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L’éducation d’Émir

dans le bon usage


des pouvoirs magiques

Par Jane Roberts

(Traduit de l’américain)

janeroberts.fr - 28-02-2021
L’éducation d’Émir
dans le bon usage
des pouvoirs magiques

Table des matières

Chapitre premier. – Un tour du monde qui n’en était pas un ................... 1


II. – Problèmes au royaume – Voyage d’Émir au Pays des Dieux................ 11
III. – Émir au Pays des Dieux : Millepalpeurs, Batra-Sage et CréaCiel ......... 17
IV. – La convention des dieux – Un message pour Émir .......................... 26
V. – Émir en eau trouble – Rencontre avec l’Embrouilleur ...................... 33
VI. – Émir invente le premier mensonge, rencontre Inspiration et sort de son
corps pour la première fois .......................................................... 38
VII. – Émir part en voyage avec Inspiration et rejoint la Parade de la Vie ... 48
VIII. – Le monde grandit et s’améliore, Émir triomphe et Inspiration prend
congé .................................................................................... 56
Chapitre premier. – Un tour du monde qui n’en était pas un

Il était une fois un petit prince qui s’appelait Émir, et qui habitait un
royaume tout neuf. La terre elle-même était toute neuve, ou presque, et
Dieu l’avait donnée en cadeau au peuple d’Émir. Personne ne pouvait voir
Dieu, mais chacun pouvait voir le soleil et la lune, et les nuages, et les
étoiles, et l’herbe, exactement comme les petits garçons et les petites filles
peuvent les voir aujourd’hui. Et donc les gens priaient le dieu du Soleil, le
dieu de la Lune, et ainsi de suite, pour faciliter les choses.
Plutôt que de l’envoyer à l’école, le père d’Émir, le roi Chamil, décida
de l’envoyer faire un long voyage par le royaume tout entier. Il serait ac-
compagné d’un professeur, qui lui nommerait toutes les terres, les mers, les
oiseaux, les animaux et les peuples.
Le père d’Émir dit : « Tu devras noter tous les noms dans un carnet men-
tal dans ta tête, car les carnets et les crayons n’ont pas encore été inven-
tés. » Émir avait les cheveux noirs et les yeux foncés, et il portait une boucle
d’oreille en or, comme tous les petits garçons. « Mais, Père, dit-il, il n’y a
pas d’avions, de voitures, de tramways ou de trains, parce qu’ils n’ont pas
encore été inventés. Comment vais-je donc pouvoir voyager ? »
C’était une question très importante. Cependant son père avait une ré-
ponse, une réponse qui effraya Émir jusqu’aux pieds, de sorte que les petits
grelots au bout de ses babouches rouges se mirent à tinter.
« Tu iras en bateau, annonça son père triomphalement. Nous avons des
bateaux, même s’ils ne sont pas très grands. Mais un petit garçon n’a pas be-
soin de beaucoup de place. »
Émir pensa à l’océan profond qui paraît-il entourait le royaume, et il fut
absolument certain de vouloir rester à la maison. « J’ai peur de voyager sur
cet immense océan, s’écria-t-il. Et si le bateau coulait ? Et s’il y avait
d’énormes orages ? Et qui me fera à manger, et lavera mes vêtements ? Et
mon chat, et mon cheval, et mon perroquet ? Je vais leur manquer, il n’y
aura pas de place pour les emmener. » Émir regarda autour de lui la chambre
dorée qu’il avait dans le palais, et en pensant à quel point il allait regretter
ses jouets et toutes ses affaires, il se mit à pleurer encore plus fort.
Mais son père était beaucoup plus grand et plus fort que lui, et plus âgé
aussi, naturellement, alors quand il dit : « C’est pour ton bien », Émir sut
qu’en pleurant il ne faisait que perdre son temps. Son père continua : « Si un

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jour tu dois vivre en adulte dans le monde, tu dois savoir comment il est
fait, et quels sont les gens, les animaux, les plantes, qui y vivent. Il faut que
je reste ici pour diriger le royaume pendant que tu seras parti. Tu dois ap-
prendre quelles sont les autres créatures qui vivent sur terre, et comment tu
dois vivre avec elles. Tu dois vraiment rencontrer la pluie, et le vent, et le
soleil et les éclairs, et c’est juste impossible dans un palais où des gens s’oc-
cupent constamment de toi, et où tu as un toit doré au-dessus la tête. Donc
tu pars.
- Je voudrais que ma mère vienne avec moi », répondit Émir. Il essayait
de ne pas bouder. Sa mère, il le savait, était partie à cheval pour un impor-
tant voyage d’affaires, au cours duquel elle allait rencontrer de la famille et
dénombrer la population. Comme tout le monde était parent avec tout le
monde, le voyage durait déjà depuis plusieurs mois.
« Chacun a son propre travail à faire, répondit le père d’Émir. Ta mère a
déjà dû inventer de nouveaux nombres pour compter la population. Et il lui
reste encore à compter tous les animaux et les autres formes de vie. De
plus, un voyage te fera du bien. »
Son père l’aimait vraiment beaucoup, et Émir savait qu’il avait probable-
ment raison. Mais il avait tout de même peur. Il voulait sincèrement faire
plaisir à Chamil, mais s’il y avait une chose dont il avait horreur, c’était
d’avoir froid ou d’être mouillé. Son père était très courageux dans ces situa-
tions, et Émir ne voulait pas qu’il sache à quel point il était perturbé et ef-
frayé. Si seulement les bateaux avaient un toit ! Si seulement il était sûr
qu’il ne pleuvrait pas une seule fois durant tout le voyage !
Et tout d’un coup, Émir eut un plan. La nuit même il quitta sa chambre.
Il laissa ses jouets favoris sur le canapé doré, son poisson rouge tout brillant
dans sa petite mare et partit tout seul vers les jardins du palais. Tous les
gardes dormaient, et la Lune brillait tellement qu’Émir pouvait bien voir les
buissons, les arbres, les fleurs, et les petits insectes qui bourdonnaient dans
la nuit d’été. Émir était très calme. Il leva les yeux vers le ciel, et pria ainsi :
« Cher Ciel, je te prie de bien vouloir ne pas pleuvoir ni faire de tem-
pêtes pendant mon voyage, pour que mon petit bateau ne coule pas. S’il te
plaît fais qu’il fasse beau et que le Soleil brille tout le temps. »
Émir attendit. Pas de réponse. Rien n’arriva. Même les insectes ne fai-
saient pas attention, et, pire que tout, il entendit un des gardes ronfler.
Avec une légère impatience, Émir se tourna de nouveau vers le ciel : « Tu
m’entends ? Je veux que tu promettes qu’il ne pleuvra pas pendant que je
serai en voyage parce que s’il y a une chose que je déteste, c’est d’être
mouillé et d’avoir froid. Et en plus s’il y a une tempête mon bateau risque
de couler, et comme mon père dit qu’il n’a pas de toit alors s’il pleut je se-
rai vraiment très mal tout le temps. »
Les étoiles continuaient de scintiller. La Lune continuait de briller. Mais
rien n’arrivait. Émir sentit la colère monter. En tant que jeune prince, il

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avait l’habitude d’être obéi et d’obtenir à peu près toujours ce qu’il voulait.
Et son caractère faisait que parfois il perdait son sang-froid. Alors, avec une
rage rentrée, il continua à mi-voix : « Ciel, je te le dis gentiment. Fais
qu’une étoile devienne rouge, ou verte, ou tombe par terre, ou n’importe
quoi qui me montre que tu m’entends. »
Mais les étoiles restaient argentées, la Lune argentée restait ronde, et
aucune étoile ne changea de couleur ni de place. Alors cette fois Émir se mit
à pleurer et hurla en tapant du pied : « Je demande qu’il ne pleuve pas pen-
dant tout mon voyage. J’insiste. J’en ai assez de demander gentiment. Je
demande qu’il fasse beau. Tu m’entends ? Tu es d’accord ? »
Et une étoile argentée tomba du ciel. Elle tomba très loin, en direction
de l’extrémité du monde, apparemment. Émir retint son souffle. Tout d’un
coup il avait peur, parce que quand l’étoile était tombée le monde était de-
venu complètement silencieux. C’est là qu’il crut entendre une voix, très
lointaine, et en même temps très proche. Elle disait : « Oh, Émir ! », avec
une telle tristesse qu’il eut très honte, mais juste pour une minute.
« Qui a dit ‘Oh Émir’ ? » demanda-t-il tout bas. Personne ne répondit. Il
chercha sous les buissons, derrière les statues. Il se mit même à quatre
pattes pour chercher entre les fleurs. Mais il ne vit personne. Au même mo-
ment, le feuillage des arbres se mit à bruire, les fleurs à se balancer sur leur
tige et à agiter leurs feuilles. Soudain, on aurait dit que tout dans le jardin
s’écriait d’une seule voix : « Oh, Émir ! » Il savait qu’en vrai, le jardin di-
sait : « Honte à toi, Émir ! » mais qu’il était trop poli pour le dire avec des
mots, ce qui ne fit que le mettre encore plus en colère.
« Écoutez, dit-il, mon petit bateau n’est vraiment qu’une barque avec
des rames. Il n’a qu’une toute petite voile pour prendre le vent. On n’a pas
encore inventé les bateaux à vapeur, ni les gros paquebots qui transportent
plein de monde. Mon bateau n’est protégé ni contre le vent ni contre la
pluie. C’est pour ça que j’ai demandé du beau temps. J’ai vraiment une
bonne raison. » Silence dans le jardin. Émir réfléchit, puis il dit : « En plus
j’apprendrai mieux si je me sens bien, sans éternuer tout le temps, et si
j’attrape un rhume mon père sera très en colère. »
« Oh, Émir ! » dit le jardin.
Mais Émir était très têtu. Il tapa trois fois du pied, ce qui fit résonner les
petits grelots de ses babouches rouges, et il fit un demi-tour si rapide sur lui-
même que sa boucle d’oreille valsa dans tous les sens. Il se dit qu’il était
heureux, quoi que puisse dire le jardin. Le ciel n’avait-il pas fait tomber une
étoile pour lui dire qu’il ne pleuvrait pas ? Il avait obéi à son ordre. Pour un
jeune prince, il s’en sortait franchement bien, pensa-t-il.
Tout le monde sait, même si on l’a oublié, que l’herbe, les arbres, le
ciel, le sol, tout est vivant, même si leur esprit est à l’intérieur d’eux,
comme l’esprit des petits garçons et des petites filles est à l’intérieur d’eux.

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Et donc les esprits des herbes, des fleurs et des étoiles avaient tous écouté
Émir lancer ses ordres. Et ils étaient déçus et en colère.
« Émir est un petit garçon très ignorant », dit l’esprit du palmier, sans
mots bien sûr puisque les arbres n’en utilisent pas. Ils bruissent, et parfois
mugissent presque quand le vent traverse leur branchage et leur feuillage.
« Tu veux dire qu’il est bête, dit le vent.
- Et pas très poli non plus », ajoutèrent les fleurs.
En quelques minutes, tout le jardin fut en ébullition. « Il n’écoutera per-
sonne, fit une coccinelle en langue insecte, donc il ne nous écoutera pas non
plus. Il pense que la terre entière n’existe qu’à son profit à lui, et à celui de
personne d’autre. »
« Je crois que je vais lui donner une leçon », dit le ciel. En fait le ciel ne
parlait pas, mais toutes les étoiles clignotaient comme en Morse, qui n’avait
pas encore été inventé, et les nuages poussèrent un immense « Oh ! » à tra-
vers les cieux. Et le ciel dit : « Je vais lui donner exactement ce qu’il veut.
Et je peux vous assurer qu’il ne va pas aimer. »
« Oh, il ne va pas aimer du tout », pensa le chat d’Émir, qui était sorti
tout seul, sans sa laisse dorée, et était assis là, à écouter. Émir refusa
d’écouter. Il se boucha les oreilles et courut dans sa chambre.
Le matin, tous les préparatifs pour le voyage d’Émir étaient terminés. En
fait, personne ne savait avec certitude où était l’océan, car le monde était si
neuf qu’on n’avait pas encore eu le temps d’aller voir où il se trouvait. Mais
le roi était certain que les marais proches menaient à une grande rivière qui
coulait vers la mer. Une fois arrivé là-bas, tout ce qu’Émir aurait à faire
était de naviguer le long de la côte en s’arrêtant aux différents endroits qu’il
rencontrerait. De cette façon, le roi était sûr qu’Émir parcourrait le monde
entier et apprendrait tout ce qu’il y avait à apprendre. On transporta donc le
bateau d’Émir à l’endroit où la frontière du royaume de son père longeait les
marécages.
Émir appela son bateau la Plume, dans l’espoir qu’il fendrait les eaux
aussi légèrement qu’une plume, et au jour prévu pour le départ, il rassembla
tous les objets qu’il comptait emporter.
« Non, tu ne peux pas prendre ton chat », dit son père. Mais de toute fa-
çon, dès qu’il vit le bateau le chat se libéra de sa laisse dorée et fila sans
demander son reste.
« Tu ne peux prendre que toi-même et deux changes de vêtements. Mais
n’oublie pas ton carnet. Tu dois noter tout ce que tu apprends. » Mais Émir
se mit à bouder parce que son chat courait vers le palais à toute vitesse.
Cela fit tellement de peine à son père qu’il lui dit : « Tu peux prendre ton
perroquet si tu veux. Si tout cela ne lui plait pas il pourra toujours revenir. »
Tout de suite Émir se sentit extrêmement soulagé. Son perroquet était
installé sur son épaule. Les plumes de sa queue avaient tellement de cou-
leurs qu’Émir n’était jamais parvenu à les compter. Mais quand le perroquet

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vit le bateau, il s’envola. Émir soupira en essayant de cacher sa tristesse.
« Bon, de toute façon j’aurai un professeur avec moi, dit-il. Qui sera-t-il ? »
Son père eut l’air surpris : « Je pensais que tu avais compris, dit-il. Le
monde est ton professeur. Il est tout autour de toi. L’océan, le vent, et les
étoiles, et la Lune, ils t’enseigneront tous beaucoup de choses. Et ils ne
prendront pas de place dans le bateau non plus. »
C’en fut presque trop pour Émir. Il essaya de prendre un air princier, plu-
tôt que de se montrer en bébé pleurnichard, surtout que de nombreux sujets
du royaume étaient en train d’arriver pour assister à son départ. « D’accord,
fit-il en haussant les épaules dans un air d’indifférence, mais tu as dit que je
devrais écrire les noms de tout ce que je verrais, alors si je n’ai pas de pro-
fesseur pour me les dire, comment est-ce que je vais savoir le nom des
choses ?
- Chaque créature, ou rocher, ou n’importe quoi, te dira son nom en te
voyant arriver.
- Et s’ils ne le font pas ? Ou si je n’entends pas ? Ou si le vent souffle si
fort qu’il emporte les mots ? Et imagine que certaines choses n’aient pas de
mots ? » Émir se tut, confus, et détourna les yeux. Le ciel comprenait les
mots, d’accord, pensa-t-il. N’avait-il pas fait tomber une étoile pour lui si-
gnifier qu’il avait compris sa demande ? Et aucun nuage n’était en vue. « Ce
n’est pas grave, Père, dit-il, je suppose que tu as raison. Je vais écouter très
fort pour être sûr de bien comprendre les noms. »
La Plume l’attendait, et c’était vraiment un tout petit bateau. Il avait
été taillé dans l’arbre le plus grand que les sujets du roi avaient pu trouver.
Les arbres n’avaient pas encore eu le temps de pousser très haut, alors il
restait à peine la place pour Émir et quelques vêtements, une coque de noix
de coco remplie de miel, une cruche d’eau et quelques biscuits secs qui se
gonflaient comme des gâteaux quand ils étaient mouillés.
Son père embrassa Émir sur les deux joues. Ses oncles et ses tantes firent
de même. Ils lui dirent tous : « Tu as un temps exceptionnellement beau
pour commencer ton voyage », et Émir sourit d’une oreille à l’autre en pen-
sant à quel point il avait été prudent de faire promettre au ciel de lui donner
du beau temps.
Il n’y eut pas un seul nuage de la journée, et le lendemain non plus. Le
bateau d’Émir effleurait légèrement l’onde sous le vent doux et régulier qui
ridait l’eau peu profonde du marais. Des saules s’inclinaient par-dessus les
rives moussues, et partout s’élevaient de hautes herbes et des roseaux
jaunes et bruns. Émir entendit des insectes inconnus, et observa des oiseaux
sauvages qu’il n’avait jamais vus. Mais surtout, il vit ses premiers alligators.
Sans vouloir dire qu’il ait su ce que c’était.
Son petit bateau avançait gentiment quand Émir aperçut ce qu’il pensa
d’abord être un tronc d’arbre brun-vert flottant devant lui. Puis il réalisa
que le « tronc » était vivant. Une énorme mâchoire s’ouvrit, montrant de

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grandes dents et une gueule qui aurait pu avaler Émir et son bateau, ou du
moins c’est ce qu’il pensa. « Mais qui es-tu ? » s’écria-t-il.
Le tronc vivant fit un mouvement si rapide qu’un instant, Émir n’aurait
pu dire où il avait disparu. Puis il réalisa ! Il était de l’autre côté du bateau,
levant vers lui la fente de ses yeux. « Je suis un alligator », dit-il. Il ne parla
pas, mais le mot fit éclosion dans la tête d’Émir au moment même où s’ou-
vrait la mâchoire. Comme la créature ne semblait pas lui vouloir de mal,
Émir demanda, assez bravement : « Oh, je pensais que tu étais un tronc
d’arbre.
- Un tronc d’arbre, allons donc, fit l’alligator avec le sourire le plus long
qu’eût jamais vu Émir.
- Que fais-tu ? demanda Émir.
- J’adore l’eau, je me dore au soleil sur les rives du marais et je mange
des mouches et des grenouilles. »
Émir fit une grimace qui n’appartenait qu’à lui. « Je ne peux pas m’ima-
giner manger des mouches, dit-il. Mais je suis très content que tu ne manges
pas les bateaux.
- Le bois, ce n’est pas exactement ma tasse de thé, répondit l’alligator.
Mais je vois que tu as du miel, et ça, c’est vraiment délicieux. »
Émir n’avait pas très envie de partager ses provisions, mais il prit poli-
ment un gâteau sec, le tartina de miel et le lança dans l’eau. L’alligator l’at-
trapa délicatement. Émir se sentit plus à l’aise avec son nouvel ami, et l’alli-
gator l’accompagna toute la journée, bavardant et grignotant les gâteaux
qu’il lui lançait depuis le bateau. Finalement l’alligator rampa sur un rebord
moussu, et Émir continua tout seul.
Il se rappela d’écrire le mot « alligator » dans son carnet mental, après
avoir choisi pour cela un crayon mental rouge. Il questionna chaque créature
qu’il rencontrait, insecte, oiseau, poisson, plante ou arbre, et nota chaque
nom.
Chaque nuit, une lune magnifique illuminait tout le marais, et chaque
jour le soleil resplendissait au milieu du ciel le plus bleu et le plus pur qu’on
pût imaginer. Mais au fur et à mesure que les jours passaient, Émir remar-
quait quelque chose d’étrange et d’inquiétant. D’abord, il pensa qu’il était
le jouet de son imagination, mais apparemment chaque jour le marais s’as-
séchait un peu plus. L’eau était toujours un petit peu moins profonde sous
son bateau. Et chaque jour le bateau avançait un tout petit peu moins vite.
La brise continuait de souffler, mais le bateau manœuvrait moins bien. Émir
était inquiet à la pensée qu’il puisse s’emmêler dans les herbes et les ro-
seaux, ou pire, s’échouer. On aurait dit que le fond du marais s’élevait à la
rencontre du fond du bateau !
Qu’est-ce qui pouvait bien causer pareille chose ? Émir n’arrêtait pas de
se creuser la tête. Entre temps il avait gagné un joli bronzage ; il appréciait

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le beau temps, et se disait qu’il avait vraiment bien fait de demander qu’il
ne pleuve pas de tout son voyage.
Puis il commença à remarquer d’autres étrangetés : les insectes chan-
taient moins fort qu’au début du voyage. Les poissons nageaient plus lente-
ment. Pire, les alligators ne souriaient plus quand Émir passait devant eux,
ils ne lui faisaient plus de signes et ne disaient plus rien. Ils se contentaient
de signes de tête ; et leurs couleurs étaient toutes pâles, et beaucoup moins
jolies qu’au début.
Malgré tout, Émir continuait à laisser traîner sa main au fil de l’eau, et à
grignoter ses biscuits au miel. Il se félicitait de sa prudence d’avoir demandé
du beau temps, en s’imaginant tout trempé et frigorifié après un orage. Puis
il riait car ce n’était pas le cas, et que ça ne le serait jamais, puisque le ciel
avait obéi à son commandement.
Émir se sentait très puissant, même s’il avait un peu chaud avec l’avan-
cée du jour. Il devait aussi se couvrir les bras car sa peau commençait à pe-
ler sous les coups de soleil. Finalement, une nuit, il réalisa qu’en fait, sa si-
tuation était très inconfortable. En plus il arrivait au bout de ses provisions.
Son bateau avançait si lentement qu’il faisait plus penser à un caillou qu’à
une plume. Il avait pensé qu’à ce moment-là il serait déjà arrivé à un pays
où il aurait pu se procurer le nécessaire. Juste au moment où il commençait
à se faire vraiment du souci, Émir entendit un crrrr, puis un pfffff, puis une
série de boums – et la Plume s’arrêta. Il baissa les yeux. Il n’y avait plus
d’eau sous son bateau. Juste une toute petite mare.
Et la brise s’arrêta.
Et là il vit arriver un hippopotame, qui but toute la mare, et repartit en
se dandinant.
Émir avait faim. Il attrapa un roseau, car habituellement ils ont très bon
goût. Mais les roseaux étaient tout desséchés.
Personne n’était là pour l’aider. Pour le voir pleurer non plus, d’ailleurs.
Alors Émir pleura, pleura… Et là il remarqua que les larmes sont de l’eau.
Alors il pleura plus fort, en se demandant combien il faudrait de larmes pour
que son bateau flotte de nouveau. Des millions et des millions. Il aurait le
temps de devenir un vieil homme en attendant, pensa-t-il. Et puis Émir se
mit vraiment à réfléchir. D’où venait l’eau ? Immédiatement il arrêta de
pleurer. L’eau, réalisa-t-il, vient de la pluie !
« De la pluie ! » hurla-t-il. Un alligator était couché tout près, immobile
dans les roseaux. Émir lui cria : « L’eau vient de la pluie ! Je viens juste de
l’apprendre ! »
Mais l’alligator tourna à peine la tête, en disant : « Je suis très malade.
Parle tout bas, tu veux ? Et ne m’embête pas.
- Qu’est-ce qui ne va pas ? » demanda Émir. Parce que les alligators
étaient devenus ses créatures préférées.

