Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Les Chicago Stars 3
Les Chicago Stars 3
PHILLIPS
LES CHICAGO STARS
Celui que j’ai choisi
ROMAN
Traduit de l’américain
par Lionel Évrard
1
— Résumons ! lança Jodie Pulanski. Vous voulez offrir une femme à Cal Bonner pour son
anniversaire…
Assis dans un coin tranquille du Zebra, le bar favori des joueurs du Chicago Stars, les trois
attaquants hochèrent la tête comme un seul homme. D’un geste, Junior Duncan fit signe à la serveuse
de remettre une tournée et précisa :
— Il va avoir trente-six ans… On veut marquer le coup.
— Conneries ! s’emporta Jodie.
Il suffisait de s’intéresser au football américain pour savoir que Cal Bonner, le quarterback
vedette des Stars, s’était montré irascible et impossible·à vivre depuis le début de la saison.
Surnommé « Bombardier » à cause de son talent pour les passes explosives, Bonner était une légende
et le joueur le mieux classé de l’AFC.
Jodie croisa les bras sur son corsage blanc ajusté. La dimension morale d’un tel sujet n’était
apparue à aucun des trois hommes assis à cette table, pas plus que ce qu’il pouvait avoir de
politiquement incorrect. Mais de son point de vue, dans le monde de la NFL, il ne fallait pas
s’attendre à mieux.
— Si vous voulez lui offrir une femme, rectifia-t-elle, c’est pour qu’il vous lâche un peu les
baskets…
Willie Jarrell baissa ses yeux marron foncé bordés ? d’épais cils recourbés et s’abîma dans la
contemplation de sa bière.
— Ces temps-ci, l’enfoiré n’arrête pas de nous étriller, maugréa-t-il. Plus personne ne le
supporte.
Junior secoua piteusement la tête :
— Hier, il a traité Germaine Clark de « bleusaille » !
Jodie haussa un sourcil. Germaine Clark était l’un des défenseurs les plus teigneux de toute la
NFL.
— Pour ce que j’en sais, fit-elle remarquer, Bombardier a déjà trop de femmes sur les bras.
Junior grimaça.
— Ouais… sauf qu’il ne couche avec aucune d’elles.
— Quoi ?
— Ses petites amies ont parlé aux femmes de certains joueurs, expliqua Chris Plummer, ailier
gauche. Cal ne leur demande rien de plus que de faire de la figuration à ses côtés.
Willie Jarrell crut bon d’ajouter :
— Peut-être qu’il serait plus motivé s’il attendait qu’elles soient sorties de leurs couches…
Junior fronça les sourcils.
— Ne dis pas des choses pareilles, Willie. Tu sais bien que Cal ne sort qu’avec des filles de
plus de vingt ans.
Jodie hocha la tête d’un air entendu. Cal Bonner avait beau prendre de l’âge, il était connu pour
n’accrocher à son bras que des minettes de vingt-deux ans tout au plus.
— Pour ce qu’on en sait, reprit Willie, Bombardier n’a plus couché avec personne depuis sa
rupture avec Kelly. Et cela remonte à février ! Ce n’est pas naturel.
Kelly Berkley, jeune beauté de vingt et un ans, était restée la compagne de Cal jusqu’à ce qu’elle
se fatigue d’attendre une alliance qui semblait ne jamais devoir venir. Elle avait fini par s’enfuir avec
le guitariste d’un groupe de heavy metal de vingt-trois ans. Depuis, Bonner s’était consacré à gagner
des matchs, à conquérir une nouvelle petite amie chaque semaine et à rendre la vie impossible à ses
coéquipiers.
Jodie Pulanski avait beau être la groupie favorite des Stars, aucun des joueurs ne lui suggéra
d’offrir son corps à Cal Bonner ; même si elle n’avait pas tout à fait vingt-trois ans. Tout le monde
savait qu’il l’avait repoussée une bonne douzaine de fois. Cela avait suffi à placer Bombardier en
tête de la liste rouge de la jeune serveuse, qui conservait dans sa penderie une collection de maillots
ciel et or : un pour chacun des joueurs des Stars inscrits à son tableau de chasse.
— Ce qu’il nous faut, lança Chris au bout d’un moment, c’est quelqu’un qui ne lui rappelle pas
Kelly.
— Quelqu’un de très classe, renchérit Willie.
Et de plus vieux. Vingt-cinq ans, peut-être ?
Junior but une gorgée de bière et apporta sa contribution.
— Quelqu’un de digne. Genre femme du monde.
Jodie n’était pas une lumière, mais il ne fallait pas être sortie de Harvard pour comprendre où se
situait le problème.
— Je vois mal une femme de ce genre se transformer en cadeau d’anniversaire. Même pour Cal
Bonner !
— Ouais, c’est bien ce qu’on s’est dit, nous aussi. C’est pour ça qu’on va sans doute avoir
besoin d’une pute.
— Mais une pute classieuse ! précisa Willie. Bonner, c’était connu, n’avait pas recours aux
prostituées.
— Le problème, c’est qu’on n’a pas été foutus d’en trouver une… enchaîna Junior, les yeux
perdus’dans sa bière.
Jodie connaissait quelques call-girls, mais aucune qui corresponde à ce profil. Aucune, non plus,
n’était de ses amies. Elle avait pour habitude de traîner avec un groupe de jeunes femmes aimant la
fête, dont le seul but dans l’existence consistait à coucher avec autant d’athlètes que possible.
— Qu’attendez-vous de moi ? finit-elle par demander.
— Nous voudrions que tu nous déniches quel-qu’un, répliqua Junior. Son anniversaire tombe
dans dix jours.
— Qu’est-ce que j’ai à y gagner ?
Puisque tous trois avaient déjà leur maillot dans son placard, elle les plaçait dans une situation
délicate. Ce fut Chris qui se décida à répondre, en pesant ses mots.
— Y a-t-il un… numéro que tu voudrais… obtenir ?
— À part le 18 ! intervint vivement Willie.
C’était Bombardier qui jouait sous ce numéro. Jodie réfléchit un instant. Elle n’avait aucun désir
de rendre service à Bonner, mais d’un autre côté, il y avait bien un des joueurs de l’équipe qui lui
faisait réellement envie.
— Maintenant que vous m’en parlez, il y en a un, en effet. Si je déniche votre perle rare, je veux
le 20.
Les trois hommes poussèrent un grognement.
— Jodie… Tu sais bien que Kevin croule sous les nanas.
— C’est votre problème.
Tucker était le quarterback suppléant des Stars.
Jeune, agressif, suprêmement doué, il avait été choisi pour prendre la place de Bonner le jour où
l’âge ou une blessure rendraient sa retraite inéluctable. En public, tous deux se montraient polis, mais
en compétiteurs-nés, ils se détestaient, ce qui rendait Kevin encore plus désirable aux yeux de Jodie.
Les trois joueurs se concertèrent du regard, hésitèrent un peu, mais finirent par donner leur
accord. Ils allaient faire en sorte que Tucker joue le jeu.
Deux nouveaux clients franchirent les portes du Zebra. En hôtesse attitrée du bar, Jodie dut se
lever pour aller les accueillir. Tout en marchant vers eux, elle passa en revue mentalement ses
connaissances féminines, en vain. Elle connaissait beaucoup de femmes, mais pas une qui soit
suffisamment « classieuse » pour faire l’affaire…
Deux jours plus tard, Jodie ressassait toujours le problème en traînant sa gueule de bois dans la
cuisine de ses parents. Elle habitait chez eux dans un pavillon de banlieue à Glen Ellyn, Illinois, en
attendant d’avoir renfloué sa carte Visa. On était samedi, il était presque midi et ses vieux étaient
partis pour le week-end. Elle ne devait pas aller bosser avant dix-sept heures, ce qui était une bonne
chose car elle n’aurait pas trop de tout ce temps pour récupérer de sa nuit de bringue.
En ouvrant la porte du placard, elle ne trouva en guise de café qu’une boîte de déca. Merde ! Il
tombait de la neige fondue dehors, et elle avait trop mal au crâne pour se risquer à conduire. Mais si
elle n’avait pas sa dose de caféine pour le coup d’envoi, elle n’allait pas pouvoir apprécier le match.
Tout allait décidément de travers. Cet après-midi-là, les Stars jouant à Buffalo, elle ne pouvait
s’attendre à voir les joueurs débarquer au Zebra après le match. De toute façon, comment aurait-elle
pu leur expliquer qu’elle n’avait pas été capable de dénicher leur fichu cadeau d’anniversaire ? Elle
ne se faisait pas d’illusions : si ces footballeurs adulés lui prêtaient attention, c’était un peu parce
qu’elle était toujours en mesure de leur trouver les femmes qu’ils cherchaient.
Jodie jeta un coup d’œil par la fenêtre de la cuisine et vit qu’il y avait de la lumière dans la
maison d’à côté. Le Dr Jane Darlington, voisine de ses parents depuis près de deux ans, n’était pas
médecin mais simplement couverte de diplômes. Les Pulanski ne tarissaient pas d’éloges à son sujet
parce qu’elle les avait aidés pour des paperasses. Puisqu’elle était si aimable, peut-être pourrait-elle
lui prêter du café ?
Après avoir repris figure humaine grâce à une touche de maquillage, Jodie s’habilla rapidement
et se fraya un chemin, un Tupperware à la main, jusqu’à sa porte. Elle n’avait pas pris le temps d’en-
filer un blouson, si bien que quand Dr Jane finit par répondre à son coup de sonnette, elle la trouva
sur le seuil en train de grelotter.
— Salut !
La voisine, de l’autre côté de la moustiquaire, la regardait fixement derrière ses lunettes à
monture d’écaille.
— Je suis Jodie, la fille de vos voisins… précisat-elle.
Dr Jane ne réagit pas.
— Écoutez… il fait froid. Je peux entrer une minute ?
Enfin, elle se décida à lui ouvrir.
— Désolée, dit-elle. Je ne vous avais pas reconnue.
Dès qu’elle eut pénétré dans la maison, Jodie comprit pourquoi la voisine avait renâclé à la
recevoir. Derrière ses lunettes démodées, ses yeux étaient rougis et son nez ne valait guère mieux.
Facile de deviner qu’elle venait de pleurer comme une Madeleine.
Jane Darlington était grande – un peu plus d’un mètre soixante-quinze, peut-être –, si bien que
Jodie dut lever la tête en lui tendant son Tupperware rose.
— Je pourrais avoir un peu de café ? Il n’y a que du déca à la maison, et j’ai besoin d’un starter
plus costaud.
Dr Jane prit le récipient en rechignant, mais Jodie n’eut pas l’impression d’avoir affaire à une
radine. Simplement, elle ne devait pas être d’humeur à avoir de la compagnie.
— Oui, je… euh… balbutia-t-elle. Je vais chercher ça.
Elle tourna les talons, s’attendant manifestement à ce que sa visiteuse patiente dans le hall, mais
Jodie avait une demi-heure à perdre avant le match, et la voisine l’intriguait assez pour qu’elle lui
emboîte le pas.
Elles traversèrent une salle de séjour qui, au premier regard, n’avait rien de particulier : des
murs blanc cassé, quelques meubles confortables, des bouquins du genre prise de tête un peu partout.
Jodie s’apprêtait à passer son chemin sans s’attarder lorsque des reproductions artistiques encadrées
attirèrent son attention. Toutes étaient signées par une certaine Georgia O’Keeffe. Jodie savait avoir
l’esprit mal tourné, mais cela ne suffisait pas à expliquer pourquoi les fleurs représentées sur ces
tableaux ressemblaient toutes à des organes sexuels féminins.
Il y avait là des calices aux cœurs sombres et profonds, d’autres aux pétales bombés déclinant
vers un centre humide et secret. Elle vit également une coquille d’huître entrouverte sur une perle
embuée. Un doute lui vint : peut-être la voisine était-elle homo ? Pour quelle autre raison aurait-elle
voulu tomber nez à nez avec des fleurs semblables à des foufounes chaque fois qu’elle mettait un pied
dans sa salle de séjour ?
Jodie pénétra dans la cuisine aux murs couverts d’une peinture lavande. Des rideaux à motifs
fleuris pendaient aux fenêtres, mais les fleurs qui les ornaient n’avaient rien que de très innocent,
contrairement à celles classées X de la pièce d’à côté. Tout, ici, inspirait la gaieté… à part la
maîtresse de maison, plus lugubre et coincée qu’une porte de prison.
Dr Jane avait tout d’une de ces bourgeoises collet monté propres sur elles. Elle portait un
pantalon cintré à carreaux noirs et bruns et un sweater beige qui devait être en cachemire. Bien que
grande, elle n’était pas fortement charpentée. Elle avait des jambes bien proportionnées et la taille
fine. Si ce n’était le fait qu’elle manquait de poitrine, Jodie aurait pu être jalouse de sa silhouette
élancée.
Ses cheveux mi-longs, d’un blond pâle strié de mèches châtain clair, gardaient manifestement
leur couleur d’origine. Dégagés du visage et brossés en arrière, ils étaient maintenus en place par un
affreux serre-tête en velours marron. Une coiffure dont Jodie n’aurait voulu pour rien au monde, mais
qui correspondait bien au style de celle qui l’arborait.
Comme pour lui permettre d’avoir un meilleur aperçu, celle-ci se tourna légèrement vers elle.
Ces grosses lunettes d’intello ne mettaient vraiment pas en valeur ses beaux yeux verts, décida Jodie.
Elle avait également un front intéressant et un nez correct, ni trop volumineux ni trop petit. Sa bouche
ne manquait pas non plus d’attraits, avec la lèvre inférieure plus pulpeuse que la supérieure. Bien
qu’elle eût un teint de toute beauté, elle ne paraissait pas savoir que faire d’elle-même. À sa place,
Jodie aurait forcé sur le maquillage. Mais tout compte fait, Dr Jane était une assez belle femme,
intimidante en dépit de ses yeux rougis d’avoir pleuré.
Après avoir empli la boîte, elle la lui tendit. Alors que Jodie s’apprêtait à s’en saisir, elle
remarqua sur la table du papier froissé et une pile d’objets posés à côté.
— Les cadeaux, c’est en quel honneur ? s’enquit-elle.
— Oh ! Rien de sensationnel : c’est mon anniversaire.
Sa voix, légèrement enrouée, ne manquait pas de charme.
— Sans blague ! s’exclama Jodie en posant les yeux sur le mouchoir en papier que Dr Jane
triturait entre ses doigts. Joyeux anniversaire, alors…
— Merci.
Ignorant le Tupperware, Jodie rejoignit la table et jeta un coup d’œil aux objets hétéroclites qui
s’y trouvaient : un nécessaire à courrier d’allure insignifiante, une brosse à dents électrique, un stylo
plume et un bon pour une vidange dans un garage Jiffy Lube. Pathétique… Pas le moindre string ni la
plus petite nuisette sexy à l’horizon.
— La poisse…
Dr Jane eut un rire amer.
— Je ne vous le fais pas dire. Caroline, ma meilleure amie, a le chic pour trouver le cadeau
idéal. Hélas, en ce moment, elle est sur un chantier de fouilles en Éthiopie.
À peine eut-elle achevé sa phrase qu’une larme glissa sous ses lunettes et roula sur sa joue, à la
grande surprise de Jodie.
Dr Jane se raidit. Après s’être essuyée d’un rapide revers de main, elle fit comme si de rien
n’était. Jodie se sentait désolée pour elle. Ces cadeaux étaient vraiment lamentables.
— Ce n’est pas si grave, mentit-elle. Au moins, vous n’avez pas à vous inquiéter que ce ne soit
pas la bonne taille.
— Je suis désolée. Je ne devrais pas…
Sans achever sa phrase, elle se mordit la lèvre mais ne put empêcher une nouvelle larme de
couler.
— Ne vous tracassez pas, la rassura Jodie. Asseyez-vous, je vais nous faire un peu de café.
Après avoir poussé Jane vers l’une des chaises, elle prit le Tupperware et marcha jusqu’au
comptoir où se trouvait la cafetière électrique. Elle s’apprêtait à lui demander où étaient les filtres,
mais en la voyant inspirer à fond, le visage crispé, elle préféra partir en exploration dans les
placards.
— Au fait, reprit Jodie en préparant la cafetière, quel âge ça vous fait ?
— Trente-quatre ans.
Jodie tomba des nues. C’était tout juste si elle lui en aurait donné vingt-huit.
— Désolée de m’être donnée en spectacle, s’excusa Jane Darlington. D’habitude, je ne suis pas
aussi émotive.
Une ou deux larmes, ce n’était pas ce que Jodie appelait se donner en spectacle, mais pour une
nana aussi coincée, ce devait être le summum de l’hystérie…
— Je vous ai dit de ne pas vous tracasser, maugréa-t-elle. Vous auriez des beignets, ou quelque
chose comme ça ?
— Dans le freezer, il y a des tranches de pain complet.
Jodie fit la grimace et alla s’asseoir à la petite table au plateau de verre rond, entourée de
chaises métalliques.
— Qui vous a offert ces cadeaux ? s’enquit-elle ;
Avant de lui répondre, la voisine lui adressa un de ces sourires figés censés maintenir les gens à
distance.
— Mes collègues.
— Les gens avec qui vous travaillez ?
— Oui. Mes partenaires, à Newberry, et un de mes amis du laboratoire Preeze.
Jodie ignorait tout de ce labo, mais elle savait que Newberry était l’une des universités les plus
huppées du pays. Tout le monde, dans le coin, s’enorgueillissait qu’elle soit implantée dans le
DuPage County.
— Pas mal… la complimenta-t-elle. Vous enseignez la science, ou un truc de ce genre ?
— Je suis physicienne. J’enseigne la théorie quantique des champs relativistes aux étudiants en
licence. Je bénéficie également de fonds spéciaux du laboratoire Preeze afin de poursuivre des
recherches sur les quarkszop.
— Non ! Vous avez dû être une vraie tête, au lycée…
— Je n’ai pas passé beaucoup de temps au lycée. Je suis entrée à l’université à l’âge de quatorze
ans.
Une nouvelle larme roula sur sa joue. Jane Darlington se raidit davantage encore sur sa chaise.
— Quatorze ans ? répéta Jodie. J’y crois pas…
— À vingt ans, j’ai obtenu mon doctorat.
Quelque chose en elle parut se défaire. Les coudes posés sur la table, elle serra les poings et
appuya son front dessus. Ses épaules se mirent à trembler, mais elle ne fit pas de bruit. La vue de
cette femme très digne en train de craquer était si pathétique que Jodie se sentit navrée pour elle. Ce
qui ne l’empêcha nullement de laisser libre cours à sa curiosité.
— De l’eau dans le gaz avec votre petit ami ?
Jane fit « non » de la tête sans la redresser.
— Je n’ai pas de petit ami, gémit-elle. J’en ai eu un : le Dr Craig Elkhart. Nous sommes restés
ensemble six ans.
Elle n’était donc pas gouine, conclut Jodie pour elle-même.
— Six ans… répéta-t-elle, l’air songeur. C’est long.
Jane redressa la tête.
— Il vient d’épouser une fille d’une vingtaine d’années prénommée Pamela. Quand il m’a
quittée, il m’a dit : « Désolé, Jane, mais tu ne m’excites plus du tout… »
Étant donné le côté coincé de Dr J, cela pouvait se comprendre, mais de l’avis de Jodie cela
n’en demeurait pas moins une sacrée vacherie.
— Les hommes… compatit-elle. Tous des salauds. Ils ont ça dans le sang.
— Mais ce n’est pas le pire, enchaîna Jane en se tordant les mains. Le pire, c’est qu’après avoir
passé six ans avec lui, il ne me manque pas du tout.
— Ah bon ? Alors, qu’est-ce qui vous met dans cet état ?
Le café avait fini de passer. Jodie se leva pour le servir.
— Cela n’a rien à voir avec Craig, répliqua Dr J. C’est juste que… Ce n’est rien, en fait.
Vraiment. Je ne sais pas ce qui me prend de m’épancher ainsi…
— Vous venez d’avoir trente-quatre ans, et un plouc vous offre une vidange chez Jiffy Lube pour
votre anniversaire… N’importe quelle femme en serait toute retournée.
Jane Darlington frissonna et reprit la conversation comme si de rien n’était.
— Savez-vous que c’est dans cette maison que j’ai grandi ? Après la mort de mon père, j’avais
décidé de la vendre mais je n’ai pas pu m’y résoudre.
Sa voix s’était faite lointaine, comme si elle se parlait à elle-même, ayant oublié la présence de
Jodie.
— J’étais plongée dans mes recherches sur les collisions d’ions lourds ultrarelativistes,
poursuivit-elle. Je ne voulais aucune distraction. Le travail a toujours été au centre de ma vie.
Jusqu’à l’âge de trente ans, je n’ai eu besoin de rien d’autre. Mais ensuite, les anniversaires se
succédant…
— Vous avez fini par vous rendre compte que la physique n’allait pas vous filer le grand frisson
au lit la nuit.
Jane sursauta, tirée de sa rêverie, puis haussa les épaules.
— Il n’y a pas que cela, marmonna-t-elle. Honnêtement, je pense que le sexe est très surfait.
Mal à l’aise, elle baissa les yeux sur ses doigts emmêlés et conclut dans un souffle :
— Ce qui me manque, c’est… un sentiment de fusion.
Jodie eut un petit rire coquin.
— On entre en fusion en brûlant le matelas entre les bras de son chéri.
— Oui.… À supposer qu’on soit de nature à brûler le matelas. En ce qui me concerne…
Dr Jane renifla et se leva, glissant dans sa poche son mouchoir roulé en boule.
— Quand je parle de fusion, précisa-t-elle, je pense à quelque chose de plus durable que l’attrait
sexuel.
— Du genre religieux ?
— Pas exactement, même si la religion est importante à mes yeux. La famille, les enfants : c’est
davantage à des choses de ce genre que je faisais allusion.
Une fois de plus, elle redressa les épaules et adressa à Jodie un sourire forcé, parfaitement
artificiel.
— Je vous ai déjà retenue trop longtemps, s’excusa-t-elle. Je ne devrais pas m’imposer ainsi.
Vous m’avez surprise dans un mauvais moment, j’en ai peur.
— J’y suis ! s’exclama Jodie. Vous voulez un enfant !
Dr J plongea la main dans sa poche pour y récupérer son mouchoir. Sa lèvre inférieure se mit à
trembler, et tout son visage se crispa tandis qu’elle retombait sur sa chaise.
— Hier, Craig m’a appris que Pamela est enceinte, révéla-t-elle dans un souffle. Ce n’est pas…
que je sois jalouse. Pour être honnête, je ne tiens plus suffisamment à lui pour cela. Je ne souhaitais
pas l’épouser. Ni lui ni aucun autre, d’ailleurs. C’est juste que…
Sa voix se réduisit à un murmure lorsqu’elle répéta :
— C’est juste que…
— C’est juste que vous voulez faire un bébé toute seule, conclut fermement Jodie.
Jane Darlington se mordit la lèvre et acquiesça d’un bref hochement de tête.
— Ça fait si longtemps que j’en ai envie ! Et aujourd’hui, voilà que j’ai trente-quatre ans…
Chaque jour qui passe me rapproche de celui où mes ovaires ne pourront plus rien pour moi, et je
n’ai jamais été aussi loin de réaliser mon rêve.
Jodie jeta un rapide coup d’œil à la pendule murale. Elle avait réellement envie d’entendre la
suite, mais l’émission d’avant le match venait de commencer.
— Ça vous ennuie si j’allume la télé pendant que nous continuons à discuter ? demanda-t-elle.
Dr J parut tomber des nues.
— Non, répondit-elle enfin. Allez-y…
— Cool !
Jodie ramassa son mug et fila dans la salle de séjour. En s’asseyant sur le divan, elle posa son
café sur la table basse et récupéra la télécommande sous un journal d’allure très austère. Une pub
pour de la bière apparut à l’écran. Elle coupa le son et questionna :
— C’est sérieux, cette envie d’avoir un bébé toute seule ?
Jane Darlington prit place dans un confortable fauteuil derrière lequel était accroché le tableau
représentant une huître et sa grosse perle humide. Elle serrait les jambes, les pieds à plat sur le sol,
les chevilles collées l’une à l’autre. Celles-ci, ne put s’empêcher de remarquer Jodie, étaient fines et
bien dessinées. Ce fut le dos parfaitement droit, de nouveau maîtresse d’elle-même, qu’elle répliqua :
— Cela fait longtemps que j’y pense. Je ne compte pas me marier – mon travail est trop exigeant
et représente trop pour moi – mais je désire plus que tout avoir un enfant. Je suis sûre de pouvoir être
une bonne mère. En réalisant que je n’en ai jamais été aussi loin, j’ai accusé le choc.
— J’ai quelques amies qui sont mères célibataires, commenta Jodie. Ce n’est pas rose tous les
jours. Mais vu que vous gagnez votre vie sûrement mieux qu’elles, cela ne devrait pas être aussi
difficile pour vous.
— Je n’ai aucun souci financier, reconnut Jane. Mon problème… c’est que je ne vois pas
comment faire.
Jodie resta un moment à la dévisager sévèrement. Pour une femme intelligente, elle était un peu
bouchée.
— Vous êtes en train de me dire que vous ne savez pas où trouver le père ?
Dr J hocha la tête.
— Vous plaisantez ? Ne me dites pas qu’il n’y a pas de candidats autour de vous à l’université.
Rien de plus facile : vous en invitez un ici, vous passez un peu de musique, vous lui faites boire
quelques bières et l’affaire est dans le sac !
— Sûrement pas ! Cela ne peut pas être une connaissance.
— Alors vous n’avez qu’à draguer un type dans un bar.
— Je ne pourrais jamais faire ça. J’ai besoin de connaître les antécédents médicaux du père de
mon enfant. En plus, ajouta-t-elle d’une voix qui flanchait, je ne saurais pas comment m’y prendre
pour… draguer quelqu’un.
Jodie ne pouvait rien imaginer de plus facile, mais sans doute avait-elle plus d’expérience.
— Dans ce cas, pourquoi ne pas vous adresser à une banque de sperme ?
— Trop de donneurs sont étudiants en médecine.
— Et alors ?
— Je ne veux pas d’un père intelligent pour mon enfant.
Jodie fut si surprise par cette réponse qu’elle négligea de hausser le son, même si la pub avait
cédé la place à une interview de Chester « Duke » Raskin, coach des Stars.
— Vous voulez que le père de votre gosse soit un crétin ? s’étonna-t-elle.
Cela fit sourire Dr J, qui répondit :
— Je sais que cela peut paraître étrange. Mais il est très difficile pour un enfant de grandir en
étant plus intelligent que ceux qui l’entourent. Cela rend la vie intenable. Voilà pourquoi je ne voulais
pas avoir d’enfant avec quelqu’un d’aussi brillant que Craig, ou prendre le risque de tomber sur un
donneur ayant un QI supérieur à la moyenne en faisant appel à une banque de sperme. Je dois prendre
en compte mon propre héritage génétique et trouver l’homme qui pourra grâce au sien… rétablir un
certain équilibre. Hélas, tous ceux que je rencontre sont trop intelligents.
