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Nicolas Mariot
NICOLAS MARIOT
D
epuis de longues années maintenant, la foule ne peut plus être « objet de
science » 1. En raison du discrédit qu’ont fait porter sur la notion les travaux de
Sighele, Tarde et surtout Le Bon, les moments où celle-ci l’était sont saisis
comme des indicateurs précieux pour une histoire des sciences sociales ou pour
décrire les manières (disparues) qu’avaient les hommes de ce temps de consi-
dérer l’intrusion des masses dans la vie politique. Les théoriciens de la psycho-
logie des foules plaçaient au cœur de l’analyse l’irrationalité des hommes en
foule : s’ils ont de tels comportements vindicatifs ou acclamatifs, c’est précisé-
ment parce qu’ils ont perdu la tête. N’étant plus maître de leur raison, ils peuvent
être (et sont l’objet) de toutes les suggestions de la part du leader ou de leurs
propres pulsions.
Sont en revanche devenus objets de science de nouveaux personnages : les
actions collectives, les mouvements sociaux, les manifestations ou démonstrations
de rue. Une fois admise la légitimité de l’action collective, les questions posées
sont devenues celles des raisons et des modalités de l’engagement : comment
expliquer la participation à un mouvement collectif ? Qui sont ceux qui
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Revue française de science politique, vol. 51, n° 5, octobre 2001, p. 707-738.
© 2001 Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.
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nature, expriment une opinion. On peut donc leur demander de confirmer qu’ils
soutiennent une cause en participant (même si l’opération n’est pas souvent tentée,
tant est grande l’évidence de l’engagement). Dans ce cadre, il est tout à fait admis
que les gestes de l’acteur puissent être préparés ou artificiels. Toutefois, puisque
l’action collective est légitime, cette orchestration dans et par le mouvement n’est
plus décrite comme un stigmate : in fine, elle est justifiée par les objectifs idéaux
poursuivis par les acteurs.
Ce survol évidemment réducteur (tant sont nombreux, en particulier, ceux qui
ont récemment rappelé l’hétérogénéité des raisons individuelles de l’engagement
par-delà les buts collectifs proclamés 1) a pour seul objectif de poser clairement le
problème dont il sera question dans cet article : en abandonnant les explications par
la contagiosité des pulsions, en centrant l’analyse sur les mouvements sociaux et les
formes de mobilisation qu’ils promeuvent, les travaux actuels ont aussi largement
abandonné toute réflexion sur l’émergence, dans l’action, des comportements col-
lectifs.
À travers cet abandon, les théories du comportement collectif et celles de la mobi-
lisation des ressources butent sur une aporie comparable : l’assignation d’un état
d’esprit collectif à partir de l’observation de comportements collectifs institués. Les
premières agrègent des individus atomisés reliés entre eux par la convergence postulée
et préalable à l’action de leurs désirs ou frustrations, ces états d’esprit ne devenant
visibles qu’une fois la mobilisation enclenchée 2. Les secondes agrègent des manifes-
tants reliés entre eux par ce qui les définit comme manifestants, c’est-à-dire ce qui a
été progressivement institué dans et par l’entreprise de mobilisation pour économiser
les efforts de novation et permettre des expressions collectives qui ne demandent pas
nécessairement de prise de position individuelle (lever le poing, crier un slogan, se
tenir bras dessus bras dessous comme les autres participants). Or dire que l’individu
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L’examen des questions posées par l’application de la démarche inférentielle aux
analyses des foules sera mené suivant trois axes :
Tout d’abord, je commencerai par rappeler la place respective des comportements
collectifs dans les œuvres de Durkheim et Tarde pour, de façon un peu provocante, en
souligner la proximité. Je montrerai que leurs analyses sont très largement compa-
rables en ce qu’elles reposent, en cabinet et donc à très grande distance, sur une inter-
prétation des comportements acclamatifs observables visant à conférer des croyances
à ceux qui les tiennent, croyances qui seraient la cause de ces gestes et autres cris.
Ensuite, je soutiendrai que les travaux sur les rites ou les cérémonies collectives,
s’ils ont fait disparaître la question de l’effervescence aux oubliettes des Formes élé-
mentaires de la vie religieuse, ne se reposent pas moins, en fin de compte, sur le même
type d’interprétation des comportements visant à rendre compte des intentions des
participants. Pour le dire vite, ils ne notent plus l’effervescence collective mais, désor-
mais, la présence d’émotions individuelles ou de ferveur qui témoignent de la force
des symboles. À cette étape, j’ajouterai que ces discours savants ne font, en matière
de commentaire de foule, que redoubler les explications indigènes (politiques, admi-
nistratives, journalistiques) quant au sens qu’il faut donner aux gestes de la liesse.