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« Ce qui ne va pas ? s’écria l’alligator, si fort qu’Émir sursauta. Un idiot
doit avoir arrêté la pluie. Alors maintenant il n’y a plus d’eau, le marais s’as-
sèche, et toutes les créatures qui y vivent sont malades. » Et l’alligator
ferma les yeux, et ne dit plus rien. Émir commença : « Eh bien, c’est ter-
rible ! Pourquoi faire une chose aussi horrible ? » mais il n’avait pas terminé
sa phrase qu’il réalisa que l’alligator, sans le savoir, était en train de parler
de lui ! Au même moment il sut qu’il avait fait quelque chose de très vilain
en demandant le beau temps. Effrayé, il leva les yeux vers le ciel : « S’il te
plaît, Ciel, dit-il, fais qu’il pleuve maintenant ! Je n’ai pas compris que s’il
ne pleuvait pas, le marais s’assècherait et il n’y aurait plus d’eau pour mon
bateau et tous les alligators tomberaient malades. S’il te plaît fais qu’il
pleuve. »
Seul le silence répondit, à l’exception de quelques bruissements fatigués
d’insectes, et le grognement des alligators.
« Je ne voulais pas me faire mouiller et attraper froid. Je voulais juste
être confortable », dit Émir d’une voix misérable.
Silence.
« Et on n’a pas encore inventé les bateaux à toit, continua-t-il. Alors j’ai
pensé que s’il ne pleuvait pas, je resterais au sec. »
Encore plus de silence. Cette fois, Émir se leva ; il tapa du pied en ser-
rant les poings, et cria : « Je demande qu’il pleuve ! Tu m’entends ? »
Toujours plus de silence. Émir avait la très désagréable sensation qu’il
pouvait demander ce qu’il voudrait, personne ne lui accorderait la plus pe-
tite attention. Il hurla jusqu’à se faire mal à la gorge, et au point que les al-
ligators lui demandèrent de se taire. Finalement tout se tut, y compris Émir.
Le marais tout entier semblait attendre quelque chose. Les insectes argentés
se turent. Les roseaux bruns et dorés cessèrent de balancer leurs têtes sur
leurs souples tiges. La nuit tomba. La Lune se leva.
Et alors Émir murmura : « Je suis désolé. Je ne voulais pas rendre ma-
lades les alligators, ou assécher le marais. Si je pouvais recommencer, j’ac-
cepterais volontiers d’être mouillé et d’avoir froid pendant des jours. »
Et tout d’un coup, un gros nuage noir parut, sorti de nulle part, et cacha
la Lune. Un vilain vent commença à siffler au loin, qui déjà bousculait les ro-
seaux et dérangeait l’atmosphère. La nuit devint plus noire qu’aucune nuit
qu’avait connue Émir. Même les nénuphars murmuraient nerveusement.
Puis les alligators se mirent à sourire. Et partout les créatures du marais
commencèrent à ramper, à voler, à bouger de toutes les façons qui leur
étaient naturelles, à part les poissons qui ne pouvaient pas nager s’il n’y
avait pas d’eau ; et puis quelque chose d’autre se fit entendre. D’abord,
Émir n’arriva pas à l’identifier, et puis plop, plop, il sentit les gouttes d’eau
taper, taper…

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Émir avait l’impression qu’il tombait des millions d’hectolitres de pluie.
L’eau dévalait dans le marais, les roseaux se redressèrent, les poissons se re-
mirent à nager, et les alligators claquaient des mâchoires de joie. Le petit
bateau d’Émir se remplit jusqu’au bord. Émir était tellement mouillé et fri-
gorifié qu’il enfila tous ses vêtements les uns par-dessus les autres. Il plut
toute la nuit, tout le jour suivant, et puis encore la nuit, et le jour d’après.
Finalement la pluie s’arrêta. Émir écopait avec sa noix de coco, écopait,
écopait… Ses biscuits avaient disparu. Ce qui restait du miel tartinait ses ba-
bouches rouges, mais Émir n’en avait cure.
Il retira ses vêtements et les étendit le long des bords de son bateau pour
les faire sécher. Il pensait : « Dans quels problèmes je me suis fourré, juste
parce que les bateaux n’ont pas encore de toit et que je voulais rester au
sec et confortable. Pourtant j’ai l’impression que l’idée d’arrêter la pluie
n’était pas mauvaise en soi. Alors puisque je n’avais pas tort, qu’est-ce que
j’aurais pu faire à la place ?
« J’aurais pu inventer l’avion, se répondit-il à lui-même. Et je n’aurais
même pas eu besoin de prendre un bateau. » Émir hocha la tête. Il aurait
été idiot d’inventer les avions, pensa-t-il, puisqu’il n’y avait pas encore
d’aéroports, ni de projecteurs pour indiquer aux avions où atterrir. Il n’avait
pas du tout envie d’inventer un avion qui s’écraserait faute d’endroit où at-
terrir. Il leva les yeux vers le ciel. Le soleil avait un peu baissé d’intensité.
Et s’il allait encore pleuvoir ? Dans ce cas, il voulait être prêt.
Émir regarda autour de lui. Juste à côté de l’alligator vert, une gre-
nouille le regardait, depuis une petite mare. Soudain, Émir se mit à faire des
bonds dans son bateau. La grenouille était installée sur un nénuphar, bien au
sec, même s’il y avait de l’eau en-dessous. Émir réalisait que s’il tenait un
nénuphar au-dessus de sa tête au lieu d’être assis dessus, il aurait un para-
pluie ! Émir ne pouvait plus s’arrêter de rire, en pensant que son père avait
bien raison. On peut apprendre de tout et de tout le monde. Et cette fois,
une grenouille lui avait appris quelque chose d’important.
« Voilà, c’est ça que veut dire réfléchir », dit le ciel. Émir n’entendit pas
vraiment le ciel prononcer ces paroles, mais le ciel lui avait parlé sans utili-
ser de mots. Dans son esprit, Émir entendit le soleil, les nuages et le ciel lui
dire tous ensemble : « Arrêter la pluie représentait réellement un mauvais
usage du pouvoir, sans compter que cela entraînait un effort beaucoup trop
important que nécessaire pour résoudre un problème simple. Travaille tou-
jours avec la nature. Si tu arrives à faire que la nature travaille pour toi, tu
récolteras toujours plus que tu n’as investi. »
Là-dessus les nuages cachèrent le soleil, et il recommença à pleuvoir.
Mais Émir avait un grand sourire. Il se pencha par-dessus le bord du bateau
et alla cueillir une feuille de nénuphar, avec la tige épaisse qui y était atta-
chée. Il avait maintenant un parapluie, avec le manche. Il tint la feuille au-
dessus de sa tête, avec un net sentiment de fierté. « Mais qu’est-ce que je

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vais faire maintenant ? se demanda-t-il. Je n’ai pas assez de nourriture pour
aller bien loin, sans parler même de trouver l’océan. À ce rythme-là je ne
ferai jamais le tour du monde. »
Il était encore en train de réfléchir quand le ciel lui envoya un vent vio-
lent. Il retourna le petit bateau d’Émir et le renvoya par le chemin d’où il
était venu, si vite qu’Émir n’eut même pas le temps de héler les alligators au
passage. Il était soulagé de rentrer à la maison, mais déçu, aussi. Il se de-
mandait ce qu’allait dire son père, car on pouvait difficilement prétendre
que son voyage ait été un succès.
Mais comme Émir approchait du royaume de son père, il vit le peuple et
tout ce qui y habitait l’attendre au bord du marais. Émir les appela en agi-
tant triomphalement son nénuphar. « Émir a inventé le parapluie ! » s’écriè-
rent-ils comme il accostait.
« Et tu as bien fait, dit son père. Car tu vas faire d’autres voyages, et tu
auras besoin d’un parapluie, entre autres choses. Nous avons un autre pro-
blème sérieux, et j’ai bien peur de devoir t’envoyer vers une étrange aven-
ture. En attendant, je suis très fier de toi pour avoir inventé le parapluie. »
« Vive Émir ! » s’écria le peuple.

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II. – Problèmes au royaume – Voyage d’Émir au Pays des
Dieux

La terre était tellement nouvelle que même la mort n’avait pas encore
été inventée. Les gens pouvaient vivre toujours s’ils le désiraient, et ils ne
vieillissaient pas car ils ignoraient que c’était ce qu’ils étaient supposés
faire. Pour le moment il y avait assez de nourriture pour tout le monde, les
fleurs, les arbres et les plantes de toutes espèces se contentaient de conti-
nuer de pousser, de sorte que le sol était bien rempli. Et bien occupé. Les
animaux et les gens prospéraient également, et tout le monde se portait à
merveille.
Mais le roi Chamil ne pouvait s’empêcher d’être inquiet. C’était un grand
sage, et il savait que cette situation ne pouvait durer. Le jour du retour
d’Émir, le roi convoqua tout le peuple dans les jardins du palais, où toutes
les espèces imaginables de fruits et de légumes poussaient à la fois.
« Notre monde est terriblement surpeuplé, dit le roi. Je crois qu’il est
temps que quelqu’un invente les saisons. »
Les arbres grognèrent. Ainsi qu’à peu près tous les êtres vivants.
« Si nous inventons les saisons, poursuivit le roi, chaque plante, chaque
créature aura sa propre époque pour grandir autant qu’elle le voudra. Telles
que sont les choses actuellement, nous sommes beaucoup trop nombreux.
Bientôt les créatures vont bloquer les plantes, et les tulipes vont bloquer les
roses. »
La foule hocha la tête d’un air pénétré. « C’est une excellente idée », fit
tout le monde presque d’une seule voix. « Bientôt les arbres, les buissons et
les fleurs et les légumes seront tellement serrés que les gens ne pourront
plus bouger. »
À ces mots, les arbres maugréèrent. Même les rosiers montrèrent leurs
épines d’un air de menace. Mais le roi dit : « Je suis heureux que tu sois
d’accord avec moi, cher peuple, parce qu’il va falloir que nous aussi nous
ayons des saisons. Il va venir un temps où nous devrons aller ailleurs ou trou-
ver quelque chose, ou alors il y aura tellement de monde que la terre pourra
s’affaler dans l’espace ou basculer la tête en bas. »
À ces mots, le peuple poussa des cris d’orfraie.
« Où irions-nous ? demandèrent les gens.
- Là d’où nous venons, répondit le roi.

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- Mais personne ne sait où c’est ! cria quelqu’un.
- Aucune importance », dit le roi, montant plus de confiance qu’il n’en
avait réellement. « Nous ne savons pas non plus où est l’océan, mais nous al-
lons le trouver. Et nous trouverons aussi d’où nous venons.
- Eh bien, nous sommes probablement venus d’un autre pays, dit un petit
garçon environ de l’âge d’Émir.
- Cela me paraît juste, répondit Émir.
- Mais comment sommes-nous arrivés ici ? cria un homme. Personne ne
s’en souvient. Sûrement pas à pied !
- Je suis l’enfant de mes parents, dit Émir.
- Aha, mais eux, d’où viennent-ils ? Ils ne savent pas. Ils se sont juste re-
trouvés à vivre ici. »
Un cyprès dit avec sagesse : « Je ne sais pas pour les gens, mais les
arbres ne sont certainement pas venus à pied parce que nous avons des ra-
cines et pas des jambes. Nous sommes sûrement venus d’un pays sous la
terre. »
Pendant une minute il y eut un grand silence, parce que personne n’avait
encore imaginé un pays à l’intérieur de la terre. Les fleurs et les légumes ho-
chèrent la tête. « Ça a du sens, dirent-ils. Nous aussi avons des racines ;
nous n’avons donc pas pu venir à pied non plus. »
Mais les insectes et les oiseaux protestèrent si fort qu’Émir se boucha les
oreilles. « Nous sommes forcément venus du ciel, dirent-ils. Nous n’avons pu
venir qu’en volant, et puis nous avons oublié. »
« Tu vois le problème, Émir, dit le roi. Il faut que je reste ici pour gou-
verner le royaume, et ta maman, la reine, n’en a pas fini avec le recense-
ment. Elle a envoyé dire que de plus en plus de nos parents naissent tous les
jours, et de plus en plus de plantes, d’arbres et de créatures.
Émir fronça les sourcils et tripota sa boucle d’oreille, comme il faisait
quand il était préoccupé. « Que veux-tu que je fasse ? » demanda-t-il.
« Je déteste t’envoyer vers une autre aventure, soupira son père. Mais
toute cette histoire est très importante. Je te demande d’aller découvrir le
Pays des Dieux. D’abord, tu les remercies pour notre royaume et toute cette
abondance. Et ensuite tu leur demandes ce que nous devons faire pour ne
pas manquer de place. Je veux dire qu’une bonne chose reste une bonne
chose, mais là ça devient vraiment trop. Si nous ne faisons rien, les êtres vi-
vants vont finir par s’empiler jusqu’au ciel. »
Émir réfléchissait de toutes ses forces. « Peut-être y a-t-il d’autres pays
où nous pourrions aller ? Si j’arrive à trouver l’océan, je découvrirai peut-
être d’autres territoires que nous ne connaissons pas ?
- Peut-être, répondit le roi. Mais imagine que nous y arrivions et que la
même chose se reproduise là-bas ? Tu ferais mieux d’aller directement au
Pays des Dieux pour régler le problème une bonne fois pour toutes.

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- Bon, d’accord, dit Émir. Mais quelle est l’adresse des dieux, et com-
ment j’arrive là-bas ?
- C’est là où ça cloche. Personne ne le sait, et ce sera un voyage un peu
compliqué. »
Alors Émit dit : « Je pense que tu devrais y aller, Père, et je gouvernerai
le royaume pendant que tu seras parti. »
Cette fois il se fit conspuer par tout le monde, jusqu’à ce qu’il leur ren-
voie leurs huées.
« Sois raisonnable, dit le roi. Tu ne peux pas gouverner le royaume. Tu es
trop petit. Mais tu peux manœuvrer un bateau. Et tu as vraiment inventé le
parapluie, que tu pourras emmener avec toi. » Le roi allait poursuivre, mais
il dut s’arrêter car les gens commençaient à se disputer pour savoir s’il fal-
lait ou non inventer les saisons. Bientôt, tout le monde criait.
Émir dit : « Il va falloir que tu règles tout ça pendant que je serai parti, à
moins que tu ne fasses rien du tout jusqu’à ce que je revienne. » Entre les
vociférations des gens et les sons rageurs et désagréables des fleurs, Émir
était très heureux de repartir, car il détestait les disputes. Il soupira. Il
n’avait pas la plus petite idée d’où il allait ni de comment il allait s’y pren-
dre, mais il savait que la seule chose à faire était de commencer par partir.
Au moment de son départ seuls les animaux souriaient, car dans tout ce tu-
multe personne n’avait parlé d’eux.
Cette fois Émir emporta deux noix de coco remplies de miel et une plus
grande quantité de petits gâteaux, et il ouvrit son parapluie pour se protéger
du soleil brûlant quand il ferait beau et de la pluie les jours d’orage. Et il se
félicita de ne pas demander du beau temps !
La première créature qu’Émir rencontra dans le marais fut un crocodile.
« Sais-tu où sont les dieux ? » lui demanda-t-il.
Le crocodile se prélassait sur la rive. Avec un large sourire il répondit :
« Oh, ils sont par là quelque part.
- Ah bon ? répondit Émir tout excité. Alors tu les as vus ?
- Pas exactement, mais tout le monde sait qu’ils sont par là quelque
part », répondit le crocodile.
Émir fronça les sourcils. « Tu n’en sais pas plus que moi sur les dieux »,
fit-il déçu, et il reprit sa route.
Les jours suivants, Émir rencontra trop d’insectes et d’oiseaux pour pou-
voir les compter, vingt crocodiles, douze alligators, trois hippopotames et
une centaine de poissons qui sortaient la tête de l’eau pour voir son bateau.
Chaque fois qu’il rencontrait une créature qui lui était inconnue, Émir lui de-
mandait son nom et l’inscrivait dans son carnet mental, qui commençait à
être bien rempli. Finalement il le rangea dans un coin de sa tête, et en ou-
vrit un nouveau. Celui-ci était jaune, et il imagina pour écrire une encre
rouge.

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Émir posait à chaque créature et à chaque plante la même question :
« Sais-tu où sont les dieux ? »
Et chaque fois il obtenait la même réponse : « Oh, ils sont par là quelque
part. » Mais apparemment personne ne savait exactement où, et Émir était
de plus en plus déçu. Il se disait que tous faisaient comme s’ils savaient tout
au sujet des dieux, mais quand on les asticotait un peu, en fait ils ne sa-
vaient rien.
Pire, une fois il y eut cinq jours de pluie d’affilée. Émir se recroquevilla
sous son parapluie en frissonnant sous les bourrasques. Il fermait les yeux de-
vant les éclairs et se bouchait les oreilles quand le tonnerre grondait. Puis il
dut vider l’eau qui s’était accumulée par-dessus le miel dans ses noix de
coco. Émir était fatigué du marais, aussi, en dépit de sa beauté. Il était fati-
gué de sans arrêt devoir éviter les cyprès qui se penchaient au-dessus de
l’eau, et de guider la Plume, son petit bateau, au milieu des roseaux. Il était
fatigué de confondre les alligators avec des troncs d’arbres. Et il n’avait tou-
jours pas trouvé l’océan.
Et puis un jour, Émir remarqua qu’il semblait y avoir plus d’eau que d’ha-
bitude sous le bateau, et que l’air avait une odeur différente – très douce. Et
l’air devint brumeux. Les oiseaux qu’il rencontrait avaient des pattes plus
longues, des ailes plus fortes, et soudain, il vit pourquoi. Le marais se rétré-
cissait, et au moment où il craignait qu’il ne se termine nulle part, il s’ou-
vrit, et devant lui, il y avait l’océan. En tout cas il devina que ce devait être
lui ; et les oiseaux, décida-t-il, avaient des pattes plus longues pour marcher
dans une eau plus profonde, et des ailes plus fortes pour voler plus loin.
Émir poussa un cri de surprise. De grands murs d’eau mousseuse s’éle-
vaient et s’abaissaient et – pire que tout… avançaient dans sa direction. Il
n’avait encore jamais vu de vagues, et s’imagina avoir affaire à de rapides
animaux aquatiques, avec des voix terribles qui tonnaient aussi fort qu’un
ciel d’orage. Ils semblaient avoir des milliers de dents blanches, qu’ils fai-
saient grincer toutes en même temps. Émir souhaita désespérément être re-
venu chez lui, et se dit qu’il ne pourrait jamais plus regarder un verre d’eau
sans être rappelé au souvenir de cet océan sauvage.
La première grosse vague approchait. Approchait. Émir retint son souffle.
Et au moment où il commençait à claquer des dents de terreur, l’énorme
vague se contenta de soulever son petit bateau, et puis encore une fois, et
une autre vague arriva, et encore une autre… Émir et la Plume montaient et
descendaient, comme sur un manège, qui bien sûr n’avait pas encore été in-
venté. C’était très amusant.
Émir avait l’impression que les vagues étaient de blancs chevaux sau-
vages, folâtrant comme des fous, avec lui sur leur dos, et le bateau et toutes
ses affaires. Puis rapidement le mouvement se calma, devint de plus en plus
doux, jusqu’à ce qu’il oublie tous ses rêves de chevaux à se sentir comme
bercé par quelqu’un qui essaierait de l’endormir. Il commença à sommeiller,

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mais se força à garder les yeux ouverts pour rester éveillé. Il n’avait toujours
pas trouvé le Pays des Dieux, et il ne voulait pas risquer, s’il s’endormait, de
rater un indice quelconque sur sa localisation. Si les problèmes de son
peuple n’avaient pas été résolus à son retour, il retrouverait les créatures et
les plantes et tout le reste empilés jusqu’au ciel, et tous le regarderaient
dans l’attente de la réponse qu’il ne pourrait pas donner. Alors Émir se pin-
çait pour être sûr de rester éveillé.
C’était le crépuscule. Émir n’apercevait de terre nulle part, et encore
moins un Pays des Dieux. Désormais la mer était très calme. Tout semblait
dans l’attente de quelque chose. Mais de quoi ? Émir se rappela la dernière
fois qu’il avait eu ce sentiment : c’était quand le ciel avait laissé tomber une
étoile pour lui dire qu’il ne pleuvrait pas pendant son premier voyage.
Émir se secoua, mal à l’aise. L’eau était si claire qu’il pouvait voir au
fond les poissons et les coraux. Le ciel et la mer étaient maintenant du
même bleu transparent. Et – Émir retint son souffle – là-bas devant lui, le
ciel et l’océan se rencontrèrent ; ou du moins on aurait dit qu’ils se rencon-
traient. Il cligna plusieurs fois des yeux. Il avait l’impression de pouvoir voir
à travers le ciel, comme il pouvait voir à travers l’eau.
Son petit bateau se rapprochait de plus en plus. Il atteindrait bientôt
l’endroit où l’océan rencontrait le ciel, et que se passerait-il alors, se de-
manda-t-il. Il détestait être mouillé, mais il laissa malgré tout pendre ses
jambes par-dessus bord pour essayer de ralentir le bateau. Mais, alarmé, il
commença à crier parce que venu de nulle part, un vent frais se mit à gon-
fler les voiles du bateau et à le pousser tout droit vers cet étrange endroit
du ciel au travers duquel il pouvait voir. Mais il ne voyait pas assez claire-
ment pour distinguer ce qu’il y avait de l’autre côté. « Oh ! » s’écria Émir. Il
y avait définitivement un trou dans le ciel à l’endroit où il rencontrait
l’océan, et il allait passer directement au travers si le vent n’arrêtait pas de
souffler. Et il n’arrêta pas.
Le ciel scintillait exactement comme l’eau. L’air ondulait, se ridait, fré-
missait. Une vague arriva derrière le bateau d’Émir et le souleva, plus haut,
encore plus haut, par delà l’océan, à travers le trou dans le ciel. De l’autre
côté. Émir était si surpris que pendant une minute, il n’osa plus bouger.
L’océan avait disparu, même s’il pouvait encore l’entendre, quelque part
derrière lui. Au lieu de flotter sur l’eau, son petit bateau était posé sur une
colline couverte d’une douce herbe verte – l’herbe la plus épaisse et la plus
verte qu’Émir ait jamais vue. Si la Plume n’avait pas été encore toute trem-
pée, Émir aurait été tenté de penser qu’il n’avait fait qu’imaginer l’océan et
les vagues. Mais il savait que ce n’était pas le cas ; alors il se retourna pour
voir s’il pouvait repérer le trou dans le ciel par lequel son bateau était passé.
Mais le trou avait disparu, et il n’entendait plus l’océan non plus. Au lieu
de cela, quelque part loin derrière lui, on aurait dit que le ciel s’abaissait
pour rencontrer l’herbe. Dans la direction opposée, on voyait des arbres et

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des montagnes. Curieux, Émir tendit les mains pour toucher l’air, qui était
tout à fait ordinaire, sans aucun trou pour conduire quelque part. Quand il se
retourna de nouveau il sursauta, car il y avait là un panneau qu’il n’avait pas
vu auparavant. On y lisait : « Les Dieux sont occupés » ; et Émir ne put savoir
comment il avait compris, puisqu’il n’avait pas encore appris à lire. Quoi
qu’il en soit il avait compris le panneau, de même que le fait qu’il était ar-
rivé au Pays des Dieux.
Émir était si excité d’avoir finalement atteint son but qu’il avait terrible-
ment hâte de trouver un dieu pour pouvoir parler avec lui. Enfin, pensait-il,
il aurait les réponses à tous les problèmes du royaume de son père, et ren-
trerait chez lui en héros. À quoi pouvaient bien ressembler les dieux ? se de-
mandait-il. Pour une minute il s’assit sur l’herbe douce ; le soleil levant était
si chaud qu’il décida de rester encore une minute de plus. Et la minute sui-
vante, épuisé, Émir s’effondra dans un profond sommeil.

