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LIVRE GINQUIESME

LA I. PARTIE PASTRÉE
pestant, pleines de l'enthousiasme de leur dieu, vous serez en la
Mais Galathée, beaucoup plus curieuse que sa mere, me tirant grande ville de Marcilly, où plusieurs chevaliers vous verront :
à part, me dit : Mon pere, obligez moy de me dire ce que vous mais prenez bien garde à celuy qui sera vestu de toile d'or verte,
sqavez de ma fortune. Alors je luy dis, qu'elle me monstrast la et qui de toute la suite portera la mesme couleiir ; si vous l'aimez,
main, je la regarday quelque temps, puis je la fis cracher trois je plains dés icy vostre mal-heur, et ne puis assez vous dire, que
fois en terre, et ayant mis le pied gauche dessus, je la tournay di1 vous serez la butte de tous desastres et de toutes infortunes, car
costé du soleil levant, et la fis regarder .quelque temps en haut. vous en ressentirez plus encores, que je ne vous en puis dire. -
Je luy pris la mesure du visage, et de la main, puis la grosseur di1 Mon pere, me respondit-elle un peu estonnée, à cela je sçay un
col, et avec ceste mesure je mesuray depuis la ceinture en haut, bon remede, qui est de ne rien aimer du tout. - Mon enfant, luy
et en fin luy regardant encor un coup les deux mains, je luy dis : repliquay-je, ce remede est fort dangere~x,d'autant que non seu-
Galathée, vous estes heureuse, si vous sçavez prendre vostre heur, lement vous pouvez offenserles dieux, en faisant ce qii'ils ne veulent
et tres mal-heureuse, si vous le laissez eschapper, ou par noncha- pas, mais aussi en ne,faisant pas ce qu'ils veulent ; par ainsi
lance, ou par amour, ou par faute de courage. Mais à la verité, prenez garde.&vous. - E t comment, adjousta-t'elle, faut-il que
si vous ne vous rendez incapable du bien à quoy le Ciel vous a je m'y conduise ? - Je vous ay des-ja dit, luy rppondis-je, ce
destinée, vous ne scauriez par le desir attaindre à plus de felicité, que vous ne devez pas faire, à ceste heure je vous diray ce qu'il
et toub ce bien, ou tout ce mal, vous est preparé par l'amour. faut que vÔus fassiez. 4
Advisez donc de prendre une belle et ferme resolution en vous- Il faut en premier lieu, que vous sçachiez que toutes les choses
mesme, de ne vous laisser esbranler à persuasion d'amour, ny à corporelles ou spirituelles ont chacune leurs contraires, et leurs
conseil d'amie, ny à commandemens de parents. Que si vous nc le sympathisantes ; des plus petites nous pourrions venir à la preuve
faites, je ne croy point qu'il y ait sous le Ciel rien de plus miserable des plus grandes. Mais pour la cognoissance qu'il faut que vous
que vous serez. - Mon Dieu, dit alors Galathée, vous m'estonnez. ayez, ce discoürs seroit inutile ; aussi ce que je vous en dis, n'est
- Ne vous en estonnez point, luy dis-je, car ce que je vous en dis, que poiir faire entendre, que tout ainsi que vous avez ce mal-heur
n'est que pour vostre bien. E t afin que vous vous y puissiez con- contraire à vostre bon-heur, aussi avez vous un destin si capable
duire avec toute prudence, je vous en veux descouvrir tout ce que de vous rendre heureuse, que vostre heur ne se peut representer,
la divinité qui me l'a appris, me permet-; mais ressouvenez-vous et en cela les dieux ont voulu recompenser celuy, auquel ils vous
de lc tenir si secret, que vous ne le disiez à personne. ont sousmise. - Puis qu'il est ainsi, me respondit-eIIe, je vous
Apres qu'elle me l'eust promis, je continuay de ceste sorte : conjure, m?n pere, par la divinité que vous servez, de me dire
Ma fille (car l'office auqnel les dieu-- m'ont appellé, me permet quel il est. - C'est, luy dis-je, une autre personne, que .si vous
de vous nommer ainsi) vous estes et serez servie de plusieurs l'espousez, vous vivrez avec toute la felicité qu'une mortelle peut
grands chevaliers, dont les vertus et les merites peuvent diverse- avoir. - E t qui est-il ? respondit incontinent Galathée. - Belle
ment vous esmouvoir. Mais si vous mesurez vostre affection, ou nymphe, luy dis-je, ce que je vous dy ne vient pas de moy, c'est
à leurs nierites, ou au jugement'que vous ferez de leur amour, d'Hecate queje sers. De sorte que si je ne vous en dy d'avantage,
et non point à ce que je vous en diray, vous vous rendrez autant ne croyez pas que ce soit faute de volonté, mais c'est qu'elle ne
pleine de malheur qu'une personne hors de la grace des dieux le me l'a point encor descouvert, et cela d'autant que je n'en ay pas
sçauroit estre. Car moy qui suis l'interprete de leur volonté, en eu la curiosité. Mais si vous en avez envie, observez les choses que
la vous disant, je vous oste toute excuse de l'ignorer, si bien que je vous dira.y, et vous en sçaurez 'tout ce q~iisera necessaire ;.
d'ores en là vous serez desobeissante envers eux, si VOUS y contre- car encor que liberalement les dieux fassent les biens aux hommes
venez ; et vous sçavez que le Ciel demande plus l'obeissance et la qu'il leiir plaist, si veulent-ils estre recogneiis pour dieux, et les
sousmission que tout autre sacrifice, par ain& ressouve?ei vous sacrifices des mortels leur agreent, comme congnoissances qu'ils
bien de ce que je vous vay dire. .
donnent de n'estre point ingrats des biens receus.
Le j o x que les bacchanales vont par les rues hurlant et tem-
LA I. PARTIE DJASTREE LIVRE GINQUI,ESME 169
Apres quelques autres propos, ceste nymphe fort interditte
'
chappeau de verveine. Vous eussiez veu ce bras nud, et ceste jambe
me dit, qu'elle ne desiroit rien d'avantage, et qu'elle observeroit blanche comme albastre, le tout gras et poli, en sorte qu'il n'y
tout ce que j'ordonnerois. Il est temps à ceste heure, luy dis-je, avoit point d'apparence d'os, la greve longue et droite, et le
car la lune est en son plein, ou peu s'en faut, et si vous la laissez pied petit et mignard, qui faisoit' honte à ceux de Thetis.
décroistre, vous ne le pourrez plus. E t puis je luy fis le mesme I l faut que j'advoue la verité, je voulus un peu passer le temps,
commandement que j'avois fait à Silvie et à Leonide, de se laver et voir d'avantage de ces beautez, de sorte que je leur dis qu'il
avant jour dans le ruisseau voisin, la jambe et le bras, et venir de falloit qu'elles se parfumassent tout le corps d'encens masle, et
ceste sorte avec un chappeau de verveine, et une ceinture de de soufre, afin que les visions des déitez de Stix ne les peussent
fougere devant ceste caverne, et que j'y tiendrois preparé ce qui offenser, et leur monstray à cet effet un lieu un peu plus reculé,
seroit necessaire pom le sacrifice ; mais qu'il ne falloit pas que ceux où elles ne pouvoient estrr veues que mal-aisément.
qui y assisteraient, fussent en autre esfat qu'elle. - E t bien, me Sur le panchant du vallon voisin duquel ce petit ruisseau arrouse
dit-elle, j'y viendray avec deux de mes nymphes, et s i secrette- le pied, il s'esleve un boccage espaissi branche sur branche de
ment que personne n'en sqaura rien ; mais advicez à ne me parler diverses fueilles, dont les cheveux n:ayans jamais esté tondus par
devant elles en sorte qu'elles sçachent asseurément cet affaire, le fer, à cause que le bois est dedié à Diane, s'entr'ombrageoient
car elles tascheroient de m'en divertir. espandus l'un sur l'autre, de sorte que mal-aisément pouvoient-
Je fils extremement aise de cét avertissement, ayant moy-mesme ils estre percez du soleil ny à son iever, ny à son coucher. et par '
ceste mesme crainte, outre que la voyant avec ceste prevoyance ainsi au plus haut du midy mesme, une chiche lumiere d'un jour
je jugeay qu'elle faisoit dessein de suyvre Inon advis, autrement blafard y pallissoit d'ordinaire. Ce lieu ainsi commode leur donna
elle ne s'en fust pas souciée. Ainsi donc elle s'en alla avec asseu- courage, mais plus encore la curiosité de sçavoir ce qu'elles desi-
rance de revenir le troisiesme jour d'apres. Or ce qrri m'avoit roient. Là donc, apres avoir pris les parfums necessaires, elles vont
fait dire qu'il falloit que ce fut avant que la lune descreust, fut afin se deshabiller toutes trois ; et moy qui scavois quel estoit le lieü,
que si quelqu'autre me venoit importuner de semblable chose, je m'esgarant 5. travers les halliers, revins par un autre costé où elles
peusse trouver excuse sur le deffaut de la lune, et aussi j'avois estoient, et eus commodité de les voir nues. Sans mentir, je ne ~ . y
dit qu'il falloit que ce fust avant le jour, afin d'y avoir moins de de nia vie rien de si beau, mais sur toutes je trouvay Leonide
personnes. E t quant au jour des Ba.cchanales,j 'avois conté que c'es- admirable. Fust en la proportion de son corps, fust en la blancheur
toit ce jour lk que Lindamor devoit prendre congé d'Amasis à Mar- de la peau, fust en l'embonpoint, elle les surpassoit de beaucoup,
cilly, et d'elle par consequent, et aussi qu'il seroit habillé de vert. si bien qu'alors je vous condamnay pour homme peu expert aux
Or toutes ces choses ainsi resolues et preparées, je donnay ordre beautez cachées, puis que VOLE l'aviez quittée pour GalathCe, qiii
a trouver ce qu'il falloit. pour le sacrifice que nous avions à faire à la verité a bien quelque chose de beau au visage, mais le reste
le troisiesme jour : car encore que je ne sceusse guere bien ce mes- si peu accompagnant ce qui se voit, qu'il sepeut avec raison nom-
tier, si falloit-il que je me monstrasse expert en cela, afin-qu'elles, mer un abuseur. - Mon Dieu, Climanthe, dit alors Polemas, qui
, qui y estoient accoustumées, n'y trouvassent rien à dire. Vous ne pouvoit ouyr parler de ceste sortede ce qu'il aimoit, si vous me
sçavez que dés le commencement nous y estions preparez, et que vmlez plaire, laissez ces termes, kt continuez vostre discours,
nous avions donné ordre pour recouvrer tout ce qui ept ,oit neces- car il y a bien de la comparaison du visage de Leonide à celuy de
saire. Galathée. - En cela, respondit Climanthe, vous pourriez avoir
Le matin venu, à peine Ie j o u commençait à poindre, que je la qiielque raison ; mais croyez-moy, qui le sqay pour l'avoir veu,
trouvay en l'estat que je luy avois ordonné avec Silvie et Leonide, le visage de Leonide est ce qui est de moins beau en son corps. --
et sans mentir je dësiray alors que vous y fussiez, pour avoir le Or je luy conseille donc, dit Polemas tout en . c o k e , qu'elle cache
contentement de 'voir cette belle, dont les cheveuu au gré du le visage, et qu'elle monstre ce qu'elle a de plus beau ; mâis vo~7ez-
vent s'alloient recrespants en ondes, n'estans~couvertsqne.d'un vous, vous aviez les yeux troublez, tant pour l'obscirrité du lieu,
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de l'autel, je dis : O saincte deit6, qui presides en ce lieu, donne moy
que pour avoir tout 'l'entendement à vostre entreprise, de sorte
que je puisse respondre à ceste nymphe avec verité, sur ce qu'elle
qu'en ce temps-là mal aisément en pouviez vous faire quelque bon
m'a demandé. Le lien estoit fort obscur, et n'y avoit clarté que
jugement. Xais laissons cela à part et continuez vostre discours,
celle que deux petits flambeaux donnoient, qui estoient allumez
je vous siipplie.
sur l'autel, et le jour qui estoit des-ja assez grand donnoit un peu
Leonide qui escoutoit tous ces propos, voyant avec quel mespris
de clarté :i l'endroit où estoit le papier peint, afin qu'il se peust
Polemas parloit d'elle, se ressentit de sorte offensée contre luy,
mieux representer dans le miroir.
que jamais depuis elle ne luy peust pardonner, et au contraire
Apres avoir dit ces mots, je me laisçay choir en terre, et ayant
quoy qu'elle voulust mal à la ruse de Climanthe, si l'aimait-elle
tenu quelque temps la teste en has, je me relevay, et m'adressant
en quelque sorte s'oyant louer, car il n'y a rien qui chatouille
à Galathée, je luy dis : Nymphe aimée du Ciel, tes v e u x et tes
d'avantage une fille que la louange de sa beauth, et mesme quand
sacrifices ont esté reçus, la déitk que noiis avons reclamée, veut
elle est hors de soupçon de flatterie. Cependant qu'elle estoit en
que par Ia veue, et non seulement par l'mye, tu sçaches où tu dois
ces pensers, elle ouyt qu'il continuoit ainsi :
trouver ton bien. Approche toy de cest autel, et dy apres moy :
Or ces trois belles nymphes s'en revindrent vers moy, et me
O grande Hecate, qui presides aux palus stygieux, ainsi jamais le
trouverent au devant de ma cairernc, où je faisois une fosse pour
chien à trois testes ne t'aboye quand tu y descendras, ainsi tes
le sacrifice, d'autant que soudain qu'elles avoient commencé de
autels fument tousjours d'agreables sacrifices, comme je te pro-
se r'habiller, je m'en estois revenu, et avois eu le loisir d'en faire
mets tous les ans de les charger d'un semblable à cestuy-cy,
une partie. Je la creusai d'une coudée et de quatre pieds en rond,
ponrveu,grande déesse, que par toy je voye ce que je te requiers.
puis j'allumay trois feux à l'entour, d'encens, d'ache, de pavot,
A ceste derniere parole, je touchay les poils de cheval, aiisquels
et avec un encensoir, je parfumay le lieu trois fois en rond, et
la petite aiz estoit suspendue, qui estant laschee tomba, et sans
autant ma cabane, et puis je leur entournay le corps de verveine,
manquer donnant sur le caillou, fit le feu accoustumé, avec une
et leur fis a chacune une couronne de pavot, et mis dans leur
flamme si prompte, que Galathée fut surprise de frayeur. Mais je
bouche du sel, que je leur fis mascher.
la retins, et luy dis : Nymphe, n'ayez peur, c'est Hecate qui vous
Apres je pris trois genices noires, et les plus belles que j'ensse
monstre ce que vous demandez. Lors la fumée peu à peu se per-
sceu choisir, et neuf brebis qui n'avoyent point esté cogneges du
dant, le miroir se vid, mais un peu trouble de la fumée de ce feu,
bellier, dont la laine noire et longue ressembloit à de la soye, tant
qui fut cause que prenant une esponge mouillée, que ie tenois
elle estoit douce et deliée ; je conduisis ces animaux sans les frap-
expressément au bout d'une canne, je passay deux ou trois fois
per sur la fosse, où m'estant tourné du costé de l'ocaidect, je les
sur la glace, q u i la rendit fort claire. Et de fortune le soleil se leva
poussay sur le bord, de la main yâuchr, et de l'autre je prins le
en mesme temps, donnant si à propos sur le papier peint, qu'il
poil qui estoit entre les cornes, et le jettay dedans le creux, y res- paroissoit si bien dans le miroir, que je ne l'eusse sceu desirer
pandant ensemble du laict, de la farine, di1 vin, et di1 miel. E t
mieux. Apres qu'elles y eurent regardé quelque temps, je dis a
apres avoir appellé quatre fois Hecate, je mis le cousteau dans
Galathée : Ressouviens toy, nymphe, quJHecate te fait scavoir
le coeur des animaux l'un apres l'autre, et en receus le.-sang dans
par moy, qu'en ce lieu que tu vois representé dans ce miroir, tu
ilne tasse, et pllis r'appellant encore Hecqte, je le laissay tomber
tiouveras un diamant à demy perdu. qu'me belle et trop desdai-
peu à peu dedans. Lors me semhiant qu'il ne restoit plus rien à
gneuse a mesprisé, croyant qu'il fust faux, et toutesfois il est
faire, je me reievay sur le bout des pieds, et faisant comme le
d'inestimable val eu^, prend le et le conserve curieusement. Or
transporté, je dis aux nymphes : Voicy le dieu, il est temps. E t
P dedans. ceste riviere, c'est Lignon; ceste Saulsaye qui est deçà, c'est le
prenant Galathée par la main, nous entrasmes tous quatr-.
costé de Mont-verdun, au dessus de ceste colline, où il semble
Je m'estois Fendu farouche, j'avois les yeux ouverts, et rouans
qu'autrefois la riviere ait eu son cours : remarqueabien le lieu, et
dans la teste, la bouche entr'ouverte, l'estomach pantelant, et le
t'en ressouviens.
corps comme tremoussant par le sainct e,ntho!siasme. Estant pres
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PARTIE
A cemot, je les mis hors de la cabane, et leur ostant les herbes
que je leur avois mises autour, je les bruslay dans le feu qui estoit
encor allumé, et puis me retiray.
Je vous veux dire a ceste heure, pourquoy je luy dis que ce fust
a la pleine lune, car vous vous estes fasché que je luy ay donné si
long terme; je l'ay fait, afin que Lindamor fust party, avant
qu'elle y allast, n'y ayan-c pas apparence qu'Amasis le luy eust
permis auparavant. E t puis encor falloit-il que vous, qui deviez
prendre la charge de toute la province, eussiez un peu de loisir
de demeurer pres d'Amasis, apres le depart de tous ces chevaliers,
pour y commencer à donner quelque ordre. Plus qile d'aller si
promptement à la chasse, chacun en eust m u r m . é : d'autant que
VOUS sçavez combien une personne qui se mesle de I'Estat, est
sujette aux envies et calomnies. Je luy donnay les trois lunes
apres, afin que si vous y failliez un jour, vous y peussiez estre
l'autre. Je luy dis, que'si elle vous voyoit le premier,' qu'elle VOUS
aymeroit facilement, que si c'estoit vous, ce seroit au contraire,
et cela seulement pource que je sçavois bien que vous seriez le
premier à la voir, si bien qu'elle trouveroit veritable en elle
mesme ceste difficulté d'amour; car comme vous sçavez, elle
aime Lindamor. Je luy dis, que je devois partir le lendemain,
à fin qu'elle ne tronvast pas estrange mon depart, si de fortune
elle revenoit me chercher pour quelque autre curiosité. Car ayant
fait envers elle ce que nous avions resolu, ma plils grande haste
estoit de in'en aller pour n'estre recogneu de quelque druyde,
qui m'eust fait chastier, et vous sçavez bien que ç'a tousjours
esté là toute ma crainte : vous semble-t'il que j'y aye oublié
quelque chose ? -Non certes, dit alors Polemas, mais que peut-ce
estre ce qui l'a des-ja retardée si long-temps ? - Quant à moy,
dit Climanthe, je ne le puis sçavoir, si ce zi'est qu'elle n'ait pas
bien conté les jours de la lune. Mais puis que rien ne vous presse,
et que vous pouvez encor vous retrouver icy au temps que je luy
ay donné, je suis d'advis que vous le fassiez, et que tous les matins,
deux jours avant et aprés, Tous ne manquiez point d'aller là à
bonne heure ;. car il est tout vray, que le premier jour nous y
fusmes un peu trop tard. - E t que voulez-vous, respondit Pole-
mas, que j'y fasse ? Ce fut la perte de ce berger qui se noya, qui
en, fut cause, et vous sçavez bien que le bord de la riviere estoit
si plein de .personnes, que je n'eusse peu demeurer là seul sans
soupçon. Mais si ne retardasmes-nous pas beaucoup, et n'y a pas
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apparence qu'elle y fust ce jour là ; car je m'asseure que la mesme pensif en soy-mesme, lors qu'il arriva, Adamas pour ne le dis-
occasion qlii m'empescha, l'aura aussi fait retarder, pour n'estre traire de ses pensées, ne le voulut point saluer, mais sans se faire
point veiie. - Ne vous persuadez point cela, repliqua Climanthe, voir 5 luy, voulut escouter ce qu'il alloit disant. E t peu apres
elle estoit trop desireuse d'observer ce que je luy avois ordonné. qu'il se fut assis de l'autre costé. du buisson, il ouyt qu'il reprit
Mais il me semble qu'il seroit temps de se lever, afin que vous la parole ainsi. E t pourquoy aymerois-je ceste volage ? En premier
partissiez. lieu sa beauté ne m'y peut contraindre, car elle n'en a pas assez
E t lors, ouvrant les fenestres, il vid poindre le jour. Sans doute, pour avoir le nom de belle. E t puis ses merites ne sont point tels,
luy dit-il, avant que vous soyez au lieu où vous devez estre, que s'ils ne sont aidez d'autres considerations, ils puissent retenir
l'heure sera passée ; hastez-vous, car il vaut mieux en toutes un honneste homme à sonservice ; et en fin son amitié, qui estoit
choses avoir plusieurs heures de reste, qu'un moment de moins. tout ce qui mJobligeoit à elle, est si muable, que s'il y a quelqiie
- E t voulez-vous, luy dit Polemas, que nous y allions encore ? impression d'amour en son ccmr, je croy qu'il est non 'seulement
pensez-vous qil'elle y vienne, y ayant plus de quinze jours que le de cire, mais de cire presque fondue, tant il reqoit aisément les
temps est passé ? - Peut-estre, respondit-il, aura-t'elle nia1 figures de toutes nouveautez, et qu'il ressemble à ces yeux, qui
conté, ne laissons pas de nous y trouver. reçoivent les figures de tout ce qu'on leur presente, mais aussi
Leonide, qui craignait d'estre veue ,ou par Polemas, ou par qui les perdent aussi tost que l'object n'en esf plus devant eux.
Climanthe: n'osa se lever qu'ils ne fussent partis, et afin de reco- Que si je l'ay aimée, il faut que j'advoue, que c'est parce que je
gnoistre le visage de Climanthe, lors qu'il fut jour, elle le consi- pensois qu'elle m'aimast, mais si cela n'estoit pas, je l'excuse,
dera de sorte, qu'il luy sembla impossible qu'il se peust dissi- car je sçay bien qu'elle mesme pensoit de m'aimer.
muler à elle. E t soudain qu'elle les vid sortir hors de la maison, Ce berger eust continué d'avantage, n'eust esté qu'une bergere
elle depescha de s'habiller, et apresavoir pris congé de son hoste, de fortune y survint, qui sembloit l'avoir suivy de loing ; et quoy
continua son voyage si confuse en elle mesme du malicieux arti- qu'elle eust ouy quelques paroles des siennes, elle n'en fit semblant,
fice de ces deux personnes, qu'il luy sembloit que tout autre y et au contraire s'asseant aupres de luy, elle luy dit : E t bien,
eust esté deceue aussi bien qu'elle. Si est-ce que le mespris que Corilas, quel nouveau soucy est celuy qui vous retient si pensif ?
Polemas avoit fait de sa beauté, la picquoit. si vivement, qu'elle Le berger luy respondit le plus desdaigneusement qu'il peut, et
resolut de remedier par sa prudence à sa malice, et de faire en sans tourner la teste de son costé : C'est celuy qui me fait iecher-
sorte que Lindamor en son absence ne ressentist les effects de cher avec quelle nouvelle tromperie vous laisserez ceux qu'a ceste
ceste trahison, ce qu'elle jugea ne se. pouvoir faire mieux que heure vous commencez d'aimer. - E t quoy, dit la bergere, pour-
par le moyen de son oncle Adamas, auquel elle fit dessein de riez-vous croire que j'affectionne autre que vous ? - E t vous,
declarer tout ce qu'elle en sçavoit. dit le berger, pourriez-vous croire que je pense qiie vous m'affec-
Et en ceste resolution, elle se hastoié pour aller à Feurs, où elle tionnez ? - Que croyez-vous donc de moy ? dit-elle. - Tout le
pensoit le trouver ; mais elle arriva t o p tard, car dés le matin il pire, respondit Corilas, que vous pouvez croire d'une personne
estoit party pour s'en retourner chez luy, ayant le jour aupara- que vous haïssez. - Vous avez, adjousta-t'elle, d'estranges opi-
vant achevé,ce qui estoit dy sacrifice. E t des-ja le soleil commen- n i ~ n sde moy. - E t vous, dit Corilas, d'estranges effets en vous,
çoit a eschauffer bien fort, quand il se trouva dans la grande - O dieux ! dit la bergere, quel homme ay-je trouvé en, vous ?
~Jlainede ont-verdun ; et parce qu'a. main gauche il remarqua - C'est moy, respondit le berger, qui puis dire avec beaucoup plus
une touffe d'arbres qui faisoient, ce luy sembloit, un assez gracie& de raison, en vous rencontrant, Stelle, quelle femme ay-je trouvée ?
ombrage, il y tourna ses en volonté de s'y reposer quelque Car y a-t'il rien qui soit plus incapable d'amitié que vous ? vous,
temps. A peine y estoit-il arrivé, qu'il vid venir d'assez loing un dis je, qui ne vous plaisez qu'à tromper ceux qui se fient en vous,
berger, qui sernbloit chercher ce mesme lieu, pour la'mesme acca- et q" imitez le chasseur, qui poursu'it avec tant de soing la beste,
sion qui l'y avoit conduit. E t parce qu'il monstroit d'estre fort dont iipres il donne curée a ses cl-uens. - Vous avez, dit-elle,. si
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CORILAS
peu de raison en ce que vous dites, que ceiuy en aurait encore
moins, qui sjarresteroit à VOUS respondre. - P h s t à Dieu, dit Pourquoy m e voulez-vous blasmer,
le berger, que jJen eusse tousjours eu autant en mon am% De ce que vous n e sgavez faire ?.
ceste heure j'en ay en mes paroles, je n'a~roispas le regret qui V o u s aimez par opinion,
m'afflige. E t n o n pas par élection.
Et apres s'estre l'un et l'autre teus pour quelque temps, elle
releva sa voir, et chantant, luy parla de ceste sorte ; et luy de STELLE
mesrne, pour ne demeurer sans response, luy alloit repliquant.
Je vozis aime, et vous aimeray,
Quoy que vostre amour soit changée.
, DIALOGUE DE STELLE ET CORILAS

CORILAS
STELLE
M o y , jamais ie n e changeray
Voudriez vous estre, m ~ mberger, Cvlle O&m o n ame est engagée : '

.4 taute d'amozrr infidelle ? N e croyez point qzt'h chaque jour


Je change comme vous d'amour.
CORILAS

POW suivre vostre esprit leger, STELLE


Il f m t plzjstost une bonne aisle, V o u s estes doncqztes resolu
QU, n o n pas un courage haut, De sztiwe une amitié nouvelle ?
$lais vows suivre, c'est u n deffaut.

