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Plan :
1. Introduction 3
2. Qu’est-ce que la démocratie délibérative ? 4
3. Où se situe J.S. Dryzek par rapport à cette théorie? 6
4. La critique des « démocrates de la différence » 8
5. La réponse de Dryzek 12
6. Conclusion : cette réponse est-elle convaincante ? 16
1.
Introduction
Plusieurs tendances actuelles telles que la globalisation, la perte de crédibilité de la politique ainsi que
la sophistication des connaissances et du raisonnement amènent à se poser un certain nombre de
questions en rapport avec la démocratie, notamment sur le modèle actuel de la démocratie
représentative. En effet, celui-ci avait été conçu à l’origine à partir de l’idée que les fonctions politiques
devaient être déléguées à des individus qui possédaient des compétences supérieures à celles du peuple.
Pourtant, aujourd’hui, du fait de ces différentes tendances, tout le monde semble s’accorder sur le fait
que les compétences des représentants sont égales voir inférieures à celles de ceux qu’ils représentent.
Ce n’est donc pas un hasard si, dans les années 90, sont apparus des théoriciens qui défendent un autre
modèle : celui de la démocratie délibérative. L’engouement pour ce modèle démocratique et les
nombreux défis théoriques qu’il relève nous a poussés à nous intéresser de plus près à celui-ci. Il y a
cependant beaucoup à dire sur la démocratie délibérative et nous nous intéresserons donc seulement à
un aspect en particulier.
Certains auteurs, connus sous le nom de « démocrates de la différence », ont relevé la difficulté de
réaliser en pratique l’égalité entre les participants à la délibération lorsque ces derniers sont trop
différents tant sur le plan social que culturel et qu’ils ne partagent pas les mêmes valeurs[1]. Or, John
S. Dryzek, dans son ouvrage Deliberative Democracy and Beyond : Liberals, Critics, Contestations,
tente de répondre, entre autre, à cette critique, étape qu’il considère nécessaire pour déterminer
comment la délibération pourrait s’accommoder de positions et d’identités radicalement différentes.
Nous essaierons donc dans ce travail de déterminer si la critique des démocrates de la différence est
rendue caduque par sa réponse et si l’étape supplémentaire qu’il propose pour permettre une telle
accommodation est convaincante.
Avant l’apparition des théories de la démocratie délibérative dans les années 90, l’idéal de la
démocratie était donc vu principalement en termes d’agrégation des préférences et d’articulation des
intérêts dans les décisions collectives. Aujourd’hui, le « tournant délibératif » affirme que l’essence de
la légitimité démocratique doit être pensée non comme la capacité de tous les sujets individuels
d’arriver à une décision collective mais de s’engager dans une délibération authentique à propos de
celle-ci. Ces individus ne doivent accepter une telle décision que si elle peut leur être justifiée en
termes convaincants[2].
Ainsi, comme le fait remarquer John Dryzek: « Deliberation as a social process is distinguished from
other kinds of communication in that deliberators are amenable to changing their judgements,
preferences and view during the course of their interactions, which involve persuasion rather than
coercion, manipulation or deception.[3] » Ce tournant dans les théories de la démocratie renouvelle un
souci de l’authenticité d’une démocratie, qui est définie par Dryzek comme le degré auquel le contrôle
démocratique est substantiel plutôt que symbolique, et engagé par des citoyens compétents[4].
Cependant, les théoriciens de la démocratie délibérative ne s’accordent pas tous sur les moyens
d’atteindre cette authenticité.
De nombreux auteurs définissent l’ouvrage de Gutmann et Thompson, Democracy and Disagreement,
comme la théorie la plus complète de la démocratie délibérative. C’est pourquoi nous la présenterons
rapidement pour mieux comprendre ce que Dryzek reproche à ce genre de théorie et quelle est sa
position par rapport à la question des moyens qui doivent être utilisés pour atteindre cette authenticité
démocratique.
La théorie de la démocratie délibérative développée par Amy Gutmann et Denis Thompson
inclut à la fois des principes substantiels et procéduraux, c’est-à-dire, à la fois des principes régulant les
conditions de la délibération et le contenu de la délibération. Parmi ces principes, celui de réciprocité
occupe la place centrale au sein de leur théorie, et constitue celui duquel découlent tous les autres
principes. En effet, ces deux auteurs affirment que « les principes délibératifs découlant de la
réciprocité nous fournissent à la fois les conditions et le contenu permettant de justifier les lois et les
politiques en démocratie[5]. » Les principaux critères régulant les conditions de la délibération sont
donc la réciprocité, la publicité et l’imputabilité tandis que « la liberté de base, l’opportunité de base et
l’opportunité équitable sont des éléments essentiels du contenu de la délibération[6] ».