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III. – Émir au Pays des Dieux : Millepalpeurs, Batra-Sage et
CréaCiel

Quand Émir se réveilla, il eut de la peine à croire ce qu’il voyait. Il y


avait des dieux partout ! Il y avait des dieux-gens et des dieux-animaux, et
des dieux-plantes, et insectes, et oiseaux. Et ils travaillaient tous très dur, à
fabriquer des mondes. Émir se tenait là, éberlué, quand il remarqua un ma-
gnifique dieu-insecte vert argenté, aux ailes arachnéennes, qui fabriquait le
plus adorable, le plus minuscule monde-insecte imaginable.
Le dieu-insecte avait tellement de petites pattes, ou capteurs, qu’Émir
avait du mal à en faire le compte. D’abord il ne sut pas trop quoi dire, puis il
lui vint à l’esprit que ce dieu était, en fait, une bestiole. Il se dit que s’il
voulait, il pouvait l’écraser d’un coup de talon. Pas qu’il le ferait ! Mais il
pouvait. Là, juste sous ses yeux, il y avait le nouveau monde-insecte qui ve-
nait d’être fabriqué. Il était si petit qu’Émir se mit à quatre pattes pour
mieux le voir, et même là, il dut baisser la tête le plus possible et cligner
des yeux. Il vit des toiles d’araignée argentées et étincelantes, juste à la
taille de bébés insectes pour y dormir, et de tendres brins d’herbe, parfaits
pour que des insectes puissent y grimper. Mais soudain Émir écarquilla les
yeux et ses réflexions s’arrêtèrent, parce qu’il arrivait la chose la plus
étrange du monde. Les petits brins d’herbe étaient si grands qu’il ne pouvait
plus en apercevoir la pointe. Ils étaient grands comme des arbres.
En même temps, la senteur la plus délicieuse d’herbe, de poussière, de
pluie, lui donna presque le vertige. L’odeur était plus exquise que le parfum
le plus précieux de sa mère, et elle semblait venir de partout à la fois. Mais
en plus, le monde-insecte était visiblement devenu immense, et Émir réalisa
que quelque chose de complètement impossible était arrivé, puisqu’il était
désormais plus petit que le dieu-insecte qui se tenait devant lui, un géant
d’un vert étincelant, et tout sourire.
« Bienvenue dans notre monde, dit le dieu-insecte.
- J’ai rapetissé ou c’est toi qui as grandi ? demanda Émir, surpris et un
peu inquiet.
- Tu as rapetissé. Autrement tu n’aurais pas pu entrer dans mon monde.
Tu oublies que je suis un dieu. La taille n’a rien à voir avec la divinité, tu
sais.
- Ah bon ? » L’idée était si intéressante qu’Émir oublia à quel point il
était devenu petit. « Excuse-moi, mais je pensais que la règle était Plus
c’est grand mieux c’est.

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- Je t’excuse, mais ce serait bien que tu en saches un peu plus, répondit
le dieu-insecte. Mon nom est Millepalpeurs, parce que je suis le dieu de tous
les insectes qui ont des palpeurs. Ils sont comme vos bras et vos jambes,
mais beaucoup plus efficaces. Comment t’appelles-tu ?
- Comment je m’appelle ? Je pensais que les dieux savaient tout », com-
mença Émir. Mais Millepalpeurs l’interrompit, quelque peu irrité : « Je suis
un dieu-insecte et j’ai assez de souci avec tous les noms de tous mes in-
sectes pour ne pas m’occuper en plus des noms des petits garçons. Donc je
vais simplement t’appeler Sans-Nom.
- Oh non ! s’écria Émir. Je m’appelle Émir, et si tu veux bien, j’aimerais
bien retourner à ma vraie taille. Seulement…
- Seulement quoi ? demanda Millepalpeurs.
- Eh bien, j’aurais une question, répondit Émir. Je sais que la terre est
toute neuve, mais je n’avais pas bien réalisé qu’elle n’était pas encore finie.
Et elle ne le sera jamais si tu continues à fabriquer des mondes-insectes.
- Exact, répondit Millepalpeurs.
- Mais les gens, ils sont finis ? Ou les animaux ? » demanda Émir.
Millepalpeurs se mit à tellement glousser de rire que ses innombrables
capteurs tourbillonnaient joliment et prestement dans les airs, au point
qu’Émir ne les voyait presque plus. Ses ailes diaphanes frémissaient, frisson-
naient, et son corps vert et argenté se contorsionnait dans tous les sens.
« Bon, tu me réponds ? fit Émir avec impatience.
- Désolé, vraiment, désolé, dit Millepalpeurs quand son rire se calma. Le
monde est en constante fabrication, et le monde-insecte doit s’intégrer au
monde animal et au monde humain et à tous les autres pour que tout fonc-
tionne bien, partout. Ce sont des choses que tu devrais comprendre. »
Mais Émir n’avait pas l’habitude d’être repris par qui que ce fût, encore
moins par un insecte, fût-il un dieu. Alors il se dit à mi-voix : « Qu’il est
bête. Qu’est-ce que je fais ici, à écouter une bestiole ? Je n’apprendrai ja-
mais rien de cette façon. » Et il eut envie de pleurer.
L’instant d’après, Millepalpeurs était parti. Émir, toujours aussi minus-
cule, se retrouva assis sur un nénuphar, à côté d’une gigantesque grenouille
qui coassait d’une magnifique voix grave en le fixant droit dans les yeux.
Émir ne savait pas comment il comprenait ce que disait la grenouille,
mais il comprenait ; à chaque coassement le nénuphar tressautait et Émir
avait peur de tomber. Il essaya d’affermir sa position et de ne pas paraître
effrayé.
- Tu n’es pas à ta place, dit le dieu-grenouille. Tu es trop petit pour être
une grenouille, ou un crapaud, mais manifestement tu n’es pas un insecte
non plus. Très bizarre.
- Bizarre ! s’écria Émir. Je ne suis pas bizarre du tout. Je suis juste un
peu embrouillé », ajouta-t-il en baissant la voix, parce que le dieu-grenouille
était vraiment beaucoup plus grand que lui. De plus il portait des lunettes de
soleil, qui envoyaient des reflets droit dans les yeux d’Émir. S’abritant der-
rière sa main, Émir dit le plus poliment possible : « Si tu es un dieu – et je
suppose que c’est le cas – pourrais-tu m’aider s’il te plaît ?

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- Quel est le problème ? » Comme il parlait il fit un petit mouvement, qui
ébranla tellement le nénuphar qu’Émir faillit perdre l’équilibre. Ce ne fut
qu’à ce moment-là qu’il aperçut le livre dans la main gauche du dieu-gre-
nouille.
« En fait je suis un petit garçon, dit Émir. Le dieu-insecte m’a rendu tout
petit et je ne sais pas comment faire pour retrouver ma taille. Et s’il te plaît
montre-moi ton livre. Je ne savais pas que les grenouilles savaient lire.
- Tu as bien un problème, répondit la grenouille. La réponse est proba-
blement quelque part dans ce livre. »
Sous le coup de l’espoir et de l’excitation, Émir sauta à côté de la gre-
nouille pour voir le livre. Mais il fit la grimace, parce que de toute façon
dans son monde les livres n’avaient pas encore été inventés et qu’il ne savait
pas lire.
« S’il te plaît, raconte-moi le livre, demanda-t-il.
- Il s’agit du Livre magique de la Grenouille au sujet de l’Univers. Je suis
le dieu de tous les grands-pères et grands-mères grenouilles, et je m’appelle
Batra-Sage. Voilà pourquoi je sais lire. On trouve dans le livre tout ce qui est
connu dans tout l’univers. Alors tu dois bien y être quelque part. Tu es de
quelle espèce, déjà ? »
Émir n’était pas trop sûr du sens du mot espèce, mais il savait qu’il était
un petit garçon, alors c’est ce qu’il répondit.
« Garçon. Oui, ça, je connais, murmura Batra-Sage. Bon, et tu viens de
quel monde ? Quelle époque ? Tu habites à quelle adresse ? Il me faut toutes
ces informations.
- Oh, s’écria Émir, je n’ai aucune de ces réponses ! Et j’avais toujours
pensé que les dieux savaient tout !
- Je sais tout sur les grenouilles, répondit Batra-Sage avec impatience.
Toutes les grenouilles viennent me voir quand elles ont des problèmes. En
réalité elles n’ont même pas besoin de venir, je sais tout de suite si quelque
chose ne va pas. Tu es sûr de ne pas savoir à quelle époque tu vis ? »
Émir hocha tristement la tête. « Je sais juste que mon monde est tout
neuf. Mais je ne sais rien sur le temps. Nous n’avons pas encore de saisons.
- Juste ciel, répondit Batra-Sage, pas étonnant que vous ayez des pro-
blèmes dans votre monde. Les saisons sont nécessaires pour que tout ce qui
vit ait la place de grandir. Il faudrait vraiment que tu trouves ton propre
dieu, ça m’étonne que tu n’aies pas commencé par là. »
La colère d’Émir éclata. Il tapa du pied de toutes ses forces, et les gre-
lots tintèrent et le nénuphar s’inclina dangereusement. Il eut peur de tom-
ber à l’eau, mais se rattrapa. « Je croyais qu’il y avait un seul grand dieu
pour tout et tout le monde », dit-il en regagnant son équilibre.
« Eh bien, il y en a un, répondit Batra-Sage en le regardant par-dessus
ses lunettes. Il y en a un, mais chacun a son propre dieu aussi, pour faciliter
les choses. Ceci dit je ne crois pas que ce soit le dieu-insecte qui t’ait rape-
tissé.
- Si, c’est lui ! s’écria Émir.
- Tu ne devrais pas contredire un dieu comme moi, le gronda Batra-Sage.

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- Je suis sûr qu’il l’a fait, continua Émir. Il m’a rendu petit pour que je
puisse voir son monde. Mais je suis resté petit.
- Tu as certainement pensé quelque chose de petit, ou de plus bas que
toi, dit Batra-Sage, l’air pensif. Quand tu agis ou quand tu penses petit, tu
deviens petit. Les insectes sont tout petits, mais leur nature est immense.
Tu ne l’aurais pas, par hasard, appelé bestiole, ou autre chose du même
genre ?
- Pas tout haut », répondit Émir rouge de honte. Il essaya de se souvenir.
« Une fois j’ai pensé que le dieu-insecte était une bestiole et que je pouvais
lui marcher dessus, même si je ne l’aurais pas fait, bien sûr. Et une fois
j’étais en colère et j’ai pensé que Millepalpeurs était… bête. » Après une
pause il ajouta : « Mais je n’ai jamais rien dit tout haut.
- Qu’importe, dit Batra-Sage. Tu savais que ces pensées étaient au-des-
sous de toi, et tu t’es senti petit. Ici, au Pays des Dieux, la créativité est
telle que tes pensées peuvent avoir des résultats auxquels tu ne t’attends
pas du tout. Mais tu n’as aucun problème, en fait. Pense-toi simplement plus
grand. Vas-y, pense quelque chose de grand !
- Je ne crois pas que je puisse y arriver, répondit tristement Émir. Tout
cela est tellement déroutant que je ne peux presque plus penser. » Fronçant
les sourcils, il ajouta avec inquiétude : « J’ai été envoyé pour remercier les
dieux pour le joli royaume de mon père. Et puis je dois leur demander con-
seil au sujet de problèmes très sérieux.
- Oh, je t’en prie ! fit Batra-Sage en réajustant ses lunettes.
- De quoi ? demanda Émir. Je veux dire, pourquoi dis-tu ‘Je t’en prie’ ?
- Eh bien, j’ai dit ‘Je t’en prie’ parce que tu es venu me remercier pour
les grenouilles du royaume de ton père, même si, si je me souviens bien, les
grenouilles là-bas se plaignent d’être un peu trop serrées. Pourquoi n’as-tu
pas dit tout de suite que tu étais venu remercier les dieux ? As-tu dis merci à
Millepalpeurs pour tous ses insectes ?
- Pas exactement, répondit Émir, embarrassé.
- Eh bien si Millepalpeurs n’était pas là, il n’y aurait pas d’insectes au
royaume de ton père. Et si je n’étais pas là, il n’y aurait pas de grenouilles.
Et bien sûr votre pays serait beaucoup moins joli, et moins vivant.
- Oh. » Répondit Émit. Il dit ‘Oh’ parce qu’il était tout embrouillé et ne
savait pas quoi dire. Puis il se rappela la politesse et dit : « Eh bien, si c’est
le cas, je vous remercie sincèrement. Notre royaume a les plus magnifiques
grenouilles. Je les ai vues sur des nénuphars exactement comme ceux d’ici.
Et même qu’une grenouille m’a aidé à inventer le parapluie.
- Là, tu viens de dire quelque chose de très grand », dit Batra-Sage avec
un large sourire. Et tout d’un coup, Émir retrouva sa taille normale.
Pendant une minute il resta là, à essayer de regagner son équilibre.
D’abord il était dans l’eau jusqu’aux genoux. Ensuite, il marchait sur le né-
nuphar. Batra-Sage fut assez avisé pour sauter sur un autre caillou. Et pour
couronner le tout, les petites babouches rouges d’Émir effrayaient les pois-
sons, qui se sauvaient dans tous les sens aussi vite qu’ils pouvaient.

20
« J’aimerais bien revenir un jour et lire ce livre, quand j’aurai appris ! »
lança Émir à Batra-Sage. Mais Batra-Sage tournait les pages à une telle vi-
tesse qu’il ne leva même pas les yeux, et Émir était si fatigué qu’il n’y ac-
corda aucune importance. Il tangua jusqu’à la rive, escalada la pente vers
l’herbe verte, enleva ses babouches et ses bas et les étala à côté de lui pour
les laisser sécher. Il s’apprêtait à retirer aussi sa veste dorée quand il décida
de s’allonger une minute. Et il s’écroula dans un profond sommeil.
Quand il s’éveilla, il faisait nuit. Du moins il pensa qu’il devait faire nuit,
car le ciel était d’un noir velouté, et les étoiles scintillantes étaient si
grosses qu’elles paraissaient plus neuves que neuves. Émir remit ses bas et
ses babouches, à la lumière dorée de la Lune, si ronde et parfaite qu’il ne
pouvait cesser de l’admirer. Apparemment la nuit était très active. En écou-
tant, Émir réalisa qu’elle faisait en réalité beaucoup de bruit. Il était certain
d’entendre comme un marteau qui aurait fait boum, boum, boum ! Et bien
que la peinture n’ait pas encore été inventée, il sut que c’était ça quand il
en perçut l’odeur : ça sentait la peinture.
Il se leva et regarda autour de lui. Puis de nouveau il étudia le ciel. Les
étoiles étaient si proches, ou semblaient si proches, qu’elles ne scintillaient
pas vraiment. Émir fouillait, scrutait… Une étoile ne scintillait pas en
rythme. Sans même réfléchir, Émir tendit la main vers elle pour la rectifier.
« Ne touche pas cette étoile ! cria une voix. Elle n’est pas encore réglée.
Ôte-toi de là s’il te plaît. »
Émir s’immobilisa, si brusquement qu’il faillit presque tomber en arrière.
Comme il reculait, alarmé, quelque chose d’encore plus étrange se
passa. Le ciel tout entier, avec la Lune et les étoiles, glissait de côté ! Émir
vit que le ciel était comme une espèce de gigantesque tableau, tellement
immense qu’il semblait réel.
« Il est réel, ou il le sera bientôt, reprit la même voix. Je peux lire dans
tes pensées, tu sais. »
D’abord Émir n’arriva pas à voir qui parlait. Puis il remarqua une énorme
chaise rouge, sur laquelle était assis un géant portant un béret, une écharpe
rouge et un pantalon de toutes les couleurs. Ses cheveux étaient d’un noir
bleuté, comme sa barbe. Et son visage était de la couleur du ciel bleu. Dans
ses mains il tenait un pinceau, géant évidemment, et une palette grande au
moins comme une table.
« Je peins un cielorama1 », dit le géant. Il éclata de rire, et avant
qu’Émir ait réalisé ce qui lui arrivait, la main géante descendit vers lui, l’at-
trapa et remonta dans les hauteurs. Émir, complètement étourdi, commença
à trembler.
L’immense ciel de nuit (qui avait l’air d’un vrai ciel de nuit) fut poussé
de côté. Là où il se terminait, après un espace commençait un ciel de jour,
avec un soleil resplendissant qui éblouissait Émir. Il était assis sur la chaise
avec le géant, entre les deux ciels, qui s’étendaient tous les deux à perte de

1
[Ang. : a skyscape.]

21
vue. Il cligna des yeux. Il imaginait un autre géant sur une autre chaise, en
train de peindre le ciel de jour pendant que la brillante peinture bleue cou-
lait en longues lignes sur le sol. Et son vertige s’accentua.
« Tu es un apprenti ? demanda le géant.
- Qu’est-ce que c’est ? répondit Émir étonné.
- Quelqu’un qui désire apprendre.
- Je voudrais apprendre, c’est vrai », dit Émir, toujours assis sur les
énormes genoux du géant. « J’aimerais bien que tu arrêtes de bouger tes
jambes comme ça, j’ai peur de tomber. Et pourrais-tu me dire qui, ou ce
que, tu es ?
- Je m’appelle CréaCiel. Je suis un dieu, et un maître artiste, d’abord. »
CréaCiel sourit, découvrant des dents étincelantes serrées sur le manche
d’un pinceau. Émir le fixa, s’attendant à le voir tomber dès que CréaCiel ou-
vrirait la bouche, mais il n’en fut rien.
À cet instant, Émir entendit le coup de tonnerre le plus retentissant qu’il
eût jamais entendu de sa vie. Le sol trembla si fort qu’il eut peur que la
chaise se renverse. Il baissa les yeux. Une touffe d’herbe bougeait. Puis une
autre. Regardant Émir, CréaCiel se mit à rire. Et Émir remarqua qu’il repous-
sait l’herbe de son pied géant.
« Ce sont des modèles d’herbe, pour que les artistes débutants puissent
les copier, dit CréaCiel.
- Oh ! » répondit Émir, comme s’il avait compris. Mais il n’était pas sûr
du tout d’avoir compris. Des modèles d’herbe ? Mais avant qu’il ait pu imagi-
ner ce que cela pouvait être, il faillit tomber de la chaise de peur lorsque
deux événements terrifiants se produisirent en même temps : l’horrible bruit
du tonnerre se répéta, et Émir s’aperçut que les touffes d’herbe n’étaient
pas vraiment attachées au sol. En fait, il n’y avait pas de sol. À la place, sous
les touffes d’herbe il y avait un plancher qui s’étendait alentour sur plus de
kilomètres qu’Émir en avait jamais parcouru lors de tous ses voyages. Et le
tonnerre était produit par des pas, qui se rapprochaient !
Émir poussa un cri de stupéfaction. Tout ce qu’il voyait faisait partie de
l’atelier des dieux.
« Pause café ! » lança CréaCiel, et avant qu’Émir ait pu demander ce
qu’était du café apparurent dix géants et dix géantes. Émir était très con-
tent d’être sur la chaise de CréaCiel, car les dieux étaient si grands que s’il
avait été sur le sol, il n’aurait même pas pu voir leurs visages.
« Voici mes collègues, les dieux de la terre », dit CréaCiel à Émir, qui ac-
quiesça d’un signe de tête. Il n’avait jamais pensé que des gens, ou des
dieux, puissent être aussi beaux, ou avoir l’air aussi sage, ou aussi… disons…
divin. Les dieux de la terre arrivaient nonchalamment, bavardant, riant de
bon cœur, et Émir était assis là avec CréaCiel, bouche bée, incapable de
proférer une parole.
« Regardez, nous avons de la visite, dit CréaCiel.
- Oh, dit un des dieux.
- Ah », dit un autre, qui se tenait tout près. Émir se recroquevilla, de
peur que le souffle du dieu le fasse tomber de sa chaise.