Cette Jane Darlington était une drôle de bonne femme, décida Jodie.
— Vous imaginez que parce que vous êtes intelligente, vous devez fricoter avec un type qui ne
l’est pas ?
— Je ne l’imagine pas : je le sais. Je ne supporte pas l’idée que mon enfant puisse vivre ce que
j’ai vécu. Même si je veux plus que tout être mère, je ne peux me permettre de ne penser qu’à moi-
même.
Un nouveau visage venait d’apparaître à l’écran, qui retint l’attention de Jodie.
— Oh, mince ! s’exclama-t-elle. Vous permettez une seconde ? Je ne peux pas rater ça.
Sans attendre de réponse, elle haussa le son.
La chaîne diffusait une interview de Cal par Paul Fenneman. Jodie savait que Bombardier
détestait ce reporter, qui avait la réputation de poser des questions stupides. Le quarterback n’avait
aucune patience avec les imbéciles.
L’entretien avait été enregistré sur le parking du complexe des Stars, situé en périphérie de
Naperville, la plus grosse agglomération du DuPage County. Fenneman parlait en fixant la caméra,
l’air grave et concentré, comme s’il s’agissait pour lui de couvrir un conflit armé.
— Ici Paul Fenneman, en compagnie de Cal, le quarterback « All-Pro » des Stars.
La caméra pivota et fit un gros plan de Cal.
Jodie se sentit gagnée par un mélange de désir et de ressentiment. Même s’il prenait de l’âge,
comme ce type pouvait être sexy !
En jean et tee-shirt noir qui moulait l’une des plus belles paires de pectoraux de l’équipe, il-se
tenait devant sa grosse Harley, Certains des joueurs forçaient tellement sur le bodybuilding qu’ils
donnaient l’impression d’être sur le point d’exploser. La musculature de Cal, elle, était par-faite, de
même que son cou, solide sans ressembler à un tronc d’arbre. Il portait ses cheveux châtains coupés
court afin de ne pas avoir à s’en occuper. Bombardier était ainsi : il n’avait aucune patience pour ce
qu’il estimait n’avoir pas d’importance. Avec près d’un mètre quatre-vingt-dix, il était plus grand que
la plupart des quarterbacks. Il était également rapide, rusé, et il avait un sixième sens pour percer à
jour la tactique de la défense adverse. Il était devenu presque aussi légendaire que le grand Joe
Montana. Jamais Jodie ne lui pardonnerait de l’avoir privée d’accrocher son maillot dans sa
penderie.
— Dites-moi, Cal… attaqua le reporter. Votre équipe a perdu quatre fois le ballon contre les
Patriots, le week-end dernier. Que comptez-vous faire contre les Bills pour que cela ne se reproduise
pas ?
Même dans la bouche de Paul Fenneman, la question brillait par sa stupidité. Jodie attendit en
retenant son souffle de voir comment Bombardier allait y répondre. Il commença par se gratter le
crâne, comme si le sujet méritait réflexion. Dans des situations pareilles, où il avait affaire à des gens
pour lesquels il n’avait aucun respect, Cal jouait les ploucs. Le regard perdu dans le vague, il posa un
pied botté sur le repose-pieds de la Harley et répliqua :
— Eh bien, Paul… ce qu’on va faire, c’est s’accrocher au ballon. Vu que vous n’avez jamais
joué vous-même, vous ne le savez peut-être pas, mais chaque fois qu’on laisse l’équipe adverse
s’emparer de ce putain de ballon, ça veut dire qu’on ne l’a pas… et c’est pas comme ça qu’on gagne.
Jodie gloussa de plaisir. Elle devait reconnaître que Bombardier avait su renvoyer Fenneman
dans les cordes…
Vexé, celui-ci reprit d’un ton caustique :
— J’ai entendu dire que le coach Raskin est ravi des performances de Kevin Tucker à
l’entraînement. Vous aurez bientôt trente-six ans, ce qui fait de vous un vétéran dans une équipe de
jeunes. Vous ne redoutez pas que Kevin puisse être appelé prochainement à vous remplacer ?
L’espace d’un instant, le visage de Cal se fit aussi aigu et menaçant qu’un as de pique. Puis,
retrouvant son flegme habituel, il répondit dans un haussement d’épaules :
— Mince, Paul… comme vous y allez ! Ce bon vieux Bombardier n’est pas encore tout à fait
prêt pour la tombe.
— Si seulement je pouvais trouver quelqu’un comme lui… murmura Dr Jane. Il serait parfait.
Jodie redressa la tête et la vit fixer la télé attentivement.
— Que voulez-vous dire ? s’étonna-t-elle.
Dr J désigna l’écran :
— Cet homme. Ce joueur de football. Il me semble en parfaite santé, physiquement séduisant et
pas trop cérébral. Exactement ce que je cherche.
— C’est de Bombardier que vous voulez parler ?
–. :. Il s’appelle ainsi ? Je n’y connais rien au football.’
— Son véritable nom, c’est Cal. Il est le quarter-back vedette des Chicago Stars.
— Maintenant que vous m’en parlez, j’ai dû voir sa photo dans un journal. Pourquoi ne suis-je
jamais tombée sur quelqu’un comme lui, qui ne soit pas une lumière ?
— Une lumière ?
— Vous savez : pas très intelligent, paresseux du cerveau.
— Paresseux du cerveau ? Bombardier ?
Jodie ouvrit la bouche pour détromper Dr Jane
– Bombardier était le plus intelligent, le plus futé mais aussi le plus méchant de tous les
joueurs de la NFL – lorsqu’une idée la réduisit au silence. Un trait de génie. Frappée de stupeur, elle
retomba dans le divan et tâtonna à la recherche de la télé-commande pour couper le son.
— Vous… êtes sérieuse ? bafouilla-t-elle. Vous choisiriez quelqu’un comme lui pour vous faire
un enfant ?
— Mais bien entendu ! répliqua Dr J sans hésitation. À condition, naturellement, que je puisse
avoir accès à son dossier médical. Un homme fruste dans son genre serait un parfait géniteur : fort,
endurant, un QI pas trop élevé – sans parler de sa beauté, qui est un bonus appréciable.
L’esprit de Jodie battait la campagne. S’efforçant de chasser de son esprit une image de Kevin
Tucker nu sous la douche, elle déglutit.
— Et si je pouvais vous arranger le coup ?
— De quoi parlez-vous ?
— Si je pouvais m’arranger pour faire en sorte que vous vous retrouviez au lit avec Cal
Bonner ?
— Vous vous moquez de moi ?
Jodie déglutit de nouveau et fit « non » de la tête.
— Mais… protesta Jane. Je ne le connais même pas.
— Pas grave. Je peux arranger ça.
— J’ai bien peur de ne pas comprendre…
Jodie lui raconta toute l’histoire, en laissant quelques détails dans l’ombre -le côté teigneux de
Bombardier, par exemple – mais en se montrant honnête avec elle sur tout le reste. Elle lui expliqua à
quel genre de cadeau ses coéquipiers avaient pensé, et quel type de femme ils cherchaient. Puis elle
ajouta qu’avec un peu de maquillage et la tenue adéquate, elle la voyait très bien endosser ce rôle.
Dr J devint soudain très pâle.
— Vous me voyez jouer les prostituées ? s’insurgea-t-elle.
— Plutôt une call-girl de très grande classe ! rectifia Jodie. Bombardier ne supporte pas les
putes.
Jane Darlington se leva et fit les cent pas dans la pièce. Jodie eut l’impression d’entendre son
cerveau cliqueter tandis qu’elle examinait tous les aspects du problème. Une lueur d’espoir s’alluma
dans ses yeux, qui s’éteignit.
— Son dossier médical ! objecta-t-elle d’un ton lugubre, en s’adossant au manteau de cheminée.
Je dois tout savoir de son passé médical. Les footballeurs prennent des anabolisants, non ? Et puis, il
y a aussi les MST et le sida…
— Bombardier ne touche pas aux drogues et il n’a jamais couché à droite et à gauche. C’est pour
ça que ses potes ont décidé de lui faire ce cadeau. Sa dernière petite amie l’a plaqué l’hiver dernier.
Depuis, il ne couche avec personne.
— Je dois quand même avoir accès à son dossier médical.
Jodie réfléchit rapidement et conclut que Junior ou Willie pourrait sans doute arranger ça.
— Je vous aurai une copie de son dossier médical mardi ou mercredi au plus tard, assura-t-elle.
Cela ne suffit pourtant pas à convaincre Dr J.
— Je… ne sais pas quoi vous dire.
— Son anniversaire, c’est dans dix jours, conclut Jodie. Il vous reste donc tout ce temps pour
décider si vous avez le cran nécessaire pour réaliser votre rêve.
2
Le cœur au bord des lèvres, Jane s’engouffra dans les toilettes du Zebra. Jodie Pulanski l’y avait
emmenée pour y retrouver le footballeur qui devait l’escorter ce soir-là jusqu’à l’appartement de Cal
Bonner. Ignorant les femmes qui discutaient devant les lavabos, elle se précipita dans un box,
verrouilla la porte et posa la joue contre la cloison métallique.
Une dizaine de jours s’étaient écoulés depuis que la jeune femme avait frappé à sa porte pour
mettre sa vie sens dessus dessous. Après des années d’une existence sage et rangée, comment avait-
elle pu se laisser embringuer dans cette aventure insensée ?
Peut-être vivait-elle une régression… Sa mère étant morte quelques mois après sa naissance,
elle avait été élevée par un père froid et réservé qui ne prêtait attention à elle que lorsqu’elle avait
des ennuis. Son attitude, combinée au fait qu’elle s’ennuyait à périr à l’école, l’avait amenée à
orchestrer une série de farces et de mauvais tours d’une gravité croissante. Le summum avait été
atteint quand la maison du directeur de son école primaire avait été repeinte en rose.
Ce souvenir lui procurait toujours autant de satisfaction. Ce type était un sadique tourmenteur
d’enfants et ne l’avait pas volé. Par chance, suite à cet incident, on avait fait en sorte qu’elle puisse
grimper de classe en classe en fonction de ses réels besoins intellectuels. Jane s’était donc absorbée
corps et âme dans des études exigeantes, tout en se coupant peu à peu de ses pairs qui s’étaient mis à
la considérer comme un phénomène de foire. Et s’il lui arrivait parfois de penser qu’elle préférait
l’enfant facétieuse qu’elle avait été à la femme trop sérieuse qu’elle était devenue, elle en concluait
qu’elle payait ainsi la malédiction d’être née différente.
Il semblait bien que finalement la gamine rebelle ait survécu, ou peut-être ne fallait-il voir en ce
qui lui arrivait qu’un signe du destin. Elle n’avait jamais été superstitieuse, mais découvrir que
l’anniversaire de Cal Bonner coïncidait avec la période la plus fertile de son cycle l’avait laissée
songeuse. Sur un coup de tête, elle avait appelé Jodie Pulanski pour accepter son offre.
Si tout allait bien, elle pouvait se retrouver enceinte dès le lendemain. Ce n’était qu’une
probabilité, mais son cycle menstruel avait toujours été aussi ordonné que le reste de son existence.
Jane était consciente que son attitude pouvait paraître égoïste, mais le désir d’enfant qui la tenaillait
était sincère. Elle l’avait senti grandir comme une composante juste et saine de sa personnalité. La
plupart des gens ne voyaient en elle qu’une femme respectable – voire admirable – en raison de son
intellect. Personne ne s’intéressait à cette part d’elle-même sa capacité à aimer et être aimée –
qu’elle avait tant besoin de vivre. Son père n’en avait pas voulu, et Craig non plus.
Ces derniers temps, elle s’était souvent imaginée, assise devant son ordinateur, immergée dans
le flot de données susceptibles un jour de percer les secrets de l’univers. Et dans son rêve éveillé, un
enfant venait la déranger dans son bureau pour lui demander d’aller faire du cerf-volant. Alors, elle
se mettait à rire et le suivait, abandonnant sa quête scientifique pour aller explorer le ciel d’une tout
autre manière, bien plus satisfaisante.
Un bruit de chasse d’eau dans le box voisin tira Jane de sa rêverie. Avant de pouvoir faire voler
le moindre cerf-volant, il lui fallait séduire un étranger bien plus expérimenté qu’elle, qui n’avait eu
qu’un seul amant.
Elle se rappelait encore le corps pâle et maigrichon de Craig. Même nu, il ne quittait jamais ses
chaussettes, en raison de problèmes de circulation. Sauf lorsqu’elle avait ses règles ou qu’il avait la
migraine, ils faisaient l’amour chaque samedi soir, sans que cela soit ni très long ni très excitant.
Rétrospectivement, elle avait un peu honte de ne pas avoir mis un terme à une relation aussi peu
satisfaisante. La peur de la solitude, sans doute…
Ses relations avec l’autre sexe n’avaient jamais été faciles. À l’école, ses camarades de classe
étaient plus âgés qu’elle, et le problème avait persisté quand elle avait obtenu son diplôme. Elle
n’était pas une femme dépourvue d’attraits. Plusieurs de ses collègues avaient cherché à la courtiser,
mais la perspective de sortir avec des hommes de l’âge de son père lui avait déplu. Les jeunes de sa
génération qui l’attiraient suivaient ses cours sur les bancs de la fac, et flirter avec eux aurait
contrevenu à son sens de l’éthique. En conséquence, elle y avait gagné une réputation de pimbêche
glaciale et plus personne ne lui avait fait la moindre avance.
Tout avait changé lorsqu’elle avait obtenu la bourse d’études Preeze. Elle avait commencé à
travailler sur les quarks top, élément de ce saint Graal de tout physicien : la théorie de Grande
Unification, cette simple équation – comparable au « E = MC2 » d’Einstein – susceptible
d’appréhender tout l’univers. C’était lors d’un séminaire de l’université de Chicago qu’elle avait fini
par rencontrer Craig, qui figurait au nombre des scientifiques invités.
Tout d’abord, elle avait pensé avoir trouvé l’homme de ses rêves. Mais, même s’il leur était
possible de refaire la Gedankenexperiment d’Einstein pour s’amuser, ils ne riaient jamais ensemble
et n’échangeaient pas le genre de confidences qu’échangent les amants. Progressivement, elle s’était
faite à l’idée que la composante physique de leur relation n’était qu’une commodité pour chacun
d’eux.
Leur vie de couple ne l’avait donc pas préparée à ce qui l’attendait. Jane était consciente de son
manque de sex-appeal, Restait à espérer que ce footballeur serait de ces tristes individus qui se
fichent de l’apparence de leur partenaire, du moment qu’ils trouvent leur propre satisfaction sexuelle.
Elle redoutait cependant qu’il la reconnaisse au premier coup d’œil comme la mystificatrice qu’elle
se sentait être. Au moins ne pourrait-elle se reprocher de ne pas avoir tenté sa chance. Elle n’avait
pas d’alternative. Pour rien au monde elle ne ferait appel à une banque de sperme, au risque de mettre
au monde un enfant surdoué qui grandirait, comme elle, coupé des autres et considéré comme un
monstre.
Le bruit de conversations s’estompa et les occupantes des toilettes en sortirent. Sachant qu’elle
ne pourrait se cacher éternellement, Jane se décida à quitter son refuge. En se glissant hors du box,
elle vit son reflet dans le mur de miroirs et crut, l’espace d’un instant, qu’il appartenait à une autre.
Jodie avait insisté pour qu’elle garde ses cheveux dénoués, de manière qu’ils retombent autour
de son visage. Jane trouvait ce style de coiffure négligé et ne pouvait que lui faire confiance quand
elle affirmait qu’un homme trouverait ça sexy.
La jeune femme, qui s’était également occupée de son maquillage, avait eu la main lourde. Jane,
cependant, n’avait pas protesté.
Son regard se porta sur la tenue qu’elles étaient allées acheter toutes les deux. Au cours des dix
jours précédents, elle avait fréquenté Jodie bien plus qu’elle ne l’aurait souhaité. Celle-ci était
superficielle et égocentrique, mais c’était également une jeune femme pleine de volonté, et pour une
raison qui lui échappait, elle paraissait déterminée à ce que cette sordide rencontre ait lieu.
À une robe en cuir clouté, Jane avait préféré un ensemble en soie écrue qui ne laissait pas
ignorer grand-chose de son anatomie. La veste se fermait sur le côté et son encolure plongeait jusqu’à
la taille en camouflant autant que faire se pouvait sa poitrine. La jupe était minimale. Un porte-
jarretelles en dentelle blanche, une paire de bas extrafins et de vertigineux talons aiguilles
complétaient la tenue. Lorsque Jane avait fait remarquer qu’il lui manquait des sous-vêtements, Jodie
avait pouffé de rire.
— Les call-girls n’en portent jamais, avait-elle répondu vertement. En plus, ils ne feraient que
vous encombrer.
À ce souvenir, l’estomac de Jane se serra. La peur panique qu’elle avait jusque-là jugulée tant
bien que mal la submergea. Pourquoi s’était-elle embarquée dans cette histoire sans queue ni tête ?
Elle s’était bercée d’illusions en s’imaginant pouvoir réaliser ce plan ridicule…
Jodie jaillit dans les toilettes, la faisant tressaillir.
— Qu’est-ce que vous faites encore là ? s’exclama-t-elle. Junior vous attend.
— Je… J’ai changé d’avis, balbutia Jane.
— Des clous ! Vous n’allez pas vous débiner maintenant. Je savais que vous me feriez un coup
pareil. Bougez pas !
Jodie ressortit sans laisser le temps à Jane de protester. Elle se sentait bouillante et glacée à la
fois. Elle qui était une autorité dans son domaine, comment pouvait-elle se prêter à cette mascarade ?
Alors qu’elle se précipitait vers la porte pour s’enfuir, celle-ci faillit lui écraser le nez quand Jodie
la repoussa pour la rejoindre, une canette de bière à la main.
— Avalez ça ! ordonna-t-elle, la main tendue devant elle.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ça ne se voit pas ? Ce sont des cachets.
— Je vous l’ai dit : sans lunettes, je n’y vois rien de près.
— Avalez ça ! répéta Jodie. Ça va vous détendre.
— Je ne sais pas si.…
— Faites-moi confiance. Vous en aurez besoin.
— Il n’est pas prudent d’avaler n’importe quelle pilule.
— Ouais, c’est ça. Vous voulez un gosse, oui ou non ?
Jane se sentit sombrer dans un abîme de détresse.
— Vous savez bien que oui, gémit-elle tout bas.
— Alors, avalez ces putains de pilules !
Jane se résigna à obtempérer et fit passer les cachets en portant la canette à ses lèvres. Le goût
de la bière la fit grimacer. Elle protesta de nouveau en vain lorsque Jodie l’entraîna hors des
toilettes. Un courant d’air frais sous sa jupe lui rappela qu’elle ne portait pas de culotte.
— Je ne peux pas faire ça ! gémit-elle de plus belle.
— Écoutez… argumenta patiemment Jodie. Ce n’est pas si compliqué. Cal sera bourré : ses
potes sont en train de s’en occuper. Ils disparaîtront dès votre arrivée et tout ce que vous aurez à
faire, c’est de lui grimper dessus. Ce sera terminé avant que vous ayez pu vous en rendre compte !
— Je ne crois pas que ce sera si facile…
— Mais bien sûr que si !
Jane remarqua que des clients du Zebra la regardaient bizarrement. D’abord, elle craignit
d’avoir quelque chose qui clochait – du papier toilette collé à son talon, ou pire encore… :., puis elle
comprit qu’ils lui portaient un intérêt purement sexuel et elle paniqua de plus belle.
Jodie la conduisit devant une sorte de monstre tout en muscles et dépourvu de cou, debout au bar
dans un trench-coat vert olive. Il arborait de gros sourcils noirs et broussailleux joints au-dessus du
nez comme une énorme chenille.
— La voilà, Junior… annonça-t-elle fièrement. Personne ne pourra dire qu’on ne peut pas me
faire confiance !
Le monstre examina Jane de pied en cap et sourit.
— Tu t’es bien débrouillée, Jodie ! la complimenta-t-il. Elle est vraiment classieuse. Quel est
ton nom, ma jolie ?
Jane fut tellement prise de court que rien ne lui vint à l’esprit. Au hasard, elle posa les yeux sur
la seule applique au néon qu’il lui était possible de déchiffrer sans ses lunettes.
— Bud, répondit-elle.
— Tu t’appelles Bud ?
— Oui.
Gênée, elle toussota dans sa main. Elle avait consacré son existence à la recherche de la vérité
et n’aimait pas mentir.
— Rose, ajouta-t-elle en hâte. Rose Bud.
Jodie roula des yeux effarés.
— Ça fait effeuilleuse de bastringue… grommela Junior.
— C’est un nom très respectable ! protesta Jane en le fixant avec inquiétude. Il y avait des Bud
sur le Mayflower.
— Ah ouais ?
Elle s’efforça d’argumenter, mais elle était si anxieuse qu’elle ne pouvait aligner deux idées
cohérentes.
— Les Bud ont combattu sur tous les champs de bataille : Lexington, Gettysburg, et même à la
bataille des Ardennes.
La tête penchée sur le côté, Junior la dévisagea d’un air suspicieux.
— Quel âge as-tu, au fait ?
— Vingt-six ans ! intervint vivement Jodie.
— Elle fait un peu plus âgée, marmonna-t-il.
Mais elle ne ressemble pas du tout à Kelly. S’il ne la trouve pas trop vieille, elle pourrait plaire
à Cal.
Jane faillit s’étouffer d’indignation. L’aurait-il traitée de vieillarde s’il avait su qu’elle avait
trente-quatre ans ?
Junior serra la ceinture de son trench-coat et reprit :
— Allons-y, Rose. Tu n’auras qu’à me suivre en voiture.
Se dirigeant vers la porte, il stoppa si brutalement qu’elle faillit lui rentrer dedans.
— Bon Dieu ! marmonna-t-il. J’ai failli oublier. Willie veut que tu portes ça.
Il plongea la main dans sa poche. Jane se figea en découvrant ce qu’il en sortait.
— Oh, non ! protesta-t-elle faiblement. Je ne crois pas…
— Ça fait partie du job, l’interrompit-il.
Sans plus attendre, il lui entoura le cou d’un large ruban rose, auquel il fit un gros nœud.
— Je… préférerais ne pas porter ça, protesta-t-elle.
— Tu n’as pas le choix, rétorqua Junior en fignolant son œuvre. Dis-toi que tu es un cadeau,
Rose Bud. Un somptueux cadeau d’anniversaire pour notre pote Cal Bonner.
Melvin Thornpson, Willie Jarrell et Chris Plummer – trois joueurs de la ligne offensive des
Stars – observaient Cal Bonner s’apprêter à jouer son dernier putt. Dans la salle de séjour luxueuse
mais peu meublée de son appartement, ils avaient installé un parcours à base de réceptacles divers,
sur lequel lui et Chris s’affrontaient à raison de cent dollars le trou. Cal menait quatre à zéro. D’un
coup bien appliqué de son club, il fit rouler la balle jusque dans un mug renversé.
Cal se poussa sur le côté pour laisser jouer Chris, et but une large rasade de scotch en le
regardant rater son dernier coup. Les deux autres manifestèrent leur dépit d’un grognement.
— Eh, Cal ! lança Chris. Entre Pocahontas et la Belle au bois dormant, avec qui t’aimerais bai…
t’envoyer en l’air ?
Il s’était repris juste à temps. Les défenseurs avaient parié pour savoir qui s’abstiendrait le plus
longtemps de proférer leur obscénité favorite. Cal s’était abstenu sans que les autres n’y trouvent rien
à redire. Ils savaient qu’il aurait gagné. Même si sur le terrain il était capable de jurer comme
un charretier, il perdait tout intérêt à la chose dans la vie civile.
— Voilà qui mérite réflexion, répondit-il d’un air songeur.
Cal reposa son putter et vida son verre avec la satisfaction du devoir accompli. Il ne jouait
jamais – même une partie de golf de salon – sans intention de l’emporter. Cet instinct de battant
l’avait conduit de Salvation, Caroline du Nord, à l’université du Michigan, où il avait gagné deux
championnats avec les Wolverines avant d’intégrer la NFL.
— Moi, je vote Pocahontas ! intervint Melvin.
— Ouais, Pœ, pour sûr ! renchérit Willie.
— Vous savez qui j’aimerais bai… mettre dans mon pieu, moi ? demanda Chris. Brenda Starr !
Tu parles d’un canon…
Cal ne put réprimer un sourire. Bon sang, ce qu’il aimait ces types ! Semaine après semaine, ils
prenaient tous les risques pour le protéger sur le terrain. Il leur avait mené la vie dure, ces temps-ci,
et il savait qu’ils n’appréciaient pas. Mais cette saison, les Stars avaient une chance de remporter le
Superbowl et rien ne pouvait compter davantage à ses yeux.
L’année qui venait de s’écouler avait été la pire de toute son existence. Son frère Gabriel avait
perdu dans un accident de voiture sa femme Cherry et Jamie, leur fils unique, deux êtres que Cal avait
aimés plus que tout au monde. Depuis, il n’avait plus de motivation dans la vie que pour jouer au
foot.
Après avoir jeté un rapide coup d’œil à sa montre, Melvin emplit le verre de Cal d’un scotch
très vieux et hors de prix. Contrairement à ses coéquipiers, Cal se soûlait rarement. Mais comme
c’était son anniversaire et qu’il avait le blues, il essayait de faire une exception. Malheureusement, il
avait un estomac en acier trempé qui ne lui facilitait pas la tâche.
Au souvenir de son anniversaire précédent, il se surprit à sourire. Kelly – qui était encore sa
petite amie – avait organisé une grande fête surprise à son intention. N’étant pas très au point question
organisation, elle s’y était si mal prise qu’il l’avait rejointe bien avant les autres invités. Sans doute
Kelly aurait-elle dû lui manquer davantage, mais en songeant à elle, ce qui l’emportait, c’était
l’embarras qu’elle ait pu le larguer pour un guitariste de vingt-trois ans qui lui avait mis la bague au
doigt. Il espérait pourtant qu’elle était heureuse. C’était une fille bien, même si elle l’avait souvent
exaspéré.
Cal avait tendance à pousser des coups de gueule sans que cela prête à conséquence : c’était sa
manière à lui de communiquer. Mais chaque fois qu’il s’était emporté contre Kelly, elle avait fondu
en larmes plutôt que de lui résister, lui donnant l’impression d’être une brute. Il n’avait donc jamais
pu se détendre et être tout à fait lui-même auprès d’elle.
Les filles avec lesquelles il était sorti lui avaient toujours posé ce problème. Il était attiré par les
plus gentilles, celles qui se souciaient des autres et n’étaient pas préoccupées que par elles-mêmes.
Malheureusement, les filles de ce genre n’étaient pas les mieux armées pour riposter à ses coups de
colère. Les femmes plus agressives, capables de lui tenir tête, se révélaient souvent attirées par son
argent plus que par lui-même.
