Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
1. Le droit au secret
La personnalité est réservée à l’homme et apparaît comme un privilège de
l’esprit. Or l’esprit est capable de faire retour sur lui-même, ce que l’on appelle
la conscience. Cette conscience livre une connaissance de soi qui est
personnelle. Personne ne peut voir en moi comme je me vois moi-même. Le
secret est donc une caractéristique de la personnalité et un fait. A ce stade on ne
voit pas qu’il y ait un droit au secret, car le secret de la personnalité est de toute
manière impénétrable. Cependant, le secret de la vie intérieure n’est pas sans
manifestations extérieures. Par exemple, la façon dont on décore l’intérieur de sa
maison dit quelque chose de la vie intérieure. Il suffit qu’un voisin surveille
l’intérieur de sa maison pour qu’on se sente atteint dans son droit, voire dans son
intimité. Ce qu’on appelle la «vie privée» concerne toutes ces manifestations
extérieures dont la révélation publique porterait atteinte au secret de la personne.
Le droit à la vie privée relève du droit au secret que possède la personne.
Ce droit au secret se double d’un droit à pouvoir dire un secret. Car, si la
personne humaine est porteuse de secret, elle est aussi porteuse de relations avec
les autres. Selon la célèbre formule d’Aristote, « l’homme est un animal
politique», et quand Aristote démontre cette affirmation, il convoque le langage
comme faculté naturelle de communiquer. Le secret n’échappe pas à la règle :
l’homme doit pouvoir communiquer ses secrets à d’autres. Il n’y a pas de droit
au secret sans droit de dire son secret. Il est bien évident que la personne doit
pouvoir dire son secret dans la plus grande liberté, c’est-à-dire choisir à qui dire
son secret et pouvoir être assuré que le secret sera gardé. Ainsi, pouvoir dire son
secret fait partie d’une vie sociale humaine.
C’est pourquoi une personne est amenée à confier ses secrets à autrui –
une assistante sociale, un médecin, un psychologue, un confident, un confesseur.
Cette communication du secret se fait à la condition expresse que le destinataire
reste lui-même dans le secret. Car il est évident que si les secrets devaient être
divulgués, plus personne ne confierait ses secrets. On constate d’ailleurs que
personne ne confie un secret à autrui s’il sait que celui-ci va le trahir. Par
conséquent, le destinataire a le devoir de garder le secret. Mais ce devoir lui-
même est fondé sur le droit qu’a le locuteur à ce que le secret soit gardé.
Autrement dit, la personne qui confie un secret à quelqu’un a droit à ce que ce
secret ne soit pas divulgué. Le secret est transmissible, ce qui ne veut pas dire
qu’il est propre à la divulgation.
Dans une démocratie, le droit naturel au secret est reconnu au niveau
législatif et devient droit positif. Selon les articles 226 – 13 et 226 – 14 du Code
pénal de 1992, « la révélation d’une information à caractère secret par une
personne qui en est dépositaire soit par état ou par profession, soit en raison
d’une fonction ou d’une mission temporaire, est punie d’un an
d’emprisonnement et de 1500 euros d’amende». Le numéro 226 – 14 précise que
la loi ne s’applique pas lorsqu’il s’agit de révéler notamment des sévices sur
personne mineure ou vulnérable. L’article 223 – 6 du Code pénal oblige
quiconque à porter assistance à personne en danger. On peut citer l’affaire Pierre
Pican, évêque de Bayeux (en précisant que l’évêque ne confesse pas ses prêtres,
donc on n’est pas dans le cas du secret de la confession). Il est mis en examen en
2000 pour non-dénonciation d’atteintes sexuelles sur mineur de moins de 15 ans.
En effet un de ses prêtres était coupable d’actes pédophiles. L’évêque avait été
mis au courant. Il avait continué de nommer le prêtre en paroisse en le plaçant
sous surveillance. En 2001 l’évêque est condamné à trois mois
d’emprisonnement avec sursis. Le tribunal a estimé que l’évêque n’était pas
dans un cas de secret professionnel. La jurisprudence évolue donc vers
l’obligation pour un ministre du culte non pas de dénoncer mais de signaler une
agression de cette nature.
Le médecin, le psychologue et le prêtre sont tenus de respecter le secret.