La réciprocité est définie par ces auteurs comme la prémisse fondamentale qui veut que « les
citoyens se doivent les uns aux autres une justification des institutions, lois et politiques publiques qui
les engagent collectivement. La réciprocité propose comme but la recherche de l’accord, sur la base
de principes pouvant être justifiés à ceux qui partagent l’objectif d’atteindre un accord
raisonnable[7]. » Ainsi, « guidée par la réciprocité et les principes associés, la pratique de la
délibération se veut une activité continue d’offre de raisons, ponctuée par des décisions qui engagent
la collectivité[8]. C’est un processus de recherche, non pas de n’importe quelles raisons mais de
raisons mutuellement justifiables.» Le principe de publicité requiert, quant à lui, que « l’offre de
raisons s’effectue publiquement afin que celles-ci soient mutuellement justifiables [9]». Enfin, en ce qui
concerne le principe d’imputabilité, il peut être défini comme l’exigence selon laquelle les agents de
l’Etat, prenant des décisions au nom d’autres personnes, doivent en rendre compte à toutes les
personnes « qui subissent effectivement la contrainte des décisions prises par les agents publics, même
s’il est possible qu’ils n’aient pu participer à leur formulation [10]».
En plus de ces trois principes procéduraux, Gutmann et Thompson ajoutent à leur théorie de la
démocratie trois principes substantiels qui procurent cette fois le contenu de la démocratie délibérative :
la liberté de base, l’opportunité de base et l’opportunité équitable. Le premier principe requiert « la
protection de l’intégrité personnelle de chaque personne, à travers des protections comme la liberté
d’expression, de religion et de conscience, les garanties d’une procédure légale régulière et la
protection égale devant la loi[11] ». En outre, selon ces auteurs, les opportunités de base qui incluent
typiquement des soins de santé, une éducation, une sécurité, un travail et un revenu adéquat, sont
nécessaires à l’exercice de choix entre bonne vie, autrement dit à la réalisation de ce que chaque
individu considère comme une vie réussie (et qui s’avère donc impossible, selon Gutmann et
Thompson, sans la garantie d’un bien être économique et social minimale). Donc des institutions, des
lois et politiques contraignantes qui privent les individus d’un tel choix ne peuvent être justifiées.
Pareillement, la discrimination individuelle dans la distribution de biens sociaux rares comme les
charges publiques ne peut se justifier envers les individus qui en sont les victimes si elle repose sur des
bases morales non pertinentes. Ainsi, « la réciprocité prescrit également un principe d’opportunité
équitable […] [12]». Selon ces auteurs, tous ces principes doivent être moralement et politiquement
provisoires pour permettre la réadaptation permanente du système si de nouveaux arguments moraux
justifiables réciproquement l’exigent.
Une telle théorie, malgré tout le respect qu’elle a suscité, a provoqué aussi beaucoup de critiques. Par
exemple, celle qui concerne la question de l’ingénierie institutionnelle d’un tel modèle ou celle de sa
stabilité (si tous les principes peuvent être délibérés, il peut être décidé par délibération de choisir une
autre forme de démocratie). Cependant, la critique de Dryzek vis-à-vis de cette théorie est tout autre et
concerne toutes les théories de la démocratie délibérative qui se sont réclamé du libéralisme
constitutionnel. Une telle référence, selon lui, mène à une diminution de l’esprit critique de la théorie
de la démocratie délibérative car elle conduit à une accommodation trop facile de l’économie politique
libérale dominante, ce qui nuirait à la quête de l’authenticité démocratique[13].
Ainsi, la théorie de Gutmann et Thompson s’assimilerait au libéralisme constitutionnel dans la mesure
où elle théorise la délibération comme pouvant se produire à la fois à l’intérieur des structures
constitutionnelle et se faire à propos des structures institutionnelles. Ces deux auteurs appelleraient
donc à une délibération qui procèderait à l’intérieur d’arrangements institutionnels, lesquels seraient
eux-mêmes construits par des moyens délibératifs. En outre, ils affirment que des principes libéraux
particuliers peuvent être dérivés de préceptes délibératifs[14]. Or, Dryzek pense que la contestation du
discours est un élément vital de la démocratie délibérative et que celle-ci ne peut être confinée à la
structure institutionnelle libérale[15].