Phœbe Calebow disait que ses petites amies lui poseraient moins de problèmes s’il se décidait à
les choisir plus matures. Cal adorait la propriétaire des Stars – quand elle ne le rendait pas fou de
rage – mais elle ne pouvait pas comprendre. Le football était un sport d’hommes jeunes. Lui-même
n’était pas un vieillard, bon sang ! Et puisqu’il lui était possible de choisir, pourquoi aurait-il
accroché à son bras des conquêtes plus si fraîches alors qu’il pouvait séduire des femmes ayant
encore sur elles l’éclat de la jeunesse ? Il refusait d’autant plus de reconnaître qu’il prenait de l’âge
que Kevin Tucker guettait sa moindre défaillance. Mais ce salaud ne prendrait sa place que lorsqu’il
gèlerait en enfer.
Cal vida son scotch d’un trait et en ressentit les premiers effets. D’ici peu, il serait dans l’état où
il souhaitait être. Il ne redouterait plus de penser à la disparition de deux êtres chers, à Kevin Tucker
et à la retraite qui le guettait, et au fait qu’il n’avait plus depuis une éternité fourré dans son lit une de
ces jeunettes qu’il appréciait. Soudain, il vit que Chris consultait sa montre pour la troisième fois en
un quart d’heure.
— Tu as rendez-vous, Chris ?
L’intéressé regarda Melvin d’un air gêné et bafouilla :
— Ou… quoi ? Euh, nan ! Je me demandais juste quelle heure il se faisait.
— Trois minutes de plus que la dernière fois.
Cal reposa son verre et se dirigea vers la salle à manger. Elle était dotée d’un superbe dallage et
d’un lustre en cristal de prix, mais elle n’était pas meublée. À quoi bon l’encombrer de meubles
inutiles ? Il aimait avoir de l’espace, et ce n’était pas comme s’il avait à y organiser de somptueux
dîners. Quand il voulait recevoir dignement ses amis, il affrétait un avion pour une villégiature de
luxe au soleil.
N’aimant pas vivre trop longtemps au même endroit, il détestait amasser les objets. Ne pas
posséder grand-chose facilitait les déménagements. Il n’était un grand joueur que parce qu’il n’avait
pas de point d’ancrage dans l’existence : pas de maison définitive, pas de femme à demeure. Rien, en
somme, pour lui donner l’impression d’être vieux et usé, et rien pour émousser sa rage de vaincre.
La sonnette de la porte d’entrée se fit entendre.
— Ah ! s’exclama Willie en dressant la tête. Ça doit être les pizzas que j’ai commandées.
Cal regarda en souriant ses trois amis se ruer dans le vestibule. Toute la soirée, il avait senti
qu’il y avait du complot dans l’air. Il allait savoir à présent de quoi il retournait.
Debout dans l’entrée du luxueux appartement de Cal Bonner, avec son large ruban rose noué
autour du cou, Jane avait tout d’un paquet-cadeau spécialement livré à domicile. Son cœur battait la
chamade. Elle se sentait la tête légère et subodorait que les pilules de Jodie n’y étaient pas pour rien.
En la débarrassant de son manteau, Junior – l’homme à la chenille au bas du front – avait
chuchoté quelques présentations aux trois footballeurs qui les avaient rejoints. Le dénommé Chris
était un Blanc à la calvitie naissante, doté d’un cou massif. Melvin, lui, était noir. Ses lunettes
cerclées de métal lui donnaient un air érudit qui détonnait avec son impressionnante carrure. Willie
avait un teint café au lait, et une paire de grands et beaux yeux de bourreau des cœurs.
Après avoir achevé les présentations, Junior ajouta :
— Jodie a fait du bon boulot, pas vrai ? Je vous l’avais dit.
Ses camarades scrutèrent Jane sous toutes les coutures.
— Elle est classieuse, reconnut Willie en hochant la tête. Mais quel âge a-t-elle ?
— Vingt-cinq, répondit Junior, la rajeunissant d’une année encore par rapport à l’âge qu’elle
était censée avoir.
— Jolies jambes, commenta Chris en lui tournant autour. Et beau petit cul.
Comme pour le vérifier, il posa la main sur la fesse droite de Jane. D’instinct, elle fit volte-face
et le frappa au menton.
— Hé ! protesta-t-il en se tassant sur lui-même.
Trop tard, elle réalisa son erreur. Une call-girl ne pouvait réagir ainsi. Bien vite, elle reprit ses
esprits et toisa l’importun.
— Pas d’échantillons gratuits ! lança-t-elle, cinglante. Si la marchandise vous intéresse, prenez
rendez-vous.
Loin de se formaliser de sa réaction, les trois hommes se mirent à rire. Willie hocha la tête d’un
air satisfait :
— Exactement ce qu’il faut à ce bon vieux Bombardier…
— Demain matin, il sera tout sourire ! se réjouit Melvin.
— Allez venez, les gars ! C’est l’heure de la fête…
Junior poussa Jane en avant. Elle fit de son mieux pour ne pas tituber sur ses talons ridiculement
hauts, pendant qu’ils se mettaient à chanter sur l’air de Joyeux anniversaire.
La gorge sèche, Jane passa du vestibule à une vaste salle de séjour. Ses talons s’enfoncèrent
dans une épaisse moquette blanche. Elle aperçut Cal Bonner et se figea. Les pilules de Jodie ne
purent l’empêcher de réaliser qu’il n’était pas celui auquel elle s’attendait.
Il se dressait devant un mur de vitres, silhouetté contre le noir uniforme et glacial de cette nuit de
novembre. Sur l’écran de télé, elle avait découvert un gars de la campagne avec un corps de rêve et
une syntaxe déficiente, mais celui qui la scrutait à l’autre bout de la pièce ne ressemblait en rien à ce
portrait. C’était un guerrier.
Le menton haut, la tête penchée sur le côté, il la dévisagea longuement. Son regard pâle et froid
fit courir un frisson le long de son échine. Ses yeux gris, si clairs qu’ils paraissaient argentés, étaient
d’une dureté implacable. Une coupe sévère ne parvenait pas à réprimer la tendance qu’avaient ses
cheveux châtains à friser. Elle trahissait l’homme qui n’obéissait qu’à ses propres règles et ne
s’embarrassait pas de détails. Un homme tout en muscles. Une force de la nature, aux pommettes
saillantes et à la mâchoire solide. Aucune douceur en lui, aucune place pour la moindre émotion.
Jane frissonna de plus belle. Cal Bonner n’était pas le genre d’homme à ménager ceux dont il
décidait de faire ses ennemis. Sauf que pour l’heure, elle n’était pas son ennemie. Il ne saurait jamais
quel rôle elle lui avait fait jouer. De toute façon, les guerriers se fichaient comme de leur première
chemise des enfants illégitimes qu’ils semaient derrière eux.
Des mains rudes la poussèrent, dans un concert de rires masculins, vers l’homme qu’elle avait
choisi pour devenir le père de son enfant.
— Voilà ton cadeau, Cal !
— De notre part à tous…
— Pour toi, on a choisi ce qui se fait de mieux.
Une dernière poussée la plaqua contre lui. Jane vint buter contre une poitrine musculeuse. Un
bras s’enroula autour de sa taille pour l’empêcher de tomber. Elle perçut un faible relent de scotch.
Elle fit une tentative pour se libérer, mais il ne l’entendit pas de cette oreille.
Sa soudaine impuissance était effrayante. Cal Bonner était plus grand qu’elle d’une tête, et il n’y
avait pas une once de graisse sur son anatomie d’athlète.
Une image de leurs corps nus glissant l’un contre l’autre s’imposa à son esprit. Elle la repoussa
aussitôt. Si elle laissait cette perspective l’impressionner, jamais elle n’irait au bout.
Elle sentit la main du type remonter le long de son bras.
— Eh bien, eh bien… susurra-t-il. Jamais je ne me serais attendu à avoir un jour un tel cadeau.
On peut dire que vous avez plus d’un tour dans votre sac, les gars !
L’entendre s’exprimer avec cet accent traînant rassura Jane. Il avait peut-être le corps d’un
guerrier mais il n’était jamais qu’un footballeur, et pas le plus brillant qui soit. La conscience de sa
propre supériorité intellectuelle lui donna le courage de soutenir le regard pâle posé sur elle.
— Joyeux anniversaire, monsieur Bonner…
Elle s’était efforcée de prononcer ces mots d’une voix sensuelle, mais c’était davantage d’un ton
professoral qu’elle l’avait fait, comme s’il s’était agi pour elle d’accueillir à son cours un élève en
retard.
— C’est Cal qu’il faut l’appeler, intervint Junior. « Cal » pour Calvin, mais ne t’avise pas de
l’appeler comme ça ! Tu foutrais Bombardier en rogne, et le mettre en colère n’est jamais une bonne
idée. Cal, je te présente Rose. Rose Bud.
Cal Bonner arqua un sourcil et desserra ses bras.
— Une effeuilleuse ! protesta-t-il. Désolé, les gars, mais…
— C’est ce que je me suis dit aussi, l’interrompit son ami, mais ce n’est pas une stripteaseuse :
c’est une call-girl.
Une expression de dégoût vite effacée passa sur les traits de Cal.
— Ça me fait plaisir que vous ayez pensé à moi, les gars. Sérieux… Mais je crois que je vais
décliner.
— Tu peux pas nous faire ça, Cal ! s’insurgea Junior. On sait tous que tu ne supportes pas les
professionnelles, mais Rose n’a rien à voir avec une pute de bas étage. C’est une call-girl très classe.
Sa famille est arrivée sur le Mayflower, ou quelque chose comme ça – dis-lui, Rose !
Jane se secoua :
— Un Bud a servi sous les ordres de Miles tandish.
— Je le connais, assura Chris en regardant Melvin. Il a pas joué pour les Bears, dans les années
1980 ?
Melvin pouffa de rire.
— Bon sang, Chris ! T’as jamais mis les pieds dans un amphi quand t’étais en fac ?
— Je jouais au foot… se justifia l’autre d’un ton bourru. J’avais pas de temps à perdre avec ces
conneries. De toute façon, c’est pas le sujet. C’est l’anniversaire de Bombardier, on lui offre un
cadeau somptueux, et il en veut pas !
— C’est parce qu’elle est trop vieille ! s’exclama Willie. Je vous avais dit qu’on aurait dû en
choisir une plus jeune. Elle a juste vingt-quatre ans, Cal. Promis !
D’un coup de baguette magique, Jane rajeunissait encore d’une année…
— Tu ne peux pas refuser ! s’insurgea Chris, l’œil noir. C’est ton cadeau. Tu dois la bai…
euh… l’honorer.
Jane se sentit rougir et fit mine d’examiner les lieux. Mis à part un écran de télé géant et un
équipement stéréophonique impressionnant, l’ameublement était réduit à l’essentiel. Sur la luxueuse
moquette, elle nota divers récipients couchés sur le flanc. En plus d’être un péquenaud, ce type ne
paraissait pas très ordonné. Mais puisque cela n’était pas génétique ment transmissible, peu
importait.
— Vous savez quoi, les gars ? reprit Bonner. Quand un cadeau ne convient pas, on l’échange.
Que diriez-vous de remplacer celui-ci par un bon dîner ?
Un vent de panique souffla dans l’esprit de Jane.
Il ne pouvait pas lui faire ça ! Jamais elle ne trouverait meilleur géniteur que lui.
— Enfin merde, Bombardier ! s’étrangla Willie. Elle vaut bien plus qu’un bon dîner.…
Jane se demanda combien, exactement, Junior lui avait tendu une liasse qu’elle avait fourrée
dans son sac avant de le glisser sous la banquette de sa voiture. Dès le lendemain, elle offrirait
l’intégralité de la somme à une œuvre universitaire.
Cal Bonner vida son verre d’un trait.
— J’apprécie le geste, assura-t-il, mais ce n’est pas parce que c’est mon anniversaire que j’ai
envie d’une putain.
Jane vit rouge. Comment osait-il la traiter ainsi ?
Mais elle ne pouvait renoncer. Il lui fallait trouver un moyen de le faire changer d’avis. Certes,
il la terrifiait et elle devait s’attendre à ce qu’il ne soit pas tendre avec elle, mais ce ne serait qu’un
mauvais moment à passer. Ne l’avait-elle pas choisi précisément parce qu’il ne lui ressemblait en
rien ?
— Allez, Bombardier… plaida Willie. Elle est canon. J’ai la trique rien qu’à la regarder.
— Vas-y, fais comme chez toi.… répliqua Cal du tac au tac. Tu sais où est la chambre d’amis.
— Non !
En réponse à son cri strident, tous les regards convergèrent vers Jane. Les pilules lui donnèrent
le courage de poursuivre :
— Je ne suis pas un quartier de viande qu’on se refile ! J’ai un ordre de mission qui me lie à la
satisfaction exclusive de mon client. C’est avec lui, en privé, que j’ai à traiter cette affaire. Pourquoi
ne nous laisseriez-vous pas, messieurs ?
— D’accord ! approuva Melvin avec empressement. C’est exactement ce qu’on va faire. Vous
venez, les gars ?
Il n’eut pas à insister. Tous firent précipitamment retraite vers le hall d’entrée. Melvin se
retourna une dernière fois pour lancer :
— On en veut pour notre argent, Rose ! Tu dois lui faire la totale… Tout ce qu’il veut, tu
entends ?
Jane déglutit péniblement et acquiesça d’un hochement de tête. Un instant plus tard, la porte
d’entrée claqua. Elle se retrouvait seule avec l’homme que tous appelaient « Bombardier ».
3
Jane regarda le quarterback des Stars saisir une bouteille sur la table basse et emplir son verre.
En le portant à ses lèvres, il laissa ses yeux pâles s’attarder sur elle. Il lui fallait trouver un moyen de
le séduire avant qu’il se décide à la mettre dehors, mais lequel ? Inutile de tenter un striptease : elle
n’était pas de l’étoffe dont on fait les pin-up, et ce serait sans doute le plus sûr moyen de prendre la
porte.
— Tu ferais mieux de les rejoindre, Rosebud, grogna-t-il enfin. Je plaisantais pas : j’ai aucun
goût pour les putains.
Sa syntaxe plus qu’approximative redonna courage à Jane. À chaque faute de langage qu’il
commettait, le QI de son futur bébé perdait un point… Faute de mieux, pour gagner du temps, elle
répliqua :
— J’ai toujours trouvé déraisonnable de se laisser aveugler par les stéréotypes sur un
quelconque groupe de personnes.
— Ben voyons…
— Condamner quelqu’un a priori sur la seule base de son ethnie, de sa religion ou de sa
profession est illogique.
— Ah ouais ? Même les assassins ?
— Les assassins ne constituent pas, à proprement parler, un groupe distinctif. Cela n’a donc rien
à voir.
Jane savait que s’engager avec lui dans un tel débat ne devait pas être le meilleur moyen dé le
faire chavirer de désir, mais elle était plus douée pour débattre que pour séduire.
— L’Amérique s’est bâtie sur des principes de diversité ethnique et de liberté religieuse.
Pourtant, d’aveugles préjugés font toujours des ravages dans notre société.
— Es-tu en train de me dire qu’il est de mon devoir patriotique de te faire les honneurs de ma
chambre ?
Jane esquissa un sourire, mais se ravisa en comprenant qu’il ne plaisantait pas. Le QI de son
bébé s’en trouva une fois de plus réduit à la baisse. L’espace d’un instant, elle se demanda s’il était
moral d’abuser de quelqu’un d’aussi obtus et limité intellectuellement.
— Oui, acquiesça-t-elle. D’une certaine manière, c’est le cas.
Il but une gorgée et conclut :
— OK. Rosebud. Je suis assez soûl pour te donner une chance avant de te foutre dehors. Montre-
moi ce que tu vaux.
— Je vous demande pardon ?
— Déballe la marchandise…
— La marchandise ?
— Tes appas ! Dis donc… tu tapines depuis quand ?
— Euh… en fait, vous êtes mon premier client.
— Tu plaisantes ?
— Mais ne vous inquiétez pas pour ça ! s’empressa-t-elle d’ajouter. J’ai été très bien formée !
En le voyant se renfrogner, Jane se rappela qu’il n’aimait pas les prostituées, ce qui ne lui
facilitait pas la tâche. Quand elle s’en était inquiétée auprès de Jodie, celle-ci lui avait dit que ses
coéquipiers allaient se charger de l’enivrer pour venir à bout de ses résistances. Pourtant, il ne lui
semblait pas soûl.
Une nouvelle fois, il lui fallait improviser un mensonge. Peut-être sous l’influence des pilules,
cela ne lui semblait plus si difficile. Il suffisait, en soutenant son regard sans ciller, d’inventer une
nouvelle réalité et de l’embellir par quelques détails pertinents.
— Vous devez être de la vieille école, monsieur Bonner. Celle qui s’imagine que dans ma
profession, seule la pratique fait l’expérience. Mais en ce qui me concerne, ce n’est pas vrai.
Le verre à mi-chemin de ses lèvres, il jeta platement :
— T’es bien une pute, non ?
— Exact. Mais je crois avoir mentionné que vous êtes mon premier client. Jusqu’à ce jour, je
n’ai eu de relations intimes qu’avec mon défunt mari. Je suis veuve – jeune, mais veuve.
Comme il ne paraissait pas convaincu, elle enchaîna :
— Sa mort m’a laissée dans de terribles dettes. J’ai besoin de davantage qu’un salaire de base
pour y faire face. Hélas, je n’ai pas de talent particulier à faire fructifier… à part celui sur lequel
mon époux me complimentait toujours au lit. Mais rassurez-vous : on peut n’avoir eu qu’un seul
partenaire et être néanmoins expérimentée.
— Ah oui ? Je vois pas comment.
Il marquait un point. L’esprit de Jane se mit en branle.
— Grâce aux cours vidéo, répliqua-t-elle tout à trac. Ceux que mon agence dispense à ses
nouvelles recrues.
— Voyez-vous ça… murmura-t-il en plissant les yeux. Ils font rentrer le métier à coups de
cassette vidéo…
Sa crédulité fit la joie de Jane, certaine à présent que son bébé ne pourrait naître que doté d’une
intelligence normale. Un ordinateur n’aurait pu combiner union plus harmonieuse.
— Évidemment, ce ne sont pas des cassettes à mettre sous des yeux innocents ! renchérit-elle.
Mais les agences les plus exigeantes en font souvent.
— Les agences ? Tu veux dire… des boxons ?
Jane tiquait chaque fois qu’il évoquait la prostitution.
. – « Agences de plaisir » est le terme politiquement correct, rectifia-t-elle. Quant aux
prostituées, ce sont des « pourvoyeuses de plaisir sexuel », autrement dit des PPS.
Elle était lancée et se sentait la tête légère.
— Des PPS… répéta-t-il, l’air songeur. Tu es une vraie encyclopédie, dis-moi.
— On nous passe des diaporamas, crut-elle bon d’ajouter. Et des professionnelles aguerries
viennent discuter de leurs spécialités avec nous.
— Quel genre de spécialités ?
— Euh… des jeux de rôle, par exemple.
— Quel genre de jeux de rôle ?
Jane se creusa la tête.
— Nous en avons un qui s’appelle « Cendrillon et le Prince charmant ».
— Ça consiste en quoi ?
— A faire l’amour… sur un lit de pétales de roses.
— Bof. T’as quelque chose d’un peu plus épicé en magasin ?
Jane se maudissait d’avoir évoqué les jeux de rôle.
— Naturellement. Mais puisque vous êtes mon premier client, je pense pouvoir vous donner
davantage satisfaction si nous nous en tenons à l’essentiel.
— La position du missionnaire ?
— Ma spécialité, dit-elle après avoir dégluti discrètement.
Le visage de Cal Bonner demeurait impassible, pourtant elle crut deviner que la perspective ne
l’enthousiasmait pas, aussi se hâta-t-elle de pour-suivre :
— J’ai également un faible pour… la position dominante.
— Tu vas me faire réviser mon jugement sur les put…
— Pourvoyeuses de plaisir sexuel, l’interrompit-elle.
— Si tu veux. N’empêche que tu es trop vieille pour moi.
Là, il commençait vraiment à l’agacer… Ce type de trente-six ans avait le culot de trouver trop
vieille une femme qui en avait à peine vingt-quatre ! Peut-être à cause de l’effet des pilules, peu lui
importait que cet âge-là ne fût pas le sien. Seul le principe comptait.
— Je suis confuse, fit-elle mine de se désoler. Voulez-vous que j’appelle l’agence pour qu’on
vous envoie Boucles d’Or ? Si elle a terminé ses devoirs, elle pourrait être ici en un rien de temps.
La gorgée de scotch que Cal Bonner était en train d’avaler passa de travers. Quand il eut
récupéré, il la fusilla du regard.
— Tu n’as pas vingt-quatre ans, maugréa-t-il. Nous savons tous les deux que tu en as au moins
vingt-huit. Maintenant, montre-moi ce que t’ont appris ces fameuses vidéos. Peut-être que je
changerai d’avis si tu parviens à m’intéresser.
Jane aurait préféré l’envoyer au diable. Mais si elle voulait arriver à ses fins avec lui, elle ne
pouvait se permettre de laisser libre cours à sa légitime indignation. Comment s’y prendre pour le
séduire ? Elle s’était attendue à ce que, à l’image de Craig, il passe directement à l’action. Pouvait-
elle tenter devant lui une petite danse érotique ? Elle dansait bien quand elle était seule, mais en
public, elle devenait empruntée. Même si elle avait rapidement laissé tomber ses cours d’aérobic,
préférant la marche aux exercices contraignants, peut-être une petite démonstration ferait-elle
néanmoins l’affaire ?
— Puis-je vous demander de mettre une de vos musiques préférées ? s’enquit-elle.
— Bien sûr ! répondit-il en allant allumer la chaîne stéréo. Je dois avoir ce qu’il faut. Une SPS
dans ton genre doit aimer la musique qui arrache, non ?
— PPS, rectifia-t-elle machinalement.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit ?
Après avoir glissé un CD dans l’appareil, il alla s’asseoir. Le Vol du bourdon de Rimski-
Korsakov se fit entendre. Jane voyait mal en quoi cette musique pouvait être sensuelle, mais il était
vrai qu’elle n’était pas spécialiste.
Comme on lui avait appris à le faire avant toute séance d’aérobic, elle fit quelques roulements
d’épaules en mimant une sensualité provocante. Le tempo endiablé du morceau rendait la chose
difficile, mais le cocktail chimique qui coulait dans ses veines l’aidait à dépasser ses inhibitions.
Elle enchaîna avec dix étirements à gauche et dix à droite. Ses cheveux valsaient autour de son visage
d’une manière qu’elle espérait aguichante. Un coup d’œil au regard pâle et glacial de Cal Bonner
suffit hélas à la convaincre que l’ivresse de la luxure tardait à venir… Après avoir envisagé une
flexion pour toucher ses pieds du bout des doigts, elle y renonça, considérant que ce n’était guère un
mouvement de danse très gracieux. De toute façon, elle était incapable d’y parvenir sans plier les
genoux. Puis l’inspiration lui vint.
À gauche : un pas, deux pas, trois pas – pied en l’air !
À droite : un pas, deux pas, trois pas – pied en l’air !
Son spectateur bâilla et croisa les jambes.
En désespoir de cause, elle s’essaya à un exercice de Hula-Hoop sans cerceau.
Bonner jeta un coup d’œil à sa montre. Comprenant que c’était sans espoir, Jane s’arrêta et
laissa le bourdon poursuivre son vol sans elle.
— Je ne danse pas très bien en public, reconnut-elle.
— Tu aurais peut-être dû passer plus de temps devant ces vidéos. Ou devant un ou deux vieux
films de John Travolta.
Sur ce, il se leva pour aller baisser le volume.
— Puis-je être franc avec toi, Rosebud ?
— Oui, s’il vous plaît.
— Tu ne me fais aucun effet.
Puis, tirant son portefeuille de sa poche arrière :
— Laisse-moi te donner un petit extra pour ta peine.
Jane se sentit gagnée par la panique. Il allait la jeter dehors sans autre forme de procès, et elle
aurait perdu son unique chance d’avoir l’enfant de ses rêves.
— Je vous en prie, monsieur Bonner… supplia-t-elle, vous ne pouvez pas me renvoyer comme
ça.
— Bien sûr que si, je peux.
— Vous… Vous allez me faire licencier ! La clientèle des Stars est un budget primordial pour
mon agence.
— S’il est si important, pourquoi t’ont-ils chargée du job ? Il sauterait aux yeux de n’importe qui
que tu n’es pas plus faite pour être pute que moi pour être pape.
— Il y a… une convention en ville !
— Tu veux dire que j’ai droit à toi faute de mieux ?
Jane acquiesça d’un signe de tête.
— Et si vous n’êtes pas satisfait de mes services, ils me virent… précisa-t-elle. S’il vous plaît,
monsieur Bonner. J’ai besoin de ce job. Si je le perds, je perds aussi mes avantages.
— Vous avez des avantages ?
Si les prostituées n’en avaient pas, elles auraient certainement mérité d’en avoir.
— J’ai droit à une excellente couverture maladie et j’ai de coûteux soins dentaires à effectuer.
— Rosebud…
— Je vous en supplie !
Joignant le geste à la parole, Jane saisit ses mains. Puis, fermant les yeux, elle les souleva et les
posa sur ses seins.
— Rosebud ? demanda-t-il d’une voix indécise.
— Oui ?
— Qu’es-tu en train de faire, au juste ?
— Je vous fais… palper ma poitrine.
— Je vois, dit-il sans chercher à palper quoi que ce soit. On ne t’a pas expliqué, dans ces
fameuses vidéos, qu’il valait peut-être mieux te déshabiller d’abord ?
— Le tissu de ma veste est très fin. Cela ne doit pas faire grande différence. Et comme vous le
constatez sans doute, je ne porte rien dessous.
La chaleur de ses paumes à travers la soie réchauffait sa peau.
— Vous pouvez les caresser, vous savez.
— J’apprécie ton offre, assura-t-il, mais quand vas-tu te décider à rouvrir les yeux ?
Elle avait oublié les avoir fermés. Bien vite, elle les ouvrit et comprit son erreur. Ils étaient si
proches qu’elle devait lever la tête pour soutenir, son regard. A cette distance, ses traits lui appa-
raissaient flous, mais pas assez pour qu’elle ne puisse remarquer la résolution implacable que
trahissait sa bouche. Elle remarqua également une petite cicatrice sur le côté de son menton, et une
autre à la naissance de ses cheveux. Assurément, l’enfant de cet homme, montagne de muscles durs
comme l’acier, n’aurait rien à redouter des tyrans de cour d’école.
— Je vous en prie ! gémit-elle. Où est votre chambre ?
Jane ôta ses mains, laissant retomber celles de Bonner.
— Tu y tiens vraiment, pas vrai, Rosebud ?
Elle hocha la tête. Son visage de guerrier ne trahissait rien de ses pensées.
— Pourquoi ne pas simplement rentrer et dire à ton boss que tu as rempli ta mission ?
— Je ne sais pas mentir. Mon visage me trahit aussitôt.
— Il n’y a donc pas d’autre solution.
Jane sentit son espoir renaître.
— J’en ai peur…
— Très bien, Rosebud. Tu as gagné. Finissons-en.
Il glissa un doigt sous le ruban qu’elle portait autour du cou, comme s’il s’agissait d’un collier le
chien, et l’entraîna à travers le vestibule vers un escalier moquetté. Gênée de sentir leurs flancs se
toucher, Jane tenta de s’écarter de lui mais il la retenait captive.