STELLE CORILAS
S i quelpuefois voz~sm'avez pleu,,
Je vous jzrgeois.estre plus belle ;
J'ay depuis veu la ~ e r i t é ,
V o u s avez trop peu de beaut6.
CORILAS

N e parlons plus d u temps tassé, STELLE


Celuy vit mal qui ne s'amendé, Iiz fidelle !vous desfmisez
Le passé n e peut revenir, U n e amztié qui fut s i grandc !
N1, moy n o n p l i s m'en soimenZr.

STELLE
De vostre erreur vous m'accusez,
Que c'est de n e s p v o i r aymer, L e battu paye ainsi l'amende ;
Et se figurer le contraire ! - 1. 12
du palais) ou si l'eau qu'il beut quand il tomba dans la riviere en
est la cause. Tant y a que depuis il est allé trainant, tantost dans
le lict, tantost dehors, mais en fin il a pris une fievre si ardante,
que ne sçachant plus de remede a sa santé, la nymphe me
commanda de venir en diligence vous querir à fin que vissiez ce
qui seroit necessaire pour le sauver.
Le druyde estoit demeuré fort attentif durant ce discours, et
fit divers jugements selon les sujets des paroles de sa niece, et
peut-estre assez approchans du vray, car il cogneut bien qu'elle
n'estoit pas du tout exempte ny d'amour, ny de faute. Toutesfois,
comme fort advisé qu'il estoit, il dissimula avec beaucoup de dis-
cretion, et dit à sa niece qu'il estoit tres-aise de pouvoir .servir
Galathée, et mesme en la personne de Celadon, de qui il avoit
tousjours aimé les parens, et qu'encor qu'il fust berger, il ne lais-
soit d'estre de l'ancien tige des chevaliers, et que ses ancestres
avoient esleu ceste sorte de vie pour plus reposée, et plus heureuse
que celle des cours ; qu'a ceste occasion, il le falloit honnorer et
faire bien servir, mais que ceste façon de vivre dont usoit Gala-
thée n'estoit ny belle pour la nymphe, ny honnorable pour elle ;
qu'estant arrivé au Palais et ayant veu ses déportements, il luy
droit comme il vouloit qu'elle se gouvernast.
La nymphe un peu honteuse luy respondit, qu'il y avoit long-
temps qu'elle avoit fait dessein de le luy dire, mais qu'elle n'avoit
eu tiy la hardiesse ni la commodité ; qu'A la verité Climante estoit
cause de tout le mal. - O ! respondit Adamas, s'il y avoit moyen
de l'attraper, je luy ferois bien payer avec usure le faux tiltre qu'il
s'est usurpé de druyde. - Cela sera fort aisé, dit la nymphe, par
le moyen que je vous diray. Il dit à Galathée qu'elle retournast
deux ou trois fois au lieu, où elle devoit trouver cest homme, en
cas qu'elle ne l'y rencontrast la premiere fois. Je sçay que
Polernas et luy ayant esté trop tardifs le premier jour,
ne manquerent d'y venir les autres suivants ; qui
voudra surprendre ce trompeur, il ne faut que se
cacher au lieu que je vous monstreray, ôù
sans doute il viendra. E t quant au
jour, vous' le pourrez sçavoir de
Galathée, car quant a moy
je l'ay oublié.
Se cachant entre des buissons, il [Ergaste] appercut
Bellinde aisise sur les gazons qui fornoient une
espece de sieges autour de la fontaine, et Celion aux
Ergaste surprend la conversation de Belinde avec genoux de ,ln bergere.
Celion, près de la fontaine des ~ ~ c ~ r n o r e s .
LE D I X I E S M E L I V R E
DE L A P R E M I E R E P A R T I E
D'ASTRÉE

Avec ces discours, le druyde et la nymphe tromperent une par-


tie de la longueur du ihemin, ayant esté et l'un et l'autre si atten-
tifs, que presque sans y penser, ils se trouverent aupres du palais
dYIsoure.Mais Adamas qui vouloit en toute façon remedier a ceste
. vie, l'instruisit de tout ce qu'elle avoit a dire de luy à Galathée,
et sur tout de ne point luy faire entendre qu'il ait desapreuvé ses
actions : Car, disoit-il, je cognois bien que le courage de la nymphe
se doit vaincre par douceur et non par force. Mais cependant, ma
niece, souvenez vous de vostre devoir, et que ces amourachements
sont honteux, et pour ceux qui en sont atteints, et pour ceux qui
les favorisent.
Il eust continué ses remonstrances, si, à l'entrée du palais, ils
n'eussent rencontré Silvie qui les conduisit où estoit Galathée ;
pour lors, elle se promenoit dans le plus proche jardin, cependant
que Celadon reposoit. Soudain qu'elle les apperceut, elle s'en vint
a eux, et le druyde d'un genouil en terre, la salua en luy baisant
la robbe et de mesme Leonide ; mais les relevant, elle les embrassa
tous deux, remerciant Adamas de la peine qu'il avoit prise de
venir, avec asseurance de s'en revancher en toutes les occasions
qu'il luy plairoit. Madame, dit-il, tous me5 services ne scauroient
meriter la moindre de ces belles paroles. Je regrette seulement
que ce qui se presente ne soit une preuve plus grande de mon affec-
,tien, afin qu'en quelque sorte vous puissiez cognoistre que si je
suis vieiuy sans vous avoir fait service, ce n'a pas esté faute de
volonté, mais de n'avoir eu l'heur d'estre emplo<é. - Adamas,
respondit la nymphe, les services que vous avez rendus A- Amasis,
je les tiens pour miens, et ceux que j'ay receus de vostre niece,
je les reçois comme de vous. Par ainsi vous ne-pouvez pas dire
qu'en la personne de ma mere vous ne m'avez beaucoup servie,
370 L A 1. P A R T I E D ' A S T R É E
LIVRE DlXIESME 37 1
et qu'en celle de vostre niece, vous n'ayez bien souvent esté em-
ployé. Quelquefois, si je puis, je recognoistray ces services tous pour sçavoir si s a niece luy avoit dit la verité, la pria de luy
ensemble, mais en ce qui se presente à ceste heure, ressouvenez- raconter tout ce qu'elle en sçavoit. Silvie qui vouloit en toute
vous, puis qu'il n'y a rien de plus douloureux que les blesseures sorte rompre ceste pratique, le fit sans dissimulation, et le plus
qui sont aux parties plus sensibles, qu'ayant l'esprit blessé vous briefvement qu'il luy fut possible, de ceste sorte :
ne sçauriez jamais trouver occasion de me servir qui me fust plus
agreable que celle-cy. Nous en reparlerons à loisir, cependant allez
vous reposer, et Silvie vous conduira en vostre chambre, et HISTOIRE DE LEONIDE
Leonide me rendra conte de ce qu'elle a fait.
Ainsi s'en alla le druyde. Sçachez que pour mieux vous faire entendre tout ce que vous
E t Galathée caressant Leonide plus que de coustume, luy me demandez, je suis contrainte de toucher des particularitez
demanda des nouvelles de son voyage, à quoy elle satisfit : Mais, d'autre que de Galathée, et je le feray d'autant plus volontiers,
continua-t'elle, madame, je loue Dieu que je vous retrouve plus qu'il est mesme à propos que pour y pourvoir à Padvenir, elles ne
joyeuse que je ne vous avois laissée. - M'amie, luy dit la nymphe, vous soient point cachées. C'est de Leonide dont je parle, que le
la guerison toute evidente de Celadon m'a rapporté ce bien, car i1 destin semble vouloir embrouiller d'ordinaire aux desseins de
faut que vous sçachiez que vous ne fustes pas à une lieue d'icy Galathée. Ce que je vouç en dis, n'est pas pour la blasmer, ou pour
qu'il se resveilla sans fievre, et depuis est allé amendant de sorte, le publier, car le vous disant, je ne le croy moins secret, que si
que luy mesme espere de se pouvoir lever dans deux ou trois jours. vous ne l'aviez pas sceu. Il faut donc, que vous entendiez, qu'il y
- Voilà, respondit Leonide, les meilleures nouvelles qu'à mon a fort longtemps que la beauté et les merites de Leonide luy ac-
retour j'eusse peu desirer, que si je les eusse sceues plustost. je quirent, apres une longue recherche, l'affection de Polemas. E t
n'eusse pas conduit ceans Adamas. - Mais à propos, dit Gala- parce que les merites de ce chevalier ne sont point si petits, qu'ils
thée, que dit-il de cest accident ? car je m'asseure que vous luy ne puissent se faire aimer, vostre niece ne se contenta d'estre
avez tout declaré. - Vous me pardonnerez, madame, dit Leonide, aymée, mais voulut aussi aymer ; toutesfois elle s'y conduisit
je ne luy ay dit que ce que j'ay pensé ne luy pouvoir estre caché avec tant de discretion, que Polemas mesme fut longuement sans
lors qu'il seroit icy. Il sçait l'amitié que vous portez à Celadon, en rien sçavoir. Je sçay que vous avez aimé, et que vous sçavez
que je luy ay dit estre procedée de pitié, il cognoit fort bien ce mieux que moy, combien mal aisément se peut cacher amour,
berger et tous ceux de sa famille et s'asseure de luy pouvoir per- tant y a qu'en fin le voile estant osté, et I'un et l'autre se cogneut,
suader tout ce cp'h luy plaira. E t je croy, quant à moy, si vous l'y et amant et aimé : toutesfois ceste amitié estoit si honneste, qu'elle
employez, qu'il vous servira, mais il faudroit luy parler ouverte- ne leur avoit permis de se l'oser declarer.
ment. - Mon Dieu ! dit la nymphe, est-il possible ? je suis cer- Apres le sacrifice qu7Amasis fait tous les ans le jour qu'elle
taine que s'il l'entreprend, le tout ne peut reussir qu'à mon con- espousa Pymandre, il advint que l'apres-dinée nous trouvans
tentement, car sa prudence est si grande et son jugement aussi, toutes dans les jardins de Montbrison, pour passer plus joyeuse-
qu'il ne peut que venir à bout de tout ce qu'il commenc,~ r a - . ment ceste heureuse journée, elle et moy, pour nous garentir du
Madame, dit Leonide, je ne vous parle point sans fondement, vous " soleil, nous estions assises sous quelques arbres qui faisoyent
verrez, si vous vous servez de luy, ce qui en sera. un agreable ombrage. A peine y estions-nous que Polemas se vint
Voilà 1a.nymphe la plus contente du monde, se figurant desja mettre parmy .nous, feignant que ç'avoit esté par hazard qu'il
au comble de ses desirs. Mais cependant qu'elles discouroyent nous eust rencontrées, quoy que j'eusse biin pris garde qu'il y
ainsi, Silvie et Adamas s'entretenoyent de. ce mesme affaire, car avoit long-temps qu'il nous accompagnoit de l'œil. E t parce que
la nymphe qui avoit beaucoup de familiarité avec le druyde luy nous demeur.io& sans dire mot, et qu'il avoit la voix fort bonne,
en parla dés l'abord tout ouvertement. Luy qui estoit fort advisé, je luy dis qu'il nous obligeroit fort s'il vouloit chanter. Je le feray,
dit-il, si ceste belle, monstrant Leonide, me le commande. - Un
372 L A I . P A R T I E D'AST.RÉE LIVRE D I X I E S M E
tel commandement, dit-elle, seroit une indiscretion, mais j'y Sois m a dame, disois-je, et non pas ma cruelle,
employeray bien m a priere, et mesmes si v o u s avez quelque chose Puis que tant de beazdé te rend dame de tous.
de nouveau. - Je le veux, respondit P o k m a s , et de plus je v o u s
asseureray que ce que vous orrez, n'a esté fait que durant le sacri- Regarde ta bonté plustost que fa rigueur,
fice, cependant que vous estiez e n oraison. - Ef q u o y , l u y d i r j e , Quand t u vezlx ~ h a s t i e r disoit-elle,
, une offense.
m a compagne est donc le sujet d e ceste chanson ? - O u y certes, m e Et moy je luy disois :E t tnv de mesme pense,
respondit-il, et j'en suis tesmoing. E t lors il commença de ceste Qu'à tes yeux tant humains doit ressembler ton c~zzrr.
sorte.
Souviens toy, disoit-elle, ô grand Dieu, que je suis
A toy dés ma naissunce et que toy seul j'adore.
STANCES Et moy je suis ri toy, &sois-je, et sçache encore
d'une- Dame e n devotion. Quenulle autre que toy adorer je ne puis.

Dans le temple sacré, les grands dieux adoroit Mesure, disoit-elle, à l'Amour ta pitié.
Celle que tous les caurs adorent d'ordinaire : Et lors elle tranchait pour zen temps son murmure.
Elle,' sans qui la grace a u monde ne peut plaire, Et rnoy je h j ' disois :Et toy, belle, mssure
Des yeux et de la voix, des graces reqzteroit. Ta pitié, non à. moy, mais à m o n amitié.

Et bien qu'elle voulust ses beaux yeux desarmer, Ses v a z ~ xfurent~receus,et les miens repoussez,
Et laissey de sa voix les appas et les charmes, E t toutesfois les miens azioyent bien plus d ~zele,
i
Ses beaux yeux et sa voix avoyent de telles armes, Car de la seule foy les siens naissoyent en elle,
Qu'on ne pouvoit la voir n y l'ouyr sans I'aymer. M o y je voyois la saincte oh les miens sont dressez.
8

S i qz~elqueioisses yeux d'un sainct zele enflanzbez, Elle obtint Le pardon (mais qui peut refuser
Vont m?gnnrdant le ciel, to~cteame elle mignarde, Chose qu'elle demande ?) et j'en portay la peine,
Et si demy feumez en bas elle regarde, Car depuis s'esl'oignant de toute chose humaine,
O que leurs mouvemens ont de traits desrobez! Elle ne me vid plus que pour me mespriser.

Q l ~ esi q u e l p e souspir va dl: CCEW s'esgarant, Est-ce ainsi, dis-je lors, que t'ayant fait mercy,
Quand les d o ~ c c <d~u sciel en esprit elle espreuve, Au lieu de pardonner t u me fais N n outrage ?
O que cet air fzsitij incontinent rztreuve O grand Dieu !puny-la d'un si mauvais cowage,
D'autres sous+ius esmeus d'un esprit different ! Car si je faus, ses yeux me l'ordonnent ainsi.