Quelques exemples tirés d’un corpus de récits de voyages présidentiels en province au
long du siècle serviront de fondement à mon propos 1.
Enfin, je montrerai pourquoi, bien qu’elle nous soit parfaitement naturelle (ce qui
explique sa longue prégnance et son efficacité sociale), il est nécessaire, spécifique-
ment pour ce qui concerne les rassemblements de masse observés à distance, de rejeter
une telle explication proposant de conférer des états d’esprit aux participants.
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Durkheim décrit très bien cette perspective analytique vouée à un long destin
scientifique dans les « questions préliminaires » des Formes élémentaires. Le trait
central en est l’établissement d’une distinction très forte entre la pensée et l’action.
Cette dernière est à l’origine séparée de ce qui touche à un domaine cognitif qui lui est
préalable et extérieur : le domaine des croyances et des représentations. Le rite a alors
(ensuite) pour fonction de réconcilier pensée et action en faisant faire des choses qui
font croire :
« Les phénomènes religieux se rangent tout naturellement en deux catégories
fondamentales : les croyances et les rites. Les premières sont des états de l’opi-
nion, elles consistent en représentations ; les secondes sont des modes d’action
déterminés. Entre ces deux classes de faits, il y a toute la différence qui sépare
la pensée du mouvement. Les rites ne peuvent être définis et distingués des
autres pratiques humaines, notamment des pratiques morales, que par la nature
spéciale de leur objet ... Or c’est dans la croyance que la nature spéciale de cet
objet est exprimée. On ne peut donc définir le rite qu’après avoir défini la
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On retrouve ici la très classique fonctionnalité universelle et souvent indémontrée
des pratiques rituelles : créer du lien social dans l’inconscience de profanes qui ne
savent pas qu’on les fait croire en leur faisant faire ou dire des choses qui touchent au
sacré. Le but est de rassembler la collectivité et de renouveler un sentiment de solida-
rité fondé sur des représentations communes. Inévitablement, celui-ci diminue lorsque
les individus se séparent. Périodiquement, il faut donc reprendre le travail : voilà la
raison des rites.
Ce processus séparation/réintégration entre pensée et action dans les théories
« modernes » du rite est important parce que c’est à ce niveau que se construit le
primat interprétatif de l’enquêteur. Quand l’indigène agit, l’enquêteur observe et
décode, se positionnant en opérateur omniscient du sens de la cérémonie. L’opposition
enquêteur qui pense/enquêté qui agit se redouble de la distinction entre les aspects
conceptuels de la religion ou de la culture étudiées (les croyances, mythes, idéologies,
symboles) et le caractère intellectuellement pauvre (« thoughtless ») de l’action
rituelle, formelle, répétitive, routinière, automatique, etc. Dans ce cadre, priorité est
(évidemment) donnée aux concepts sur la pratique. Une fois cette distinction établie,
il y a réconciliation des deux termes dans l’action, comme si celle-ci permettait de
résoudre le conflit inévitable opposant le mort de la routine au vif des catégories de
l’esprit. Or c’est précisément ce processus qui permet de résoudre le problème tou-
jours posé par les valeurs ou croyances : elles sont par nature invisibles. L’action
rituelle permet, du point de vue de l’observateur, de redonner conscience aux compor-
tements des participants, de les remotiver en plaçant dans leurs esprits les croyances
qu’ils doivent avoir pour faire ce qu’ils font, celles précisément que le rite véhicule,
réconciliant ainsi l’âme et le corps en même temps qu’il fonde l’efficacité du rite.
C’est ce problème, me semble-t-il, que pose au premier chef la question de l’efferves-
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Dans les Formes élémentaires, les pages consacrées au rituel ou à la naissance des
croyances ne sont que bien peu sollicitées 1 en comparaison de celles consacrées à la
distinction sacré/profane, à l’exception de quelques travaux en langue anglaise 2. Elles
1. En français, cf. les quelques pages que consacre à la question Camille Tarot dans De
Durkheim à Mauss. L’invention du symbolique, Paris, La Découverte/MAUSS, 1999, p. 222-
223. Dans un article récent, Raymond Boudon n’accorde qu’un paragraphe à la question de
l’effervescence, tentant de minimiser le problème dans le cadre de l’œuvre (« Les Formes élé-
mentaires. Une théorie toujours vivante », L’Année sociologique, 49 (1), 1999, p. 176). Pour
une exception notable, cf. Philippe Steiner, « Crise, effervescence sociale et socialisation »,
dans Massimo Borlandi, Mohamed Cherkaoui, Le suicide un siècle après Durkheim, Paris,
PUF, 2000, p. 63-85.
2. Cf. les classiques que sont William S. Frederick Pickering, Durkheim’s Sociology of
Religion. Themes and Theories, Londres, Routledge and Kegan, 1984, spécialement « Part IV.