Tandis qu’ils gravissaient les marches, elle l’observa du coin de l’œil. Ce n’était sûrement
qu’un effet de son imagination, mais il lui paraissait physiquement plus impressionnant encore. Elle
laissa son regard plonger jusqu’à sa taille, et ce qu’elle découvrit lui fit écarquiller les yeux. Sauf
erreur de sa part, à en juger d’après l’érection qui se dessinait sous la toile de son jean, il ne restait
pas aussi insensible à ses charmes qu’il le prétendait.
— Par ici, Rosebud.
Elle trébucha sur le seuil de sa chambre, encore abasourdie qu’une femme aussi anodine qu’elle
puisse exciter un si bel homme. Puis elle se rappela qu’anodine ou pas elle restait femme, et qu’il
avait quant à lui une mentalité d’homme des’cavernes. Dans son état d’ébriété, il devait avoir décidé
que n’importe qui ferait l’affaire. Elle pouvait simplement s’estimer heureuse qu’il la traîne au fond
de sa grotte en la tirant par le ruban et non par les cheveux.
Au passage, il actionna un interrupteur. Un éclairage encastré illumina un lit géant disposé face à
un mur percé d’une enfilade de fenêtres garnies de persiennes. À part une commode, un fauteuil et une
paire de tables de chevet, il n’y avait rien d’autre dans la pièce.
Cal Bonner lâcha le ruban et se retourna pour fermer la porte. Jane déglutit péniblement en le
voyant tirer le verrou.
— Qu’est-ce que vous faites ? s’alarma-t-elle.
— Certains de mes amis ont la clé de cet appartement, répondit-il. Je suppose que tu préfères un
peu d’intimité pour nos ébats. Bien sûr, si ce n’est pas le cas…
— C’est très bien comme ça ! le coupa-t-elle vivement.
— Tu es sûre ? Certaines PSS s’offrent à des groupes.
— Ce sont des PPS de niveau 3. Je suis au niveau 1. Vous pouvez éteindre la lumière ?
— Et je suis supposé te voir comment, si j’éteins ?
— Le clair de lune passe à travers les persiennes. Je suis sûre que vous y verrez très bien. Ce
sera plus mystérieux…
Sans attendre sa permission, Jane piqua un sprint jusqu’à l’interrupteur et l’actionna. La lumière
de l’astre nocturne zébrait la pénombre de stries argentées. Dans cette ambiance irréelle, elle le vit
marcher jusqu’au lit. Les muscles de ses épaules jouèrent sous sa peau quand il enleva son polo.
— Tu peux poser tes affaires là-dessus.
Les genoux tremblants, Jane rejoignit le fauteuil qu’il lui avait indiqué d’un coup de menton. Elle
se sentait paralysée par une peur contre laquelle les narcotiques ne pouvaient rien.
— Nous pourrions peut-être discuter un peu, suggéra-t-elle d’une voix tendue. Histoire de faire
connaissance.
— J’ai perdu toute envie de discuter en entrant ici.
— Je vois.
Il défit ses chaussures et ajouta :
— Rosebud ?
— Oui ?
— N’enlève pas le ruban.
Les jambes molles, Jane s’agrippa au dossier du fauteuil. Il pivota et défit le bouton de sa
braguette. Les stries de lumière tatouaient son torse nu et ses hanches. Son érection était tellement
évidente qu’elle avait du mal à en détacher les yeux.
Soudain, il se déroba à sa vue en s’asseyant au bord du lit pour ôter ses chaussettes. Ses pieds
nus étaient bien plus impressionnants que ceux de Craig. En fait, jusqu’à présent, tout ce qu’elle avait
vu de lui surpassait son ancien fiancé. En inspirant à fond pour se calmer, elle enleva ses chaussures.
Vêtu de son seul jean déboutonné, Cal Bonner s’allongea sur le lit et se cala contre les oreillers.
Jane tendit le bras pour défaire l’agrafe sur le côté de sa veste. Sans la quitter des yeux, il croisa les
mains derrière la tête et attendit. Ses doigts se figèrent sur l’ourlet. Une vague de panique la
submergea. Elle tenta de se raisonner. Quelle différence cela faisait-il qu’il puisse la voir nue ? Elle
avait besoin de lui. À présent qu’elle l’avait rencontré, elle ne voyait personne d’autre pour
engendrer son enfant.
Pourtant, sa main restait paralysée. La fermeture Éclair de la braguette avait glissé, révélant une
fine lame de poils traçant la bissectrice’d’un abdomen parfaitement plat. Le regard de Cal Bonner
demeurait fixé sur elle et elle n’y découvrait aucune – gentillesse, rien qui puisse la rassurer.
S’efforçant de surmonter sa paralysie, elle se rappela que Craig n’était pas adepte des préliminaires.
Il affirmait que pour les hommes, c’était le résultat final qui comptait. Cal apprécierait sans doute, lui
aussi, qu’elle aille à l’essentiel. Lentement, elle se mit en marche vers le lit.
— Rosebud… dit-il à mi-voix. Il y a quelques capotes dans le tiroir du haut de la salle de bains.
Va les chercher.
— Inutile, répondit-elle tout bas. J’ai ce qu’il faut.
Jane tendit une jambe devant elle, remonta sa jupe et prit sous l’ourlet de son bas où elle l’avait
rangée la pochette du préservatif qu’elle avait saboté. L’immoralité de ce qu’elle s’apprêtait à faire
la heurta alors de plein fouet. Elle ne se rendait pas seulement coupable de dissimulation et de
tromperie, mais aussi de vol, d’une certaine manière.
L’étude des particules avait pour effet d’éloigner de Dieu ceux qui s’y livraient ou au contraire
de les en rapprocher. Quant à elle, c’était ce rapprochement qui s’était produit. En mettant son plan à
exécution, elle allait renier tout ce en quoi elle croyait. Un effort de rationalisation lui permit de
balayer ses scrupules. Il n’avait aucune envie de ce qu’elle allait lui prendre, et il n’en avait pas
l’utilité. Qui plus est, elle ne le blessait d’aucune manière en le lui prenant.
Jane mit un terme à son débat intérieur, défit le préservatif de son emballage et le tendit à Cal
Bonner. Même dans la pénombre, il aurait pu se rendre compte que l’étui n’était plus hermétiquement
clos, et elle ne pouvait prendre ce risque.
— T’es une petite chose efficace, dis-moi.
— Très efficace…
Inspirant à fond pour se donner du courage, Jane remonta sa jupe juste assez pour pouvoir
s’agenouiller au bord du matelas. Puis, sans attendre, elle s’installa à califourchon sur les cuisses de
son hôte, décidée à en terminer au plus vite.
Celui-ci gardait les mains croisées derrière la tête. Le condom coincé entre deux doigts, les yeux
levés vers elle, il la regardait sans rien faire. Jane mobilisa son courage et tendit les mains vers la
braguette entrouverte de son jean. Du bout des doigts, elle effleura les muscles durs de son abdomen.
Soudain, sans qu’elle ait pu se rendre compte de ce qui lui arrivait, elle se retrouva allongée sur le
dos.
Jane poussa un cri de protestation et dévisagea l’homme qui la retenait prisonnière sous son
poids, les mains agrippées à ses épaules.
— Qu… qu’est-ce que vous faites ? protesta-t-elle.
Ses lèvres ne dessinaient plus qu’une mince ligne au-dessus de son menton.
— Fini de jouer ! lança-t-il d’un ton menaçant. Qui es-tu ?
Elle dut lutter pour reprendre son souffle. Elle ignorait si c’était sous l’effet de la frayeur ou à
cause de son poids sur elle, mais ses poumons paraissaient incapables de se remplir. Elle avait
négligé de prendre en compte son intelligence des rues et son agilité d’athlète. Elle comprit qu’elle
ne pourrait se contenter d’une nouvelle réponse tirée par les cheveux. Sa seule chance de salut
résidait dans la simplicité. En songeant à Jodie Pulanski, elle répliqua avec un regard de défi :
— Je suis une de vos plus grandes fans.
Avec un regard dégoûté, il maugréa :
— Je m’en doutais : une bimbo de la haute avec’un faible pour les jerseys de footballeurs.
Bimbo ! Il l’avait traitée de bimbo… Jane en demeura bouche bée un instant avant de pouvoir
répondre en hâte :
— Pas n’importe quels jerseys. Juste le vôtre.
Restait à espérer qu’il ne lui demanderait pas quel numéro il portait, car elle n’en avait pas la
moindre idée. Elle avait limité ses recherches à son sujet à son dossier médical : taux de cholestérol
parfait, vision excellente à chaque œil, aucune maladie héréditaire. Les blessures diverses qu’il
semblait collectionner ne la dérangeaient pas.
— Je devrais te foutre dehors à coups de pied dans le cul !
La menace ne semblait pas devoir être suivie d’effet. Et quand il se pressa contre sa cuisse, Jane
comprit pourquoi.
— Mais vous ne le ferez pas, conclut-elle. Durant un long moment, il garda le silence. Puis il
recula et lui lâcha les épaules.
— Gagné ! dit-il. Je suppose que je suis assez soûl pour oublier que j’ai renoncé aux groupies il
y a des années.
Après s’être assis au bord du lit, il se débarrassa de son jean. Les zébrures de lumière tatouées
sur son corps lui conféraient un aspect primitif et essentiellement viril. En le voyant ajuster le
préservatif saboté, Jane tourna la tête. Ainsi, songea-t-elle, le grand moment était arrivé.
La gorge sèche, elle se raidit lorsqu’il tendit le bras pour dégrafer la veste qu’elle n’avait pu se
résoudre à ôter. D’instinct, elle s’agrippa à sa main pour l’en empêcher.
— Décide-toi, Rosebud, grogna-t-il. Et vite !
— Je voudrais…. Je voudrais garder mes vêtements.
Sans lui laisser le temps de répondre, elle lui saisit le poignet et glissa d’autorité sa main sous
sa jupe.
— Tu es décidément une femme surprenante, Rosebud.
Sa main remonta le long de son bas, puis plus haut encore. Ses doigts caressèrent la jarretelle
jusqu’à la jonction avec le porte-jarretelles en dentelle. A présent, il savait qu’elle ne portait
vraiment pas grand-chose sous sa jupe.
— Tu n’aimes pas perdre de temps, toi… commenta-t-il.
La gorge serrée, Jane dut forcer la voix pour répliquer :
— J’ai envie de vous. Tout de suite !
Elle fit une tentative pour écarter les jambes, mais les muscles noués de ses cuisses l’en
empêchèrent.
— Relax, Rosebud… susurra-t-il en les caressant. Pour quelqu’un qui en meurt d’envie, tu m’as
l’air bien tendue.
— C’est… à cause de l’impatience.
S’il vous plaît, faites-moi un enfant et laissez-moi partir !
Ses doigts effleurèrent la douce toison à la jonc-tion de ses cuisses. Au comble de l’embarras,
Jane tressaillit quand la caresse se fit plus intime et masqua sa réaction en simulant un gémissement
de plaisir. Il lui fallait se détendre. Comment pourrait-elle concevoir dans un tel état de tension ?
— Je te fais mal ? s’inquiéta-t-il.
— Non ! Bien sûr que non. Je n’ai jamais été aussi excitée.
Avec un grognement dubitatif, Cal Bonner entreprit de relever la jupe jusqu’à ses cuisses.
— S’il vous plaît, pas ça ! supplia-t-elle dans un souffle.
— Tu me donnes l’impression d’être un gamin de seize ans qui fricote avec sa petite amie dans
une voiture.
Il avait dit cela d’un ton rauque qui laissait supposer que ce fantasme ne lui était pas entièrement
désagréable. Jane tenta d’imaginer ce que c’était pour une fille de « fricoter » avec la jeune gloire du
football de toute une ville. Ses seize ans, elle les avait fêtés à l’université, où les étudiants plus âgés
la traitaient au mieux comme une sœur, au pire comme une garce surdouée qui leur faisait de l’ombre.
Il posa la bouche sur sa veste et, à travers le mince tissu, elle sentit la caresse de son souffle
chaud sur son sein. Lorsque ses lèvres se refermèrent sur la pointe dressée, elle faillit bondir du lit. Il
titilla le mamelon du bout de la langue, suscitant en elle un désir aussi puissant qu’inattendu. Un raz-
de-marée de sensations la submergea.
Jane lutta pied à pied contre ce qui était en train de se produire. Si elle tirait plaisir de ses
caresses, lui semblait-il, elle ne vaudrait pas mieux que la prostituée pour laquelle elle se faisait
passer. Ce devait être pour elle un sacrifice, sans quoi elle ne pourrait plus se regarder dans une
glace. Mais Craig ne lui avait jamais fait cela, et la sensation était si douce…
— Oh, s’il vous plaît ! gémit-elle. Ne faites pas ça.
Elle tenta de l’attirer au-dessus d’elle.
— Tu es difficile à satisfaire, Rosebud.
— Faites ce que vous avez à faire. Et faites-le vite !
Il lui répondit d’une voix vibrante de colère.
— Ce que femme veut…
À la force des doigts, il s’ouvrit un passage en elle. Puis Jane se sentit écartelée par une énorme
pression quand il la pénétra. Pour ne pas crier, elle enfouit la tête dans l’oreiller.
Cal Bonner jura tout bas et commença à se retirer.
— Non ! protesta-t-elle en s’agrippant à ses fesses. S’il vous plaît, non !
Il se figea et maugréa :
— Alors enroule tes jambes autour de mes hanches.
Elle fit ce qu’il demandait, mais il s’impatienta :
— Plus fort, bon Dieu !
Jane s’exécuta et ferma les yeux tandis qu’il commençait à se mouvoir lentement en elle. Elle
avait mal, mais elle s’était attendue à devoir affronter sa brutalité de guerrier. Ce qu’en revanche elle
n’avait pas prévu, c’était que cette douleur céderait rapidement le pas à une douce chaleur. Il prenait
tout son temps pour aller et venir, en longues poussées qui déroulaient peu à peu de soyeuses volutes
de plaisir en elle.
Bien qu’habillée, elle était troublée de sentir sa peau moite de transpiration à travers le mince
voile de soie de ses vêtements. Soudain, il agrippa ses hanches et les orienta d’une manière qui
accentua encore le plaisir qui l’assaillait. Et plus elle luttait pour résister, plus la jouissance qu’il lui
procurait devenait irrésistible. Pourquoi Craig ne l’avait-il jamais aimée de cette façon, ne serait-ce
qu’une fois ?
Éprouver du plaisir entre les bras d’un inconnu la rendait honteuse. Elle pensa à ses recherches
sur le quark top pour redescendre sur terre, mais son esprit refusa de se concentrer sur les particules
subatomiques. Il lui fallait faire quelque chose pour échapper à la fatalité d’un orgasme qu’elle ne se
pardonnerait pas. Sachant qu’elle risquait de provoquer sa colère, elle lança sèchement :
— Alors ? C’est pour aujourd’hui ou pour demain ?
D’un coup, il s’immobilisa au-dessus d’elle.
— Qu’est-ce que tu viens de dire ?
Jane déglutit difficilement.
— Vous avez parfaitement compris. Vous êtes censé être un amant hors pair. Qu’est-ce qui vous
prend si longtemps ?
— Si longtemps ?
Il se redressa pour la fusiller du regard.
— Tu veux que je te dise une chose, poupée ? T’es complètement barge !
Puis, d’un puissant coup de reins, il plongea en elle. Jane se mordit la lèvre pour ne pas crier
tandis qu’il roulait du bassin au-dessus d’elle, encore et encore. Elle accueillait ses assauts avec
courage et détermination. Elle était décidée à supporter stoïquement son sort et à n’en tirer aucune
satisfaction.
Son corps, cependant, se rebella contre sa volonté. Des vagues de plaisir de plus en plus
fréquentes, de plus en plus intenses, s’abattirent sur elle. Elle se sentit grimper malgré elle vers
d’incroyables hauteurs.
Enfin, tous les muscles de Cal Bonner parurent se tétaniser tandis que sa semence se répandait en
elle. Jane crispa les poings sur le drap et exulta, oubliant sa propre extase.
Nagez ! Nagez, graines de guerriers ! Nagez, gentils faiseurs de bébé sans cervelle…
L’inappréciable don qu’il lui faisait sans le savoir lui procura un élan de tendresse. Quand il
s’effondra d’une masse sur son corps, elle déposa sur son épaule moite un baiser de gratitude.
Rapidement, il reprit ses esprits et commença à se retirer. Jane resserra instinctivement l’étau de
ses jambes autour de ses hanches, mais elle n’était pas de taille à lui imposer sa volonté. Sans effort,
il se libéra et s’assit au bord du lit. Penché en avant, les coudes appuyés sur les genoux, il demeura
ainsi un long moment, à reprendre son souffle en contemplant le vide. Quand elle se redressa sur les
coudes, il glissa sur l’oreiller.
La lumière argentée de la lune à travers les stores déposait des zébrures sur son dos. Jane songea
qu’elle n’avait jamais vu quelqu’un d’aussi accablé par la solitude. Elle voulut tendre le bras pour le
toucher, mais elle n’osa pas troubler son intimité. L’énormité de ce qu’elle venait de faire la frappa
de plein fouet. Elle était une menteuse. Une menteuse et une voleuse.
Cal Bonner se leva et se dirigea vers la salle de bains.
— À mon retour, dit-il, je ne veux plus te voir ici.
4
Sous la douche des vestiaires, au terme d’un entraînement particulièrement éprouvant, Cal se
surprit à penser à Rosebud plutôt qu’à ses membres douloureux ou au fait qu’il avait ces temps-ci
plus de mal à récupérer physiquement. Ce n’était pas la première fois que la pseudo call-girl
s’invitait dans ses pensées depuis son anniversaire, quinze jours auparavant. Il trouvait cela aussi
incompréhensible que la raison pour laquelle il s’était tout de suite senti attiré par elle. Inutile de nier
l’évidence : dès l’instant où elle s’était présentée à lui, affublée de ce nœud ridicule autour du cou, il
l’avait désirée.
Pourtant, elle n’était pas du tout son genre. Bien qu’assez attirante avec ses grands yeux verts et
ses cheveux blonds, elle ne pouvait rivaliser avec les jeunes beautés qui se pendaient à son bras.
Certes, elle avait une peau magnifique, mais elle était aussi trop grande, elle manquait de poitrine et
surtout, elle était beaucoup trop vieille.
Cal plongea la tête en avant et laissa le jet de douche l’éclabousser. Peut-être s’était-il laissé
attirer par l’intelligence qui faisait pétiller les yeux de Rosebud, en dépit de l’histoire
abracadabrante qu’elle avait tenté de lui faire avaler, ou par cette drôle de réserve que masquaient
mal ses tentatives maladroites pour le séduire.
Il avait rapidement compris qu’il avait affaire à une riche groupie désireuse de s’offrir quelques
frissons en se faisant passer pour une traînée. Il avait été d’autant plus pressé de la voir partir qu’il
n’aimait pas l’idée d’être attiré sexuellement par une telle femme. Cependant, c’était sans trop de
conviction qu’il avait tenté de se débarrasser d’elle. Au lieu d’être irrité par ses mensonges, il avait
fini par s’amuser du flot de contes à dormir debout qu’elle débitait.
Mais c’était l’épisode de la chambre qui l’avait le plus marqué. C’était là, également, que
quelque chose avait commencé à clocher. Pourquoi avait-elle refusé d’ôter ses vêtements, même
lorsqu’ils étaient passés à l’action ? Étrange… et si diablement érotique que cela l’obsédait.
Plus étrange encore, Rosebud avait fait tout son possible pour ne pas jouir, et cela le tracassait.
Il avait habituellement un jugement infaillible sur les gens, et même s’il avait tout de suite vu clair
dans son jeu, il l’avait jugée inoffensive. À bien y repenser, il n’en était plus si sûr. Y avait-il une
motivation cachée pour expliquer sa conduite ? À part le fait de pouvoir ajouter une encoche à son
tableau de chasse avant de passer à sa cible suivante, il ne voyait pas laquelle.
Alors que Cal se rinçait les cheveux, Junior fit irruption dans la salle de douches.
— Eh, Bombardier ! cri a-t-il. Bobby Tom au téléphone. Il voudrait te parler.
Cal enroula une serviette autour de sa taille et se hâta vers le téléphone. Pour n’importe qui
d’autre, il aurait demandé qu’on laisse un message, mais pas pour Bobby Tom Denton. Même s’ils
n’avaient que peu joué ensemble avant la mise à la retraite anticipée de BT, Cal tenait en haute
estime l’ex-joueur des Stars.
Entendre dans l’écouteur son accent texan le fit sourire.
— Eh, Cal ! Je t’attends ici pour mon tournoi de golf de charité, en mai ? Gros barbecue au
programme et des jolies filles à ne plus savoir qu’en faire… Bien sûr, avec Gracie dans les parages,
je devrai te laisser leur tenir compagnie.
Diverses blessures avaient empêché Cal de participer aux précédents tournois organisés par BT,
aussi n’avait-il pu faire la connaissance de Gracie Denton. Il doutait cependant qu’aucune femme au
monde puisse empêcher le légendaire Bobby Tom Denton de n’en faire qu’à sa tête.
— Je serai là, promit-il, tu peux compter sur moi.
— Gracie sera ravie ! Tu sais qu’elle s’est fait élire maire de Telarosa juste après la naissance
de Wendy ?
— Je l’ai entendu dire.
Bobby Tom donna des nouvelles de sa femme et de sa fille. Cal ne s’intéressait ni à l’une ni à
l’autre, mais il fit comme si, sachant qu’il était important pour BT de croire que sa famille comptait
plus que tout et que le football ne lui manquait pas. Il ne se plaignait jamais d’avoir dû mettre un
terme à sa carrière après une grave blessure au genou. Cal savait pourtant que cela devait lui arracher
les tripes. Le football avait été au centre de l’existence de BT, et sans avoir à jouer de matchs, celle-
ci devait être aussi vide qu’un stade déserté par les spectateurs.
Pauvre Bobby Tom… Cal était déterminé quant à lui à ne pas laisser quoi que ce soit l’éjecter
du jeu avant qu’il n’y soit prêt. Le football, c’était sa vie, et rien ne pourrait changer ça. Ni l’âge ni
les blessures. Rien.
Après avoir raccroché, il alla s’habiller. En passant ses vêtements, ses pensées glissèrent
progressivement de Bobby Tom Denton au souvenir de sa soirée d’anniversaire. Mais qui pouvait
bien être cette femme, bon sang ? Et pour quelle raison ne parvenait-il pas à la sortir de sa tête ?
— Vous m’avez fait venir juste pour me parler de mes frais de déplacement à la conférence de
Denver !
Jane ne perdait jamais son calme dans le cadre de ses activités professionnelles. Mais,
confrontée à son supérieur hiérarchique aux laboratoires Preeze, elle fut prise d’une soudaine envie
de hurler.
Levant la tête des paperasses étalées devant lui, Jerry Miles répondit :
— Vous pouvez considérer que ces détails n’ont pas d’importance, Jane, mais en tant que
directeur de cet établissement, ils en ont pour moi.
En un geste aussi affecté que son apparence vestimentaire, il passa la main dans ses cheveux trop
longs et grisonnants, comme si elle le poussait à bout. Ce jour-là, l’accoutrement de Jerry consistait
en un pull à col roulé jaune, une veste bleu marine au col parsemé de pellicules et un pantalon de
velours couleur rouille heureusement dissimulé par son bureau.
Il n’était pas dans les habitudes de Jane de juger les gens d’après leur apparence – qu’elle ne
remarquait pas, la plupart du temps – mais elle soupçonnait son directeur de cultiver son côté négligé
pour se conformer au stéréotype du physicien excentrique. Ce n’était plus depuis belle lurette qu’un
cliché éculé, mais sans doute cherchait-il ainsi à laisser croire qu’il était toujours « dans le coup »,
alors qu’il s’était depuis longtemps laissé distancer par les développements phénoménaux de la
physique moderne.
La théorie des cordes le laissait perplexe. La supersymétrie le déconcertait. Et contrairement à
Jane, il ne maîtrisait pas la complexité des nouvelles mathématiques. Malgré ces lacunes, Jerry avait
été porté à la direction des laboratoires deux ans plus tôt, par une manœuvre de la faction la plus
conservatrice de l’établissement qui désirait l’un des siens à la tête de la prestigieuse institution.
Depuis, l’activité de Jane chez Preeze souffrait des ukases d’un bureaucratisme tatillon.
— À l’avenir, nous aurons besoin de plus de justificatifs pour rembourser ce genre de dépenses,
reprit-il. Ce trajet en taxi depuis l’aéroport, par exemple : une ruine.
Jane trouvait stupéfiant qu’un homme dans sa position puisse perdre son temps à la harceler pour
de telles broutilles.
— L’aéroport est assez éloigné de Denver, protesta-t-elle.
— Dans ce cas, vous n’aviez qu’à prendre la navette.
Jane serra les dents pour ne pas s’énerver. Non content d’être incompétent, Jerry était aussi
sexiste. Jamais ses collègues masculins n’avaient à subir ce genre de procès. Mais il était vrai
qu’aucun d’eux ne s’était arrangé, comme elle autrefois, pour le ridiculiser.
Alors qu’elle n’avait qu’une petite vingtaine d’années, elle avait écrit un article pour démolir
l’une des théories préférées de Miles, un travail bâclé qui lui avait néanmoins valu quelques louanges
de complaisance. Son prestige dans la communauté scientifique en avait pâti, ce qu’il n’avait pas
oublié et ne lui avait jamais pardonné.
Les sourcils froncés, il poursuivit l’entretien en se lançant dans une critique en règle des travaux
de Jane, tâche plutôt ardue pour lui puisqu’il n’y comprenait pas grand-chose. En l’écoutant pontifier,
elle sentit s’aggraver la déprime qui s’était abattue sur elle après sa tentative infructueuse pour
tomber enceinte deux mois plus tôt. À l’heure qu’il était, si elle avait pu porter un enfant, rien d’autre
n’aurait compté.
En tant qu’adepte de la vérité, elle était consciente que ce qu’elle avait fait l’autre nuit était
moralement condamnable. Pourtant, elle ne le regrettait pas. Peut-être était-ce dû au fait qu’elle
n’aurait pu trouver meilleur candidat pour engendrer son enfant. Cal Bonner était un guerrier, un
homme au caractère agressif, chez qui dominait la force brute – toutes caractéristiques qu’elle ne
possédait pas. Mais il y avait chez lui autre chose. Jane avait l’impression qu’une petite voix
éminemment féminine lui dictait que ce serait lui, et nul autre que lui. Hélas, elle ne lui disait pas de
quelle façon elle allait pouvoir l’approcher de nouveau. Son désir d’enfant était toujours aussi fort,
mais elle n’aurait pas le courage d’arranger un nouveau guet-apens sexuel.
Le sourire de chat gourmand de Jerry Miles la ramena à de plus urgentes préoccupations.
