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Entretien avec Sarah Massoud, Katia Dubreuil, Propos recueillis à Paris le 13 janvier
2021 par Vanessa Codaccioni, Raphaël Kempf
La Découverte | « Délibérée »
2021/1 N° 12 | pages 62 à 69
ISSN 2555-6266
ISBN 9782348068799
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-deliberee-2021-1-page-62.htm
© La Découverte | Téléchargé le 04/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Lorraine (IP: 193.50.135.4)
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Entretien avec Sarah Massoud et Katia Dubreuil
1 - NDLR : le
terme « police »
est utilisé au cours
Vanessa Codaccioni : L’idée commu- Sarah Massoud : Cette citation de
de l’entretien au
nément admise, depuis les analyses Michel Foucault fait indéniablement sens institutionnel
de Michel Foucault notamment, est écho à une réalité et à plusieurs vérités. pour désigner tout
service investi de
que l’impunité judiciaire des auteurs La justice est à la merci de ce que fait la missions de police,
de violences policières découle d’une police : c’est cette dernière qui est à l’ini- notamment tout
service d’enquête
collaboration étroite entre police1 et tiative de l’enquête, qui construit le début judiciaire, pouvant
justice. Foucault disait en effet : « Les d’une procédure puis, à nouveau, si un donc désigner
tout autant des
juges servent au fond à la police de fonc- juge d’instruction est saisi, qui exécutera gendarmes que des
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d’enregistrer au niveau chaque rebondissement de l’enquête. C’est
officiel, au niveau Et puis enfin, au-delà de ces vérités politiques d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles il
légal, au niveau rituel
aussi, ces contrôles qui et institutionnelles, il y a évidemment des affi- est problématique de donner de plus en plus de
sont essentiellement nités qui se nouent entre policiers et magis- pouvoirs quasi juridictionnels aux parquets...
des contrôles de
normalisation qui sont
trats. La matière pénale en elle-même crée une
assurés par la police ». certaine proximité entre les professionnels car Pour comprendre ces liens de dépendance et
3 - Cf. article 19-1 du elle questionne l’humain, l’intime, des formes de proximité entre magistrats et policiers, il
Code de procédure de violence innommables, des personna- important de rappeler qu’en France la justice
pénale.
lités hors normes et porte sur des situations est dans un rapport de force politique et
souvent très douloureuses. Alors forcément, institutionnel très défavorable vis-à-vis de la
échanger sur ces enjeux, cela crée des liens police. Pour illustrer ce point, je peux témoi-
forts, passionnants et parfois passionnés. gner d’une situation de blocage que j’ai vécue
dance mais aussi de grande faiblesse de la nellement constaté : s’il n’existait pas une 5 - Cf. Anne-Laure
Maduraud, « Sur
justice à l’égard de la police, constitue un confiance a priori des magistrats dans la réalité les PV, l’outrage :
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élément explicatif fort de la difficulté de juger des faits relatés dans les procès-verbaux – sur les procès-verbaux
de police sont-ils
les infractions commises par des policiers. la scène de crime, tel objet a été trouvé à tel parole d’évangile ? »,
endroit, lors du vol dans une voiture, le poli- Délibérée, n° 6,
février 2019.
