (outre d’illustrer ce qu’est une métaphore – dont je proposais par
ailleurs une définition succincte) de renforcer leur motivation à apprendre, afin d’être prêt à se
lancer dans « la grande expédition de la vie ». Un de mes objectifs principaux était de leur donner le
goût de la lecture (méconnue dans les cultures Teko et Wayampi, de tradition orale). L’étude de
contes et de légendes fait partie du programme de 6ème, excellente occasion pour eux de raconter
les histoires qu’ils connaissent, transmises par leurs parents, leurs grands-parents… L’approche
interculturelle ne consiste-t-elle pas à rendre possible un dialogue fructueux entre des interlocuteurs
venus de différents horizons culturels ? « Vous m’apprenez des choses, je vous en apprends
d’autres. Vos histoires m’intéressent, je suis curieux de découvrir votre vision du monde et vous
allez voir, il y en a beaucoup d’autres, que nous allons explorer ensemble. » Lors d’un exercice de
rédaction, je leur ai demandé de décrire en détail la pêche à la nivrée, pour les encourager à décrire
cette pratique traditionnelle qu’ils connaissent bien, valorisant ainsi leur savoir traditionnel. Parfois
un ou une élève s’absentait pendant une semaine puis réapparaissait, les cheveux coupés et comme
transfiguré(e), devenu(e) en quelques jours un(e) jeune adulte. Il n’était pas facile d’obtenir des
précisions sur le rite initiatique du maraké. Beaucoup de ces traditions constituent une précieuse
richesse, un secret bien gardé qu’on ne divulgue pas au premier venu : on touche à l’identité intime
d’un peuple, à ce qui fait sa force et sa cohésion – un peuple qui était encore menacé de disparition
il y a seulement quelques décennies.
Ce n’est qu’au bout de plusieurs semaines que j’ai découvert l’existence des « prénoms secrets »
des élèves, dont personne ne m’avait parlé. C’est en prêtant attention à la manière dont les jeunes
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s’interpellaient entre eux dans leur langue que j’ai réalisé qu’ils n’employaient pas leur prénom
français, mais d’autres vocables pour moi incompréhensibles. Peu à peu j’ai compris que chacun, en
plus de l’état civil inscrit sur ses documents d’identité officiels, a un prénom amérindien auquel il
semble attaché de manière beaucoup plus intime. Souvent, ce dernier fait référence à un être de la
forêt, animal ou végétal : l’équivalent en Teko ou Wayãpi de «tapir» (maïpouri), «colibri»,
«tortue»… Auxquels s’ajoutent les surnoms temporaires ou vivaces attribués par les ami(e)s et le
cercle familial. La prise de conscience d’une telle duplicité eut l’effet d’une révélation : ainsi donc
chaque élève assis en face de moi possédait en quelque sorte plusieurs identités. Cela n’était-il pas
révélateur d’une manière d’être au monde bien particulière, épousant la flexibilité même de la vie ?
J’ai essayé de valoriser l’expression orale (dans l’ensemble les élèves sont assez réservés, d’un
calme presque surréaliste), accordant un fort coefficient à cette compétence sur les bulletins
trimestriels, choisissant des thème propres à susciter des réactions passionnées, ou des réflexions
plus élaborées. L’émoi provoqué par les attentats du 13 novembre 2015 à Paris fut l’occasion de
parler de laïcité, de tolérance, de liberté. La protection de l’environnement, les causes et
conséquences du réchauffement climatique, les conditions d’une vie heureuse, furent l’objet de
débats intenses, parmi d’autres. Pour l’épreuve orale d’histoire de l’art (avec les 3ème) nous avons
choisi la complainte du progrès de Boris Vian, qui permet d’aborder le concept de « société de
consommation » (il fallut obtenir l’accord de la coordinatrice, ce qui ne fut pas sans mal car elle
considérait le thème un peu trivial pour en faire un sujet officiel à l’examen final du Brevet).
Bien que l’expression orale mérite que l’on y consacre du temps, et que les discussions libres
ou dirigées recueillent une large adhésion, nous étions tenus de concentrer nos efforts sur la
préparation aux épreuves écrites du brevet : le devoir de tout enseignant de l’Education Nationale
est de donner à ses élèves les meilleures chances de réussite aux épreuves qui les attendent.
L’essentiel du temps de classe consistait donc à préparer le mieux possible les différents exercices
qui composent le DNB : compréhension de texte, analyse grammaticale, exercices de réécriture,
dictées, rédactions. Nous ne nous attarderons pas ici à détailler chacune de ces tâches, bien connues
de la plupart des professeurs. Il nous importe plutôt de voir s’il est possible de concilier l’exigence
des programmes et les impératifs de l’institution avec une approche véritablement interculturelle –
et, le cas échéant, comment la mettre en œuvre. Signalons d’emblée ce qui constitue peut-être le
principal obstacle rencontré par les élèves : la compréhension des consignes. Leur formulation
alambiquée s’avère souvent déroutante pour les jeunes amérindiens peu familiers d’une telle
rhétorique, qui maîtrisent mal les nuances lexicales et leurs subtilités. Une large part du travail
effectué en classe consistait donc à s’entraîner à déchiffrer les énoncés des questions-types
auxquelles les candidats au DNB allaient être confrontés lors des épreuves de fin d’année. Une fois
élucidé ce qui apparaissait comme des formulations obscures, les consignes se révélaient alors dans
toute leur clarté, parfois surprenantes de simplicité. Un sentiment à peine voilé de révolte surgissait
souvent : pourquoi enrober les choses dans une telle apparence de complexité, les noyer dans un
halo de technicité, alors que finalement on peut les présenter de manière beaucoup plus simple !?
Malgré les efforts déployés, force est de constater que la plupart des élèves ne sont pas prêts pour
affronter les épreuves du DNB, essentiellement écrites. « Les jeunes dont le milieu familial est
moins favorisé sur le plan culturel ne trouvent pas toujours un soutien suffisant pour la maîtrise de
la langue académique, qui constitue un sésame pour la réussite scolaire. » (GOULLIER, Rapport du
Forum 11/2010) Mais peut-on affirmer que le milieu familial des jeunes de Camopi soit « moins
favorisé sur le plan culturel? » N’est-il pas plus plus honnête de reconnaître la richesse de la culture
locale? Les langues amérindiennes ont développé un lexique foisonnant pour décrire le monde
végétal, animal, minéral, spirituel de la forêt, qui n’a pas d’équivalent en français. Le Conseil de
l’Europe enjoint à préserver la diversité linguistique et culturelle ; cela doit se traduire sur le terrain
par des initiatives concrètes, des décisions qui tiennent compte du contexte très particulier de cette
commune isolée - l’une des plus vaste de France, d’une biodiversité extraordinaire.
La veille du suicide d’un élève de 3ème (le second dans la même classe depuis le début de
l’année scolaire. C’était au mois de décembre, juste avant les vacances de Noël), nous avions une

85
rédaction en classe dont le sujet invitait à imaginer la vie en 2050. Dans une première partie, le
jeune homme décrivait la maison qu’il souhaitait habiter, le succès qu’il espérait rencontrer, les pays
qu’il visiterait… Puis subitement il déclarait vouloir « aller très loin dans la forêt, devenir un
démon, tuer tous ceux qui traînent sur la route (…) » (Annexe 2). Il m’a semblé percevoir
l’influence de films d’horreur peuplés de zombis, dont de nombreux élèves s’abreuvent désormais
sans le recul nécessaire à une prise de distance, et qui trouvent une résonance particulière dans les
cultures amérindiennes, où les esprits de la forêts occupent une place importante. N’est-ce pas
précisément le rôle d’un enseignant de donner à ses élèves des clés pour décrypter le monde, en
l’occurrence distinguer le réel du virtuel ? Il n’est pas aisé de parler du suicide en classe, sujet
tabou. Nous avons essayé pourtant de mettre des mots sur le malaise de la jeunesse à Camopi, de
comprendre le processus qui conduit à un passage à l’acte (souvent après une importante
consommation d’alcool à l’occasion d’un cachiri), afin d’éviter que cela ne se reproduise : la
détresse des amis, de la famille ; la manière dont chacun conçoit la mort. Le court-métrage réalisé
par une partie d’entre eux a permis à tous de s’exprimer, sorte de catharsis (nous y reviendrons).
B.6 Quelles perspectives après le collège ?
L’orientation des élèves de Camopi après le collège pose de gros problèmes. Professeur principal
d’une classe de 3èmes, j’ai été confronté à des situations ahurissantes lors du conseil de classe du
troisième trimestre, qui décide de l’avenir de ces jeunes - souvent à leur insu. La plupart sont
orientés vers des filières professionnelles (CAP, BEP, BAC pro), en fonction des places disponibles
dans les établissement du littoral. Des métiers qu’ils pourront, idéalement, exercer sur la commune
de Camopi : agent du Parc Amazonien de Guyane, développement du « tourisme vert », mécanicien,
électricien, menuisier, maçon, charpentier… Perspectives calquées sur un modèle occidental qui ne
tient pas compte du mode de vie traditionnel. Le but est de « faire en sorte que tous les apprenants
soient à même de participer aux sociétés modernes. » (Guide pour l’élaboration de curriculums,
10/2016). Une question se pose néanmoins : ne pourrait-on valoriser le choix de ceux qui préfèrent
perpétuer les traditions ancestrales, respectueuses du milieu naturel, plutôt que d’encourager un
développement peu durable dont on commence à ressentir les conséquences désastreuses à l’échelle
planétaire ? Souvent, ces jeunes ignorent à peu près tout du métier auquel on les destine. Sur un
coup de dés, ils se retrouvent apprentis en maçonnerie ou en mécanique, dans un environnement
urbain étranger et hostile. Pour commencer, il faut trouver une place dans un internat ou une famille
d’accueil, ce qui n’est pas toujours facile. Pour s’en faire une idée, on peut consulter le document
publié par la Ligue des droits de l’Homme en 2013 (Ligue des Droits de l’Homme, octobre 2013).
B.7 Suggestions sur les modalités de recrutement des enseignants.
La plupart des collèges publiques de Guyane font appel à des professeurs de FLE pour assurer
l’enseignement d’Unités Pédagogiques pour Élèves Allophones Arrivant (UPE2A). Ce dispositif
n’existe pas à Camopi, dans la mesure où tous les élèves sont de jeunes Amérindiens qui ont
commencé leur scolarité en français dès l’école primaire. Le fait que le Rectorat ait recruté pour le
poste de Lettres modernes un enseignant formé en FLE semble indiquer une volonté de prendre en
compte la particularité de ces apprenants. Cela s’explique aussi, plus simplement, par l’absence de
titulaire acceptant de venir travailler sur cette commune isolée en pleine forêt. Il est vrai que les
conditions matérielles y sont assez spartiates. Les possibilités de logement, très limitées, ont
contraint plusieurs professeurs à démissionner (il m’a heureusement été possible de louer une
chambre chez une famille habitant au bord du fleuve ; contrairement à certains collègues, j’avais
choisi de venir enseigner à Camopi). Une réflexion devrait être menée sur les modalités de
recrutement des enseignants. On pourrait par exemple imaginer la création de postes à profil, en
recrutant des enseignants réellement motivés, prêts à s’engager à rester en poste plusieurs années
afin d’assurer une continuité : il est déstabilisant pour les élèves et leurs parents de voir la quasi-
totalité des professeurs ne rester qu’une année ou deux à Camopi. Beaucoup d’habitants estiment
que l’État n’assume pas la qualité d’enseignement et l’équité qu’il prétend garantir. Il serait
judicieux d’organiser des stages de préparation à la prise de poste, en prévoyant une formation
adéquate et sérieuse pour répondre aux besoins spécifiques des apprenants de Camopi.