O Dieu, disoit elle, ayez pitié de moy ! N o u s estions demeurées fort attentifves, e t peut-estre j'eusse
Et mon. desir alors s'eijorceoit de luy dire : sceu quelque chose d'avantage, n'eust esté q u e Leonide, craignant
Ayez 6itié de moy, qtci la pttié desire : que p o l e k a s n e déclarast ce qu'elle m e vouloit cacher, soudain
Les effects de PitiP doit ressentir en soy. . qu'il e u t parachevé prit la parole. J e gage, dit-elle, q u e je devi-
neray pour q u i ceste chanson a est6 faite.'Et lors s'approchant de
Sois pere, disoit-elle, et non juge en courroux. son oreille, fit semblant d e la nommer ; mais e n effect elle l u y
P k s que tu v e q ô Dieu, que pere l'on t'appelle. dit qu'il prist garde à ce qu'il diroit devant m o y . L u y c o m m e .
LIVRE DIXIESME 375
374 L A 1. P A R T I E P A S T R É E
discret, se retirant, luy repondit : Vous n'avez pas deviné, je vous ressentir0i.t les mesmes coups, ce que vous ne pouvez, d'autant
jure que ce n'est pas pour celle que vous m'avez nommée. qu'un feu ne se peut brusler soy-mesme. Si ne devez-vous pas,
Je m'apperceus alors qu'elle se cachoit de moy, qui fut cause encor qu'insensible à vos beautez, l'estre à nos larmes, ny estre
que feignant de cueillir quelques fleurs, je m'ostay d'aupres d'eux marrie, où les armes du merite ne peuvent resister, si celles de la
et m'en allay $un autre costé, non toutesfois sans avoir l'mil pitié pour le moins rebouchent le tranchant de vos rigueurs, à fin
leurs actions. que de mesme qu'on vous adore comme belle, ofi vous puisse
Or, depuis, Polemas mesme m'a raconté le tout, ma.is ç'a esté louer comme humaine.
apres que son affection a esté passée, car tant qu'elle a continuÉ, Leonide aimoit ce chevalier, et toutesfois ne vouloit pas qu'il le
il n'a pas esté en i x n pouvoir de luy faire rieri advouer. sceut encores ; mais aussi elle craignait qu'en luy ostant l'espoir
Estans donc demeurez seuls, ils reprindrent les brisées qu'ils entierement, elle ne luy fist perdre le courage. Cela fut cause qu'elle
avoient laissées, et elle fut la premiere qui commenp : E t quoy, luy respondit : Si vostre amitié est telle, le temps m'er? donnera
Poleni:;, dit-elle, vous vous jouez ainsi de vos amies ? Advouez - plus de cognoisiance que ces paroles trop pien dictes pour proceder
la verité, pour qui sont ces vers ? -Belle nymphe, dit-il, en vostre d'affection ; car, à ce que j'ay ouy dire, l'affection ne peut estre
ame ïous scavez aussi bien pour qui ils sont que moy. - E t com- sans passion, et la passion ne peut permettre i. l'esprit un si libre
ment, dit-elle, me croyez-vous quelque devineuse ? - Ouy certes. discours. Mais quand le temps m'en aura autant dit que vous, vous
respondit Polemas, et de celles qui n'ob6issent pas au dieu qui devez croire que je ne suis ny de pierre. ny si mescognoissante
parle par leur bouche, mais qui se font obeir à luy. - Comment que vos merites ne me soient cogneus, et que vostre amitié ne
entendez-vous cet enigme ? dit la nymphe. - J'entends, repli- m'esmeuve ; jusques alors n'esperez de moy, que cela mesme que
qua-t'il, qu'amour parle par vostre bouche, autrement vos paroles vous pouvez de mes compagnes en general.
ne seroient pas si pleines de feus et d'amour qu'elles peussent Le chevalier luy voulut baiser la main pour ceste asseurance,
allumer en tous ceux qui les oyent des brasiers si ardants. E t mais parce que Galathée la regardoit : Chevalier, luy dit-elle,
toutesfois vous ne luy obeissez point, encor qu'il commande que soyez discret, chacun a l ' c d sur nous. si vous me traittez de
qui aime soit aimé ; car toute desobeissante, vous faites que ceux ceste sorte vous me perdrez. E t à ce mot elle se leva et vint
qui meurent d'amour pour vous, vous peuvent bien ressentir entre nous qui allions cueillant des fleurs.
beile, mais non jamais amante ny seulement pitoyable. J'en jure Voilà la premiere ouverture qu'ils se firent de leurs volontez.
pour mon particulier, qui puis avec verité jurer n'y avoir au qui donna occasion à Galathée de s'en mesler. Car s'estant apper-
monde de beauté plus aimée que la vostre l'est de moy. ceue de ce qui s'estoit passé au jardin, et ayant dés long-temps fait
E n disant ces dernieres paroles il rougit, et elle sousrit en luy dessein d'acquerir Polemas, voulut le soir scavoir ce qui s'estoit
respondant : Polemas, Polemas, les vieux soldats par leurs playes passé entre Leonide et luy, parce qu'elle s'est tousjours rendue
monstrent le tesmoignage de leur valeur, et ne s'en plaignent fort familiere à vostre niece, et qu'elle a monstré de la particula-
point ;.vous qui vous plaignez des vostres, seriez bien empesché . riser en ses secrets, la nymphe n'osa luy nier entierement la verité
de les monstrer, si Amour comme vostre general, pour vous donner de ceste recherche. I l est vray qu'elle luy teut ce qui estoit de sa
digne salaire, demandoit de les voir. -- Cruelle nymphe, dit le volonté propre, et sur ce discours Galathée 'voulut sçavoir les
chevalier, vous vous trompez, car je luy dirois seulement :O Amour! paroles partic~dieresqu'ils s'estaient dictes, en quoy vostre niece
oste ce bandeau, et regarde les yeux de mon ennemie. Car il n'au- en partie satisfit, et en partie dissimula. Si est-ce qu'elle en dit
roit pas si tost ouvert les yeux qu'il ressentiroit les mesmes playes assez Pour accroistre de telle sorte*le dessein de Galathée que
que je porte au m u r , non point comme vous dites en me plaignant, depuis ce jour elle resolut d'en estre aimée, et entreprit ceste œuvre
mais tant s'en faut en faisant ma gloire d'avoir un si digne autheur avec de tels artifices, qu'il estoit impossible qu'il advinst autre-
de ma blesseure. Par ainsi jugez que si Amour vouloit entrer en
ment. D'abord elle deffendit à Leonide de continuer plus outre .
raison avec moy, je luy aurois plustost satisfait qu'à vous, car il ceste affection, et puis luy dit qu'elle en coupast toutes les racines,
376 LA I. PARTIE D'ASTRÉE LIVRE DIXIESME
parce qu'elle sçavoit bien que polemas avoit autre dessein, et que ricieux avoit tousjours les yeux sur son thresor, prit garde à
cela ne luy serviroit qu'a se faire mocquer. Outre que si Amasis l'amour naissante de ce nouvel amant, et quelquefois s'en plai-
venoit à le scavoir, elle en seroit offensée. gnoit à elle. Mais la froideur de ses responses, au lieu d'esteindre
Leonide qui alors n'avoit pas plus de malice qu'un enfant, ses jalousies, seulement amortissoit peu a peu ses amours ; car,
receut les paroles de la nymphe comme de sa maistresse, sans considerant combien il y avoit peu d'asseurance en son ame, il
penetrer au dessein qui* les luy faisoit dire et ainsi demeura tascha de prendre une meilleure resolution qu'il n'avoit fait
quelques jours si retirée de Polemas qu'il ne sçavoit à quoy il en par le passé, et ainsi, pour ne voir un autre triompher de luy, il
estoit. Au commencement cela le rendoit plus ardent enlarecherche, esleut plustost de s'esloigner. Recepte, à ce que j'ay ouy dire, la
car c'est l'ordinaire de ces jeunes esprits de desirer avec plus de meilleure qu'une ame atteinte de ce mal puisse avoir pour s'en
violence ce qui leur est le plus difficile. E t de faict il continua de delivrer. Car tout ainsi que le commencement de l'amour est
sorte, que Leonide avoit assez de peine à dissimuler le bien qu'elle produit par les yeux, il me semble que celuy de son contraire le
luy voüloit, et en fin le sceut si mal faire que Polemas cogneut doive estre par le deffaut de la veue, qui ne peut astre en rien tant
bien qu'il estoit aimé. Mais voyez ce que l'Amour ordonne ! qu'en l'absence, où l'oubly mesme couvre de ses cendres les trop
ce jeune amant, apres avoir trois ou quatre mois continué ceste vives representations de la chose aimée.
recherche d'autant plus violemment qu'il avoit moins d'asseurance E t de faict Agis parvint heureusement à son dessein, car à peine
de la bonne volonté qu'il desiroit, aussi tost presque qu'il en est cer- estoit-il entierement pafty, que l'amour partit aussi de son ame,
tain, perd sa violence, peu à peu aime si froidement, que d'autant y logeant en sa place le mespris de ceste volage. Si bien que
que la fortune et l'amour, quand ils commencent à descendre, Leonide en ce nouveau dessein d'acquerir Polemas, perdit celuy
tombent tout à fait, la nymphe ne se prit garde qu'elle demeura qui des-ja estoit entierement a elle.
la seule en ceste affection. Mais les brouilleries d'Amour ne s'arrestans pas la (car il voulut
Il est vray que Galathée qui survint là dessus en fut en partie que Polemas ressentist aussi de son costé ce qu'il faisoit endurer
la cause ; car. ayant dessein sur Polemas, elle usa de tel artifice à la nymphe), presque en ce mesme temps l'affection de Lindamor
et se servit si bien? et de son authorité et du temps, que l'on peut prit naissance, et il advint que, tout ainsi que Leonide avoit des-
dire qu'elle le luy desroba insensiblement, parce que quand Leo- daigné Agis pour Polemas, et Polemas Leonide pour Galathée,
nide le rudoyoit, Galathée le favorisoit, et quand l'autre fuyoit de mesme Galathée desdaigna Polemas pour Lindamor. De dire les
sa compagnie, celle-cy l'attiroit A la sienne. E t cela continua si folies que l'un et l'autre ont faites, il seroit trop mal aisé. Tant y a
longuement et si ouvertement que Polemas commença de tourner que Polemas se voyant enfin payé de la mesme monnoye dont il
les yeux vers Galathée, et peu apres le cceur les suivit ; car se. paya vostre niece, n'a peu pour cela perdre, ny l'esperance, ny
voyant favoriser d'une plus grande que celle qui le mesprisoit, il l'amour, au contraire a recherché toute sorte d'artifice pour
se blasmoit de le souffrir sans ressentiment, et de n'embrasser la T'entrer en grace. mais jusques à ceste heur2 fort inutilement. I l
fortune qui toute riante le venoit rencontrer. est vray que s'il n'a peu rien obtenir de plus avantageux, il a
Mais, ô sage Adamas, voyez quelle gratieuse rencontre a esté pour le moins fait en sorte, que celuy qui a esté cause de son mal,
celle-cy, et comme i1.a pleu a l'Amour de se jouer de ces cœurs. 11 n'a pas esté le possesseur de son bien ; car, soit par les artifices ou
y avoit ,quelque temps que par l'ordonnance de Clidaman, Agis par la volonté des dieux, qu'un certain de;ot druide luy a declarée
se rencontra serviteur de vostre niece, et comme vous sçavez, par depuis quelque.temps en ça, Lindamor n'est plus aimé. E t semble
l'élection de la fortune. Or, quoy que ce jeune chevalier ne se fust qu'Amour ait pris dessein de ne laisser jamais en repos l'estomac
point donné a Leonide de sa deliberation, si consentit-il au don, et de Galathée, la memoire de l'un n'estant si tost effacée en son ame
l'appreuva par les services que depuis il lny rendoit et qu'elle qu'une autre n'.y prenne place.
n'eut point desagreables, à ce qu'elle monstroit par ses actions. E t nous vbicy a ceste heure reduittes a l'amour d'un berger,
Mais quand Polemas entreprit de. la servir, Agis qui comme ava- qui comme berger peut en sa qualité meriter beaucoup. mais non
point en celle de serviteur de Galathée. E t toutesfois elle en est si
passionnée, que si son mal eust continué, je ne sçay ce qu'elle les forces de ce dieu, de peur que vous asseurant trop en l'opi-
fust devenue, pouvant dire n'avoir jamais veu une telle curiosité nion de ce que vous jugez impossible, vous ne soyez surprise
ny un si grand soing que celuy qu'elle a eu durant son mal. avant que de vous y estre preparée. J'ay ouy dire que Celadon
Nais ce n'est pas tout ; il faut qu'en ce que je vay vous dire, ô est si beau, si discret et si accompli qu'il ne luy deffaut nulle des
sage Adamas, vostre prudence face paroistre un de ses effects ordi- perfections qui font aimer ; s i cela est, il y a du danger, d'autant
naires. Vostre niepce est tant esprise de Celadon que je ne sçay si que les trahisons d'amour sont si difficiles à descouvrir, qu'il ny
Galathée l'est d'avantage. Là dessus la jalousie s'est meslée entre en a eu encor un seul qui l'ait peu faire. - Laissez m'en la peine,
elles et quoique j'aye tasché d'excuser et de rabatre ces coups le dit-elle, et voyez sevlement ce que vous voulez que je fasse en cest
plus qu'il m'a esté possible, si est-ce que j'en desespere à l'advenir. affaire dont nous avons discouru. - Il me semble, dit le druide,
C'est pourquoy je loue Dieu de vostre venue. car sans mentir je qu'il faut que ceste guerre se fasse à l'œil, et quand j'auray veu
ne scavois plus comme m'y conduire sans vous, Vous m'excuserez conime va le monde, nous disposerons des affaires au moins
bien si je vous parle ainsi franchement de ce qui vous touche, mal qu'il nous sera possible, et cependant tenons nostre dessein
l'amitié que je vous porte à tous deux m'y contraint. secret.
Ainsi paracheva Silvie son discours avec tant de demonstration Là dessus Silvie le laissa reposer, et vint retrouver Galathée qui
de trouver ceste vie mauvaise, quJAdamas l'en estima beaucoup. . avec Leonide, estoit pres du lict de Celadon ; car ayant sceu qu'il
Et pour donner commencement, non point à la guerison du berger, estoit esveillé, elles n'avoient peu ny l'une ny l'autre retarder
mais à celle des nymphes, car ce mal estoit le plus grand, Adamas d'avantage de le voir. Les caresses qu'il fit à Leonide ne furent pas
luy demanda quel estoit son advis. Quant à moy, dit-elle, je vou- petites, car pour la courtoisie dont elle l'obligeoit, il l'aimoit et
drois commencer à leur oster la cause de leur mal, qui est ce berger, estimoit beaucoup, quoy que l'humeur de Silvie luy pleust d'avan-
mais il le faut faire avec artifice, puis que Galathée ne veut point tage. Peu apres ils entrerent en discours d'Adamas, loiiant sa
qu'il s'en aille - Vous avez raison, respondit le druide, mais en sagesse, sa prudence et sa bonté ; sur quoy Celadon s'enquit si ce
attendant que nous le puissions faire, il faut bien garder qu'il ne n'estoit pas cestuy-cy qui estoit fils du grand Pelion, duquel il
devienne amoureux d'elles, d'autant que la jeunesse et la beauté avoit ouy dire tant de merveilles. C'est luy-mesme, respondit
ont une sympathie qui n'est pas petite, et ce seroit travailler en Galathée, qui est venu expres pour vorre mal. - O madame, res-
vain s'il venoit à les aymer. - O Adamas, dit Silvie. si vous co- pondit le berger, qu'il seroit bon medecin, s'il le pouvoit guerir,
gnoissiez Celadon comme moy, vous n'auriez p ~ i n t ~ c e scrainte
te ; mais j'ay opinion que quand il le cognoistra, il desesperera
il est tant amoureuir d'Astrée que toute la beauté du monde, hors plustost de mon salut' qu'il n'osera pas entreprendre la curp.
la sienne, ne luy peut plaire, et puis il est encor assez mal pour Galathée croyoit qu'il parlast du mal du corps. Mais, dit-elle,
songer à autre chose qu'à sa guerison. - Belle Silvie, respondit le est-il possible que vous croyez d'estre encor malade ? Je m'asseure
druide, vous parlés bien en personne qui ne sçait guiere d'Amour que si vous voulez vous y aider, en deux jours vous sortirez du
et comme celle qui n'a encores senti ses forces. Ce petit dieu, d'au- lict. - Peut-estre, madame, respondit Leonide. ne sera-t'il pas
tant qu'il commande à toute chose, se moque aussi deyoute chose, guery pour cela, car qudquefois nous portons le mal si caché, que
si bien que quand il y a-moins d'apparence qu'il doive faire un - nous mesmes n'en sçavons rien, qu'il ne soit en extremité. -
effect, c'est lors qu'il se plaist de faire cognoistre sa puissance. Ne Leur discours eut duré d'avantage, n'eust esté que le druide les
vivez point vous mesme si asseurée, puis qu'.il n'y a encor eu nulle vint trouver, .afin de voir ce qui seroit necessaire pour son
sorte de vertu qui ne se soit peu exempter de l'amour; la chasteté dessein. 11 le trouva assez bien disposé pour le corps, car le mal
mesme ne l'a sceu faire, tesmoin Endymion. -Voy, dit incontinent avoit passé sa furie, et venoit sur le declin; mais quand il eut
Silvie. pourquoy, ô sage Adamas, m'allez-vous presageant un si parlé à luy, il jugea bien que son esprit avoif du mal, encor qu'il
grand desastre ? - C'est afin, dit-il, que vous vous armiez contre ne creust pas que ce fust pour ces nymphes. E t s~achantbien
que le prudent medecin doit tousjours apporter le premier remede
380 L A .I. P A R T I E D'ASTRÉE LIVRE DIXIESME . 381

au mal qui est le plus prest à faire son effort, il resolut de com- dessein ? - L'ambition que chacun doit avoir, respondit le berger,
mencer sa cure par Galathée. est de faire bien ce qu'il doit faire, et en cela estre le premier entre
E t en ce dessein, desirant de s'esclaircir tout à faict de la volonté ceux de sa condition. et la beauté que nous devons regarder, et qui
de Celadon, le soir que toutes les nymphes estoient retirées, il prit nous doit attirer, c'est celle-là que nous pouvons aimer, mais non
garde quand Mer$ n'y estoit point, et ayant fermé les portes, il pas celle que nous devons reverer, et ne voir qu'avec les yeux du
luy parla de ceste sorte. Je croy, Celadon, que votre estonnement respect. - Pourquoy, dit le druide, vous figurez-vous qu'il y ait
n'a pas esté petit, de vous voir tout à coup eslevé à une si bonne quelque grandeur entre les hommes, où le mente et la vertu ne
fortune que celle que vous possedez, car je m'asseure qu'elle est du puissent arriver ? - Parce, respondit-il, que je sçay que toutes
tout outre vostre esperance, puis qu'estant nay ce que vous estes, choses doivent se contenir dans les termes où la nature les a mises,
c'est à dire berger, et nourry parmy les villayes, vous vous voyez et que comme il n'y a pas apparence qu'un rubis, pour beau et
maintenant chery des nymphes, caressé et servy, je ne diray pas des parfait qu'il soit, puisse devenir un diamant, celuy aussi qui espere
dames,+quiont accoustumé d'estre commandées, mais de celle qui de s'eslever plus haut, ou pour mieux dire de changer de nature, et
commande absolument sur toute ceste contrée. Fortune à la verité se rendre autre chose que ce qu'il estoit, perd en vain et le temps et
que les plus grands ont desirée, mais où personne encore n'a peu la peine.
atteindre que vous, dont vous devez 1ouer.les dieux et leur en Alors le druide estonné des considerations de ce berger, et bien
rendre graces afin qu'ils la vous continuent. aise de le voir tant eslongné des desseins de Galathée, reprit la
Adamas luy parloit ainsi pour le convier à luy dire la verité de parole de ceste sorte: Or, mon enfant, je loue les dieux de ce que je
son affection, luy semblant que par ce moyen, monstrant de l'ap- trouve en vous tant de sagesse, et vous asseure que tant que VOUS
prouver, il le feroit beaucoup mieux descouvrir. A quoy le berger vous conduirez ainsi, vous donnerez occasion au Ciel de vous con-
respondit avec un grand souspir : Mon pere, si celle-cy est une bonne tinuer toute sorte de felicité. Plusieurs emportez de leur vanité
fortune, il faut donc que j'aye le goust depravé, car je ne ressentis sont sortis d'eux-mesmes sur des esperances encores plus vaines que
de ma vie de plus fascheux absynthes que ceux que ceste fortune, celles que je v o u ~ay proposées, mais que leur en est-il advenu ?
que vous nommez bonne, m'a fait gouster depuis que je suis en Rien, sinon apres une longue et incroyable peine, un tres grand
l'estat où vous me voyez. - E t comment ? adjousta le druide pour repentir de s'y estre si long temps abusez. Vous devez remercier le
mieux couvrir sa finesse, est-il possible que vous ayez si peu de Ciel qui vous a donné ceste cognoissance avant que vous ayez
cognoissance de vostre bien, que vous ne voyez à quelle grandeur occasion d'avoir leur repentir, et faut que vous le requeriez qu'il
ceste rencontre vous esleve ? - Helas ! respondit Celadon, c'est ce la vous conserve, à fin que vous puissiez conthuer en la tranquillité,
qrii me menace d'une plus haute cheute. - Quoy, vous craignez, luy et en la douce vie où vous avez vescu jusques icy. Mais puis que
dit Adamas, que ce bon-heur ne vous dure pas ? - Je crains, dit vous n'aspirez point à ces grandeurs ny à ces beautez, qu'est-ce
le berger, qu'il dure plus que je ne le desire. Mais pourquoy est-ce donc, ô Celadon, qui vous peut arrester parmy elles ? - Helas !
que nos brebis festonnent et meurent quand elles sont longuement respondit le berger, c'est la seule volonté de 'Galathée qui me retient
dans une grande eau, et que les poissons s'y plaisent et nourris- presque comme prisonnier. 11 est bien vray que si mon mal me
sent ? -Parce, respondit le druide, que c'est cofitre leur naturel..- l'eust permis, j'eusse essayé en toute façon d'eschapper, quoy que
Et croyez-vous, mon pere, luy repliqua-t'il, qu'il le soit moins j'en recognoisse l'entreprise difficile, si je ne suis aidé de quelqu'un,
'
contre celuy d'un berger, de vivre parmy tant de dames ? Je suis si ce n'est que laissant tout respect a part, je m'en vueille aller de
nay berger, et dans les villages, et rien qui ne soit de ma condition force. Car Galathée me tient de si court, et les nymphes quand elle
ne me peut plaire. - Nais est-il possible, adjousta le druide, que n'y est pas, et le petit Meril quand elles n'y peuvent demeurer, que ,

l'ambition qui semble estre née avec l'homme, ne vous puisse point je ne sçaurois tourner le pied que je ne les aye à mes costez. E t lors .
faire sortir de vos bois, ou que la'beauté dont les attraits sont si que j'en ay voulu parler à Galathée, elle s'est mise a m reproches
forts pour un jeune Cam, ne puisse vous divertir de vostre premier contre moy, avec tant de colere, qu'il faut advouer que je n'ay osé
382 LA I. P A R T I E D'.~sTRÉE LIVRE DIXIESME 353

luy en parler depuis, mais ce sejour m'a de sorte esté ennuyeux que se tourna de l'autre costé en sousriant; ce qui offensa de sorte
je l'accuse principalement de ma maladie. Que si vous avez jamais Leonide qu'elle resolut, à quelque prix que ce fust, de mettre
eu compassion d'une personne affligée, mon pere, je vous adjure, Celadon en liberté.
par les grands die-LY que vous servez si dignement, par vostre E t en ce dessein, le soir mesme, elle vint trouver son oncle, auquel
bonté naturelle, et par la memoire honorable de ce grand Pelion elle tint telJangage : Puis que vous voyez, mon pere, que Celadon
vostre pere, de prendre pitié de ma vie et joindre vostre prudence se porte si bie~i,que voulez-vous qu'il fasse icy plus longuement ?
à mon desir, afin de me sortir de ceste fascheuse prison, car telle Je ne vous ay point caché ce qui est de la volonté de Galathée :
puis-je dire la demeure que je fais en ce lieu. jugez quel mal il en peut advenir. J'ay voulu desabuser la nymphe
Adamas, tres-aise d'ouyr l'affection dont il le suppliait, l'em- de ce que cet imposteur de Climante luy a persuadé. mais elle est
brassa, et le baisa au front, et puis luy dit : Ouy, mon enfant, tant acquise à Celadon que tout ce qui l'en veut retirer luy est
soyez asseuré que je feray ce que vous me demandez, et qu'aussi ennemy declaré, de sorte que pour le plus seur il me semble qu'il
tost que vostre mal le vous permettra, je vous faciliteray les Seroit à propos de faire sortir ce berger de ceans, ce qui ne se p&t
moyens pour sortir sans effort de ce lieu. Continuez seulement en sans vous, car la nymphe a l'œil sur moy de telle façon, que je c e
ce dessein et vous guerissez. puis tourner un pied qu'elle n'y prenne garde et qu'elle ne me
E t apres plusieurs autres discours, il le laissa, mais avec t a n t . soupçonne.
de contentement, que si Adamas le luy eust permis, il se fust Adamas demeura un peu estonné d'ouyr sa niece parler ainsi, et
levé à l'heure mesme. eut opinion qu'elle eust peur qu'il se fust apperceu de la bonne
Cependant Leonide, qui ne vouloit laisser Galathée plus long- volonté qu'elle portoit au berger, et qu'elle voulust le prevenir.
temps en l'erreur où Climante l'avoit mise, le soir qu'elle vid Silvie Toütesfois jugeant que pour coupper les racines de ses amours, le
et le petit Meril retirez, se mit à genoux devant son lict, et apres meilleur moyen estoit d'en esloigner Celadon, il dit à sa niece, pour
quelques discours communs, elle continua : O madame, que j'ay mieux couvrir son artifice, qu'il desiroit ce qu'elle disoit sur toute
appris de nouvelles en ce voyage ! et des nouvelles qui vous tou- chose, mais qu'il n'en sçavoit trouver le moyen. - Le moyen,
chent, et ne voudrois pas, pour quoy que ce fust, ne les avoir dit-elle, est le plus aisé du monde : ayez seulement un habit de
sceues, pour vous destromper. - E t qu'est-ce ? respondit la nymphe, et l'en faites vestir. I l est jeune et n'a encor point de
nymphe. - C'est, adjousta Leonide. qu'il vous a esté fait la plus barbe ; par ceste ruze, il pourra sortir sans estre cogneu, et sans
grande meschanceté que jamais Amour inventast, et me semble qu'on sçache qui luy a aidé, et ainsi Galathée ne sçaura à qui s'en
que vous ne devez point regretter mon voyage, encor que je n'y prendre.
eusse fait autre chose. Ce druide qui est cause que vous estes icy, Adamas trouva ceste invention bonne, et pour l'executer plus-
est le plus meschant homme, et le plus rusé qui se meslast jamais de tost, resolut à l'heure mesme, que la nuict estant passée, il iroit
tromper quelqu'un. E t lors elle raconta d'un bout à l'autre ce querir un habit, sous pretexte de chercher des remedeç pour guerir
qu'elle avoit oüy de la bouche mesme de Climante, et de Polemas, d u tout le berger, faisant entendre à Galathée, qu'encor que le'
et que tout cest artifice n'avoit esté inventé que pour de posseder berger+fust hors de fievre, il n'estoit pas hors des dangers de la
Lindamor, et remettre Polemas en sa place. recheute et qu'il y falloit pourvoir avec prudence. E t communiqua
Au commencrment la nymphe demeura un peu estonnée. EU ce dessein à Silvie qui l'approuva fort, pourveu qu'il ne tardast
a
fin l'amour du berger qui la flattoit, luy persuada que Leonide pas beaucoup à revenir. *

parloit avec dessein, et pckr la divertir de l'amitié du berger, afin A peine Celadon estoit bien esveillé, que Galathée e t Leonide
de le posséder seule, de sorte qu'elle ne creut rien de ce qu'elle luy entrerent dans la chambre SOU5 pretexte d'apprendre comment il se
disoit. Au contraire le tournant en risCe, elle luy dit : ceonide, portoit, et en mesme temps.Adamas qui cogneut bien, voyant une
allez vous coucher, peut-estre vous leverez-vous demain plus fine, si grande vigilance de ces nymphes, que tout retardement estoit
et alors vous sçaurez mieux desguiser vos artifices. E t à ce mot dangereux. Apres avoir demandé à Celadon quelques hos ses ordi-
384 L.4 1. P A R T I E D ~ A S T R É E LIVRE D I X f E S M E 385

naires de son mal, il s'approcha de luy, et se tournant vers la donner quelques paroles pour ne pas la perdre entierement, et
nymphe, lui dit qu'elle luy permist de s'enquerir de quelques par- ainsi il luy respondit : Belle Leonide, quelle opinion auriez-vous de
ticularitez qu'il n'oseroit luy demander devant elle. Galathée qui moy, si oubliant Astrée que j'ay si longuement servie, je commen-
croyoit que ce fust de sa maladie, se recula, et donna lieu à Ada- çois une nouvelle amitié ? Je vous parle librement, car je sçay bien
mas de faire entendre son dessein au berger, luy promettant de que vous n'ignorez pas quel je suis. - O Celadon, respondit Leo-
revenir dans deux ou trois jours au plus tard. Celadon l'en conjura nide, ne vous cachez point de moy, je sçay autant de vos affaires,
par toutes les plus fortes prieres qu'il peut, cognoissant bien que que vous-mesme. - Donc, belle nymphe, repliqua le berger, si
sans luy ceste prison dureroit encores longuement. Apres l'en avoir vous le sçavez, comment voulez-vous que je puisse forcer cest
asseuré il tire à part Galathée, et luy dit que le berger pour ceste amour qui a tant de force en mon ame, que ma vie et ma volonté
heure se portoit bien, mais comme il luy avoit desja dit, il estoit à en dépendent ? Mais puis que vous sçavez que je suis, lisez en
craindre qu'il ne retombast et qu'il estoit necessaire de prevenir le mes actions passées et voyez que c'est qui me reste pour vous
mal, qu'à ceste cause il vouloit aller querir ce qui luy eçtoit neces- satisfaire, et dites moy ce que vous voulez que je fasse.
saire, et qu'il reviendroit aussi tost qu'il l'auroit recouvré. La Leonide, à ce discours, ne peut cacher ses larmes. Toutesfois,
nymphe fut tres aise de cecy, car d'cri costé elle desiroit la guerison comme sage qu'elle estoit, apres avoir consideré combien elle con-
entiere du berger, et de 1'autr;e la presence du druide comrnençoit trevenoit à son devoir de vivre de cette sorte, et combien elle tra-
de l'importuner, prevoyant qu'elle ne pourroit vivre si librement vailloit vainement, elle resolut d'estre maistresse de ses volontez.
avec son aimé Celadon qu'auparavant. Il cogneut bien quel estoit Mais d'autant que c'estoit une ceuvre si difficile qu'elle n'y pouvoit
son dessein, toutesfois il n'en fit point de semblant. parvenir tout à coup, il falut que le temps luy servist à preparer
Et incontinent apres le disner il se mit en chemin, laissant les ses humeurs, pour estre plus capables à recevoir les conseils de la
trois nymphes bien en peine, car chacune avoit un dessein different, prudence. E t en ceste resolution, elle luy parla de ceste sorte :
et toutes trois voulans en venir à bout, il estoit necessaire qu'elles Berger, je ne puis à ceste heure prendre le conseil qui m'est neces-
se trompassent bien finement. Cela estoit cause que le plus souvent saire, il faut que pour avoir assez de force, j'aye du loisir à r'amasser
elles estoient toutes trois autour de son lict, mais Silvie plus que les puissances de mon ame, mais qu'il vous souvienne de l'offre
tcutes les autres, afin d'empescher qu'elles ne luy peusent parler que vous m'avez faite, car je pretends de m'en prevaloir.
en particulier. Leur discours eust continué d'avantage si Silvie ne l'eust inter-
Si ne peut-elle faire si bon guet, que Leonide ne prist le temps de rompu, qui survenant et s'adressant à Leonide : Vous ne sçavez
luy dire la resolution qu'elle avoit prise avec son oncle, et puis elle pas, dit-elle, ma sœur, que Fleurial est arrivé et a tellement surpris
continua : Mais dites la verité, Celadon, vous estes encor si mes- la garde de la poite qu'il a plustost esté pres de Galathée que nous
cognoissant que, quand vous aurez receu ce bon office de moy, ne l'avons sceu. Il luy a donné des lettres et ne sçay d'où elles
vous ne vous en ressouviendrez non plus que VOLS voyez à ceste viennent, mais il faut que ce soit de bon lieu, car elle a changé de
heure l'amitié que je vous porte. Pour le moins ayez memoire des couleur d e w ou trois fois. Leonide incontinent se douta que c'es-
outrages que Galathée me fait à vostre occasion, et si l'amour qui toit Lindamor, qui fut cause qu'dle laissa le berger avec Silvie, et
en toute autre merite un autre amour, ne peut, naissant en moy, alla vers Galathée le qavoir asseurément.
produire le vostre, que j'aye ce contentement d'ouyr une fois de Silvie alors, se voyant seule avec luy, commença de l'entretenir
vostre bouche, que l'affection d'une nymphe telle que je suis, ne avec tant de courtoisie- que s'il y eust eu en ce lieu la quelque
vous est point desagreable. chose propre à luy donner de l'amour, c'eust esté elle sans doute.
Celadon, qui avoit desja bien recogneu ceste naissante amitié, E t voyez comme Amour se plaist à contrarier nos desseins ! Les
eust desiré de la faire 'mourir au berceau, mais craignant que le des- autres deux nymphes par tous artifices recherchent. de luy en
pit qu'elle en concevroit, ne luy fist produire des effects contraires à donner, et ne peuvent ; et celle-cy, qui ne s'en soucie point, attaint
la resolution qu'elle avoit prise avec son oncle, .il fit dessein de luy plus pres du but que les autres. Par là on peut cognoistre combien
LIVRE DIXIESME