Ritual and Effervescent Assembly » ; Steven Lukes, Émile Durkheim, His Life and Work,
Londres, Allen Lane, 1973, p. 237-245 et p. 450-484, ou encore Hugh Dalziel Duncan, « The
Development of Durkheim’s Concept of Ritual and the Problem of Social Disrelationships »,
dans Kurt H. Wolff (ed.), E. Durkheim 1858-1917, Columbus, Ohio State University Press,
1960, p. 97-117. Plus récemment, N. J. Allen, W. S. F. Pickering, Watts W. Miller (eds), On
Durkheim’s Elementary Forms of Religious Life, Londres, Routledge, 1998.
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de l’histoire de la patrie 1. En ce sens, l’histoire scientifique de l’étude des rituels serait
marquée, positivement cette fois, par la même querelle des historiens dont Gérard Noi-
riel soulignait les méfaits longtemps persistants vis-à-vis d’une histoire de l’immigra-
tion en France : ce serait précisément dans le cadre des grands rituels légendaires et de
l’effervescence émotionnelle qu’ils ont suscitée que la Nation France aurait constitué
son originalité première permettant à ses habitants de parvenir à vivre ensemble. Ce
sont d’ailleurs de telles heures effervescentes que Durkheim appelle de ses vœux en
conclusion de son œuvre :
« Un jour viendra où nos sociétés connaîtront de nouveau des heures d’efferves-
cence créatrice au cours desquelles de nouveaux idéaux surgiront, de nouvelles
formules se dégageront qui serviront, pendant un temps, de guide à l’humanité ;
et ces heures une fois vécues, les hommes éprouveront spontanément le besoin de
les revivre de temps en temps par la pensée, c’est-à-dire d’en entretenir le sou-
venir au moyen de fêtes qui en revivifient régulièrement les fruits » 2.
Enfin, l’effervescence est plus spécifiquement reliée à l’action rituelle elle-même.
Lorsqu’il est ainsi parvenu à un tel « état d’exaltation », l’homme « ne se connaît
plus » 3. Il est transfiguré par ce moment tellement différent de l’ordre ordinaire des
choses, dans lequel la fête tient le rôle de déclencheur de l’effervescence :
« ...l’idée même d’une cérémonie religieuse de quelque importance éveille tout
naturellement l’idée de fête. Inversement, toute fête, alors même qu’elle est pure-
ment laïque par ses origines, a certains caractères de la cérémonie religieuse, car,
dans tous les cas, elle a pour effet de rapprocher les individus, de mettre en mou-
vement les masses et de susciter ainsi un état d’effervescence, parfois même de
délire, qui n’est pas sans parenté avec l’état religieux. L’homme est transporté
hors de lui, distrait de ses occupations et de ses préoccupations ordinaires » 4.
La conclusion s’imposait d’elle-même :
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quant à leurs effets sociaux. Surtout que dans les deux cas de figure, c’est, comme chez
Durkheim encore, l’interprétation des comportements acclamatifs ou destructeurs qui
sert de preuve à l’existence de représentations (positives ou négatives) dans les têtes
de ceux qui agissent.
À l’état « d’exaltation », de « délire » et « d’échauffement » qui caractérise l’effer-
vescence durkheimienne correspond chez Tarde la « surexcitation » du public ou de la
foule :
« Il est vrai que d’un public surexcité, comme il arrive souvent, jaillissent parfois
des foules fanatiques qui se promènent dans les rues en criant vive ou à mort
n’importe quoi … Non seulement la naissance et la croissance, mais les surexci-
tations même du public, maladies sociales apparues en ce siècle et d’une gravité
toujours grandissante, échappent [aux influences du temps] » 1.
Tout le travail de Tarde consiste à déplorer ces « excès » affectuels typiques des
foules pour annoncer l’émergence de la plus grande sagesse des publics, puisque, à
l’inverse de l’homme en foule, le membre d’un public moderne (celui des lecteurs de
journaux), tout en ayant conscience du fait qu’il appartient à un ensemble invisible,
saura raison garder (c’est-à-dire ne pas se laisser dominer par ses émotions), en toute
circonstance sinon le plus fréquemment :
« On objectera peut-être que le lecteur d’un journal dispose bien plus de sa liberté
d’esprit que l’individu perdu et entraîné dans une foule. Il peut réfléchir à ce qu’il
lit, en silence, et, malgré sa passivité habituelle, il lui arrive de changer de
journal » 2.