22
« Comme il est mignon ! » dit une déesse. Ses cheveux étaient d’un blond
argenté, son visage parfaitement rond, et il y avait tellement de petites lu-
mières dans ses yeux noirs qu’Émir ferma à demi les paupières. « J’ai l’im-
pression de te connaître, dit-il, mais je ne sais pas pourquoi.
- J’espère bien que je te fais cette impression, c’est plus que naturel ! »
dit-elle. En riant elle tourna la tête vers la droite, de sorte qu’Émir ne vit
plus que son profil. « Eh ! Tu es la déesse de la lune ! s’écria Émir tout ex-
cité. Ton visage ressemble à la pleine lune, et quand tu tournes la tête tu
ressembles à la demi-lune, et… » Il s’interrompit, car les autres déités de la
terre commencèrent à se présenter. Il y avait un dieu, ou une déesse, du
vent, de la pluie, des éclairs, du tonnerre, des nuages, des étoiles, du soleil,
et, bien sûr, la déesse de la lune, et à peu près tous travaillaient sous la di-
rection de CréaCiel.
« Et puis il y a aussi un dieu du paysage, qui supervise la fabrication de
l’herbe, des arbres, des montagnes, et tout ça » dit CréaCiel. Émir hocha la
tête. Il s’était souvenu d’être bien poli en rencontrant les dieux, mais il
était aussi très énervé, ce qui était tout naturel. Il fut si troublé en les
voyant tous arriver qu’il se recula trop vite et faillit perdre l’équilibre.
« Ne touche pas ce ciel, cria CréaCiel, il n’est pas sec ! » Mais c’était
trop tard. L’énorme voix de CréaCiel le fit tellement sursauter qu’il trébu-
cha, fit un demi-tour précipité, et frotta son bras contre la partie la plus
basse du tableau, là où l’horizon touche la terre.
« Oh, je suis désolé, s’écria Émir, est-ce que j’ai abîmé quelque chose ?
- Non, je vais pouvoir retoucher, fit CréaCiel. Mais j’ai bien peur que tu
doives garder un morceau de ciel sur ton bras pour le restant de tes jours. »
Émir baissa les yeux. Là, sur son bras nu, s’étalait une tache d’un bleu
azuré, d’environ deux centimètres sur cinq. « Mais tu vas pouvoir l’effacer,
non ? demanda-t-il. Ou alors vous n’avez pas encore inventé les solvants ? »
CréaCiel secoua la tête avec regret. « Rien ne peut enlever du ciel, dit-
il. J’utilise de la peinture vivante. C’est du vrai ciel, sur ton bras. C’est vrai
que c’est petit, mais il va très probablement y apparaître une petite lune et
de petites étoiles. C’est comme un tatouage vivant. Tu devras simplement
t’habituer à être un garçon avec une tache de ciel sur le bras. »
Avec de grands yeux Émir fixa son bras, puis CréaCiel. « Tu veux dire que
ces immenses tableaux de ciel vont devenir vivants ?
- Évidemment, répondit CréaCiel. Nous ne nous contentons pas de
peindre des ciels. Ça ce n’est que le commencement. Nous leur donnons vie
aussi. C’est pour cela que nous sommes des dieux autant que des maîtres ar-
tistes. Les étoiles vont vraiment scintiller, et les planètes tourner autour des
soleils. Et bien sûr, au final des gens et d’autres créatures vont prendre vie
sur les planètes.
- Et tout ça aussi sur mon bras ? demanda Émir, sincèrement inquiet.
- Probablement pas, répondit CréaCiel. Les conditions ne seraient pas les
meilleures, surtout pour les créatures. Mais le ciel, lui, sera tout à fait réel.
Mais pourquoi es-tu venu, en fait ? Tu as un problème, je suppose ? »

23
Faisant au-revoir de la main, les autres dieux et déesses repartaient à
leur travail, mais CréaCiel continua : « Tu ferais mieux de me dire ce qui te
préoccupe. Pour l’instant j’ai le temps de t’écouter, mais après je vais être
très occupé.
- Eh bien, j’ai un très gros problème, répondit Émir. On a un royaume gé-
nial, avec des gens, des créatures, des plantes, et… à peu près tout.
- Et ça c’est un problème ? demanda CréaCiel en riant.
- En fait, c’est trop, fit Émir en rougissant. Mon père dit que si la situa-
tion ne change pas, nous n’aurons plus de place du tout. Il y a de plus en
plus de créatures, de gens, de plantes, et tout est tellement surpeuplé que
nous sommes vraiment inquiets. Et nous ne savons pas quoi faire.
- Je pourrais agrandir votre ciel, mais cela n’aiderait que les oiseaux et
le sommet des arbres, dit CréaCiel.
- Ou peut-être faire que les gens aient des ailes ? Ils pourraient voler et il
y aurait plus de place sur le sol.
- Non, répondit CréaCiel. Nous l’avons déjà fait ailleurs et ça n’a pas
marché.
- Oh », soupira Émir, déçu. Il avait pensé que de donner des ailes aux
gens était une excellente idée.
CréaCiel réfléchissait avec ardeur. « Évidemment, finit-il par dire, les
dieux de paysages et les dieux de créatures pourraient cesser de vous faire
des plantes et des créatures. Il n’y aurait plus aucun nouvel oiseau, ou pois-
son, aucune nouvelle personne non plus. Même pas un seul insecte de plus.
- Pas de nouvelles fleurs, ni d’alligators non plus ? demanda Émir.
- Aucun, répondit CréaCiel. J’ai bien peur que seul le Dieu de Toute Vie
puisse régler votre problème.
- Génial, s’écria Émir avec joie. Et quand pourrai-je le voir ? »
CréaCiel sourit une minute, mais ensuite son visage bleu azur se rembru-
nit de tristesse. « Ce n’est pas si simple, dit-il. D’abord, le Dieu de Toute Vie
n’est ni un dieu ni une déesse, ni une personne ou une créature. Alors c’est
très difficile à expliquer. Et de toute façon il est possible que tu ne le ren-
contres jamais.
- Mais ce Dieu n’a-t-il pas un nom ? demanda Émir.
- Il est le Dieu Unique-en-Beaucoup,2 répondit CréaCiel. Tu te souviens
que je t’ai dit tout à l’heure que j’allais être très occupé ? Eh bien nous al-
lons avoir une convention des dieux, et il faut que je me prépare. Unique-
en-Beaucoup a été invité, mais personne ne sait s’il viendra. Et s’il vient, il
faut avouer que les dieux eux-mêmes auront un million de questions à lui po-
ser. Cela m’étonnerait que le Dieu Unique-en-Beaucoup ait du temps à consa-
crer à un petit garçon.
- Mais j’ai promis à mon père de ramener une réponse ! s’écria Émir. S’il
te plaît, est-ce que je peux rester pour la convention des dieux ? Je ne vous
dérangerai pas, et je ne ferai pas de bruit. Juste pour le cas où Unique-en-

2
[Ang. : God One-in-Many.]

24
Beaucoup viendrait ? Et m’écouterait ? » Émir n’avait pas envie de jouer les
pleurnichards, mais il sentait les larmes lui monter aux yeux. Alors il se rap-
pela qu’il était un prince et que ce n’était pas à lui de demander quoi que
ce soit.
Mais ce ne fut la peine. CréaCiel eut tellement de peine de le voir ainsi
qu’il lui permit de rester.
Émir fut ravi. Plus tard, cependant, les dieux furent si occupés que per-
sonne ne fit attention à lui, et il se dit tristement que ses chances de voir le
Dieu Unique-en-Beaucoup étaient vraiment très réduites.
Quoi qu’il en soit, il décida d’observer, d’écouter, et de rester éveillé
même s’il avait sommeil. Les enjeux de cette convention des dieux étaient si
importants qu’il était presque malade d'anticipation. Et bien qu’il ait promis
de ne pas faire de bruit et de ne pas déranger, il savait qu’il ferait n’importe
quoi pour attirer l’attention du grand dieu.
Et à supposer qu’Unique-en-Beaucoup ne vienne pas à la convention ?
Émir essayait de ne pas y penser. Il prit plutôt son carnet mental et y écrivit
les noms des dieux de la terre, en essayant d’oublier ses soucis.

25
IV. – La convention des dieux – Un message pour Émir

Les préparatifs pour la convention battaient leur plein. L’animation était


telle qu’Émir en oublia ses problèmes, alors qu’il faisait tout pour s’en sou-
venir. L’excitation devenait presque intolérable. Émir essayait d’être par-
tout à la fois pour tout voir. Il ne voulait rien rater, mais les dieux travail-
laient si vite, et lui était si lent, en comparaison, que parfois la frustration
lui donnait presque envie de pleurer.
CréaCiel était encore plus divin que d’habitude. La convention se tenait
sur son territoire. Les principales décorations étaient de sa responsabilité ;
ses apprentis dieux étaient si occupés et si rapides qu’Émir pouvait à peine
les suivre des yeux quand ils passaient à toute allure, évanescences divines
tourbillonnant comme des vents argentés.
« Je veux mille nouveaux ciels, leur dit CréaCiel un matin. Chacun diffé-
rent. Certains avec une seule lune, d’autres avec une dizaine. Soyez inven-
tifs. Allez-y ! » Son rire secouait sa barbe noire et son visage bleu ciel devint
d’un azur resplendissant, sous les applaudissements et les cris de joie des
apprentis dieux. Ils faisaient un tel bruit divin qu’Émir pensa ne pas pouvoir
le supporter une minute de plus.
Partout étaient suspendus des ciels à sécher. Le dieu du paysage était
aussi affairé que CréaCiel. Dans tous les coins étaient des modèles de dé-
serts, de montagnes, des milliers d’arbres, de plantes et de fleurs diffé-
rents ; et avec les autres dieux de la terre en train de développer de nou-
velles créatures pour les y installer, la confusion était à son comble.
Quand arriva enfin l’heure de la convention, les planchers se mirent à ré-
sonner des pas géants des dieux, arrivant de partout sur leurs jambes plus
hautes et larges et splendides que les arbres les plus majestueux. Ils péné-
trèrent nonchalamment sur la scène universelle, et leurs rires et leurs bavar-
dages tonitruants firent presque tomber les étoiles des ciels tout neufs de
CréaCiel. Des ciels de nuit et des ciels de jour étaient déployés les uns à
côté des autres. Il y avait des couchers de soleil rougeoyants sous de sombres
nuages menaçants, et des aubes naissantes, et des soleils d’automne dans
une lumière orange. Juste par sécurité, Émir se posta sous un ciel ensoleillé.
Il ne savait pas si les ciels d’orage allaient pleuvoir ou non, et il avait laissé
son parapluie dans son bateau.
À l’arrivée des dieux, Émir s’était exclamé vers CréaCiel : « Qu’est-ce
qu’ils sont grands ! Ils parlent tellement fort que je ne comprends pas ce
qu’ils disent, se plaignit-il. Ils sont si grands que je n’arrive pas à voir leurs

26
visages. Et si quelqu’un me marchait dessus ? Ce n’est pas qu’ils vont le
faire, mais ils pourraient.
- Les dieux ne marchent jamais sur les gens, ni sur quoi que ce soit
d’autre d’ailleurs, sache-le, répondit CréaCiel. Mais viens. » Et avant
qu’Émir eût réalisé ce qui se passait, CréaCiel fabriqua une petite étagère à
l’horizon du ciel le plus proche, et y assit Émir. « Voilà. Maintenant tu peux
tout voir et tout entendre. Mais tu ne dois pas nous interrompre, évidemment.
- Je ne vous interromprai pas, c’est promis, répondit Émir. Et je ne bou-
gerai pas d’un pouce. Mais, et si je tombe ?…
- Tu ne tomberas pas, dit CréaCiel, mais je vais demander à CréaSol de
te faire une petite colline douce et herbeuse juste en-dessous de toi, de
sorte que si tu tombes tu ne sentiras presque rien. »
Et CréaCiel tourna les talons. Émir regarda vers le bas, de plus en plus
bas. Il était assis vraiment très haut dans les airs, à son avis. Mais pire, Créa-
Sol envoya dire qu’il était bien trop occupé pour lui faire une petite colline.
Alors il resta simplement assis là, jambes pendantes, ses babouches et ses
bas rouges caressés par la brise qui sortait du ciel le plus proche, dans le tin-
tement des petits grelots.
Émir n’aurait pu dire combien de temps il avait fallu jusqu’à ce que cha-
cun soit installé. Il y eut des murmures, des chuchotements géants, des toux
gargantuesques. Il y eut le bruissement de milliers de feuilles de papier sor-
ties de mallettes divines, et le froufrou de divines houppelandes mises et re-
mises en ordre. Depuis son siège dans les airs Émir était à peu près au niveau
du visage des dieux, mais ils rayonnaient une telle vitalité, une telle bien-
veillance, une telle extraordinaire bonne santé, qu’il pouvait à peine les re-
garder en face. Il laissa donc son regard aller alternativement d’un côté et
de l’autre, en clignant des yeux.
D’abord il y eut des discours d’introductions, des adresses de différente
nature. Émir essayait de suivre, mais le rythme des voyelles et des syllabes
géantes, la cadence heurtée des voix des dieux, le dépassèrent rapidement,
et il s’endormit. Les applaudissements divins le réveillèrent, tellement fré-
nétiques qu’il eut l’impression qu’il avait perdu l’ouïe pour toujours.
Le claquement de toutes ces mains mit fortement l’air en mouvement,
de sorte que sa boucle d’oreille commença à se balancer, et à lui faire mal ;
il secoua la tête, et la boucle d’oreille se détacha et tomba. Elle fila
jusqu’en bas de l’auditorium divin pour atterrir sur un modèle d’arbre, où
elle resta accrochée à une branche basse, comme un petit insecte, ou une
goutte de rosée. Émir pensa sauter pour la rattraper, mais il était assis trop
haut. Et de plus, autre chose capta immédiatement son attention.
Il aperçut l’animal le plus étrange qu’il ait jamais vu. Un dieu de créa-
tures se tenait à côté de lui, annonçant triomphalement : « Voici un dino-
saure, un grand reptile avec des ailes. » Il y eut quelques sifflets divins. Un
dieu lança : « Cette créature ne volera jamais, ailes ou pas ailes !
- Donnons-lui une chance ! » cria en retour un autre dieu.
Le dieu de créatures s’inclina légèrement. Son apparence troublait beau-
coup Émir, car il semblait la combinaison d’un animal, d’une personne et

27
d’un dieu, tout à la fois. Son corps était couvert d’une épaisse et belle four-
rure gris argent, mais son visage était celui d’une personne qui aurait res-
semblé à un chat. Le dieu créature portait d’amples vêtements violets. Il
leva son bras divin, claqua des doigts, et soudain, le dinosaure s’anima. Il
poussa un rugissement aigu, presque crépitant, déploya des ailes fantas-
tiques, qui à leur tour soulevèrent ce corps gigantesque, et il s’éleva dans
les airs, tournoyant autour des têtes des dieux, sous un tonnerre d’applau-
dissements. Émir sentait le ciel derrière lui trembler sous le souffle de ce vol
titanesque, et il poussa un soupir de soulagement quand le dinosaure reprit
contact avec le sol.
« Je vous avais bien dit qu’il pouvait voler, dit le dieu de créatures. Les
dieux de paysages ont déjà fait les plans de son environnement. Tout ce
qu’il nous reste à faire est de décider dans quel monde le mettre.
- Oh, dans le mien ! » fit Émir en silence. Pour lui le dinosaure était la
créature la plus fascinante qu’il eût jamais vue. Mais il était si grand, pensa-
t-il, qu’il n’y aurait jamais de place pour lui dans le royaume de son père.
Un dieu n’était pas d’accord avec les autres : « Je persiste à penser que
ce modèle bizarre n’est pas fiable. Je parie qu’il ne durera pas longtemps. »
Mais le dieu de créatures répondit dignement : « Toute créature que nous
imaginons a le droit de vivre. Et j’ai imaginé celle-ci. Et comme je l’ai ima-
ginée, il y avait bien quelque chose à imaginer.
- Bravo ! » s’exclamèrent les autres dieux. Le dieu de créatures rangea
ses papiers dans sa serviette, et s’assit avec un sourire aussi satisfait que di-
vin.
Émir était si excité qu’il avait du mal à rester tranquille. Les dieux
étaient plus que des dieux, ils étaient des magiciens ! Il les vit sous ses yeux
produire de nouvelles créatures, et de nouvelles versions d’à peu près tous
les animaux qu’il avait déjà vus. Mais le Spectacle du Monde fut incroyable.
On vida la scène, et on installa en son centre un écran géant, qui s’étendait
si loin dans toutes les directions qu’Émir pouvait à peine en distinguer les ex-
trémités. Puis on éteignit les ciels, et on ne vit plus une seule étoile, un seul
soleil ou une seule lune. Au milieu des ténèbres, soudain une lumière appa-
rut sur l’écran, montrant des images d’une telle splendeur qu’aucun mot ne
pourrait les décrire.
Émir était bouche bée – il avait l’impression qu’un million de mondes,
chacun avec ses propres créatures et paysages, défilaient devant ses yeux
dans des éclairs de lumière. Il n’arrivait évidemment pas à suivre, mais il put
discerner certaines images, et il vit aussi que chaque monde avait son propre
temps. Certains avaient des nuits et des jours, certains n’avaient que l’un ou
l’autre, et d’autres encore restaient dans une espèce d’entre-deux. Certains
mondes paraissaient être toujours à quatre heures de l’après-midi. Émir le
savait, même si les horloges n’avaient pas encore été inventées.
Émir ne sut jamais combien de temps avait duré le spectacle. Il oublia
complètement le royaume de son père avec ses problèmes. Il oublia même
sa boucle d’oreille, sauf une fois où il regarda en bas pour essayer de la voir,
sans succès. Pendant que la représentation se poursuivait les dieux étaient

28
passés aux rafraîchissements, et CréaCiel, très gentiment, vint lui offrir un
verre de nectar, qui avait le même goût que tous les fruits du monde, mais
d’aucun fruit qu’Émir ait déjà goûté.
Émir n’aurait jamais imaginé que des dieux pussent être nerveux, mais
tout d’un coup il y eut un déferlement de toux et de raclements de gorge di-
vins. On mit et remit les houppelandes en ordre. CréaCiel commença brus-
quement à apporter des retouches à ses ciels, rectifiant une étoile par-ci,
accentuant les reflets d’une lune par-là, et tout le monde se tut.
« Que se passe-t-il ? » demanda Émir. Les dieux étaient tellement silen-
cieux que sa voix résonna dans tout l’espace ; ou ce fut tout comme, car un
millier de dieux firent en même temps : « Chchch !… »
« Apparemment il a pu y arriver cette fois, murmura CréaCiel.
- Qui ? demanda Émir le plus bas possible.
- Le Dieu de Toute Vie, le Dieu Unique-en-Beaucoup », répondit CréaCiel.
Tout d’un coup Émir se rappela pourquoi il était venu au Pays des Dieux, et
tous les problèmes qu’il avait oubliés lui revinrent à l’esprit. Il s’assit le plus
droit possible, vérifia sa tenue, et effleura la manche de Créaciel.
« Tu crois vraiment qu’Il viendra ? »
CréaCiel allait répondre quand son visage bleu devint encore plus bleu,
et il arrêta de parler avant même d’avoir commencé.
Les dieux et les déesses n’étaient plus que « Oh !… » et « Ah !… » Puis ils
tombèrent dans un tel silence qu’on aurait aussi bien pu les prendre pour des
statues.
Émir sut immédiatement quand le Dieu de Toute Vie apparut, même si en
fait Il n’apparut pas vraiment, car Il n’était pas comme les autres dieux qui
ressemblaient à des créatures, des plantes ou des gens, juste en beaucoup
mieux. Le super Dieu, comme l’appelait Émir en lui-même, prenait la forme
de tout le reste, et habituellement restait en arrière-plan. Mais là, tout d’un
coup, Il se manifesta vraiment, ce qui fit que chaque dieu d’animaux, de
plantes ou de personnes devint instantanément mille fois plus divin que la
minute précédente.
En fait le Dieu de Toute Vie ressemblait plus à une lumière qu’à quoi que
ce soit d’autre, et toute la scène divine s’éclaira, comme si un projecteur
universel s’était allumé à l’intérieur des choses, baignant de lumière chaque
objet visible. Tout ce que voyait Émir était éclairé, comme si dans tout,
jusque dans les brins d’herbe, il y avait eu des ampoules, même si les am-
poules n’avaient pas encore été inventées, et les projecteurs non plus d’ail-
leurs. À ce moment la scène fut inondée d’une autre sorte de super-lumière.
Qui plus est, la lumière elle-même était comme gentille, et vivante, comme
si le Dieu de Toute Vie avait été partout en même temps, fait de lumière,
mais avec aussi une présence intérieure et invisible.
Alors une voix s’éleva, silencieuse. C’est-à-dire qu’Émir l’entendit dans
sa tête, et tous l’entendirent de la même façon. Tous les arbres frissonnè-
rent en même temps. Chaque brin de l’herbe nouvelle frémit. Le dinosaure

29
ouvrit ses ailes puissantes, et d’une façon ou d’une autre, chaque vie répon-
dit quand le Dieu de Toute Vie parla. Mais le plus étrange de tout furent les
mots qu’il prononça.
« J’ai un message pour Émir, dit le Dieu de Toute Vie. Je suis le Dieu
Unique-en-Beaucoup. » Et le tonnerre retentit à travers un millier de ciels,
les étoiles changèrent de place, et ce fut le spectacle le plus ahurissant au-
quel Émir ait jamais assisté.
« Qui est Émir ? » se demandaient les dieux les uns aux autres.
Émir pendant ce temps essayait de ne pas avoir trop peur, même si les
ciels faisaient énormément de bruit. Il se rendit compte qu’en fait ils ne fai-
saient que danser, même si c’était dans un beau remue-ménage. « J’ai un
message pour Émir », répéta le Dieu de Toute Vie.
« Pour Émir ? » La plupart des dieux n’avaient jamais rencontré Émir,
évidemment, et ils n’en finissaient pas de répéter son nom. « Mais ce n’est
pas un dieu, n’est-ce pas ? » se demandaient-ils.
« Je suis là ! » s’écria Émir, et tous les dieux tournèrent leur regard vers
lui. Il était extrêmement gêné, mais c’était la chance qu’il attendait, il
n’avait plus qu’à dire pourquoi il était là. « C’est moi, Émir », dit-il encore.
Puis tout tomba dans un tel silence qu’Émir eut du mal à se rappeler ce
qu’était un son. Le message du Dieu de Toute Vie, du Dieu Unique-en-Beau-
coup, commença à pénétrer dans sa tête, des mots qui n’en étaient pas vrai-
ment, des sons qui ne faisaient pas de bruit, mais qui avaient des couleurs
qui éclataient dans son esprit comme des feux d’artifice. Ils explosaient dans
des rouges, des jaunes, des violets, et d’autres couleurs qu’Émir n’avait en-
core jamais vues.
Quel était ce message ? Émir réfléchissait. « C’est ma chance ; il faut
que je lui demande au sujet du royaume de mon père et de ses problèmes. Il
me faut une réponse que je puisse comprendre. » Et toutes ces couleurs dans
sa tête, si brillantes, si extraordinaires, qu’avaient-elles à voir avec ses
questions ?
Une image de son père, le roi, lui vint à l’esprit, et il pensa au petit
royaume surpeuplé, avec toutes ces choses qui finiraient par arriver jusqu’au
ciel si rien n’était fait. Émir réfléchissait désespérément. « Il faut que j’ob-
tienne une réponse définitive ». Retenant son souffle, il murmura : « Cher
Dieu Unique-en-Beaucoup, cher Dieu de Toute Vie, il faut que tu me dises ce
qu’on doit faire pour le royaume de mon père. Si je rentre sans avoir eu de
réponse mon père sera en colère et il ne me renverra plus jamais pour une
mission importante. » Et pendant qu’il parlait, des images inquiétantes rem-
plaçaient peu à peu dans son esprit toutes les jolies couleurs. Il vit tous les
gens du royaume de son père, et ils étaient si déçus qu’ils refusaient de lui
adresser la parole. Totalement désespéré cette fois, Émir s’écria intérieure-
ment : « Dieu de Toute Vie, je te demande de faire quelque chose pour
m’aider. »
Il n’avait pas plutôt pensé ces mots qu’il fut consterné. Il savait, sans sa-
voir comment il le savait, que le Dieu de Toute Vie était parti. Lentement, il
ouvrit les yeux. Tous les dieux de la terre le regardaient.