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Dès 1994, dans le cadre du « Nouveau Contrat pour l’Ecole », le Ministère de l’Education
Nationale précisait : « L’enseignement du français, dans les zones d’éducation prioritaires, peut
s’inspirer des méthodes d’apprentissage du français langue étrangère. » De fait, lorsque l’on est face
à des apprenants qui maîtrisent à peine les bases de la langue française, on ne peut leur imposer de
suivre à la lettre le programme prévu par l’institution : ce serait en décalage total avec leurs
compétences du moment, et parfaitement contre-productif puisque cela ne pourrait conduire qu’à un
découragement généralisé. L’enseignant doit donc impérativement s’adapter, innover, improviser
sans cesse avec les moyens du bord, tâtonner parfois à la recherche des méthodes les plus efficaces
susceptibles d’aider les élèves à progresser, tout en suscitant leur enthousiasme. D’autre part, « il
s’agit aussi de rendre les enseignants « ordinaires » sensibles aux particularités, aux particularismes
de leur propre culture d’enseignement, culture qu’ils ont souvent trop intériorisée pour être
conscients de sa spécificité et de sa… relativité. » (Cortier, 2007:151) Une sorte d’introspection
féconde en somme, recommandable pour tout candidat à un poste sur site isolé. Il s’agit d’interroger
ses propres réflexes et automatismes culturels, pour éventuellement les remettre en question. Ce
processus peut s’étendre au-delà du champ des pratiques pédagogiques, questionner les valeurs
mêmes sur lesquelles reposent les sociétés «modernes» et celles qui se trouvent au fondement des
sociétés «traditionnelles». Cela peut donner lieu à des débats en classe pour affiner la réflexion,
dans une démarche visant à instaurer un dialogue interculturel respectueux de l’opinion et des
convictions de chacun, afin de progresser ensemble vers une forme de «transculturalité» : au-delà
de la reconnaissance mutuelle, la reconstruction de valeurs communes, ciment du vivre-ensemble.
B.8 Questionnaires d’enquête : collecte des données, dépouillement et analyse des résultats.
Comme l’on a pu s’en rendre compte, mon travail au collège de Camopi a pris la forme d’un long
tâtonnement, à la recherche de pratiques susceptibles d’apporter à la fois équilibre et efficacité, sans
jamais perdre de vue la dimension interculturelle d’un tel apprentissage. Nous verrons, dans le
dernier chapitre, comment cette approche pourrait selon nous être améliorée. Tentons à présent
l’analyse d’un petit questionnaire d’enquête auquel ont répondu tout récemment (en mars 2019) les
élèves de troisième du Collège Paul Suitman, qui étaient en sixième lorsque j’y enseignais en 2015-
2016. Afin de mieux saisir leur propre perception de leur scolarité, j’avais d’abord rédigé des
questions ouvertes permettant une libre expression, qui invitaient à une réflexion approfondie sur la
notion d’interculturalité et sa prise en compte dans l’enceinte du collège. Ce questionnaire, envoyé
en début d’année scolaire, supposait un travail en classe avec leur professeur de français et
prévoyait un temps de maturation de plusieurs mois. Tandis que je m’étonnai de ne pas recevoir de
réponse, la direction de l’établissement m’expliqua que les élèves n’avaient pas de temps à
consacrer à cette enquête, tous les efforts portant sur la préparation du DNB. On me proposa alors
de formuler des questions fermées, succinctes, auxquelles les élèves pourraient répondre seuls,
rapidement. Je concoctai par conséquent une dizaine de questions qui furent tant bien que mal
soumises à leur bonne volonté. Le résultat est certes d’une moindre portée, les conclusions que l’on
peut en tirer sont discutables et sujettes à caution. On peut toutefois tenter d’en recueillir la
substantifique moelle (voir l’exemplaire-type, en Annexe 3).
« Pendant votre scolarité à Camopi, avez-vous pris plaisir à venir au Collège ? » Sur seize réponses,
une seule est négative, ce qui est assez remarquable et plutôt encourageant ! Ainsi l’écrasante
majorité des élèves semble porter un regard positif sur leur scolarité. Mais ceci ne dit rien des
raisons de cette apparente approbation. Le plaisir de se retrouver tous ensemble, de partager ces
journées entre ami(e)s, est sans doute déterminant. Il serait intéressant de creuser les motivations.
« Pourquoi ? Expliquez ce qui vous plaît et ce qui ne vous plaît pas. » L’un explique que c’est
obligatoire, donc n’ayant pas le choix autant y prendre plaisir, ce qui révèle une attitude à la fois
pragmatique et stoïque (quoique dépourvue d’enthousiasme). Plusieurs expriment leur joie de venir
travailler entre les murs, sans autre précision, ce qui reste un peu vague. Le goût pour le cours
d’histoire est évoqué. « C’est important de réussir les épreuves du DNB » peut-on lire aussi, phrase
sans doute assénée à longueur d’année, mais non explicitée. Plus significatif peut-être : « Je veux
apprendre les choses, avoir des métiers pour mon avenir », révélateur d’une réelle préoccupation,
motivation, implication dans le processus scolaire. Quant au « bon goûter » quotidien mentionné par
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un élève, cela reste anecdotique, tout en montrant un penchant pour une certaine forme d’humour
(la dérision). En revanche, le seul à admettre ne pas avoir pris plaisir au collège explique : « parce
que je n’ai pas envie de m’éloigner de mes parents », argument sans équivoque où l’on décèle l’un
des aspects les plus problématiques peut-être de la scolarisation obligatoire imposée aux
populations autochtones : la rupture brutale et inéluctable qu’elle engendre entre l’enfant et sa
famille. L’impossibilité tout simplement de passer les journées ensemble, comme cela semblerait si
naturel. D’apprendre de ses parents, grands-parents, frères et sœurs, d’assurer la transmission des
savoirs du fleuve et de la forêt. De là découle le fossé inter-générationnel si douloureux pour tous et
si difficile à combler. Lorsqu’ils quittent Camopi pour un lycée professionnel de Cayenne, la
distance avec la famille et la communauté prend des allures abyssales.
« Aimez-vous lire ? » Là encore, une seule réponse négative. Pourtant, l’on sait par expérience que
la grande majorité des élèves éprouvent des difficulté à déchiffrer même des textes relativement
simples, et bien peu fréquentent les livres en dehors de la classe. Quel sens donner à ces réponses ?
Probablement l’expression d’une réelle satisfaction lorsqu’ils se plient à l’exercice sous l’œil
bienveillant de leur professeur. De là à apprécier de se plonger dans la lecture suivie d’un roman, il
y a une marge non négligeable. Néanmoins, il est rassurant de voir qu’il n’y a pas d’à-priori
défavorable vis-à-vis de la lecture, pierre de touche dans l’apprentissage d’une langue écrite, dont la
maîtrise conditionne l’acquisition de nombreuses autres compétences.
« Pensez-vous avoir acquis une bonne maîtrise de la langue française ? » Dix réponses positives et
six négatives. S’il est certes malaisé de s’auto-évaluer (tout dépend de ce que l’on entend par « une
bonne maîtrise »), on peut considérer qu’une majorité d’élèves ont au moins acquis une certaine
confiance en eux, en leurs compétences supposées en langue française. Celles-ci seront toutefois
mises à rude épreuve après le collège, lorsqu’ils se trouveront en classe parmi d’autre élèves dont
c’est la langue maternelle. En observant attentivement les courtes réponses écrites à ce petit
questionnaire (plusieurs élèves ne sont pas parvenus à écrire quoi que ce soit), on peut se faire une
petite idée des lacunes persistantes, qui ne correspondent pas au niveau attendu en classe de
troisième. Or la compétition s’avère souvent insurmontable dans les lycées du littoral pour les
jeunes amérindiens, qui s’y retrouvent alors en situation d’échec scolaire et sont réorientés vers des
filières professionnelles. Pourtant, certains parviennent à s’accrocher, à franchir les étapes. Cette
situation n’a bien sûr rien à voir avec leurs aptitudes, mais plutôt au peu d’efforts dont fait preuve
l’institution pour tenir compte de leurs particularités socio-culturelles. D’ailleurs, la possibilité de
mettre en place un système éducatif capable de perpétuer leurs langues-cultures ne fait-il pas partie
des revendications des peuples (« nations ») autochtones de Guyane ?
« Est-ce important pour vous de réussir le DNB ? » Seuls deux élèves considèrent que ce n’est pas
une priorité pour eux. Sachant très bien que sans diplôme du brevet, les opportunités de formation
sur le littoral sont extrêmement réduites, on peut supposer qu’ils envisagent plutôt de rester à
Camopi, ou peut-être de s’engager dans l’armée (option choisie par de nombreux jeunes en
difficulté scolaire – ce peut être l’occasion de lutter contre l’orpaillage clandestin qui empoisonne le
quotidien dans la région).
« Vous sentez-vous prêt(e) pour réussir les épreuves du DNB ? Quelles sont les difficultés que vous
rencontrez ? » Sept élèves se sentent prêts à réussir, neuf estiment qu’ils ne le sont pas. Les
principales difficultés évoquées sont le français, en particulier le vocabulaire (ainsi que les
mathématiques). La maîtrise de la langue semble bien être l’obstacle majeur à une réussite scolaire,
et les élèves en ont conscience (l’un d’eux déplore d’être « assis à côté d’un camarade qui fait le
clown », reprenant probablement les reproches émises par les enseignants). Plus évocatrice peut-
être, cet aveu de timidité extrême, paralysante, observée à maintes reprises chez de nombreux
jeunes amérindiens de Camopi : la peur de « parler devant tout le monde et de discuter avec les
professeurs. » Insister sur la pratique de l’oral en classe apparaît essentiel afin de développer une
relative aisance communicative. Parmi ceux qui ont rédigé une réponse, trois prétendent ne
rencontrer aucune difficulté. Cependant, l’inexactitude contenue dans leur mince production écrite
enjoint à suspecter un excès de confiance en soi (« Non j’ai pas difficultés a roncontez »…).

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« Vous sentez-vous prêt(e) et motivé(e) pour continuer vos études sur le littoral ? » La plupart des
élèves se déclarent prêts et motivés, ce qui peut paraître surprenant au regard du taux d’échec
important au lycée (et du nombre préoccupant de suicides, qui vient malheureusement contrarier cet
enthousiasme). Il faut pourtant reconnaître que la motivation des élèves, leur volonté de réussite
semble bien réelle. On leur a tant fait miroiter les bienfaits de l’ascension sociale, les plaisirs de la
ville, de la société moderne et de l’extraordinaire liberté qu’elle offre, que certains rêvent d’aller
faire leurs emplettes à Dubaï et de trouver un métier qui leur permettra de s’offrir le dernier modèle
de voiture pour rejoindre Camopi par la nouvelle route qui ne manquera pas d’être construite dans
les années à venir… Trois d’entre eux, réfractaires, semblent envisager les choses autrement et se
déclarent peu motivés par les études. Il serait intéressant d’approfondir les raisons de leur réticence.
« Selon vous, votre langue et votre culture sont-elles suffisamment mises en valeur au collège ?
Pourquoi ? » Quatre élèves se disent satisfaits de la place octroyée à leur langue-culture au sein de
l’Education Nationale. On peut toutefois émettre quelques réserves, au vu de l’argumentation pour
le moins énigmatique censée justifier une telle réponse (deux élèves ne fournissent aucune
précision, les deux autres expliquent : « Parce que notre langue est à l’envers » ; « Parce que ici au
collège, que notre langue »). Quoiqu’il en soit, sans surprise, une écrasante majorité estime que leur
langue-culture n’est pas suffisamment valorisée (et pour cause : elle est pratiquement ignorée une
fois franchie l’enceinte du collège, et ne fait pas partie du programme. Tout se passe comme si elle
n’existait simplement pas. Une absence totale de reconnaissance qui contribue, selon nous, au mal-
être existentiel et identitaire). « Personne ne veut apprendre notre culture » déplore un élève, tandis
qu’un autre assure que ce n’est pourtant pas la motivation qui manque. Un troisième suggère qu’il
n’est pas nécessaire d’apprendre une langue (Teko ou Wayãpi) qu’ils connaissent déjà (on pourrait
opposer toute une argumentation à cette assertion un peu simpliste – qui se défend pourtant).
Beaucoup ne savent pas, se trouvent pris au dépourvu pour répondre à une question qui demande
une véritable réflexion et des moyens linguistiques conséquents. Une réponse en particulier retient
notre attention : « Parce que ce n’est pas très important. » Lui a-t-on répété cela, ou en est-il venu
lui-même à cette conclusion ? Faut-il y voir la marque d’un formatage bien assimilé, ou
l’aboutissement d’une réflexion personnelle ? On aimerait discuter avec cet élève pour comprendre
ce qui le fait s’exprimer de la sorte. Peut-être des exemples concrets le feraient-il reconsidérer les
choses, et prendre conscience que sa langue et sa culture constituent un trésor inestimable.
J’avais également préparé un questionnaire à destination des enseignants (Annexe 4), qui aurait
pu être une source d’information et de mise en commun des connaissances, des ressentis, tout en
projetant de la lumière sur les pratiques de chacun. Malheureusement, aucun n’a daigné se prêter au
jeu, et aucune réponse ne m’est parvenue. Faut-il y voir le signe du peu d’intérêt que suscite la
réflexion sur le thème de l’interculturalité au sein du corps enseignant à Camopi ? Ou peut-être tout
simplement les conséquences d’une course perpétuelle contre le temps, en prise avec les rouages de
l’institution et ses impératifs de rendement (« l’acquisition de compétences », en vue de l’obtention
d’un diplôme, ticket pour « prendre sa place dans le trafic », comme chantait Francis Cabrel - nous
aurons l’occasion de nous intéresser à la chanson française dans le prochain chapitre).