En effet, selon Dryzek, les théoriciens critiques[16] et les tenants du libéralisme constitutionnel (ou
ceux que Dryzek y assimile) peuvent tout deux croire que le dialogue politique sans distorsion est
l’essence de la démocratie délibérative. Cependant, les tenants du libéralisme considèreraient que des
arrangements constitutionnels suffisent pour empêcher ces distorsions. En revanche, les théoriciens
critiques estimeraient que ces arrangements ne constituent qu’une partie de la bataille et que certains
agents de distorsion extra-constitutionnels ne peuvent être empêchés par ces moyens. Ces agents
déformants incluraient les discours dominants et les idéologies qui, selon Dryzek, émanent surtout de la
politique économique internationale[17] et diminuent l’étendue de l’égalité des compétences
délibératives parmi les acteurs politiques[18]. Ils mèneraient en particulier à des inégalités entre la voix
du commerce et les autres voix, qui seraient moins prises en compte par l’Etat[19]. Ainsi, les théories
critiques de la démocratie concerneraient donc la compétence des citoyens de reconnaître et de
s’opposer eux-mêmes à de telles forces. Elles pourraient donc être promues par la participation à des
politiques démocratiques authentiques. Cependant, ces politiques ne pourraient être menées au sein de
l’Etat libéral. L’auteur résume d’ailleurs très bien sa position à ce sujet lorsqu’il affirme : “ liberal
democrats might argue that there is plenty of scope for increased democratic authenticity within the
confines of the liberal state; I would argue that there is not. For this state is increasingly subject to the
constraints imposed by the transnational capitalist political economy.[20]”Ainsi, il estime qu’il n’est
pas possible d’augmenter l’authenticité démocratique au sein de l’Etat libéral dans la mesure où
l’économie transnationale lui impose de plus en plus de contraintes. Selon Dryzek, la théorie de la
démocratie délibérative doit donc rester critique (en évitant de s’adapter à l’économie politique libérale
dominante) afin de pouvoir répondre aux défis que représentent la pluralité et la différence profonde
qui caractérise la composition de la société, la crise écologique, la globalisation et la
transnationalisation de l’économie[21]. Or, à cette fin, cette théorie ne doit concevoir la délibération
qu’à l’extérieur du système libéral constitutionnel[22].
5. La réponse de Dryzek
John S. Dryzek partage l’idée de Young selon laquelle la démocratie délibérative devrait autoriser
l’utilisation d’autres modes de communication que celui de l’argumentation. Il affirme d’ailleurs
posséder une position tolérante à cet égard et admettre la rhétorique, l’humour, l’émotion, le
témoignage[44] ou la narration. Cependant, il faut, selon lui, déterminer le degré auquel la démocratie
délibérative devrait mettre l’accent sur l’argument rationnel et le point jusqu’où il est possible (et
souhaitable) d’admettre des formes alternatives de communications. Ceci permettrait de savoir
comment la démocratie délibérative peut s’accommoder au mieux d’identités et de positions
radicalement différentes[45].
Pour pouvoir déterminer si ces questions sont opportunes, il faudrait, selon Dryzek, admettre toutes les
formes de communication mais seulement si elles remplissent deux conditions. Il considère en effet que
toute communication qui implique la coercition ou la menace de la coercition doit être exclue, ainsi que
toute communication qui ne peut connecter le particulier au général[46]. Ainsi, Dryzek examine toutes
les formes de communication (dont celle proposées par Young) et montre qu’elles sont toutes
susceptibles de ne pas remplir les conditions qu’il a définies. Cependant, il précise que son but n’est
pas pour autant d’exclure un de ces modes de communication mais de prévoir comment il est possible
de les rendre conforme aux deux règles qu’il a précédemment définies.
Après avoir essayé de déterminer la manière dont ces différentes formes de communication peuvent
réussir les tests de « non-coercition » et de « généralisation », l’auteur en vient à conclure que
l’argument est le seul mode de communication qui peut parer non seulement à ses propres échecs mais
aussi à ceux des autres modes. Par exemple : “if rhetoric whips up passion directed against an out-
group, that can be challenged by more inclusive rhetoric-but also by argument pointing to the
consequences of exclusion.[47]” L’argument est donc supérieur aux autres modes de communication et
doit, par conséquent, rester privilégié au sein de la démocratie délibérative. Ainsi: “[…] argument
always has to be present to deliberative democracy. The other forms can be present and there are good
reasons to welcome them, but their status is a little bit different because they do not have to be present.