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« C’était quoi le message ? demanda CréaCiel dans un souffle.
- Je ne sais pas, répondit Émir, effondré.
- Tu ne sais pas ? » La question étonnée de CréaCiel fut reprise par tous
les dieux, de sorte que même Batra-Sage put la lire dans son livre.
Émir secoua la tête : « Je voulais tellement lui poser des questions sur
mes problèmes que j’ai oublié d’écouter », dit-il. « Il a oublié d’écouter ? In-
croyable ! » Les dieux murmuraient entre eux, hochant leurs divines têtes de
sidération.
Émir cessa de respirer tellement il essayait de ne pas pleurer. « Je crois
que finalement j’ai demandé au Dieu de Toute Vie de faire quelque chose,
ou de me donner une réponse définitive. » Il fixait la pointe de ses ba-
bouches rouges, car il ne voulait pas que quiconque puisse voir son visage
déconfit.
CréaCiel dit tristement : « Et donc tu as eu ta chance, et tu l’as ratée.
- Mais je suis venu ici avec une question très importante ! s’écria Émir.
C’était comme la chose la plus importante du monde. Et que va dire mon
père ? Il déteste ceux qui abandonnent, mais ce qu’il déteste le plus c’est la
bêtise.
- Le Dieu de Toute Vie a sa façon à lui de répondre aux questions, dit
CréaCiel. Je suis certain que son message aurait résolu tes problèmes, même
s’il ne les avait pas nommés par leur nom. Et tu ne peux pas exiger, Émir.
Personne n’aime qu’on lui ordonne de faire quelque chose, dieu ou pas. De
plus, ce n’est même pas poli. »
Émir avait l’air si malheureux que CréaCiel poursuivit plus doucement :
« Tu ne te souviens de rien du tout ? Tu as peut-être reçu le message sans
t’en rendre compte. »
De nouveau Émir secoua la tête. « Non, je ne me souviens de rien du
tout, sauf de magnifiques couleurs. Et je ne me souviens d’aucune parole
non plus.
- Tu as pourtant appris une importante leçon, dit CréaCiel. Tu as appris
l’importance d’écouter. »
Là Émir fut si furieux et déçu qu’il s’écria : « Je ne voulais pas une leçon,
je voulais une réponse ! » Il tapa du pied, les petits grelots de ses babouches
rouges tintèrent avec colère, et toutes les étoiles de tous les ciels envoyè-
rent un message en Morse qui disait : « Tu te porterais beaucoup mieux si tu
écoutais plus et si tu ne parlais pas tant. » Émir ne comprenait pas le Morse,
qui, lui non plus, n’avait pas encore été inventé, mais il reçut le message.
Il pensait : « Mais qu’est-ce que je vais dire à mon père quand j’arriverai
à la maison ? » Il regarda autour de lui. Les ciels de CréaCiel étaient sombres
et ternes, et l’herbe ne brillait plus. Les dieux eux-mêmes ressemblaient à
des ombres ! Émir regarda de plus près et s’étrangla. Les dieux se transfor-
maient en ombres ! Juste au dernier moment, il entendit la voix de CréaCiel
dire clairement : « Le message du Dieu de Toute Vie est dans toute la na-
ture, partout. Si tu écoutes vraiment, tu l’entendras. Donc tout n’est pas
perdu. Et voici quelque chose que tu pensais avoir perdu. »

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Et soudain, voilà que sa boucle d’oreille scintillait à ses pieds. Son petit
bateau, la Plume, était aussi à côté de lui, fraîchement repeint de la couleur
favorite de Créaciel : bleu. Il n’y avait plus de nouveau qu’un seul ciel, et
ses noix de coco étaient remplies de miel jusqu’au bord. Mais tout cela ne
l’aidait pas vraiment. Émir se demandait comment il allait rentrer chez lui,
car bien que son bateau soit prêt à partir, il ne se souvenait plus de quelle
direction il était arrivé. Il essaya de ne pas penser à ce qu’allait dire son
père, et il se demanda s’il reverrait un jour le Pays des Dieux.
« Au revoir, cher CréaCiel », lança-t-il. Mais il n’y eut pas de réponse.

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V. – Émir en eau trouble – Rencontre avec l’Embrouilleur

Assis dans son bateau, Émir attendait que le vent vienne gonfler ses
voiles, mais aucun vent ne venait. « Je vais être poli et simplement at-
tendre, quoi qu’il advienne. J’ai au moins appris ça », se dit-il. L’eau bleue
de l’océan scintillait, et les vagues, sous l’écume blanche, berçaient douce-
ment le petit bateau. Le soleil brillait, et l’air était si doux qu’il chatouillait
la peau. Mais il n’y avait toujours pas de vent, et Émir avait chaud, de plus
en plus chaud, et devenait nerveux, de plus en plus nerveux.
Mais il ne demanda pas au vent de souffler. Il se dit qu’il en avait assez
de demander des faveurs, ou des réponses, ou de l’aide, ou quoi que ce soit.
Il irait juste où le vent le pousserait, s’il y avait du vent. D’un autre côté il
se sentait plutôt mal à l’aise. Il avait l’impression que s’il ne faisait rien, il
allait rester là pour l’éternité. Et donc, oubliant ses bonnes résolutions, il se
dit qu’il pouvait peut-être formuler une simple demande, et voir ce qui allait
se passer. D’une petite voix, il murmura : « J’aimerais bien un petit peu de
vent pour gonfler les voiles de mon bateau. »
Et juste à ce moment-là, il se rappela les rames, qu’il avait totalement
oubliées à force d’attendre le vent. Il commença donc à ramer. À ramer. La
fatigue arriva. Finalement il fut pris par une grosse, une très grosse colère,
et sans réfléchir il cria : « Je demande du vent ! » Immédiatement le vent se
mit à souffler, et le petit bateau partit comme une flèche. De plus en plus
vite. Pendant une minute Émir fut inquiet, mais il se dit : « Qui ferait du mal
à un petit garçon ? Personne. » Même le Dieu de Toute Vie ne lui avait pas
fait de mal. Donc si on y réfléchissait sérieusement, il pouvait vraiment de-
mander tout ce qu’il voulait, ce qu’il ne ferait pas bien sûr, sauf en cas de
nécessité, comme maintenant où il voulait rentrer à la maison. Mais tout de
même, pensa-t-il, ce vent était vraiment brutal. Mais pire que tout, il chan-
gea brusquement de direction, et poussa le bateau à toute vitesse dans la di-
rection d’où il venait.
Dans l’autre sens ? Cela ne faisait aucun doute. Maintenant qu’il y réflé-
chissait, Émir se disait que CréaCiel avait certainement fait partir le bateau
dans la bonne direction. Et si c’était bien le cas, alors il était bien en train
de revenir en arrière.
« Arrête immédiatement ! s’écria Émir. Je t’ordonne d’arrêter ça tout de
suite. »
Le vent s’arrêta. Le bateau aussi.

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« Ce n’est pas ce que je voulais dire, reprit Émir sur le même ton. Pen-
dant que tu y es tu peux aussi bien me faire tourner en rond ! » Ce que fit
immédiatement le petit bateau.
« Non ! Non ! » hurla Émir. Le bateau s’arrêta, et Émir constata qu’il
avait perdu la direction qu’il avait prise au moment du départ, et qu’il ne
savait plus du tout vers où se diriger. Il se mit à réfléchir, de plus en plus
fort. S’il ne faisait pas la demande correcte, il n’arriverait jamais nulle part.
Il lui apparut qu’il y avait des astuces à connaître avant de demander correc-
tement. Mais le compliqué était que si vous ne demandez rien du tout, vous
n’avez aucun résultat non plus.
La nuit tombait. Émir était tellement plongé dans ses réflexions que le
ciel fut noir avant qu’il s’en aperçût, et pour la première fois il eut réelle-
ment peur de la nuit. Il ne voyait plus rien du tout. Il n’y avait ni lune ni
étoiles, juste le bruit de l’eau, qui avait l’air d’être aussi en colère que lui.
« D’accord, cria Émir, je demande un éclair pour que je puisse voir où je
suis. » Mais les éclairs ne viennent pas tout seuls évidemment, et un énorme
orage éclata soudain au-dessus de l’endroit de l’océan où se trouvait Émir.
Les vagues rugissaient en s’élevant de plus en plus haut, l’océan était
comme un gigantesque animal qui s’efforçait de jeter Émir à bas de son dos.
Le petit bateau s’élevait et retombait. Il s’élançait aussi haut que des
montagnes, pour de nouveau dégringoler dans les profondeurs, et Émir ava-
lait tellement d’eau qu’il toussait et s’étranglait. Les éclairs balafraient le
visage sombre et furieux du ciel, et des poissons terrifiés ouvraient de grands
yeux en se voyant bousculés ainsi par les vagues. À un moment une baleine
émergea juste en face d’Émir, et elle était très en colère. Émir fut certain
de l’entendre crier : « Tout ça c’est de ta faute ! » avant de replonger vers
les abysses.
Qui avait libéré toute cette furie ? Émir n’avait pas le temps d’y réflé-
chir. Ce n’était même pas la peine d’essayer d’utiliser le parapluie avec tout
ce vent, et il ressentit une telle fureur qu’il hurla : « Je te déteste, sale vieil
orage ! » en montrant le poing, ce qui lui fit perdre l’équilibre. Il tomba au
fond du bateau en avalant encore plus d’eau, et l’éclair suivant lui montra
ses noix de coco pleines de miel passant par-dessus bord.
Tout allait de travers ! « J’aimerais bien savoir qui est responsable de
tout ça » cria-t-il. Et soudain, devant le bateau, commença à s’élever une
terrible et mystérieuse créature. Elle était faite d’eau solide, recouverte
d’écume qui la couvrait comme une fourrure blanche et mousseuse et elle
atteignait bien quinze mètres de haut, pensa Émir. Comme il la contemplait,
elle se mit à avancer vers lui à grands pas lourds, fendant les vagues de ses
bras géants, sa barbe blanche et moussue flottant au milieu des hurlements
du vent.
Pointant un doigt d’eau solide étincelante, elle immobilisa sur place le
bateau d’Émir.
En plein désarroi, levant les bras au ciel, Émir s’écria : « Pourquoi moi ? »
Puis, d’une voix tremblante : « Qu’est-ce que tu es ? Qui es-tu ? »

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Haute comme une tour, la créature hurlante ressemblait à une tornade,
à part le fait que son visage changeait sans arrêt de position, de sorte que
parfois ses yeux étaient au même niveau que ceux d’Émir – lui transperçant
le regard – et parfois ils étaient haut dans le ciel, flamboyant comme les fe-
nêtres d’un gratte-ciel en flammes, sauf que les gratte-ciels non plus
n’avaient pas encore été inventés. La voix puissante retentit comme un ton-
nerre : « Je suis l’Embrouilleur, et je suis très en colère, comme tu vas t’en
rendre compte très bientôt.
- Oh, je te crois, répondit Émir précipitamment. Mais je ne savais pas
qu’il existait un Embrouilleur.
- Maintenant il y en a un », répondit l’Embrouilleur. Et tout en parlant il
envoyait des murs d’eau l’un après l’autre, des vagues énormes qui sem-
blaient venir de nulle part juste pour mettre en danger le bateau d’Émir. En
même temps le ciel déversait des trombes d’eau, une pluie noire aux gouttes
glaciales et acérées. Dans sa terreur Émir ouvrit son parapluie, sachant per-
tinemment que le vent allait probablement le lui arracher.
« Ça ne va pas te servir à grand-chose ! hurla l’Embrouilleur. Tu veux
rentrer chez toi, hein ? Tu vas y aller, et plus vite que prévu ! » À ces mots
une nouvelle bourrasque s’empara du bateau d’Émir et le projeta de plus en
plus haut dans les airs. Émir se pencha par-dessus bord. Il vit l’océan, et ses
noix de coco qui montaient et descendaient à la surface de l’eau. Puis il fut
si haut qu’il n’arriva plus à rien voir du tout.
Le vent noir faisait le bruit d’un train dans un tunnel, d’un avion en plein
décollage, de la sirène de la police ou d’une ambulance, tout à la fois. Même
si rien de tout cela n’avait encore été inventé, l’Embrouilleur savait visible-
ment comment produire les sons correspondants. Et puis, de pire en pire,
l’Embrouilleur lui-même prit soudain la forme de la tornade la plus sombre
et se mit à siffler, à rugir, à se contorsionner sur lui-même en faisant des
nœuds, en emportant Émir et son bateau de plus en plus haut dans le ciel,
de sorte qu’ils avaient l’air de tout petits jouets.
Émir n’arrivait presque plus à s’entendre penser, mais il ne pensait plus
très droit de toute façon. Il claquait des dents. D’une main il se couvrit
l’oreille pour empêcher la boucle d’oreille de tomber. Et l’Embrouilleur con-
tinuait à l’entraîner vers le haut dans son petit bateau. Il n’arrivait plus du
tout à imaginer depuis combien de temps tout cela durait, quand il réalisa
soudain que l’Embrouilleur grommelait dans sa barbe, et que tous ces bruits
horribles étaient en fait ses grognements. Et l’Embrouilleur disait : « C’est
toi l’Embrouilleur, pas moi. Tu n’arrêtes pas de taper du pied en exigeant
quelque chose. Tu veux rentrer chez toi, hein ? Eh bien tu ne seras pas déçu
du voyage ! »
Émir oublia presque à quel point il avait peur tellement il fut outré et fu-
rieux. « Qu’est-ce que tu veux dire ? hurla-t-il. Je ne suis pas un embrouil-
leur. Ce n’est pas moi qui ai envoyé tout ce vent et ce noir et ces bruits af-
freux et… »
Mais l’Embrouilleur l’interrompit : « Ça ne te suffit pas d’avoir arrêté la
pluie et rendu tous les alligators malades ? »

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Émir s’étrangla : « Comment tu sais ça ?
- Ou exigé des réponses au lieu d’écouter le message du Dieu de Toute
Vie ? » poursuivit l’Embrouilleur, projetant dans tous les sens la tempête
tourbillonnante.
Émir essaya de rétorquer, mais l’Embrouilleur continuait : « Ça ne te suf-
fisait pas que ton bateau soit fraîchement repeint, rempli de provisions, et
installé dans la bonne direction ? » Au fur et à mesure qu’il parlait l’Em-
brouilleur semblait de plus en plus en colère – une colère telle qu’il leva les
bras de rage, et laissa tomber Émir et son bateau. Cette fois Émir hurla de
toutes ses forces, parce que c’était bien la chose la plus horrible qu’il avait
jamais vécue de sa vie.
« Non, tu n’étais jamais content ! » continuait l’Embrouilleur sans dé-
semparer, et il passa la main sous le bateau d’Émir et le rattrapa pour de
nouveau le faire remonter vers le ciel.
Émir fut si reconnaissant d’avoir été sauvé qu’il s’écria : « Oh merci
merci merci !
- Tu as vraiment dit merci ? » demanda l’Embrouilleur, et les sons qu’il
faisait étaient un peu moins effrayants.
« Tout à fait, répondit Émir.
- Eh bien, tu n’es peut-être pas si mauvais, après tout » dit l’Embrouil-
leur sur un ton encore un peu plus doux, et Émir remarqua que le vent faisait
moins de bruit, et que le ciel était moins noir.
« Tu as l’air d’être moins en colère, fit Émir plein d’espoir.
- C’est parce que toi tu es moins en colère » répondit l’Embrouilleur. Et
alors Émir remarqua que la couleur des nuages au milieu desquels il se trou-
vait virait du noir au gris, du gris à un blanc laiteux. Lui et son bateau flot-
taient maintenant au cœur du plus moelleux des nuages blancs, dont le soleil
levant commençait à dorer les bords.
L’Embrouilleur dit : « Ta colère et tes exigences étaient devenues telle-
ment grandes que tu ne pouvais plus les contenir. Alors elles m’ont formé.
J’étais ton moi grognon et faiseur d’histoires. De plus l’océan et le vent en
ont eu assez que tu les bouscules sans arrêt, alors tu as eu ce que tu demandais.
- Mais je ne comprends pas, dit Émir, j’essaye tellement fort !
- Tu essayes trop fort, dit l’Embrouilleur, ça contribue à tes ennuis. Tu
aurais pu utiliser tes rames plus longtemps. Un vent allait venir gonfler tes
voiles de toute façon, mais il était encore occupé ailleurs. Seulement tu n’as
pas pu attendre. » L’Embrouilleur était maintenant un très gentil et très so-
lide nuage blanc tout doux, avec juste un petit reste de préoccupation ; très
doucement il posa Émir et son bateau à l’embouchure de la rivière qui me-
nait au marais qui menait au royaume de son père.
« Alors rappelle-toi, arrête de bousculer la nature, dit l’Embrouilleur. La
nature travaille toujours pour toi quand tu la laisses tranquille.
- Promis. Je ne le ferai plus jamais », répondit Émir, et là il était vrai-
ment sérieux, mais l’Embrouilleur était devenu un tout petit nuage, et puis
une petite brume légère, et finalement il disparut tout à fait.

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Émir était assis là, essayant de reprendre son souffle. Alors une mignonne
petite brise se leva derrière lui, et poussa son bateau allègrement à travers
le marais vers son but. Mais Émir fronçait les sourcils en se demandant com-
ment il allait faire pour annoncer à son père l’échec de sa mission. Son père
serait-il en colère ? Ou juste terriblement déçu ? Et comment faire désormais
pour résoudre les problèmes du royaume ? Émir hocha la tête, et essaya de
ne plus y penser du tout !

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VI. – Émir invente le premier mensonge, rencontre
Inspiration et sort de son corps pour la première fois

Chacun était sorti accueillir Émir à son retour. Tous l’attendaient au bord
du marais. Émir pouvait les voir lui faire de grands signes en l’appelant. Mais
il vit autre chose aussi. On aurait dit qu’il y avait deux fois plus de monde
qu’avant. Et deux fois plus de plantes et d’oiseaux, et le marais était telle-
ment rempli de poissons, de crocodiles, d’alligators et de roseaux qu’il avait
du mal à se frayer son chemin parce qu’il n’y avait presque plus de place
dans l’eau pour son bateau.
En plus l’air était rempli d’oiseaux – des rouges et des bruns, des bleus et
des jaunes, des petits et des grands, et l’on aurait dit qu’un million de mous-
tiques vibraient en même temps, avec un million de mouches et un million
de papillons et de plein d’autres insectes de toutes espèces. Les gens et les
animaux étaient si serrés sur le rivage du marais qu’Émir eut peur que le sol
ne s’effondre, sauf que bien sûr les plantes ne pouvaient pas venir le saluer,
elles devaient rester à leur place, alors leur poids réparti sur tout le pays fai-
sait équilibre.
Émir était terriblement préoccupé. Comment allait-il pouvoir annoncer à
son père qu’il était allé au Pays des Dieux et qu’il revenait sans réponse ? La
foule commença à applaudir. Les chiens se mirent à aboyer. Les enfants
amorcèrent une danse, et Émir réalisa qu’ils avaient préparé une célébration,
certains qu’ils étaient que les dieux lui avaient révélé la marche à suivre.
Son père portait ses vêtements violets les plus fins, avec un collier de pé-
tales de fleurs blanches et sa couronne d’or. Il tenait une branche de saule
sur laquelle était perché un gros papillon jaune, symbole de sa souveraineté
sur toutes les créatures du pays. Même la mère d’Émir, la reine, était là, de
retour de son périple royal, et elle portait son vêtement favori, bleu avec
des étoiles et des lunes brodées sur la jupe et le corsage. Émir faillit ne pas
la reconnaître, car habituellement elle était en tenue d’équitation. Son rôle
d’agent recenseur royal exigeait qu’elle parcoure le royaume à cheval dans
tous les sens, et on aurait dit qu’elle n’arrêtait jamais de monter à cheval ou
d’en descendre.
Les acclamations augmentaient. Malgré lui, Émir arrêta de se faire du
souci et amorça un sourire. Sa boucle d’oreille étincelait au soleil. Les petits
grelots au bout de ses babouches tintinnabulaient.
« Émir est rentré ! » criait la foule.

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Vingt papillons virevoltaient autour de sa tête, et au-dessus d’eux, vingt
oiseaux de toutes les couleurs volaient en cercle en gazouillant des chants
de bienvenue.
« Tu es une célébrité », dit son père.
« Vraiment, dit sa mère Winara. J’ai parcouru tout le royaume pour
compter tout ce qu’il y avait à compter. Le sol était tellement occupé que
j’avais du mal à avancer. Mais te voilà revenu avec la solution à nos pro-
blèmes. Dis-nous, Émir, que t’ont répondu les dieux ? »
La foule se tut. Même les plantes retenaient leur souffle.
« Euh… Je vous le dirai plus tard » répondit Émir. Il n’avait pas le cou-
rage de leur avouer qu’il revenait sans aucune réponse.
« Non, dis-le nous maintenant ! » cria la foule. Les arbres applaudissaient
avec leurs feuilles, les animaux avec leurs pattes, et tous criaient en même
temps.
« Émir sait ! Émir sait ! » chantaient-ils.
« Émir est allé au Pays des Dieux ! »
« Émir est le bien-aimé des Dieux ! »
« Émir sait ! »
À les écouter, Émir était de plus en plus embarrassé. La vérité était qu’il
ne savait rien du tout. De toute sa vie il n’avait jamais été aussi adulé par
autant de monde. Absolument jamais, se disait-il. S’il leur disait la vérité, il
allait détruire leur bonne humeur et ruiner leur journée. Que devait-il faire ?
Émir tripotait sa boucle d’oreille, comme toujours quand il était soucieux.
Puis, en plein désespoir, il déclara : « Les dieux m’ont dit d’attendre trois
jours avant de donner la réponse. En attendant, il faut danser et faire la
fête. »
De partout retentirent des « oh ! » et des « ah ! ». La mère d’Émir, la
reine, sourit et le crut. Son père, le roi, sourit et le crut. Les gens, les
plantes et les créatures sourirent et le crurent. En fait personne n’avait ja-
mais dit de mensonge auparavant, donc personne ne se douta qu’il venait
d’en dire un.
Émir lui-même ne réalisa pas non plus qu’il venait d’inventer le premier
mensonge, puisque le mot n’existait pas. Mais soudain il se sentit très bi-
zarre, mal à l’aise et désolé, et il essaya de rattraper le mensonge, mais il
était trop tard. Tout le monde criait et riait si fort, et dans une telle joie,
qu’il était impossible à Émir de placer un mot.
Et heureusement, parce ses pensées étaient vraiment très sombres.
Qu’allait-il faire une fois les trois jours écoulés ? se demandait-il. Il pouvait
toujours se sauver avec son bateau, mais il était tellement dégoûté de la na-
vigation qu’il savait qu’il ne le ferait pas.
« Émir sait ! » recommença à crier le peuple, et seul Émir savait qu’il ne
savait rien du tout. Tous dansèrent et firent la fête jusqu’à minuit, puis ils
allèrent se coucher, sauf Émir. Il sortit dans les jardins du palais, tout seul.
D’abord, il n’arrivait pas à dormir. Ensuite il eut l’impression d’entendre
quelqu’un murmurer dans les buissons près du bassin des poissons. « Qui est
là ? » appela-t-il. Mais il n’y eut pas de réponse.