Raphaël Kempf : Comment expliquez-vous cier a vu l’auteur s’enfuir et l’a interpellé sans
que, dans les affaires de violences policières, le perdre de vue… –, il n’y aurait tout simple-
le parquet valide systématiquement le récit ment, dans de nombreux dossiers, pas de
policier et, par exemple, ne s’oppose jamais condamnation possible…
à un placement en garde à vue décidé par un
officier de police judiciaire ? Dans l’activité quotidienne des magistrats,
de simples allégations d’un mis en cause
S. M. : Je crois que l’on peut ouvertement contraires à ce qui est écrit par le policier n’au-
parler de « hiérarchie des crédibilités » pour ront aucune force probatoire si elles ne sont
- Entretien avec Sarah Massoud et Katia Dubreuil
reprendre une terminologie de Didier Fassin pas objectivées par d’autres éléments5. Le cas
dans son ouvrage Mort d’un voyageur4. C’est typique, ce sont ces dossiers (par exemple pour
vrai que, dans une affaire de violences poli- des faits d’outrages, rébellion ou violences sur
cières, l’institution judiciaire ne donne pas la personnes dépositaires de l’autorité publique)
même valeur au récit d’un gendarme ou d’un dans lesquels on a un procès-verbal de saisine
policier qu’à celui d’un plaignant. Même si et des auditions de policiers qui sont des copier-
cela est difficile à systématiser, ce biais existe : coller du même récit des événements. Ce type
la parole d’un policier vaut plus que la parole de procès-verbaux devrait suffire à jeter le
d’une victime ou d’un témoin. Alors qu’elles doute sur la valeur des témoignages policiers
devraient avoir la même valeur. Preuve en et pourtant cela n’est que trop rarement le
est, un certain nombre de collègues estiment cas. Souvent, des procédures sont jugées dans
qu’il n’y a pas besoin d’effectuer une confron- cet état-là, sans que les magistrats estiment
tation entre un mis en cause et un policier si qu’il y a un problème. Cette validation quasi
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chacun a pu faire l’objet d’une audition ! Dans automatique du discours policier découlant
de la forte valeur probante des constats des suffisamment rigoureuse et/ou rapide, alors
policiers pour le juge ne devrait pourtant pas que les délais de conservation de certaines
jouer de la même manière lorsque le policier données – comme les enregistrements de la
lui-même est mis en cause. vidéosurveillance ou des ondes radio des forces
de l’ordre – sont limitées. Par ailleurs, les poli-
V. C. : Concrètement, outre ces logiques ciers – témoins comme mis en cause – ont une
institutionnelles et professionnelles, quels forte tendance à convoquer l’argumentation
sont les obstacles à une répression effective juridique de la légitime défense et à « juridi-
des policiers auteurs d’infractions ? Qu’est-ce ciser » leurs versions lorsque l’un des leurs est
qui explique que si peu soient jugés ? mis en cause. Les déclarations des policiers
vont alors avoir tendance à être techniques et
S. M. : Il y a des obstacles à différents niveaux standardisées pour construire une version au
et, pour commencer, au niveau policier. Par service de la théorie de la légitime défense, et
exemple, des auditions de plaignants qui ne par là – parfois de manière factice – répondre
sont pas satisfaisantes car trop tardives ou aux attentes judiciaires. Il me paraît impor-
trop superficielles. Certaines investigations tant de rappeler d’ailleurs que, depuis la
techniques qui ne sont pas réalisées de façon réforme législative de 2017 élargissant les
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- Entretien avec Sarah Massoud et Katia Dubreuil
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règles de la légitime défense au profit – et à la R. K. : À vous entendre, le parquetier qui 6 - Au mois de
septembre 2018,
demande – des policiers, une augmentation de reçoit le dossier constitué par les policiers le gouvernement
l’usage des armes a été constatée, concernant serait « otage » de la vision policière qu’il interrompait le cours
normal du processus
tant les armes létales que les armes dites de subit. Mais est-ce vraiment toujours le cas de nomination du
force intermédiaire ! et n’y a-t-il pas aussi une participation active procureur de Paris et
à cette mise en récit ? Par exemple, dans le sollicitait en quelques
jours la candidature –
Au-delà de l’invocation du cadre légal plutôt à récit du fiasco judiciaire Mort d’un voyageur finalement
l’avantage de l’institution policière, les forces de Didier Fassin, auquel vous avez fait réfé- retenue – d’un
magistrat
de l’ordre agrémentent leurs versions d’autres rence tout à l’heure, le procureur se dépêche qu’il estimait
arguments. Celui du « contexte » : rappeler à d’organiser une conférence de presse pour apparemment plus
proche de lui que
outrance les circonstances globales de commis- valider la version policière… les professionnels
sion de l’infraction permet de minimiser les jusque-là pressentis.
