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PILLAGE CONTRE
TRANSPARENCE
Thomas Noirot
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« Faut-il encore investir en Afrique ? Bien sûr ! Nous ne sommes pas des sociétés
de bienfaisance. Si nous ne trouvions pas notre compte en Afrique, nous n’y serions
plus. D’ailleurs, les grands groupes sont toujours présents sur ce continent »
De la colonisation à la mondialisation,
un souci permanent de prédation économique
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Depuis les indépendances, l’accès à certaines ressources stratégiques est restée une
priorité de l’État français, comme l’affirmait en ces termes le général de Gaulle en
conférence de presse le 5 septembre 1961 à propos du Sahara : « Notre ligne de
conduite, c’est celle qui sauvegarde nos intérêts et qui tient compte des réalités.
Quels sont nos intérêts ? Nos intérêts, c’est la libre exploitation du pétrole et du gaz
que nous avons découvert et que nous découvririons ».
toute vérité objective que « la France, économiquement, n’a pas besoin de l’Afrique »
(Nicolas Sarkozy, mai 2006).
On doit pourtant à Omar Bongo la formule : « L’Afrique sans la France, c’est une
voiture sans chauffeur, la France sans l’Afrique, c’est une voiture sans carburant »3 pour
illustrer à sa façon l’importance des ressources africaines dans l’approvisionnement
énergétique de la France...
La France s’est également dotée d’outils de conquête directe des marchés africains :
budgets d’aide au développement liés à l’octroi de tel ou tel marché à une entreprise
française (« aide liée »), stimulation du secteur économique privé par le biais de
PROPARCO (filiale de l’Agence française de Développement plus encline à financer
les mastodones françafricains que les PME africaines), garantie des exportations
françaises via la Coface, compagnie française d’assurance spécialisée dans l’assurance-
crédit à l’exportation (y compris d’armes !) créée en 1946 et privatisée en 1994, etc.
Ainsi, à part la bière et les cigarettes (détenues principalement par des intérêts
français), les pays africains francophones n’ont développé aucune industrie.
Les entreprises françaises en Afrique Pillage contre transparence 541
1992 à 1,55 % en 2004, elle est passée en valeur absolue de 2 307 millions d’euros
en 1992 à 9 448 en 2004 (soit quatre fois plus). Pas plus en France qu’en Grande-
Bretagne ces investissements ne sont désintéressés... et les retours sur investissements
sont toujours plus rapides et plus importants en Afrique qu’ailleurs.
Rien d’étonnant à ce que bon nombre des poids lourds du CAC 40 ou des plus
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Une réalité bien peu relayée par les médias, victimes ou complices de stratégies de
cadenassage médiatique, à l’exemple de celle du groupe de Vincent Bolloré. Outre le
contrôle direct de médias (Direct 8, Direct Soir...) et des structures qui les alimentent
en informations (institut de sondage CSA, Associated Press), le groupe sait s’attirer
par exemple les bons services de journalistes. Pius Njawé, directeur du journal
camerounais Le Messager, avait ainsi dû relever de ses fonctions son rédacteur en chef
après que celui-ci, approché par Bolloré, se soit mis à vanter étrangement ses mérites.
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Avec l’arrivée à la présidence française de Nicolas Sarkozy (qui avait promis une
rupture avec la Françafrique et les pratiques de ses prédécesseurs), nous avons assisté
non seulement à une perpétuation de cette politique, mais encore à son regain,
caractérisé par une défense affichée des intérêts français en Afrique : vente d’armes,
prolifération irresponsable du nucléaire, conquête de nouveaux marchés par Total,
Bolloré, Areva, Bouygues (et bien d’autres) en Angola, au Soudan, au Congo, etc. L’ex-
secrétaire d’État à la Coopération de 2008 à 2010, Alain Joyandet, assumait ce rôle
de porte-voix des seuls intérêts français : « L’implantation des entreprises françaises
en Afrique est l’une de mes priorités »7 ; ou encore « On veut aider les Africains, mais
il faut que cela nous rapporte »8. Il est trop tôt pour dire quelle sera la politique
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Nœud central du pillage, les paradis fiscaux et judiciaires ont été en 2009 et
2010 au centre de l’attention médiatique et de la communication gouvernementale,
mais sans qu’aucune mesure politique efficace soit prise. Rien n’a encore été entrepris
pour mettre fin au scandale, bien que l’OCDE reconnaisse aujourd’hui que 60 %
des échanges dans le monde sont réalisés au sein même des groupes (entre leurs
différentes filiales), ce qui facilite les manipulations des prix de transfert intergroupe
et les fausses facturations entre entreprises : ces techniques privent les États « du Sud »
d’au moins 125 milliards d’euros de recettes fiscales par an, soit plus que l’ensemble
de l’aide publique au développement mondial9 .
Si, du côté de la société civile, les ONG parviennent à se fédérer afin de mieux faire
entendre leurs voix, elles font face à des armées de lobbyistes chargés de conseiller
10 Initiée en juin 2002 et appuyée par plus de 300 organisations non gouvernementales, la campagne « Publiez ce
que vous payez » a ainsi pour principal objectif d’aboutir à ce que les compagnies extractives (pétrole, gaz et ressources
minières) publient, de façon systématique et transparente, le montant des taxes et redevances de toute nature qu’elles
versent aux États des pays dans lesquels elles sont présentes.
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Pour Survie, les responsables politiques français, au niveau de l’exécutif mais aussi
du Parlement, ont le devoir :
• de mettre fin aux différents mécanismes de soutien militaire, diplomatique
et financier de la France aux régimes autoritaires ou corrompus qui, en retour,
favorisent depuis des décennies le pillage de ressources par les multinationales fran-
çaises
• de mettre en place en France et de contribuer activement au niveau européen (à)
une législation contraignante sur la responsabilité environnementale et sociale,
en étendant la responsabilité juridique des sociétés françaises et européennes à leurs
filiales étrangères
• de mettre en place en France et d’y contribuer au niveau européen une légis-
lation contraignante sur leur transparence fiscale, obligeant les multinationales à
publier pays par pays leurs comptes pour leurs activités dans chacun des territoires
où elles sont implantées
Ndlr Paradoxalement, l’histoire algérienne se répète, mais pas sous forme de farce.
Les responsables du pays, bien qu’accusés de liens ambigus avec certains protagonistes
de la crise et opposés à une intervention occidentale au nord du Mali (ingérence
néocoloniale), appellent désormais à la constitution d’un « front interne fort » contre
la menace éventuelle de déstabilisation dans le Sud12 : « Groupes islamistes armés
au Mali, frontières impossibles à contrôler avec la Libye et relations tout juste
protocolaires avec le nouveau pouvoir, tensions récurrentes avec le Maroc... ». Le
problème reste que ce discours qui remonte à l’époque où le FLN avait pris le dessus
sur les autres composantes du mouvement national contre la puissance coloniale
est aujourd’hui socialement épuisé dans un pays où aucune force n’a la capacité de
mobiliser la population.
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12 Cf. Mélanie Matarese, « Alger craint pour son unité nationale », Le Figaro, 28 septembre 2012.