–… longtemps essayé d’éviter cela, Jane, mais vu les difficultés que nous avons rencontrées ces
dernières années, je n’ai plus le choix. Dorénavant, je vous demande de me remettre à chaque fin de
mois un rapport sur vos activités.
— Un rapport ? s’étonna-t-elle. Je ne comprends pas.
En l’entendant lui expliquer ce qu’il attendait d’elle, Jane ne put dissimuler sa stupéfaction.
Personne n’était soumis aux laboratoires Preeze à de telles contraintes. Il s’agissait d’un pur
harcèlement bureaucratique.
— Hors de question ! trancha-t-elle. C’est une exigence irraisonnée et totalement injuste.
Jerry la considéra d’un air apitoyé et minauda :
— Voilà qui est fâcheux. Le conseil ne sera pas ravi de l’apprendre, et votre contrat doit être
renouvelé cette année.
Jane était si scandalisée qu’elle eut du mal à protester :
— J’ai toujours fait de l’excellent travail.
— Dans ce cas, il vous sera facile de me faire un rapport chaque mois, pour que je puisse
partager votre enthousiasme.
— Personne d’autre ici n’est obligé de le faire.
— Vous êtes encore jeune, Jane. Et votre position n’est pas aussi établie que celle de vos
collègues.
Elle était également une femme, et lui un infâme sexiste. Des années de self-control lui évitèrent
de le lui envoyer à la figure, ce qui au final n’aurait fait de mal qu’à elle-même. Elle préféra se lever
et sortir dignement sans un mot.
Dans l’ascenseur, en regagnant le rez-de-chaussée, Jane ne cessa de fulminer. Combien de temps
encore allait-elle devoir supporter tout ceci ? Plus que jamais, l’absence de son amie Caroline lui
pesait. Elle aurait eu besoin d’une oreille compréhensive pour s’épancher.
À l’extérieur, elle replongea dans un de ces gris après-midi de janvier qui semblent ne jamais
devoir finir au nord de l’Illinois. En frissonnant, elle grimpa dans sa Saturn et se mit en route vers
l’école d’Aurora, où elle animait un programme d’éveil scientifique pour une classe de primaire.
Certains de ses collègues la taquinaient de s’être portée bénévole pour ce type d’action. Qu’une
physicienne de renom international puisse transmettre son savoir à de jeunes enfants constituait selon
eux une perte de temps. Jane ne le voyait pas de cet œil-là. Préoccupée par les insuffisances de
l’enseignement scientifique à l’école, elle était heureuse de pouvoir apporter sa pierre pour y
remédier.
En pénétrant dans la salle de classe où l’attendaient ses jeunes élèves, Jane s’efforça de laisser
de côté les mesquineries de Jerry Miles et posa sur le bureau le matériel qu’elle avait apporté pour
ses expériences du jour.
— Bonjour, docteur Darling ! s’exclama un chœur enfantin.
Les libertés prises par les enfants avec son nom la faisaient toujours sourire. Cela avait
commencé dès sa première visite, deux ans plus tôt, et puisqu’elle n’avait pas jugé utile de les
corriger, le surnom lui était resté. Jane leur retourna leur salut et balaya du regard leurs visages
espiègles. Rattrapée par son irrépressible désir d’enfant, elle sentit son cœur se serrer.
Allait-elle passer le reste de sa vie à se lamenter de ne pouvoir avoir d’enfant sans rien faire
pour y remédier ? Tout en effectuant sa première expérience avec une chandelle et une boîte de
céréales vide, elle prit sa décision. Dès le départ, elle avait su que ses chances de tomber enceinte au
premier essai étaient quasi nulles. Le moment était venu – alors que son pic de fertilité approchait –
de faire une autre tentative.
Une rapide consultation de la presse sportive lui avait appris que les Chicago Stars jouaient le
week-end suivant à Indianapolis pour les quarts de finale du championnat de l’AFC. Selon Jodie, Cal
devait rejoindre sa maison de famille en Caroline du Nord tout de suite après la fin de la saison. Si
elle ne se décidait pas à agir, bientôt il serait trop tard.
Jane fit la sourde oreille à la voix de sa conscience qui lui dictait que tout ceci était contraire à
ses principes. Dès le prochain week-end, elle laisserait derrière elle ses doutes et son appréhension,
et s’envolerait pour Indianapolis. Qui sait ? Peut-être le quarterback de légende allait-il cette fois se
décider à marquer un touchdown rien que pour elle ?
Il avait plu toute la journée à Indianapolis, ce qui avait retardé l’atterrissage de l’avion des Stars
et décalé tout leur programme. Lorsque Cal quitta le bar de l’hôtel et se dirigea vers l’ascenseur pour
gagner sa chambre, il était déjà près de minuit, soit une heure après l’habituel couvre-feu. En chemin,
il croisa Kevin Tucker mais ne lui dit pas un mot. Ils avaient fait leur petit numéro devant la presse
quelques heures plus tôt. Ils détestaient l’un comme l’autre devoir se livrer à cet exercice de fausse
camaraderie, mais cela faisait partie du job.
À chacune de ces conférences de presse, Cal était obligé d’expliquer en regardant les
journalistes dans le blanc des yeux combien Kevin était talentueux et combien il appréciait de l’avoir
pour doublure. Puis Kevin prenait le relais pour dire tout le respect qu’il avait pour Cal et à quel
point c’était un privilège de faire partie de l’équipe, même sur le banc de touche. Tout cela n’était
que blabla. Les reporters le savaient, les supporters le savaient, mais il fallait néanmoins faire
comme si.
Après avoir regagné sa chambre, Cal chargea dans le magnétoscope une cassette vidéo du
dernier match des Colts et défit ses chaussures. En s’allongeant sur le lit pour la visionner, il chassa
de son esprit Kevin Tucker pour mieux se concentrer sur la ligne déferisive de l’équipe que les Stars
devaient affronter. Quand il eut trouvé ce qu’il cherchait, il rembobina et regarda de nouveau.
Les yeux rivés à l’écran, il déballa le chocolat à la menthe posé sur son oreiller et le dégusta.
Sauf erreur de sa part, leur safety avait l’habitude de signaler un blitz à ses coéquipiers en tournant
deux fois la tête sur le côté. En souriant, Cal engrangea soigneusement l’information.
Debout dans son ensemble en soie écrue devant la porte de la chambre d’hôtel de Cal Bonner,
Jane inspirait à fond pour se donner du courage. Au cas où sa nouvelle tentative ne serait pas
couronnée de succès, elle se contenterait de vivre dans le regret et l’auto-apitoiement, car elle ne se
voyait pas repasser par ces affres une troisième fois.
Réalisant qu’elle avait oublié d’enlever ses lunettes, elle les rangea en hâte dans son sac, puis
rajusta la chaîne dorée de la bandoulière sur son épaule. Avoir avalé une des pilules magiques de
Jodie lui aurait facilité la tâche, mais ce soir elle était livrée à elle-même. Rassemblant son courage,
elle leva la main et cogna contre le battant.
La porte s’ouvrit brutalement, lui offrant un saisissant aperçu d’un torse nu couvert d’un duvet
blond.
— Je… Désolée, balbutia-t-elle. Je me suis trompée de chambre.
— Cela dépend de qui vous cherchiez, Bouton d’Or.
L’homme était jeune – vingt-quatre ou vingt-cinq ans, peut-être – et arrogant.
— Je cherchais M. Bonner.
— Vous avez bien de la chance, dans ce cas, parce que vous avez trouvé mieux : je suis Kevin
Tucker.
Il avait l’air plus jeune sans son casque, mais Jane finit par se rappeler l’avoir aperçu lors d’une
retransmission télévisée d’un match des Stars.
— On m’avait dit que M. Bonner occupait la 542…
Jane se maudissait d’avoir fait confiance à Jodie. Tucker s’était renfrogné, peut-être parce
qu’elle ne l’avait pas immédiatement reconnu.
— On vous a mal renseignée, grogna-t-il.
— Sauriez-vous dans quelle chambre il se trouve ?
— Bien sûr que je le sais ! se vanta-t-il d’un air suffisant. Qu’est-ce qui vous amène à cette
heure chez le vieux ?
Que pouvait-elle répondre à cela ?
— C’est privé.
— Je l’aurais parié.
Son ton péremptoire était agaçant. Ce jeune homme avait besoin d’être remis à sa place.
— Figurez-vous que je suis sa conseillère spirituelle !
Tucker jeta la tête en arrière et éclata de rire.
— C’est comme ça qu’on dit, maintenant ? Ce qui est sûr, c’est que vous avez de quoi lui faire
oublier son âge.
— Les conversations que j’ai avec mes clients sont d’ordre confidentiel. Pourriez-vous à
présent, s’il vous plaît, m’indiquer son numéro de chambre ?
— Je vais faire mieux que ça : je vais vous y conduire.
Ses yeux pétillaient d’intelligence, et Jane comprit qu’en dépit de son aura de jeunesse et de
bonne santé, il ne pouvait être un candidat sérieux pour engendrer son enfant.
— Inutile de vous donner cette peine, protesta-t-elle.
— Oh ! Je ne voudrais manquer ça pour rien au monde. Laissez-moi juste attraper ma clé.
Pieds et torse nus, il la précéda dans le couloir.
Après avoir tourné au bout de celui-ci, ils s’arrêtèrent devant la 50l.
Cela lui était déjà suffisamment difficile d’avoir à affronter Cal : Jane ne se voyait pas en plus
devoir le faire devant un étranger. En hâte, elle lui tendit la main.
— Merci beaucoup, monsieur Tucker. J’ai apprécié votre aide.
— Aucun problème.
Mais plutôt que d’accepter sa poignée de main, il cogna trois coups contre la porte.
— Je crois que je pourrai me débrouiller, maintenant, assura Jane. Merci encore.
— Je vous en prie, répondit-il sans bouger d’un pouce.
La porte s’ouvrit. Jane retint son souffle en se retrouvant nez à nez avec Cal Bonner. À côté de
Kevin Tucker, il avait l’air d’un soldat aguerri par les batailles – un roi Arthur face au jeune
Lancelot. Il était encore plus impressionnant que dans son souvenir, et elle dut se retenir de reculer
d’un pas.
— Regarde ce que j’ai trouvé devant ma porte, Calvin ! lança Tucker avec insolence. Ta
conseillère spirituelle…
— Ma quoi ?
— On m’a donné par erreur le numéro de chambre de M. Tucker, s’empressa d’expliquer Jane.
Il a gracieusement offert de m’escorter jusqu’ici.
En souriant, l’intéressé lui demanda :
— On ne vous a jamais dit que vous parlez comme les commentatrices de ces documentaires sur
la nature, à la télé ?
— Ou comme un putain de maître d’hôtel, renchérit Cal en laissant courir sur elle ses yeux pâles
et glacés. Qu’est-ce que tu fous là ?
Adossé au chambranle, Tucker croisa les bras pour assister au spectacle. Jane ignorait quels
rapports entretenaient les deux hommes, mais elle comprit qu’ils n’étaient pas amis.
— Elle est venue t’aider à supporter le grand âge, intervint le jeune homme.
Un muscle se contracta sur la mâchoire de Cal Bonner.
— Tu n’as pas un film de match à visionner, Tucker ?
— Nan ! Je sais déjà tout ce qu’il faut savoir sur les Colts.
— Ah ouais ? Tu sais donc comment ils se passent le mot avant un blitz ?
Tucker se figea.
— C’est bien ce qui me semblait, reprit son aîné. Va faire tes devoirs, gamin. Ce bras en or pour
lequel on te paie des fortunes ne vaut rien si tu ne sais pas lire une défense.
Sans savoir de quoi il était question, Jane comprit que Cal venait de remettre Kevin à sa place.
Celui-ci se redressa et lança en s’inclinant brièvement devant elle :
— Vous feriez mieux de ne pas rester trop longtemps. Les vieux comme Calvin ont besoin de
beaucoup de sommeil. Mais quand vous aurez fini, n’hésitez pas à repasser par ma chambré : je suis
sûr qu’il ne vous aura pas épuisée.
Même si le culot dont il faisait preuve était assez amusant, Jane ne put s’empêcher de répliquer
sèchement :
— Vous avez besoin de conseils spirituels, monsieur Tucker ?
— Plus que vous ne pouvez l’imaginer.
— Dans ce cas, je prierai pour vous.
Il se mit à rire et remonta le couloir avec l’aisance et la décontraction de la jeunesse à qui tout
est permis. Jane se surprit à sourire en le regardant s’éloigner.
— Rosebud ? grommela Bonner. Pourquoi ne vas-tu pas le rejoindre si tu le trouves si drôle ?
Elle reporta son attention sur lui :
— Étiez-vous aussi crâneur, quand vous étiez jeune ?
— J’aimerais qu’on arrête de me parler comme si j’avais déjà un pied dans la tombe !
Deux femmes débouchèrent au détour du couloir et s’immobilisèrent en l’apercevant. Vivement,
il l’attrapa par le bras et l’attira à l’intérieur.
— Viens par ici.
Tandis qu’il refermait la porte, Jane examina les lieux. Les oreillers étaient empilés contre la
tête du lit géant, le couvre-lit faisait des plis, et il ne défilait plus sur l’écran de télé silencieux que
des parasites blancs.
— Qu’est-ce que tu fous là ? répéta-t-il. Jane avala difficilement sa salive.
— Je pense que vous le savez parfaitement.
Avec une effronterie dont elle ne se savait pas capable, elle actionna l’interrupteur et fit le noir
dans la pièce. Seul le téléviseur jetait encore une lueur blanchâtre et mouvante.
— Tu n’es pas du genre à perdre ton temps, Rosebud…
Jane sentit tout courage la quitter. Cette seconde tentative s’avérait plus difficile encore que la
première. Elle laissa glisser son sac à terre et murmura :
— À quoi bon ? Nous savons tous deux où nous allons.
Le cœur battant, elle glissa les doigts dans la ceinture du pantalon de Cal et l’attira à elle. Alors
que son bas-ventre se collait au sien, elle le sentit durcir aussitôt et ce fut comme si chaque cellule de
son corps s’éveillait.
Pour quelqu’un qui avait toujours été d’une grande timidité avec le sexe opposé, jouer les
femmes fatales était une expérience enivrante. Les mains sur ses fesses, elle pressa sa poitrine contre
la sienne. Puis elle laissa ses doigts remonter le long de ses flancs en ondulant de manière lascive
contre lui.
Mais le sentiment de toute-puissance qu’éprouvait Jane fut de courte durée. Cal la plaqua
rudement contre le mur et lui saisit le menton entre le pouce et l’index.
— Existe-t-il un M. Rosebud ? s’enquit-il.
— Non.
Il serra plus fort, jusqu’à lui faire mal.
— N’essaie pas de te payer ma poire, beauté. La vérité !
Jane soutint son regard sans ciller. Sur ce sujet, au moins, elle n’avait pas à mentir.
— Je ne suis pas mariée, assura-t-elle. Je le jure.
Sans doute la crut-il, car il lui lâcha le menton.
Sans lui laisser le temps de poser d’autres questions, elle déboutonna la ceinture de son
pantalon.
Tandis qu’elle luttait avec la fermeture Éclair de sa braguette, elle sentit les mains de Cal
s’activer sur les agrafes de son tailleur. Juste à temps, elle parvint à l’empêcher d’écarter les pans de
sa veste en s’y agrippant.
— Non ! s’écria-t-elle.
Aussitôt, il s’écarta et ordonna sèchement :
— Sors d’ici !
Jane referma les agrafes de son tailleur et fixa Cal d’un air contrit. Il paraissait furieux. Elle
comprenait qu’elle avait commis une erreur, mais le seul moyen pour elle d’empêcher que cette scène
vire au sordide consistait à préserver coûte que coûte sa pudeur.
— C’est plus excitant ainsi, argumenta-t-elle en forçant un sourire sur ses lèvres. S’il vous plaît,
ne gâchez pas tout.
— Tu me donnes l’impression d’être un violeur et je n’aime pas ça. C’est toi qui me cours
après !
— C’est mon fantasme. Je suis venue jusqu’ici pour me sentir… dévastée. Tout habillée.
— Dévastée, hein ?
En resserrant les pans de sa veste, Jane acquiesça d’un hochement de tête et répéta :
— Et tout habillée.
Cal Bonner resta pensif un moment. Elle aurait donné cher pour percer le secret de ses pensées.
— T’as déjà fait ça debout contre un mur ? demanda-t-il enfin.
Cette perspective excitait Jane, ce qui était bien la dernière chose qu’elle souhaitait. C’était de
pro-création dont il était question, pas de luxure. Qui plus est, une telle position ne devait pas
faciliter la fécondation.
— Je préfère le lit, répondit-elle.
— C’est moi qui décide.
Sans lui laisser le temps de réaliser ce qui lui arrivait, il la poussa contre le mur et remonta
suffisamment sa jupe pour plaquer ses mains sur ses fesses nues. Puis il lui écarta les jambes, la
souleva du sol et s’installa entre ses cuisses.
Sentir ce corps d’homme dur et inflexible lui imposer sa loi aurait dû l’effrayer, mais ce n’était
pas le cas. Elle laissa ses bras se refermer autour de son cou et s’accrocha à lui.
— Passe tes jambes autour de moi ! ordonna-t-il.
Sa voix était un grondement sourd. Jane lui obéit.
Elle sentit ses mains s’agiter entre eux. Fébrilement, il se dénudait. Elle s’attendit à ce qu’il la
pénètre sans autre forme de procès, mais il la surprit en commençant à la caresser.
Jane enfouit le visage dans le cou de Cal et se mordit la lèvre pour ne pas gémir. Elle se
concentra sur l’incongruité de la situation, sur l’embarras de s’offrir ainsi à un étranger, plutôt que
sur le plaisir qu’elle éprouvait. Pour lui, elle se prostituait. C’était tout ce qu’elle représentait à ses
yeux : une putain dont il pouvait user à sa guise avant de la rejeter. Pour mieux résister au désir, elle
se focalisa sur l’humiliation qu’elle s’infligeait.
D’un doigt, il se fraya un chemin en elle. Jane frissonna. Les sensations procurées par cette
caresse étaient si douces. Les ongles plantés dans son dos, elle se cabra :
— Ravagez-moi ! Qu’attendez-vous ?
Le souffle court, Cal jura tout bas.
— Bon Dieu, mais qu’est-ce qui cloche chez toi ?
— Fermez-la et décidez-vous !
Avec un grondement sourd, il s’empara de ses hanches.
— Tu l’auras voulu.
La chaleur brûlante de son torse enveloppait les seins de Jane à travers leurs vêtements. Le mur
lui meurtrissait le dos. Tout ce qu’elle souhaitait, c’était qu’il en finisse.
Il la pénétra d’un coup de reins, si profondément et si fort qu’elle grimaça de douleur. Jane était
convaincue que si elle le lui avait permis, il lui aurait fait l’amour avec égards et tendresse. Mais elle
ne l’avait pas voulu. Elle avait avant tout souhaité n’éprouver aucun plaisir, et il l’avait exaucée.
Elle sentit contre la paume de ses mains le tissu de la chemise de Cal devenir humide. On aurait
dit qu’il cherchait par la violence de ses assauts à les punir tous les deux. Et quand enfin il jouit en
elle, Jane n’était plus qu’un pantin entre ses mains. Pour mettre toutes les chances de son côté, elle
aurait voulu prolonger l’étreinte, mais elle ressortait de cet épisode l’âme meurtrie et ne souhaitait
plus qu’y mettre un terme.
Quelques secondes s’écoulèrent avant qu’il se retire. Lentement, il s’écarta et la déposa sur le
sol.
Jane avait les jambes en coton et tenait à peine debout. Incapable d’affronter son regard, elle
détourna les yeux. Elle ne supportait plus l’idée du tort qu’elle lui avait causé, non pas une mais deux
fois.
— Rosebud…
— Désolée ! l’interrompit-elle.
En hâte, elle ramassa son sac sur le sol et se précipita vers la porte. Les cuisses humides, rouge
de honte, elle s’enfuit en courant dans le couloir.
Derrière elle, elle l’entendit l’appeler par ce nom ridicule qu’elle avait emprunté à une marque
de bière. Sachant qu’elle ne pourrait supporter une autre confrontation, Jane se retourna, juste le
temps de l’envoyer promener d’un geste désinvolte de la main.
La porte de la chambre se referma en claquant. Cal Bonner avait reçu le message cinq sur cinq.
5
Le lendemain soir, assis à l’arrière de l’avion qui ramenait les Stars d’Indianapolis à Chicago,
Cal broyait du noir. Une de ses chevilles était douloureuse d’un mauvais coup reçu qui l’avait
empêché de jouer le dernier quart-temps. Kevin, qui l’avait remplacé, avait été intercepté trois fois,
avait trébuché à deux occasions, concédant aux Colts l’essai vainqueur.
Il accumulait les blessures à une fréquence inquiétante : un déboîtement d’épaule lors du stage
d’entraînement, un gros hématome à la cuisse le mois précédent, pour finir par cette entorse qui
l’avait mis sur la touche et qui allait l’empêcher de s’entraîner la semaine suivante. Il avait
désormais trente-six ans, et s’efforçait d’oublier que même le grand Montana avait pris sa retraite à
trente-huit ans. Il tentait également d’oublier qu’il ne récupérait plus aussi rapidement qu’autrefois.
En plus de sa cheville douloureuse, ses genoux le faisaient souffrir, de même qu’une ou deux paires
de côtes, sans parler de la douleur à la hanche gauche. Dans cet état, il se savait condamné à passer
une partie de la nuit dans son Jacuzzi.
Entre le match désastreux et la rencontre avec Rosebud, il était soulagé de voir cette semaine
s’achever. Il ne parvenait toujours pas à réaliser comment il avait pu ne pas utiliser de préservatif.
Même à l’adolescence, jamais il ne s’était montré aussi imprudent. Mais ce qui le mettait hors de lui,
c’était de constater qu’il ne s’était pas tout de suite rendu compte, après son départ, de l’erreur qu’il
avait commise. Dès qu’il avait posé les yeux sur elle, son cerveau s’était mis aux abonnés absents et
le désir avait primé en lui.
Sans doute avait-il pris trop de coups sur la tête, car il avait décidément l’impression de perdre
l’esprit. N’importe quelle autre groupie n’aurait jamais franchi le seuil de sa chambre. C’était
d’autant plus incompréhensible que cette fois, il n’avait pas l’excuse d’avoir été à moitié soûl. Il
l’avait désirée, et il l’avait prise : tout se résumait à cela.
Ce qui l’attirait en elle demeurait un mystère. L’un des avantages à être un athlète de renom
consistait à pouvoir choisir ses conquêtes, et ses goûts l’avaient toujours porté vers les plus jeunes et
les plus belles. En dépit de ce qu’elle prétendait, Rosebud avait au moins vingt-huit ans. Jamais il ne
s’était senti attiré par une femme aussi « vieille ». Il aimait que ses petites amies aient les seins hauts
et fermes, une bouche pulpeuse et l’attrait de la fraîcheur.
Rosebud avait un parfum de vanille à l’ancienne et des yeux verts étonnants. Même quand elle
mentait effrontément, elle soutenait son regard sans ciller. Cal n’était pas habitué à cela.
Il continua à ruminer jusqu’à l’atterrissage, de même qu’une bonne partie de la semaine suivante.
Le fait d’être tenu à l’écart des entraînements le rendit plus irascible encore que d’habitude. Il ne
parvint à retrouver son sens de la discipline que lorsque le vendredi arriva. Dès lors, il ne pensa plus
qu’au match contre les Denver Broncos. Les Stars jouaient contre eux en demi-finale du championnat
de l’AFC, et malgré ses douleurs multiples, Cal parvint à faire bonne figure. Leur défense, cependant,
ne leur permit pas de faire barrage à la ligne offensive des Broncos qui gagnèrent le match, 22 à 18.
Ainsi s’acheva la quinzième saison de Cal Bonner au sein de la NFL.
Jane pénétra le cœur léger dans le bureau de Marie, la secrétaire dont elle partageait les
services avec deux autres membres du département de physique à l’université.
— Le Dr Nguyen a appelé, annonça celle-ci d’une voix neutre. Il souhaiterait vous parler avant
seize heures.
— Merci, Marie.
Malgré l’expression peu amène de sa secrétaire, Jane avait envie de partager avec elle la bonne
nouvelle. Elle aurait voulu sauter de joie, danser, chanter, faire le tour des bureaux pour annoncer à
ses collègues qu’elle était enceinte.
— J’ai également besoin de votre rapport pour le ministère de l’Énergie avant dix-sept heures,
ajouta Marie.
— Vous l’aurez.
La tentation de lui faire partager son bonheur était grande, mais elle n’était qu’à un mois de
grossesse, et outre le fait que sa secrétaire était une rabat-joie notoire, il était encore trop tôt pour en
parler à quiconque.
Il y avait quand même une personne au courant. En pénétrant dans son bureau après avoir
ramassé son courrier, Jane sentit une inquiétude sourde tempérer son euphorie. Deux nuits plus tôt,
Jodie était venue lui rendre visite et avait tout de suite repéré les livres sur la grossesse qu’elle avait
imprudemment laissés traîner sur la table basse du salon.
Sachant qu’elle ne pourrait lui mentir très longtemps, elle n’avait pas cherché à cacher son état.
À présent, elle se sentait mal à l’aise d’avoir dû faire confiance à quelqu’un d’aussi égocentrique.
Bien que Jodie lui ait promis une absolue discrétion, Jane ne pouvait s’empêcher de douter de
son intégrité. Elle avait pourtant paru heureuse d’apprendre la nouvelle, et sincère dans son désir de
garder le secret. Aussi, en allumant son ordinateur, Jane décida de ne plus se tracasser à ce sujet et se
connecta à la bibliothèque électronique de Los Alamos pour prendre connaissance des nouvelles
communications sur la théorie des cordes. Chaque physicien de haut niveau s’astreignait
quotidiennement à cette routine.
Mais au lieu de se concentrer sur la liste des nouveaux articles parus, Jane se surprit à songer à
Cal Bonner. Selon Jodie, il allait passer la majeure partie du mois de février à parcourir le pays pour
remplir ses obligations commerciales, avant de s’envoler pour la Caroline du Nord début mars. Au
moins ne risquerait-elle pas de tomber nez à nez avec lui.
Cela aurait dû la rassurer, mais elle ne pouvait se défaire d’un certain malaise. En vain tenta-t-
elle de se concentrer sur les mots affichés à l’écran. Elle ne cessait de penser à la chambre de son
bébé. Elle avait décidé de la peindre en jaune et de l’agrémenter d’un arc-en-ciel qui traverserait la
pièce d’un mur à l’autre en passant par le plafond. Un sourire rêveur joua sur ses lèvres. Elle était
décidée à ce que son enfant puisse grandir entouré de ce qu’il y a de plus beau.
Jodie était furax. On lui avait promis une nuit avec Kevin Tucker si elle parvenait à trouver la
perle rare pour le cadeau d’anniversaire de Bombardier, mais fin février, trois mois après avoir
rempli sa mission, elle n’avait toujours rien vu venir. Et pour ne rien arranger, il lui fallait regarder
Tucker flirter avec une de ses meilleures amies.