Silvie luy respondit : Je suis si peu sçavante en ceste science,


l'Amour est libre, piiis que mesme il ne veut estre obligé de sa qu'il faut que je m'en remette à ce que vous en dites. Si crois-je
naissance à autre qu'à ce qui luy plaist. toutesfois, qu'il faut que ce soit autre chose que la beauté qui fasse
Cependant que Celadon estoit sur ceste mesme pensée, Silvie qui aimer, autrement une dame qui seroit aimée d'un homme, le
n'alloit recherchant que les occasions de le mettre en discours, parce devroit estre de tous. - I l y a, respondit le berger, plusieurs res-
qu'elle se plaisoit bien fqrt en sa conversation, et a l'ouyr parler, ponses à ceste opposition. Car toutes beautez 'ne sont pas $eues
luy dit : Vous ne scauriez croire, berger, combien ceste rencontre de d'un mesme œil, d'autant que tout ainsiqu'entre les couleurs il y en a
vous avoir cogneri me rapporte de plaisir, et je vous jure que d'ores qui plaisent à quelques uns, et qni déplaisent à d'autres, de mesme
en là, si Galathée m'en croit, tant que son frere sera hors de ceste faut-il dire des beautez, car tous les yeux ne les jugent pas sem-
contrée, nous aurons plus souvent vostre compagnie que nous blables, outre qu'aussi ces belles ne voyent pas chacun d'un mesme
n'avons pas eu par le passé. Car, à ce que je voy pôr vous, je pense œil, et tel leur plaira, à qui elles tascheront de plaire, et tel a c
qu'il y a du plaisir en vos hamealix, et parmyvoshonnesteslibertez, rebours, à qui elles essayeront de se rendre desagreables. bilais,
puis que vous-estes exempts de l'ambition, et par consequent des outre toutes ces raisons, il me semble que celle de Silvandre encores
envies, et que vous vivez sans artifice, et sans mesdisance, qui sont est tres bonne : quand on luy demande pourquoy il n'est point
les quatre pestes de la vie que nous faisons. - Sage nymphe, res- amoureux, il respond qu'il n'a pas encor trouvé son aymant, et
pondit le berger, tout ce que vous dites est plus que veritable, si que quand il le trouvera; il sçait bien qu'infailliblement il faudra
nous estions hors du pouvoir de l'amour. - Mais il faut que vous qu'il aime conlme les autres.
sçachiez que les mesmes effets que l'ambition produit aux cours, E t respondit Silvie : Qu'entend-il par cest aymant ? - Je ne
l'amour les fait naistre en nos villages ; car les ennuis d'un rival ne sçay, repliqua le berger, si je le vous sçauray bien deduire, car il a
sont guieres moindres que ceux d'un courtisan, et les artifices des fort estudié, et entre nous,nous le tenons pour homme tres-entendu.
amants et des bergers ne cedent en rien aux autres. E t cela est Tl dit qiie quand le grand Dieu forma toutes nos ames, il les toucha
cause que les medisans se retiennent entre nous la mesme authorité chacune avec une piece d'aymant, et qu'apres il mit toutes ces
d'expliquer comme bon leur semble nos actions, aussi bien qu'entre pieces dans un lieu à part, et que de mesmes celles des femmes,
vous. Il est vray que nous avons un advantage, qu'au lieu de deux apres les avoir touchées, il les serra en un autre magazin separé.
ennemis que vous avez qui est l'amour et l'ambition, nous n'en Que depuis quand il envoye les ames dans les corps, il meine celles
avons qu'un. E t de 1h vient qu'il y a quelques particuliers entre des femmes où sont les pierres d'aymant qui ont touché celles des
nous qui se peuvent dire heureux, et nul, comme je croy, entre les hommes, et celles des hommes à celles des femmes, e t leur en fait
courtisans ; car ceux qui n'aiment point, n'evitent pas les aileche- prendre une à chacune. S'il a des ames larronnesses, elles en
ments de l'ambition, et qui n'est point ambitieux n'aura pas pour prennent plusieurs pieces qu'elles cachent. 11 advient de la qu'aussi
cela l'ame gelée pour resister aux flammes de tant de beaux yeux, tost que l'ame est dans le corps et qu'elle rencontre celle qui a son
la où nu1 n'ayant qu'un ennemy, nous pouvons plus aisément luy aymant, il luy est impossible qu'elle ne l'aime et d'icy procedeiit
resister, comme .Silvandre a fait jusques icy, berger à la verité tous les effects de l'amour; car quant à celles qui sont aimées de
remply de beaucoup de perfections, mais plus heureux encore le plusieurs, c'est qu'elles ont esté larronnesses et ont pris plusieurs
peut-on dire sans l'offenser, que sage. Car quoy que cela puisse en . pieces. Quant à celle qui airile quelqu'un qui ne l'aime point, c'est
quelque sorte proceder de sa prudence, si est-ce que je tiens que que celuy-là a son aymant, et non pas elle le sien.
c'est un grand heur de n'avoir jusques icy rencontré beauté qui On luy fit plu&eurs oppositions, quand il disoit ces choses, mais
luy ait pleu. et n'ayant point trouvé ceste beauté qui attire, il n'a il respondit fort bien à toutes. Entre autres je luy dis : Mais que
jamais eu familiarité avec aucune bergere, qui est cause qu'il se veut dire que quelquefois un berger aymera plusieurs bergeres ?
conserve en sa liberté, parce que je croy,' quant à moy, si l'on - C'est, dit-il; que la piece d'aymant qui le toucha, estant entre
n'aime point ailleurs, qu'il est impossible de pratiquer longuement les autres, lors que Dieu les mesla, se cassa, et estant en diverses
une beauté bien aimable sans l'aymer.
LA I. PARTIE D'ASTRÉE LIVRE DIXIESME 359
pieces, toutes celles qui en ont, attirent ceste ame. Maisaussi prenez cognoissance, sinon qu'il disoit venir du lac de Leman où il avoit
garde que ces personnes qui sont esprises de diverses amours esté nourri petit enfant. Si est-ce que depuis qu'il a esté cogneu,
n'aiment pas beaucoup : c'est d'autant que ces petites pièces chacun luy a aidé, outre qu'ayant la cognoissance des herbes, et
separées n'ont pas tant de force qu'estans unies. du naturel des animaux,. le bestail augmente de sorte entre ses
De plus, il disoit que d'icy venoit que nous voyons bien souvent mains, qu'il n'y a celuy qui ne desire de luy en remettre, dont il
des personnes en aimer d'autres qui à nos yeux n'ont rien d'ai- rend à chacun si bon conte, qu'outre le proffit qu'il y fait, il n'y a
mable, que d'icy procedoient aussi ces estranges amours, qui quel- celuy qui ne Paye tousjours gratifié de quelque chose ; de façon
quefois faisoient qu'un Gaulois nourry entre toutes les plus belles qu'à ceste heure il est à son aise et se peut dire riche. Car, ô belle
dames, viendra à aimer une barbare estrangere. Il y eut Diane qui nymphe, il ne nous faut pas beaucoup pour nous rendre tels,
luy demanda ce qu'il diroit de ce Tymon Athenien qui n'aima ja- d'autant que la nature estant contente de peu de chose, nous qui ne
mais personne, et que jamais personne n'aima. L'aymant, dit-il, de recherchons que de vivre selon elle, sommes aussi tost riches que
celuy-là, ou estoit encor dans le magazin du grand Dieu, quand il contents,,et nostre contentement estarLt facile à obtenir, nostre ,
vint au monde, ou bien celuy qui l';voit pris mourut au berceau, richesse incontinent est acquise.
ou avant que ce Tymon fust nay, ou en aage de cognoissance. De - Vous estes, dit Silvie, plus heureux que nous. Mais vous
sorte que depuis, quand nous voyons quelqu'un qui n'est point m'avez parlé de Diane, je ne la cognois que de veue : dites moy,
aimé, nous disons que son aymant a esté oublié. -- E t que disoit-il, je vous suppIie, qui est sa mere ? - C'est Bellinde, respondit-il,
dit Silvie, sur ce que personne n'avoit aimé Tymon ? -Que quelque femme du sage Celion, qui mourut assez jeune. - E t Diane, dit
fois, respondit Celadon, le grand dieu contoit les pierres qui Silvie, qui est-elle, et quelle est son humeur ? -C'est, luy respondit
luy restoient, et trouvant le nombre iailly, à cause de celles que Celadon, une des plus belles bergeres de Lignon, et si je n'estois
quelques ames larronnesses avoient prises de plus, comme je vous rartial pour Astrée, je dirois que c'est la plus belle ; car, en venté,
ay dit, afin de remettre les pieces en leur nombre esgal, les ames itre ce qui se void à l'eil, elle a tant de beautez en l'esprit qu'il
qui alors se rencontroient pour entrer au corps, n'en emportoient n-y a rien à redire ny à desirer. Plusieurs fois nous avons esté trois
point, que de là venoit que nous voyons quelquefois des bergeres ou quatre bergers ensemble à la considerer, sans sçavoir quelle
assez accomplies, qui sont si défavorisées, que personne ne les aime. perfection luy souhaitter qu'elle n'eust. Car encor qu'elle n'aime
Mais le gracieux Corilas luy fit une demande selon ce qui le rien d'amour, si aime-t'elle toute vertu d'une si sincere volonté,
touchoit pour lors : Que veut dire qu'ayant aimé longuement une qu'elle oblige plus de cette sorte que les autres par leurs violentes
personne, on vient à la quicter et à en aimer une autre ? -Silvandre affections. -- E t comment, dit Silvie, n'est-elle point servie de
respondit à cela que la piece d'aymant *de celuy qui venoit à se plusieurs ? - La tromperie, respondit Celadon, que le pere de
changer, avoit esté rompue, et que celle qu'il avoit aimée la pre- Filidas luy a faicte, a empesché que cela n'a point esté encore, et
miere en devoit avoir une piece plus grande que l'autre, pour la- à la venté ce fust bien la plus insigne dont j'aye jamais ouy parler.
quelle il la laissait, et que tout ainsi que nous voyons un fer entre - Si ce ne vous estoit de la peine, adjousta Silvie, je serois bien
deux calamites, se laisser tirer à celle qui a plus de force, de mesme aise de l'entendre de vous, et aussi de sçavoir qui estoit ce Celion
l'ame se laisse emporter à la plus forte pzrtie de son aymant. - et ceste Bellindk. - Je crains, respondit le berger, que le discours
Vrayement, dit Silvie, ce berger doit estre gentil d'avoir de si n'én soit si long qu'il vous ennuye. -Au contraire, dit la nymphe;
belles conceptions ; mais dites-moy, je vous supplie, qui est-il ? - nous ne sçaurions mieux employer le temps, cependant que Gala-
I l çeroit bien mal-aisé que je le yous disse, respondit Celadon, car thée lirz les lettres qu'elle vient de recevoir. -Pour satisfaire donc -
luy mesme ne le sçait pas. Toutesfois nous le tenons pour estre de à vostre commandement, adjousta-t'il, je le feray le plus bnefve-
bon lieu, selon le jugement que l'on peut faire de ses bonnes qua-. ment qu'il me sera possible.
litez. Car il faut que vous sçachiez qu'il y a quelques années qu'il E t lors il continua de ceste sorte. *
vint habiter en nostre village, avec fort peu de moyens, et sans
390 LA I. PARTIE D'ASTRÉE

son mal au seul medecin dont il pouvoit attendre la guerison. De'


HISTOIRE
sorte que Bellinde par ses actions le sceut presque aussi tost que
DE CELION E T BELLINDE
luy-mesme, car luy pour le commencement n'eust sceu dire quel
estoit son dessein, mais son affection qui croissoit avec l'aaee vint
Il est tout certain, beUe nymphe, que la vertu despouillée de
à une telle grandeur qu'il en ressentit l'incom~oditéà bon escient,
tout autxe agencement, lie laisse pas d'estre d'elle-mesme agreable,
et dés lors, la recognoissant, il fut contraint de changer ses passe-
ayant des aymants tant attirans, qu'aussi tost qu'une ame en
temps d'enfance en une fort curieuse recherche.
est touchée, il faut qu'elle l'aime et la suive. Mais quand ceste
E t Bellinde d'autre costé, encores qu'elle fust servie de plu-
vertu se rencontre en un corps qui est beau, elle n'est pas
sieurs, recevoit son affection mieux que de tout autre, mais tou-
seulement agreable, mais admirable, d'autant que les yeux et
tesfois non point autrement que s'il eust esté son frere, ce qu'elle
l'esprit demeurent ravis en la contemplation et en la vision du beau.
luy fit bien paroistre un jour qu'il croyoit avoir trouvé la commodité
Ce qui se cognoistra clairement par le discours que je pretends vous
de luy declarer sa volonté. Elle gardoit son troupeau le long de la
' faire de Bellinde.
Sçachez donc qu'assez pres d'icy, le long de la riviere de Lignon, riviere de Lignon, et contemploit sa beauté dans l'onde. Sur quoy
il y eut im tres-honneste pasteur nommé Philemon. qui apres avoir le berger prenant occasion, luy dit en luy mettant d'une façon
toute amoureuse la main devant les Veux : Prenez garde à vous,
demeiiré long temps marié eut une fille qu'il nomma Bellinde, et
qui, venant à croistre, fit autant paroistre de beauté en l'esprit que belle beigere, retirez les yeux de ceste onde ; ne craignez-voiis
point le danger que d'autres ont couru en une semblable action ? -
l'on luy en voyoit au corps.
.Assez pres de sa maison lopeoit un autre berger nommé Leon, E t pourquoy me dites-vous cela ? respondit Bellinde qui ne l'en-
avec qui le voisinage l'avoit lié d'un tres estroit lien d'amitié, et tendoit point encore. - Ah ! dit alors le berger, belle et dissimulre
la fortune ne voulant pas en cela advantager l'un siir l'autre, luy bergere, vous representez dans ceste riviere bien-heureuse plus de
beauté que Narcisse dans la fontaine.
donna aussi en mesme temps une fille, de qui la jeunesse promettoit
beaucoup de sa future beauté : elle fut nommée Amaranthe.
-4 ces mots Bellinde rougit, et ce ne fit qu'augmenter sa beauté
L'amitie des peres fit naistre par la frequentation celle des filles, d'avantage, toutesfois elle respondit : E t depuis quand, Celion,
car elles furent dés le berceau nourries ensemble, et depuis, quand est-ce que vous m'en voulez ? Sans mentir, il est bon de vous. - -
l'aage le leur permit, elles conduisoient de mesme lei~rstroupeaux, Pour vous vouloir du bien, dit le berger, il v a long temps que je
vous en veux et vous devez croire que ceste volonté ne sera limitée
et le soir les ramenoient de compagnie en leurs loges. Mais parce
que comme le corps alloit augmentant, lenr beauté aussi croissoit d'autre terme que celuy de ma vie. -
presque à veue d'mil, il y eut pliisieurs bergers qui rechercherent Alors la bergere, baissant la teste de son costé, luy dit : Je ne
leur amitié, dont les services et l'affection ne peurent obtenir fay point de doute de vostre amitié. la recevant de la mesme
d'elles rien de plus avantageux que d'estre receus avec courtoisie. volonté que je vous offre la mienne. A quoy Celion incontinent
I l advint que Celion, jeune berger de ces quartiers, ayant esgaré respondit : Que je baise ceste belle main pour remerciement d'un
unebrebis, la vint retrouver dans le trouppeau de Bellinde où elle si grand bien et pour arrhes de la fidele,servitude que Celion vous
s'estoit retirée. Elle la luy rendit avec tant de courtoisie, que le veut rendre, le reste de sa vie. Bellinde recogneut, tant à l'ardeur
recouvrement de sa brebis fut le commencement de sa propre dont il proferoit ces paroles, qu'aux baisers qu'il irnprimoit sur sa
perte, et dés lors il commeriça de sentir de quelle force deux beaux main, qu'il se figuroit son amitié d'autre qualité qu'elle ne l'en-
yeux sçavent offenser, car auparavant il en estoit si ignorant tendoit pas. E t parce qu'elle nb vouloit pas qu'il vesquist en ceste
que la pensée seulement ,ne luy en estoit point encor entrée erreur : Celion, luy dit-elle, vous estes fort esloigné de ce que VOUS
en l'ame. Mais quelque ,ignorance qui fust en luy, si se condui- pensez ;vous ne pouvez mieux me bannir de vostre compagnie que
qit il de sorte qu'il fit par ses recherches recognoistre quel estoit par ce moyen. Si vous desirez que je continue l'amitié que je VOUS ay
promise, continuez aussi l a vostre avec la mesme honnesteté que
LA I. PARTIE .D~ASTRÉE LIVRE DIXIESME
vmtre verin me promet ; autrement, dés icy, je romps toute fami- chée de cet honneste berger, ou bien qu'elle fust en l'aage, qui est
Üarité avec vous, et vous proteste de ne vous aymer jamais. Je si propre à bruder, qu'on ne sçauroit si tost en approcher le feu
p n n o i ~ comme
, c'est la coustume de celles qui sont aymées, vous qu'il ne s'esprenne, ou bien que ceste lettre avoit des ardeurs si
rabrouer, mais je n'en use point ainsi, parce que franchement je vives qu'il n'y avoit glace qui luy peust resister. Tant y a qu'elle
veux que vous sçachiez que si vous,vivez autrement que vous prit un certain desir non pas d'aymer, car amour ne la vouloit
devez, vous ne devez jamais avoir esperance en mon amitié. peut-estre attaquer à i'abord à toute outrance, mais bien d'estre
Elle adjousta encor quelques autres paroles, qui estonnerent de aymée et servie de quelque berger qui eust du mente. E t en ce
sorte Celion qu'il ne sceut que luy respondre ; seulement il se jetta poinct elle releut la lettre plusieurs fois qui estoit telle.
h genoux, et sans autre discours avec ceste sousmission, luy deman-
da pardon, et puis luy protesta que son amitié procedoit d'elle, et
qu'elle la pouvoit regler comme ce qu'elle faisoit naistre. Si vous LETTRE
en usez ainsi, reprit alors Bellinde, vous m'obligerez à vous aymer; DE CELION A BELLINDE
autrement, VOIE me contraindrez au contraire. - Belle bergere,
luy repljqua-t'il, mon affection est née, et telle qu'elle est, il faut Belle bergere, si vos yeux estoient aussi pleins de verité, qzc'ils le
qu'elle vive, car elle ne peut mcurir qu'avec moy, si bien que je ne sont de cause d'anzozrr, la doztceur qxe.d'abord ils @omettent, nze les
puis remedier à cela qu'avec le temps. Mais de vous promett;e feroit adorer avec autant de contentemens, qu'elle a produit e n m o y de
que je m'estudieray à la rendre telle que vous me commanderez, vaine esfierance. M a i s tant s'en faut qu'ils soient prests de safisfaire
je le vous jure, et cependant je veux bien n'estre jamais honnoré de à leurs t r o m ~ e u s e spromesses, que mesme ils ne les veulent advouer, el
vos bonnes graces si en toute ma vie vous cognoissez action qui sont s i eloignez de guerir m a bles~eurequ'ils ne s'en vewlent pas seu-
pour la qualité de mon affection vous puisse desplaire. En fin la lement dire les authezrrs. S i est-ce que mal-aisiment la pourront-ils
bergere consentit à estre aymée, à condition qu'elle ne recogneust nier, s'ils considerent quelle elle est, n'y ayant pas apparmce qu'autre
rien en luy qui peust offenser son honnesteté. beauté que la leur en +uisse faire de si grandes. Et touiesfois, comme si
Ainsi ces amants commencerent une amitié qui continua fort vous aviez dessein d'égaler vostre cruauté à zlostre beauté, vozrs ordon-
longuement, avec tant de satisfaction pour l'un et pour l'autre, nez que l'affection que I I O Z ~ Savez faict naistre, meure cruellemen! e n
qu'ils avoient de quoy se louer en cela de leur fortune. Quelquefois m o y . D i e u x ! fust-il jamais u n e plus impitoyable mere ? M a i s m o y
si le jeune berger estoit empesché, il envoyoit son frere niamis vers qui a y plus cher ce q u i vient de vous que m a propre rie, ne pozrvant .
elle, qui sous couverture de quelques fruits luy donnoit des lettres souffrir u n e s i grande injustice, je suis resolu de porter ceste affection
de son frere. Elle bien souvent luy faisoit response avec tant de avec m o y dans le cercueil, esperant que le Ciel, esme; en fin +Y m a
bonne volonté qu'il avoit dequoy se contenter, et ceste afiection $atielzce, vous obligera ci m'estre quelquefois aussi pitoyable que vous
fut conduite avec tant de prudence que peu de personnes s'en m'estes chere maintenant, et cruelle.
apperceurent .
*
Amaranthe mesrne, quoy qu'elle fust d'ordinaire avec e u , I'eust Amaranthe releut plusieurs fois cette lettre, et sans y prendre
tousjours ignoré, n ' p s t esté que par hazard elle trouva une lettre garde, alloit beuvant la douce poison *d'amour, non .autrement
que sa compagne avoit perdue. Et voyez, je vous supplie, quel fut qu'une personne lasse se laisse peu à peu emporter au sommeil. Si
son effect et combicn c'est chose dangereuse d'approcher ces feux son penser luy remet devant les yeux le visage du berger, ô.qii'elle
d'une jeune ame. Jusques à ce temps ceste bergere n'avoii jamais le trouve plein de beauté ! si sa façon, qu'elle luy semble agreahle !
eu non seulement le moindre ressentiment d'amour, mais non pas si son esprit, qu'elle le juge admirable ! E t bref, elle le voit si par-
mesme aucune pensée de vouloir estre aymée. E t aussi Mst qu'elle fait, qu'elle croit sa compagne trop heureuse d'estre aimée de luy.
vit ceste letrre, ou fust qu'elle portast quelque envie à s'a compagne Apres, reprenant la lettre, elle la relisoit, mais non pas sans s'arres-
qu'elle n'estimoit pas plus belle, et que toutesfois elle voyoit recher- ter beaucoup sur les sujets qui luy touchoient le plus au cceur ; et
3 9-1 LA 1. P A R T I E D'ASTRÉE . L I V R E D I X I E S M E 395