C – Réflexions sur la mise en place effective d’une approche interculturelle et


propositions d’activités de classe s’inscrivant dans une perspective actionnelle.
Cet exposé de la situation d’enseignement au collège de Camopi montre la nécessité de mettre en
place une approche interculturelle aussi authentique et efficace que possible : il s’agit d’éveiller la
curiosité des élèves, leur communiquer le plaisir et l’envie de lire, tout en valorisant leurs propres
références culturelles. Dans un premier temps, nous nous intéresserons au choix des œuvres à
aborder en classe, considérant que cette étape est déterminante dans la transmission du goût
d’apprendre, du plaisir de lire, de découvrir, de s’informer, processus qui participe à la construction
identitaire des apprenants. Nous reviendrons ensuite sur ce qui constitue l’intérêt de la perspective
actionnelle préconisée par le CECR dans ce contexte d’enseignement, et nous proposerons quelques
pistes à suivre pour l’élaboration d’activités de classe qui s’inscrive dans une pédagogie de projet.

89
C.1 Le récit, vision du monde porteuse de sens.
Parvenir à communiquer aux élèves le goût de la lecture semble constituer une véritable clé vers
la réussite scolaire : dès lors qu’il aime lire, l’apprenant est en mesure de se familiariser avec de
multiples aspects de la langue dont il acquiert une meilleure maîtrise : il enrichit son lexique,
s’ouvre à d’innombrables connaissances, potentiellement infinies, prend conscience de l’immense
variété de points de vue qui coexistent, se forge peu à peu ses opinions, apprend à argumenter…
Pourtant, malgré mon insistance, bien peu d’élèves à Camopi ont pris l’habitude de lire
régulièrement en dehors de la classe – alors même qu’ils semblent y prendre plaisir pendant le
cours. Sans doute faudrait-il mener une réflexion approfondie sur la question du rapport à l’écrit
chez les populations dont ce n’est pas la culture traditionnelle, et rechercher les meilleures manières
de pallier aux difficultés rencontrées. Qu’elle soit écrite ou orale, la narration joue un rôle
déterminant dans la construction sociale : « De tout temps, ce sont les histoires, les récits qui ont
porté le plus puissamment les mutations philosophiques, éthiques, politiques… Ce sont donc par les
récits que nous pouvons transformer notre façon de voir le monde. » (Dion, 2018:14) Religions,
visions du monde, représentations, dogmatismes, propagandes… Le monde serait dominé par le
récit que l’on en fait, par l’histoire que l’on se raconte et qui lui donne du sens. Nous avons suggéré
que nos sociétés «modernes» reposent sur le mythe de la croissance, d’une croissance sans limite
qu’il s’avère extrêmement difficile de remettre en cause. Suffit-il pour autant de diffuser une
«nouvelle histoire» collective pour enclencher un changement de société ? On peut en douter. Un tel
idéalisme (croire que nos idées s’imposent d’elles-mêmes dans la réalité) est naïf, voire dangereux :
une lecture particulière de l’ordre du monde ne s’impose pas parce qu’elle serait meilleure que
d’autres, mais s’appuie généralement sur des rapports de domination, d’exploitation, qui répondent
à des exigences pragmatiques. Pourtant, les histoires, les mythes, constituent des tentatives de
réponse aux questions existentielles. Nancy Huston va jusqu’à définir l’humanité comme l’espèce
fabulatrice (Actes Sud, 2008). Selon elle, les histoires sont le mode d’être au monde pour les êtres
humains : c’est à travers les histoires que l’on comprend la réalité, et qu’on la retranscrit. Ayant
conscience de notre finitude, nous concevons notre existence dans le temps comme un continuum,
avec un début, un déroulement et une fin, ce qui est précisément le propre du récit. En agençant un
certain nombre de faits, cela nous permet de leur donner du sens. Prolongeant cette réflexion, Yuval
Harari se demande comment l’Homme est parvenu à édifier toutes ces civilisations. Pour lui, « la
réponse la plus probable est la chose même qui rend le débat possible : c’est avant tout par son
langage unique qu’Homo sapiens a conquis le monde. » (Harari, 2015:30) Contrairement aux autres
espèces, nous avons la capacité d’engager des milliers d’individus dans une coopération flexible,
grâce au langage, qui nous permet de «partager de la subjectivité», à travers des récits, des histoires,
des fictions. Les religions, les idéologies politiques, les constructions sociales sont des histoires.
Donner du sens, c’est construire des récits. Les choses n’ont peut-être pas de sens intrinsèquement,
mais on passe notre temps à leur en donner. Certains récits peuvent être suffisamment puissants
pour «changer le cours de l’Histoire», c’est-à-dire provoquer de profondes transformations dans les
sociétés. Finalement, raconter des histoires est peut-être la meilleur manière de transformer une
société - avec tous les risques de dérive idéologique ou totalitaire que cela comporte. Que l’on
songe à la «novlangue» de 1984 (Orwell, 1949). Résister à l’idéologie dominante peut consister à
construire des récits susceptibles de la remettre en question.
Le récit dominant actuel, d’inspiration biblique, se fonde sur une domination de la Terre et
l’exploitation de ses ressources, sur une vision du bonheur liée à la croissance économique, au
progrès technologique, au confort matériel. Nous participons au fonctionnement de ce système afin
que les biens puissent circuler (à défaut des personnes), que chacun puisse avoir un emploi,
consommer, faire partie de cette belle histoire (qui ressemble fort au «rêve américain»). Il s’agit
d’un récit bâti sur une foi démesurée dans le «progrès». Mais ne peut-on concevoir le progrès
autrement que matériel ? Une évolution spirituelle, un épanouissement social, une existence en
harmonie avec la multitude d’êtres qui composent l’extraordinaire diversité du monde et en
constituent la beauté, le mystère. L’effondrement d’une civilisation c’est aussi l’effondrement d’une
histoire. A l’heure où l’on pressent de profonds bouleversements (climatiques, écologiques,
sociaux...), quelle nouvelle histoire peut-on raisonnablement construire ? Les peuples amérindiens
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ont de passionnants récits à transmettre, pour un réenchantement du monde. Récemment, des
membres de l’ethnie Kogi (de Colombie) sont venus raconter leur histoire en France, expliquer leur
manière de vivre, partager leur expertise concernant des techniques de permaculture. De plus en
plus, la voix des peuples autochtones est écoutée dans le «monde occidental moderne», qui
commence à se rendre compte de l’impasse dans laquelle ses dogmes économiques l’ont engagé.
On peut s’inspirer de ces récits pour aider les élèves amérindiens à reprendre confiance en eux, à
éprouver de la fierté pour leur culture, leur manière de vivre : « Face au foisonnement du réel, il
faut repasser par une mise en récit littéraire, il faut recommencer à se raconter des histoires, qui ne
sont pas celles auxquelles l’on s’attend dans le monde actuel, et qui vont permettre d’opérer ce fin
décalage dont on a besoin, dans les esprits de nos contemporains, pour faire autre chose de notre
relation au monde, aujourd’hui. Préserver ces fragments d’une pensée autre, d’une altérité, pour
faire exploser les formes que l’on a tenté d’imposer sur ces mondes. » (Martin Nastasia, 2018)
L’apprentissage critique doit permettre de raisonner, mais aussi d’exprimer ses émotions. Ceci dit,
quelles œuvres aborder pour donner envie aux élèves de se plonger dans un livre ?
C.2 La question épineuse du choix des œuvres.
Les manuels scolaires, au collège, sont renouvelés régulièrement et proposent différents recueils
de textes, souvent très intéressants mais pas forcément adaptés aux apprenants de Camopi.
Disposant de peu de ressources du fait de l’isolement et d’un accès limité à internet, il fallait
pourtant s’en contenter la plupart du temps et essayer d’en tirer le meilleur. S’agissant de courts
extraits, certains élèves ressentaient parfois de la frustration à ne pouvoir prolonger la lecture d’une
histoire dont ils auraient aimé connaître le dénouement. Par chance, nous disposions de nombreux
exemplaires du Petit Prince de St Exupéry. Je m’étais servi d’un extrait comme accroche, lors d’une
dictée préparée (les dictées étaient toujours préparées en classe, le but recherché étant un
apprentissage constructif basé sur la confiance en soi). A l’unanimité, les élèves voulaient connaître
la suite. Cette histoire d’enfant des étoiles les fascinait. Nous avons donc décidé d’en faire une
lecture suivie, au rythme de quelques pages chaque jour, et sommes parvenus à le lire en intégralité.
C’était l’occasion d’apprendre des mots nouveaux, tout en accédant à une dimension poétique du
langage, un univers de rêve auquel les adolescents sont sensibles. Je me suis vite rendu compte que
la plupart n’avaient aucune idée de l’étendue de l’Univers. Beaucoup étaient étonnés d’entendre que
le soleil est bien plus gros que la Terre… nous avons longuement parlé de leurs représentations du
monde, de la nature, des hommes et des femmes, des innombrables sociétés qui existent sur cette
planète, chacune avec des manières de vivre différentes. Cette lecture a donné lieu à de longues
discussions, à quelques exercices écrits parmi lesquels une rédaction dont le sujet invitait à imaginer
une suite à l’histoire, où ils feraient la rencontre du Petit Prince. Les productions des élèves furent
très originales, souvent déroutantes. J’ai par la suite pris l’habitude de préparer des sujets de
rédaction en prolongement des lectures communes en classe, pour faciliter le travail en instaurant
une continuité rassurante avec les thèmes abordés. Après avoir lu plusieurs récits autobiographiques
(extraits des Confessions de Rousseau, des Mémoires d’Outre-tombe de Chateaubriand, des Essais
de Montaigne), je leur ai proposé de s’essayer à ce genre littéraire. Pour se faire une idée de ce que
vivent les jeunes à Camopi, des difficultés qu’ils rencontrent, on peut lire les rédactions de deux
élèves (annexe 5). La première dépeint une violence sociale que l’on ne soupçonne pas si l’on ne
prend pas la peine de gratter la vision de carte postale idyllique : dans ce petit village d’apparence
paisible se jouent d’innombrables drames familiaux. La seconde retrace l’aventure vécue d’une
jeune amérindienne réalisant son rêve d’aller étudier en métropole, vite rattrapée par la profonde
nostalgie du pays natal.
La bibliothèque du collège possède quelques exemplaires d’Astérix, que la plupart des élèves
apprécient. Nous nous sommes amusés à trouver des points communs entre ces Gaulois
(irréductibles ou réfractaires ? Petite leçon de vocabulaire...) et les Amérindiens : « Ces tribus Celtes
vivaient aussi dans la forêt, chassaient, pêchaient, se battaient. Proches de la nature, les druides,
hommes-médecine comme les chamanes, préparaient la potion magique (la cervoise ?) comme ici le
Cachiri (bière de manioc). Certains mots du français viennent de leurs langues, des mots pour
décrire la nature justement : ruche, charrue, chêne, truite… les Celtes étaient épris de liberté, avec