Melvin Thompson avait loué le Zebra pour y faire une fête à laquelle assistaient tous les joueurs
qui se trouvaient encore à Chicago. Officiellement, Jodie était de service, mais elle avait passé la
soirée à boire dans les verres des uns et des autres. Aussi se sentit-elle prête à affronter Junior
Duncan quand elle le découvrit, un peu après minuit, en train de jouer au billard dans l’arrière-salle
avec Germaine Clark.
— Junior, j’ai besoin de te parler ! lança-t-elle d’emblée.
— Plus tard. Tu ne vois pas qu’on a une partie en cours ?
Jodie eut envie de lui arracher des mains la queue de billard pour la casser en deux sur sa tête,
mais elle n’était pas assez soûle pour en arriver à ces extrémités.
— Vous m’avez fait une promesse, les gars ! s’entêta-t-elle. Et je n’ai toujours pas le maillot du
numéro 12 dans mon placard. Vous avez peut-être oublié Kevin, mais pas moi.
Junior visa la poche centrale et la rata.
— Et merde ! grogna-t-il. Je t’ai dit qu’on s’en occupe.
— Ça fait trois mois que tu me chantes cette chanson, et je ne veux plus l’entendre. Chaque fois
que j’essaie de lui parler, on dirait qu’il ne me voit pas.
Junior se poussa pour laisser Germaine jouer. Jodie fut ravie de constater qu’il paraissait mal à
l’aise.
— Je dois reconnaître que Kevin nous donne du fil à retordre, maugréa-t-il.
— Tu veux dire qu’il ne veut pas coucher avec moi ?
— Ce n’est pas ça. C’est juste qu’il est occupé avec deux nanas à la fois et que ça complique les
choses. J’ai une idée : si je t’arrangeais le coup avec Roy Rawlins et Matt Truate ?
— Atterris ! rétorqua-t-elle en croisant les bras. Si j’avais voulu coucher avec ces chauffeurs de
banc, je l’aurais fait depuis des mois. Nous avions un marché : je vous trouvais une pute pour
l’anniversaire de Cal et vous m’obteniez une nuit avec Kevin. J’ai tenu parole.
— Pas exactement.
La voix teintée d’un fort accent de Caroline du Nord qui venait de s’exprimer derrière elle
arracha un frisson à Jodie. D’un bond, elle fit volte-face et se retrouva nez à nez avec Bombardier.
D’où débarquait-il ? La dernière fois qu’elle l’avait vu, deux blondes s’efforçaient au bar de lui
mettre le grappin dessus. En la crucifiant de ses yeux gris, il ajouta :
— Ce n’est pas une pute que tu as trouvée. Pas vrai, Jodie ?
Elle dut s’humecter les lèvres avant de pouvoir répondre :
— Je ne sais pas de quoi tu parles.
— Et moi, je suis sûr du contraire.
Sa main se refermant autour de son bras la fit sursauter.
— Les gars, reprit-il, si vous voulez bien nous excuser, Jodie et moi avons des choses à nous
dire. Dehors.
— T’es dingue ! Il gèle, cette nuit…
— Ça ne sera pas long.
Il l’entraîna manu militari dans l’arrière-cour du bar.
Toute la journée, les radios avaient émis des bulletins d’alerte annonçant une brusque chute des
températures durant la nuit. Dès qu’ils furent dehors, leurs souffles firent naître des panaches de buée
dans l’air gelé. Non sans une certaine satisfaction, Cal vit Jodie frissonner en serrant les bras contre
elle. Enfin, il allait obtenir des réponses à ses questions.
L’incertitude l’avait toujours mis mal à l’aise, que ce soit sur un terrain de foot ou dans la vie.
Par expérience, il savait que c’était toujours dans une ambiance de mystère que se tramaient les pires
coups tordus. Ce genre de surprises, il ne les aimait pas et pouvait s’en passer.
Bien sûr, il lui aurait été possible d’interroger les gars de l’équipe, mais il ne voulait pas qu’ils
se doutent que le souvenir de Rosebud l’obsédait. Et jusqu’à ce qu’il surprenne une bribe de sa
conversation avec Junior, il ne lui serait pas venu à l’idée de questionner Jodie.
Il avait beau s’y efforcer, il ne parvenait pas à oublier Rosebud. Il se surprenait à penser à elle
aux moments les plus incongrus. Dans combien de chambres d’hôtel avait-elle déboulé ces temps-ci
pour débiter son abracadabrante histoire de « PPS » ou de « conseillère spirituelle » ? Avait-elle fini
par jeter son dévolu sur les Bears ? À l’heure qu’il était, il n’y avait peut-être aucun des joueurs de
l’autre équipe de foot de Chicago pour lequel elle ne se soit pas désapée…
— Jodie… dit-il d’un ton menaçant. Je ne le demanderai pas deux fois : qui est-elle ?
Son uniforme d’hôtesse – une courte jupe zébrée et un chemisier moulant – ne la protégeait
aucunement du froid. Déjà, elle claquait des dents.
— Une pute, répliqua-t-elle de mauvaise grâce. Une pute dont on m’a parlé.
Une alarme se déclencha sous le crâne de Cal. Il allait obtenir les réponses qu’il cherchait, mais
peut-être n’allait-il pas les apprécier. Sa faculté à sentir le danger était l’un des talents qui faisaient
de lui un grand quarterback. Et pour une raison qu’il ne comprenait pas, les cheveux commençaient à
se hérisser sur sa nuque.
— Tu me racontes des craques, Jodie, et je n’aime pas ça.
Il lui lâcha le bras, mais se rapprocha d’elle de manière à la coincer contre le mur de brique.
Jodie évita son regard.
— C’est quelqu’un… que j’ai rencontré, maugréa-t-elle.
— Son nom !
— Je ne… peux pas te le dire, gémit-elle en secouant la tête. J’ai… Je lui ai promis de garder le
secret.
— Tu n’aurais pas dû.
— Bon Dieu, Cal ! protesta-t-elle en claquant des dents de plus belle. On se gèle, ici !
— Je ne sens rien.
— Elle… s’appelle Jane. C’est tout ce que je sais.
— Je ne te crois pas.
Jodie fit une tentative pour le déborder sur le côté, mais Cal n’eut aucun mal à s’interposer.
— Jane comment ? insista-t-il sèchement.
— J’ai oublié.
En serrant plus fort les bras contre elle, elle haussa les épaules d’un air de défi, ce qui acheva
d’impatienter Cal.
— Dis-moi, Jodie… susurra-t-il. Traîner autour des gars de l’équipe représente beaucoup pour
toi, pas vrai ?
Un soupçon d’inquiétude transparut sur ses traits.
— Un peu, reconnut-elle d’un air méfiant.
— Je pense que cela représente plus qu’un peu pour toi. Je pense même que c’est tout ce qui
compte dans ta misérable petite vie. Et je sais que tu serais très embêtée si plus aucun joueur de
l’équipe ne fréquentait le Zebra, si plus personne – pas même les remplaçants – ne voulait sortir avec
toi.
Cal savait qu’il la tenait. Pourtant, elle fit une dernière terrtative pour lui résister.
— C’est quelqu’un de bien qui connaît une mauvaise passe, et je ne ferai rien qui puisse lui
causer du tort.
— Son nom !
Au terme d’une ultime hésitation, Jodie rendit les armes.
— Jane Darlington.
— Ne t’arrête pas en si bon chemin.
— C’est tout ce que je sais, rétorqua-t-elle, maussade.
Dans un murmure, Cal la menaça.
— Dernier avertissement : dis-moi ce que je veux savoir ou plus aucun membre de l’équipe ne
voudra de toi.
— Tu es un vrai salaud !
Sans réagir à l’insulte, Cal la dévisagea longuement. En se frottant vigoureusement les bras, elle
le foudroya du regard.
— Elle est professeur de physique, avoua-t-elle enfin.
— Professeur ?
— Elle enseigne à Newberry, précisa Jodie. Elle travaille aussi dans un labo connu – je ne me
rappelle plus lequel. C’est une tête. Elle est vraiment très intelligente mais elle n’a pas le chic avec
les hommes et… elle n’a pas pensé a mal.
Plus il obtenait de réponses, plus Cal sentait sa peau se hérisser de chair de poule.
— Pourquoi moi ? demanda-t-il. Et n’essaie pas de me faire croire que c’est une groupie.
Sur le visage de Jodie, il vit qu’elle hésitait entre sauver sa peau et trahir son amie. Il devina
quel allait être son choix avant même d’entendre sa réponse.
— Elle voulait avoir un enfant, voilà ! Et elle ne voulait pas que tu le saches.
Un frisson secoua Cal, qui n’avait rien à voir avec la température ambiante. Jodie, dans ses
petits souliers, tenta de justifier l’injustifiable.
— Ce n’est pas comme si elle voulait te faire un enfant dans le dos pour te réclamer une
pension ! Elle a un bon job et elle est clean. Pourquoi tu n’oublierais pas tout ça ?
Cal en suffoquait presque de rage.
— Es-tu en train de m’annoncer qu’elle est enceinte ? Qu’elle s’est servie de moi pour avoir un
enfant ?
— Tout juste. Mais ce n’est pas comme si c’était ton gosse pour de vrai… Tu lui as juste donné
ton sperme – c’est comme ça qu’elle voit les choses, en tout cas.
Cal se sentait sur le point d’exploser.
— Pourquoi moi ? Dis-moi pourquoi elle m’a choisi.
Sous l’hostilité affichée de Jodie, la peur reparut.
— Je te préviens : tu ne vas pas aimer ce que tu vas entendre, répondit-elle d’une voix sourde.
— Je l’aurais parié…
— Je t’ai dit qu’elle est un vrai petit génie. En grandissant, être tellement plus intelligente que
les autres a fait d’elle une sorte de phénomène de foire. Naturellement, elle ne veut pas que son enfant
ait à revivre le même genre de cauchemar. Il était donc important pour elle de dénicher un donneur de
sperme… qui ne lui ressemble pas du tout sur ce point.
— Qui ne lui ressemble pas ? Que veux-tu dire ?
— Quelqu’un qui… eh bien… qui ne soit pas un génie.
Cal aurait voulu la secouer jusqu’à ce que chacune de ses dents tombe à terre.
— Qu’est-ce que tu ne veux pas me dire ? s’impatienta-t-il. Pourquoi m’a-t-elle choisi ?
En le surveillant d’un œil prudent, Jodie conclut :
— Elle t’a choisi parce qu’elle s’imagine que tu es stupide.
— Les trois protons de l’isotope et ses sept neutrons sont à présent libres.
Jane tourna le dos à son auditoire – six étudiants pour deux étudiantes – et poursuivit sa
démonstration au tableau.
— Séparez un neutron de Li-11 et un autre suivra. Li-9 reste en arrière, formant avec les deux
neutrons subsistants un système à trois corps.
Jane était si occupée à expliquer la complexité des halos de neutrons dans les isotopes du
lithium, qu’elle ne fit pas tout de suite attention à l’agitation qui montait derrière elle.
— Li-11 est un noyau borroméen, de même que…
Une chaise racla bruyamment le sol.
— De même que…
Les murmures se firent plus insistants. Étonnée, Jane se retourna… et découvrit Cal Bonner,
adossé près de la porte, les bras croisés.
Elle sentit le sang refluer d’un coup de son visage. Pour la première fois de son existence, elle
eut l’impression qu’elle allait s’évanouir. Comment avait-il fait pour la retrouver, et que faisait-il
ici ? L’espace d’un instant, elle voulut croire qu’il ne la reconnaîtrait pas. Outre ses lunettes, elle
portait une simple robe en laine et elle avait rassemblé ses cheveux en chignon, pour plus
de’commodité. Il ne l’avait jamais vue que travestie, mais il ne se laissa pas abuser un instant.
Un lourd silence était retombé dans la salle. Tous ceux qui étaient là semblaient l’avoir reconnu,
mais il n’y prêtait pas attention. Il n’avait d’yeux que pour elle. Jamais Jane n’avait lu autant de haine
dans un regard. Ses yeux plissés luisaient d’une lueur assassine. Sa bouche pincée réduisait ses
lèvres à une mince ligne. Elle se sentit aussi seule et livrée à elle-même que le noyau qu’elle venait
de décrire.
Mais, avec tant de regards fixés sur elle, il lui fallut bien se reprendre. Il ne restait que dix
minutes de cours.
— Voudriez-vous m’attendre dans mon bureau quelques instants, monsieur Bonner ? C’est dans
le hall à droite.
— Je n’irai nulle part, répondit-il d’un ton glaçant.
Puis, se tournant vers l’assistance, il lança :
— La classe est terminée. Sortez !
Les élèves de Jane bondirent sur leurs pieds, refermèrent leurs blocs-notes et s’habillèrent pour
sortir. Puisqu’elle ne pouvait s’engager publiquement dans une lutte avec lui, Jane leur dit aussi
calmement que possible :
— J’avais presque fini, de toute façon. Nous reprendrons où nous en étions mercredi.
En quelques secondes, la salle se vida. Derrière le dernier étudiant, Cal referma la porte et la
verrouilla.
— Ouvrez cette porte ! ordonna-t-elle, angoissée à l’idée de rester seule avec lui dans une pièce
dépourvue de fenêtres. Nous pouvons tout aussi bien discuter dans mon bureau.
Pour toute réponse, Cal reprit sa position précédente. Sur chacun de ses avant-bras bronzés, une
grosse veine bleue sinuait. Cette posture vaguement menaçante – celle d’un homme qui ne se
contenait qu’à grand-peine – prit toute sa signification aux yeux de Jane, qui sentit son pouls s’affoler.
— Rien d’autre à me dire ? fit-il mine de s’étonner. Que vous arrive-t-il, docteur Darlington ?
Vous étiez plus bavarde lors de nos précédentes rencontres…
Jane lutta pour se calmer, espérant contre tout espoir qu’il avait simplement découvert qui elle
était et qu’il mettait un point d’honneur à venir se venger. Mais en le voyant avancer dans sa
direction, elle ne put s’empêcher de reculer.
— Vous arrivez encore à vous regarder dans une glace ? s’enquit-il d’un ton cinglant. Peut-être
votre cerveau de génie est-il si gros qu’il a fini par étouffer votre cœur… Pensiez-vous que j’allais
m’en foutre, ou que je ne le saurais jamais ?
— Que vous ne sauriez pas quoi ?
Elle s’était exprimée d’une toute petite voix. À force de reculer, Jane vint buter contre le tableau
noir.
— Je ne m’en fous pas, professeur… reprit-il. Je ne m’en fous pas du tout !
Jane se sentait à la fois bouillante et glacée.
— Je ne vois pas de quoi vous parlez.
— Menteuse ! gronda-t-il.
En deux pas, il fut devant elle. Jane déglutit péniblement et eut l’impression d’avaler un morceau
de coton.
— Je veux… que vous sortiez d’ici ! parvint-elle à gémir.
— Sans blague ! railla-t-il. Je l’aurais parié…
Ils étaient si proches que leurs bras se frôlaient.
— Je veux parler du bébé, professeur ! tonna-t-il enfin. Vous vous êtes arrangée pour tomber
enceinte de moi, et je me suis laissé dire que vous aviez touché le jackpot !
Saisie par un vertige, Jane dut s’adosser au tableau pour ne pas tomber. Non, mon Dieu, non !
supplia-t-elle en son for intérieur. Elle aurait voulu pouvoir se rouler en boule, pour lui échapper et
pour protéger son bébé. Confrontée à son silence persistant, elle prit une longue inspiration.
— Cela n’a plus rien à voir avec vous, maintenant. Je vous en prie… oubliez tout ça.
Il la saisit par les épaules et l’arracha au tableau. Jane lâcha un cri étranglé. Les lèvres de Cal
étaient blanches de colère et une veine pulsait sur son front.
— Oublier ! se récria-t-il. Vous voulez que j’oublie ça ?
— Je ne pensais pas que vous y trouveriez à redire, tenta-t-elle de se justifier. Je croyais… que
cela n’aurait aucune importance pour vous.
Ses lèvres bougèrent à peine quand il répliqua :
— Vous vous trompiez.
— S’il vous plaît… Je désirais tant avoir un enfant !
Elle grimaça lorsque ses doigts s’enfoncèrent dans sa chair.
— Je ne voulais pas vous mêler à ça ! reprit-elle.
Vous n’étiez pas censé l’apprendre un jour. Je n’ai jamais rien fait de tel auparavant. C’était
comme un mal en moi, et je n’avais pas d’autre moyen pour en guérir.
— Vous n’aviez aucun droit de me faire ça !
— Je sais… J’admets que je me suis mal conduite envers vous, mais sur le moment… je n’avais
pas d’autre choix.
Il la lâcha progressivement, comme à regret. Jane sentait qu’il maîtrisait à peine sa fureur.
— À notre époque, vous aviez d’autres moyens que vous en prendre à moi ! rétorqua-t-il
sèchement.
— Avoir recours aux banques de sperme n’était pas une option viable, en ce qui me concerne.
IllIa toisa d’un regard méprisant.
— Viable ? J’aime pas trop vos grands mots, prof. Comprenez, un péquenot dans mon genre n’a
pas le bagout d’une scientifique comme vous. Après tout, je ne suis qu’un sportif bas de plafond.
Parlez-moi plus simplement.
— Ce n’était pas pratique pour moi.
— Pourquoi cela ?
— J’ai un QI supérieur à 180.
— Félicitations.
— Je n’y suis pour rien, ce n’est donc pas quelque chose dont je suis fière. Je suis née ainsi, et
je sais que cela peut être une malédiction plus qu’un bienfait. Je voulais un enfant normal, c’est
pourquoi je devais être très… sélective dans le choix du géniteur.
Jane se tut, ne sachant comment poursuivre sans le rendre plus furieux encore.
— Il fallait que celui-ci soit… d’intelligence nor-male voire moyenne, reprit-elle. Or, les
donneurs ont tendance à être des étudiants en médecine, dans les banques de sperme.
— Il vous fallait un plouc du fin fond de la Caroline du Nord qui gagne sa vie en courant après
des ballons…
— Je sais que je vous ai causé du tort, reconnut-elle en triturant nerveusement l’un des boutons
de sa robe. Mais il n’y a rien que je puisse y faire, à part m’excuser.
— Vous pourriez avorter.
— Non ! cria-t-elle, le cœur au bord des lèvres. J’aime ce bébé de toute mon âme. Jamais je ne
ferai une chose pareille.
Elle crut qu’il allait insister, mais il garda le silence. Jane en profita pour se réfugier, les bras
serrés contre elle, aussi loin de lui que possible. Dans son dos, elle l’entendit s’approcher. Il la tenait
à sa merci aussi sûrement que s’il l’avait eue en ligne de mire dans le viseur d’un fusil.
D’une voix qui lui parut étrangement désincarnée, il annonça :
— Voici ce que nous allons faire, professeur.
Dans quelques jours, nous irons vous et moi dans le Wisconsin où la presse n’ira pas mettre son
nez dans nos affaires. Une fois là-bas, nous nous marierons.
Sous le coup de la surprise, Jane se retourna.
— Ne vous attendez pas à un mariage romantique sous une pluie de roses, précisa-t-il d’un ton
grinçant. Aussitôt la cérémonie terminée, chacun de nous reprendra son existence habituelle jusqu’à
la naissance. Ensuite, nous divorcerons.
Le premier instant de surprise passé, Jane s’insurgea :
— Qu’est-ce qui vous prend ? Il n’est pas question que je vous épouse ! Vous ne comprenez
pas : je n’ai rien à faire de votre argent, ni de vous !
— J’en ai autant à votre service.
— Alors pourquoi faites-vous ça ?
— Parce que je suis contre l’abandon d’enfant.
— Il ne sera pas abandonné ! Ce n’est pas…
— Fermez-la ! J’ai tous les droits imaginables sur ce bébé, et je suis prêt à faire valoir chacun
d’eux, y compris jusqu’à obtenir une garde alternée si ça me chante !
Jane en eut le souffle coupé.
— Une garde alternée ? répéta-t-elle, épouvantée. Vous ne l’obtiendrez jamais. Ce bébé est le
mien !
— À votre place, je ne parierais pas là-dessus.
— Je ne vous laisserai pas faire ça !
— Votre nauséabonde petite mascarade vous disqualifie en tant que mère ! N’importe quel juge
sera de cet avis.
— Je ne vous épouserai pas.
— Bien sûr que si ! Vous savez pourquoi ? Parce que je préférerais causer votre perte plutôt que
de laisser un de mes gosses grandir comme un bâtard !
— Les temps ont changé. Il existe des millions de mères célibataires. Personne n’y trouve rien à
redire.
— Moi, j’y trouve à redire. Mettez-moi des bâtons dans les roues et j’obtiendrai la garde
exclusive de ce bébé ! Je peux vous faire procès sur procès jusqu’à vous laisser sur la paille.
À court d’arguments, Jane secoua la tête.
— Par pitié, ne me faites pas ça. Ce bébé est à moi : à moi et à personne d’autre !
— Vous irez expliquer ça au juge.
Jane ne trouva rien à répliquer. Son obstination la plaçait dans un état de détresse et de stupeur.
— Je suis habitué à rouler dans la boue, professeur ! lança-t-il comme pour l’enfoncer
davantage. Pour tout vous dire, ça ne me gêne pas. Nous pouvons garder cela entre nous et faire en
sorte que tout se passe bien, ou placer l’affaire sur la place publique et en sortir tous les deux salis.
— Ce n’est pas juste ! rétorqua-t-elle en s’efforçant de faire front. Vous ne voulez même pas de
cet enfant !
— Être père est bien la dernière chose dont j’avais envie à cet instant de ma vie. Je vous
maudirai jusqu’à ma mort de m’avoir joué ce sale tour. Mais ce n’est pas la faute de ce gamin si sa
mère est une garce et une menteuse ! Je vous l’ai dit : je n’abandonnerai jamais un de mes enfants.
De nouveau, Jane secoua la tête.
— Je… ne peux pas faire ça, protesta-t-elle. Ce n’était pas ce que je voulais.
— Faudra vous y faire. Mon avocat prendra contact avec vous dès demain. Il aura un gros
contrat de mariage à vous faire signer, dont les termes nous permettront de divorcer sans que cela
prête à conséquence ni pour l’un ni pour l’autre. Je n’ai de responsabilité financière que vis-à-vis de
cet enfant.
— Mais je ne veux pas de votre argent ! s’emporta Jane. Pourquoi refusez-vous de m’écouter ?
Je suis tout à fait apte à pourvoir seule à son éducation.
Cal l’ignora totalement et poursuivit :
— Je dois rentrer en Caroline du Nord prochainement. Il nous faut donc régler cette affaire au
plus tôt. À cette heure la semaine prochaine, nous serons mariés. Ensuite, mon avocat servira
d’intermédiaire entre vous et moi.
Il semblait s’échiner à détruire méticuleusement tous les plans qu’elle avait échafaudés. En
croyant agir au mieux, elle n’avait fait que précipiter sa perte et celle de son enfant. Comment allait-
elle pouvoir le confier à ce barbare, même pour de courtes périodes ? S’il voulait la bagarre, décida-
t-elle dans un sursaut d’indignation, il allait l’avoir. Elle se fichait des fortunes qu’elle allait devoir
dépenser en frais de justice. Il n’avait aucun droit…
L’indignation de Jane fit long feu quand la voix de sa conscience se rappela à elle. Cal Bonner
avait autant de droits qu’elle sur leur enfant à naître. Il lui fallait regarder la vérité en face. Si elle
engageait une bataille judiciaire, elle ne pourrait gagner. En tournant le dos à ses principes sous
prétexte que la fin justifiait les moyens, elle s’était mise dans de beaux draps. Elle avait le devoir de
se reprendre : dès cette minute, chaque décision qu’elle prendrait aurait pour objectif l’intérêt
supérieur de son enfant.
D’un geste sec, elle arracha ses notes du pupitre et se hâta vers la sortie en lançant par-dessus
son épaule :
— Je vais y réfléchir.
— Faites donc, maugréa-t-il. Vous avez jusqu’à vendredi seize heures pour vous décider.
— Mlle Darlington s’est décidée juste à temps.
Brian Delgado, l’avocat de Cal, tapota l’épais contrat posé sur son bureau du bout de son stylo
et ajouta :
— Elle est arrivée ici à seize heures tapantes, et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle n’était
pas contente.
— Tant mieux !
Une semaine s’était écoulée, mais Cal ne décolérait pas. Il la revoyait encore dans cet amphi de
fac, habillée d’une robe orange foncé garnie de deux rangées de boutons en cuivre. Avec ses cheveux
ramenés en arrière et ces lunettes qui lui mangeaient le visage, il ne l’avait pas tout de suite reconnue.
Les bras croisés dans le dos, il alla se planter devant une fenêtre et contempla le parking. Deux
jours plus tard, il serait un homme marié. Tout en lui se rebellait à cette perspective. Tout, sauf le
code moral qu’on lui avait inculqué selon lequel un homme n’abandonne pas son enfant, même non
désiré.
L’idée d’être lié par ce genre d’engagement lui donnait l’impression d’étouffer. S’établir dans la
vie était un projet qu’il ne comptait concrétiser qu’après la fin de sa carrière, quand il serait
condamné à ne plus lancer un ballon. Pour le moment, il était encore dans la pleine force de l’âge. Il
était donc décidé à remplir son devoir envers cet enfant, mais Jane Darlington allait payer le prix fort
pour l’avoir manipulé ainsi.
— Je veux qu’elle soit punie pour ce qu’elle a fait, Brian… dit-il d’un ton déterminé. Trouvez-
moi tout ce que vous pouvez sur elle.
— Que cherchez-vous à savoir, au juste ?
— Son point faible. Ce qui la rend vulnérable.
Delgado était encore jeune, mais il avait les yeux d’un requin. Cal savait qu’il était l’homme de
la situation. Cela faisait cinq ans qu’il le représentait. Il était aussi intelligent qu’agressif. Jamais
aucune fuite n’avait filtré hors de son bureau. Parfois, il avait tendance à en faire un peu trop pour
plaire à son principal client, mais aux yeux de Cal ce n’était qu’un défaut de jeunesse.
— Il est hors de question qu’elle s’en sorte ainsi ! reprit-il. Je l’épouse parce que je ne peux
faire autrement, mais cela ne doit pas être un point final à cette affaire.
Absorbé dans ses pensées, Delgado battit de plus belle le dossier du bout de son stylo.
— Elle semble mener une vie sans histoire, dit-il. Je vais avoir du mal à trouver des squelettes
dans ses placards.
— Alors, trouvez ce qui compte le plus pour elle et servez-vous-en. Mettez vos meilleurs
hommes là-dessus. Fouillez sa vie personnelle et professionnelle. Une fois que nous saurons ce à
quoi elle tient le plus, nous saurons quoi lui prendre.
Cal pouvait presque voir les rouages tourner au fond des yeux de son avocat tandis qu’il écha-
faudait un plan d’action. Un autre homme de loi moins agressif aurait rechigné à accepter une telle
mission, mais Brian était du genre à ne se satisfaire que d’une victoire par K-O.