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Le temps était très chaud et brumeux ; le brouillard s’accrochait aux
arbres, des toiles d’araignées couvertes de rosée s’enchevêtraient dans les
herbes et les arbustes, de sorte que, tout bien considéré, le jardin avait un
air argenté un peu magique, ravissant, mais un peu inquiétant aussi. « Qui
est là ? » demanda de nouveau Émir.
Et il entendit une petite voix qui disait : « C’est formidable d’inventer
des choses, mais inventer un mensonge, ce n’est pas bien du tout. Un men-
songe est une contre-vérité. »
Émir fit un bond et s’écria : « Qui a dit ça ? », parce qu’il ne voyait per-
sonne.
Il pensa voir une espèce de chose qui ressemblait à du brouillard, drapée
d’argent, avachie sur un des bancs du palais, mais il n’était pas sûr, et il
craignait de découvrir qui, ou ce que c’était. Retenant sa respiration, Émir
s’approcha du banc. Y avait-il vraiment quelqu’un, là ? Il avança la main, et
toucha l’air à l’endroit où il paraissait être plus épais qu’à la normale ; et
alors qu’il n’arrivait pas à sentir quoi que ce soit, il distingua presque une
silhouette argentée.
« Tu ne peux pas me voir. Pas vraiment. Je suis surtout une voix », dit la
voix. Puis elle rit, mais très tristement, en vérité.
« Je peux dire qu’il y a quelqu’un de recroquevillé sur le banc, rétorqua
Émir. Mais tu as l’air très triste. Qu’est-ce qui ne va pas ? Et comment sais-tu
que j’ai inventé le premier mensonge ?
- Je sais tout ce qui te concerne, dit la voix. Et parfois j’aimerais bien
que ça ne soit pas le cas. Moi aussi tu m’as inventée, sur un coup de tête,
mais tu ne l’as pas su. »
Émir répondit : « Tu veux dire que j’ai inventé quelque chose sans même
le savoir ? C’était quand ? »
On aurait dit que la voix qui ressemblait presque à quelqu’un s’affalait
encore un peu plus sur son banc. Elle dit : « Quand tu as inventé le premier
mensonge, tu m’as inventée aussi. Je suis une voix magique. Je suis la voix
de la partie de toi qui sait mieux. » Et on aurait presque dit qu’elle allait
pleurer.
« Mieux que quoi ? » demanda Émir.
« Mieux que de dire un mensonge pareil, déjà », répondit la voix, et
cette fois il y avait de la colère en plus de la tristesse.
Émir était terriblement énervé, fatigué et de mauvaise humeur après
cette longue journée. Il répondit en tapant du pied : « J’ai inventé cette his-
toire parce que je ne voulais pas que les gens soient déçus.
- Ben voyons », répliqua la voix, et quand elle parla, l’air autour d’elle se
mit à scintiller légèrement, prit des allures de brouillard, de sorte que la sil-
houette qui semblait être là, mais qui n’y était pas, sembla se ratatiner en-
core un peu plus sur le banc, comme pour prendre sa tête invisible dans ses
mains invisibles.
« C’est vrai ! s’écria Émir, plus fort qu’il n’aurait voulu.
- Tu vois, tu viens encore de dire un mensonge, dit la voix.

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- Moi ? » Incrédule, Émir secoua la tête. S’il venait vraiment de dire un
autre mensonge, cela avait été beaucoup plus facile que d’inventer le pre-
mier. « Tu ne me crois pas ? demanda-t-il.
- Non, répondit la voix. Et si tu continues à dire des mensonges, plus per-
sonne ne te croira. »
Émir était si fatigué qu’il commençait à avoir du mal à penser, pourtant
il répondit : « Mais tout le monde croit toujours tout le monde ! De toute fa-
çon je n’ai fait que dire aux gens et aux créatures ce qu’ils avaient envie
d’entendre. Je veux qu’ils m’aiment et maintenant ils m’aiment plus que ja-
mais.
- Attends un peu, dit la voix. Que feras-tu quand les trois jours seront
écoulés et que tu devras leur dire la vérité ? »
Émir réfléchissait très fort, même s’il était de plus en plus fatigué. « In-
venter un autre mensonge ? » fit-il plein d’espoir. Mais il savait que c’était la
mauvaise réponse, alors il continua : « Trois jours, c’est long. Peut-être que
quelque chose arrivera avant ? » Personne ne répondit. Il attendit une mi-
nute, puis il s’aperçut que la silhouette qui semblait avoir été là semblait
maintenant être partie.
Émir piqua un fard. À qui que ce fût que cette voix ait appartenu, il était
probablement impossible de lui cacher quelque chose. Et au moment où il
pensait très exactement cela, il entendit de nouveau la voix, mais très loin-
taine.
« Un mensonge est un mauvais usage du pouvoir, dit-elle. Tu aurais pu in-
venter une vérité, à la place. »
Qu’est-ce que cela pouvait encore bien vouloir dire ? se demanda Émir.
Comment peut-on inventer une vérité ? Mais là il se dit qu’il ne connaissait
même pas l’être derrière cette voix. « As-tu un nom ? » appela-t-il.
D’abord Émir se dit qu’il n’obtiendrait aucune réponse. Seulement il en-
tendit de nouveau la voix, encore plus faible et lointaine. Elle disait : « Pour
l’instant, je suis Conscience. »
« Pour l’instant ? » demanda Émir, les sourcils froncés. Mais il n’y eut pas
de réponse, et Émir s’assit sur le banc, vraiment soucieux désormais car la
voix avait tout à fait raison. Il aurait probablement des ennuis au bout des
trois jours. Que dirait-il aux gens et aux créatures une fois l’heure venue ?…
Malheureusement il n’avait toujours pas pris de décision quand le roi ras-
sembla tous ses sujets pour leur présenter le message qu’Émir avait reçu des
dieux. Même les crocodiles et les alligators étaient venus du marais et
s’étaient installés sur la rive en attendant les nouvelles. Les hippopotames
et les grenouilles, et toutes les créatures qui pouvaient se déplacer, étaient
arrivés pour écouter Émir. Les plantes, qui étaient obligées de rester à leur
place, avaient développé un système de communication qui permettait à
celles qui étaient le mieux placées de murmurer l’information jusqu’aux plus
lointaines, de proche en proche, jusqu’à ce que la dernière violette aux con-
fins du royaume ait reçu le message.
Émir se racla la gorge.
Il se racla la gorge de nouveau.

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Un très intelligent chat angora en train de lisser sa fourrure dit avec un
certain mépris : « Peut-être qu’Émir n’est jamais allé au Pays des Dieux ? »
Le chat ne parla pas, en réalité, il miaula, mais ce qu’il voulait dire était
clair.
« Si, je suis allé au Pays des Dieux ! » s’écria Émir, qui était très énervé.
Personne n’avait jamais douté de sa parole, ni de celle de quiconque d’ailleurs.
« Bon, eh bien dans ce cas je pense que nous devrions en avoir la
preuve », répondit le chat avec un sourire très supérieur de chat.
En plein désarroi, Émir regarda autour de lui. Personne n’avait encore
exigé de qui que ce soit de fournir une preuve de quoi que ce soit. Des gens
et plusieurs plantes dirent que cette idée d’une preuve était excellente.
Émir regarda ses parents, le roi et la reine. La reine dit : « Ça a du sens,
Émir. Dis-nous ce qui est arrivé. Prends ton temps, et si tu peux prouver que
tu y es bien allé, alors ce sera parfait. »
Un instant Émir souhaita que sa mère, en costume d’équitation, serait à
cheval bien loin du palais. Mais il se tenait à côté d’elle, et à côté de son
père, et il raconta toute l’histoire, Millepalpeurs et Batra-Sage, et tout ce
qui s’était passé jusqu’à l’arrivée de l’Unique-en-Beaucoup, le Dieu de Toute
Vie.
Tout le monde fut très impressionné, à part le chat si hautain, qui se pei-
gnait délicatement les flancs en ronronnant et dit : « Et je suppose que tu
n’as pas la moindre preuve de tout ça ? »
Émir lui hurla de rage : « Je n’ai rien à prouver ! Si tu ne me crois pas, ne
me crois pas ! » Il se sentait totalement dans la rectitude, et traité injuste-
ment car après tout, il n’avait dit que la vérité. Il était aussi très perplexe.
Si personne ne savait qu’il avait inventé le premier mensonge – et personne
ne le savait – alors pourquoi doutait-on de sa parole ?
« Il n’y a pas de preuve », murmura le chat.
« Aucune », répondit un porc-épic.
Pour Émir, ne pas être cru fut terrible. Il se sentait sous-estimé et il était
furieux. Il avait un sentiment de culpabilité aussi, car il savait que d’une cer-
taine façon la méfiance des gens avait un lien avec son mensonge, même
s’ils ne savaient pas qu’il y avait eu un mensonge. Un moment il resta planté
là, au bord de la honte. Puis une toute petite voix murmura : « Montre-leur
ton bras ». Le visage d’Émir s’éclaircit immédiatement. Comment avait-il pu
oublier la tache de ciel sur son bras ?
Fièrement il remonta sa manche en lançant bien fort : « Et ça ? Je vous
l’avais dit. Qu’est-ce que vous en pensez ? » Et là, ce que tout le monde put
voir, ce fut une tache de ciel étincelant sur le bras d’Émir, avec plein de pe-
tits nuages duveteux flottant un peu partout, et au centre le plus minuscule
soleil imaginable, tout chaud et flamboyant.
« Bon, siffla le chat de toute sa hauteur, je te présente mes excuses. »
Et tous les gens s’écrièrent : « Vive Émir, le petit garçon avec un ciel sur le
bras ! » Même son père, le roi, se pencha pour mieux voir.

42
Mais le chat continua supérieurement : « Nous te croyons Émir. Et main-
tenant fais-nous savoir ce que les dieux t’ont dit au sujet de notre problème
de surpopulation. »
C’était le moment qu’Émir redoutait entre tous. Désespérément, il es-
péra de l’aide de quelque part.
Le roi dit : « Pour que tout soit bien officiel, je vais reformuler le pro-
blème. De nouvelles personnes, plantes et créatures n’arrêtent pas d’arri-
ver, et nous allons bientôt ne plus avoir de place. Donc, que devons-nous
faire ? »
Émir était très, très silencieux, guettant la voix qu’il avait entendue
quelques instants plus tôt. Mais il n’entendait que les voix ordinaires des
gens autour de lui. Il fit semblant d’ajuster sa boucle d’oreille, mais en réa-
lité il était en train de réfléchir plus fort et plus vite que jamais auparavant,
et qu’il ne le ferait de longtemps. Il avait déjà annoncé avoir la réponse, et
c’était un mensonge. Conscience lui avait dit qu’il pouvait créer une vérité.
Mais comment fait-on cela ? Y avait-il un moyen de transformer son men-
songe en vérité ?
« Eh bien ? » dit le roi.
« Dépêche-toi, Émir, dit la reine. Tu n’as certainement pas oublié
quelque chose d’aussi important. »
Émir rougit et bafouilla. Dix fois. Les gens commençaient à bâiller, ou à
avoir l’air en colère, ou ennuyé. Émir se dit : « Si je peux faire croire que
j’ai la réponse, peut-être que je vais l’avoir vraiment ? Je vais me persuader
moi-même que je n’ai fait qu’oublier le message. Et maintenant je m’en
souviens. »
De nouveau la petite voix se fit entendre : « Pas mal, Émir. » Et avant
qu’il ait eu le temps de se demander qui avait parlé, Émir fut envahi par
l’inspiration. Il sut exactement ce qu’il fallait dire, et en plus, il savait que
ce qu’il allait dire était vrai, même s’il ne savait pas comment il le savait. Il
savait qu’il était sorti de tous les problèmes qu’il s’était créés lui-même. Il
se dressa de toute sa taille, et sa voix était aussi claire que le plus clair des
matins.
Voici ce qu’il dit : « L’esprit des gens, des créatures et des plantes ne
prend pas de place. Mais leur corps, si. Le corps est comme une maison où
habite l’esprit, mais en beaucoup plus joli bien sûr. Dans le royaume il n’y a
de la place que pour un nombre limité de corps, que ce soit des corps de
plantes, de créatures ou de personnes. Après un certain temps il faut que
nous quittions notre corps-maison pour faire de la place à d’autres. »
Émir avait parlé d’un trait, sans même s’arrêter pour reprendre sa respi-
ration. De nouveau il fut saisi d’étonnement d’avoir su ce qu’il fallait dire,
mais il n’eut pas l’occasion de s’étonner longtemps car à peine avait-il ter-
miné que tout le monde se mit à discuter.
« Cela a du sens », dit une chouette. Bien sûr elle ne parlait pas vrai-
ment. Elle hululait, mais tout le monde comprit. « Seulement, où irons-nous
si nous quittons nos corps ? Et si un autre esprit entre dans mon corps pen-

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dant que je suis sortie ? En partant du principe que j’en sorte, évidem-
ment. » La chouette se lissa les plumes, puis continua : « Nous sommes une
espèce pleine de sagesse, vous savez. Il est naturel pour nous de poser des
questions. »
« Et comment quittons-nous notre corps ? » demanda une petite fille,
très inquiète.
« Et quand ? » demanda un crocodile.
« Et à supposer que nous ne soyons pas d’accord ? » pépia un étourneau.
Émir n’avait jamais entendu autant de questions. Il ne savait absolument pas
comment y répondre, mais il dit : « Une question à la fois. » Personne n’y
prêta la moindre attention, tout le monde parlait en même temps.
« J’interdis à quiconque d’entrer dans ma carapace ! » clamait une tor-
tue au bord du marais.
« Non, non, s’écria Émir, ça ne marche pas comme ça. Quand vous quit-
tez votre corps, il tombe simplement et retourne à la terre, ou au marais, et
il sert à en faire un autre. Alors seulement quelqu’un d’autre entre dedans.
Il est redevenu tout neuf. Il faut le peindre et le remodeler.
- La peinture n’a pas encore été inventée, dit la chouette.
- Qu’importe, vous comprenez ce que je veux dire, répondit Émir.
- J’ai bien peur que nous ne comprenions pas vraiment ce que tu dis,
Émir, dit le roi. Pourrais-tu essayer de clarifier cette idée ? »
Émir réfléchit qu’il ne pourrait pas rendre l’idée plus claire, car lui-
même ne comprenait pas entièrement ce qu’il venait de dire. Il ne savait
même pas d’où provenaient les mots, qui lui paraissaient pourtant tout à fait
raisonnables. Soudain la petite voix parla : « Bon, tu viens d’inventer l’idée
de la mort, alors tu ferais bien de leur montrer comment ça marche. »
« Comment ? » Émir cligna des yeux. Une petite fille d’environ son âge se
tenait à côté de lui. Il la voyait très clairement, même si elle n’était pas
aussi solide que les personnes ordinaires. Il la regardait, étonné, car elle
avait la peau mate comme lui, et une boucle d’oreille. Mais elle bougeait
constamment et tellement vite qu’il en eut presque le vertige. Elle apparais-
sait et disparaissait, visible invisible, à une telle vitesse qu’il n’arrivait pas à
la suivre.
« Je suis Inspiration, dit-elle. J’étais Conscience, mais je suis devenue
Inspiration quand tu as décidé d’inventer une vérité au lieu d’un mensonge.
Tu m’as inventée quand tu étais si désespéré que tu ne savais plus quoi dire,
et je t’ai aidé à inventer l’idée de la mort pour que tu puisses résoudre tes
problèmes. Alors continue, et montre-leur comment ça marche. »
« Émir doit être en train de parler avec les dieux », dit un hippopotame,
et à voir Émir ainsi debout discutant avec quelqu’un que personne ne pouvait
voir, tous les gens et les créatures devinrent très, très silencieux.
« Mais je ne sais pas comment fonctionne la mort ! s’écria Émir.
- Bien sûr que tu le sais », répondit Inspiration avec un peu d’humeur. Et
soudain, à sa grande surprise, Émir avait la réponse. Il reprit la parole, si
clairement et avec une telle grâce que cette fois, dans l’émerveillement,

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chacun et tout le monde écouta. Est-ce que c’était bien Émir ? se deman-
daient-ils. Où avait-il appris à si bien parler ?
Émir dit : « Ce qui se passe, c’est que chacun vit dans un corps, quel
qu’il soit, pendant un certain temps, et puis il le quitte de façon à ce qu’il
puisse être remodelé pour quelqu’un d’autre. C’est une explication très
simple, mais elle suffira pour le moment. De cette façon toute nouvelle exis-
tence a une chance de vivre, et beaucoup de place. Nous nous relayons, pour
pouvoir revenir dans un nouveau corps quand il y a de la place disponible. »
Émir parlait très bien, et il se servait de mots dont il ne savait même pas
qu’il les utilisait, mais ce n’était pas encore assez. « Qui va essayer le pre-
mier ? » demanda une petite souris brune de dessous un buisson.
« Et quand nous quittons notre corps, où allons-nous ? » demanda
quelqu’un d’autre.
« Nous allons là d’où nous venons », répondit Émir avec impatience. Il
était fatigué de toutes ces questions, et tout d’un coup Inspiration n’était
plus nulle part.
« Mais où est-ce ? D’où venons-nous ? demanda le roi. Il va falloir que tu
nous en dises beaucoup plus. »
« Je pense qu’Émir devrait passer en premier, dit le chat du haut de sa
supériorité. Après il reviendra, il nous dira où il est allé et ce qu’on peut
trouver là-bas.
- Pourquoi moi ? s’écria Émir.
- D’abord parce que c’est ton idée, dit la mère d’Émir. Nous sommes très
fiers de toi. Mais nous ne pouvons exiger de nos sujets ce que nous ne faisons
pas nous-mêmes. Et ton père et moi n’avons pas encore très bien compris
cette idée. »
Plein d’espoir Émir regarda de nouveau autour de lui à la recherche
d’Inspiration, mais il ne la vit nulle part.
« Alors, tu nous montres comment on fait ? » demanda un alligator. Il
bâilla et continua : « J’ai l’impression que ça fait une éternité que je suis là
à t’écouter.
- Bon d’accord, je passe en premier », dit Émir avec un brin d’irritation,
parce qu’il ne savait pas exactement quoi faire, ni comment le faire. Mais il
n’avait pas fini de parler qu’il vit soudain une lumière blanche très claire,
comme une nouvelle version de la lumière du jour en plein milieu de l’après-
midi. Puis il ressentit comme un très doux tapotement au sommet de son
crâne, et l’impression très bizarre d’un millier de minuscules fermetures-
éclairs qui s’ouvraient, même si elles n’avaient pas encore été inventées,
bien sûr.
Puis il entendit les exclamations stupéfaites des gens, le cancan des ca-
nards et le coa-coa des grenouilles, et les bruits de toutes les créatures. Et
l’instant d’après toutes leurs voix se transformèrent en crépitements,
comme ceux de flammes dévorant des brindilles. Et là, laissant Émir sidéré,
il y eut comme le bruit d’un grand souffle et Émir se retrouva à plus de sept
mètres du sol, regardant en bas les gens et les créatures. Qui tous regar-
daient quelque chose par terre.

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Émir se demanda ce qu’ils pouvaient bien regarder. En même temps il se
demandait ce qu’il faisait dans les airs, pourquoi il ne tombait pas, et com-
ment il pourrait redescendre. Mais avant qu’il ait pu organiser toutes ses
pensées – pffff… - il y eut un nouveau grand souffle, et Émir se retrouva sur
le sol, après un atterrissage en douceur. La confusion était totale. Les créa-
tures et les gens étaient tous groupés autour d’un petit garçon allongé dans
l’herbe.
« Qui est-ce ? Que se passe-t-il ? » demanda Émir, mais personne ne lui
accorda la moindre attention. Après avoir posé plusieurs fois la question sans
obtenir aucune réponse, Émir tapa du pied de colère en demandant :
« Quelqu’un va-t-il enfin me dire ce qui se passe ? »
« Le corps d’Émir est tombé, dit le chat dédaigneux. Il est tombé tout
d’un coup. Il a dû passer le premier, alors.
- Mais où est-il allé ? demanda un papillon.
- Au Pays des Dieux, pour découvrir d’où nous venons, j’imagine », dit
l’alligator qui ne bâillait plus.
« Mais je suis là ! » s’écria Émir, mais personne ne l’entendit.
« Eh bien, nous avons son corps là, devant nous, dit le père d’Émir, mais
je ne comprends pas du tout. Il ne parle pas, et il ne bouge pas non plus.
- Vous faites tous beaucoup d’histoires pour pas grand-chose, dit la reine.
Émir n’est qu’un petit garçon et il a eu une journée très chargée. Il est sim-
plement tombé de sommeil, voilà tout.
- Personne ne tombe de sommeil comme ça, de toute sa hauteur, dit une
girafe.
- Mais je ne dors pas, je suis là ! » hurla Émir. D’abord il fut furieux que
personne ne fasse attention à lui, mais sa colère se changea en inquiétude
quand il s’aperçut qu’apparemment personne ne le voyait. Puis il regarda ce
autour de quoi ils s’étaient tous regroupés, et il fit littéralement un grand
bond de surprise. Ils regardaient son corps ! C’était forcément son corps, se
dit Émir, puisqu’il portait ses vêtements, sa boucle d’oreille, et le visage
était celui qu’il voyait chaque fois qu’il se penchait sur l’eau. Il l’avait donc
fait. Il était passé le premier !
« Je l’ai fait ! » s’écria-t-il joyeusement, mais personne ne l’entendit.
« Eh bien, Émir a donc dû quitter son corps pour aller visiter le Pays des
Morts, dit son père.
- J’espère qu’il reviendra vite, répondit sa mère. Il va nous manquer. Il
aura vraiment beaucoup voyagé ces derniers temps.
- Je ne suis allé nulle part, je suis ici ! cria Émir. Mais je ne prends au-
cune place !
- Mais tout le monde ne va pas mourir en même temps, n’est-ce pas ? de-
manda un saule en faisant bruisser son feuillage.
- Bien sûr que non, répondit une petite fille. Je pense que les animaux
devraient partir en premier, puis les plantes, puis les gens.
- Ah non, dit le saule. Les plantes en dernier. »
« Taisez-vous tous et écoutez-moi ! » hurla Émir. Mais soudain, il se mit à
rire de bonheur. Dans toute cette effervescence, il n’avait pas fait attention

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à lui-même, et il découvrit quelque chose de très important. Même s’il ne
faisait aucun doute que son corps était allongé par terre, son esprit en avait
un autre exactement semblable. Il claqua des mains, croisa les jambes, les
bras, et se pinça les joues – tout était bien réel. Sauf que le corps de son es-
prit pouvait voler. En tout cas il pensait qu’il le pouvait. Autrement, com-
ment aurait-il pu se retrouver si haut au-dessus du sol ?
« Nous avons un autre corps qui ne prend aucune place ! » vociféra Émir.
Mais personne ne l’entendit.

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VII. – Émir part en voyage avec Inspiration et rejoint la Parade
de la Vie

« Je persiste à croire qu’Émir n’est qu’endormi, dit la reine.