91
une spiritualité probablement très proches de l’animisme. Puis les Romains sont arrivés, un peu
comme Christophe Colomb aux Amériques il y a cinq siècles...» Je prenais soin de ne pas pousser
l’analogie trop loin, pour de ne pas travestir l’Histoire, mais ces considérations permettaient de
réduire un fossé culturel, de se représenter des peuples européens vivant un quotidien finalement
pas si éloigné de celui des Amérindiens – avant que la pensée ne soit mise en coupe, ainsi que les
parcelles cultivables. Une question émerge alors : l’avènement de la modernité, la révolution
industrielle, avec toutes ses conséquences, sont-elles le fruit d’une évolution inéluctable, linéaire, ou
au contraire une malheureuse « sortie de route » à laquelle il est urgent de remédier pour protéger la
vie sur Terre ? En ce cas, loin d’être «primitives», les cultures autochtones se révèlent les
gardiennes d’un savoir vivre pérenne, d’une forme de frugalité responsable, respectueuse des
innombrables créatures qui peuplent la forêt. Cette manière de vivre en harmonie avec les non-
humains peut être une force, une sagesse inspirante pour la civilisation consumériste mondiale qui
doit se réinventer – ou succomber à ses propres excès.
S’il s’avérait laborieux de lire des romans en entier, de nombreux élèves étaient férus de poésie.
Nous avons parcouru Baudelaire, Rimbaud, Apollinaire, Prévert… organisé quelques séances de
récitation, qui eurent beaucoup de succès : certain y prirent goût au point d’en réclamer
inlassablement. Il y eut un instant mémorable : la prestation magistrale d’un élève d’ordinaire
timide, qui récita avec ferveur et conviction le poème de Paul Eluard J’écris ton nom, hymne à la
liberté. Il fut accueilli par un tonnerre d’applaudissements, ce qui eut pour effet de regonfler la
motivation générale. En 6ème, une partie importante du programme porte sur les mythes fondateurs
des civilisations occidentales. Les manuels proposent des extraits de textes sacrés des principales
religions monothéistes. Il était assez délicat d’aborder ce thème, car une partie des amérindiens sont
en porte-à-faux avec le prosélytisme qu’ils subissent régulièrement, même à Camopi. Il est pourtant
intéressant de prendre connaissance des cosmogonies, mythologies grecques notamment, qui
constituent un patrimoine culturel commun au monde occidental. Ce fut surtout l’occasion d’établir
un parallèle entre ces récits mythiques et les contes et légendes amérindiennes, d’en détailler les
similitudes et les différences, d’essayer de percevoir la vision du monde qu’elles induisent. Cela
peut donner lieu à des activités variés qui permettent de travailler aussi bien l’expression orale que
l’écrit : collecte d’informations (y compris la transcription d’histoires racontées par les «anciens»,
parents, grand-parents), récits individuels, exposés collectifs par petits groupes, études comparatives
de différentes sources… L’idée étant toujours de trouver l’équilibre entre la valorisation de la
culture des apprenants et la découverte d’autres univers culturels.
Parmi les œuvres que nous avons étudiées en classe, la ferme des animaux (Orwell, 1945) a
trouvé une résonance particulière chez les adolescents, qui ont bien compris que derrière la
métaphore, l’auteur décrivait le processus de construction d’un système totalitaire. Le lexique posait
toutefois des difficultés considérables. Il incombe évidemment à l’enseignant de choisir des textes
appropriés, qui tiennent compte du niveau des élèves tout en permettant une progression adaptée, en
fonction de leurs besoins linguistiques autant que de leurs centres d’intérêt. A cet égard, la série
d’intrigues policières de Colin Niel, qui se passe en Guyane et décrit un monde dont ils sont
familiers, semble une suggestion de lecture pertinente. Sous le ciel effondré (éd. Rouergue, 2018)
par exemple, aborde le thème du suicide des jeunes amérindiens, apportant un éclairage particulier
sur le mal-être que beaucoup ressentent sans parvenir à l’exprimer par des mots. Dans un tout autre
registre, il pourrait être intéressant d’étudier en classe la Déclaration Universelle des Droits de
l’Homme, afin d’interroger les valeurs qui y sont affirmées, les discuter, comprendre pourquoi elles
constituent la clé de voûte des relations internationales. Se poser aussi la question du respect de leur
application effective, les confronter aux valeurs traditionnelles, communautaires. Tout ceci permet
d’envisager la mise en place d’une activité passionnante : l’organisation de grands débats en classe.
C.3 Philosopher au collège ? Débats et discussions en classe.
D’après le neurobiologiste Stanislas Dehaene (directeur du Conseil scientifique de l’Education
Nationale), tout ce qui peut engager l'attention de l'enfant conduit à de bien meilleurs résultats que
le cours magistral. Dans son dernier ouvrage (Apprendre ! Editions Odile Jacob, Paris, 2018), il
s’interroge : est-ce que l'école ne tue pas progressivement la curiosité des enfants en leur fournissant
92
un environnement peu stimulant, ou au contraire trop difficile ? Selon lui, les quatre piliers de
l’apprentissage sont l’attention, l’engagement actif (s’impliquer, émettre des hypothèses et les
mettre à l’épreuve), le retour sur erreur (correctif, mais surtout pas stigmatisant car la peur de mal
faire paralyse), la consolidation (jusqu’à acquérir des automatismes). Or pour ce qui est de
l’attention et de l’engagement actif, participer à un débat en classe sur un thème préalablement
choisi ensemble, prendre la parole, argumenter, faire valoir ses convictions, peut s’avérer
extrêmement constructif. Il s’agit à la fois de s’exprimer à l’oral, de prendre confiance en soi tout en
développant une écoute attentive, un respect mutuel, précieux dans la participation à la vie
citoyenne et sociale. Cette activité de classe peut prendre la forme d’ateliers de philosophie, tels que
les conçoit Frédéric Lenoir, sociologue et écrivain, cofondateur de la Fondation SEVE (Savoir Etre
et Vivre Ensemble). Ils fonctionnent sur un principe simple mais essentiel : l’enseignant ne doit
jamais donner son avis, il faut qu’il soit neutre pour que les élèves sortent de la posture de ceux qui
ne savent pas face à ceux qui savent. On est facilement tenté de signifier qu’une proposition est
meilleure qu’une autre, mais cela remet immédiatement l’enfant dans le cadre d’un cours classique
où il y a des bonnes et des mauvaises réponses. Or, tout l’intérêt des ateliers-philo est de les sortir
de ce contexte et de privilégier l’échange de pensées : l’enfant se sent libre, encouragé à être créatif.
Les autres sont là pour remettre en question son idée. Ils cherchent à convaincre et apprennent à être
convaincus par des arguments. Cela leur permet de s’initier à la réflexion critique, base de la
démarche philosophique. Tous les enfants sont capables de s’étonner, de poser des questions puis de
raisonner. Dans le cadre d’un échange collectif stimulant, cela peut aboutir à des pensées que des
grands philosophes, qu’ils n’ont jamais lus et ne sont pas en mesure de comprendre, ont formulées
avant eux. Comme dit l’adage, « on naît tous philosophes, certains le demeurent. » La force de
l’intelligence collective, c’est que si certains n’ont pas beaucoup d’idées ou ont tendance à se
moquer des autres, peu à peu, à force d’écoute, ils progressent. Le fait de penser ensemble est
extrêmement constructif. De plus, on apprend d’autant mieux qu’on est motivé : l’essence de la
connaissance, c’est le désir (« vieil arbre à qui le plaisir sert d’engrais », écrivait Baudelaire). Si les
élèves n’ont pas l’envie d’apprendre, les efforts sont vains. Lenoir conseille de ne pas se mettre face
aux élèves mais au milieu d’eux, dans un cercle : la parole doit circuler pour que l’élève exprime sa
pensée et apprenne à dialoguer avec les autres. Un agrément pour la mise en place de ces ateliers
philo a été signé en 2017 par le Ministre de l’Education Nationale. Ce sont des activités
complémentaires, sortes de laboratoires de pratiques démocratiques : dans un monde médiatique en
accélération permanente, où les fausses informations se mêlent aux théories du complot, ils
permettent d’acquérir une capacité de discernement. Les sujets que l’on peut aborder en classe sont
innombrables, à choisir en fonction de l’âge des élèves et leurs centres d’intérêt. Pour exemple, un
débat qui a bien fonctionné avait pour thème le bonheur. Partant de considérations assez
matérialistes, la réflexion s’est peu à peu élevée pour tenter d’atteindre l’essentiel : « Peut-on être
heureux sans argent ? Oui, c’est possible. Et dans un monde où la nature, la forêt, le fleuve auraient
disparu ? Ah non ! La préservation de la nature s’avère donc une condition du bonheur. » Outre le
développement de la pensée grâce à l’échange d’idées, ces discussions-débats participent au
processus de construction identitaire, car même les élèves les plus réservés y trouvent un espace
d’expression où il est possible de dire ce qui leur tient à cœur, de s’affirmer en public.
Pour amorcer une discussion, on peut partir d’un proverbe. Ils constituent une réserve presque
inépuisable, et l’on peut s’amuser à les traduire ou à trouver l’équivalent dans la langue des
apprenants. Souvent énigmatiques, que nous disent-ils ? Morale, humour, bon sens, sagesse
populaire, jeu de mots et d’esprit, traditions à questionner, à remettre en question… C’est l’occasion
de s’interroger sur l’évolution des mœurs, et sur l’éternelle question des valeurs communes. Une
autre possibilité est de s’intéresser aux expressions employées par les jeunes eux-même, sans qu’ils
aient toujours conscience de la part implicite qu’elles contiennent. Par exemple, «gérer ses
émotions» vient du langage économique ; être «en mode (...)» fait référence au fonctionnement
d’appareils électroniques et induit une forme de mécanisation, de déshumanisation. Quant à
l’expression «c’est une tuerie !» signifiant «c’est délicieux», il y a de quoi s’interroger sur la
violence qu’elle comporte, pour le coup explicite. Donner l’habitude aux élèves de se poser des

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questions sur les mots qu’ils utilisent, leur charge émotionnelle, leur histoire, leur polysémie,
permet d’élargir le champ de la réflexion et de poser un autre regard sur ce qui paraissait anodin.
C.4 La chanson, « document authentique » d’une grande richesse.
La musique est toujours plus qu’un passe-temps : une manière de vivre, de penser, de raconter.
Parmi les nombreux avantages à utiliser la chanson en classe, il y a d’abord l’engouement qu’un tel
support entraîne généralement : lorsque l’on peine à motiver les troupes, que la fatigue se fait sentir,
cela peut être un excellent moyen de dynamiser la séance de manière agréable et ludique. « Lieu de
croisement des langues et des cultures, l’espace littéraire est également un espace de plaisir et de
liberté qui invite à l’épanchement de l’affectivité, de la sensibilité, et au déploiement de
l’imaginaire. » (Cuq & Gruca, 2002:387) L’enthousiasme que les apprenants manifestent à la
découverte d’un univers musical qu’ils ne connaissaient pas, l’impression d’exotisme qui en
découle, peuvent donner une véritable impulsion à l’apprentissage. Comme pour tout document
«authentique», l’utilisation d’une chanson en classe de français demande un travail de didactisation.
Une fois le choix effectué en fonction du thème que l’on souhaite aborder ou d’aspects spécifiques
de la langue sur lesquels on veut attirer l’attention des apprenants, il faut d’abord repérer les
difficultés de compréhension qui peuvent se poser. Il est judicieux de prévoir plusieurs étapes pour
en faciliter la réception, avant de préparer les tâches que l’on souhaite proposer, en fonction des
objectifs à atteindre. S’il existe de très nombreuses manières de travailler à partir de chansons, il est
bon d’alterner les approches pour de ne pas générer de lassitude. On peut par exemple proposer une
première écoute « passive » pendant laquelle les élèves s’imprègnent de la musique et des paroles
sans forcément chercher à en comprendre l’intégralité. Ils restituent ensuite ce qu’ils ont perçu, et
font part de leurs premières impressions. Puis une seconde écoute peut donner lieu à une prise de
note (au besoin, l’on marque des pauses pour leur laisser le temps d’écrire). Peu à peu, ensemble, ils
cherchent à préciser le thème de la chanson, à décrire les personnages, jusqu’à atteindre une
compréhension de plus en plus fine. L’avantage d’une restitution progressive des paroles, c’est que
cela incite les élèves à être davantage attentifs que s’ils les avaient déjà sous les yeux. Un
phénomène étrange se produit souvent (lié à ce que l’on nomme la «surdité phonologique») : une
fois que les paroles sont écrites au tableau ou le texte distribué, cela fait l’effet d’une révélation : ce
qui semblait obscur à l’oreille, voilé d’un halo d’incertitude, devient limpide, comme évident. C’est
très gratifiant, lors d’une dernière écoute, de distinguer enfin clairement les passages qui jusque là
posaient problème. Ensuite vient la phase peut-être plus intéressante du «commentaire», qui prend
souvent la forme d’une discussion au cours de laquelle chacun explique pourquoi il aime ou non
cette chanson, ce qu’elle lui inspire. On s’écarte parfois du thème de départ, l’essentiel étant que
cela donne lieu à un véritable échange, à une communication authentique – souvent passionnée. On
peut choisir de fournir des informations sur les artistes après l’étude de l’œuvre, ce qui permet aux
élèves de l’aborder sans à-priori et de préserver l’effet de surprise. Si une chanson leur a plu, ils
seront tentés d’en connaître davantage sur leur auteur. De nombreuses activités permettent de
prolonger le plaisir de l’écoute ; on peut avoir recours aux ressources didactiques disponibles en
ligne qui proposent un vaste choix de chansons, accompagnées de tâches répondant à divers
objectifs en fonction des besoins des apprenants (par exemple des exercices visant à réemployer des
structures syntaxiques, à renforcer un champ sémantique, faire une recherche lexicale, ou tout
simplement un travail de rédaction en lien avec le thème évoqué dans la chanson). Il s’agit avant
tout de définir des objectifs à atteindre, d’imaginer des stratégies d’approche favorisant l’accès au
sens, puis de préparer des consignes précises.
L’un des avantages à travailler à partir de chansons est d’exposer les apprenants aux variations de
la langue : on peut écouter des artistes de différentes époques, parfois très éloignés dans l’espace et
le temps, qui donnent un aperçu de la diversité inhérente à la francophonie. Tout en s’exprimant
dans la même langue, un chanteur canadien, sénégalais ou ivoirien la teintera de couleurs
particulières, invitant à la découverte d’un ailleurs jusqu’alors insoupçonné – démarche qui
constitue le cœur de l’approche interculturelle. L’écoute de chansons permet aussi d’affiner l’oreille
des apprenants, qui focalisent leur attention sur la sonorité du mot indépendamment de son sens et
de sa graphie. On peut bien sûr leur proposer de chanter en classe, excellent exercice de phonétique