Même s’il appelle de ses vœux la consolidation de « publics fermes » à « l’action
plus intelligente et plus éclairée » que celle des masses réunies (notons d’ailleurs qu’il
commence, en même temps qu’il se fait le héraut de ce public, à se désoler de ce que
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Il n’est sans doute pas un manuel de science politique qui ne mentionne au moins
une fois le rôle des commémorations, anniversaires, ou autres obsèques officielles
dans la promotion de l’identité nationale 4. Pas un qui ne propose quelques lignes résu-
mant les travaux consacrés à la religion civile américaine de l’école dite « néo-
durkheimienne ». La caractère intégrateur des rites politiques appartient, me semble-
t-il, au socle commun (à la vulgate ?) de la discipline.
1. Ibid., p. 51.
2. « Les publics diffèrent des foules en ce que la proportion des publics de foi et d’idée
l’emporte beaucoup, quelle que soit leur origine, sur celle des publics de passion et d’action,
tandis que les foules croyantes et idéalistes sont peu de choses comparées aux foules passion-
nées et remuantes » (ibid., p. 55).
3. Par exemple, ibid., p. 61.
4. Yves Schemeil écrit ainsi : « Anniversaires, centenaires, bicentenaires, jubilés ou millé-
naire scandent la vie politique de la nation dont ils ont pour objet de promouvoir l’identité. Les
commémorations se multiplient quand la cohésion nationale se relâche » (dans La science poli-
tique, Paris, Armand Colin, 1994 (coll. « Cursus »), p. 65).
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Ce topos transcendant les frontières disciplinaires des sciences sociales peut être
résumé ainsi : il existe dans la vie d’un groupe humain des moments, le plus souvent
repérables à leur régularité, à leur caractère réglé, et aux mobilisations émotionnelles
qu’ils donnent à voir, dans lesquels sont rappelées, précisées, voire mises en ques-
tions, selon une formalisation caractéristique (en général par le truchement de sym-
boles), les normes, valeurs, représentations, croyances (la liste est longue) qui définis-
sent ce groupe. Ces moments sont appelés rites, ou parfois liturgies, ou simplement
cérémonies.
Dans le cadre des théories culturalistes, les rassemblements collectifs sont perçus
comme un outil permettant de comprendre la fabrication des croyances politiques en
postulant la « force » évocatrice des symboles mobilisés. L’effervescence cérémo-
nielle semble ainsi avoir disparu, puisque ce qui intéresse l’observateur ne tient alors
plus qu’à l’analyse du rapport qu’entretiendraient les « citoyens » compétents avec
l’univers idéologique (ou le système de représentations du monde) que met en scène
la cérémonie. Pour autant, cette disparition n’est qu’apparente. Aux moments sociaux
effervescents chers à Durkheim ont succédé des mobilisations ou projections émotion-
nelles. Comme chez Durkheim ou Tarde, c’est la possibilité de décrire des corps émus
qui sert de preuve à l’efficacité cérémonielle en témoignant de l’adhésion. C’est la
raison pour laquelle les définitions classiques du rituel comprennent presque systéma-
tiquement la mention du caractère émotionnel de la scène, comme par exemple chez
Ph. Braud ou D. Kertzer :
« Les symboles servent enfin à susciter une allégeance. La force ultime des litur-
gies politiques réside dans leur capacité à éveiller des émotions positives au sein
de la population … La force ultime des symboles dépend de leur capacité à parler
aux sentiments du plus grand nombre » 1. « En employant de façon répétée un
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comportements, même si dans le cas des études cérémonialistes, il revient au seul
enquêteur de dire le sens de ces actes gestuels ou verbaux.
Dès lors, sous ces questions d’apparence théorique, il me semble qu’une autre
conclusion peut être dégagée : en procédant ainsi, les analystes des rituels ne font que
reprendre à leur compte les discours profanes sur ces mêmes cérémonies politiques.
En effet, ceux-ci opèrent exactement de la même manière, en accordant toutefois la
place qu’elles méritent aux descriptions de liesse : ils se fondent sur l’interprétation
des comportements acclamatifs pour conclure, selon leurs objectifs, à la popularité de
l’objet de la cérémonie, à la communion des âmes alors assemblées, ou à l’intégration
des populations dans la nation.
À l’occasion des voyages présidentiels que j’ai étudiés, l’ensemble des récits,
qu’ils soient politiques, policiers, administratifs ou journalistiques utilisent la même
argumentation fondée sur l’énumération des figures de la liesse.
C’est bien entendu le cas des rapports des préfets et surtout de ceux des policiers,
toujours sommés de rendre compte, et qui le font, dès la visite terminée, avec un zèle
d’autant plus évident qu’ils ont moins de risques d’être contredits :
« Le public, chaque fois qu’il a pu approcher le président, lui a exprimé sa satis-
faction par des applaudissements chaleureux ... M. Vincent Auriol a bénéficié
d’un succès personnel certain » 1.