En sortant du bureau de Delgado, Cal se fit la promesse de protéger ceux à qui il tenait le plus
des effets négatifs de cette affaire. Les membres de sa famille ne s’étaient pas encore remis de la
mort de Cherry et Jamie, et il ne se pardonnerait pas d’aggraver leurs souffrances. Quant au bébé…
On avait beau l’accuser d’être un dur à cuire sans merci, il avait le sens de l’honneur et de la justice.
Jamais il ne punirait l’enfant des péchés de sa mère.
Cal refusa de songer davantage à cet enfant à naître. Il aurait tout le temps d’assumer plus tard
ses responsabilités. Pour le moment, seule la vengeance lui importait. Cela prendrait du temps, mais
il allait rendre au Dr Darlington la monnaie de sa pièce.
La nuit qui précéda le mariage, Jane se rongea tellement les sangs qu’elle ne put dormir.
Pourtant, le lendemain, la cérémonie se révéla aussi insignifiante que possible. Elle se déroula dans
le bureau d’un juge du Wisconsin et dura moins de dix minutes. Il n’y eut ni fleurs, ni amis, ni baiser.
Lorsque tout fut terminé, Brian Delgado lui indiqua que Cal retournerait en Caroline du Nord la
semaine suivante et que toute communication entre eux devrait transiter par lui. À part ses vœux
débités d’une traite d’une voix monocorde, le nouveau mari de Jane ne lui adressa pas la parole.
Ils quittèrent les lieux dans des voitures séparées, comme ils y étaient arrivés. De retour chez
elle, Jane poussa un soupir de soulagement. Le pire était passé. Il s’écoulerait des mois avant qu’elle
ait à le revoir.
Malheureusement, c’était sans compter avec le Chicago Tribune. Deux jours après la cérémonie,
un journaliste reçut d’un clerc anonyme du Wisconsin une indiscrétion qui lui permit d’annoncer à la
une le mariage secret du plus fameux quarterback de la ville avec le Dr Jane Darlington, distingué
professeur de physique à l’université de Newberry.
Dès lors, la curée médiatique se déchaîna.
6
Alors qu’ils laissaient la montagne derrière eux pour regagner la vallée, Jane aperçut sur sa
droite un vieux drive-in. Bien qu’endommagé, l’écran géant tenait encore debout. Une voie d’accès
défoncée menait à un guichet dont la couleur avait viré avec le temps. Un énorme panneau, dont les
lettres pourpres cernées d’ampoules électriques brisées servaient d’enseigne, marquait l’entrée
envahie de broussailles.
Incapable de supporter plus longtemps l’éprou-vant silence qui était retombé entre eux, Jane
lança :
— Voilà des années que je n’ai pas vu un drive-in. Il vous est arrivé de le fréquenter ?
À sa grande surprise, Cal lui répondit sans rechigner.
— C’était le point de rendez-vous de tous les lycéens de la ville en été. Nous nous garions au
dernier rang afin d’être plus tranquilles pour boire de la bière et flirter.
— Ça devait être sympa.
Jane réalisa qu’elle avait dit cela d’un ton envieux en le voyant darder sur elle un regard étonné.
— Vous n’avez jamais rien fait de ce genre ?
— À seize ans, j’étais à l’université. Je passais mes week-ends à potasser à la bibliothèque.
— Pas de petit ami ?
— Les autres étudiants étaient plus âgés que moi, et les garçons de mon âge me considéraient
comme un phénomène de foire.
Un peu tard, elle songea qu’elle venait de lui tendre une verge pour se faire battre, mais il se
contenta de reporter son attention sur la route, comme s’il regrettait de s’être laissé aller à ce
semblant de conversation. Du coin de l’œil, elle constata que son profil abrupt et granitique n’avait
rien à envier aux montagnes qui les entouraient.
Il ne sortit de son mutisme qu’aux abords de la ville.
— Habituellement, je loge chez mes parents quand je séjourne ici. Mais puisque ce n’est pas
possible cette fois-ci, j’ai acheté une maison.
— Ah oui ?
Jane attendit – en vain – qu’il veuille bien lui en dire davantage.
Salvation était une petite agglomération nichée au fond d’une étroite vallée. Le centre-ville
pittoresque qu’ils traversèrent comptait un café, un charmant restaurant rustique et quelques
boutiques. Après avoir franchi un pont, Cal s’engagea sur une autre route sinueuse et pentue, puis
obliqua dans une allée fraîchement gravillonnée au bout de laquelle il s’arrêta.
Jane examina le double portail en fer forgé devant lequel il venait de se garer. Chacun des
vantaux s’ornait en son centre d’une décoration figurant deux mains en prière.
— Par pitié, dites-moi que ce n’est pas là… gémit-elle.
— Home sweet home ! répondit-il simplement.
Après être descendu de voiture, il tira un trousseau de sa poche et inséra une clé dans le panneau
de contrôle du pilier de gauche. En quelques secondes, le portail aux mains jointes s’ouvrit
automatiquement.
— Il est possible d’ouvrir sans avoir à descendre, expliqua-t-il en se réinstallant au volant.
L’agent immobilier a laissé les télécommandes à l’intérieur.
— Où sommes-nous ? demanda-t-elle faiblement.
— Dans ma nouvelle maison. La seule propriété de toute la ville suffisamment à l’écart pour
nous permettre de cacher au monde notre vilain petit secret.
Au détour d’un virage, Jane eut un premier aperçu des lieux et ne put s’empêcher de commenter :
— On dirait Tara, la maison d’Autant en emporte le vent, revisitée par Walt Disney.
L’allée débouchait sur une aire de stationnement en forme de croissant devant une demeure de
plantation. Six colonnes massives s’alignaient en façade, reliées par une impressionnante rambarde
dorée en fer forgé. La double porte d’entrée était couronnée par une imposte en demi-cercle aux
vitraux colorés. Trois marches en marbre permettaient d’accéder au porche.
Le commentaire de Cal tira Jane de son effarement.
— G. Dwayne aimait faire les choses en grand.
— C’était sa maison ?
Question stupide. Elle l’avait deviné dès qu’elle avait découvert le motif du portail d’entrée.
— Vous ne manquez pas de toupet ! s’étrangla-t-elle. Comment avez-vous pu acheter la maison
d’un escroc ?
— Il est mort, et j’avais besoin d’un endroit discret.
Après s’être garé, Cal pencha la tête pour examiner la façade tape-à-l’œil et ajouta :
— L’agent immobilier m’avait assuré que je l’aimerais.
— Vous n’y avez jamais mis les pieds ?
— Nous n’étions pas proches, G. Dwayne et moi.
— Vous achetez une maison sans l’avoir vue ?
Jane songea qu’elle n’aurait pas dû être surprise, étant donné la façon dont il s’était procuré la
Jeep.
Il descendit sans lui répondre et entreprit de décharger la voiture. Jane le rejoignit et tenta de
s’emparer d’une de ses valises, mais il la repoussa avec agacement :
— Vous êtes dans mes jambes ! Rentrez, c’est ouvert.
Sur cette gracieuse invitation, Jane gravit l’escalier en marbre et pénétra dans la demeure. Au
premier regard, elle comprit que l’intérieur était pire encore que ce qu’elle avait pu craindre en
découvrant l’extérieur. L’immense vestibule s’ornait en son centre d’une grandiose fontaine. La statue
en marbre d’inspiration grecque représentait une jeune fille déversant dans une conque géante l’eau
d’une jarre posée sur son épaule. Délicate attention sans doute de l’agent immobilier qui avait
fourgué cette monstruosité à Cal, l’eau coulait et les spots multicolores immergés dans la vasque
donnaient à l’ensemble un petit air de Las Vegas. Pour par-faire l’effet, un lustre en cristal semblable
à une pièce montée inversée pendait du plafond.
Sur sa droite, Jane entra dans une salle de séjour encombrée de meubles style faux rococo
français, de draperies en tout genre et d’une cheminée en marbre d’inspiration italienne surchargée de
sculptures. Mais c’était la table basse encadrée de sofas qui remportait la palme du mauvais goût : en
guise de pied du plateau en verre qu’il portait sur ses épaules, un amour noir entièrement nu à
l’exception d’un pagne rouge et or.
Un peu oppressée, Jane passa dans la salle à manger où deux autres lustres en cristal éclairaient
une table géante à laquelle vingt personnes auraient pu s’asseoir. La pire des pièces qu’elle découvrit
au rez-de-chaussée resta cependant la bibliothèque, assombrie par un lambris de chêne et de hautes
fenêtres en ogive encadrées de lourdes draperies vert olive. L’ameublement, tout aussi gothique,
comprenait un bureau massif assorti d’une chaise sur laquelle avait dû s’asseoir Henry VIII en
personne.
Jane regagna l’entrée alors que Cal y déposait ses clubs de golf. Il s’adossa à la fontaine pour
examiner les lieux. Elle suivit des yeux l’escalier monumental menant à un palier doté d’une
rambarde tarabiscotée.
— J’ai peur de monter au premier, confia-t-elle.
— Vous n’aimez pas ? s’étonna-t-il en la coiffant d’un regard glacial. Je suis vexé. Les ploucs
dans mon genre passent leur vie à rêver de posséder une si belle demeure.
Jane haussa les épaules et lui tourna le dos pour gravir les marches. À l’étage, elle ne fut pas
surprise de découvrir davantage de froufrous ; de chichis, de velours et de dorures encore. Au bout
d’un couloir, elle ouvrit une porte et se retrouva dans la chambre principale, un cauchemar en rouge,
noir et or qu’éclairait l’inévitable lustre en cristal. À la place d’honneur, un lit à baldaquin géant
trônait sur une estrade. Tandis qu’elle s’en approchait, quelque chose attira son attention et elle se
pencha pour observer le ciel de lit par en dessous : un miroir géant y était installé. Rapidement, elle
se détourna mais Cal l’avait suivie. Il regarda ce qui l’avait intriguée et dit :
— Vous savez quoi ? J’ai toujours rêvé d’avoir ce truc-là chez moi. Cette baraque est encore
mieux que ce que j’en attendais.
— Elle est affreuse ! Un monument à la cupidité…
— Pas mon problème. Ce n’est pas moi qui vendais la crainte des châtiments divins.
Son étroitesse d’esprit la rendait folle.
— Pensez à tous ces pauvres gens qu’il a escroqués ! s’insurgea-t-elle. Ils devaient puiser dans
leurs aides sociales pour engraisser Snopes ! Combien d’enfants ont été mal nourris pour payer cet
horrible miroir ?
— Une ou deux douzaines, assurément.
Incapable de dire s’il plaisantait ou non, Jane lui lança un coup d’œil à la dérobée. Cal explorait
un petit buffet en ébène dissimulant un coûteux équipement vidéo.
— Je ne comprends pas comment vous pouvez rester si insensible à leur malheur ! insista-t-elle.
Elle ne comprenait pas non plus pourquoi elle s’échinait à discuter de cela avec quelqu’un
d’aussi égocentrique.
— Allez en parler aux créanciers de Snopes, marmonna-t-il. Parce que j’ai acheté cette maison,
quelques-uns d’entre eux vont enfin voir la couleur de leur argent.
Ouvrant un tiroir, il enchaîna d’un air gourmand :
— Ce saint homme avait en tout cas un goût certain pour les films de cul. Il doit y avoir au moins
deux douzaines de films X là-dedans.
— De mieux en mieux…
— Vous avez déjà vu Parties fines et fessées coquines ?
— Trop, c’est trop ! s’exclama Jane, rouge de colère.
Elle le rejoignit et se pencha pour emplir ses bras des cassettes contenues dans le tiroir. Il y en
avait tant qu’elle dut caler la pile sous son menton en gagnant la porte pour trouver une poubelle.
— À dater de ce jour, décréta-t-elle, il n’y aura plus une cassette de ce genre dans cette maison.
— M’étonne pas de vous ! lança-t-il derrière elle. Le sexe ne vous sert qu’à vous retrouver en
cloque.
Jane eut l’impression de recevoir un direct à l’estomac. En haut de l’escalier, elle se retourna
pour
lui faire face.
Cal braquait sur elle ses yeux lance-torpilles, les mains sur les hanches et le menton dressé en
une attitude de défi. Elle n’aurait pas été surprise qu’il lui demande de sortir pour régler ça à coups
de poing dehors. Une fois de plus, elle constatait à quel point elle se trouvait démunie face à un
homme tel que lui.
— Est-ce ainsi que nous souhaitons vivre au cours des trois mois à venir ? demanda-t-elle. À
nous jeter sans arrêt à la tête l’un de l’autre ?
— Ça ne me dérange pas.
— Nous allons finir par y perdre l’esprit tous les deux. S’il vous plaît… faisons une trêve.
— Une trêve ? répéta-t-il sans paraître comprendre.
— Oui. On arrête les attaques personnelles et chacun fait des efforts pour supporter la situation.
— Des clous, professeur !
Il la dévisagea un moment, avant de marcher sur elle d’un pas tranquille mais néanmoins
menaçant.
— C’est vous qui avez entamé cette sale petite guerre, poursuivit-il d’une voix grondante. Vous
ne pourrez pas échapper aux conséquences.
Puis, après l’avoir contournée, il descendit l’escalier.
Le cœur battant, Jane le regarda claquer derrière lui la porte d’entrée. Un instant plus tard, elle
entendit la Jeep s’éloigner dans un crissement de pneus. Profondément déprimée, elle alla dans la
cuisine emplir la poubelle des cassettes vidéo.
Même ici, il y avait un lustre en cristal… Il pendait au-dessus d’un îlot central au plan de travail
de granit noir qui donnait à l’ensemble un air de crypte. Le scintillant dallage de marbre, noir lui
aussi, renforçait cette impression. Au moins, le coin-repas attenant bénéficiait d’une fenêtre offrant
une belle vue. Hélas, la banquette en velours rouge sang et les roses trop épanouies du papier peint
gris métallique avaient de quoi gâcher le plus solide appétit. Dracula semblait avoir signé la déco,
mais la vue était reposante et Jane décida de rester là, le temps d’y voir plus clair et de récupérer
quelques forces.
Au cours des heures suivantes, elle s’activa à ranger les provisions de bouche qui avaient été
livrées, à passer des coups de fil pour régler quelques problèmes laissés en plan à Chicago, à écrire
une lettre à son amie Caroline et à ressasser sa mauvaise fortune. À l’approche du soir, le calme
sépulcral qui régnait dans la maison se fit oppressant, et Jane réalisa qu’elle n’avait rien avalé depuis
le petit déjeuner. Sans grand appétit, elle partit en exploration dans les placards pour se préparer un
maigre repas.
Parmi les vivres livrés, elle découvrit un grand nombre de boîtes de céréales Lucky Charms,
autant de paquets de biscuits fourrés à la crème, quelques sachets de pain de mie et quantité de
bocaux de sauce bolognaise. C’était le régime alimentaire rêvé d’un enfant de neuf ans, mais il
n’offrait aucun attrait pour elle qui préférait les aliments les plus naturels possibles. Pour finir, elle
se contenta d’un sandwich grillé à base de pain spongieux et de fromage insipide, qu’elle grignota sur
la banquette rouge sang.
Son frugal repas achevé, vaincue par les événements de la journée, elle décida d’aller se
coucher mais il lui fut impossible de trouver ses valises. Cal avait dû les déposer quelque part
pendant qu’elle explorait la maison. L’image de la chambre de Snopes s’imposa à sa mémoire, et elle
se demanda s’il imaginait qu’elle allait la partager avec lui. L’idée lui parut tout de suite incongrue.
Étant donné qu’il évitait le plus petit contact physique avec elle, elle n’avait pas à s’inquiéter
qu’il se montre sexuellement agressif.
Tandis qu’elle grimpait l’escalier, les grotesques ombres chinoises que faisaient naître les
lumières colorées de la fontaine sur les murs lui arrachèrent un frisson. Au hasard – ou plus
exactement parce qu’elle était la plus éloignée de la chambre principale – elle alla ouvrir une porte
au bout du couloir. La charmante petite chambre d’enfant qu’elle découvrit la surprit. Tapissée d’un
papier peint à fines rayures blanches et bleues, elle était meublée d’un rocking-chair, d’un bureau
blanc et d’un berceau assorti. Au-dessus de celui-ci, une prière brodée au point de croix dans un
cadre tout simple était accrochée au mur. Jane réalisa qu’elle n’avait pas découvert d’autre objet
religieux dans toute cette maison. Quelqu’un avait décoré avec amour cette chambre de petit garçon,
et elle ne pensait pas qu’il s’agissait de G. Dwayne Snopes.
En s’installant dans le rocking-chair disposé près de la fenêtre aux rideaux retenus par des
embrasses, elle songea à son propre enfant. Pourrait-il grandir harmonieusement, entouré de deux
parents perpétuellement en guerre ? Se rappelant la promesse que lui avait arrachée Annie Glide de
faire passer le bien-être de Cal avant le sien, elle se demanda comment elle avait pu consentir à
quelque chose d’aussi impossible. C’était d’autant plus ironique que lui n’avait rien promis en
échange.
Pourquoi ne s’était-elle pas montrée aussi maligne que lui en détournant l’attention de la vieille
dame ? Il était vrai qu’après avoir prononcé des vœux de mariage vides de toute réalité, elle n’était
plus à une fausse promesse près.
Jane plaça la tête sur le dossier du rocking-chair et ferma les yeux. D’une manière ou d’une
autre, elle devrait trouver un moyen de faire la paix avec Cal. Non pas à cause de ce qu’elle avait
promis à Annie, mais parce que c’était dans l’intérêt de son bébé.
Un peu après minuit, Cal s’installa dans la bibliothèque de sa nouvelle demeure pour appeler
Brian Delgado chez lui. En attendant que son avocat réponde, il observa la décoration gothique de la
pièce avec dégoût, notamment les trophées de chasse pendus aux murs. En guise de sports
sanguinaires, il n’appréciait que ceux qui opposaient des hommes sur un pied d’égalité, et non des
chasseurs à des animaux sans défense. Dès que possible, il se débarrasserait de ces horreurs.
Lorsque Brian fut en ligne, Cal alla droit au but.
— Qu’avez-vous trouvé ?
— Rien encore. Le Dr Darlington ne semble avoir aucun vilain secret à cacher. Sans doute parce
qu’elle n’a aucune vie privée.
— Que fait-elle de son temps libre ?
— Elle travaille. Elle paraît ne rien faire d’autre.
— Aucune zone d’ombre dans sa vie professionnelle ?
— De l’eau dans le gaz avec son patron aux laboratoires Preeze, mais cela ressemble davantage
à de la mesquinerie de sa part à lui. Le monde de la physique de haut niveau a l’air d’être un club
d’hommes très fermé.
Cal fronça les sourcils.
— J’espérais que vous auriez plus de biscuits.
— Cal… plaida Delgado. Je sais que vous voulez des résultats rapides, mais dans ce cas cela
risque de prendre un peu de temps, sous peine d’attirer l’attention.
Cal passa une main nerveuse dans ses cheveux.
— Vous avez raison, admit-il. Prenez le temps dont vous avez besoin, mais ne lâchez pas le
morceau. Je vous donne carte blanche. Je ne veux pas qu’on en reste là.
— Compris.
Ils parlèrent quelques minutes encore des conditions offertes à Cal pour le renouvellement d’un
contrat avec une chaîne de fast-food, puis d’une campagne publicitaire pour une marque de vêtements
de sport. Cal allait raccrocher quand une idée lui passa par la tête.
— Envoyez quelqu’un demain acheter un assortiment de bandes dessinées : des super-héros, La
Ligue des Justiciers, ce genre de trucs. Ajoutez-y quelques Bugs Bunny. J’en veux au moins quatre ou
cinq douzaines.
— Des comics ?
— Oui.
Brian ne posa pas de questions. Leur conversation prit fin, et Cal monta à l’étage à la recherche
de celle qui avait mis son existence sens dessus dessous.
Il n’éprouvait pas la moindre culpabilité à vouloir se venger. Les terrains de football lui avaient
appris quelques tactiques de survie dont l’une était fondamentale : quand on vous fait un sale coup,
rendez-le deux fois plus fort ou vous aurez à le payer plus tard. En aucun cas il ne voulait prendre ce
risque. Il n’avait pas l’intention de passer le reste de son existence à craindre sa prochaine vilenie.
Jane avait besoin de comprendre qu’elle avait mal choisi sa victime, et quelles seraient les
conséquences si elle recommençait.
Il la trouva dans la chambre d’enfant, tassée dans le rocking-chair, ses lunettes posées dans son
giron. Dans son sommeil, elle lui parut vulnérable, mais il savait qu’il ne fallait pas s’y fier. Dès le
départ, elle avait de sang-froid comploté pour obtenir ce qu’elle voulait. Ce faisant, elle lui avait
causé un tort qu’il ne pourrait lui pardonner, d’autant qu’il y allait de l’avenir d’un enfant innocent.
Cal avait toujours aimé les enfants. Depuis plus de dix ans, il consacrait une partie de son temps
libre à travailler pour l’enfance déshéritée, même s’il avait tout fait pour que la presse n’en sache
rien. Il n’avait pas envie que quiconque le fasse passer pour un petit saint. Lorsqu’il avait fini par
envisager l’idée de se marier un jour, il avait tout de suite su qu’il ferait un bon père. Il avait grandi
dans une famille stable. Cela lui fendait le cœur de voir ses amis et leurs ex-épouses soumettre leur
progéniture à des va-et-vient perpétuels. Il s’était juré qu’il n’en irait jamais ainsi pour lui, mais Jane
Darlington ne lui laissait pas le choix.
Il pénétra dans la pièce sans la quitter des yeux. Un rayon de lune venu de la fenêtre transformait
ses cheveux en coulée d’argent. Une mèche s’en-roulait sur sa joue. Elle avait retiré sa veste et, à
travers le fin tissu de son corsage, il voyait sa poitrine s’élever et redescendre.
Endormie, elle paraissait plus jeune. Quand il l’avait vue dans son amphi enseigner à ses
étudiants les subtilités du noyau borroméen, il l’avait trouvée aussi desséchée qu’une plante qu’on
aurait oublié d’arroser. Plongée dans le sommeil sous un rayon de lune, elle semblait différente, plus
fraîche, attirante. En lui, il sentit le désir renaître.
Sa réaction physique intempestive le mit en colère. Les deux fois où il avait couché avec elle, il
n’avait pas su à qui il avait affaire. À présent, il savait à quoi s’en tenir mais son corps, lui,
paraissait s’en moquer.
Cal décida que le temps était venu de jouer le prochain acte de leur vilain petit mélodrame. Du
bout du pied, il appuya sur l’extrémité du rocking-chair qui se mit à osciller, la réveillant
instantanément.
— C’est l’heure d’aller au lit, Rosebud.
Ses yeux verts s’assombrirent et une expression de méfiance se peignit sur son visage.
— Je… J’ai dû m’endormir, constata-t-elle. J’étais en train de chercher une chambre.
Jane chaussa ses lunettes et passa une main dans ses cheveux. Cal vit les mèches de différentes
nuances de blond glisser entre ses doigts.
— Vous n’avez qu’à prendre celle de la veuve Snopes, grommela-t-il. Venez…
En voyant sa mine s’allonger, il comprit qu’elle n’avait pas envie de le suivre, mais elle
semblait redouter encore plus une nouvelle dispute. C’était une erreur, de sa part, de laisser ses
émotions transparaître aussi facilement sur son visage. Et cela rendait le jeu moins intéressant.
Il la précéda dans le couloir, et plus ils s’approchèrent de la chambre principale, plus il la sentit
devenir nerveuse. Avec une sombre jubilation, Cal se demanda comment elle réagirait s’il la
touchait. Jusqu’à présent, il avait évité tout contact physique entre eux, car il n’était pas sûr de
pouvoir se maîtriser. Il n’avait jamais fait de mal à une femme-il ne lui était même jamais venu à
l’idée qu’il puisse un jour en avoir envie – mais le besoin qu’il éprouvait d’exercer sa vengeance lui
obscurcissait l’esprit. Constater à quel point elle était nerveuse lui donna envie de la tester.
Ils avaient atteint la porte qui précédait la sienne. Il posa la main sur la poignée en effleurant
délibérément son bras.
Jane sursauta. Elle devina, en voyant ses yeux luire d’une lueur moqueuse, qu’il savait
exactement à quel point il la rendait nerveuse. Il y avait en lui quelque chose d’inquiétant ce soir.
Elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’il avait en tête.
Elle était seulement pleinement consciente qu’elle était-seule avec lui dans cette grande et
horrible maison.
Cal poussa la porte et expliqua :
— Nous avons des chambres adjacentes, exactement comme dans ces vieilles maisons
d’autrefois. Je suppose que G. Dwayne et sa femme ne s’entendaient pas bien.
— Je ne veux pas d’une chambre voisine de la vôtre, protesta-t-elle. Je peux en prendre une
autre.
— Vous dormirez où je vous le dirai !
Jane s’efforça d’ignorer le frisson d’appréhension qui lui remontait l’échine et pointa le menton
pour répliquer :
— Si vous croyez me faire peur !
— Je n’essaie pas de vous faire peur. Je n’en ai pas besoin.
Il avait dit cela de son habituelle voix indolente, mais il était difficile d’ignorer la menace
sousjacente.
— Que voulez-vous dire, exactement ?
Le regard de Cal glissa sur elle, s’attarda sur ses seins et ses hanches, avant de revenir se fixer
sur ses yeux.
— Vous m’avez privé de ma tranquillité d’esprit, sans parler d’un paquet de pognon. Selon moi,
cela signifie que vous avez une lourde dette à mon égard. Peut-être ai-je envie de vous garder pas
trop loin, pour le moment où je déciderai que le temps est venu de me faire rembourser.
C’était clairement un chantage d’ordre sexuel.
Jane aurait dû être furieuse – et effrayée – mais au contraire elle sentit un frisson d’excitation la
parcourir. Déstabilisée, elle tenta de s’écarter de lui et vint buter contre le chambranle.
Cal tendit le bras et posa la main à plat sur le montant, juste à côté de sa tête. Elle sentit sa
jambe effleurer la sienne. Tous ses sens se mirent en alerte. Elle vit comme elle ne les avait jamais
vus auparavant les petits creux qui soulignaient ses pommettes, les cercles noirs entourant les iris de
ses pâles yeux gris.
Lorsqu’il reprit la parole, ce fut d’une voix qui n’était plus qu’un murmure rauque.
— La première fois que je te déshabillerai, Rosebud, ce sera en plein jour, parce que je ne veux
rien manquer.
Jane sentit ses paumes devenir moites. Un vent de folie souffla sur son esprit. Il lui fallut lutter
pied à pied contre le désir suicidaire de faire passer son corsage par-dessus sa tête, de déboutonner
la ceinture de son pantalon, de se mettre nue illico pour lui. Elle aurait voulu répondre à son défi de
guerrier par un autre, aussi puissant et aussi vieux que la première femme.
Cal fit un geste. Un glissement infime de son corps, mais qui suffit à Jane pour reprendre ses
esprits. Loin d’être une Ève moderne, elle n’était qu’une vieille fille, professeur de physique, et
n’avait eu qu’un seul amant qui gardait ses chaussettes au lit. Qu’est-ce qui lui faisait croire qu’elle
pouvait se mesurer à un guerrier tel que lui, qui se servait du sexe comme d’une arme pour la
subjuguer ?