- C’est probable, répondit le roi. S’il avait vraiment quitté son corps, je
ne sais pas où il aurait pu aller parce que je ne le vois nulle part.
- Si Émir était sorti de son corps, dit la chouette avisée, il n’y aurait plus
rien à voir, ne croyez-vous pas ? J’ai d’excellents yeux et je ne vois rien du
tout. »
Émir perdait patience au milieu de toutes ces discussions, parce que per-
sonne ne l’entendait quand il disait quelque chose. Tout cela était très mys-
térieux, mais passionnant aussi. Il essaya de voler de nouveau, pas trop haut,
et il se retrouva à flotter juste au-dessus du sol. Puis il monta un peu et
passa devant trois étourneaux installés sur une branche. « Regardez, leur
cria Émir, je peux voler ! » Mais ils ne lui accordèrent aucune attention.
« Tu as inventé le rêve aussi, dit une voix, mais tu ne le sais pas encore. »
Émir se retourna en plein vol, et à côté de lui se tenait la petite fille qui
s’appelait Inspiration.
« Arrête de tourner en rond, dit-elle, tu me donnes le tournis. Viens et
assieds-toi. » Et soudain une petite chaise recouverte de velours rouge appa-
rut plusieurs mètres en-dessous d’Émir, et dans un plouf il se retrouva assis
sur son coussin rouge. Il avait les jambes pendantes dans le ciel. Une fois re-
venu de sa surprise, il ajusta sa boucle d’oreille et dit : « Comment tu as fait
ça ? Et c’est quoi un rêve ? Et pourquoi tu sais tout ça ?
- Parce que je suis Inspiration, idiot », répondit-elle.
Pendant une minute Émir garda le silence. D’abord il n’avait pas l’habi-
tude qu’on lui parle sur ce ton. Ensuite, la longue robe d’Inspiration n’arrê-
tait pas de changer de couleur, de blanc à jaune à rouge à vert à bleu en une
fraction de seconde, et il n’avait jamais rien vu de la sorte.
« Je ne suis pas un idiot, finit-il par dire.
- Bon, disons que parfois tu n’es pas très malin », répondit-elle.
Émir décida d’ignorer la remarque.
« C’est quoi, rêver ? demanda-t-il.
- D’une certaine façon, c’est ce que tu es en train de faire, répondit Ins-
piration. En bas il y a ton corps qui dort sur le sol, mais ton esprit est ici, à
vivre ses propres aventures. C’est ça rêver, en partie du moins. Personne ne
l’a encore fait, parce qu’ils ne savaient pas qu’ils pouvaient le faire.
Plus bas, quelqu’un cria très fort : « Émir, tu es là ? »

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- Ici, sur la chaise rouge ! cria Émir en retour.
- Ils ne peuvent pas t’entendre, dit Inspiration. Idiot. »
Cette fois Émir se mit en colère : « Pourquoi es-tu aussi impolie ? Ça ne
se fait pas de traiter les gens de cette manière !
- Inspiration n’a pas à être polie, dit-elle. De toute façon nous ferions
mieux de partir.
- Où ? demanda Émir.
- Eh bien, au Pays des Morts, où sinon ? Qu’est-ce que tu attends ? »
Mais Émir décida d’être prudent. « Comment y va-t-on ? demanda-t-il. En
bateau ? Je ne suis pas sûr d’avoir envie de refaire un voyage comme celui
que je viens de faire. Je sais qu’on ne peut pas y aller en avion, puisqu’ils
n’ont pas été inventés. Les voitures non plus. » Après une pause, il conti-
nua : « Et nous n’avons même pas encore de bicyclettes. Nous n’allons tout
de même pas y aller à cheval ? Ma mère est très bonne cavalière, mais moi
je n’y suis encore jamais arrivé.
- Oh, Émir, qu’est-ce que tu peux être ballot par moments ! dit Inspira-
tion. Nous irons par les airs au Pays des Morts, et nous n’aurons pas besoin
d’avions. Ni d’ailes non plus. »
Émir oublia que juste avant il avait tellement apprécié de voler. Mais
après tout il avait à peine quitté le sol. « Même les oiseaux ont besoin d’ailes
pour voler », fit-il, têtu. Rien ne lui ferait quitter sa petite chaise de velours
rouge.
« Émir, tu es très haut dans le ciel en ce moment, dit Inspiration, qui
avait décidé qu’il pourrait être mieux d’être patiente. Tu es arrivé ici sans
problème, non ?
- Oui, mais je n’ai pas eu le temps d’y réfléchir, répondit Émir qui se fai-
sait l’impression d’être une mauviette.
- Ah d’accord. S’il n’y a que ça qui t’ennuie… » lança Inspiration. Avant
même d’avoir eu le temps de réfléchir à avoir le temps de réfléchir, lui et
Inspiration se retrouvèrent soudain à voler à travers les airs, invisibles évi-
demment. Émir était toujours assis sur sa petite chaise de velours rouge, à
laquelle il s’agrippait comme un perdu, pendant qu’au-dessous de lui la terre
devenait de plus en plus petite.
Le ciel devint très noir. Émir pouvait entendre le vent lui siffler dans les
oreilles. Attrapant Inspiration par le bras, il cria : « On dirait que l’orage ar-
rive ! Si seulement j’avais mon parapluie…
- Oh, je t’en prie… » dit-elle. Et instantanément, sa feuille de nénuphar
parapluie fut dans la main d’Émir.
« Comment as-tu fait ça ? » demanda Émir, en fixant son parapluie
comme s’il s’attendait à le voir disparaître d’une seconde à l’autre.
« C’est ça rêver, je te l’ai déjà dit, répondit Inspiration. Tu peux faire ce
que tu veux. Si tu n’étais pas en train de rêver, tu ne volerais pas dans ton
corps d’esprit. Tu n’aurais pas ton parapluie non plus. Et si tu l’avais, il se
casserait avec tout ce vent.
- Eh bien je voudrais bien qu’il y ait moins de vent. Ça me fait peur », lui
cria Émir.

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Le vent cessa instantanément.
« Tu vois ? dit Inspiration. Je te l’ai déjà dit. Quand tu rêves, tu peux
faire tout ce que tu veux. Et je vais te dire autre chose. Tu n’as pas besoin
d’aller au Pays des Morts non plus. Je veux dire que c’est juste l’autre côté
du Pays des Vivants. Une pièce a deux faces. Eh bien si une face est le Pays
des Vivants, l’autre face est le Pays des Morts. Il suffit de retourner la pièce.
- Nous n’avons pas encore de pièces, tu sais bien, répondit Émir. Il va fal-
loir que tu trouves un autre exemple.
- Bon, alors disons que tu n’as qu’à retourner tes pensées dans l’autre
sens, ce sera pareil.
- Je ne retournerai rien du tout, pas à des kilomètres dans le ciel avec
juste une chaise à quoi m’accrocher.
- Je te l’ai déjà dit, tu n’as pas besoin de la chaise non plus. » Et hochant
la tête elle ajouta : « Franchement, Émir… »
Émir retenait son souffle. Il n’y avait plus de vent mais autour de lui tout
était très noir et il se sentait filer très vite à travers les airs. Mais il était in-
capable de dire où étaient le haut ni le bas, ni les côtés non plus.
« Rappelle-toi, je t’ai dit que tu étais en train de rêver ! dit Inspiration.
- Je ne suis pas sourd, tu me l’as dit plutôt dix fois qu’une.
- Je suis contente que ce soit clair, c’est tout, répondit-elle avec un
grand sourire. Rêver veut simplement dire que tu es réveillé dans une autre
espèce de monde. Alors si tu me crois vraiment, ouvre les yeux et nous pour-
rons mettre un terme à ce voyage idiot.
- Ouvrir les yeux ? Il les tenait fermés si fort qu’ils étaient comme bou-
tonnés.
- Allez ! » l’encouragea Inspiration.
À l’instant même où il décida qu’Inspiration devait savoir de quoi elle
parlait, la sensation de déplacement disparut. Il ouvrit les yeux. Puis il les
referma, et les ouvrit de nouveau, car ce qu’il voyait était véritablement
très étrange.
Il se trouvait dans la rue d’une ville moderne, mais il ne le savait pas,
bien sûr. Il vit en même temps cinq bicyclettes, vingt voitures, deux bus,
cinq feux de circulation, et d’innombrables personnes marchant partout,
dont beaucoup portaient un parapluie.
Et au-dessus de tout cela, un avion vrombissait à travers le ciel.
« Je n’en crois pas mes yeux ! » s’écria Émir. Il était tellement excité
qu’il ne remarqua même pas qu’il pleuvait. « Ça ne peut pas être le Pays des
Morts ! Nous avons dû nous tromper d’endroit. Pour moi ils ont tous l’air bien
vivant !
- Tout est là ! répondit Inspiration en riant. Ces gens sont vivants dans un
autre temps. C’est tout.
- Quoi ? » Émir ne pouvait détacher ses yeux des bus, qui lui faisaient
l’impression d’être des animaux en métal alors qu’il savait très bien qu’ils
n’en étaient pas et qu’il ignorait ce qu’était le métal.

50
« Si tout le monde était vivant en même temps sur la même planète, il
n’y aurait pas assez de place pour tout le monde, dit Inspiration. Ce ne se-
rait pas possible. Alors c’est chacun son tour. »
Émir regardait, bouche bée, les camions et les voitures filer devant lui.
« Pour ces gens-là, c’est comme si tu étais mort, expliqua Inspiration sur
un petit ton supérieur.
- Je suis aussi vivant que n’importe qui ! répliqua Émir avec colère.
- Exactement, poursuivit Inspiration. Tu es dans ton corps d’esprit, c’est
tout. Tu as quitté une vie temporelle 3 pour en visiter une autre, et après tu
retournes dans ton corps habituel. Si tu devais rester ici il te faudrait un
nouveau corps qui serait né ici. »
Émir fronça les sourcils. Il y avait pas mal de choses qu’il ne comprenait
pas. La circulation faisait un tel vacarme qu’il n’arrivait pas à réfléchir cor-
rectement. De plus Émir était fasciné par les gens, qui portaient les plus
étranges vêtements qu’il ait jamais vus. Pas un seul petit garçon avec une
boucle d’oreille, ni des bas et des babouches rouges avec des grelots au
bout. Hochant la tête, il essaya de se concentrer. « Mais, finit-il pas dire, la
mort n’a pas encore été vraiment inventée, n’est-ce pas ? Personne n’est ja-
mais mort au royaume de mon père. Et rien d’autre non plus, que je sache.
Et personne ne sait comment s’y prendre. »
Inspiration hocha tristement la tête. « Exact, dit-elle. Tu as inventé
l’idée de la mort, mais tu ne l’as pas réellement pratiquée, et tu n’as pas
non plus décidé de le faire. Ceci est une espèce de galop d’essai, pour voir
ce qui se passe et où l’on va. Mais si tu n’inventes pas la mort elle-même,
rien de tout ceci n’arrivera. Ces gens n’existeront tout simplement pas, car
il n’y aura pas assez de place pour eux. Et ces gens-là non plus. »
Émir fut pris de vertige car soudain la scène changea, et à la place des
voitures et des immeubles, il y eut un défilé qui avançait le long d’un large
boulevard qui venait de si loin qu’Émir ne pouvait pas en voir le début et qui
allait si loin qu’il ne pouvait pas non plus voir où il terminait. Il était à côté
d’Inspiration sur le trottoir. Inspiration était debout, et lui assis sur sa petite
chaise de velours rouge. Mais il sauta immédiatement sur ses pieds, et il se
mit à applaudir en criant bien fort. La parade était vraiment à couper le
souffle. Il y avait des princesses, et des reines et des rois, des soldats, des
moines, des fous de cour et des chevaux cabrés, des fanfares, des cymbales
et des enfants lançant des fleurs et un millier de drapeaux, tous différents,
qui flottaient au vent.
« Mais qui sont tous ces gens ? s’écria Émir.
- Ils sont tous dans la Parade de la Vie, répondit Inspiration. Ils passent
d’une vie à une autre. Tu vois ce soldat ? Il va être Napoléon, un célèbre gé-
néral. Et cet homme s’appelle Michel-Ange. Il sera un grand artiste. Cette
femme là-bas, c’est Sappho. Elle sera une célèbre poétesse. Et voici Jeanne

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[Ang. : time-life.]

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d’Arc, qui aidera beaucoup son pays. Et voici une des reines d’Angleterre. Et
cet homme sera Confucius. Et…
- Hé ! C’est moi, Émir ! » criait Émir en faisant de grands signes à chaque
personne que lui désignait Inspiration. La musique des orchestres était si en-
traînante qu’il dansait sur place. Des oiseaux de toutes les espèces et de
toutes les couleurs survolaient la parade, et toutes sortes d’animaux se mê-
laient aux gens. « Oh, j’ai oublié de noter tout ça dans mon carnet mental !
s’écria Émir. J’espère que je m’en souviendrai ! »
Mais Émir était encore en train de parler que tout disparut. Pas seule-
ment la parade avec les orchestres, les gens et les animaux, mais aussi le
boulevard, et le ciel et le sol, tout était parti. Émir avait l’impression que
quelque part les fanfares essayaient de jouer, que les gens essayaient de
continuer à défiler en riant et en criant, mais en vain. Une espèce de voile
invisible empêchait toute musique et toute vie. Il n’y avait plus rien, à part
Émir et Inspiration, flottant au milieu de nulle part. Et c’était le nulle part
le plus triste qu’on puisse imaginer.
« Qu’est-ce qui s’est passé ? s’écria Émir.
- Si on n’invente pas la mort il n’y aura pas de Parade de la Vie, répon-
dit-elle, parce que les premières créatures, les gens et les plantes, insiste-
ront pour rester en vie pour toujours, jusqu’à ce que la terre soit tellement
surpeuplée qu’il n’y ait plus aucune place pour la moindre graine, ou fleur,
ou animal, ou… n’importe quoi. »
Émir éclata soudain en de tels sanglots qu’Inspiration dut crier pour se
faire entendre.
« C’est terrible ! » hoquetait Émir. Il fit une pause pour reprendre son
souffle, puis continua : « Je n’ai toujours pas très bien compris comment in-
venter la mort, même si j’en ai vraiment inventé l’idée. Il doit y avoir des
millions de détails à considérer. » Après une nouvelle pause, il ajouta au mi-
lieu de ses pleurs : « Tu es sûre ? Aucun Miche-Ange ? Même pas de bicy-
clettes ?
- Certaine, répondit Inspiration, tout aussi consternée.
- Pas de villes ? d’artistes ?
- Justement non.
- Et alors, comment j’invente la mort maintenant ? fit-il en s’étranglant.
- Tu rejoins la Parade de la Vie », répondit Inspiration. Et au moment où
elle prononçait ces mots, toute la parade refit son apparition, ainsi que le
boulevard. Il y avait des ânes qui braillaient, des chats qui miaulaient, des
chiens qui aboyaient, et des gens de toutes les apparences imaginables. Émir
retint son souffle. « J’y vais quand ? demanda-t-il.
- Quand tu veux, répondit Inspiration. Et quand tu sautes, tu sautes pour
tout le monde ! »
Émir observait la parade. Il dit : « Je compte jusqu’à trois, et après je
saute. » Il compta jusqu’à trois.
« Bon, tu te décides ? »

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Émir lui lança un regard noir. De nouveau il compta jusqu’à trois. Puis il
écarta sa petite chaise, fit un pas, puis un autre, puis un autre… Et il se re-
trouva soudain en tête de la parade, Inspiration marchant à côté de lui, et il
brandissait une pancarte sur laquelle on lisait : Début de la Parade.
Émir n’avait pas plus tôt sauté au milieu de la parade qu’il s’était re-
trouvé à sa tête. Il se sentait si bien, si plein d’énergie et d’ambition, qu’il
avait l’impression de pouvoir relever n’importe quel défi. Il se sentait
comme tout neuf. Jamais encore il n’avait vu de matinée plus claire, avec un
soleil si resplendissant. Il faisait un peu frais, et il avait une envie folle de
marcher. Ses jambes ne voulaient rien faire d’autre qu’exactement ce
qu’elles faisaient. Son parapluie-nénuphar avait juste la bonne taille pour lui
servir d’ombrelle.
Derrière lui, Émir pouvait entendre les cris d’entrain des autres partici-
pants. De temps en temps des groupes se mettaient à chanter, chacun dans
sa langue, et Inspiration traduisait pour Émir qui chantonnait à l’unisson. La
chaussée était jonchée de fleurs, et le long du boulevard s’élevaient toutes
sortes de lilas, de crocus et de violettes, et tous les arbres étaient couverts
de bourgeons. Au début, Émir ne chercha pas à en savoir plus.
Mais un peu plus tard il remarqua que des fleurs complètement diffé-
rentes bordaient la route, des roses, des asters, des marguerites, les arbres
croulaient sous les fleurs, tellement chargés qu’Émir pensa n’avoir jamais
rien vu d’aussi joli. L’air devint plus chaud, plus doux, les participants à la
parades marchaient plus lentement, en chantant des chansons plus alanguies
et rêveuses.
Et peu à peu, tout ceci changea également. Les feuilles des arbres se mi-
rent à tomber, et elles étaient toutes rouges, orange, jaunes. Un nouvel élan
était dans l’air, qui animait les gens ; Émir lui-même marchait d’un pas plus
alerte.
L’herbe vira au brun, le ciel avait l’air encore plus immense qu’avant, et
des vents rapides chassaient de gigantesques nuages blancs à travers cette
immensité.
« Quel genre de magie cela peut-il être ? » demanda Émir. Les petits gre-
lots de ses babouches rouges faisaient de la musique, et sa boucle d’oreille
se balançait gentiment au vent.
« Tu n’as pas encore compris ? demanda Inspiration, qui avait retrouvé
ses manières un peu brusques. Je pensais que tu saisirais plus vite. » Sa robe
était devenue dorée et orange, et ses cheveux avaient pris une jolie teinte
châtain.
De nouveau Émir se sentit un peu bête, mais il était terriblement curieux
alors il insista : « Dis-moi juste ce qui s’est passé. »
Mais soudain il s’immobilisa sur place, car tout était devenu blanc. Des
gouttes de cristal s’accrochaient aux arbres. Toutes les feuilles étaient par-
ties, de même que les fleurs. À leur place, de la neige tombait partout. Le
parapluie d’Émir le protégeait, mais quelques flocons tombèrent sur ses ba-
bouches, et la neige crissait sous ses pieds. Il se retourna – les chants étaient

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devenus très forts – et à sa grande stupéfaction, il vit le tout premier traî-
neau de sa vie ! Derrière lui les gens se passaient des boissons chaudes en
chantant des chansons spéciales pour les traîneaux. On avait étalé de res-
plendissantes couvertures sur les dos des chevaux, et chaque animal folâtrait
et caracolait chacun à sa manière propre.
Avant même qu’Émir ait pu demander un chandail à Inspiration, de nou-
veau il sentit de la chaleur dans l’air. La neige disparut, et de petites fleurs
montrèrent le bout de leur nez le long de la route.
« Regarde ! dit Inspiration d’un air de grande satisfaction. Tu vois ce qui
est arrivé ? Quand tu as sauté au milieu de la parade, tu as automatiquement
inventé les saisons. Maintenant chaque plante aura sa propre époque pour
fleurir. Tout aura sa saison particulière.
- C’est moi qui ai inventé tout ça ? demanda Émir, incrédule.
- En quelque sorte, répondit Inspiration. Tout s’est passé automatique-
ment, ou par magie, à partir du moment où tu as décidé de ne plus t’obsti-
ner à vivre pour toujours au même endroit et à la même époque.
- Oh ! répondit Émir. Mais il n’était pas très sûr d’avoir compris.
- Et maintenant surtout regarde bien ce qui va arriver, dit Inspiration, et
tu verras ce que je veux dire.
- Quoi qu’il arrive j’espère que ça ne durera pas trop longtemps, mon
père va se demander où je suis et il va se faire du souci.
- Eh bien ton corps habituel est là où tu l’as laissé dormir. Et donc tes pa-
rents savent au moins où il est. Mais tu dors depuis beaucoup plus longtemps
que d’habitude, de sorte que tout le monde a bien pu voir que ton esprit était
parti pour un bon bout de temps. Tu pourras expliquer tout ça à ton retour. »
Émir sourit à la pensée du bonheur de ses parents quand ils découvri-
raient que la plupart de leurs problèmes étaient résolus. Ou allaient l’être.
Et à la pensée de ses parents, Émir oublia quelques instants la parade. Il
s’aperçut alors que de nouveau quelque chose avait changé – il y avait beau-
coup moins de bruit qu’auparavant.
Il se retourna, et ouvrit de grands yeux. Aussi loin qu’il pouvait voir, les
gens quittaient la parade en groupes nombreux. À la place des fleurs et des
arbres, le boulevard était bordé de rues qui partaient sous des angles variés
vers différents pays, villes et civilisations. Au moment où Émir se retourna,
tout le monde lui fit de grands signes en criant : « Au revoir Émir, et merci ! »
« Où vont-ils tous ? demanda Émir, surpris.
- Ils partent vers leurs époques, répondit Inspiration. Chaque rue mène à
un siècle différent. Regarde, voilà Napoléon. »
« Au revoir Émir ! » cria Napoléon, et il partit, sur son superbe cheval, en
direction d’un panneau sur lequel on pouvait lire : Sortie vers la France,
XVIIIe siècle.
« Et voici Sappho, dit Inspiration, montrant une jolie femme dans une va-
poreuse robe bleue.
« Au revoir Émir ! » lança Sappho, se dirigeant d’une démarche féline
vers un panneau indiquant : Sortie vers le Lesbos de l’Antiquité.

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À ce moment-là tellement de personnes partaient en même temps
qu’Émir n’arrivait pas à suivre, et il fut incapable de dire au revoir à chacun,
même s’il essaya. Avant longtemps tout le monde était parti, de sorte qu’à
la place d’une seule grande parade il y en eut des centaines de petites, cha-
cune avec sa bannière ou son drapeau indiquant, très bien écrit, le lieu et
l’époque.
« Si tous ceux qui doivent vivre à New-York y arrivaient en même temps,
la ville ne pourrait pas les contenir, dit Inspiration. Ou si tous ceux qui doi-
vent vivre à Paris y vivaient en même temps, ça n’irait pas non plus. Donc
les gens choisissent leurs époques.
- Qu’est-ce que c’est New-York et Paris ? demanda Émir.
- Ce sont les noms de grandes villes, répondit Inspiration. Mais elles
n’existeraient pas s’il n’y avait pas de saisons, ou si les gens ne mouraient
pas. Alors les gens attendent que leur siècle arrive. Ils prennent un numéro
et attendent qu’on les appelle.
- C’est vraiment silencieux depuis que tout le monde est parti.
- Et ça le sera encore plus si tu n’arrives pas à convaincre les créatures
du royaume de ton père d’accepter les saisons, répondit Inspiration. Si tu n’y
arrives pas, tous ces gens n’auront jamais une occasion de naître.
- Je croyais que tu avais dit que j’avais déjà inventé les saisons, s’écria
Émir. Je pensais que tout était réglé ! »
Inspiration eut l’élégance de rougir. « En fait, c’est vrai, dit-elle. Tu as
inventé l’idée des saisons. Avec mon aide, bien sûr. Mais il te reste le côté
pratique de convaincre les créatures du royaume de ton père. Il se pourrait
bien qu’elles n’aient pas trop envie de renoncer à ce qu’elles ont, sauf si tu
fais l’excellent travail de bien expliquer les récompenses.
- Oh, emmène-moi à la maison ! s’écria Émir, avec comme un petit air
suffisant. Je vais expliquer les saisons, je vais raconter les villes à tout le
monde, et Napoléon et Sappho, et les bicyclettes et la Parade de la Vie, et… »
Avant même de finir sa phrase, il poussa une exclamation de surprise. Il
se retrouvait soudain debout à côté de son corps habituel, qui était appa-
remment profondément endormi.
Le père d’Émir, le roi, était là. « Je n’y comprends rien, disait-il, Émir
doit être tombé dans un sommeil magique. »
« J’ai inventé le rêve, et j’ai appris à voler dans mon corps d’esprit, et
j’ai inventé les saisons ! hurla Émir.
- Tu dois retourner à l’intérieur de ton corps de tous les jours, dit Inspi-
ration en riant, autrement personne n’entendra un seul mot de ce que tu
dis. »
Émir tournoya autour de son corps. On aurait dit que celui-ci l’attirait.
Puis il sentit un grand souffle, et avant de comprendre ce qui arrivait, il se
retrouva dans son corps, par terre, levant les yeux vers son père.
« Émir, mais qu’est-ce que tu as fait ? s’écria celui-ci.
- C’est une longue histoire, répondit Émir. Voici ce qui s’est passé. » Et
toutes les créatures, les plantes et les gens écoutèrent le récit d’Émir.