En matière de description des réactions du public, les élus locaux ne sont pas en
reste. Comme pour les rapports de police dont on pourrait multiplier à l’infini les
exemples, il nous semble qu’il ne faut pas considérer ces témoignages comme de
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xalement parce qu’il attend deux journées afin que son propos ne soit pas parasité par
les « réactions d’enthousiasme », on perçoit d’autant mieux le rôle joué par celles-ci
dans le processus de conquête : c’est dans le déchaînement des passions que l’essentiel
se joue, et c’est sur ce souvenir que repose l’efficacité de la pratique, la poursuite des
« échos favorables ».
Toutefois, nul ne dit mieux l’efficacité de l’activité que le maire de Montpellier
accueillant Lebrun en juillet 1939, lorsqu’il retrace le cheminement du raisonnement
que ne peut que suivre un observateur extérieur à ce qui se déroule, soit qu’il appar-
tienne au cortège officiel, comme ici, soit qu’il observe une retransmission de la scène
sur laquelle il n’a pas de prise, comme c’est le cas lors des reportages télévisés :
« J’aurais peur d’être un interprète maladroit ou infidèle de ces sentiments si vous
n’en aviez vu vous-même l’expression tout au long du parcours suivi par votre
cortège. M. le président, cette joie que vous avez pu apercevoir sur tous les
visages, ces acclamations d’hommes libres, ont leur écho profond dans les cœurs
de tous. Elles sont la traduction fidèle de pensées, d’émotions communes,
d’affections sincères pour tout ce que représente aujourd’hui votre personne » 1.
Cet extrait de discours me semble particulièrement intéressant en ce qu’il dit
explicitement ce qui reste fréquemment dans l’ombre de l’implicite, de l’évidence
communément partagée : d’une part, il n’y a de preuve de l’efficacité des visites pré-
sidentielles que dans les expressions comportementales observables ; d’autre part, ces
visages ou ces acclamations ne sont précisément que des expressions physiques du
cœur et de l’âme, ou, selon la bien meilleure formule de l’élu, « la traduction fidèle de
pensées ».
Cette logique démonstrative est poussée si loin, elle est si profondément travaillée
par ses innombrables répétitions dans les récits de voyage, qu’elle permet même aux
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ment volontaire du premier servant en quelque sorte de cas d’école pour l’interpréta-
tion de ceux des seconds 1.
L’exemple le plus évident de ce type de motivation narrative (ex-post) de com-
portements individuels, puis de son élargissement à l’ensemble des spectateurs, est
peut-être celui des usages du mobilier urbain. La structure des cortèges officiels et la
topographie des parcours (espaces longitudinaux et fermés, renforcés éventuellement
par l’étroitesse des trottoirs, les barrières ou les cordons de police) rendent relative-
ment opaque l’objet des regards. Ainsi, la morphologie des itinéraires urbains favorise
une lutte pour voir, c’est-à-dire, là encore, la production d’images typiques d’une
foule dont les membres apparaissent impliqués par ce qui se passe puisqu’ils font des
efforts pour observer.
Dans le cadre d’une cérémonie politique plus encore que pour un spectacle ordi-
naire sur scène, cette barrière visuelle a des conséquences « naturelles » importantes
sur la constitution d’images de participants correctement investis dans l’accueil
normal du chef de l’État : en forçant les habitants à prendre des positions dégagées
(sur les toits, dans les arbres, sur le mobilier urbain), elle offre aux photographes et
commentateurs du cortège les images attendues d’un public de participants :
« La route de Grenoble à Vizille est remplie de monde. La voiture et le cortège de
monsieur le président de la République passent au milieu d’une double haie de
gens pressés les uns contre les autres, juchés sur les arbres, perchés sur les toits
de pataches. Tous crient à qui mieux ... Des fleurs artificielles sous les pas des
chevaux, des bouquets ... [Chony] : Quoi, tant d’habitants pour un si petit
village ? Tant de mâts verdoyants et de drapeaux ? Nous avons bientôt l’explica-
tion de ce mystère. Il y a là avec les Chonyais une foule de paysans venus de
quatre, cinq, dix lieues à la ronde pour voir et acclamer le président ... Les seize
kilomètres qui séparent Vizille de Grenoble sont franchis en deux heures » 2.
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Pour terminer, je voudrais donc essayer de donner les raisons de cette concor-
dance des discours de description de la liesse en montrant pourquoi cette démarche par
inférence des comportements aux croyances nous est parfaitement naturelle, particu-
lièrement dans le cas des rassemblements de foule, ce qui explique son extraordinaire
efficacité sociale. On verra alors que comprendre ces raisons, c’est en même temps
saisir que cette explication par l’octroi d’intentions est fausse, et qu’il faut donc la
rejeter dans le cadre d’une démonstration de sciences sociales.