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qui permet de ressentir le lien entre rythme, mélodie et texte. Certaines activités peuvent être
centrées sur la musique : repérer les instruments utilisés, écouter plusieurs versions d’une même
chanson, puis inventer d’autres paroles, seul ou en petits groupes, que les volontaires interprètent
ensuite en classe. Toutes ces activités participent à un objectif plus vaste de sensibilisation à la
chanson francophone, actuelle et passée. Car le plaisir que l’on peut éprouver à l’écoute d’une
chanson ne doit pas masquer l’intérêt qu’elle représente du point de vue de la langue et de la culture
: elle offre une approche originale d’une certaine réalité sociale. Cependant, en tant que support
chargé d’affectivité et de subjectivité, elle risque d’en véhiculer une image réductrice, c’est
pourquoi il est nécessaire que l’apprenant soit confronté à d’autres documents davantage
informatifs, peut-être plus objectifs.
Parmi les difficultés potentielles, des ornementation vocales dépourvues de signification peuvent
gêner la compréhension, mais participent à la transmission d’une émotion, de même que la
prononciation particulière des interprètes, leur accent. Les homonymes prêtent parfois à confusion,
ainsi que le «e» muet lorsqu’il est vocalisé pour les besoins métriques. Certains textes comportant
une large part d’implicite sont à éviter, si l’on estime que les apprenants ne sont pas en mesure de
les comprendre. Toutefois, lorsque les phénomènes risquant de faire obstacle à la compréhension
sont bien identifiés, l’enseignant peut généralement anticiper et fournir aux élèves les clés
permettant de les décrypter. Mais si la chanson a sa place en classe de français, c’est d’abord parce
qu’elle constitue un substrat culturel par excellence. On a coutume de dire qu’une chanson est le
reflet de son époque : elle livre un fragment dans lequel chacun est libre de se reconnaître ou non.
Elle nous accompagne tout au long de la vie, participant à l’apprentissage de la langue mais aussi à
la transmission de valeurs : « Il n’est pas un domaine de l’activité humaine qui ait échappé à la mise
en couplets de ses soucis, de ses joies propres. Chaque corps de métier, chaque institution, chaque
trait même qui nous caractérise comme être social et voué à la parole ont donné matière à chanson.»
(Grimbert, 1996:89) Elles sont un refuge, un réconfort, une manière de s’affirmer car elles touchent
à une part intime de nous-même, un peu comme un jardin secret qui pourtant ne nous appartient
pas, que l’on peut partager. Dans des sociétés de tradition orale, les chansons occupent une place
prépondérante (que l’on songe aux griots d’Afrique de l’Ouest, aux troubadours du Moyen âge, aux
populations amérindiennes qui par leurs chants communiquent avec les non-humains…).
Au collège de Camopi, au-delà de l’attrait que représente l’écoute de chansons pour les élèves, ce
sont les difficultés qu’ils éprouvaient à s’exprimer qui m’ont incité à y avoir recours. Cela permet
de «briser la glace», de dépasser une situation de communication souvent artificielle, figée par des
habitudes liées à un environnement scolaire peu propices à l’expression spontanée. J’apportais
parfois ma guitare en classe, nous avons étudié plusieurs chansons, notamment Boris Vian (Le
déserteur), Moustaki (Ma liberté), Les Cowboys Fringants (Plus rien). Dans cette dernière, le
groupe québecois évoque une fin du monde due au manque de sagesse de l’humanité, chanson
poignante qui permet une sensibilisation aux défis du réchauffement climatique, ainsi qu’une
introduction à ces terres lointaines, aux peuples amérindiens qui y vivent, à la faune locale (les
orignaux…). Camopi compte un chanteur dont la célébrité s’étend maintenant à toute la Guyane
(Teko Makan, Non à la montagne d’or, 2018 ). Pour encourager la création artistique, un studio
d’enregistrement a été installé récemment au village. Il pourrait être intéressant pour les élèves de
traduire les paroles de ses chansons en français, ou d’en écrire d’autres sur la même musique. C’est
un exercice auquel les jeunes prennent généralement beaucoup de plaisir. Nous nous sommes
d’ailleurs prêtés au jeu en réécrivant les paroles de la Marseillaise, dont l’apprentissage obligatoire
en classe est diversement apprécié (c’est principalement la tonalité guerrière qui est critiquée). Bien
d’autres s’y sont essayé avant nous (« Aux arbres citoyens ! »). Parmi d’autres projets collaboratifs,
nous avons organisé un spectacle pour la fête de fin d’année : les élèves composent des mélodies
avec leur professeur de musique, le professeur de français les aide à écrire des paroles. Cette
démarche s’inscrit dans une perspective actionnelle, que nous allons maintenant détailler.
C.5 Vers une perspective actionnelle : quelques pistes à explorer.
La perspective actionnelle préconisée par le CECR s’inspire de la pédagogie de projets. Sa mise
en place suppose des démarches contextualisées qui font appel à des compétences cognitives,
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socioculturelles, affectives, et favorisent des processus identitaires permettant une ouverture au
monde, à l’autre : « toute action est déterminée en grande partie par les interactions sociales au sein
desquelles elle prend place » (Puren, 2006), d’où le concept d’approche interactionnelle, qui
propose aux apprenants des tâches ancrées dans la vie réelle. En les amenant à comprendre,
concrètement, pourquoi ils ont besoin de la langue, on donne du sens à l’apprentissage. Celui-ci est
envisagé comme « une construction progressive de savoirs et savoir-faire qui se réalisent par la
résolution de problèmes, dans le cadre d’actions orientées vers des buts. » (idem) Dans cette
pédagogie, « c’est le projet lui-même qui remplit la fonction d’intégrateur didactique », remarque
Christian Puren, ce qui implique par ailleurs de repenser la conception des manuels de langue. Il
évoque une « compétence informationnelle, qui consiste à agir sur et par l’information en tant
qu’acteur social. » (idem) Expliquant les différences notables entre l’approche communicative et la
perspective actionnelle quant aux objectifs qu’elles se fixent respectivement, Puren souligne
l’intérêt que présente cette dernière, qui prend en compte le langage dans toute sa dimension
sociale. C’est la démarche adoptée par le Conseil de l’Europe : « les actes de parole se réalisent
dans des activités langagières, celles-ci s’inscrivent elles-mêmes à l’intérieur d’actions en contexte
social, qui seules leur donnent leur pleine signification. » (CECR, 2001:15) Autrement dit, une
langue n’a véritablement de sens que si on l’utilise en situation d’authentique interaction sociale.
Une pédagogie de projet, fondée sur la mise en œuvre et le déploiement d’une action tournée vers
un but précis, remplit cette fonction. En outre, dans un esprit de respect de la variation, on peut
suggérer de « ne pas occulter dans l’enseignement d’une langue standard les formes locales, celles
qu’utilisent ou entendent les élèves dans leurs pratiques quotidiennes » (Calvet, 2004:290) pour
restituer une palette plus colorée de la langue française. Les exemples que nous proposons ici ne
prétendent nullement à l’exhaustivité et appellent à être développés. Ils constituent néanmoins des
pistes de recherche à explorer par les enseignants désireux de mettre en pratique une approche
interculturelle, dans sa dimension actionnelle : comment inciter les élèves à participer ensemble à
une action commune qui tout à la fois mobilise leurs connaissances, et permette l’émergence, le
développement et la consolidation de compétences spécifiques ?
A Camopi, au cours de l’année scolaire 2015-2016, un groupe de 17 collégiens participant à
l’atelier «7ème art» animé par trois professeurs a réalisé un court métrage remarquable, dont ils ont
écrit le scénario et les dialogues en Teko, sous-titrés en français (Amérindiens Kom Odja’o, larmes
amérindiennes, 2016). Le thème central est le mal-être ressenti par les jeunes de la communauté (le
suicide y est la première cause de mortalité), qu’ils mettent en scène et dont ils proposent une
interprétation originale : vie entre tradition et modernité, alcool, relations conflictuelles avec les
parents, fossé intergénérationnel qui se creuse. Le film s’achève par un texte poignant adressé au
Président de la République. La réalisation de ce projet s’inscrit dans une démarche de mise en
œuvre du plurilinguisme, ce qui montre qu’il est tout à fait possible d’aller dans cette voie, en
adéquation avec les recommandation du Conseil de l’Europe : « Les apprenants peuvent être
encouragés à élaborer des productions personnelles dans leur langue d’origine, éventuellement
rendues accessibles à leurs camarades par une version bilingue. » (GOULLIER, Rapport du Forum
11/2010:8) L’institution scolaire n’y est pas à priori défavorable, mais laisse aux enseignants le soin
de concevoir de tels projets, et la responsabilité de leur planification. Il semble que « l’utilisation
des langues de première socialisation, comme médium d’enseignement et comme entrée dans la
littératie, contribue fortement à réduire les chiffres de l’échec scolaire. » (LEGLISE, 2017) Le
cinéma est très apprécié des populations amérindiennes, mais comme la plupart vivent sur des sites
isolés, elles n’y ont souvent pas accès (avec l’apparition d’internet, la situation évolue rapidement).
Afin d’offrir à tous l’occasion de voir des productions cinématographiques autochtones, la JAG a
créé le Festival « Kuweneyai, je te vois, je te regarde » (clin d’œil au film Avatar réalisé par J.
Cameron en 2009), cycle de projection-débat itinérant (en pirogue) dans les villages amérindiens de
Guyane, décliné dans toutes les langues amérindiennes parlée sur le territoire (Kuweneyai, 2018).
C’est un outil de réappropriation de l’image, et surtout de transmission de la mémoire collective. Il
s’agit de recréer du lien, de réaffirmer une identité perçue comme menacée, en favorisant échanges
et partages. Le choix des films donne lieu à des discussion axées sur des thématiques transversales :
la place de chacun dans la communauté, l’image de la femme, les formes de spiritualité...
96
L’initiative prévoit la création d’un réseau d’artistes issus des différentes nations autochtones, la
mise en place d’atelier des différentes discipline artistiques (musique, danse, chant, photo... ) ainsi
qu’une initiation à la maîtrise d’outils multimédias.
De plus en plus d’initiatives allant dans ce sens voient le jour. Au Suriname voisin, la
communauté Matawai a créé un référentiel de connaissances traditionnelles, grâce à la narration
d'histoires orales enregistrée et géo-localisées sur une application en accès libre (Matawai, 2018).