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VIII. – Le monde grandit et s’améliore, Émir triomphe et
Inspiration prend congé

Les alligators ressortirent du marais et s’installèrent sur la rive pour


écouter Émir. Tous les poissons s’approchèrent aussi près que possible du ri-
vage et sortirent la tête de l’eau. Les arbres ouvrirent leurs oreilles en forme
de feuilles. Les insectes cessèrent de bourdonner pour ne pas déranger, et
plus aucun chien n’aboya. Tout à fait content de lui, Émir se sentait très im-
portant. Il expliqua à fond les saisons, et la mort, et la Parade de la Vie.
Lorsqu’il termina son exposé, sous un tonnerre d’applaudissements, Émir
était certain qu’il avait si bien présenté les choses qu’il n’y aurait plus ja-
mais aucun problème à l’avenir. Les arbres claquaient leurs feuilles les unes
contre les autres. Les animaux hennissaient, aboyaient, miaulaient ou rugis-
saient. Les plantes et les feuilles bruissaient. Les gens criaient : « Vive Émir ! »
Puis, peu à peu, ce fut le silence.
« Hum hum…, fit le roi, tu as magnifiquement rempli ta mission, Émir,
mais j’entrevois quelques difficultés.
- J’entrevois un millier de difficultés, hulula une chouette qui semblait
très mécontente. Les oiseaux n’occupent qu’un tout petit espace au sol com-
parativement aux animaux. Les oiseaux volent, après tout, et il en faudrait
des millions pour remplir le ciel. Donc les oiseaux devraient vivre pour tou-
jours. » Et tous les oiseaux applaudirent avec leurs ailes.
Un chat, qui était assis à côté d’Émir, prit la parole avec colère : « Ridi-
cule ! Les animaux peuvent aller vers les régions moins occupées. Donc
seules les choses qui ne peuvent pas bouger, comme les arbres et les fleurs,
devraient mourir et avoir des saisons. »
Là les arbres entrechoquèrent leurs branches dans un rugissement formi-
dable. Les animaux commencèrent à se quereller entre eux.
D’une voix forte le père d’Émir exigea le silence. « Je suis le roi, dit-il,
et j’ai la seule solution possible. Chaque créature et chaque chose aura sa
propre saison, et ensuite mourra comme Émir l’a indiqué. Sauf les gens bien
sûr. Les gens vivront toujours, pour gouverner le reste des créatures et s’as-
surer que tout se passe en douceur.
- Comme le roi est sage ! » acclamèrent les gens.
La mère d’Émir, la reine, sourit et dit : « Comme tu es sage, Chamil ! »
Le roi regarda Émir : « Que dis-tu de ma solution, mon fils ? Ne penses-tu
pas qu’elle est sage ? »
Émir baissa la tête.

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« Eh bien, Émir ? » dit son père.
« Eh bien, Émir ? » dit sa mère.
Toutes les créatures, les plantes et les insectes poussaient des huées si
fortes qu’Émir fut incapable d’en rajouter. Il dit donc d’une toute petite
voix : « Non, père.
- Comment, non ? demanda le roi. Parle, Émir !
- Tu ferais mieux de parler, Émir, bruissaient les arbres.
- Il faut que les gens aussi aient leurs saisons », fit un Émir misérable, car
tout en sachant qu’il avait raison, il détestait devoir contredire son père.
« Les gens doivent mourir aussi, pour revenir vivre ailleurs dans un autre
temps. Et il faut que tout le monde soit d’accord, autrement le plan ne mar-
chera pas.
- Tu n’es qu’un petit garçon, dit le roi. Que sais-tu de tout ça ?
- Ce n’est pas juste ! s’écria Émir. Après tout ce que j’ai fait !
- J’ai bien peur qu’Émir se soit laissé griser par le succès », dit sa mère.
Émir essaya de ne pas bouder, car il savait que si ses parents avaient sou-
vent raison, il leur arrivait aussi parfois d’avoir tort. Alors il insista : « Il faut
que les gens meurent aussi, sinon il n’y aurait pas de Jeanne d’Arc, ni de Na-
poléon ou de Michel-Ange, ni de millions d’autres personnes non plus.
- C’est tout ou rien, lança un hippopotame.
- Ce qui est bon pour l’un est bon pour l’autre », dit un jars.
Un palmier ébouriffa ses palmes : « Je voudrais faire une proposition. Si
nous devons avoir des saisons, eh bien j’aimerais que ce soit toujours l’été.
Ce temps n’a jamais réellement eu ma préférence. Comprenez-moi bien, il
est tout à fait correct, mais il ne fait jamais vraiment assez chaud pour moi.
- Je ne veux absolument pas de l’été, s’écria un ours blanc. Il fait sans
arrêt trop chaud pour moi. » Il se dressa en grognant sur ses pattes de der-
rière et retomba si lourdement que de petites crevasses s’ouvrirent dans le
sol. « Je vote pour l’hiver, avec beaucoup de neige. »
Émir fronça les sourcils. Les animaux allaient bientôt en venir aux pattes
s’il ne trouvait pas vite une solution. « Ça ne va pas du tout ! » cria-t-il.
« Regarde ce que tu as fait, Émir », dit son père.
Émir cherchait frénétiquement Inspiration du regard, mais il ne la vit
nulle part.
Un alligator cria : « Je veux absolument une saison des pluies. Il y a peu
je ne sais quel idiot a arrêté la pluie, et on a frôlé la catastrophe.
- Tout ceci m’est égal du moment que nous avons un peu de pluie, fit
une rose en balançant gracieusement ses pétales. Mais si nous devons tous
mourir pour renaître, je pense que nous méritons une petite récompense.
J’aimerais mourir au moins une fois par an et renaître à un autre endroit du
jardin, et puis à encore un autre, et puis…
- Oui, et puis ?… demandèrent les autres fleurs.
- Et puis mourir et puis renaître dans un tout autre jardin, ailleurs dans le
royaume. De cette façon les fleurs verraient plus de pays.
- Je refuse absolument de mourir tous les ans, dit la mère d’Émir. Cela
serait trop déroutant.

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- Je veux vivre cent ans à chaque fois, dit une petite fille.
- Pas moi. Je veux vivre dix ans à chaque fois », lança quelqu’un d’autre.
Alors le père d’Émir lança plus fort que tout le monde : « Je suis le roi,
j’aime ma vie, et ça suffit comme ça. »
En entendant ces paroles, Émir fut si déçu qu’il s’éclipsa en catimini. S’il
ne faisait pas quelque chose, se disait-il, il n’y aurait ni Parade de la Vie, ni
rien du tout. Jamais il ne s’était senti aussi triste et découragé.
Il leva les yeux vers le ciel. Le soleil brillait. De petits nuages blancs vo-
guaient dans le ciel bleu comme des bateaux. Est-ce que cela n’intéressait
pas le ciel, qu’il se sente si mal ? Émir faillit dire : « Je demande de l’aide »,
mais il se reprit juste à temps. S’il n’avait appris qu’une seule chose, c’était
bien que demander ne faisait que vous attirer des ennuis.
« S’il te plaît, Inspiration, aide-moi. Où es-tu ? J’ai besoin de toi et je ne
te vois nulle part.
- Mais Émir, je suis là ! Tu n’as pas besoin de me voir, dit une voix qui
était définitivement celle d’Inspiration.
- Eh bien je te parlerais mieux si je te voyais, je suis au moins sûr de ça,
lui lança Émir.
- Bon, d’accord », répondit-elle, et soudain elle était là, cette fois dans
une robe jaune et lumineuse comme le soleil, ou le maïs bien mûr. Même ses
cheveux étaient jaunes. « Je suis si brillante parce que tu as toutes les ré-
ponses, même si tu ne le sais pas encore, dit-elle.
- Moi ? » s’exclama Émir, et ses traits aussi s’illuminèrent. Mais il se rem-
brunit bien vite. « Tu as entendu toutes ces disputes ? C’est terrible. Les
créatures, les gens, les plantes, chacun veut quelque chose de différent. Et
le pire c’est qu’ils n’arrivent même pas à se mettre d’accord entre eux. Il y
a des gens qui veulent vivre cent ans, d’autres dix ans et revenir vivre ail-
leurs…
- Et où est le problème ? demanda Inspiration.
- Où est le problème ? Émir en criait presque. Des créatures veulent tout
le temps l’été. D’autres l’hiver. D’autres veulent un assortiment de saisons.
Et en plus de tout ça, mon père veut rester roi et ne pas mourir du tout ! »
Émir était au bord des larmes. Il entendait la querelle d’un lion et d’un bour-
don, et le bourdon bourdonnait presque aussi fort que le lion rugissait.
« Émir, dit Inspiration, plutôt gentiment pour une fois, j’ai pitié de toi et
je vais te dire la vérité, même si je pense que tu aurais pu la trouver tout
seul. Dans la nature il y a de la place pour des millions de goûts et de préfé-
rences. Tout ira bien, si seulement tu arrêtes de te faire du souci et si tu
m’écoutes. »
Émir contemplait ses petites babouches rouges. Après tout, se disait-il,
Inspiration s’était toujours montrée digne de confiance, même si parfois elle
pouvait se montrer impatiente.
« D’accord, je t’écoute, dit-il.
- D’abord ton père va se fatiguer d’être tout le temps roi. Maintenant
qu’il sait que la mort est possible, il va choisir de mourir pour pouvoir reve-
nir et recommencer autrement.

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- J’ai du mal à me l’imaginer, répondit Émir.
- Mais c’est vrai. Puisque maintenant la mort est une option, il sait qu’il
peut mourir et sa curiosité fera le reste. Et la Nature fera en sorte que
chaque plante et chaque créature jouisse des meilleures conditions dont elle
a besoin pour vivre.
- Tu veux dire qu’il fera froid pour l’ours polaire et chaud pour le pal-
mier ? Ça me paraît impossible. »
Avec un grand sourire Inspiration répondit : « J’ai une surprise pour toi.
Laisse ton corps là où il est et viens avec moi. Tu vas voir que je sais de quoi
je parle. Une fois que tu as accepté la mort et que tu donnes sa chance à la
vie, tout le reste coule de source.
- Quel genre de surprise ? demanda Émir, soupçonneux. Je ne sais pas si
j’aime les surprises ou pas.
- Allez, viens. Sors de ton corps et suis-moi, minauda-t-elle. Autrement
tu ne pourras pas voir la surprise. »
Émir trouva qu’elle avait l’air bien mystérieux, alors il retint sa respira-
tion une minute, puis ferma les yeux, et il sortit de son corps comme il
l’avait déjà fait.
« Dépêche-toi ! » le pressa Inspiration.
Mais Émir temporisa : « Juste une minute. » Il se baissa vers son corps
habituel : « Ne t’inquiète pas, je reviens bientôt. »
L’instant d’après, Inspiration prit Émir par la main, et tous les deux se
retrouvèrent haut dans le ciel. Tout en bas était le pays d’Émir, bien petit,
en fait. Émir pouvait voir les crinières dorées de plusieurs lions qui se dispu-
taient avec deux zèbres, ainsi que tous les gens qui continuaient leurs que-
relles. Puis tout d’un coup, le pays se mit à grandir, de plus en plus… Émir
était bouche bée.
« J’exige que l’hiver dure tout le temps » criait un ours polaire, sa forte
voix remplissant presque tout l’espace. À leur habitude, les ours polaires
s’étaient rassemblés dans l’endroit le plus froid du royaume. Et avant même
que l’ours ait fini de parler, cette partie du royaume devint de plus en plus
grande, et en même temps s’éloigna de plus en plus loin. Et devint de plus
en plus froide. Émir pouvait voir la neige tomber sur les ours, qui dansaient
en chantant : « Merci ! Merci ! »
« C’est le Pays du Nord », dit Inspiration. Pendant qu’elle parlait le Pays
du Nord grandissait toujours, et toutes les créatures et les plantes qui vou-
laient du froid s’y étaient rassemblées.
Et pas tout à fait en un clin d’œil mais presque, le royaume continua de
s’étendre, et une partie devint le Pays du Sud, où Émir aperçut les palmiers,
suivis par toutes les autres créatures ou gens ou plantes qui aimaient avoir
chaud. Tout ceci arriva si vite qu’Émir n’arriva pas à tout suivre exactement.
Mais quand ce fut terminé, chacun et tout le monde avait son propre climat
et ses propres saisons. Et beaucoup de place, en plus.
« Quand est-ce qu’on commence à mourir ? demanda Émir quand il eut
retrouvé son souffle.

59
- N’importe quand, répondit Inspiration. Les corps des plantes et des
créatures durent moins longtemps, car ce n’est pas nécessaire. Et bien sûr,
ils vont vieillir.
- Qu’est-ce que ça veut dire ? Encore une nouvelle invention ?
- Eh bien, la vieillesse est comme un signal qui te dit qu’il est temps de
commencer une nouvelle vie. Quand tu es vieux tu es devenu sage, ce qui
est une espèce de récompense. Tu te souviens de tout ce qui s’est passé, et
tu en tires des leçons.
- Mais…
- Arrête de m’interrompre quand je parle si bien, dit Inspiration avec
quelque impatience. Cela signifie que tu n’es pas encore sage. Certaines
personnes acquièrent la sagesse dans leur jeunesse, bien sûr, mais à un mo-
ment ou à un autre chacun atteint la sagesse. »
Émir écoutait à peine ce que disait Inspiration car il essayait de suivre
tout ce qui était en train de se passer dans le royaume de son père. Un petit
nuage s’interposa, et il lui cria de s’écarter pour ne pas lui boucher la vue.
Et là, Émir sidéré se frotta les yeux. Le pays avait tellement grandi, dans
toutes les directions, qu’il n’arrivait plus à en voir les limites. « Mère n’arri-
vera jamais à aller partout à cheval, maintenant, dit-il.
- Regarde, Est et Ouest sont bien plus séparés qu’avant », dit Inspiration.
Mais Émir regardait quelque chose qui le fascinait. Tous les marais, les lacs,
les mares, avaient grandi aussi, de sorte qu’il y avait désormais des rivières
et d’immenses océans. « Regarde ces marais gigantesques ! cria-t-il, les alli-
gators vont vraiment être contents.
- Vas-tu enfin oublier les alligators ? répondit Inspiration.
- Mais je les vois sourire même depuis ici ! »
Émir était si excité et heureux qu’il attrapa l’autre main d’Inspiration et
lança une ronde, là, dans le ciel.
Inspiration éclata de rire, mais elle dit : « Il est temps de rentrer mainte-
nant. Tes parents vont te chercher. »
L’instant d’après Émir vit ses parents, loin en bas ; lui et Inspiration se
rapprochèrent en volant – invisibles, bien sûr – et enfin Émir se retrouva de-
bout devant son corps normal, allongé bien confortablement.
« C’est parti ! » cria-il. Dans un bel enthousiasme il joignit ses mains de-
vant lui et plongea dans son corps, qui s’assit immédiatement.
« Tu ne vas pas croire ce qui est arrivé, dit son père. Tu as dormi tout le
temps.
- Je ne dormais pas vraiment, et je peux tout expliquer » répondit Émir.
Juste à ce moment arriva sa mère la reine, qui semblait très inquiète.
« Oh, au moins la moitié des créatures viennent de disparaître ! » s’ex-
clama-t-elle.
- C’est juste que le royaume est devenu tellement grand que tu ne peux
plus voir où sont les créatures, expliqua Émir tout excité.
- Mais je vais regretter les ours polaires, continua sa mère.
- Tu peux aller leur rendre visite, ma chère », répondit le roi.

60
En attendant les créatures et les gens qui restaient arrivaient en courant
vers Émir. « Nous avons vraiment de la place maintenant, disaient-ils en
riant. C’est tellement mieux qu’avant !
- Je suppose que tout va s’organiser, dit la reine. Mais tous ces gens qui
n’arrêtent pas de vivre et de mourir, ça va beaucoup modifier mon recense-
ment. Ce serait beaucoup plus facile si tout le monde mourait, disons, le
mercredi. Et naissait le samedi. Je suis certaine que les gens, les créatures
et les plantes changeront constamment d’avis. »
Ni le roi ni la reine ne purent voir Inspiration quand elle apparut tout
d’un coup à côté d’Émir. Elle lui murmura quelques mots à l’oreille, qu’il ré-
péta à ses parents : « Tout va bien, dit-il. Les gens et les choses peuvent
changer d’avis autant qu’ils le veulent, sauf que, à un moment, il faut qu’ils
meurent. De toute façon leur corps commencera à s’user, et ils voudront le
quitter.
- Comme c’est sage », dit la reine.
Émir sourit, en remerciant mentalement Inspiration de son aide.
Puis sa mère déclara : « Tu as eu une longue journée, Émir. Il est temps
pour toi de rentrer au palais pour passer une bonne nuit. »
Émir avait l’impression très étrange qu’il allait encore se passer quelque
chose, alors il répondit : « S’il te plaît, je voudrais rester encore un peu. »
Son père sourit : « D’accord. Je pense qu’on peut assouplir un peu les
règles vu l’excellent travail que tu as fait pour résoudre nos problèmes »,
dit-il. Alors le roi et la reine retournèrent au palais, et Émir resta tout seul
dans le jardin. Encore une fois, il eut l'impression que le monde entier atten-
dait quelque chose. Mais quoi ?
« Inspiration, que se passe-t-il ? murmura-t-il.
- Chut ! Attends, regarde. »
Alors Émir, retenant son souffle, attendit. Même les fleurs, d’habitude si
bavardes, s’étaient endormies après cette journée si excitante, mais elles ne
dormaient que d’un œil, comme si elles attendaient ce qui allait bien pou-
voir arriver. Désormais chaque feuille de chaque tige avait toute la place né-
cessaire, et toutes les plantes et les fleurs avaient bien meilleure mine
qu’avant, et semblaient plus heureuses. Les oiseaux étaient blottis dans
leurs nids, là où auparavant tant d’oiseaux devaient se reposer ensemble que
les branches étaient lourdes et fatiguées. Devant tout cela, Émir sommeillait
un peu ; l’air était si doux, si délicieux.
Puis le ciel s’éclaircit, et Émit écarquilla les yeux. Il sut immédiatement
qu’un moment magique approchait, parce que le ciel lui parla.
« Émir, il y a un message pour toi », dit le ciel. Et soudain le ciel s’ou-
vrit, ou sembla s’ouvrit, et Émir revit le Pays des Dieux.
CréaCiel, sur son haut tabouret, peignait de nouveaux ciels, et Millepal-
peurs, le dieu-insecte, créait de nouveaux mondes-insectes, et il y avait
aussi Batra-Sage, avec son livre de l’univers, où tout était écrit.
« Bonjour ! Bonjour ! criait Émir. Je croyais ne jamais vous revoir !
- Merci ! Tous les insectes ont maintenant leur propre espace et leur
propre temps, dit Millepalpeurs, je suis très occupé à tout leur expliquer.

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Maintenant il y aura toujours des fleurs près des bourdons, et les fourmis au-
ront plein de place pour leurs fourmilières. C’est merveilleux.
- Et moi je fais des ciels d’hiver et d’été plus renouvelés, plus beaux, des
pluvieux, des ensoleillés, des entre-les-deux », dit CréaCiel en souriant. Son
visage bleu azur se confondait avec le ciel, et sa barbe noire tombait devant
un nuage blanc. « Et comme tu as été très courageux et que tu as montré
aux gens comment rejoindre la Parade de la Vie, il y a un message spécial
pour toi.
- Cette fois, écoute », l’avertit Inspiration.
Ce que fit Émir. D’abord il n’entendit rien, et s’inquiéta un peu. Le ciel
au-dessus de lui se referma, et le Pays des Dieux disparut. Émir écoutait. Il
entendait les fleurs murmurer dans leur sommeil, et le bourdonnement des
ailes des insectes, et les froissements des brins d’herbe. Il entendit même
les petites taupes et les vers avancer sous la terre. Émir se secoua – ne de-
vait-il pas entendre autre chose ? Alors il écouta encore plus fort.
Et Émir entendit la respiration profonde et calme du ciel et de la terre.
C’était un son tellement agréable et étrange qu’il retint son propre souffle.
Et quand il le relâcha, la chose la plus merveilleuse arriva. Émir sentit son
esprit s’élancer vers le ciel, et pendant un instant il fut le ciel et les étoiles,
et toutes les créatures de la terre à la fois. Ce ne fut qu’une sensation très
brève, mais Émir eut l’impression qu’elle durait un siècle.
Il savait qu’il avait reçu un message du Dieu Unique-en-Beaucoup, le Dieu
de Toute Vie.
Et il se retrouva assis sur le banc du jardin, et tout était normal. Mais Ins-
piration se leva en disant : « Bon, il faut que j’y aille. »
Émir pouvait à peine parler, il était encore trop bouleversé. « Partir ? fit-
il, inquiet. Je vais être tout seul sans toi, et je ne saurai pas quoi faire.
- Idiot, dit-elle, mais c’était dit gentiment. D’abord tu as énormément de
choses à écrire dans ton carnet mental. Tu n’auras pas le temps de me re-
gretter. Mais je serai avec toi, en fait. Simplement tu ne me verras pas
comme tu me vois maintenant. Si tu as besoin de moi, appelle-moi et écoute
comme tu as écouté tout à l’heure.
- Non, fit Émir. Je ne veux pas que tu disparaisses. Rien que d’y penser
je me sens tout seul.
- Tu as encore beaucoup de travail à faire, répondit Inspiration. Le
royaume aura toujours ses problèmes, mais maintenant tu pourras aider bien
plus parce que tu as appris à laisser la Nature travailler pour toi au lieu d’exi-
ger d’elle qu’elle fasse ceci ou cela. Et de plus tu seras bien plus autonome.
- Et nous on t’aidera aussi, Émir ! » On aurait dit qu’un millier de voix
parlaient toutes en même temps. Émir cligna des yeux, et juste un instant, il
revit la Parade de la Vie, avec lui marchant en tête comme il l’avait fait. Il
vit Napoléon et Michel-Ange, New-York, Paris, et l’immense boulevard. Tous
dans la Parade criaient : « Merci Émir ! » et tous les drapeaux flottaient au
vent.

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