1. Pour une très bonne présentation de ces problèmes, Pascal Engel, Introduction à la phi-
losophie de l’esprit, Paris, La Découverte, 1994. Sur les questions qu’ils posent aux sciences
sociales inductives, cf. Gérard Lenclud, « Attribuer des croyances à autrui. L’anthropologie et
la psychologie ordinaire », Gradhiva, 15, 1994, p. 1-25.
2. Sur le fait de donner des intentions et ses implications, cf. Daniel C. Dennett, La stra-
tégie de l’interprète. Le sens commun et l’univers quotidien, Paris, Gallimard, 1990. Pour une
présentation très claire de cette perspective et de son intérêt pour les sciences sociales, Bernard
Conein, « Peut-on observer l’interprétation ? Daniel Dennett et l’éthologie cognitive », Raisons
pratiques, 1, « Les formes de l’action », 1990, p. 311-334.
3. De ce point de vue, Wittgenstein, parce qu’il s’efforce de critiquer la conception carté-
sienne ou empiriste du dualisme corps/esprit, est l’un des meilleurs défenseurs de l’efficacité pra-
tique de la psychologie populaire. Selon lui, des sentiments comme la joie ou la colère ne sont pas
à rechercher derrière les expressions physiques des visages, ils sont directement visibles sur eux.
Nous n’avons pas à inférer le dedans à partir du dehors : « Outre la prétendue tristesse des traits
de son visage, est-ce que je perçois aussi son état d’esprit triste ? Ou bien est-ce que je le déduis
de son visage ? Est-ce que je dis : “Ses traits et son comportement étaient tristes, donc lui l’était
probablement ?” », dans Derniers écrits sur la philosophie de la psychologie, § 767, cité par
P. M. S. Hacker, Wittgenstein, Paris, Le Seuil inédit, 2000 [1ère éd. : 1997] (coll. « Points »), p. 67.
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laire. Je suggère donc (et essayerai de montrer) qu’ils restent tous trois mieux maîtri-
sables pour ce qui concernent l’analyse d’interactions limitées.
– Tout d’abord, les auteurs insistent sur le fait que les généralisations qu’établit
la psychologie populaire ne sont recevables que sous des descriptions formulées dans
leur propre vocabulaire. C’est-à-dire que les propositions associant comportements
acclamatifs et adhésion des âmes n’ont cours que dans le système de vocabulaire
propre à ce type d’événement, mobilisant systématiquement des termes comme la cha-
leur, l’effervescence, la liesse, l’enthousiasme, le crépitement des applaudissements,
la frénésie des vivats, le caractère enflammé de l’atmosphère. Rien de bien neuf ici :
on sait l’illusion qui consisterait à considérer qu’il existe des faits objectifs, atteigna-
bles par les descriptions du terrain, qui seraient vierges de toute interprétation 1. Le
problème ne tient donc pas à ce que la description serait déjà porteuse d’interprétation
(ce qui est toujours le cas), mais au type d’interprétation dont elle est porteuse :
lorsque je mentionne le crépitement des applaudissements ou l’enthousiasme, j’induis
immédiatement la ferveur, l’implication des sentiments, l’engagement des pensées.
J’ai rappelé plus haut que lorsque les membres du cortège officiel « voient » la liesse,
ils « reconnaissent » immédiatement l’adhésion du public.
Sur ce point, J. Searle indique que les propositions de la psychologie populaire
(quand elles ne sont pas manifestement fausses) ne sont pas nécessairement des hypo-
thèses empiriques, puisqu’il est parfois impossible de les falsifier : la proposition
« X redoute Y implique que X ne fasse pas Y » ne peut être démontrée fausse puis-
qu’elle est contenue dans le sens même du verbe « redouter » 2. Je pense qu’il en est de
même des propositions établies en matière de description des comportements de foule :
la proposition « ces gens dont les applaudissements crépitent et les cris sont chaleureux
adhèrent à ce qui se passe » ne peut véritablement être falsifiée, non pas parce que leur
adhésion est indéniable en ce qu’elle reposerait sur des preuves indiciaires (ce que pré-
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voire même celle des modalités du lien entre comportement extérieur et raisons
intérieures 1).
– Seconde proposition retenue ici : les commentateurs de la psychologie popu-
laire insistent sur le fait que toute imputation de motifs à l’action implique de consi-
dérer le comportement d’autrui obéit à des conditions optimales de fonctionne-
ment. Comprendre autrui présuppose de lui reconnaître autant (ou aussi peu) de
rationalité qu’à nous-même pour opérer sans trop d’incohérence la liaison « s’il fait
ceci, c’est qu’il croit cela ». Mettre en œuvre ce « principe de charité inévitable de
l’interprétation » 2 ne signifie donc pas que nous considérons les paroles ou gestes
d’autrui comme toujours vrais, ni que nous reconnaissons qu’il fait les meilleurs
« choix » possibles, les plus rationnels en termes coûts/avantages : quand nous décri-
vons le contenu des croyances des autres, nous opérons une adaptation pratique à leur
comportement qui nous permette de communiquer, ce qui suppose, d’une part, un
minimum de ressemblances entre eux et nous, et, d’autre part, que nous ne jugions pas
qu’ils sont entièrement dans l’erreur. Ce qui est central dans la question de l’intention-
nalité telle qu’elle est posée ici n’est pas l’évaluation de l’adéquation (plus ou moins
correcte ou « rationnelle ») entre les croyances d’un individu et sa conduite, mais en
quoi les agents sociaux font preuve d’habileté dans leur capacité à interpréter et
contrôler les croyances des autres afin d’adapter leur comportement en conséquence 3.