Le but de ce travail est de permettre aux générations futures de connaître leur histoire, leur culture,
à travers les paroles des anciens - qui souvent déplorent que les jeunes aient cessé de s’intéresser à
leurs récits. Enregistreurs vidéo et cartes interactives servent à documenter les lieux emblématiques
et les histoires qui leur sont associées, contées par les anciens avant que la transmission orale ne
disparaisse et que ce patrimoine culturel immatériel ne se perde. L'interface de l'application
comprend une carte interactive reliée à des récits, chacun peut en ajouter et décider ceux qu’il
souhaite rendre public ou en limiter l’accès. Cette technologie est susceptible d’être adaptée aux
besoins d’autres communautés désireuses de cartographier leur propre territoire, en lien avec les
traditions narratives associées. On pourrait concevoir ce type de projet avec une classe du collège de
Camopi : cela présente l’avantage de s’initier aux techniques multimédia tout en mettant en valeur
le patrimoine culturel communautaire, dans une approche plurilingue.
Un beau projet, qui s’inscrit parfaitement dans une perspective actionnelle, a vu le jour en 2017-
2018 au collège de Camopi, mené par la Compagnie Bardaf ! de Muttersholtz (commune du Bas-
Rhin) qui y a séjourné quelques semaines pour monter un spectacle inspiré de contes amazoniens.
Onze élèves de 4ème s'initient aux arts de la parole et forment un collectif qu’ils nomment Les
Singes Hurleurs, en vue de réaliser une création alliant art du conte et musique (Collectif Les Singes
Hurleurs, 2018). Encadrés par cinq membres de la Compagnie (conteur, musicien, animateur,
documentariste vidéo, coordinatrice) en résidence à Camopi, les collégiens s’engagent à participer
quotidiennement, malgré les contraintes familiales et scolaires. La première semaine consiste à
s’approprier les armes du conteur : développer la cohésion de groupe, aiguiser l’attention, l’écoute,
l’imaginaire. Tels les légendaires guerriers «Teko Makan», chacun développe son art, ses techniques
et son animal totem. À travers des jeux et des improvisations, ils travaillent les postures, les
démarches, le souffle, prennent conscience du rythme et des silences, trouvent peu à peu leur voix.
La deuxième semaine est consacrée à la création proprement dite : tout en renforçant la dynamique
collective, les jeunes se répartissent en petits groupes pour mettre en scène et en musique trois
histoires amazoniennes. Ils créent les costumes, les accessoires et tournent des clips vidéo avant une
représentation au village devant familles et amis. Mais l’aventure ne fait que commencer : en août
2018, les Singes Hurleurs participent à un festival en Alsace (l’Avide Jardin) en tant qu’invités
d’honneur. Ils résident quinze jours à Muttersholtz pour poursuivre leur création, jouer dans le cadre
du festival (à guichet fermé devant plus de 400 spectateurs !), et découvrir la région. Il s’agit pour
ces collégiens de leur premier séjour en métropole, une expérience formatrice, riche en rencontres
interculturelles, que l’on peut envisager de renouveler avec d’autres classes, sous d’autres formes.
Les initiatives inspirantes ne manquent pas en Guyane. A l’école de Trois Palétuviers, village
amérindien du Bas Oyapock, le directeur Daniel Baur a élaboré un projet pédagogique autour de la
pratique du jeu d’échecs. Depuis plusieurs années, il organise des voyages autour du monde avec
ses élèves, à la rencontre d’autres cultures, avec pour prétexte de disputer des tournois d’échecs. De
petits groupes ont ainsi visité la Belgique, la Laponie, la Mongolie, l’Australie… Si ces trajets en
avion ne sont pas la meilleure solution pour lutter contre le réchauffement climatique, ils permettent
aux enfants d’élargir leur vision du monde, au cours de séjours dont ils reviennent profondément
transformés. Une récente aventure menée par D. Baur et sa classe fut d’établir une liaison avec le
spationaute Thomas Pesquet, afin de dialoguer en direct de l’espace ! On imagine l’enthousiasme
des enfants, des étoiles plein les yeux. Plus à l’Est, sur les bords du Maroni, dans les villages de
Papaïchton et Loka, une enseignante a eu l’idée de créer un jeu avec les élèves afin de pallier au
manque d'outils pédagogiques adaptés au contexte local : «Alukupin», inspiré du jeu de l'oie, doit
permettre d'améliorer la compréhension de l'écrit, mettre en valeur la culture aluku (bushinengue) et
la création artistique, tout en facilitant l’apprentissage de la lecture (Alukupikin, 2019). Pendant deux
97
ans, une classe de CM2 et une classe de 6ème ont travaillé à la création de ce jeu, à laquelle ont
collaboré des artistes locaux. Collégiens et écoliers sont ensuite allés le présenter à Cayenne. Le
projet prévoit qu’il soit distribué dans les établissements scolaires de Guyane ; des voyages sont
aussi prévus pour le présenter en Martinique et dans l'hexagone. Dans une autre optique, un
dictionnaire Wayana/Français vient d’être achevé, après dix années de travail en collaboration avec
les populations autochtones du Haut-Maroni. Sans aller jusqu’à se lancer dans une telle entreprise, il
serait envisageable de concevoir avec les élèves de Camopi un petit fascicule de traduction
français/Teko/Wayãpi, s’étendant à une base lexicale fonctionnelle. Par ailleurs, on peut leur
proposer d’utiliser le Portfolio européen des langues, outil complémentaire au CECR qu’ils peuvent
remplir en toute autonomie, et qui favorise l’émergence d’une éducation tournée vers
l’interculturalité.
Dans la plupart des pays, les communautés autochtones tentent de mettre en place leur propre
modèle éducatif. Au Guyana, un Centre d'apprentissage pour les jeunes (Bina Hill Institute, cf
sitographie), fondé en 2001, propose un programme de deux ans axé sur l'agriculture, la gestion des
ressources naturelles, la foresterie, le tourisme, l'artisanat traditionnel et l'une des langues locales, le
makushi. Le centre fournit une «seconde chance» à ceux qui ne sont pas allés au-delà de l'école
primaire, et vise à les former pour qu’ils participent au développement de leur communauté. Il
s’agit de reconnecter les jeunes avec leurs racines, de retrouver le contact avec la nature, leur
redonner confiance en eux. Mais l'informatique et les technologies de l'information sont aussi
enseignées, afin de permettre aux élèves de s’adapter au monde moderne – signe d’ouverture plutôt
que de repli sur soi. Là encore, la création de vidéos permet une large diffusion des savoir-faire. Les
élèves fabriquent des produits à partir de matériaux naturels : médicaments, savons à base de
plantes locales. L’idée est d’intégrer les connaissances traditionnelles (médicinales, entre autres) au
patrimoine national, en leur accordant une véritable place, sans les marginaliser : promouvoir ces
compétences autochtones permet d’envisager un avenir plus serein car plus respectueux de la
diversité naturelle et culturelle. Récemment, la tribu Matsé (établie entre le Pérou et le Brésil) a
perdu l’un de ses plus anciens représentants avant qu’il n’ait pu transmettre ses connaissances. En
réaction, plusieurs chamans ont participé à l’élaboration de la première encyclopédie de médecine
traditionnelle écrite exclusivement dans leur langue, pour échapper à toute tentative de biopiraterie.
Cette initiative a permis aux jeunes générations de mesurer l’importance de la culture de leurs
ancêtres et désormais, des ateliers sont mis en place pour que les plus jeunes apprennent les
connaissances en médecine traditionnelle auprès des plus âgés (sitographie : Encyclopédie Matsé).
De son côté, la Fondation pour les Peuples Autochtones de l’archipel indonésien vient de lancer
une boîte à outils originale nommée « le retour au village » (cf sitographie), destinée aux éducateurs
autochtones du monde entier qui souhaitent faire revivre les systèmes de transmission traditionnels.
Cette initiative, contribution à l'Année internationale des langues autochtones, comprend un livre
retraçant l’évolution des mouvements éducatifs autochtones dans différentes régions (dont
l’Amérique Latine), ainsi que plusieurs vidéos qui relatent diverses expériences locales. L’accent est
mis sur l’importance de reconstruire des structures éducatives permettant aux connaissances, à la
langue et aux cosmologies autochtones d’être au cœur de l’apprentissage, d’aider les jeunes à rester
connectés à leur territoire tout en leur donnant l’occasion de réfléchir de manière critique aux
nouveaux défis et menaces auxquels ils sont confrontés. La plupart des systèmes éducatifs
nationaux participent à l'assimilation par homogénéisation culturelle : d’inestimables connaissances
risquent de disparaître, considérées comme obsolètes ou arriérées. Il est urgent d’en assurer la
survie. Les ressources proposées sont destinées à ceux qui souhaitent œuvrer pour une éducation
enracinée dans les traditions culturelles autochtones et préserver la diversité sous toutes ses formes.
Nous avons tenté d’illustrer par quelques exemples différentes manières de mettre en œuvre
l’approche interculturelle et plurilingue inscrite dans une perspective actionnelle, suivant les
recommandations du Conseil de l’Europe énoncées dans le CECR, en tenant compte des exigences
de l’Education Nationale. Cependant, pourquoi exclure par principe d’envisager une autre structure,
un autre cadre que celui imposé par cette institution ? D’autres pédagogies existent qui ont fait leurs
preuves. Au-delà de Montessori, Freinet ou Steiner-Waldorf, des méthodes moins répandues comme
98
la pédagogie institutionnelle, du libre progrès, ou encore l’éducation lente replacent l'enfant au cœur
de l’apprentissage et de son développement ; l’Ecole de la Forêt de Belmont de la Loire mise sur
une immersion optimale des enfants dans leur environnement naturel en proposant de fréquentes
sorties en forêt qui donnent lieu à de multiples activités. Il serait sûrement possible à Camopi et sur
d’autres sites isolés de Guyane d’imaginer un collège expérimental (à l’image du Lycée
expérimental de Saint-Nazaire) développant une pédagogie alternative adaptée au contexte. Ceci
devrait faire l’objet de discussions approfondies avec les parents d’élèves, les représentants de la
communauté, et bien sûr les élèves, premiers concernés. Dans une pédagogie de projet ayant pour
objectif plurilinguisme et interculturalité, on pourrait par exemple envisager la construction d’un
carbet commun pour proposer des activités artisanales, artistiques, scientifiques (étude de la
biodiversité locale…) mettant en valeur les savoirs traditionnels et les langues locales tout en
exposant les jeunes camopiens à une pratique fonctionnelle de la langue française, en les
accompagnant dans leur apprentissage, plus à l’écoute de leurs centres d’intérêt.