[48]” L’auteur établit donc une sorte de hiérarchie dichotomique entre l’argument et les autres formes
de communication pouvant être considérées comme admissible au sein de la délibération.
Cependant, John Dryzek affirme que ces considérations ne suffisent pas à la démocratie délibérative
pour répondre au défi de la différence. Selon lui, une étape est encore nécessaire et elle consiste à
inclure un dernier type de communication au sein de la délibération : il s’agit de la contestation. En
effet, selon ses propos, “a serious response to the challenge of difference requires an account of
democracy that can address difference across repressive and emancipatory identities and discourses
[…].[49]” Dans la mesure où l’authenticité délibérative existe à partir du moment où la communication
amène la réflexion sur les préférences de manière non coercitive, si la contestation remplit cette
condition, elle devrait être bienvenue car elle a justement une grande capacité à induire la
réflexion[50]. Il admet cependant que la contestation n’est pas toujours démocratique, comme ce serait
le cas si elle était contrôlée par des experts en relations publics ou des démagogues. En revanche, elle
pourrait l’être, selon lui, si elle était entreprise par une large variété d’acteurs compétents et si elle se
déroulait sous des conditions non contraignantes[51].
C’est pourquoi, selon Dryzek, Schlosberg a amené une grande contribution à la démocratie en
valorisant les organisations qui fonctionnent en réseau et qui auraient la capacité de promouvoir un
contrôle dispersé sur les termes du discours. Ces organisations seraient ainsi capable de promouvoir un
discours qui ne soit pas organisé, ni promu de manière centrale. A la place, celui-ci émergerait d’une
variété de luttes locales qui aideraient à définir ensemble la signification de la justice. Pour illustrer
ceci, il reprend l’exemple donné par Schlosberg du mouvement de justice environnemental qui est
apparu dans les années 80 et s’est étendu dans les années 90 aux Etats-Unis en réaction aux principales
organisations environnementales qui étaient perçues comme indifférentes à la distribution des risques
environnementaux en fonction de la race et de la classe sociale. Le mouvement aurait entrepris une
série d’actions locales contre les grandes décharges, les incinérateurs, les pesticides, les mines
d’uranium, etc. Ces actions auraient été possibles grâce à l’échange d’information entre plusieurs
organismes environnementaux, mais ce qui est important pour Dryzek, c’est que l’organisation se soit
toujours faite de bas en haut et non de haut en bas ; il n’y avait donc pas de hiérarchie ni de direction
centrale. Ce mouvement serait arrivé à ses fins en affectant le contenu des politiques publiques
environnementales. Ainsi: “this movement and its networks have been successful in reframing
environmental issues related to risk and social justice, and so extending deliberative democratic
control on these issues.[52]”
Par cet exemple Dryzek entend montrer que les discours contestataires présents dans la sphère publique
sont capables de modifier le contenu des politiques publiques et que dans nos sociétés contemporaines,
l’Etat n’est pas le seul à avoir la capacité de prendre des décisions collectives bien que ce soit lui qui la
possède en premier lieu. En effet : “discourses and their contests do not stop at the edge of the public
sphere; they can also permeate the understandings and assumptions of state actors.” Les discours et
les contestations émanant de la sphère publique sont donc susceptibles d’avoir une influence sur les
acteurs de l’Etat et de modifier certaines de leurs idées. D’où l’accent mis par l’auteur sur la nécessité
d’une sphère publique la plus indépendante possible de l’Etat: “[…] it is important to maintain a
public sphere autonomous from the state, for discursive interplay within the public sphere is always
likely to be less constrained that within the state. It is within the public sphere that insurgent
discourses and identities can first establish themselves.[53]”Une telle séparation entre la société civile
et l’Etat est donc indispensable pour que des discours contestataires puissent émerger et constituer une
alternative aux discours et idées émis par les agents de l’Etats, alternative qui serait essentielle au bien-
être de la démocratie.