Même si l’on sait pertinemment que les soucoupes volantes n’existent pas, cela
n’empêche en rien que nous considérons facilement comme cohérent le système de
comportements et de croyances d’un « soucoupiste ».
L’intérêt de ce principe de charité au cœur du mécanisme de la psychologie popu-
laire tient ici au fait qu’il représente un exercice pratique en parfaite adéquation avec
les prérequis normatifs du modèle du « citoyen éclairé ». Il existe une concordance
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l’île. De quoi s’agit-il ? Les comptes rendus des envoyés spéciaux du Monde, du Pari-
sien et de Libération décrivent tous la même chose : aux côtés des élus et anciens com-
battants, seules une centaine de personnes attendaient le chef de l’État pour le bain de
foule ordinaire, qui ne dura donc que cinq minutes 1. Les trois articles citent alors l’expli-
cation donnée par Margie Sudre, ancienne ministre du Gouvernement Juppé, qui donne
une double raison à la « fraîcheur » de l’accueil : d’une part, le président souhaitait une
arrivée discrète ; surtout, le RPR local a rompu avec les pratiques consistant à amener
par cars des militants de toute l’île. Les témoignages des élus de gauche surenchérissent
sur le thème « les notables locaux du RPR n’ont pas fait leur travail ».
Dans ce cas, c’est le caractère hors norme de l’événement qui frappe. Parmi
l’ensemble des sources que j’ai pu consulter, aucun compte rendu publié dans un
journal accrédité par la présidence ne concluait aussi nettement à l’échec, au « bide ».
Et très rares étaient ceux qui mettaient en évidence aussi clairement le caractère sou-
vent partisan des préparatifs des déplacements actuels. En ce sens, l’exceptionnalité
des comptes rendus renvoie à une posture d’observation que résume bien la formule
de « l’accueil à l’africaine ». Ce type de jugement normatif a évidemment son équiva-
lent hexagonal, quoique bien plus rare : il consiste à stigmatiser tout soupçon quant à
l’existence d’une « claque » organisée. Les deux expressions représentent en quelque
sorte l’envers de la représentation « noble » de la participation politique citoyenne
dénuée de toute coercition institutionnelle, mais même de toute habitude ou de tout
conformisme social. Les descriptions du voyage chiraquien à La Réunion paraissent
ainsi prendre mes conclusions en défaut : il y a échec, bide attesté par des observateurs
pourtant peu coutumiers du fait ; la fabrication de la liesse est sinon dénoncée, au
moins dévoilée. Je voudrais pourtant soutenir que cet épisode exceptionnel ne remet
pas en question, bien au contraire, le principe de l’interprétation des pensées par
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social, le plus souvent absente, introuvable, cachée. Il donne l’exemple de l’interprétation
de propos racistes tels que « les noirs sentent mauvais, donc l’apartheid dans les trans-
ports en commun est nécessaire ». Une telle conclusion suppose en fait une majeure
absente : « l’apartheid est nécessaire pour tous les gens qui sentent mauvais ». En général,
dit-il, la majeure est occultée parce qu’elle ressort de l’évidence. Dès lors, l’étrangeté des
croyances et comportements suppose souvent qu’elle soit expliquée par recherche de la
majeure. Dans le cas qui nous intéresse, la proposition à expliquer est la suivante : « les
spectateurs applaudissent, donc ils adhèrent ». Or la vérité de cette proposition suppose
l’existence d’une majeure qui serait « tout applaudissement vaut adhésion ».