quand elle venoit sur la fin, et qu'elle voyoit ce reproche de cruelle, m o n courage de ce à quoy la necessité m e contraint. Ce me sera tous-
elle en flattoit ses desirs, qui naissants appelloient quelques foibles i o z m beaucoztp de contententent d'estre e n vos bonnes graces, mais à
esperances comme leurs nourrices, avec opinion que Bellinde ne V074S encor plus de regret de remarquer à tous momens l'impuissance
l'airnoit pas encores, et qu'ainsi elle le pourroit plus aisément de m o n aftection. S i bien que je suis !orci de vous sz~fiplierpar vostre
gagner. Mais la pauvrette ne prenoit pas garde que celle-cy :stoit vertu rnewne de diminuer ceste tl;op ardante passion e n uni: amitié
la premiere lettre qu'il luy avoit escrite et que depuis beaucoup moderée, que je recevray de tout m o n cmur, car telle chose n e m'est
de choses se pouvoient estre changées. L'amitié qu'elle portoit à i m ~ o s s i b l e et
, ce qui ne l'est pas n e m e peut estre trop dificile pour
Bellinde, quelquefois l'en retiroit, mais incontinent l'amour sur- vostre service.
montoit l'amitié ; en fin la conclusion fut qu'elle escrivit une telle
1ettre 3 Celion. Ceste response l'eust bien peu divertir, si l'amour n'estoit du
naturel de la poudre, qui fait plus d'effet lorsqu'elle est la plus
serrée ; car, contre ces difficultez premieres, elle opposoit quelque
LETTRE sorte de raison, que Celion ne devoit si tost laisser Bcllinde, que ce
D'AMARANTHE A CELION seroit estre trop volage, si à la premiere semonce il s'en despartoit.
Nais le temps luy apprit à ses despens qu'elle se trompoit, car
V o s perjections doivent excuser m o n erreur, et vostre courtoisie depuis ce jour le berger la desdaigna de sorte qu'il la fuyoit, et
recevoir l'amitié q w je V O Z I S ofjre. J e m e voztdrois m a l , si j'aimois bien souvent amoit mieux s'esloigner de Bellinde que d'estre
qzlelqzce chosc moindrz que voz~s,m a i s pour vostre merite, je rais m a contraint de la voir.
g l o i r ~ ,d'où m a honte procederoit pour un autre. S i vous refzcsez ce Ce fut lors qu'elle se reprit de s'estre si facilement embarquée sur
que ?e vous presente, ce sera faute d'esprit ou de courage, lequel yue une mer si dangereuse et tant remarquée par les ordinaires nau-
ce soit des deux, voz~sest aussi peu honorable qu'à m o y d'estre refusée. frages de ceux qui s'y hazardent ; et ne pouvant supporter ce des-
plaisir, devint si triste qu'elle fuyoit ses compagnes et les lieux où
Elle donna sa lettre elle-mesme à Celion, qui ne p o u ~ a n tima- elle se souioit plaire, et en fin tomba malade à bon escient. Sa chere
giner ce qu'elle vouloit, aussi tost qu'il fut en lieu retiré, la leut, Bellinde l'alla voir incontinent, et sans y penser, pria le berger de
mais non point avec plus d'estonnement que de mespris. E t n'eust l'y accompagner ; mais, d'autant que la veue d'un bien qu'on ne
esté qu'il la sçavoit infiniment amie de sa maistresse, il n'eust peut avoir, ne fait qu'en augmenter le desir, ceste visite ne fit que
pas mesme daigné luy faire response, toutesfois craignant qu'elle reilgreger le mal dJArnaranthe. Le soir estant venu, toutes les
ne luy peust nuire, il luy envoya ceste response par son frere. bergeres se retirerent, et ne resta que Rellinde avec elle, si ennuyée
du mal de sa compagne (car elle ne sçavoit quel il estoit) qu'elle
n'avoit point de repos. E t lors qu'elle le luy demandoit, pour toute
RESPONSE response elle n'avoit que des souspirs. Dont Bellinde au commen-
DE CELION A ANARANTHE cement estonnée, en fin O-nsée contre elle, luy dit : Je n'eusse
jamais pensé gu'Amaranthe eust si peu aimé Bellinde qu'elle. luy
J e ne scay q d i l y n e n moy, q u i vous puisse esmoztvoir à m'aimer, eust peu celer quelque chose, mais à ce que je voy, j'ay bien esté
toutesfois je m'estime autant heztrez~xqu'une telle bergere m e daigne deceue, et au lieu qu'autrefois je disois que j'avois une amie, je
regarder, que je suis infortuné de n e pouvoir récevoir u n e telle for- puis dire à ceste heure que j'ay aymé une dissimulée.
fzine. Que pleust à m a destinée que je m e pelisse aussi bien donner à Amaranthe à qui la honte sans plus avoit clos la bouche jusques
vous comme je n'en a y la puissance !Belle Amaranthe, je m e croirois la, se voyant seule avec elle et pressée avec tant d'affection, çe
le plus heureu; qui vive, de vivre e n vostre service, mais %'estant plus resolut d'esprouver les derniers remedes pensoit estre
e n m a disposition, vozcs n'accuserez, s'il cqzts $laist, m o n esprit n y propres à sqn mal. Chassant donc la honte le plils loin: d'elle
396 L A 1. P A R T I E D ~ A S T R É E LIVRE DIXIESME 397
qu'elle peut, elle ouvrit deux ou trois fois la bouche pour luy m'obeyra) qu'il vous ayme plus que moy. Reposez-vous#ensur rnoy
declarer toutes choses ; mais la parole luy mouroit de sorte entre et resjouissez-vous seulement, veu que vous cognoistrez, lors que
les levres, que ce fut tout ce qu'elle peut faire que de proferer ces
vous serez guerie, quelle est Bellinde envers vous.
mots interrompus, se mettant encore la main sur les yeux pour Apres quelques autres semblables discours, la nuict contraignit
n'oser voir celle à qui elle parloit : Ma chere compagne, luy dit-elle,,
Bellinde de se retirer, laissant Amaranthe avec tant d . conta-tte-
car~ellesse nommoient ainsi, nostre amitié ne permet que je vous ment qu'oubliant sa tristesse, en peu de jours elle recouvra sa
cele quelque chose, sçachant bien que quoy qui vous soit declaré,
premiere beauté.
qui m'importe, sera toujours aussi soigneusement tenu secret par
Cependant Bellinde n'estoit pas sans peine, qui recherchant le
vous que par moy-mesme. Excusez donc, je vous supplie, l'extreme
moyen de faire sçavoir son dessein à Celion, trouva en fin la c o m o -
erreur, dont pour satisfaire à nostre amitié, je suis contrainte de
dité telle qu'elle desiroit. De fortune elle le rencontra qui se jouoit
vous faire ouverture. Vous me demandez quelle est ma douleur, et
avec son belier dans ce grand pré où la plupart des bergers à'or-
d'où elle procede : sçachez que c'est amour qui naist des perfections
dinaire paissent leurs troupeaux. Cet animal estoit le conducteur
d'un berger. Mais, helas ! à ce mot, vaincue de honte et de
du trouppeau et si bien dressé qu'il sembloit qu'il entendist son
desplaisir, tournant la teste de l'autre costé, elle se teut avec un
maistre quand il parloit à luy. A quoy la bergere prit tant de plaisir
torrent de larmes.
qu'elle s'y arresta longuement. En fin elle voulut essayer s'il la
E'estonnement de Bellinde ,ne se peut representer, toutesfois
recognoistroit comme luy, mais il estoit encore plus prompt à tout
pour luy donner courage de parachever, elle luy dit : Je n'eusse ce qu'elle vouloit, sur quoy s'esloignant un peu de la trouppe, eue
jamais creu qu'une passion si commune à chacun, vous eust tant dit à Celion : Que vous semble, mon frere, de l'accointance de vostre
donné d'ennuy. Que l'on aime, c'est chose ordinaire, mais que ce beslier et de moy ? il est des plus plaisans que je veis jamais. -
soient les perfections d'un berger, cela n'advient qu'aux personnes Tel qu'il est, belle bergere, dit-il, si vous voulez me faire cet hon-
de jugement. Dites rnoy donc qui est ce bienheureux. neur de le recevoir, il est à vous. Mais il ne faut pas s'estonner qu'il
Alors Amaranthe reprenant la parole, avec un soilspir luy par- vous rende toute obeissance, car il sçait bien qu'autrement je le
tant du profond du cœur, luy dit : Mais helas ! ce berger aime ail- desavouerois pour mien, ayant appris par tant de chansons qu'il a
leurs. - E t qui est-il ? dit Bellinde. - C'est, respondit-elle, puis ouyes de rnoy en paissant, que j'estois plus à vous qu'à moy. -
quevouslevoulez sçavoir, vostreCelion. j e dis vostre, ma campagne, C'est tres bien expliquer, dit la bergere, l'obeissance de vostre
parce que je sçay qu'il vous aime et que ceste seule amitié luy fait belier, que je ne veux recevoir, pour vous estre mieux employé
desdaigner la mienne. Excusez ma folie, et sans faire semblane de la qu'à moy. Mais puis que vous me donnez une si entiere puissance
cognoistre, laissez rnoy seule plaindre et souffrir mon mal. sur vous, je la veux essayer, joignant encor au commandement
La sage Bellinde eut tant de honte, oyant ce discours, de l'erreur une tres affectionnée priere. -Il n'y a rien, respondit le berger, que
de sa compagne, que combien qu'elle aymast Celion autant que vous ne me puissiez commander.
quelque chose peut estre aymée, elle resolut toutesfois de rendre à Alors Bellinde croyant avoir trouvé la commodité qu'elle
ceste occasion une preuve non commune de ce qu'elle estoit.-Et recherchoit, poursuivit ainsi son discours : Dés le jour que vous
pour ce, se tournant vers elle, elle luy dit : A la vérité, Amaranthe, m'asseusastes de vostre amitié, je jugeay ceste mesme volonte
je souffre une peine qui ne se peut dire de vous vo'ir si transportée en vous ; amsi m'obligea-t'elle à vous aber,' et honorer plus que
en ceste affection, car il semble que nostre sexe ne permette pas une personne qui vive. Or quoy que je vous die, je ne veiilr' pas que
si entiere authorité à l'amour. Toutesfois puis que vous en estes en vous croyez que jJaye diminué ceste bonne volonté, car elle
ces termes, je loue Dieu que vous vous soyez adressée en lieu où m'accompagnera nu tombeail ; et toutesfois peut-estre le feriez-
je puisse vous rendre tesmoignage de ce que je vous suis. J'ayme vous, si je ne vous en avois adverty, mais obligez-moy de croire
Celion, je ne le veux nier, autant que s'il estoit mon frere, mais je que ma vie, et non mon amitié peut diminuer,
vous ayme aussi comme ma sœur, et veux (car je sçay qu'il Ces paroles mirent Celion en grande peine, ne sqachant à quoy
LA 1. P A R T I E D'-~STRÉE LIVRE DTXIESIWE 399

elles tendoient. En fin il respondit qu'il attendroit sa volonté de luy faire ce commandement, craignant que si elle retardoit
avec beaucoup de joye et de crainte : de joye, pour ne pouvoir d'avantage, elle n'eust pas assez de pouvoir pour resister aux
penser rien de plus avantageux pour luy que l'honneur de ses siipplications qu'elle prevoyoit.
commandements, et de crainte, pour ne sçavoir de quoy elle le Quel croyez-vous, belle nymphe, que devint le pauvre Celion ?
menaçoit ; que toutesfois la mort mesme ne luy sçauroit estre 11 demeura pasle comme un mort, et tellement hors de soy qu'il ne
desagreable si elle luy $enoit par son commandement. peut de quelque temps proferer une seule parole. En fin, quand il
Bellinde alors continua : Puis qu'outre ce que vous me dites à peut parler, avec une voix telle que pouvoit avoir une personne au
cette heure, vous m'avez tousjours rendu tant de tesmoignages de milieu du supplice, il s'escria : Ah ! cruelie Bellinde, aviez-vous
cette asseurance que vous nie donnez, que je n'en puis avec raison conservé ma vie jusques icy pour me la ravir avec tant d'inhuma-
douter aucunement, je ne feray point d'autre difficulté non pas de nité ? Ce commandement est trop cruel pour me laisser vivre et
prier, mais de conjurer Celion par toute l'amitié dont il favorise sa mon affection trop grande pour me laisser mourir sans desespoir.
Bellinde de lpy obeir ceste fois. Je ne veux pas luy commander Helas ! permettez que je meure, mais que je meure fidele. Que s'il
chose impossible, ny moins le distraire de l'affection qu'il me porte ; n'y a moyen de gucrir Amaranthe que par ma mort, je me sacri-
au contraire, je veux, s'il se peut, qu'il l'augmente tousjours fieray fort librement à sa santé ; l'eschange de ce commandement
d'avantage. Mais avant que passer plus outre, que je sçache, je ne me sera moindre tesmoignage d'estre aimé de vous, que quoy
vous supplie, si jamais vostre amitié a point esté'd'autre qualité que voiis puissiez jamais faire pour nioy.
qu'elle est à ceste heure. Bellinde fut esmeue, mais non pas changée. Celion, luy dit-elle,
Alors Celion, monstrant un visage moins fasché que celuy qu'au- laissons toutes ces vaines paroles, vous me donnerez peu d'occasion
paravant la doute le contraignoit d'avoir, respondit qu'il commen- de croire de vous ce que vous m'en dites, si vous ne satisfaites à la
çoit de bien esperer, ayant receu de telles asseurances ; que pour premiere priere que je vous ay faite. - Cruelle, luy dit incontinent
satisfaire a sa demande, il advouoit qu'autrefois il l'avoit aimée l'affligé Celion, si vous voulez que je change ceste amitié, quel
avec les mesrnes affections et passions, et avec les mesmes desseins pouvoir avez-vous plus de n e commander ? Que si vous ne voulez
que la jeunesse a de coustume de produire dans les cœurs les plus pas que je la change, comme est-il possible d'aimer la vertu, et le
transportez d'amour, et qu'en cela il n'en exceptoit une seule ; que vice ? E t s'il n'est pas possible, pourquoy voulez-vous pour preuve
depuis, son commandement avoit tant eu de puissance sur lu7 qu'il de mon affection une chose qui ne peut estre ?
avoit obtenu cela sur sa passion, que sa sincere amitié surmontoit La pitié la cuida vaincre, et combien qu'elle receust beaucoup de
de tant son amosir qu'il ne croiroit point offenser une m u r de peine de l'ennuy du berger, si luy estoit-ce un contentement qui
l'aimer avec ce dessein. - Sur ma foy, mon frere, repliqua la ber- ne se pouvoit esgaler de se cognoistre si parfaittement aimée de
gere, car pour tel vous veux-je tenir le reste de ma vie, vous m'obli- celuy qu'elle aimoit le plus. E t peut estre que cela eust peu obtenir
gez tant de vivre ainsi avec moy, que jamais nulle de vos actions quelque chose sur sa resolution, n'eust esté qu'elle vouloit oster
n'acquit d'avantage sur mon ame que celle c y Mais je ne puis vous toute opinion à Amaranthe qu'elle fust attainte de son mal, encor
voir en peine plus longuement : s~achezdonc que ce que je veux de qu'elle aimast ce berger et en fust beaucoup aimée. Elje contraignit
vous est seulement que, coriservant inviolable ceste belle amitié '
donc la pitié qui desja. avoit avec el. amené quelques larmes
que v8us me portez à ceste heure, vous mettiez l'amour en une des jusques à la paupiere, de s'en retourner en son cceur sans donner
belles bergeres de nostre Lignon. Vous $irez que cet office est cognoissance.d'y estre venues, et à fin de ne retomber en ceste
estrange pour Bellinde ; toutesfois, si vous considerez que celle peine, elle s'en alla, et en partant, luy dit : 'Vous me tiendrez pour
dont je vous parle, vous veut pour mary, et que c'est apres vous la telle qu'il vous plaira, si suis-je resolue de ne v o ~ voir
s jamais que
personne que j'ayme le plus, car c'est Amaranthe, je m'asseure que vous n'ayez effectué ma priere et vostre promesse, et croyez que
voiis ne vous en estonnerez pas. Elle m'eh a prié, et moy je le vous ceste resolUtion survivra vostre opiniastreté.
commande par tout le pouvoir que j'ay sur voiis. Elle se hasta Si Celion se trouva hors de soy se voyant seul, esloigné de toute
400 LA I. P A R T I E D'ASTRÉE LIVRE DIXIESME 401

consolation, et resolution, celuy le pourra juger qui aura aymé. Tl fut impossible à Bellinde de ne ressentir ces paroles, qu'elle
Tant y a qu'il demeura deux ou trois jours comme un homme perdu, recognoissoit proceder d'une entiere affection, mais si ne fust-il
qui couroit les bois, et fuyoit tous ceux qu'il avoit autrefois fre- pas possible à ces paroles de la divertir de son dessein. Elle advertit
quentez. Enfin un vieil pasteur infiniment amy de son pere, homme Amaranthe que le berger l'aimeroit et que sa sant2 seule luy en
a la verité fort sage, et qui avoit tousjours fort aimé Celion, le retardoit la cognoissance. Cest advertissement precipita sa gueri-
voyant en cest estat, et se doiitant qu'il n') avoit point de passion son, de sorte qu'elle rendit bien preiive que pour les maladies du
assez forte pour causer de semblables effects que l'amour, le tourna corps, la guerison de l'ame n'est pas inutile. Quelle fut l'extreme
de tant de costez qu'il luy fit descouvrir sa peine, à laquelle il contrainte de Celion et quelie la peine qu'il en supportoit ! Elle
donna quelque soulagement par son bon conseil, car, en son jeune estoit telle qu'il en devint maigre et tellement changé qu'il
aage, il avoit passé bien souvent par semblables destroits. E t en n'estoit pas recognoissable.
fin, le voyant un peu remis, se mocqua de ce qu'il avoit eu tant de Mais voyez quelle estoit la severité de ceste bergere ! I l ne luy
peine pour si peu de chose, luy semonstrant qu'en cela le remede suffit pas d'avoir traitté de ceste sorte Celion, car jugeant .
cstoit si aisé qu'il auroit honte qu'on sceust que Celion, estimé de qu'Amaranthe avoit encor quelque soupçon de leur amitié, elle
chacun pour sage et pour personne de courage, eust eu si peu resolut de pousser ces affaires si avant, que l'un ny l'autre rie
d'entendement que de ne sçavoir prendre resolution en un accident s'en peust desdire. Chacun voyoit l'apparente recherche que le
si peu difficile, qu'au pis aller, il ne falloit que faindre. E t puis il berger faisoit d'bmaranthe, car il s'estoit ouverterrient declaré et
continuoit : Toutesfois il a esté tres-à propos qu'au commericemezt mesme le pere du berger, qui cognoissoit les louables vertus de
vous ayez faict ces difficultez, car elle croira que vostre affection Leon et combien sa famille avoit tousjours esté honorable, ne
est extreme et cela l'obligera à vous aimer d'avantage, mais puis desappreuvoit point ceste recherche.
que vous en avez fait tant de demonstration, il suffit que pour la Un jour Bellinde, le voulant sonder, la luy proposa comme sa
contenter, vous faignez ce qu'elle vous a commande. compagne, et luy qui le jugea à propos y entendit fort librement
Ce conseil fut en fin receu de Celion et executé comme il avoit et ce mariage estoit des-ja bien fort advancé sans que Celion le
esté proposé : il est vray qu'il escrivit auparavant cette lettre à sceut. Mais quand il s'en apperceut, il ne peut s'empescher, trou-
Bellinde. vant le moyen de parler à Bellinde, de luy faire tant de reproches,
qu'elle en eut presque honte et le berger, voyant bien qu'il y
falloit remedier d'autre sorte que de parole, courut soudain au
LETTRE meilleur<remedequi fut, à son pere, auquel il fit telle response :
DE CELION A BELLINDE Je seroy tres-marry de vous desobeyr jamais, et moins pour cet
effetque pour tout autre. Je voy que vous trouvez bonne l'alliance
S i j'avais merité u n traittment si rude que celuy que j,e reçois de dJAmaranthe, vous sçavez qu'il n'y a bergere qae j'affectionne ;
d'avantage toutesfois je l'aime fort pour maistresse, mais non pas .
vous, j'eslirois plustost la mort que de le souffrir ;mais puis que l e s t
pour votre contentement, je Le reç3is avec ?ln peu Ph6s de plnisir, çue pour femme, et vous supplie de ne me commander d'en dire la came.
si en esclzange vous m'ordonnia la mort. Toutesjol's, puis que je m e Le pere à ces propos soupçonna qu'il eust recogneu quelque
suis tout donné à vozts, i l est raisonnable que v o u . ~,en puissiez absolu- mauvaise condition en la bergere, et loua en son ame la prudence
ment disposer. J'essayeray donc de vous obeir, m a i s ressouvenez vous de son fils qui avoit ce commandement sur ses affections. Ainsi
qu'aussi longtemfls qzte durera ceste contrainte, uutant faudra-t'il ce coup fut rompu. E t d'autant que la chose estoit passée si avant
rayer des jours de m a vie, car l e n e nommeray jamnis vie cr? qui que plusieurs l'avoient sceue, plusieurs aussi demandoient d'où ce
vuppnrte plus de douleur que la mort : abregez le donc, rigoureuse refroidissement procedoit, le pere ne peut s'empescher d'en dire
hergere, s'il y a encore e n vous une seule estincelle, n o n pas quelque chose 5 ses pliis familiers et eux à d'autres, si bien
d'amitié, mais de pitié seulement. qu'Amarante en eut le vent, qui au commencement s'affligea fort
L'Astrée. - 1. 26
LIVRE DIXlESME 403