Dryzek anticipe la critique qui pourrait être faite à son modèle selon laquelle une telle influence du
discours sur le contenu des politiques publiques est sporadique et indirecte en mettant en évidence deux
arguments. Premièrement, la même critique pourrait être faite, selon lui, aux élections, en tant que
canal classique permettant d’influencer les politiques publiques. Deuxièmement, il met en avant le fait
que la démocratie en tant que contestation discursive ne doit pas être considérée comme l’idéal
inaccessible d’un moyen de faire peser directement la volonté du peuple sur les politiques publiques.
Elle doit plutôt être vue comme une méthode pour influencer ces politiques, qui soit alternative aux
élections. Cependant, pour être réellement à même de déterminer comment la démocratie délibérative
peut s’accommoder d’identités radicalement différentes, Dryzek reconnaît devoir encore établir la
relation que devrait entretenir le type de contestation dans la sphère publique qu’il décrit et un type plus
conventionnel de politiques démocratiques, qui soient plus proches de l’Etat. En d’autres termes la
question centrale devient celle-ci : “[…]when should democratic advances be thought in the state, and
when should they be thought in the public sphere and civil society?[54]”.
En effet, selon Dryzek, la théorie de la démocratie délibérative était, en tout cas à l’origine, une théorie
selon laquelle la légitimité dépendait de l’aptitude de tous les sujets concernés par la décision de
participer à une délibération authentique. Dans cette optique, de nombreux auteurs (dont les démocrates
de la différence) pensaient que la démocratie pourrait donc être rendue plus substantielle et plus
effective par l’inclusion au sein de l’Etat d’une variété de catégories et de groupes désavantagées pour
qui la promesse formelle de l’égalité démocratique a masqué une oppression et une exclusion
continue[55]. Cependant, pour Dryzek, l’inclusion des groupes au sein de l’Etat n’est pas toujours
favorable à la démocratie. En effet, selon lui, l’inclusion en tant que reconnaissance et accueil d’un
large éventail d’intérêts et de groupes divers au sein de l’Etat ne doit être recherchée que si les intérêts
définis d’un groupe peuvent être associés avec un impératif[56] (établi ou émergent) de l’Etat et
lorsqu’une telle inclusion n’épuise pas excessivement les ressources de la société civile,
« abandonnée » par le groupe en question[57]. Ainsi, il considère que le choix entre une défense des
intérêts du groupe par le biais de l’Etat (par exemple en s’affiliant à un parti officiel) ou par celui de la
société civile, dépendraient du fait que ces deux conditions soient simultanément remplies. Si ce n’était
pas le cas, cela aboutirait à une perte de démocratisation. L’inclusion d’un plus grand nombre de
groupes et de catégories au sein de l’Etat ne serait donc pas toujours une bonne solution pour
l’amélioration de la démocratie. Dryzek résume d’ailleurs bien sa position lorsqu’il dit : “while
recognizing that the effective inclusion of more groups and categories in the polity is central to
democratization […] I want to question any predisposition toward inclusion sponsored by or sought in
the state[58].”
Cette position est motivée par la vision que Dryzek a de la société civile qu’il perçoit comme le lieu
d’où les pressions et les mouvements pour la démocratisation ont presque toujours émergé. Une société
civile oppositionnelle active et florissante serait donc la clé du processus de démocratisation. Ainsi,
contrairement à Young, il est contre l’intervention de l’Etat en faveur de l’inclusion des intérêts et des
groupes car : « a truly inclusive state would corrode the discursive vitality of civil society[…], and so
undermine the conditions for further democratization.[59] » Un Etat trop inclusive impliquerait donc
aussi une société civile moins riche et un déficit en matière de démocratisation. Paradoxalement,
l’exclusion de certains groupes de l’appareil étatique représenterait la garantie de progrès
démocratiques futures. Plus précisément : « […] every historical inclusive step taken by the state
should produce a pattern of exclusions as well as inclusions. These exclusions are the seeds for, if
nothing else, future and further democratization of the state; and they offer protection against the state
reversing its democratic commitments.[60]” Dryzek est donc confiant en la capacité de la société civile
de produire une inclusion progressive des divers groupes et intérêts qui permettraient une démocratie
plus inclusive par l’augmentation de la proportion de la population pouvant participer de manière
effective à l’élaboration des politiques[61]. Ainsi, pour que cette capacité puisse être pleinement
exploitée, l’Etat ne devrait pas intervenir, selon cet auteur, au risque de déposséder la société civile de
ses forces vives.
Dryzek, J., S. 2000. Deliberative Democracy and Beyond. Liberals, Critics, Contestations.