C’est évidemment ici que réside l’abus (de langage, comme on l’a vu), puisque
cette proposition ne peut rendre compte de tous les cas particuliers. On peut lui opposer
un nombre presque infini de contre-exemples ou de contradictions. La clause « toute
chose égale par ailleurs » devient totalement incontrôlable, puisqu’on ne sait rien des
individus présents, c’est-à-dire qu’on pourrait multiplier les conditions sous lesquelles
la proposition « un homme qui applaudit croit » est valide. Ce n’est pas qu’il y aurait
surinterprétation intentionnelle, mais plutôt interprétation sous-informée (si l’on veut
bien considérer que la validité d’une interprétation est étroitement dépendante du savoir
accumulé par l’interprète sur ce qu’il observe). L’enquêteur reste simplement trop igno-
rant pour constater que les choses ne sont pas égales par ailleurs : la proposition est vraie
sauf si l’individu concerné ne fait qu’accompagner sa famille, sauf s’il ne s’implique
pas, sauf s’il ne fait que jouer, sauf s’il se moque en exagérant dans la forme la plus cari-
caturale qui soit la réalisation des gestes de la liesse, sauf encore s’il reste sur son quant
à soi, etc. 1. Faire comme si elles l’étaient (et, encore une fois, même si l’opération nous
est parfaitement naturelle), c’est opérer une sorte de réductionnisme consistant à faire
correspondre un comportement institué et un état d’esprit collectif.
En conséquence, il me semble donc qu’on ne peut imputer l’existence de croyances
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tiens ne soient pas menés à partir d’une consigne orale mais à partir de photogra-
phies ou de films pris lors de l’événement, et, éventuellement, d’autres images de
rassemblements de masse célèbres. Les premiers entretiens réalisés selon ce prin-
cipe ont en effet donné, je crois, des résultats concluants, d’une part parce qu’ils
invitent les enquêtés à se projeter à nouveau dans l’action en commentant leurs
propres gestes, figés par la prise de vue, ou ceux des personnes qui les environnaient
et, d’autre part, parce qu’ils suscitent facilement de nombreuses anecdotes, récentes
ou anciennes, sur leur participation à des événements comparables, sur les manières
d’apprendre à s’y comporter, en particulier dans l’enfance et l’adolescence. Ils per-
mettent ainsi de replacer l’engagement comportemental en foule dans des trajec-
toires biographiques longues (nombre des interviewés relient les modalités de leur
participation à des représentations positives ou négatives, selon la perception que
leurs grands parents, parents ou eux-mêmes ont des manifestations, de la libération
ou de Mai 68 ou de mouvements violents).
Enfin, les conclusions issues des observations ethnographiques et des entretiens
gagneraient à être adossées à des données statistiques concernant la population des par-
ticipants. Dans la lignée des expériences récemment menées 1, on peut envisager la mise
en place d’une enquête par questionnaire auprès des individus présents, même s’il est
évident qu’une telle enquête demande beaucoup de moyens, financiers et humains. Il
s’agirait de donner pour objectif premier à cette enquête, à l’instar de sondages réalisés
auprès de manifestants, une évaluation des modalités de participation du public, au-delà
de ses seules caractéristiques socio-démographiques : comment les gens étaient-ils au
courant de l’événement, sont-ils présents seuls ou en groupe (et avec qui), sont-ils venus
tout exprès, ont-ils participé ou simplement regardé et, si oui, comment, etc. ? Par-delà
les difficultés de méthode qu’elle soulève, cette démarche apporterait sans nul doute
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RÉSUMÉ/ABSTRACT
Cette étude interroge la place tenue par l’observation des comportements collectifs dans les
démonstrations du caractère intégrateur des rassemblements de masse. Depuis Durkheim et sa
notion d’effervescence sociale, celles-ci reposent en effet sur une opération de pensée d’appa-
rence évidente mais qui pose d’importants problèmes dans le cadre de l’analyse de foules. Cette
logique interprétative consiste à assigner aux émotions observables les croyances qui doivent
leur correspondre pour que les individus aient adopté les comportements observés. En la
matière, le commentaire savant ne se distingue pas du discours profane, qu’il soit politique,
policier ou journalistique. À partir de ce constat, les deux caractères essentiels de l’opération
(sa naturalité et son réductionnisme) sont discutés : l’étude conclut que bien que ce glissement
interprétatif des corps aux états d’esprit nous soit profondément naturel (ce qui explique
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This study examines the place which observation of group behavior holds in demonstrations of
the integrationist effect of mass gatherings. Since Durkheim and his notion of social efferves-
cence, such demonstrations are based on an apparently obvious thought process, which
however raises many problems in the analysis of crowds. This interpretative logic assigns to
observable emotions the beliefs which individuals must harbor for having adopted the observed
behaviors. Scholarly commentary does not differ in that matter from ordinary discourse,
whether political, journalistic or from the police. The two essential characteristics of the ope-
ration (its natural character and its reductionism) are discussed. The study concludes that even
though this interpretative sliding from bodies to states of mind is deeply natural (which explains
the extraordinary social efficiency of the operation in constructions of social aggregates) it
must be discarded as an explanatory principle. Providing proof of the causal link between states
of mind and behavior is totally illusory concerning collective behavior observed at a distance,
since the conditions under which the proposition that « a person who applauds believes » is
valid can be multiplied infinitely.
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