mais depuis repensant en elle mesme quelle folie estoit la sienne coup, si voulut-elle se monstrer aussi bien invainciie à ce desplaisir
de se vouloir faire airn~rpar force, peu à peu s'en retira et la qu'elle avoit toujours fait gloire de l'estre à tous les autres. Mais
premiere occasion qu'elle vid de se marier, elle la receut. Ainsi ces aussi ne voulut-elle pas paroistre si insensible que le berger n'eust
honnestes amants furent allegez d'un faix si mal-aisé à supporter, quelque cognoissance qu'elle ressentoit son mal et qu'il Iuy des-
mais ce ne fut que pour estre surchargez d'un autre beaucou? plaisait, sur quoy elle luy demanda a, quoi reussiroit la demande
plus pesant. qu'il avoit faite à son pere.
Bellinde estoit des-ja en aage d'esire mariée et Philemon infini- Le berger luy respondit avec les mesmes paroles que Philemon
ment desireux de la loger, pour avoir sur ses vieux jours le conien- luy avoit dites, y adjoustant tant de plaintes et tant de desesperez
tement de se voir renaistre en ce qui viendroit d'elle. Il eust bien regrets qu'elle eust esté un rocher si elle ne se fust pas esmeue ;
receu Celion, mais Bellinde qui fuyoit autant le mariage que la toutesfois elle l'interrompit, combattant contre soy mesme avec
mort, avoit deffendu à ce berger d'en parler, bien luy avoit-elle plus de vertu qu'il n'est pas croyable, et luy remonstra que les
promis que si elle se voyoit contrainte de se marier, elle l'en adver- plaintes sont propres a u esprits foibles et non pas aux personnes
tiroit, à fin qu'il la fist demander, q u fut cause que Philemon, de courage, qu'il se faisoit beaucoup de tort et à elle aussi de tenir
voyant la froideur de Celion, ne la luy voulut pas offrir. E t cepen- tel langage. Et, disoit-elle, en fin, Celion, qu'est devenuc la belle
dant Ergaste, berger des principaux de ceste contrée et qui estoit resolution que vous disiez avoir contre tous accidents, sinon au
estimé de chacun pour ses lduables vertus, la fit demander, et changement de mon amitié ? E t pouvez-vous avoir opinion que
parce qu'il ne vouloit que cela fust esventé qu'il n'en fust asseuré, quelque chose la puisse esbranler ? ne voyez-vous pas que ces
celuy qui traitta cet affaire le tint si secret que la promesse du paroles ne peuvent advancer rien d'avantage que de faire con-
mariage fut aussi tost sceue que la demande. Car Philemon s'asseu- cevoir à ceux qui les oiront quelque mauvaise opinion de nous ?
rant de l'obeissance de sa fille, s'y obligea de parole, et puis l'en Pour Dieu ! ne me mettez sur le front une tache que j'ay, avec
advertit. tant de peine evitée jusques icy, et puis qu'il n'y a autre remede,
Au commencement elle trouva fort difficile la resolution qu'il patientez comme jç. fais, et peut-estre que le Ciel fera reussir toute
luy faloit prendre, parce que c'estoit un homme qu'elle n'avoit chose plus à nostre contentement qu'il ne nous est permis à cet
jamais veu. Toutesfois ce bel esprit qui jamais ne flechissoit heure de le desirer. De mon costé je rompray le mal-heur tant qu'il
sous les faix du malheur, se releva incontinent, et surmontant me sera possible, mais s'il n'y a point de remede, encor ne faut-il
ce desplaisir, ne permit seulement à son œil de donner signe de pas estre sans resolution : plutost esloignons-nous.
son ennuy pour sa consideration ; mais elle ne peut jamais obtenir Ces derniers mots cuiderent leqdesesperer du tout, luy semblant
cela sur elle pour celle de Celion, et fallut que ses larmes payassent que ce grand courage procedoit de peu d'amitié.
l'erreur de sa trop opiniastre haine contre le mariage. Si est-ce que S'il m'estoit aussi aisé, respondit le berger, de me resoudre à cest
pour satisfaire en quelque sorte à sa promesse, elle advertit le accident qu'à vous, je me jugerois indigne de vous aymer ny d'estre
pauvre berger que Philemon la vouloit marier. Soudain qu'il eust aimé de vous, car une si foible amitié ne merite tant d'heur. E t
ceste permission tant desirée, il sollicita de sorte son pere qFe le bien, pour fin, et pour loyer de -mes services, vous me donnez
mesme jour il en parla à Philemon, mais il n'estoit plus temps, une resolution en laperte asseurée que je vois de vous, et secrette-
dequoy le pere de Bellinde eut beaucoup de regret, car il l'eust bien ment me dites que je ne dois me desesperer de vous voir à un
mieux aimé qu7Ergaste. autre. Ah! Bellinde, avec quel ceil verrez-vous ce nouvel amy ? avec
O dieux ! que de regrets quand il sceut l'arrest de'son malheur ! quel cceur l'aimerez-vous ? et avec quelles faveurs le caresserez-
11 sortit de sa maison et ne cessa qu'il n'eust trouvé la bergere. A vous ? puis que vostre ceil m'a mille fois promis de n'en voir
l'âbord il ne peut parler, mais son visage luy raconta assez quelle d'amour jamais d'autre que moy, puis que ce cœur m'a juré de ne
response avoit esté Felle de Philemon et combien qu'elle fust aussi pouvoir aimer que moy, et puis qu'amour n'avoit destiné vos
necessiteuse de bon conseil que luy et de force pour supporter ce caresses à une moindre affection que la mienne. E t bieri, VOUS me
404 L-4 I. P A R T I E D'ASTRÉE LIVRE DIXIESME

commandez que je vous laisse ? pour vous obeyr, je le feray, car je vent je VOIE ay faictes de ne vouloir me marier ? et toutesfois vous
ne veux sur la firi de ma vie commencer à vous desobeir. Mais ce qui ne laissiez de m'aimer. Depuis, qu'y a-t-il de changé ? car si sans
me le fait entreprendre, c'est pour scavoir asseurément que la fin m'espouser vous m'avez bien aimge, pourquoy ne m'aimerez-vous
de ma vie n'esloignera guiere la fin de vostre amitié. E t quoy que pas sans m'espouser? Ayant un mary, qui me deffendra d'avoir un
je me die le plus malheureux qui vive, si cheris-je beaucoup ma frere que j'aimeray tousjours avec l'amitié que je dois ? La v o l p t é
fortune, en ce qu'elle m'a presenté tant d'occasion, de vous faire m'arreste pres de vous plus qu'il ne m'est permis. Adieu, mon
paroistre mon amour, que vous n'en pouvez douter, et encor ne Celion, vivez et aimez moy, qui vous aimeray jusques à ma fin,
semis-je satisfait de moy mesme, si ce dernier moment qui m'en quoy qu'il puisse advenir de Bellinde.
reste, n'estoit employé à vous en asseurer. Je prie le Ciel, et A ce mot elle le baisa, qui fut la plus grande faveur qu'elle luy
voyez quelle est mon amitié, qu'en ceste nouvelle eslection, il eus1 fait encores, le laissant tellement hors de luy-mesme, qu'il ne
vous comble d'autant de bonheur que vous me causez de desespoir. sceust former une parole pour luy respondre. Quand il fut revenu,
Vivez heureuse avec Ergaste et en recevez autant de contentement et qu'il considera qu'amour flechissoit sous le devoir, et qu'il n'y
que j'avois de volonté de vous rendre du service, si mes jours avoit plus une seule estincelle d'esperance, qui peust esclairer entre
me l'eussent d'avantage permis. Que ceste nouvelle affection ses desplaisirs, comme une personne sans resolution, il se mit dans
pleine des plaisirs que vous vous promettez, vous accompazne le bois, et dans les lieux plus cachez, où il ne faiçoit que plaindre
jusques au cercueil, comme je vous asseure que ma fidelle amitié son cruel desaçtre, quelque remonstrance que ses amis luy peussent
me clorra les yeux à vostre occasion, avec une extreme douleur. faire. Il vesquit de ceste sorte plusieurs jours durant lesquels il
Si Bellinde laissa si longuement parler Celion, ce fut de crainte faisoit mesme pitié aux rochers. E t afin que celle qui estoit cause
que parlant, les larmes fissent l'office de5 paroles, et que cela de son mal en ressentist quelque chose, il luy envoya ces vers.
rengregeast le desplaisir du berger ou qu'elle rendist preuve du
peu de puissance qu'elle avoit sur elle-mesme, Orgueilleuse beauté,
qui aimoit mieux estre jugée avec peu d'amour, qu'avec peu de STANCES DE CELION
resolution 1 sur le mariage de Bellinde et d'Ergaste.
Mais en fin se cognoissant assez raffermie pour pouvoir res-
pondre, elle luy dit : Celion, vous croyez me rendre preuve de Doncques le Ciel consent qzt'apres tant d'amitié,
vostre amitié, et vous faites le contraire, car comment m'avez-vous Qdapres tant de services,
aymée, ayant si ma-avaise opinion de moy ? Si depuis ce dernier D'un autre vous soyez les douceurs, les delices, -
accident vous l'avez conceue, croyez que l'affection n'estoir: pas Et la chere moitié ? -
grande qui a peu permettre que si promptement vousl'ayez changée. E t que je n'oye en fin de mon amour fidelle
Que si vous n'avez point mauvaise opinion de moy, comme est-il Que le ressouvenir qzr'zm regret renouvelle ?
possible que vous puissiez croire que je vous aye aimé, et qu'à
cette heure je ne voys aime plus ? Pour Dieu ayez pitié de ma V o u s m'avez bien aimé, mais qu'est ce que m e vaut,
fortune, et ne conjurez plus avec elle pour augmenter mes ennuis. Ceste amitié passée,
Considerez qu'il y a fort peu d'apparence que Celion, que j'ayme S i dans les bras d'autruy je vous voy caressée ?
plus que le reste du monde et de qui l'humeur. m'agrée autant que Ei si flouytant E
i faut
la mienne mesme, eust esté changé pour un Ergaste qui m'est Que vous scachant à luy, je couvre dzc silence
incogneu, et au liev duquel j'eslirois plustost d'espouser le tombeau. Le cruel desplaisir qui rompt m a patience ?
Que si j'y suis forcée, ce sont les commandements de mon pere
ausquels mon honneur ne permet que je contrarie. Mais est-il pos- S'il n h t plus que rnoy de merite, ofc d'amour,
sible que vous ne vous ressouveniez des protestations que si sou- Je ne sçauyois que dire. ,
406 L A I. P A R T I E DJASTREE LIVRE D I X I E S M E

Mais helas! n'est-ce point u n trop cruel martyre et de reproches, que =al-aisément les ,pouvoit-elle lire sans
Qu'il obtienne e n u n jour, larmes ; entre autres il luy en envoya une telle :
E t sans le meriter, ce q74e le Ciel desnie
A u x desirs infinis d'une amour infinie ?
LETTRE
Mais, ô foible raison, le devoir, dittes-vozis, DE' CELIOW A BELLINDE
Par ses loix m'a contrainte : en son transport.
Et quel devoir plus /ort et quelle loy plus saimte
Scauroit estre pour nous, Fmt-il donc, inconstante bergere, que mg. peine survive mon af/&c-
Que la foy si souaent dedans nos m a i n s jurée tio:z ? Fm!,?-il que, snms vous aynzer, j'nye tant de peine pour vous
Quand nous nous promettions une amour asseîwée ? sçavoir entre les meins d'un autre ? N'est-ce point que les dieux m e
vueillent p w i r pour vous avoir plus ayrnée que je +ze d e v o i s o u
Pzrisse, nce disiez-vozis, incontinent seicher plzt,stost m'est-ce point que je m e figure de ne vous aymer plus, et que
filn m a i n comme parjure, toutesfois, j'aye plus d'amour pour vous que je n'eus jamnzs ? Tou-
S i je manque jamais à ce que je t'asscure, tesfois, poztrpuoy vous aynzeroiy-je, puis que v o z ~estes, et ne pouvez
'
E t si j'ay rien plus cher, esfre à auhe qu'à idne personne que je n'ayme point ? M a i s a u con-
Ny si dedans mon cazir d'avantage je prise traire, pourqztoy ne vous avmerois-je point, puis que je ~jousay tant
Que ceste agection que ta foy m'a promise! aymét: ? 11 est vray, mais je n e vous dgis point aymer; car vous estes
ingrate, une ame toute d'oubly, et qui n'a nul ressentiment d'amour.
O cruel soztvcnir de m o n bonheur passb, . Toutesfois, quelle que v o m soyez, si estes-vous Bellinde, et Bellinde
Sortez de m a memoire. peut-elle estre sans que Celion l'ayme ? V o u s aynce-je donc ou si l e
Helas !Puis que le biex d'zrne si grande gloire ne vous ayme point ? Jugez-en vous mesme, bergere, car quav~tà
Est ores effacé, moy, j'ay I'esprit si troublé, que je n'en puis discerner azttre chose
Effacez-aock de mesme, i l n'est pas raisonnable sznon que je suis la personne d u monde la plus affligée.
Qzte vous soyez en rnoy, qui suis si miscrnble.
E t au bas de la lettre, il y avoit ces vers.
Encores qu'il ne fist paroistre en une si=ule de ses actions, qu'il
luy fust resté de l'esperance, si est-ce qu'il en avoit tousjours
quelque peu parce que le contrat de mariage n'estoit point passé, STANCES
et qu'il sçavoit bien que le plus souvent les conventions font
rompre ceux que l'on croit les plus certains. Mais quand il sceut Je ne puis excuser ceste extreme iwonsfance,
que les articles estoient signez d'un costé et d'autre, belle Qui oozts a fait si mal changer d'affection :
nymphe, comment vous pourrois-je dire le moindre de ses deses- Change; de bien en mieux, je l'ap3elle prudence,
poirs ! Il se destordoit les mains, il s'arrachait le poil, il se plom- iMais de changer en pis, %eu de discretton. *
boit l'estomac de coups, bref, c'estoit une personne transportée, ,

et tellement hors de raison, qu'ilprtoit plusieurs fois en dessein Lor3 que Bellinde receut cette lettre, et ces vers, elle estoit en .
de tuer Ergaste. Mais quand il estoit prest. quelque estincelle de peine de luy faire tenir une des siennes, parce qu'oyant dire l'es-
consideration, qui parmy tant de fureur luy estoit encores restée, . trange vie qu'il faisoit, et les paroles qu'.il proferoit contre elle, elle
luy faisoit craindre d'offenser Bellinde, à qui toutesfois, transport6 ne pouvoit le souffrir qu'avec beaucoup de desplaisir, considerant
de passion, il escrivoit bien souvent des lettres si pleines d'amour, combien cela donnoit l'occasion de parler à ceux qui n'ont des
L I V R E D I X I E S M E 409
oreilles que pour apprendre les .nouvelles d'autruy, et de langue ne'voulut luy refuser ceste requeste, et luy donna assignation le
que pour les redire. Sa lettre estoit telle. lendemain au matin à la fontaine des Sycomores.
Le jour ne commenqoit que de poindre quand le desolé berger
sortant de sa cabane avec son trouppeau, le chassa droit à la
LETTRE fontaine, où s'estendant de son long, et les *yeuxsur le cours de
DE BELLINDE A CELION l'onde, il commenqa, en attendant sa bergere, de s'entretenir sur
son prochain mal-heur. E t apres avoir esté quelque temps muet,
I l est impossible de suppu~terd'avantage le tort que vostre estrange il souspira ces vers.
façon de vivre nous fait à tous deux. Je ne nie pas que VOUS n'oyez
occasion de plaindrc nostre fortune. M a i s je dis bien qzt'uns personne
saga n'en sgauroit avoir qui l u y permette sans blasme de devenir
COMPARAISON
[OZ. Quel transport est celuy qui vous cmpesche de voir, que donnant
cognoissance à tout le reste d u monde que vous mourez d'amour pour d'une fontaine à'son desplaisir.
moy, vous me contraignez toutesfois de croire que veritablement vous
ne m'aimez point ? Car si vous m'aimiez, voudriez-vous m e desplaire ? Ceste source eterneble,
et ne scavez-vous pas que la mort ne me sçauroit estre plus ennuyeuse Qui n e finit jamais,
que l ' o p i ~ i o nque vous donnez à chacun de nostre amitié ? Cessez M a i s q u i se renouvelle
donc, molz frere, je vous supplie, et par ce n o m qui vous oblige d'avoiv Par des flots plus espais,
soing de ce qui me towke, je vous conjure que si present vous n e pouvez Ressemble à ces ennuis dont le regret m'oppresse.
supporter ce daastre sans donner cognoissance de vostre ennuy, vous Car comme elle sans cesse
preniez pour le moins resolution de vous esloigner, e n sorte que ceux D'un8 source fecondc! a u mal-heur que je sens,
qui vous oyront plaindre, ne cognoissant point m o n nom, n e fassent Ils s ' m vont renaissans.
que regetter avec vous vos ennuis sans pouvoir rien soupçonner à mon
dzsadvantage. S i vous m e c~ntentezen ceste resolution, vous m e ferez P u i s d'une lotcgue coztrse,
croire que c'est surabondance, et non point deffaut d'afft-ction, qui Tout ainsi que ces flots
vous a fait errer contre moy. E t ceste consideration obligera Bellinde, Vont esloignans leur soztrce,
outre l'amitié qu'elle vous porte, de conserver tousjours çhere la mz- Sans prendre n u l re$os,
moire de ce frere qui l'ayme, et qu'elle ayme p a r q tous ses cruels et M o y par divers travaux, par mainte et mainte peiize,
insupportables desplaisirs. Comme Parmy l'areine,
Serpentant à grand sauts, l'onde s'en va courant,
Quoy que Celion fust tellement transporté. que son esprit estoit M o n mal je vay pleurant.
presque incapable des raisons que ses amis luy pouvoient repre-
senter; si est-ce que son affection luy ouvrit les yeux à ce coup, et E t comme vagabonde
luy fit voir que Bellinde le conseilloit à propos, si bien que resolu Murmurant elle f uit,
a son depart, il donna secrettement ordre à son voyage. E t le jour Quand onde dessus onde
avant qu'il voulust partir, il escrivit à sa bergere que, faisant A longs flots elle bruit,
dessein de luy obeyr, il la supplioit de luy donner commodité de De mesme, m e plaignant de m a triste advantztre,
pouvoir prendre congé d'elle,.afin qu'il peust partir avec quelque Contre amour je murmure :
sorte de consolation. La bergere qui veritablement l'aimoit, quoy M a i s que me vaut cela, puis qu'il faut qu'à la fin
qu'elle previst que cest adieu ne feroit que rengreger son desplaisir, Je suive m o n destin ?
410 LA 1. P A R T I E D ' A S T R É E LIVRE DIXIESME 411 .