Interrogé en
conditions précises du passage à l’acte : « la S. M. : D’une façon générale, il est très diffi- octobre 2018 sur
manifestation virait tellement à l’émeute ou à cile pour un Parquet de désavouer l’institution cette intervention
l’insurrection » ou « le quartier s’embrasait » ou policière compte tenu des liens institution- de l’exécutif, le
Premier ministre
« devenait incontrôlable ». Ou celui des « anté- nels et des affinités interpersonnelles que d’alors, Édouard
cédents » de la victime : dans cette logique de j’ai évoqués, surtout lorsque l’enquête ne fait Philippe, déclarait
« parfaitement
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décrédibilisation du discours des plaignants, que commencer et que la phase contradictoire assumer » de nommer
le passé judiciaire est quasi systématiquement n’est pas ouverte. Les magistrats du parquet un procureur
« parfaitement en
mis en avant par la police, comme si l’auteur auront beau être d’excellents juristes et auront ligne », avec lequel il
d’avant ne pouvait pas être la victime d’au- beau savoir faire la part des choses, il n’en serait « parfaitement
à l’aise ».
jourd’hui. Avant même l’examen par la justice, demeure pas moins que la proximité politi-
les obstacles sont ainsi nombreux. Dans co-institutionnelle entre le Parquet et la Police
l’analyse des premiers éléments de l’enquête, complique leur travail. Par exemple, il faut se
les magistrats du parquet sont donc déjà souvenir qu’en pleine période de répression
confrontés à des constatations biaisées, qu’il judiciaire des Gilets jaunes à Paris, le procu-
est souvent difficile de surmonter par la suite. reur de la République de Paris, Rémy Heitz,
avait tenu une conférence de presse commune
K. D. : On peut ajouter que les textes, dans avec le préfet de Paris, depuis les locaux de la
- Entretien avec Sarah Massoud et Katia Dubreuil
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manquements très difficile pour la justice de démêler les de l’IGPN et de l’IGGN actuels. Cet organe
déontologiques et/ responsabilités individuelles pour les raisons indépendant devrait-il être rattaché au
ou des infractions
pénales. déjà évoquées. ministère de la Justice ou pas ? Pourrait-il
être composé d’anciens policiers ou pas ?
Et puis, il y a toutes ces affaires d’insultes ou Au Royaume-Uni, l’Independant Office for
de violences commises par des policiers qui Police Conduct (IOPC) est un organe indépen-
ne laissent pas de traces physiques ou des dant, composé d’enquêteurs issus d’horizons
traces expliquées par un certain récit policier divers – mais forcément non policiers – et qui
comme évoqué tout à l’heure ; pour ce type travaillent dans une logique pluridisciplinaire
de faits, en l’absence de début de commence- et très transparente. Cette solution libérerait
ment d’une preuve pour objectiver les dires les juges du lien ombilical et des empêchements
d’une personne qui s’en plaint – souvent dans paradoxaux que j’évoquais tout à l’heure.
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soire. Or les policiers sont rarement placés en est-ce que tout justiciable ne devrait pas Concrètement, il
est parfois non
détention provisoire. On fait le même constat avoir droit à être traité judiciairement renseigné et le plus
pour le traitement des affaires économiques et comme un policier ? En un mot, n’existe-t-il souvent rempli de
façon incomplète et
financières complexes : elles seront toujours pas une justice à deux vitesses qui assume
imprécise.
jugées bien moins vite qu’un vol de portable un traitement inégalitaire : celle qui juge les
dans le métro. citoyens et celle qui juge la police ?