Oxford: Oxford University Press. Chapitre 1 à 4, pp.1-115.
Young, I.M. Young, I. M. 1998. “Justice, Inclusion, and Deliberative Democracy” In Elster, J.
(éd.) Deliberative Democracy. Cambridge: Cambridge University Press, 151-158.
Young, I.M. 1996. “Communication and the Other: Beyond Deliberative Democracy”. In
Benhabib, S. (éd.) Democracy and Difference: Contesting the Boundaries of the Political.
Princeton: Princeton University, 120-135.
Young, I.M. 2001. “Activist challenges to deliberative democracy”, Political theory. 29 (5): 670-
690.
1
[1] Cette critique ne doit pas être confondue avec celle que Seyla Benhabib appelle la « critique de l’incommensurabilité »
(repris de John Rawls). Celle–ci consiste à dire que la démocratie délibérative ne peut pas s’accommoder de profondes
divergences, ou même de systèmes de croyance et de visions du monde incommensurables. (Benhabib, S. 2002.
« Deliberative democracy and mulitcultural dilemmas », In The Claims of culture. Princeton: Princeton University Press. P.
135.) Dryzek, lui, ne se demande pas si la démocratie délibérative peut s’accommoder de profondes divergences mais plutôt
comment elle peut le faire, ce qui implique qu’il ne met pas en doute le fait qu’elle soit capable de le faire.
[2] Cf. Dryzek, J., S. 2000. Deliberative Democracy and Beyond. Liberals, Critics, Contestations. Oxford: Oxford
University Press. P.vi.
[3] Ibid. P.1.
[4] Idem.
[5] Gutmann, A., Thompson, D. 2002. Pourquoi la démocratie délibérative est-elle différente ? Philosophiques. 29(2) : 1-
15. P.6.
[6] Idem.
[7] Idem.
[8] Idem.
[9] Ibid. P.7.
[10] Idem.
[11] Ibid.P.8.
[12] Idem.
[13] Qui est définie par Dryzek comme « le degré auquel le contrôle démocratique est engagé à travers la communication à
encourager la réflexion à propos des préférences, et ceci sans coercition. Cela ne peut être atteint que si la domination à
travers l’exercice du pouvoir, la manipulation, l’endoctrinement, la propagande, la tromperie, l’expression de son seul
intérêt, les menaces et l’imposition de la conformité idéologique sont toutes absentes. » Dryzek, J., S. 2000. Deliberative
Democracy and Beyond. Liberals, Critics, Contestations. Oxford: Oxford University Press. P.8. (Notre traduction).
[14] Gutmann et Thompson (ibid. P.16.) combineraient ainsi les trois moyens d’assimilation d’une théorie de la démocratie
délibérative au libéralisme constitutionnel.
[15] Ibid. P.18.
[16] Par théorie critique Dryzek entend ceci : « In its broadest sense, critical theory is concerned with charting the
progressive emancipation of individuals and society from oppressive forces. » Ibid. P.20.
[17] Ibid.P.21.
[18] Idid. P.8.
[19] En effet, selon Dryzek, l’Etat peut difficilement ignorer “la voix du commerce”, autrement dit les interêts des milieux
économiques, dans la mesure ou il est d’une certaine façon dépendant de ces milieux : « Business inevitably holds what
Lindblom (1977) calls a “privileged” position in policy deliberation because government relies on corporations to carry out
essential tasks in organizing the economy, without which government itself could not function.” Ibid. P.18.
[20] Ibid. P.29.
[21] Ibid. P.30.
[22] Il est intéressant de voir que la position de cet auteur à cet égard est largement similaire à celle de ceux que Young
appellent «les activistes ». En effet, selon elle, pour l’activiste : “[..] the responsible citizen ought to withdraw from implicit
acceptance of structural and institutional constraints by refusing to deliberate about policies within them.” Car, pour Dryzek
comme pour l’activiste : “[…] existing social and economic structures have set unacceptable constraints on the terms of
deliberation and its agenda.” Young, I.M. 2001. “Activist challenges to deliberative democracy”, Political theory.
29(5):670-690. P. 682.
[23] Dryzek, J., S. 2000. Deliberative Democracy and Beyond. Liberals, Critics, Contestations. Oxford: Oxford University
Press. P.57.
[24] Idem.
[25] Idem.
[26] Selon moi, le cas de I.M.Young lui donne d’ailleurs raison. En effet, malgré les critiques qu’elle fait de la délibération,
il semble clair qu’elle la préconise malgré tout.