Cependant que ce berger parloit de ceste sorte en soy-mesme, et faire ? Voulez-vous que je croye que vous en avez moins à ceste
qu'il en proferoit assez haut plusieurs paroles sans y penser, tant heure que vous n'aviez en ce temps là ? Ah ! berger, consentez
il estoit troublé de ce desastre, Bellinde, qui n'avoit pas perdu le plustost à la diminution de ma vie qu'à celle de la bonne volonté
souvenir de l'assignation qu'elle luy avoit donnée, aussi tost qu'elle que vous m'avez promise. E t comme jusques icy, j'av peu sur vous
se peut deffaire de ceux qui estaient- autour d'elle, s'en alla le tout ce que j'ay voulu, que de mesme à l'advenir il n'y ait rien
trouver, tellement travaillée du regret de le perdre qu'elle ne le qui m'en puisse amoindrir le pouvoir.
pouvoit si bien cacher qu'il n'en apparust beaucoup en son visage. Ergaste ouyt que Celion luy respondit : Est-il possible, Bellinde,
Ergaate, qui ce matin s'estoit levé de bonne heure pour la venir que vous puissiez entrer en doute de mon affection et du pouvoir
voir, de bonne fortune I'aperceut de loing, et voyant comme elle que vous avez sur moy ? Pouvez-vous avoir une si grande mesco-
s'en alloit seule, et qu'il sembloit qu'elle cherchoit les sentiers plus gnoissance, et le Ciel peut-il estre tant injuste que vous ayez peu
couverts, eut volonté de scavoir où elle alloit. Cela fut cause que la oublier les tesmoignages que je vous en ay donnez et qu'il ait permis
suivant de loing, il vit qu'elle prenoit le chemin de la fontaine des que je survive à la bonne opinion que vous devez avoir de moy ?
Sycomores, et jettant la veue un peu plus avant, encor qu'il fust Vous, Bellinde, vous pouvez mettre en doute ce que jamais une
fort matin, il prit garde qu'il y avoit desja un troupeau qui paissoit. seule de mes actions ny de vos commandemens n'a laissé doutem !
Luy qui estoit tres advisé et qui n'estoit point tant ignorant des Au moins, avant que prendre une si desavantageuse opinion contre
affaires de ceste bergere, qu'il n'eust ouy dire l'amitié que celion moy, demandez à Amaranthe ce'quJelle en croit, demandez au
luy portoit, entra soudain en quelque opinion que c'estoit là son respect qui m'a fait taire, demandez à Bellinde mesme, si elle a
trouppeau, et que Bellinde l'y alloit trouver. Encûr qu'il n'eust jamais imaginé rien de si difficile que mon affection n'ait surmonté.
point de doute de la pudicité de 'sa maistresse, si est-ce qu'il creut Mais à ceste heure que je vous voy toute à un autre et que pour la
facilement qu'elle ne le hayssoit point, iuy semblant qu'une ci fin de mon'amour desastrée, il faut que vous laissant entre les bras
longue recherche n'eust pas esté si fort continuée si elle luy eust d'un plus heurem que moy, je m'esloigne et me bannisse à jamais
esté desagreahle. E t pour satisfaire à sa cüriosité, aussi tost qu'il de vous, helas 1 pouvez-vous dire que ce soit deffaut d'affection ou
la vid sous les arbres, et qu'elle ne le pouvoit plus appercevoir, de volonté de vous obeyr si je ressens une peine plus cruelle que
prenant le tour un peu plus loing, il se cacha entre quelques buis- celle de la mort ? Quoy ? Bergere, vous croyez que je vous aime, si
sons, d'où il apperceut la bergere assise sur les gazons qui estoient sans mourir je vous sçay toute à un autre ? Vous dittes que ce
relevez autour de la fontaine en facon de sieges, et Celion à genoux sera l'amour et le courage qui me rendront insensible à ce
aupres d'elle. desastre et toutesfois en verité ne sera-ce pas plustost n'avoir ny
Dieu ! quel tressault fut celuy qu'il receut de ceste veue ! Toutes- amour ny courage, que de le souffrir sans desespoir ? O bergere !
fois, parce qu'il ne pouvoit ouyr ce qu'ils disoient, il se traina si que nous sommes bien loing de conte, vous et moy, car si ceste
doucement qu'il vint si pres d'eux qu'il n'y avoit qu'une haye (qui impuissance qui m'empesche de pouvoir vivre et supporter ce mal-
faisoit tout le tour de la fontaine comme une pallissade) qui les heur, vous fait douter de mon affection, au contraire ceste grande
couvroit. De ce lieu donc passant curieusement la veue entre les constance et ceste extreme resolution que je vois en vous m'est
ouvertures des fueilles, et tout attentif à leurs discoizrs, il ouyt que une trop certaine asseurance de vostre peu d'amitié. Mais s-:ssi à
la berg~reluy respondoit : E t quoy, Celion, est-ce le pouvoir ou la quoy faut-il que j'en espere plus de vois, puis qu'un autre, ô cruaut6
volonté de me plaire qui vous deffaut en ceste occasion ? Cest de mon destin 1 vous doit posseder ?
accident aura-t'il plus de force sur vous que le pouvoir que vous A ce mot ce pauvre berger s'aboucha sur les genoux de Bellinde,
m'y avez donné ? Où est vostre courage, Celion, ou bien où est sans force et sans sentiment.
vostre amitié ? N'avez-vous point autrefois surmonté pour l'amour Si la bergere fut vivement touchée, tant des paroles que de
que vous me portiez de plus grands mal-heurs que ce&-cy ? E t si i'evanouissement de Celion, vous le pouvez juger, belle nymphe,
cela est, où est l'affection ? oil est la resolution qui le vous a fait pnis qu'elle l'airnoit autant qu'il est possible d'aimer, et qu'il
LA I. PARTIE D'.~sTRÉE LIVRE DIXlESME
falloit qu'elle faignist de ne ressentir point ceste douloureuse demeurera, que je luy puisse desobeir ? Mais soit ainsi que l'affec-
separation. Lorsqu'elle le vid esvanouy et qu'elle creut n'estre tion plus forte l'emporte sur le devoir, pour cela, Celion, serions-
escoutée que des sycomores et de l'onde de la fontaine, ne leur nous en repos ? Est-il possible, si vous m'aimez, que vous puissiez
voulact cacher le desplaisir qu'elle avoit tenu si secret à ses avoir du contentement, me voyant le reste de ma vie pleine de
compagnes et à tous ceux qui la voyoient ordinairement : Helas ! desplaisirs et de regrets ? E t pouvez-vous croire que le blasme que
dit-elle en joignant les mains, helas ! ô Souveraine Bonté, ou'sors j'encourray, soit par la desobeissance de mon pere, soit pour
moy de ceste misere, ou de ceste vie : romps par pitié ou mon l'opinion que chacun aura de nostre vie passée à mon desadvantage,
cruel desastre ou que mon cruel desastre me rompe. me puisse laisser un moment de repos ? Cela seroit peut-estre
Et puis baissant les yeux sur Celion : E t toy, dit-elle, trop fidelle croyable d'une autre que de moy, qui ay tousjours tant desap-
berger, qui n'es miserable que d'autant que tu aimes ceste mise- prouvé celles qui se sont conduites de ceste sorte, que la honte
rable, le Ciel te vueille donner ou les contentemens que ton afiec- de me voir tomber en leur mesme faute me seroit tousjours plus
tion merite, ou m'enlever de ce monde, puis que je suis seule cause insupportable que la plus cruelle fin que le Ciel me pourroit ordon-
que tu souffres les desplaisiri que tu ne merites pas. ner.
E t lors, s'estant teue quelque temps, elle reprit : O qu'il est Armez-vous donc de ceste resolution, ô berger ! que tout ainsi
difficile de bien aimer et d'estre sage tout ensemble ! Car je voy que par le passé nostre affection ne nous a jamais fait commettre
bien que mon pere a raisbn de me donner au sage berger Ergaste, chose qui fust contre nostre devoir, quoy que nostre amour ait esté
soit pour ses merites, soit pour ses commoditez. Mais helas ! que extreme, de mesme pour l'advenir il ne faut point souffrir qu'elle
me vaut ceste cognoissance, si amour deffend à mon affection de nous y puisse forcer. Outre que des choses où il n'y a point de
l'avoir agreable ? Je syay qu'Ergaste merite mieux, et que je ne remede, la plainte semble être bien inutile. Or il est tout certain
puis esperer rien de plus advantageux que d'estre sienne. Mais, que mon pere m'a donnée à Ergaste et que ceste donation ne peut
comment me pourray-je donner à luy si amour m'a desja donnée desormais estre revoquée que par Ergaste mesme. Jugez quelle espe-
à un autre ? La raison est du costé de mon pere, mais amour est rance nous devons avoir qu'elle le soit jamais ? Il est vray qu'ayant
pour moy, et non point un amour nouvellement nay ou qui n'a disposé de mon affection avant que mon pere de moy, je vous
point de puissance, mais un amour que j'ay conceu, ou plustost promets et vous jure devant tous les dieux et particulierement
que le Ciel a fait naistre avec moy, qui s'est eslevé dans mon ber- devant les deitez qui habitent en ce lieu que d'affection je seray
ceau, et qui par un si long trait de temps s'est tellement insinué vostre jusques dans le tombeau et qu'il n'y a ny pere, ny mary, ny
dans mon ame, qu'il est plus mon ame, que mon ame mesme. O tyrannie, ny devoir qui me fasse jamais contrevenir au serment
diem ! et faut-il esperer que je m'en puisse, despouiller sans la que je vous en fais. Le Ciel m'a donnée à un pere, ce pere a donné
vie ? et si je ne m'en deffais, dy moy, Bellinde, que sera-ce de toy ? mon corps à un marv : comme je n'ay peu contredire au Ciel, de
En proferant ces paroles, les grosses larmes luy tomboient des mesme mon devoir me deffend de refuser l'ordonnance de mon pere,
yem, et coulant le long de son visage, mouiiloient et.les mains et mais ny le Ciel, ny mon pere, ny mon mary, ne m'empescheront
la joue du berger, qui peu à peu revenant, fut cause que la bergere jamais d'avoir un frere que j'aimeray comme je luy ay promis,
interrompit ses plaintes, et s'essuyant les yeux, de qu'il ne qcelle que je puisse devenir.
s'en prist garde, changeant ét de visage et de vok, luy parla de A ces demieres paroles, prevoyant bien que Celion se remettroit
ceste sorte : Berger, je vous veux advouer que j'ay du ressentiment aux plaintes et aux larmes, afin de les eviter, elle se leva, et le
de vostre peine, autant peut-estre que vous-mesme, et que je ne prenant par la teste le baisa au front, et luy disant à Dieu, et
sçaurois douter de vostre bonne volonté, si je n'estois la plus s'en allant : Dieu vous vueilie, dit-elle, berger, donner autant de
mescognoissante personne du monde. Mais à quoy ceste recognois- contentement en vostre voyage que vous m'en' laissez peu en
sance, et à quofi ce ressentiment ? Puis que le Ciel m'a sousmise à l'estat où je demeure.
celuy qui m'a donné l'estre, voulez-vous, tant que cet estre me Celion n ' q t ny la force de luy respondre ny le courage de la
L A . 1. P A R T I E D ~ A S T R É E LIVRE DISIESME . 4x5
suivre, mais s'estant levé, et tenant les bras croisez, l ' d a accom- auparavant veu ses larmes, mal-aisément eust-il alors recogneu
p a p a n t des yeux, tant qu'il la peut voir. E t lors que les arbres luy qu'elle pleurast. Ce qui encore luy fit d'avantage admirer sa vertu,
en eurent osté la veue, levant les yeux au ciel tous chargez de car en mesme temps elle peignit en son visage une facon toute
larmes, apres plusieurs grands souspirs, il s'en alla courant d'un riante. E t se tournant vers le berger, luy dit, avec une façon pleine
autre costé, sans soucy ny de son troupeau, ny de chose qu'il de courtoisie : Je pensois estre seule, gentil berger,*mais à ce que
laissast en sa cabane. je voy, vous y estes venu pour la mesme occasion, comme je pense,
Ergaste qui cache derriere le buisson, avoit ouy leurs discours, qui m'y a amenée, je veux dire pour vous y rairaischir, et sans
demeura plus satisfait de la vertu de Bellinde qu'il ne se peut dire, mentir voicy bien la meilleure source, et la plus fraische qui soit
admirant et la force de son courage et la grandeur de son honnes- en la plaine. - Sage et belle bergere, respondit Ergaste en sous-
teté. E t apres avoir demeuré long temps ravi en ceste pensée, riant, vous avez raison de dire que le sujet qui vous a fait venir
considerant l'extreme affection qui estoit entre ces d e u amants, icy, m'y a de mesme conduit, car il est tout vray. Mais quand vous
il creut que ce seroit un acte indigne de luy que d'estre cause de . dites que vous et moy y sommes pour nous rafraischir, il faut que
leur separation, et que le Ciel ne l'avoit point fait rencontrer si à je vous contredie, puisque ny l'un ny l'autre de nous n'y est pour
propos à cest adieu, que pour luy faire voir la grande erreur qu'il ce dessein. - Quant à moy, dit la bergere, j'advoueray bien que je
alloit commettre sans y penser. me puis estre trompée pour ce qui est de vous, mais pour mon
Estant donc resolu de rapporter à leur contentement tout ce qui particulier, vous me permettrez de dire qu'il n'y a personne qui
luy seroit possible, il se met à suivre Celion ; mais il estoit desja en puisse sçavoir d'avantage que moy. - Je vous accorde, dit
tant esioigné qu'il ne le sceut atteindre, et pensant de le trouver en Ergaste, que vous en sçavez plus que tout autre; mais pour cela vous
sa cabane, il prit un petit sentier qui y alloit le plus droit. Mais ne me ferez pas confesser que le sujet qui vous a conduite icy soit
Celion avoit passé d'un autre costé, car sans parler à personne de celuy que vous dites. - E t quel penseriez-vous donc, dit-elle,
ses parents ny de ses amis, il s'en alla vagabond sans autre dessein qu'il fust ?
plusieurs jours, sinon qu'il fuyoit les hommes et ne se nourrissoit E t à ce mot, elle mit la main au visage faisant semblant de se
que de fruicts sauvages que l'extreme faim luy faisoit prendre par frotter les sourcils, mais en effect c'estoit poùr couvrir en quelque
les bois. sorte la rougeur qui lui estoit montée.
Ergaste qui vid que son dessein estoit rompu de ce costé, apres A quoy Ergaste prenant garde, et la voulant ~ s t e de
r la peine où
l'avoir cherché un jour ou deux, vint trouver Beliinde, esperant de il la voyoit, respondit de ceste sorte : Belle et discrette bergere, il
sça~oird'elle le chemin qu'il auroit pris. E t de fortune il la trouva ne faut plus que vous usiez de dissimulation envers moy, qui sçay
au mesme lieu où elle avoit dit adieu à Celion, estant toute seule aussi bien que vous ce que vous croyez avoir de plus secret en
sur le bord de la fontaine, pensant à l'heure mesme au dernier l'ame. E t pour vous monstrer que je ne ments point, je vous dis qü'à
accident qui luyestoit advenu en ceste place, le souvenir duquel ceste heure vous estiez sur le bord de ceste eau, songeant avec beau-
luy arrachoit des larmes du profond du cœur. coup de desplaisir au dernier adieu que vous avez dit à Celion, au
Ergaste qui I'avoit veue de loing, estoit venu expres pour la mesme lieu où vous estes. - Moy ? dit-elle incontinent toute sur-
suerendre le plus couvertement qu'il luy avoii esté possible,. et prise. - Ouy, vous-mesme, resp~nditErgaste, mais ne soyez pas
voyant ses pleurs comme deux sources couler dans la fontaine, il marrie que je le syache, car j'estime tant vostre vertu et vostre
en eut tant de pitié, qu'il jura de ne. reposer de bon sommeil qu'il merite; que tant s'en faut que cela vous puisse jamais nuire, que je
n'eust remedié à son desplaisir. E t pour ne perdre point d'avantage ' veux que ce soit la cause de vostre dontentement. Je sçay le long
de temps, s'avançant tout à coup vers elle, il la salua. Elle qui se service que ce berger vous a rendu, je scay avec combien d'hon-
vid surprise avec les larmes aux y e u , afin de les dissimuler, fai- neur il' vous a recherchée, je scay avec combien d'affection il a
gnit de se laver, et mettant promptement les mains dans l'eau, se continué depuis tant d'années, et de plus, avec quelle sincere et
les porta toutes mouillées au visage, de sorte que si Ergaste n'eust vertueuse amitié vous l'affectionnez. La cognoissance de toutes ces
LA I. PARTIE D'ASTRÉE LIVRE DIXIESME

choses me fait desirer la mort, plutost que d'estre cause de vostre Diamis, frere de Celion, luy de ne point revenir sans le
reparation. Ne pensez pas que ce soit jalousie, qui me fait parler luy r'amener.
de ceste sorte ; jamais je ri'entreray en doute de vostre vertu, et Estans donc partis en ce dessein, apres avoir sacrifié j.Thautates
puis j'ay ouy de mes aureilles les sages discours que vous luy avez pour le prier qu'il addressast leurs pas du costé où ils devoient
tenus. Ne pensez non plus que je ne croye que vous perdant, je ne trouver Celion, ils prindrent le chemin qui le premier se presenta à
perde aussi la meilleure fortune que je sçaurois jamais avoir, mais eux. Mais ils eussent cherché longuement en vain avant que d'en
le seul sujet qui me pousse à vous redonner à celuy à qui vous avoir des nouvelles, si luy-mesme transporté de fureur, ne se fust
devez estre, c'est, ô sage Bellinde, que je ne veux pas acheter mon resolu de revenir en Forests, afin de tuer Ergnste, et puis du mesme
contentement avec vostre eternel desplaisk et que veritable- glaive se percer le cœur devant Bellinde, ne pouvant vivre et
ment je croirois estre coulpable, et envers Dieu, et envers les scavoir que quelqu'autre jouist de son bien.
hommes, si à mon occasion une si beiie et vertueuse amitié se En ceste rage il se remit en chemin, et parce qu'il ne se nourris-
rompoit entre vous. soit que des herbes et des fruits qu'il trouvoit le long des chemins,
Je viens donc icy pour vous dire que je veux bien me priver il estoit tant affoibly, qu'à peine pouvoit-il marcher, et n'eust esté
de la meilleure alliance que je sçaurois jamais avoir, pour vous la rage qui le portoit, il ne l'eust peu faire ; encor falloit-il que
remettre en vostre liberté et vous redonner le contentement que le plusieurs fois du jour il se reposast, mesme lors que le sommeil
mien vous osteroit. E t outre que je penseray avoir fait ce que je le pressoit.
croy que le devoir me commande, encores ne me sera-ce peu de Il advint que de ceste sorte lassé, il se mit sous quelques arbres
satisfaction de penser que si Bellinde est contente, Ergaste est un qui faisoient un agreable ombrage à une fontaine, et 12, apres avoir
des instruments de son contentement. Seulement je vous requiers, quelque temps repensé à ses déplaisirs, il s'endormit. La fortune
si en cecy je vous oblige, qu'estant cause de la reunion de vostre qui se contentoit des ennuis qu'elle luy avoit donnez, adressa pour
amitié, vous me receviez pour tiers entre vous deux et que vous le rendre entierement heureux les pas d'Ergaste et de Diamis en
me fassiez la mesme part de vostre bonne volonté que vous avez ce mesme lieu, et par hazard Diamis marchoit le premier. Soudain
promise à Celion quand vous avez creu d'espouser Ergaste, je veux qu'il le vid, il le recogneut, et tournant doucement en arriere, en
dire, que de tous deux je sois aimé et receu comme frere. vint advertir Ergaste, qui tout joyeux voulut l'aller embrasser,
Pourrois-je, belle nymphe, vous redire le contentement inesperé mais Diamis le retint en luy disant : Je vous supplie, Ergaste, ne
de ceste bergere ? Je croy qu'il seroit impossible, car elle mesme faisons rien en cecy de mal à propos. Mon frere, si tout à coup
fut tellement surprise, qu'elle ne sceut.de quelles paroles le remer- nous !uy disons ces bonnes nouvelles, mourra de plaisir et si vous
cier. Mais le prenant par la main, s'alla rasseoir sur les gazons de cognoissiez l'extrerne affliction que cest accident luy a causé, vous
la fontaine, où apres s'estre un peu remise, et voyant la bonne seriez de mesme opinion. C'est pourquoy il me semble qu'il vaut
volonté dont Ergaste l'obligeoit, elle luy declara tout au long ce mieux que je le luy die peu à peu, et parce qu'il ne me croira pas,
qui s'estoit passé entre Celion et elle. E t apres mille sortes de remer- vow viendrez apres le luy reconfirmer. Ergaste trouvant cet advis
ciemens, que j'obmets pour ne vous ennuyer, elle le supplia de bon, s'esloigna entre quelques arbres d'oh il pouvoit les voir, et
l'aller chercher luy-mesme, d'autant que le transport de Celion Piamis s'advança. E t faut bien dire qu'il fut inspiré de quelque
estoit tel qu'il ne reviendro'it pour personne du monde qui I'allast bon demon, car si d'abord Celion eust veu Ergaste, peut-estre
querir, parce qu'il ne croiroit jamais ceste bonne volonté de luy, à suivant sa resolution, luy eust-il fait di1 déplaisir.
qui il n'en avoit point donné d'occasion, si eue luy estoit asseurée Or, à l'heure mesme que niamis s'en approcha, son frere s'es-
par quelquJautre. Au contraire se figureroit que ce seroit un veilla, et recommençant son ordinaire entretien, se mit 2 plaindre
artifice pour le faire revenir. de ceste sorte.
Ergaste qui vouloit en toute sorte parachever la bonne œuvre
qu'il avoit commencée, resolut de partir dés le lendemain avec
LIVRE DIXlESME ,419

et voyant que tout estonné il le regardoit, il s'advança doucement,


PLAINTE et apres l'avoir salué, luy dit : Je loue Dieu, mon frere, de ce que
je vous ay trouvé si à propos pour vous faire le message que Bellinde
01rtré par la dortleztr de mortelles atteintes, vous mande. -Bellinde ? dit-il incontinent, est-il possible qu'elle
S a n s autre reconfort ayt quelque memoire de moy entre les bras d'Ergaste ? - Ergaste,
Que cel& de mes plazlztes, dit Diamis, n'a point eu Bellinde entre les bras, et j'espere, si voiis
J e soztsfiire 2 la mort. avez quelque resolution, qu'elle ne sera jamais à luy. - E t dou-
tez-vous, respondit Celion, que la resolution me puisse manquer en
M n drfjense esl sans $lus l'imfiossible espevance, un semblable affaire ? - Je voulois dire, repliqua Diamis, de la
M a i s le glaive aceré, prudence. - Je pense, respondit Celion, qu'il n'y a point de pru-
Don2 le mal-heur m'ojjence, dence qui puisse contrevenir à l'ordre que le destin a resolu. -
E s t 11% m a l Bsseuré. Le destin, dit Diamis, ne vous est pas si contraire que vous pensez,
et vos affaires ne sont pas en si mauvais termes que vous croyez.
J.espere quelq7tefois en m a longue misrre, Ergaste refuse Bellinde. - Ergaste, dit Celion, la refuse ? - Il est
D e voir finir m o n dueil. tout certain, continua Diamis, et afin que vousen soyez plusasseuré,
M a i s quoy ? je n e l'espere, Ergaste mesme vous cherche pour le vous dire.
S i n o n dans le cercueil. Celion oyant ces nouvelles, demeura sans respondre presque
hors de soy. E t puis reprenant la parole : Vous mocquez-vous
C e l z ~ ynt, doit-il point s'estimer miserable, point, dit-il, mon frere, ou si vous le dites pour m'abuser ? - Je
Et les dieux ewnemis, vous jure, respond Diamis, par le grand Thautates, Hesus et Tha-
Dont L'espoir faiiorable maris, et par tout ce que nous a\ons de plus sacré, que je vous dy
En la mort est remis ? verité et que bien tost vous le syaurez par le berger Ergaste. Alors
Celion levant et les mains et les yeux au ciel : O Dieu ! dit-il, à
ili'tzis o ù sont les desseins de ce courage eztreme, quelle fin mal-heureuse me reservez-vous ? Son frere, pour l'in-
E n m o n mal yesolu ? terrompre : 11 ne faut plus, luy dit-il, parler ny de mal-heur ny
M a i s o ù suis-g'e m o y mesme ? de mort, mais seulement de joye et de contentement, et sur tout
J e n e me cognois f h s . vous preparer à remercier Ergaste du bien qu'il voils fait; car je le
voy qui vient à nous.
M o n anze en sn d o u l e w est tellement confuse A ce mot Celion se leva, et le voyant si pres, le courut embrasser
Que ce qu'ore elle veut avec autant de bonne volonté que peu auparavant il luy en portoit
, S o u d a i n elle refuse beaucoup de mauvaise. Mais quand il sceut la verité de toute
Alors qu'elle le peut. ceste affaire, il se mit à genoux devant Ergaste, et luy vouloit à
force baiser les pieds.
Redclite en cest esfal, elle n e peut cognoistre J'abbregerai, belle nymphe, tous leurs discours et vous diray
Qu'elle a , n y quelle elle est : seulement, qu'estant de retour, Ergaste luy donna Bellinde et
0 1 pourquo? faut-il estre, qu'avec le consentement de son pere, il la luy fit espouser
Lorsqqle tout n o u s desplaist ? et voulut seulement, comme il en avoit des-jà prié Bellinde,
que Celion le receust pour tiers en leur honneste et sincere affection,
Diamis qui ne vouloit le siirprendre, apr'es l'avoir quelque temps et luy-rnesme sè donnant entierement à eux, ne voulut jamais
escouté. fit du bruit expres à fin qu'il tournast la teste vers liy, se marier.
420 LA 1. P A R T I E D ~ A S T R É E
Voilà., belle et sage nymphe, ce qu'il vous a pleudesçavoir de leur .
fortune qui fut douce a tous trois, tant que les dieux leur per-
mirent de vivre ensemble ; car peu de temps apres leur nasquit un
fils qu'ils firent nommer Ergaste, à cause de l'amitié qu'ils por-
toient au gentil Ergaste, et pour en conserver plus longuement la
memoire. Mais il advint qu'en ce cruel pillage que quelques
estrangers firent aux provinces des Sequanois, Viennois, et Segu-
siens, ce petit enfant fut perdu, et mourut sans doute de neces-
sité, car depuis on n'en a point eu de nouvelles. E t quelques
années apres ils eurent une fille qui fut nommke Diane.
Mais Celion ny Bellinde n'eurent pas longuement le
plaisir de cet enfant, parce qu'ils moururent in-
continent apres et tous deux en mesme jour;
et c'est ceste Diane dont vous m'avez
demandé des nouvelles et qui est
tenue en mon hameau pour
l'une des plus belles et
plus sages bergeres
de Forests.
LWRE XI.
uss si-t6t q d i i [Ligdmon] eut dans les mains la
LIVREXI. coupe fatale : 'Grands dieux, s'écria-t-il, ne vengez
point ma mort sur la belle Amenne, dont l'erreur me
[Egide, valet de Ligdamon , apporte les nouvelles
conduit au trepas.
de sa mort à Gal'athée et Silvie. - Dans le fond, à
droite, combat 'de Ligdamon contre deux lions.]
LE UNZIESME LIVRE
DE LA PREMIERE P A R T I E
D'ASTRÉE

Celadon d o i t de ceste sorte racontant à la nymphe l'histoire de


Celion et de Bellinde, cependant q u Leonide
~ et Galathée parloient
des nouvelles que Fleurial leur avoit rapportées. Car aussi tost que
la nymphe apperceut Leonide, elle la tira à part, et luy dit qu'elle
empeschast que Fleurial ne veist Celadon : Car, disoit-elle, il est
tant acquis à Lindamor qu'il seroit assez beste pour luy dire tout
ce qu'il auroit veu ; entretenez-le donc, et quand j'auray veu
mes lettres, je vous diray ce qu'il y aura de nouveau.
A ce mot, la nymphe sortit de la chambre et emmena Fleurial
avec elle. E t apres quelques autres paroles, elle luy dit : E t bien,
Fleurial, quelles nouvelles apportes-tu à Madame ? - Fort bonnes,
respondit-il, et toutes telles que vous et elle sçauriez desirer. Car
Clidaman se porte bien et Lindamor a fait tant de merveilles en la
bataille où il s'est trouvé que Meroüé et Childeric l'estiment comme
merite sa vertu. Mais il y avoit avec moy un jeune homme qui
voiiloit parler à Silvie, à qui ceux de la porte n'ont permis d'entrer,
qui vous en racontera bien mieux toutes les particularitez, d'au-
tant qu'il en vient, et moy j'ay pris ces lettres chez ma tante, où
un de ceux de Lindamor les a portées qui attend la response. - E t
- ne syais-tu point, repliqua la nymphe, cc qu'il veut à Silvie ? -
Non, respondit-il, car il ne l'a jamais voulu dire. - 11 faut, dit la
nymphe, qu'il entre.
A ce mot, s'en allant à la porte, elle recogneut incontinent ce
jeune homme pour l'avoir veu souvent avec Ligdamon, qui luy
fit juger qu'il apportoit à Silvie de ses nouvelles. E t parce qu'elle
sçavoit combien. çà compagne desiroit que ses affaires fussent
secrettes, elle ne luy en voulut rien demander, feignant de ne le
cognoistre et seulement luy dit qu'elle en advertiroit Silvie.
422 LA 1. P A R T I E D ' A S T R É E LIVRE UNZIESME 423

Puis retirant encore Fleurial à part : Tu sçais bien, Fleurial, luy


dit-elle, mon amy, le mal-heur qui est arrivé à Lindamor. - Com- LETTRE DE LINDAMOR
ment cela ? respondit Fleurial, tant s'en faut, nous le devons croire A GALATHÉE
heureux, car il acquiert tant de gloire où il est, qu'à son retour
Amasis n'oseroit luy refuser Galathée. - O Fleurial, que &-tu ? N y le retardement de m o n voyage, n y les horreurs de la guerre, n y
si tu sçavois comme toutes choses se passent, tu. advouerois que le les beautez de ces ~ o u v e l l e shostesses de la Gaule n e fieuvent tellement 4

voyage de nostre amy est pour luy celuy de la mort, car je ne fay occuper le souvenir que vostre fidelie serviteur a dr! vozcs, qu'il n e
point de doute qu'à son retour il ne meure de re,gret. - Mon Dieu ! revole continuellement a u bien-heureux Sejoztr, où en vous esloignant -
dit-il, que me dites-vous ? - Fleurial, repliqua-t-elle, il est ainsi je laissay toute m a gloire ;si bien que n e pouvant refuser a m o n affec-
que je te le dis, et ne croy point qu'il y ait du remede s'il ne vient tion la curiosité de savoir comme madame se porte, apres vous azoir
de toy. - De moy ? dit-il, s'il peut venirde moy tenez-le pour mille fois baisé la robbe, je vous presente toutes les bonnes fortunes,
asseuré, car il n'y a rien au monde que je ne fasse. -Or, dit la dont les armes m'ont voulu favoriser,ret les offve à vos pieds, comme à b
nymphe, sois donc secret, et à ce soir je t'en'diray d'avantage. ,
divinité dont je tes recognois. S i vous les recevez pour vostres, la
Mais pour ceste heure il faut que je sçache ce qu'escrit le pauvre renommée les VOZLS donnera de m a part, qui m e l'a pronzis ainsi,
absent. - Il a envoyé, dit-il, ces lettres par un jeune homme, qui aussi bien qzre vous l'honneur de vos bonnes graces Ù vostre tres-
avoit charge de les porter chez ma tante ; elle me les a incontinent Izzimble serviteur.
envoyées, et en voicy une qu'il vous escrit.
Elle i'ouvrit, et vid qu'elle estoit telle. Je me soucie fort, dit alors Galathée, ny de luy ny de ses vic-
, toires, il m'obligerait d'avantage s'il m'oublioit. - Pour Dieu,
madame, dit Leonide, ne dites point cela. Si vous syaviez combien
il est estimé, et par Meroüé et par Childeric, je'ne sçaurais croire t
LETTRE DE LINDAMOR
(estant née ce que vous estes) que vous n'en fissiez plus de cas que
1 A LEONIDE d'un berger, mais je dis berger qui ne vous a?me point, et que vous
voyez souspirer devant vous, pour l'affection d'une bergere. Vous
Autant que I'esloignement a eu peu de puissance sur m o n ame, croyez que tput ce que je vous en dy, soit par artifice. - Il est II
autant ay-je péur qu'il n'en nit eu beaucoup szh celle que j'adore. M a vray, dit incontinept Galathée. - E t bien, madame, respondit !
foy m e dit bien que non, m a i s m a fortune m e menaCe dit4 contraire; elle, vous en croirez ce qu'il vous plaira, si yous j&eray-je sur tout
toutesfois I'asseurance que j'ay e n la prudence de ma.confdente, m e ce qui est plus à crdndre aux parjures, que j'ay veu à ce voyage,
.fait vivre avec moins de crainte, q u i si m a memoil;e y estoit seule. par un grand hazard, ce trompeur de Climante, et cet artificieux $