Sur le fond, ce sont justement des dossiers K. D. : De facto, oui. Les différents obsta-
compliqués car la loi autorise le recours à la cles au traitement judiciaire des infractions
violence pour les policiers. Il faut donc faire un commises par les policiers conduisent à cette
travail très important pour caractériser des situation d’inégalité. Mais la chancellerie
violences illégitimes, sur les faits puis sur les l’assume relativement bien : elle a adressé
- Entretien avec Sarah Massoud et Katia Dubreuil
d’identifier le ou les policiers qui ont commis situation inégalitaire qui alimente à la fois la
10 - D’après la défiance au sein de la population et un senti- S. M. : Je ne sais pas si les peines prononcées
circulaire du
20 septembre 2016 ment d’impunité au sein de la police ? contre les policiers sont si clémentes. Sur le
relative à la lutte plan des sanctions disciplinaires, des études
contre les infractions
commises à l’occasion
S. M. : Pour commencer, il faudrait déjà que ont démontré en revanche que c’était le cas.
des manifestations et la police judiciaire soit rattachée au minis- Rien que la lecture du rapport de l’IGPN
autres mouvements tère de la Justice et non plus au ministère de révèle une baisse du nombre de sanctions
collectifs, les
infractions commises l’Intérieur pour clarifier l’ambivalence entre disciplinaires, environ 600 en moins depuis
en manifestation contrôle et asservissement dont j’ai parlé tout les six dernières années alors que le nombre
justifient « une réponse
immédiate » et les faits à l’heure. Il faudrait également se doter d’une de saisines est en augmentation11 ! Mais sur
à l’encontre des forces police des polices qui soit réellement indé- le plan judiciaire, je crois que cela mériterait
de l’ordre doivent faire
l’objet d’une « réponse pendante, pluridisciplinaire et transparente. un travail documenté d’analyse des peines
pénale particulièrement Et puis, bien sûr, il faudrait aussi allouer des requises et prononcées, notamment par la
ferme et systématique ».
S’agissant du
moyens conséquents aux services de police 10e chambre correctionnelle à Paris qui est
« traitement des judiciaire, aux magistrats, aux experts. spécialisée dans le traitement des infractions
plaintes déposées commises par les policiers.
contre les forces de
l’ordre », la circulaire K. D. : Sur le plan procédural, il faudrait que
n’exige ni rapidité ni les affaires de violences graves impliquant des K. D. : La question des peines est compliquée.
fermeté, mais une
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enquête approfondie policiers fassent systématiquement l’objet de Est-ce qu’un quantum plus élevé de la peine,
et n’envisage même l’ouverture rapide d’une information judiciaire de l’emprisonnement ferme sont vraiment des
pas la comparution
immédiate, car c’est le cadre d’enquête le plus indépendant, critères de satisfaction ? D’une façon géné-
contrairement aux le plus approfondi et le plus contradictoire. rale, le Syndicat de la magistrature considère
affaires mettant
en cause des
qu’une justice qui fonctionne bien n’est pas
manifestants. R. K. : Pour mettre fin à l’impunité poli- celle qui prononce les peines d’enfermement
11 - Ismaël Halissat cière et au soupçon de faiblesse de l’insti- les plus lourdes, et ce pour l’ensemble des
et Fabien Leboucq, tution judiciaire, est-ce que les policiers ne personnes condamnées.
« Sanctions dans la
police : les chiffres devraient pas être condamnés à des peines
d’une impunité plus sévères ?
croissante »,
Libération,
21 janvier 2021.
Vanessa Codaccioni est politologue. Elle est notamment l’autrice de La légitime défense.
Homicides sécuritaires, crimes racistes et violences policières (CNRS, 2018), de Répression. L’État
face aux contestations politiques (Textuel, 2019) et plus récemment de La société de vigilance.
Auto-surveillance, délation et haines sécuritaires (Textuel, 2019). Elle est membre de notre
comité de rédaction.
Raphaël Kempf est avocat au barreau de Paris et assiste de nombreuses personnes mises en
cause par ou mettant en cause la police, notamment dans le cadre de manifestations. Il est
l’auteur d’Ennemis d’État. Les lois scélérates, des anarchistes aux terroristes (La Fabrique, 2019).
Il n’est pas membre de notre comité de rédaction, mais c’est avec gentillesse et enthousiasme
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