Toute situation de thérapie justifie le droit au secret, car le patient est par
définition dans une situation de vulnérabilité. S’il est malade dans son corps,
cela concerne son esprit aussi : il a droit à ce que sa situation ne soit pas
divulguée car le corps propre fait partie de l’intimité de la personne. A fortiori
s’il est malade dans son esprit : l’esprit est par définition intime à lui-même. Le
patient a droit à ce que le thérapeute garde secret ce qu’il lui confie. Enfin, dans
le cadre de la confession, le patient qui est ici un pécheur vient chercher le
remède à ses fautes, à savoir le pardon de Dieu. C’est sans doute la situation la
plus profonde du secret, car, comme l’explique Kierkegaard, la personne a à se
choisir elle-même par rapport à l’ordre moral et, au-delà même du moral, par
rapport à Dieu comme fin dernière de la vie humaine. La personne humaine
engage, à travers la religion, sa destinée éternelle. Or « le péché de désespérer
sur la rémission des péchés est le scandale», selon Kierkegaard. C’est un
scandale en ce sens que désespérer sur la rémission des péchés, c’est désespérer
d’être aimé de Dieu, c’est désespérer de sa miséricorde. Dans la perspective
sacramentelle qui est celle de saint Thomas, le pécheur avoue le secret de sa
culpabilité, demande pardon à Dieu, et reçoit ce pardon par le ministère du
prêtre. C’est pourquoi le prêtre a un devoir absolu de garder le secret. Ce qui lui
est dit par le pénitent est dit à Dieu à travers lui. Le prêtre ne dispose donc pas
de la parole du pénitent.
En grec, pénitence se dit metanoia (meta-noeo : changer ce qu’on a dans
l’esprit), c’est-à-dire changement d’opinion, retournement intérieur. Le pénitent
revoit sa conduite et la regrette. Il y a aussi le verbe epistrephein qui connote le
retour à Dieu. Par ailleurs, l’Eglise distingue le for interne et le for externe.
L’étymologie du mot « for » est éclairante. Il vient du latin for qui signifie
parler, dire. Ça a donné le mot forum qui désigne la place publique où se font les
transactions et où se décident les conventions. C’est l’équivalent de l’Agora. Il
est aussi important qu’il y ait un for interne que la démocratie est fondée sur
l’Agora. Une société qui ne respecte pas le for interne est une société qui ne
respecte pas le for externe, c’est une société qui sape les bases mêmes de la
démocratie.
L’État a-t-il droit au secret ? La fonction de l’Etat est d’avoir charge du
bien commun. Si certaines informations sont de nature à mettre en danger le
bien commun, l’État a non seulement le droit mais aussi le devoir de tenir
secrètes ces informations. Il en va de la survie de la société. Encore faut-il
concevoir cette survie de la société comme quelque chose de durable. Car il peut
se faire que certaines informations secrètes permettent à la société qui les cache
de ne pas être inquiétée dans le présent, mais à long terme c’est un mauvais
calcul. Par exemple, le meurtre de l'avocat indépendantiste Ali Boumendjel en
1957 pendant la guerre d’Algérie a été tenu caché jusqu’à l’ouverture récente
des archives. Il n’est pas bon de vivre avec une mémoire partielle, car à ignorer
son passé, on méconnaît son identité. L’ouverture des archives de la guerre
d’Algérie permettra sans doute de construire des liens plus sains entre la France
et l’Algérie.
Cependant, le phénomène de la secte montre que le secret peut donner lieu
à un usage illégitime. Il peut y avoir un faux droit au secret, qui cache un
pouvoir illégitime.
Bonus
Le mot « secret » vient du latin secernere qui signifie séparer.
Cela pose le problème de la distinction du droit au secret du pouvoir du secret.
Car le secret peut être un pouvoir. Or il arrive que le pouvoir se sépare du droit.
Dans un régime totalitaire, il n’y a pas de droit au secret, il y a le pouvoir du
secret.
Exemple : Tchernobyl, le mensonge de Gorbatchev, la chute de l’Union
soviétique
Le secret est érigé en culte du secret
Le prêtre pédophile utilise le secret de la confession pour installer son propre
secret, secret de sa culpabilité. Non seulement il verrouille le secret de sa
culpabilité au sein même du secret de la confession, ce qui déjà constitue une
trahison au sommet, mais encore en agissant ainsi c’est-à-dire en inventant un
secret à lui au cœur du secret de Dieu, il se fait Dieu à la place de Dieu.