99
Conclusion Générale

La démarche de ce mémoire part du constat d’un profond mal-être chez de nombreux élèves au
collège Paul Suitman de Camopi. Les suicides d’Amérindiens en Guyane sont 25 fois plus
nombreux que dans l’hexagone. Selon Aline Archimbaud, coauteure d'un rapport commandé par le
Sénat en 2015, les causes sont multifactorielles. Elle évoque cependant « le choc découlant de la
découverte du monde moderne et le non-respect de droits élémentaires. » La jeunesse amérindienne
souffre d’une perte de repères identitaires liée à un déracinement culturel, tiraillée entre le mode de
vie traditionnel et une séduisante modernité qui s’avère difficilement accessible. La transmission
des valeurs traditionnelles, le dialogue entre les générations s’étiolent : les jeunes semblent dans un
perpétuel «truchement», sorte d’entre-deux-mondes où ils sont perdants sur les deux tableaux.
Pourtant, cette double culture est une richesse et peut devenir un atout si elle est reconnue et mise
en valeur par les institutions – au premier rang desquelles l’Education Nationale. Notre hypothèse
est qu’une meilleure prise en compte des particularités culturelles des jeunes amérindiens pourrait
constituer une réponse aux difficultés qu’ils rencontrent. Notre travail de recherche porte donc sur
ce que l’on entend par une « approche interculturelle », en quoi elle répond aux besoins des
apprenants dans ce contexte spécifique, et comment la mettre en place concrètement.
Le cheminement que suit notre réflexion apparaît dans le plan du mémoire : nous commençons
par une présentation du CECR, afin de nous appuyer sur ce document de référence favorable à une
approche plurilingue et interculturelle. Ensuite, nous tentons de comprendre en quoi une telle
approche est pertinente dans le contexte du FLSco, lorsque qu’il s’agit pour les apprenants d’une
langue seconde. Puis nous tentons de préciser le concept d’ «approche interculturelle», évoqué à
maintes reprises dans le CECR mais sans en détailler toutes les possibilités. La seconde partie met
l’accent sur la distance qui sépare la conception (l’«ontologie») occidentale de celle des jeunes
amérindiens d’Amazonie. Dans une démarche transdisciplinaire, il nous a semblé intéressant
d’avoir recours à l’anthropologie culturelle afin de mesurer à quel point ces différentes manières
d’être au monde sont difficilement conciliables, et prendre conscience de la situation dans laquelle
se trouvent les jeunes apprenants amérindiens. Dans la troisième partie, après une présentation de la
commune de Camopi, nous revenons sur notre expérience concrète d’enseignement en expliquant
les difficultés rencontrées et les tentatives de remédiation. Enfin, en nous inspirant d’initiatives
pédagogiques expérimentées dans différents contextes d’enseignement auprès de populations
autochtones, nous essayons de montrer en quoi la perspective actionnelle préconisée par le CECR
donne du sens et du contenu à la mise en œuvre d’une approche interculturelle efficace, en
proposant d’élaborer des activités de classe originales et stimulantes.
Comme l’exprime Cécile Kouyouri, cheffe coutumière Kalin’a : « Je tiens à développer
l’artisanat, des ateliers pour les adolescents, de vannerie, de poterie. Tout cela s’est beaucoup perdu,
or c’est un savoir-faire. A vouloir imiter, et mal, la “modernité”, nos enfants ne savent plus qui ils
sont. Ils se suicident en grand nombre, c’est comme une épidémie. Combien d’années d’école ont-
ils passées, assis en classe, pour ne plus savoir qui ils sont à l’adolescence ! » (Kouyouri, 2019) La
présidente du conseil scientifique du PAG, Marie Fleury, préconise elle aussi de mieux intégrer les
savoirs traditionnels à tous les niveaux de la société. Elle évoque « un véritable choc des
civilisations : en une trentaine d’années, les populations amérindiennes de Guyane ont été
contraintes de passer d’une vie traditionnelle au bord du fleuve à une entrée fulgurante dans la
société de consommation où ils se retrouvent chercheurs d’emplois précaires dans des domaines
qu’ils ne connaissaient pas du tout. » (Fleury, 2019) Il y a là une violence indicible qui explique le
mal-être des jeunes générations. Pour y remédier, ce doit être aux institutions de s’adapter. Le
programme de cogestion du PAG prend cette direction en accordant davantage de responsabilité aux
instances amérindiennes. Il semble cohérent que l’Education Nationale suive la même voie : la
diversité linguistique et culturelle constitue un enjeu pour l’école française, centralisatrice, qui
devrait envisager une transformation de son système éducatif pour l’adapter au public qu’elle
accueille. En effet, au nom du principe d’égalité, les programmes sont élaborés à l’échelle nationale.
Pourtant, ce système n’est pas équitable puisque les locuteurs natifs du français sont favorisés par
100
rapport aux autres. Or, si les élèves Amérindiens sont allophones, ce n’est pas le fait d’une
immigration mais d’une (néo-)colonisation – c’est pourquoi ce devrait être à l’institution de
s’adapter, et non l’inverse : « Pour parvenir à une mondialisation qui ne soit pas que globalisation, il
faut respecter en premier lieu les langues maternelles, premier espace de socialisation et
d’enracinement d’un imaginaire créatif humain » (Yannic, 2010:32)
Lors de la 18ème session de l’Instance Permanente des Nations Unies sur les questions
autochtones qui s’est tenue à New York du 22 avril au 03 mai 2019, Christophe Yanuwana Pierre,
vice-président du Grand conseil coutumier des peuples Amérindiens et Bushinenges, a dénoncé «
une posture colonialiste de l’État français (…) La transmission de nos savoirs traditionnels est mise
en danger par une valorisation précaire des langues autochtones (...) » (Pierre, France-Guyane
26/04/2019). Ce qui va à l’encontre des principes de l’UNESCO : « Toute personne a droit à une
éducation et à une formation de qualité qui respectent pleinement son identité culturelle. »
(UNESCO, 2001, article 5) En outre, l’immense distance qui sépare les langues-cultures
amérindiennes de la langue-culture française rend son acquisition plus délicate que pour des
locuteurs de langues plus proches linguistiquement, mais ceci est rarement pris en compte. Dans la
perspective d’une évolution institutionnelle, il serait judicieux de réfléchir à l’élaboration de
programmes qui tiennent compte des réalités locales tout en facilitant l’accès à des compétences
scolaires fondamentales permettant de poursuivre des études au sein du système éducatif français. Il
s’agit de développer chez les élèves une perception positive de leurs propres langue-cultures, une
estime de soi susceptible de favoriser l’ouverture sur le monde, une « compétence plurielle » telle
que la définit le Conseil de l’Europe : « la compétence à communiquer langagièrement et à interagir
culturellement possédée par un locuteur qui maîtrise, à des degrés divers, plusieurs langues et a, à
des degrés divers, l’expérience de plusieurs cultures, tout en étant à même de gérer l’ensemble de ce
capital langagier et culturel. » (Coste, Moore & Zarate, 1997, p.12) Au Collège de Camopi, on
pourrait par exemple aborder les savoirs traditionnels concernant la diversité biologique durant le
cours de FLSco. Mais plus encore que les contenus, c’est la mise en place d’approches didactiques
spécifiques qui importe. Accorder une vraie place aux langues maternelles permet de comparer les
mécanismes linguistiques et de prendre conscience de leur fonctionnement. Loin d’être un obstacle
à l’acquisition des savoirs scolaires, la pluralité peut les faciliter si elle est intégrée au cursus. Cela
suppose de tenir compte des acquis des élèves, donc de leurs langues et de leurs cultures.
Bien au-delà des enjeux scolaires, l’ONU alerte sur la nécessité de préserver les savoirs des
peuples autochtones afin d’être en mesure de répondre aux bouleversements climatiques actuels et à
l’effondrement de la biodiversité. En effet, jusqu’à 80% de celle-ci se trouve concentrée sur les
terres où vivent des peuples autochtones, car leur mode de vie ne met pas en péril les écosystèmes
(Malo, 2019). Il apparaît donc crucial de mettre en valeur leur rôle essentiel dans la préservation de
la biosphère en reconnaissant leurs droits, leurs institutions et leurs systèmes de gouvernance. Le
dernier rapport de la Plateforme Intergouvernementale sur la Biodiversité et les Services
Écosystémiques (IPBES), réunie en session plénière du 29 Avril au 4 mai 2019 à Paris, stipule que «
la nature décline globalement à un rythme sans précédent dans l'histoire humaine - et le taux
d’extinction des espèces s’accélère, provoquant dès à présent des effets graves sur les populations
humaines du monde entier. » (IPBES, mai 2019) La plupart des scientifiques décrivent le processus
en cours comme la sixième extinction de masse (la précédente remonte à 65 millions d’années et
causa la disparition des dinosaure), conséquence d’une prédation humaine qui voit la nature comme
un ensemble de ressources à exploiter. Or comme le montre Philippe Descola, le naturalisme ne
saurait être l’unique manière de composer un monde. Mais « le problème n’est pas de savoir si
l’animisme constitue une vision du monde satisfaisante ou non. Une question plus intéressante est
d’en proposer aujourd’hui une version qui ait un sens pour nous. » (Lestel, 2015:134) L’animisme
n’est certes pas un produit d’importation, mais peut s’avérer une précieuse source d’inspiration pour
l’invention d’une culture du « prendre soin » : les peuples animistes sont « les témoins essentiels
d’une perception et d’une conception de la vie dont l’humanité, dans le marasme et le non-sens où
elle s’enlise, aura de plus en plus besoin. Dans un monde stérilisé par le paradigme le plus périlleux
pour elle-même que l’humanité ait imaginé et concrétisé, je suis de ceux qui affirment que certaines

101
cosmogonies dites « archaïques » recèlent une intelligence salvatrice et de caractère universel qu’il
faudra d’urgence prendre en compte et réhabiliter. » (Descola, 2012 : préface) Le détour par
l’anthropologie offre un recul appréciable : elle ne montre pas seulement qu’il y a des autres, mais
que nous pouvons être autre, différent de ce que nous sommes, car nous portons potentiellement des
transformations individuelles et collectives. En cela elle nous tire hors de nous-même et nous ouvre
à l’altérité, à l’inconnu, dans une démarche comparable à celle de l’approche transculturelle : «
l’ethnologie ne saurait ériger en normes intemporelles certaines formes de comportement, certains
modes de pensée, certaines institutions qui, pour être maintenant largement répandus, ne
représentent que l’une des multiples combinaisons possibles de la manière d’être en société. Mais
ce relativisme de méthode n’implique pas pour autant un relativisme moral ; il en est même peut-
être le plus bel antidote (…) Cultivons la capacité de considérer toutes les cultures comme autant de
manifestations légitimes d’une condition partagée. Certaines des questions que les peuples
amérindiens ont tenté de résoudre à leur manière constituent une expérience de pensée en vraie
grandeur pour qui veut bien réfléchir sans préjugés à notre avenir immédiat. Le dépassement d’une
domination frénétique de la nature, l’effacement des nationalismes aveugles, une manière de vivre
l’autonomie des peuples où soient combinés la conscience de soi et le respect de la diversité
culturelle (…) autant d’enjeux concrets de notre modernité. » (Descola,1993:443-444)
L’éducation peut être un levier efficace, un puissant facteur de changement. En favorisant la
transmission des langues-cultures autochtones et des savoirs traditionnels, on permet en même
temps aux espaces naturels où vivent ces populations de se régénérer et de se perpétuer. Souligner
ce lien très fort entre diversité culturelle et diversité biologique confirme notre conviction selon
laquelle la diversité, sous toutes ses formes, constitue la valeur universelle par excellence, à
défendre contre toute tentative hégémonique qui viendrait la menacer. De nombreux pédagogues
insistent sur la nécessité, l’urgence pour les jeunes générations, de recréer un lien avec la nature
sous peine d’assister à l’avènement d’une humanité hors-sol, technophile, hyper-connectée avec
elle-même mais ayant coupé le cordon ombilical avec la Terre et l’ensemble du vivant. Vision
dystopique d’une humanité « augmentée » grâce aux technologies innovantes de l’intelligence
artificielle et de la manipulation génétique (géo-ingénierie, transhumanisme…), mais terriblement
diminuée par l’anéantissement d’une multitude d’autres êtres qui finalement la laisse inconsolable,
dans une terrible solitude galactique. « Il n’est pas d’œuvre de culture digne de ce nom qui ne fasse
sa place à l’amour de la nature et à son respect. » (Lévi-Strauss, 2011:9) N’y a-t-il pas une terrible
contradiction à contraindre les peuples premiers à abandonner leurs cultures ancestrales
respectueuses de « l’environnement » pour s’insérer dans une société de consommation que l’on sait
vouée à l’échec, qui nous mène vers un avenir sombre et incertain ? Ne serait-il pas plus judicieux
de s’inspirer de leur sagesse, de réapprendre l’art d’être heureux dans la frugalité, de retrouver les
liens qui nous lient à l’ensemble du vivant ? Une approche interculturelle digne de ce nom doit faire
la part des choses, nous aider à distinguer l’essentiel de l’accessoire et du superflu afin de
mutualiser nos connaissances dans un esprit de complémentarité, en interrogeant les valeurs qui
fondent nos sociétés – quitte à les remettre en question et à les dépasser. Éducation à la tolérance,
elle montre que la différence peut être source d’enrichissement mutuel, au-delà des peurs qu’elle
engendre. Elle contribue à lutter contre la xénophobie, le repli sur soi identitaire, voire un certain
nationalisme aux dérives totalitaires. Elle véhicule des valeurs humanistes pour en finir avec la
politique d’assimilation et d’acculturation, violence symbolique qui conduit à une violence bien
réelle pour tenter d’exorciser la souffrance (suicides, auto-destruction, drogues, alcool…). Tout en
reconnaissant la valeur de leur propre langue-culture, elle vise à donner aux jeunes Amérindiens les
clés leur permettant de comprendre la langue-culture française, mais sans exercer de pression pour
les contraindre à y adhérer. Sa devise pourrait être : « le dialogue interculturel constitue le meilleur
gage pour la paix. » (UNESCO, 2001)

102
Bibliographie - Sitographie
- Abdallah-Pretceille Martine, Vers une pédagogie interculturelle, Publications de la Sorbonne et de
l'Institut National de Recherche pédagogique, Paris, 1986.
- Abdallah-Pretceille Martine, Langue et identité culturelle. In: Enfance, t. 45, n°4, 1991. p.305-309.
- Abdallah-Pretceille Martine, Moyens et méthodes de l’enseignement moral et civique à l’école,
conférence, janvier 2018 (consulté le 22/01/2019)
https://www.youtube.com/watch?v=fzmIi0U0uoo&index=4&list=UUACDsOptovXy5lBiOQ5MSa
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identitaires. Hermès, La Revue, n°56, 1/ 2010, p. 29-34.

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Annexes
Annexe 1
Compte rendu à l’intention de Mme l’Inspectrice (IA-IPR) de Lettres de l’Académie de Guyane.

Bilan d'activité 2015-2016

A la rentrée 2015, j'avais à charge d'enseigner le Français (Lettres Modernes) aux élèves de 6ème
(deux classes) et de 3ème (deux classes également) du collège Paul Suitman. Suite au départ d'un
professeur en octobre, j'ai accepté de m'occuper aussi des autres niveaux (5ème et 4ème) dans la
limite du possible, jusqu'aux vacances de Noël. Depuis janvier 2016, j'assure l'intégralité des cours
de Français pour les deux classes de 4ème (en plus des 6ème et des 3ème).
Cette petite introduction pour signifier que l'année écoulée fut intense, en ce qui me concerne !
Entre les cours, leur préparation et les corrections, il reste peu de temps libre : pas toujours facile de
s'organiser. Pourtant, malgré cette importante charge de travail, je dresse un bilan positif de mon
activité au Collège. En effet, j'ai pris beaucoup de plaisir à enseigner aux élèves de Camopi. Leur
attitude est toujours respectueuse envers le professeur, qui n'a pas besoin de se montrer autoritaire.
Cela représente un gain de temps (aucun problème de discipline) et surtout cela permet de travailler
dans une ambiance agréable, apaisée.
En revanche, de nombreux élèves présentent d'importantes lacunes en Français, notamment à
l'écrit. Bien sûr, cela peut s'expliquer du fait qu'il s'agit pour eux d'une seconde langue, que
beaucoup ne pratiquent pas à la maison. Mais on constate aussi un manque d'investissement dans le
travail personnel – ce qui, là encore, peut se comprendre au regard du contexte social.
Les langues Amérindiennes sont de tradition orale : est-ce une des raisons pour lesquelles le
passage à l'écrit pose tant de problèmes aux élèves de Camopi ?

La lecture au cœur de l'apprentissage.