Ressoztvenez-vous donc de n e tromper l'esperance que j'ay e n v o m , n y de Polemas, parlans de ce qui vous est arrivé, et descouvrants entre
démentir les asseurances de noshe arn.di.4. 'eux toutes les malices dont ils ont usé. - Leonide, adjousta Gala-
, 4 thée, vous perdez temps; je suis toute resolue h ce que je veux faire,
Or bien, dit la nymphe, va-t'en au lieu plus proche d'icy, où tu plus. - Je le feray, madame, comme vous me le
dormiras ce soir, et reviens icy de bon matin, puis je te feray sçavoir t-elle, si me permettrez-vous encor de vous dire ce
une histoire dont tu seras bien estonné. Là dessus elle appella ce mot. Qu'est-ce, madariie, que vous pretendeS faire avec ce berger ?
jeune homme qui vouloit parler à Silvie, et le conduisit avec eiie + -Je veux, dit-elle, qu'il m'aime. -Et en quoy, repliqua Leonide.
jusques à l'antichambre de Galathée, où Payant fait attendre, eue desseignez-vous ,que ceste amitié se conclue 7 - Que vous estes
entra dedans, et fit sçavoir à la nymphe ce qu'elle avoit fait de fascheuse, dit Galathée, de voilloir que je sqache l'advenir !,Laissezt
Fleurial. Il 'faut, dit la nymphe, que vous lisiez la lettre que seulement qu'il m'ayme, et puis nous verrons que nous ferons. -- '.
Lindamor m'escrit. E t lors elle vid qu'elle4estoit telle : Encor, continua Leonide, que l'on ne sçache l'advenir, si faut-il
421 LA I. PARTIE D'ASTRÉE LIVRE UNZIESJfE 425

en tous nos desseins avoir quelque but auquel nous les adressions. - où elle est. Nous en serons quittes pour faire tirer les rideaux du
Je le croy, dit Galathée, sinon en ceux de l'amour, et pour moy je lict où est Celadon, car je m'asseure qu'il sera bien aise d'ouyr ce
n'en veux point avoir d'autre, sinon qu'il m'aime. - Il faut bien, que Ligdamon escrit, puis qu'il me semble que vous luy avez desja
repliqua Leonide, qu'il soit ainsi ; car il n'y a pas apparence que raconté toutes leurs amours. - I l est vray, respondit Leonide,
vous le vueilliez espouser. E t ne l'espousant pas, que deviendra mais Silvie est si desdaigneuse et altiere que sans doute elle
cet honneur qhe vous vous estes si longuement conservé ? car il ne s'offensera si ce messager luy parle et mesme devant Celadon. -
peut estre que ceste nouvelle amitié vous aveugle de sorte que vous Il faut, dit-elle, la surprendre. Allez seulement devant dire au
ne cognoissiez bien le tort que vous vous faites de vouloir pour berger qu'il ne parle point, et tirez les rideaux, et je l'y con-
amant un homme que vous ne voulez pour mary. - E t vous, dit- duira~.
elle, Leonide, qui faites tant la scrupuleuse, dites en verité, avez- Ainsi sortirent ces nymphes, et Galathée recognoissant ce jeune
vous envie de l'espouser ? - Moy, madame, respondit-elle, je le homme pour l'avoir veu bien souvent avec Ligdamon, luy demanda
tiens estre trop peu de chose, et vous supplie tres humblement de. d'où il venoit, et quelles nouvelles il apportoit de son maistre. Je
ne me croire point de si peu de courage, que je daignasse tourner viens, madame, dit-il, de l'armée de Meroüé, et quant aux nou-
les yeux sur luy. Que s'il y a jamais eu quelque homme qui ait le velles de mon maistre, je ne les puis dire qu'à Silvie. - kayement,
pouvoir de me donner quelque ressentiment d'amour, je vous dit la nymphe, vous estes bien secret, et croyez-vous que je vueille
advoueray librement que le respect que 'je vous ay porté, m'en a permettre' que vous disiez quelque chose à mes nymphes que je ne
retirée. - E t quand ? adjousta Galathée. -Lors, dit-elle, madame, sçache point ? - Madame, dit-il, ce sera devant vous, s'il vous
I
que vous me commandastes de ne faire plus d'estat de Polemas. - plaist, car j'en ay ce commandement, et principalement devant
O que vous avez bonne grace ! s'escria Galathée, par vostre foy ? Leonide. - Venez donc, dit la nymphe.
vous n'avez point aimé Celadon ? - Je vous jureray sur la verité E t ainsi elle le fit entrer en la chambre de Celadon, où desja
que je vous doy, madame, respondit-elle, que je n'ayme point I Leonide avoit donné l'ordre qu'elle avoit resolu, sans en rien dire
d'autre sorte Celadon, que s'il estoit mon frere. à Silvie, qui au commencement s'en estonna, mais puis voyant
E t en cela elle ne mentoit point, car depuis que le berger luy entrer Galathée avec ce jeune homme, elle jugea bien que c'estoit
avoit la derniere fois par16 si clairement, elle avoit recogneu le pour empescher que le berger ne fust veu. Le sursault qu'elle
tort qu'elle se faisoit, et ainsi avoit resolu de changer l'amour en receut fut tres-grand quand elle vid Egide : tel estoit le nom de ce
amitié. jeune homme qu'elle recogneut incontinent, car encor qu'elle
Or bien, Leonide, dit la nymphe, laissons ce discours et celuy nJeust point d'amour pour Lidgamon, si ne se pouvoit-elle exemp-
aussi de Lindamor, car la pierre en est jettée. - E t quelle response, ter entierement de quelque bonne volonté. Elle jugea bien qu'il luy
dit-elle, ferez-vous à Lindamor ? - Je ne luy en veux point faire I en diroit des nouvelles, toutesfois elle ne vouloit luy en demander.
d'autre que le silence. - E t que pensez-vous, dit-elle, qu'il de- Mais Galathée s'adressant au jeune homme : Voilà, dit-elle, Silvie,
vienne, lors que celuy qu'il a envoyé icy retournera sans lettres ? - il ne tiendra qu'à vous que vous ne paracheviez vostre message
Il deviendra, dit Galathée, ce qu'il pourra, car pour moy je suis . I puis que vous voulez que Leonide, et moy y soyons. - Madame,
toute resdue que ny sa resolution, ny celle de tout autre nedseront dit Egide s'adressant à Silvie, Ligdamon, mon maistre, le plus
jamais cause que je vueille me rendre niiserable. - I l n'est donc fidelle serviteur que vos merites vous ayent jamais acquis, m'a
point necessaire, respondit Leonide, que Fleurial revienne ? - commandé de vous faire sçavoir quelle a esté sa fortune, ne voulant
Nullement, dit-elle. autre chose du Ciel pour reconipense de sa fidelité, sinon qu'une
Leonide alors luy dit froidement qu'il y avoit là un jeune homme estincelle de pitié vous touche, puisque nulle de celles de
qui vouloit parler 2. Silvie et qu'elle croyoit que c'estoit de la part l'amour n'a peu approcher le glaçon de vostre cœur. - E t quoy,
de Ligdamon et qu'il n'avoit point voulu dire son message qu'à ' dit Galathée, en l'interrompant, il semble qu'il fasse son testa-
Silvie rnesme. - Il faut, respondit la nymphe, que nous le mettions ment. Comment se porte-t'il ? - Madame, dit-il, s'adressant à
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Galathée, je le vous diray, s'il VOUS plaist de &en donner le loisir. avoir passé plusieurs nues de traits, je ne sçaurois vous raconter au
E t puis, retournant à Siivie, il continua de ceste sorte. vray comment je me trouvay avec mon maistre au milieu des
ennemis, où je ne faisois qu'admirer les grands coups de l'espée de
Lindamor.
HISTOIRE DE LIGDAMON E t sans mentir, belle nymphe, je luy veis faire tant de merveilles,
que l'un6 me fait oublier l'autre. Tant y a que sa valeur fut telle
Apres que Ligdamon eut pris congé de vous, il partit avec Lin- que Meroüé voulut sqavoir son nom, comme l'ayant remarqué ce
damor, accompagné de tant de beaux desseins, qu'il ne se promet- jour là entre tous les chevaliers. Desja ce premier escadron estoit
toit rien moins que d'acquerir par ce voyage ce que ses services victorieux, et les nostres commençoient à se rallier pour aller atta-
n'avoient peu par sa presence, resolvant de faire tant d'actes quer le second, quand I'ennemy, pour faire un entier effort, fit
signalés, qu'ou le nom de vaillant qile les victoires luy donneroient, marcher tout ce qui luy restoit, afin d'investir si promptement
vous seroit agreable, ou bien mourant, il vous en laisseroit du ceux-cy, que Meroüé ne les peilst secourir à temps. Et certes, s'il
regret. En ces desseins, ils parviennent à l'armée de Meroüé, prince eust eu affaire à un capitaine moins experimenté que cestuy-cy,
rempli de toutes les perfections qui sont requises à un conquerant, je croy bien que son dessein eust eu effect. Mais ce grand soldat,
et arriverent si à propos que la bataille avait esté assignée le sep- jugeant le desespoir de l'adversaire, fit partir en mesme temps
tiesme jour d'apres ; de sorte que tous ces jeunes chevalien trois escadrons nouveaau, d e ~ aux'deux
u aisles et le troisiesme en
n'avoient autre plus grand soucy que de visiter leurs armes et queue du premier, si à propos qu'ils soustindrent une partie du
remettre leurs chevaux en bon estat. premier choc. Toutesfois nous qui estions avancez, nous trouvasmes
Mais ce n'est d'eux de qui j'ay à vous parler ; c'est pourquoy fort outragez du grand nombre.
passant soubs silence tout ce qui ne touche à Ligdarnon, je vous Mais je ne veux icy vous ennuyer par une particuliere description
diray que le jour assigné a ce grand combat estant venu, les deux de ceste journée, aussi bien n'en sçaurois-je venir a bout. Tant y a
armées sortent de leur camp et à veue l'une de l'autre, se mettent qu'au mesme temps les deux infanteries s'estans rencontrees, celle
en bataille. Icy un escadron de cavalerie, la un bataillon de gens de Meroüé eut du meilleur, et autant que nous gagnions du terrain
de pied ; icy les tambours, là les trompettes ; d'un coste, le hannis- sur ceux du cheval, autant en perdoit l'infanterie de l'ennemy. Si
sement des chevaux, et de l'autre, les voLx des soldats retentissoient est-ce qu'au choc que nous receusmes, il y eut plusieurs des nostres
de tant de bruit, que l'on pouvoit bim alors dire, que Bellonne portez par terre, outre ceux que les traits de l'infanterie dés le
l'effroiable rouloit dans ceste campagne, et estalloit tout ce qu'elle cqmmencement de la bataille avoient des-ja mis à pied; car
avoit de plus horrible en sa Gorgonne. d'abord l'ennemy, faisant desbander quelques archers, nous fit
Quant à moy, qui n'avois jamais esté en semblable occasion, tirer sur les aisles tant de traits que nostre cavalerie n'osant quitter
j'estois si estourdy de ce que j'oyois et si esblouy de l'esclair son rang, eut beaucoup A souffrir, avant que Meroiié eust envoyé des
des armes, qu'en verité je ne sçavois oii j'estois. Toutesfois ma siens pour escarmoucher avec eux.
resolution fut de n'abandonner mon maistre, car la nourriture que E t entre ceux qui au second effort en furent incommodez, Cli-
d'enfance il m'avoit donnée, m'obligeait, ce me sembloit, à ne danian en fut un, car son cheval tomba mort de trois coups de
l'esloigner en ceste occasion oc rien ne se representoit à nos yeux flesches. Ligdamon qiii at-oit tousjours l'cd sur luy, soudain qu'il
qu'avec les enseignes de la mort. le vid en terre poussa son cheval d'extreme furie, et fit tant d'armes
Mais ce ne fut rien au. prix de l'estrange confusion lorsque tous qu'il fit un rond de corps morts à l'entour de Clidaman, qui cepen-
ces escadrons et tous ces bataillons se meslerent, quand le signal dant eut loisir de se despestrer de son cheval. La furie de l'ennemy
de la bataille se donna ; car la cavallerie attaqua celle de llennemy, qui à la cheute de Clidaman s'estoit renforcée en ce lieu, I'eust en
et l'infanterie de mesme, avec un si grand bruit, qüe les hommes, les fin estouffé sousles pieds des chevaux, sans le secours et sans la
armes et les chevaux faisoient, qu'on n'eust pas oüy tonner. Apres valeur de mon maistre, qui se jettant à terre, le remit sur son
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cheval, demeurant à pied si blessé et si pressé des ennemis qu'il Si Ligdarnon fut estonné de ce discours, vous le pouvez juger,
ne peut monter sur le cheval que je luy menois. En ce poinct et cogneut bien en fin qu'elle le prenoit pour un autre. Mais il ne
les nostres furent forcez de reculer, comme se sentants affaiblis à peut luy respondre, parce qu'en mesme instant celuy qui l'avoit
ce que je croy du bras invincible de mon maistre, et le malheur pris entra dans la chambre, avec deux deputez de la ville, pour
fut si grand pour nous que nous nous trouvasmes au milieu de prendre le nom et la qualité*des prisonniers, d'autant qu'il y en
"
tant d'ennemis qu'il n'y eut plus d'esperance de salut. avoit plusieurs des leurs pris, et ils vouloient les changer. La pauvre
Toutesfois Ligdamon ne voulut jamais se rendre, et quoy qu'il dame fut fort surprise, croyant qu'ils le vinssent saisir pour le
fust blessé et si las que l'on peut imaginer, si n'y avoit-il si hardy, conduire en prison, et oyant qu'ils luy demandoient son nom, elle
voyant les grands coups qui sortoient de son bras, qui o ~ a sl'atta-
t faillit à le dire elle-mesme, mais mon maistre la devança et se
quer. En fin à toute furie de chevaux, cinq ou six le vindrent nomma Ligdamon Segusien. Elle eut alors opinion qu'il se voulust
heurter, et si à l'impourveu qu'ayant donné de son espée dans le dissimuler, et pour oster tout soupçon, elle se retira chez elle, en
poitral du premier cheval, elle se rompit pres de la garde et le resolution de le racheter si promptemnet qu'il ne peust estre reco-
cheval frappé dans le cœur luy tomba dessus. Je courus alors pour gneu. E t il estoit vray que mon maistre ressembloit de telle sorte
le relever, mais dix ou douze qui se jetterent sur luy m'en empes- à Lydias, que tous ceux qui le voyoient le prenoient pour luy. E t ce
cherent, et ainsi tous deux demy-morts, nous hsmes enlevez. E t Lydias estoit un jeune homme de ce pais-là, qui estant ,amoureux
cest accident fut encor plus mdheureux, en ce que presque en d'une tres belle dame, s'estoit battu avec Aronthe son rival, de
mesme temps les nostres recouvrerent ce qu'ils avoient perdu du qui la jalousie avoit esté telle, qu'il s'estoit laissé aller au delà de
champ, par le secours que Childeric donna de toute l'arriere-garde son devoir, mesdisant d'elle et de luy ; de quoi Lydias offensé,
et depuis allerent tousjours gaignant le champ jusques à ce que apres luy en avoir fait parler deux ou trois fois, à fin qu'il changeast
sur le soir l'entiere route se donna et que les logis des ennemis de discours, et croyant qu'il prenoit pour crainte ce qui procedoit
furent bruslez, et eux la pluspart pris ou tuez. de la prudence de ce jeune homme, il fut en fin forcé et de son
Quant à nous, nous fusmes conduits en leur principale ville devoir et de son amour, d'en venir aux armes, et avec tant d'heur
nommée Rhotomage, où mon maistre ne fut si tost arrivé que plu- qu'ayant laissé son ennemy comme mort en terre, il eut loisir de
sieurs le vicdrent visiter, les uns se disans ses parents, les autres se sauver des mains de la justice, qui depuis quJAronthe fut mort,
ses amis, encor qu'il n'en cogneust point. Quant à moy, je ne sça- le poursuivit de sorte, qu'il fut, encores qu'absent, condamné à la
vois que dire, ny luy que penser de voir que ces estrangers luy fai- mort.
soient tant de caresses, mais nouç fusmes encor plus estonnez Ligdamon estoit tellement blessé qu'il ne songeoit point à toutes
quand une dame honorable, fort bien suivie, le vint visiter, disant ces choses. Moy qui prevoyois le mal qui luy en pourroit advenir,
que c'estoit son fils, avec tant de demonstration d'amitié que Lig- je pressois tousjours la mere de le racheter : ce qu'elle fit, mais
damon en estoit comme hors de soy, et d'avantage encores quand non point si secrettement que les ennemis de Lydias n'en fussent
elle luy dit : O Lydias, mon enfant, avec combien de contentement advertis ; si bien qu'à leur requeste, le mesme jour que cette bonne
et de crainte vous vois-je icy ? Car je loue Dieu qu'à la fin de mes dame ayant payé sa rançon, le faisoit porter chez elle, ceux de la
jours je vous puisse voir si estime au rapport de ceux qui vous justice y arriverent, qui luy firent faire le chemin de la prison,
ont pris. Mais helas ! quene crainte est la mienne de vous voir en quoy que Ligdamon sceust dire, deceus comme les autres, de la
ceste viue si cruelle, puis que vostre ennemy Aronthe est mort des ressemblance de Lydias.
blesseures qu'il a eues de vous et que vous avez esté condamné à Ainsi le voila au plus grand danger où jamais autre peut estre
mort par ceux de la justice ? Quant à moy, je n'y sçay autre pour n'avoir point failly, mais ce ne fut rien au prix du lendemain
remede que de ,vous racheter promptement, et attendant que vous qu'il fut interrogé sur les poincts, dont il estoit fant ignorant qu'il
soyez guery,vous tenir caché afin que pouvant monter à cheval ne sçavoit que leur dire. Toutesfois, ils ne laiiserent de ratifier le
vous vous retiriez avec les Francs. premier jugement, et ne luy donnerent autre terme que celuy de la
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guerison de ses playes. Le bmit incontinent coumt par toute la les barreaux voyoient ceste nouvelle proye, rugissoient si espou-
ville que Lydias est prisonnier, et qu'il a esté condamné, non point vantablement, qu'il n'y avoit celuy des assistans qui n'en paslist.
à mourir comme meurtrier seulement, mais comme rebelle, ayant Sans plus, Ligdamon sembloit asseuré entre tant de dangers, et
esté pris avec les armes en la main contre les Francs, qu'à ceste prenant garde à la premiere porte qui s'ouvrit, afin de n'y estre
occasion on le mettroit dans la cage des lions. E t cela estoit vray point surpris, il vid sortir un Lion furieux, à la hure herissée, qui
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que letir coustume de tout temps estoit telle, mais on ne luy dés l'abord ayant trois ou quatre fois battu la terre de sa queue,
avoit voulu prononcer cest arrest, afin qu'il ne se fist mourir. commença d'estendre ses grands bras, et entrJouvrir les ongles,
Toutesfois on ne parloit d'autre chose dans la ville, et la voix en comme luy voulant monstrer de quelle mort il mourrait. Mais
fut tellement espandue, qu'elle en vint jusques à mes aureilles, T-igdamon voyant bien qu'il n'y avoit nul salut qu'en sa valeur,
dont espouvanté je me desguisay de sorte, avec l'aide de ceste aussi tost qu'il le void desmarcher, luy darde si à propos son poi-
bonne dame qui l'avoit racheté, que je vins à Pans trouver Meroüé, gnard, qu'il Ic luy planta dans l'estomac jusques à la poignée, dont
et Clidaman ausquels je fis entendre ceste accident, dont ils.fiirent l'animal estant touché au cœur tomba mort en mesme instant.
fort estonnez, leur semblant presque impossible que deux personnes Le cry de tout le peuple f u t grand ; car chacun esmeu de son
se ressemblassent si fort qu'il n'y euçt point de difference. E t pour adresse, de sa vdeur, et de son courage, le favorisoit en son ame.
y remedier, ils y envoyerent promptement deux herailts d'armes Luy toutesfois qui sçavoit bien que la rigueur de ses jugesne s'ar-
pour faire sçavoir aux ennemis l'erreur en quoy ils estoient, mais rest&oit pas là, courut promptement reprendre son poignard. E t
cela ne fut que le leur persuader d'avantage, et leur faire haster presque en mesme temps voila un autre lion, non moins effroyable
l'execution de leur jugement. que le premier, qui aussi tost que sa porte fut ouverte, vint, la
Les playes de Ligdamon estoient des-ja presque gueries, de sorte gorge beante de telle furie, que Ligdamon en fut presque surpris.
que pour ne luy donner plus de loisir, ils luy prononcerent la sen- Toiitesfois au passer il se destourna un peu, et luy donna un si
tence : Qu'attaint de meurtre et de rebellion, la justice ordonnoit grand coup d'espée sur une patte, qu'il la luy couppa, de quoy
qu'il eust à mourir, par les lions destinez à telle execution. Que l'animal en furie retourna si promptement vers luy, que du heurt
toutesfois, pour estre nay noble et de leur patrie, luy faisant grace, il le jeta par terre. Mais sa fortune fut telle, qu'en tombant, et le
ils luy permettoient de porter l'espée et le poignard comme estans lion se lançant dessus, il ne fit que tendre son espée qui luy
armes de chevalier, desquelles, s'il en avoit le couraye, il pourroit donna ~i à propos sous le ventre, qu'il tomba mort presque aussi
se deffendre ou essayer pour le moins de venger genereusement sa promptement que le premier.
mort. E t en mesme temps ils firent dans leur conseil response. à Cependant que Ligdamon alioit Ainsi disputant sa vie, VOL;une
Meroué, qu'ils chastieroient ainsi tous leurs compatriotes qui se- dame, belle entre les plus belles Neustriennes, qui se mit à genoux
roient traistres à leur patrie. devant les juges, les suppliant de faire surseoir IJexecution, jusques
Voilà le pauvre Ligdamon en extreme danger; toutesfois ce 5 ce qu'elle eust parlé. Eux qui la cogneurent pour estre des prin-
courage qui ne flechissoit que sous l'amour, voyant qu'il n'y avoit cipales du pays, voiilurent bien la gratifier de ceste faveur, et
point d'autre remede, se resolut à sa conservation le mieux qu'il mesme que c'estoit celle-cy pour qui Lydias avoit tué Aronthe :
peut. elle s'appeloit Amerine.
Et d'autant que kydias estoit des meilleures famdes des Neus- E t lors elle leur parla de ceste sorte d'une voix assez honteuse :
triens, presque tout le peuple s'assembla pour voir ce spectacle. Messieurs, l'ingratitude doit estre punie comme la trahison, puis
E t lors qu'il se vid prest a estre mis dans cest horrible champ clos, que c'en est une espece. C'est pourquoy, voyant Lydias condamné
tout ce qu'il requit fut de combattre les lions un à un. Le peuple pour avoir esté contraire à ceux de sa patrie, je craindrais l'estre,
qui ouyt une si juste demande, la fit accorder par ses exclamations, sinon de vous, sans doute de nos dieux, si je ne me sentois. obligée
et battemens de mains, quelque difficulté que les parties y missent, à sauver la vie a qui la voulut mettre pour me sauver l'honneur.
si bien que le voilà mis seul dans la cage, et les lions qui à travers C'est pourquoy je me presente devant vous, assurée sur nos privi-

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