[27] Pour une critique de la rationalité universelle voir par exemple, Young, I.M. 1990. Justice and the politics of
difference. Princeton: Princeton University Press. Chapitre 4 et 6.
[28] Dryzek, J., S. 2000. Deliberative Democracy and Beyond. Liberals, Critics, Contestations. Oxford: Oxford University
Press. P.65.
[29] Sanders, L. 1997. « Against delibération ». Political Theory 25:347-76 cité dans Dryzek, J., S. 2000. Deliberative
Democracy and Beyond. Liberals, Critics, Contestations. Oxford: Oxford University Press. P.64.
[30] Young, I.M. 1996. “Communication and the Other: Beyond Deliberative Democracy”. In Benhabib, S. (éd.)
Democracy and Difference: Contesting the Boundaries of the Political. Princeton: Princeton University. Pp.120-135. P.122.
[31] Dryzek, J., S. 2000. Deliberative Democracy and Beyond. Liberals, Critics, Contestations. Oxford: Oxford University
Press. P.65.
[32] Young, I.M. 1996. “Communication and the Other: Beyond Deliberative Democracy”. In Benhabib, S. (éd.)
Democracy and Difference: Contesting the Boundaries of the Political. Princeton: Princeton University. Pp.120-135. Young
oppose en effet la culture du discours des hommes blancs de classe moyenne quelle défini comme «[…] more controlled,
without significant gesture and expression of emotion » et la culture du discours des femmes et des minorités raciales qui
tendraient à être « […] more excited and embodied, more valuing the expression of emotion, the use of figurative language,
modulation in tone of voice, and wide gesture. » P.123-4.
[33] Ibid. P.123.
[34] Idem.
[35] Idid. P.124.
[36] Ibid. P.126.
[37] Ibid. P.129.
[38] Idem.
[39] Ibid. P.130.
[40] Idem.
[41] Idem.
[42] Ibid. P.131.
[43] Ibid. P.132.
[44]Sanders prescrirait le témoignage comme mode de communication alternatif à celui de la délibération. Celui-ci serait
assez semblable au concept de narration (storytelling) de Young et consisterait à raconter sa propre histoire avec ses propres
mots plutôt que dans le langage contraignant de la délibération. Dryzek, J., S. 2000. Deliberative Democracy and Beyond.
Liberals, Critics, Contestations. Oxford: Oxford University Press. P.66.
[45] Ibid. P.67.
[46] Ibid. P.68.
[47] Ibid. P.71.
[48] Idem.
[49] Ibid. P.75.
[50] Cette idée de contestation doit néanmoins être remise dans son contexte. Elle vient de ce que Dryzek, contrairement
aux démocrates de la différence, interprète l’idée de différence non en termes d’identités mais en terme de discours. En
effet, selon lui, les identités sont constituées au moins en partie de discours. Ainsi, la sphère publique doit être interprétée
plutôt comme un lieu de contestation à travers le discours plutôt que comme celui d’un engagement à travers des identités.
Pour Dryzek, conceptualiser la sphère publique ou la société civile uniquement en termes de discours progressiste ou de
groupements tels que les nouveaux mouvements sociaux constitue donc une erreur. Il faudrait donc, selon lui, interpréter la
sphère publique en terme de contestation de discours. Ibid. P.75. [ Je me demande si cette très importante note ne devrait
pas figurer dans le texte, et à son début !]
[51] Ibid. P.77.
[52] Idem.
[53] Ibid, P.79.
[54] Ibid. P.81.
[55] Ibid. P.86.
[56] « Examples of state imperatives include the need to keep domestic peace, respond to external threats, prevent capital
flight, and raise revenues. » Ibid. P.83.
[57] Dryzek considère en effet que l’inclusion d’un groupe au sein de l’Etat peut priver la société d’un discours alternatif à
celui de l’Etat, le groupe étant dès lors soumis aux mêmes impératifs que l’Etat, et serait donc susceptible de diminuer le
bien-être de la démocratie.
[58] Ibid. P.86.
[59] Ibid. P.114.
[60] Idem.
[61] Qui est une des trois dimensions par laquelle se fait le processus de démocratisation, selon cet auteur, les deux autres
étant l’authenticité dont nous avons déjà parlé et la troisième étant l’étendue des sujets soumis au contrôle démocratique.
(Ibid. P.86.)