Tout au long de l'année, je me suis efforcé de transmettre le goût de la lecture, clé de
l'apprentissage scolaire. Régulièrement, dans mes appréciations sur les copies que je corrige, je
prodigue le conseil de lire davantage pour progresser. En classe, j'essaie de varier les sources, les
supports de lecture, d'étudier des genres différents, de fréquenter des auteurs variés.
En début d'année, j'avais choisi comme dictée un extrait du Petit Prince. Les élèves voulaient
connaître la suite de l'histoire ! J'ai donc décidé d'en faire la lecture suivie, à raison d'un ou deux
chapitres en début de cours, ce qui fut un franc succès, et l'occasion d'apprendre du vocabulaire
nouveau (il me semble essentiel d'étoffer le lexique des élèves, souvent basique, qui est un frein à la
compréhension d'énoncés même simples). Une fois la lecture achevée, j'ai proposé comme sujet de
rédaction d'imaginer une suite à l'histoire du Petit Prince. Certains élèves ont produit de beaux
textes, très poétiques voire oniriques.
Je dois pourtant reconnaître que ma tentative de mettre en place des exposés lecture fut un échec.
L'idée était avant tout de partager avec la classe les émotions éprouvées à la lecture d’œuvres
variées, pour donner envie à chacun d'emprunter des livres au CDI. Mais peu d'élèves se sont prêtés
au jeu, malgré mes encouragements.
Par ailleurs, j'ai voulu m'inspirer de mon expérience en Français Langue Étrangère, et aborder la
langue par l'intermédiaire de la chanson. Cette approche offre d'excellentes et multiples
opportunités pour l'étude de la langue. Les élèves prennent plaisir, apprennent en s'amusant,
s'ouvrent aux jeux de langage, aux sonorités, au rythme, aux rimes, retiennent des mots nouveaux,
s'intéressent à des thèmes qu'ils ne connaissaient pas.
Évidemment, pour ne pas perdre de vue le programme académique, on ne peut consacrer aux
chansons tout le temps que l'on aimerait ! Les élèves réclament parfois que j'apporte ma guitare, ce
que je fais volontiers lors des séances précédant les vacances – quand ils ne sont alors pas d'humeur
à se plonger dans un livre. Cette année, nous avons surtout travaillé sur le thème de la liberté, avec
la chanson éponyme de G. Moustaki, et le poème de P. Eluard (J’écris ton nom).
111
Enseigner au Collège, c'est avant tout faire partie d'une équipe.
En ce qui concerne les relations de travail avec l'équipe pédagogique, s'il est vrai que l'on peut
avoir plus d'affinités avec certains collègues qu'avec d'autres, de manière générale j'ai apprécié le
dynamisme ambiant, la volonté de donner aux élèves les meilleurs chances de réussite.
Plusieurs projets, menés par quelques professeurs, apportent une énergie positive.
La préparation de l'épreuve d'Histoire des Arts fut l'occasion de travailler avec l'enseignante
d'Histoire-Géographie, donnant lieu à un fructueux partage de savoir-faire.

Il est pourtant difficile d'établir un bilan global de mon travail au collège, tant celui-ci peut
s'avérer différent d'une classe à l'autre. Le mieux est peut-être de détailler brièvement les points
positifs et les difficultés rencontrées avec chaque niveau.

Les classes de 6ème. Comme pour les autres niveaux, les élèves de 6ème présentent une forte
hétérogénéité, ce qui complique la tâche. Souvent, il serait souhaitable de mettre en œuvre une
pédagogie différenciée, mais ce n'est pas toujours réalisable. Ceci constitue certainement un point à
développer, pour plus d'efficacité.
Le problème majeur est que plusieurs élèves de 6ème ne sont pas encore entrés dans la lecture.
Le travail qui devait être fait en primaire n'a pas été fait, ou n'a pas été assimilé. Or si l'on veut
emmener une grande partie des élèves vers la 5ème, on ne peut pas refaire le programme de CP
avec ceux qui ne savent pas lire. C'est terrible, car ces non-lecteurs se voient condamnés à l'échec,
alors qu'ils pourraient apprendre à leur rythme. Peut-être faudrait-il réfléchir à la pertinence de la
disparition du redoublement. On espère que la réforme du collège permettra une remédiation, grâce
à l'Accompagnement Personnalisé notamment.
Dans l'ensemble, je déplore un gros manque de motivation chez les 6ème cette année, à
l'exception de quelques élèves. Malgré mes tentatives pour rendre le cours vivant et attrayant,
j'observe peu d'intérêt dans l'apprentissage de mots nouveaux, de règles d'orthographe ou de
grammaire. La découverte de contes, d'histoires, de poésies surtout, suscite davantage
d'enthousiasme.

Les classes de 4ème. Les élèves de 4ème ont manqué un certain nombre de cours au premier
trimestre, du fait de l'absence de leur professeur. Depuis janvier, nous travaillons régulièrement sur
la grammaire et la conjugaison (même le présent de l'indicatif semblait très mystérieux, pour
quelques-uns), tout en mettant l'accent sur la lecture, le lexique, et sans oublier les exercices
classiques incontournables : dictées, rédactions, récitations, expression orale lors de débats d'idées
ou d'exposés.
L'atmosphère est propice au travail, mais plusieurs élèves semblent avoir décroché, sans que je
parvienne toujours à les motiver. S'agissant d'un niveau « intermédiaire », l'enjeu est peut-être
moindre que pour les 6ème (entrée au collège) ou les 3ème (fin de cycle). Toutefois, j'aurais aimé
pouvoir m'investir davantage pour obtenir de meilleurs résultats.

Les classes de 3ème. Cette année, mon objectif était de réussir à amener les élèves de 3ème
vers le niveau du brevet, tout en favorisant une ouverture sur le monde. A de nombreuses
occasions, j'ai encouragé le débat sur différents sujets, permettant à chacun de s'exprimer à l'oral,
puis de passer à l'écrit par la lecture et la production de textes.
Certaines séances étaient intenses, passionnée, d'autre moins. Là encore, on décèle de profonds
écarts entre les aptitudes, ou plutôt les acquis de certains élèves qui ont effectivement un « niveau
3ème », et d'autres qui ont accumulé de grosses lacunes depuis des années. Pour quelques-uns,
l'obtention du brevet relèverait du miracle, étant donné le peu de motivation et d'investissement dont
ils font preuve. Mais la plupart semblent vraiment intéressés, et s'ils ne réussissent pas c'est qu'ils
réalisent un peu tard combien ils ont négligé les études jusque là, et l'ampleur de la tâche pour se
remettre à niveau.

112
L'une de mes réussites cette année est d'avoir mené à bien l'étude approfondie d'une œuvre
poétique, dans le cadre de l'épreuve orale d'histoire des arts. Plus de la moitié des candidats ont
obtenu des points d'avance à l'issue de cette épreuve, ce qui n'était pas gagné au départ. Mais
surtout, je pense avoir initié une prise de conscience sur un sujet qui me tient à cœur : une réflexion
sur la société de consommation et ses conséquences. Cela me semblait pertinent étant donné le
contexte dans lequel évolue la jeunesse à Camopi, en plein écartèlement entre traditions et monde
«moderne». Ainsi, l'étude de la Complainte du progrès (de Boris Vian) a permis aux élèves de
prendre un certain recul sur ce qu'ils vivent.
D'autre part, nous avons étudié en lecture suivie une œuvre de G. Orwell : La Ferme des
Animaux. Cette parodie permet de comprendre, sous un travestissement comique, comment se
mettent en place les régimes totalitaires. C'est une réflexion sur la nature humaine autant que sur les
origines du pouvoir et de la vie en société. Ce fut une révélation pour plusieurs élèves, qui ont
montré une fine compréhension du problème lors de prises de parole.
A côté de cela, bien sûr, nous avons concentré nos efforts sur la préparation aux épreuves écrites
du brevet : compréhension de texte, analyse grammaticale, exercices de réécriture, dictées,
rédactions.

Pour toutes les classes, j'ai institué le carnet de vocabulaire, obligatoire, dans lequel on note des
mots nouveaux à chaque cours. Malheureusement, force est de constater qu'il est peu consulté hors
de la classe.

Pour conclure : Le fait d'être professeur principal d'une classe de 3ème m'a aussi permis de me
familiariser avec la problématique de l'orientation des élèves après le collège, question
particulièrement cruciale à Camopi puisqu'ils doivent quitter pour la première fois leur
environnement, lequel par ailleurs n'offre pas un aperçu représentatif de la diversité des métiers qui
existent. Comment choisir quand on ne connaît pas les nombreuses possibilités ?
C'est la raison pour laquelle nous avons conçu pour la rentrée prochaine un Enseignement
Pratique Interdisciplinaire (EPI) susceptible de remédier à ce problème. Il s'agit de créer avec les
élèves une base de données relativement complète sur les métiers et les formations permettant d'y
accéder (activité pouvant mobiliser et développer plusieurs compétences).
Il y aurait certainement encore beaucoup à dire, à creuser, afin de tirer le meilleur de cette
expérience d'enseignement. Ce pourrait être l'objet d'un mémoire universitaire (j'y songe d'ailleurs).
Quoiqu'il en soit, le bilan est positif au regard des échanges humains, des relations tissées en classe
et, je l'espère, des progrès réalisés par les élèves. D'un point de vue professionnel, cela m'a permis
de découvrir un contexte d'enseignement très particulier, et d'affiner ma pratique avec tous les
niveaux présents au collège. Ce fut avant tout une expérience humainement très riche.

Je garde espoir de revenir enseigner à Camopi dans quelques années : je préfère le calme de la forêt
à la trépidation des villes, et j'ai conscience d'avoir seulement effleuré la profondeur culturelle des
peuples Teko et Wayampi.
Matthieu Brillet

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Annexe 2

Rédaction écrite par un jeune élève de troisième, la veille de son suicide, peu avant les
vacances de Noël. Le sujet était : « 2050. Le monde a beaucoup changé depuis votre enfance à
Camopi. Imaginez, et racontez.

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Annexe 3

116
Annexe 4
Questionnaire proposé aux enseignants du collège de Camopi (année 2018-2019)
Chers collègues,
Il y a quelques années (2015-2016), j’enseignais le français au collège Paul Suitman.
Cette expérience m’a donné envie de rédiger un mémoire de master 2, dont voici le sujet :
« Le Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (CECR) : une approche favorable au
plurilinguisme et à la transmission de compétences interculturelles. Analyse critique et impact dans
le contexte de l’enseignement du français langue de scolarisation, au Collège Paul Suitman de
Camopi, village amérindien de Guyane Française. »
Dans le cadre de ce travail de recherche, je propose aux élèves de répondre à un petit questionnaire
d’enquête. Or mon directeur de mémoire me suggère d’en élaborer un autre à votre intention, avec
des questions ouvertes, afin de tenir compte du point de vue des enseignants. Si vous acceptez de
participer à cette enquête, voici les thèmes de réflexion que je vous propose :

1- En tant qu’enseignant(e) au collège Paul Suitman de Camopi, quelles sont les principales
difficultés auxquelles vous êtes confronté(e) ?

2- Comment qualifieriez-vous le niveau de maîtrise de la langue française acquis par les élèves?

3- Quelles solutions proposeriez-vous pour améliorer cette maîtrise de la langue française ?

4- Selon vous, les langues-cultures Wayampi et Teko sont-elles suffisamment mises en valeur au
collège ? Cela a-t-il une incidence sur le bien-être des élèves ?

5- Décelez-vous chez eux une perte de repères identitaires, une difficulté à s’adapter au système
scolaire tel qu’il leur est imposé ? Si oui, quelles peuvent en être les causes et comment y
remédier ?

6- Un amendement au projet de loi sur « l’Ecole de la confiance » vient d’être adopté (à l’initiative
d’un député de Guyane), qui inscrit les cultures des Départements et Territoires d’Outre-Mer dans
les programmes de l’Education Nationale. Quelles seraient vos idées, vos propositions concrètes
pour donner une place plus importante aux langues-cultures Teko & Wayampi ?

7- Quelles activités, au collège, pourraient faciliter l’acquisition de compétences interculturelles


susceptibles d’aider les élèves à passer plus facilement d’une culture à l’autre, à s’adapter aux
conditions de vie qu’ils rencontreront lorsqu’ils quitteront Camopi pour poursuivre leurs études sur
le littoral ?

8- A l’issue de leur scolarité à Camopi, ont-ils acquis une maîtrise de la langue suffisante pour
réussir les épreuves du Diplôme National du Brevet (DNB) ? Quelles sont les principales difficultés
qu’ils rencontrent, et votre diagnostic (l’enseignement est-il adapté à leurs besoins spécifiques ?)

9- Selon vous, la plupart des élèves sont-ils motivés pour continuer leurs études après le collège?

10- Connaissez-vous le Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (CECR),
document publié par le Conseil de l’Europe en 2001 ? Seriez-vous favorable à la mise en place, au
collège, de l’approche plurilingue et interculturelle qui y est préconisée ? Comment envisageriez-
vous une telle mise en œuvre ?

Toutes remarques, commentaires, suggestions supplémentaires sont les bienvenus.


Merci beaucoup pour vos réponses. Très bonne fin d’année scolaire à chacun.

Matthieu Brillet

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Annexe 5 Rédaction de deux élèves de 3ème du collège Paul Suitman de Camopi.
Sujet : « Écrivez une petite autobiographie, réelle ou imaginaire.»

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