Bien que profondément secouée, elle était déterminée à ne pas le laisser utiliser ses faiblesses à
son avantage.
— Vous faites ce que vous avez à faire, Cal… dit-elle en levant les yeux pour soutenir son
regard sans ciller. Et moi, je ferai de même.
Avait-elle imaginé l’expression de surprise qu’elle avait cru fugitivement voir s’afficher sur ses
traits ? En entrant dans la pièce et en fermant la porte derrière elle, elle ne put en être tout à fait sûre.
Ce fut la lumière du soleil passant à travers les rideaux qui réveilla Jane le lendemain. En se
redressant contre ses oreillers, elle admira la chambre de
la veuve Snopes, aux murs bleu pâle et aux boiseries blanches. Ses meubles simples en merisier
et ses tapis en lirette lui donnaient le même aspect accueillant que la chambre d’enfant.
Au terme de son inspection, elle jeta un coup d’œil inquiet à la porte de la salle de bains
séparant sa chambre de celle de Cal. Elle se rappelait vaguement avoir entendu le bruit d’une douche,
plus tôt dans la matinée, et espérait qu’il avait déjà quitté la maison. La nuit précédente, elle avait
placé ses propres affaires de toilette dans une autre salle de bains à l’extrémité du couloir.
Quand elle eut achevé de s’habiller, elle se dirigea vers la cuisine après avoir constaté que la
Jeep avait disparu. Sur le comptoir, elle trouva un mot de Cal lui indiquant le numéro d’un magasin
livrant à domicile et lui ordonnant d’y commander ce que bon lui semblait. Jane grignota un toast et
passa sa commande sans tarder. Elle ne se voyait pas se nourrir ce jour-là de céréales pour enfant et
de biscuits au chocolat fourrés à la crème.
Peu après la livraison de nourriture, un autre livreur se montra avec son équipement
informatique. Elle demanda qu’il le lui monte dans sa chambre, où elle passa quelques heures à
aménager un espace de travail sur une table qu’elle installa près de la fenêtre, afin de pouvoir
admirer les montagnes chaque fois qu’elle lèverait les yeux de son écran. Puis, pour le reste de la
journée, elle s’absorba dans son travail, à l’exception d’une promenade.
La beauté du parc entourant la maison suffisait presque à compenser la laideur de la décoration
intérieure. L’ombre des montagnes environnantes favorisait la prolifération des végétaux, et si en
cette saison il manquait de plantes fleuries pour agrémenter le tout, Jane aimait bien ce côté sauvage
et abandonné. Elle repéra un chemin qui gravissait le flanc de la montagne la plus proche et le suivit,
mais au bout de dix minutes, elle se retrouva à haleter pour trouver son souffle. En rebroussant
chemin, elle décida que chaque jour, pour s’habituer aux effets de l’altitude, elle pousserait sa
promenade un peu plus loin jusqu’à atteindre le sommet.
Elle se mit au lit cette nuit-là sans avoir revu Cal, et il était déjà parti le lendemain lorsqu’elle
se leva. Plus tard dans l’après-midi, cependant, elle le vit entrer dans le vestibule alors qu’elle
descendait l’escalier.
Comme chaque fois qu’il posait les yeux sur elle, il lui adressa ce regard méprisant et dégoûté
qu’il aurait pu lancer à une vermine se faufilant sous une pierre.
— L’agent immobilier avait chargé deux femmes de s’occuper de la maison quand elle était en
vente, expliqua-t-il. Comme il en était satisfait, je les ai embauchées. Elles viendront deux fois par
semaine à partir de demain.
— Très bien.
— Elles ne parlent pas très bien anglais, mais elles ont l’air de connaître leur boulot. Ne vous
occupez pas d’elles et laissez-les faire.
Jane acquiesça d’un vague hochement de tête.
Elle eut envie de lui demander ce qu’il avait fait jusqu’à deux heures du matin, heure à laquelle
elle avait entendu un bruit de chasse d’eau dans la salle de bains, mais il ne lui en laissa pas le
temps. En entendant la porte d’entrée se fermer derrière lui, elle ne put s’empêcher de se demander
s’il allait rejoindre une autre femme.
Cette possibilité lui déplaisait. Même si leur mariage n’était qu’une coquille vide et s’il ne lui
devait aucune fidélité, elle aurait aimé qu’il s’y astreigne, juste pour les quelques mois à venir. D’un
coup, elle fut envahie par la certitude d’un désastre à venir. Pour chasser cette idée, elle s’empressa
d’aller s’immerger dans le travail.
Ses journées s’écoulèrent dès lors selon une routine bien établie, qui ne parvenait pas tout à fait
à venir à bout du malaise qu’elle éprouvait. Pour le combattre, elle passait la majeure partie de son
temps à travailler, sans perdre pour autant l’habitude de sa promenade quotidienne. La plupart du
temps, Cal demeurait invisible. Elle aurait dû en être soulagée, mais ce n’était pas le cas et elle ne
tarda pas à réaliser qu’il l’avait virtuellement emprisonnée dans cet endroit isolé. Elle n’avait pas de
voiture. Il ne lui proposait pas de lui prêter la sienne. Pour unique compagnie, elle n’avait que les
livreurs occasionnels et les deux femmes de ménage coréennes. Comme un seigneur du Moyen Âge
dans sa forteresse, il la gardait délibérément à l’écart de la ville et de ses habitants. Comment
espérait-il maintenir cet isolement quand sa famille serait revenue ?
Heureusement, contrairement à une noble dame du Moyen Âge, Jane pouvait mettre un terme à
cette réclusion dès qu’elle s’en donnerait la peine. Un coup de fil à une compagnie de taxi aurait
suffi, mais elle n’avait aucun désir de quitter la propriété. À l’exception de l’ombrageuse Annie
Glide, elle ne connaissait personne, et même si elle aurait apprécié de découvrir les alentours, elle
ne pouvait résister à l’attrait de cette solitude uniquement vouée à ses recherches. Pouvoir y
consacrer autant de temps sans être interrompue était un luxe.
Grâce à son ordinateur, à son téléphone, à son modem, elle était reliée à tout ce dont elle avait
besoin, de la bibliothèque électronique de Los Alamos jusqu’aux résultats des expériences menées
dans les principaux accélérateurs de particules de par le monde. De plus, le travail lui permettait de
garder à distance ses idées noires.
Jane commença à perdre la notion du temps, immergée dans les arcanes de la physique cantique
et les abstractions mathématiques. Dès qu’elle devait quitter son clavier, elle laissait tout un tas de
notes derrière elle, couvrant d’équations un coupon publicitaire reçu au courrier ou les marges du
journal. Un jour, en pénétrant dans sa salle de bains, elle eut la surprise de découvrir sur son miroir
les phases de la transformation d’un tore en sphère dessinées au rouge à lèvres. Elle comprit alors
qu’il était temps pour elle de s’aérer un peu.
Après avoir vidé les poches de son coupe-vent blanc des multiples notes qui s’y trouvaient, elle
quitta la maison par les portes-fenêtres à l’arrière et se dirigea vers le chemin escarpé qu’elle
gravissait un peu plus chaque jour. Bien vite, ses pensées revinrent se fixer sur le problème qui
l’occupait depuis le matin. Que se passerait-il si…
Le cri strident d’un oiseau vint faire éclater la bulle de conjectures dans laquelle elle s’était
enfermée de nouveau. Jane reprit conscience du monde qui l’entourait. Qu’est-ce qui lui prenait de
préférer les rigueurs de l’abstraction à toute cette beauté ? Si elle n’y prêtait pas attention, elle allait
devenir si bizarre qu’aucun enfant ne voudrait d’elle comme mère.
Reprenant son ascension, elle s’obligea à observer le paysage, à s’imprégner des riches odeurs
d’humus et de pin, à sentir la caresse du soleil sur sa peau. Une fragile dentelle verte commençait à
couvrir les frondaisons. Le printemps s’annonçait. D’ici peu, il reverdirait les flancs des montagnes
et ferait éclore les premières fleurs.
Au lieu d’être transportée à cette perspective, Jane sentit son moral plonger. La prémonition d’un
désastre qui la hantait depuis des jours s’imposa à elle une nouvelle fois. Elle n’avait réussi à s’en
prémunir qu’en distrayant sa pensée par un travail intensif, ce que ne permettait plus la quiétude des
bois qu’elle traversait.
Le souffle court, elle s’arrêta pour se reposer sur une petite aire rocheuse au bord du chemin.
Elle n’en pouvait plus d’avoir à subir les assauts de la culpabilité. Cal ne lui pardonnerait jamais ce
qu’elle avait fait. Elle ne pouvait qu’espérer qu’il ne reporterait pas sur leur enfant à naître l’hostilité
qu’il lui témoignait.
Le soir de leur arrivée, il l’avait menacée de représailles sexuelles. Elle n’avait pas oublié cet
épisode, mais elle ne parvenait pas à déterminer s’il avait cherché à l’effrayer ou s’il avait été
sérieux. En reportant son attention sur la vallée, où elle reconnaissait le toit noir de la maison et son
aire de stationnement en forme de croissant, elle frissonna. La Jeep de Cal était en train de s’y garer.
Était-il revenu chercher un de ses comics préférés ?
Il avait semé partout dans la maison ces fascicules aux couleurs criardes : X-Men, Les Vengeurs,
La Crypte de la Terreur, et même Bugs Bunny. Chaque fois qu’elle en trouvait un nouveau, Jane se
félicitait qu’au moins cette partie-là de son plan ait fonctionné correctement. Avec un tel père,
l’intelligence de son enfant ne pourrait que tendre vers la moyenne. Elle lui en était reconnaissante, et
veillait à ce que ses bandes dessinées ne soient jamais dérangées par les femmes de ménage.
Mais cette gratitude n’allait pas jusqu’à accepter sans broncher l’isolement qu’il lui infligeait.
Même si celui-ci favorisait ses recherches, elle se rendait compte qu’en le tolérant elle donnait à’Cal
beaucoup trop de pouvoir. Que ferait-il, se demanda-t-elle, si elle ne rentrait pas ? Il savait qu’elle
s’absentait pour de longues promenades, mais quelle serait sa réaction s’il ne la voyait pas revenir ?
Elle pouvait fort bien ne pas regagner sa prison dorée, trouver un téléphone, appeler un taxi qui
l’emmènerait à l’aéroport.
L’idée de le mettre en colère lui remonta un peu le moral. Allongée par terre, appuyée sur les
coudes, Jane renversa la tête en arrière pour profiter du soleil. Elle ne se décida à se relever que
lorsque le froid de la roche finit par transpercer ses vêtements.
Du regard, elle parcourut la vallée à ses pieds. La maison et son propriétaire l’attendaient en
bas. Les sommets se dressaient devant elle. Résolument, elle reprit son ascension.
8
Cal déboula dans la salle de séjour, le sac de Jane à la main, et se précipita pour observer le
parc à travers les portes-fenêtres donnant sur la terrasse. Il ne la découvrit nulle part, ce qui ne
pouvait signifier qu’une chose : une fois encore, elle était allée se promener seule en montagne.
Il n’ignorait pas qu’elle avait pris cette habitude, mais elle lui avait assuré qu’elle n’allait
jamais loin. Manifestement, puisqu’elle n’était pas encore rentrée, cela n’avait pas été le cas
aujourd’hui, et elle avait dû se perdre. Pour un petit génie, elle était vraiment la femme la plus
stupide qu’il ait rencontrée !
Laissant libre cours à sa colère, Cal envoya valser le sac sur un divan. Le fermoir s’ouvrit,
libérant le contenu.
— Quelque chose qui cloche, Cal ?
— Quoi ? Oh, non ! Rien du tout…
Cal avait complètement oublié la présence de son plus jeune frère, Ethan. Lorsque celui-ci avait
sonné à sa porte vingt minutes plus tôt, il avait prétexté un coup de fil urgent pour le faire patienter
pendant qu’il cherchait Jane.
S’offrir quelques jours de répit avant de la présenter à sa famille s’avérait plus difficile qu’il ne
l’avait imaginé. Cela faisait trois jours qu’Ethan était de retour, et leurs parents étaient rentrés de
vacances l’avant-veille. Depuis, ils le tannaient pour faire la connaissance de sa nouvelle épouse.
— Je cherchais mon portefeuille, mentit-il. Je me disais que Jane l’avait peut-être mis dans son
sac.
Devant la cheminée assez grande pour y rôtir un bœuf, Ethan se leva de son fauteuil et le
rejoignit. En regardant son frère approcher, Cal sentit sa colère retomber. Alors qu’ils brillaient sur
les terrains de sport, leur frère Gabriel et lui, Ethan s’était illustré au lycée sur les planches du club
de théâtre. Ce n’était pas qu’il n’était pas sportif, mais les sports collectifs n’avaient aucun attrait
pour lui, car il n’avait jamais assimilé l’importance de gagner.
Blond, de constitution moins robuste que Gabe ou lui, beau comme un dieu, il était aussi le seul
des trois frères Bonner à avoir hérité de leur mère. Dans leur enfance, ils n’avaient cessé de le
chambrer sur ses allures de dandy. De longs cils fournis encadraient ses yeux noisette et son nez
n’avait jamais été cassé. Ses cheveux châtains demeuraient toujours impeccablement taillés et
coiffés. Il s’habillait en temps ordinaire de chemises Oxford, de pantalons cintrés et de mocassins,
mais ce jour-là il portait un vieux tee-shirt Grateful qui sur lui ressemblait à de la haute couture.
En l’observant d’un œil suspicieux, Cal s’étonna :
— Tu n’aurais pas repassé ce tee-shirt ?
— Juste un peu. Pour la tenue.
— Seigneur Dieu, Eth ! Quand cesseras-tu de faire ce genre de trucs ?
Uniquement parce qu’il savait que cela l’agaçait, Ethan le gratifia de son sourire de Christ en
croix.
— Il faut bien qu’un de nous prenne soin de lui, dit-il en jetant un coup d’œil dégoûté aux boots
poussiéreuses de Cal. Pour compenser ceux qui s’en fichent.
— Ferme-la, couillon !
Les manières de Cal avaient tendance à se dégrader quand Ethan était dans les parages. Quelque
chose dans le côté lisse et irréprochable du personnage l’incitait à jurer. Cela n’embêtait pas son
frère le moins du monde. Les deux aînés s’étaient chargés d’endurcir le cadet dès le plus jeune âge.
Enfants, déjà, Cal et Gabe avaient deviné qu’Ethan était plus vulnérable qu’eux et avaient fait en
sorte qu’il puisse se défendre lui-même. Même si aucun membre de la famille Bonner ne l’aurait
admis, il était le préféré de chacun d’eux.
Cal avait également pour lui une bonne dose de respect. Ethan était passé par une période
difficile, à la fac. Il s’était mis à boire plus que de raison et à coucher avec trop de femmes. Mais
lorsqu’il avait entendu 1’« appel », il s’était décidé à vivre ce qu’il prêchait.
— Rendre visite aux malades fait partie de mon job, dit-il. Pourquoi ne pourrais-je pas voir ta
nouvelle femme ?
— Tu sais comment sont les femmes. Elle tient à être fraîche et pomponnée quand elle vous sera
présentée, pour faire bonne impression.
— Quand penses-tu que ça pourra se faire ?
À présent que les parents sont rentrés, ils grillent d’impatience de la connaître. Et le fait
qu’Annie l’ait déjà vue n’arrange rien.
— Ce n’est tout de même pas de ma faute si vous avez tous décidé d’aller vadrouiller à travers
le pays !
— Cela fait trois jours que je suis rentré…
— Ouais, bon… Comme je vous l’ai dit hier au dîner, Jane est tombée malade avant votre
retour. Foutue grippe ! Elle devrait se sentir mieux d’ici quelques jours – la semaine prochaine au
plus tard –, et je pourrai enfin l’amener à la maison. Mais ne vous attendez pas à la : voir souvent !
Son boulot est fondamental pour elle, et elle ne peut pas trop s’éloigner de son ordi.
Ethan n’avait que trente ans, mais il lui adressa le regard empli d’empathie et de sagesse d’un
vieillard.
— Si tu as besoin de parler, mec, je suis tout ouïe.
— Je n’ai rien à te dire, à part que j’en ai marre que tout le monde dans cette famille mette le nez
dans mes affaires !
— Sauf Gabe.
— Ouais, sauf Gabe.
Cal fourra les mains dans les poches arrière de son jean et ajouta d’une voix sourde :
— Comme j’aimerais qu’il le fasse !
Ils se turent, préoccupés par le sort du troisième membre de la fratrie qui tentait toujours, à
Mexico, de retrouver un sens à sa vie.
— J’aimerais qu’il rentre à la maison, dit enfin Ethan.
— Voilà des années qu’il a quitté Salvation, répondit Cal. Ce n’est plus chez lui, ici.
— Je crois que sans Cherry et Jamie, ce ne sera jamais chez lui nulle part…
La voix d’Ethan s’était étranglée sur ces derniers mots. Cal détourna pudiquement les yeux. Pour
se donner une contenance, il se baissa et commença à ranger les affaires de Jane dans son sac, se
demandant où elle avait bien pu passer. Ces deux dernières semaines, il s’était efforcé de rester loin
d’elle pour se calmer. Il avait également voulu lui faire sentir son isolement et lui faire comprendre
que c’était lui qui détenait les clés de sa prison. Hélas, elle n’avait pas paru affectée le moins du
monde.
Ethan, qui l’avait rejoint pour lui donner un coup de main, suggéra soudain :
— Si la grippe de Jane est si grave itu devrais peut-être la conduire à l’hôpital…
— Non !
Cal se pencha pour attraper un stylo qui avait roulé afin de ne pas avoir à regarder son frère dans
les yeux.
— Ce qui complique les choses, reprit-il, c’est qu’elle ne s’est pas ménagée ces derniers temps.
Cela ira mieux dès qu’elle se sera reposée.
— En tout cas, elle ne ressemble pas du tout à une de tes habituelles bimbos.
— Comment sais-tu à quoi elle ressemble ?
Alarmé, Cal redressa la tête et vit Ethan plongé dans la consultation du permis de conduire de
Jane.
— De toute façon, maugréa-t-il, je ne suis jamais sorti avec des « bimbos ».
Cela fit sourire Ethan, qui protesta doucement :
— Aucune ne m’a paru briller par son intellect. Alors que celle-ci est un véritable puits de
science. Je n’arrive pas à croire que tu aies pu épouser une physicienne. Si je me rappelle bien, la
seule chose que tu trouvais supportable en cours de physique, c’était la plastique de la prof.
— Tu es un foutu menteur ! J’avais les meilleures notes.
— Mais tu aurais mérité les moins bonnes.
— Disons que j’étais dans une honnête moyenne.
Ethan lâcha un grand rire et conclut en pointant du doigt le permis de conduire :
— J’ai hâte de voir la tête de p’pa quand je lui dirai que j’ai gagné mon pari.
— Quel pari ?
— Il prétendait que nous devrions trouver un créneau entre les réunions de scouts de ta future
femme pour fixer la date de vos noces. Je lui ai soutenu que tu finirais par reprendre tes-esprits, et
j’avais apparemment raison.
Cal fit grise mine. Il aurait préféré passer sous silence les vingt-huit ans de Jane, mais puisque
son frère avait sa date de naissance sous les yeux, il ne pouvait nier.
— Elle fait beaucoup plus jeune, marmonna-t-il.
C’est tout juste si on lui donne vingt-cinq ans.
— Inutile de te justifier.… Il n’y a rien de mal à épouser quelqu’un de son âge.
— Elle n’a pas exactement mon âge…
— Deux ans de moins, ce n’est pas énorme.
— Deux ans ? Bon sang, qu’est-ce que tu racontes !
Cal lui arracha le permis des mains :
— Elle n’a pas deux ans de moins que moi. Elle…
— Oh, oh… murmura Ethan en reculant. Je crois que je ferais mieux d’y aller.
Cal était trop stupéfait pour prêter attention à la réaction amusée de son frère, tout comme il
n’entendit pas la porte claquer derrière lui quelques secondes plus tard. À cet instant, rien d’autre ne
comptait pour lui que la date qu’il venait de découvrir sur le permis.
Avec le pouce, il gratta la surface plastifiée pour chasser l’éventuelle tache susceptible
d’expliquer cette stupéfiante année de naissance, mais rien ne se produisit. Peut-être s’agissait-il
d’une erreur de l’administration. Mais en formulant cette hypothèse, il sut qu’il ne cherchait qu’à se
leurrer et que la date était juste. Jane – sa femme de trente-quatre ans ! – l’avait berné une fois de
plus.
— Tu sais… dit Annie Glide en fixant Jane d’un air grave. Tôt ou tard, Calvin va venir te
chercher.
Jane reposa le mug orné d’une bannière étoilée à demi effacée dans lequel elle sirotait du thé, et
laissa son regard courir sur la salle de séjour encombrée. En dépit de sa décoration particulière,
l’endroit ressemblait vraiment à un foyer dans lequel on pouvait se sentir bien.
— Oh, je ne crois pas, répondit-elle. Il ignore où je suis.
— Il va le deviner. Il portait encore des couches que ce gamin connaissait déjà cette montagne
comme sa poche.
Jane avait du mal à imaginer que Cal ait pu un jour être bébé. N’était-il pas né avec cette attitude
arrogante et du poil sur la poitrine ?
— Je n’en reviens pas que votre maison soit si proche de la sienne, dit-elle. Le premier jour, il
me semble que nous avons dû parcourir un long trajet avant d’y parvenir.
— Exact, acquiesça Annie. La route fait tout le tour de Heartache Mountain. Ce matin, tu as pris
le raccourci.
Jane avait été surprise, en arrivant au bout du chemin, de découvrir sur l’autre versant le toit de
tôle de la maison d’Annie. Elle ne l’avait pas reconnue au premier regard, mais la manche à air
colorée qui se balançait au coin du porche l’avait vite renseignée. Il s’était écoulé quinze jours
depuis leur précédente rencontre, pourtant Annie l’avait accueillie comme si elle était attendue.
— Tu sais faire du pain de maïs, Janie Bonner ?
— Il m’est arrivé d’en faire.
— Il n’est bon que si tu y ajoutes du babeurre.
— Merci du conseil. Je m’en rappellerai.
— Avant que je tombe tellement malade, je faisais mon beurre de pomme moi-même. Rien n’est
meilleur qu’une tranche tiède de pain de maïs tartinée de beurre de pomme. Rappelle-toi de bien
éplucher tes pommes quand tu en feras. Personne n’aime tomber sur un bout de pelure !
— Si un jour j’en fais, je ferai attention.
Depuis que Jane avait frappé à sa porte, Annie lui passait de vieilles recettes mêlées à des
perles de sagesse populaire : du thé au gingembre en cas de refroidissement ; neuf gorgées d’eau pour
chasser le hoquet ; pour avoir de belles betteraves, surtout ne les planter qu’entre le 26 et le 28
mars…
Jane ne se voyait pas avoir un jour l’utilité de ce genre d’informations, mais elle se surprit à les
recueillir avec attention. Annie faisait en sorte que la transmission des savoirs s’effectue d’une
génération à l’autre. Avoir des racines signifiait quelque chose, dans ces montagnes. Pour elle qui
s’était toujours sentie déracinée, cela était particulièrement émouvant.
–… et pour réussir de bons chaussons, tu dois mettre un œuf dans la pâte, et une pincée de sauge.
Annie fut interrompue par une brusque quinte de toux. Jane l’observa avec inquiétude.
Lorsqu’elle eut retrouvé son souffle, elle agita une main aux ongles laqués rouge vif.
— Écoutez-moi cette vieille pie… plaisanta-t-elle. Tu dois en avoir par-dessus la tête de mes
radotages.
— Pas du tout. J’aime vous écouter.
— Tu es brave, Janie Bonner. Je suis surprise que Calvin ait décidé de t’épouser.
Jane se mit à rire. Annie Glide était vraiment un être extraordinaire.
— Mon jardin me manque, confia la vieille dame. J’ai dû laisser ce bon à rien de Jœy Neeson le
retourner il y a une quinzaine, même si ça va contre mes principes. Calvin, il n’arrête pas de
m’envoyer des étrangers pour m’aider, mais ça ne me convient guère. J’aime déjà pas que la famille
se mêle de mes affaires, alors des inconnus…
Après avoir marqué une pause en secouant la tête d’un air nostalgique, elle enchaîna :
— J’espérais être assez forte pour pouvoir faire moi-même mes semis de printemps, mais je me
trompais. Ethan a dit qu’il viendrait me donner un coup de main, mais le pauvre garçon a déjà trop de
travail avec ses ouailles.
En étudiant la réaction de Jane, elle conclut :
— Mon jardin va me manquer, pour sûr, mais pas question que je laisse un étranger s’en
occuper.
Si Jane voyait clair dans son jeu, elle ne s’en offusqua nullement. Au contraire, elle se sentit
curieusement flattée.
— Je serai heureuse de faire vos plantations pour vous, assura-t-elle. Si vous me montrez
comment faire.
— Tu ferais ça pour moi ? s’émerveilla Annie, une main posée sur le cœur.
Jane s’amusa de son étonnement feint.
— Cela me ferait très plaisir. Je n’ai jamais jardiné.
— Ah ! Dans ce cas, c’est décidé. Demain à la première heure, tu demanderas à Calvin de
t’amener. Je te montrerai comment planter les patates – il commence à être un peu tard. Après, on
s’occupera des oignons et des betteraves.
— D’accord.
Parce qu’elle suspectait qu’Annie ne se nourrissait pas suffisamment, Jane se leva et suggéra :
— Je pourrais peut-être nous préparer un petit quelque chose à manger ? Je meurs de faim.
— Excellente idée ! Amber Lynn est passée me voir hier et m’a apporté un peu de soupe aux
haricots. Tu n’as qu’à la réchauffer. Bien sûr, elle ne la fait pas comme je lui ai appris, mais que
veux-tu : Amber est comme ça…
Ainsi, songea Jane, les parents de Cal étaient rentrés. En se dirigeant vers la cuisine, elle se
demanda comment il leur expliquait qu’ils ne se soient pas encore rencontrés.
Jane versa la soupe dans un bol en plastique et un autre en porcelaine de Chine. Elle servit
également deux tranches de pain de maïs qu’elle découpa en petits carrés. Assises à la table de la
cuisine, elles mangèrent en silence. Jane ne se rappelait pas avoir dégusté un aussi bon repas. Après
deux semaines d’isolement, c’était un plaisir d’avoir de la compagnie, surtout auprès de quelqu’un
qui ne passait pas son temps à vous foudroyer du regard et à vous crier dessus.
Après avoir rapidement fait la vaisselle, elle portait un mug de thé à Annie dans la salle de
séjour, lorsqu’elle remarqua trois diplômes alignés verticalement parmi les reproductions de
peinture, les ballerines en céramique et les horloges murales près de l’entrée.
— Ils sont à mes petits-fils, expliqua fièrement Annie. Ils savaient que ça me chagrine un peu de
n’avoir pas pu faire d’études, alors ils m’ont offert chacun le leur. Celui de Cal est en haut.
Après avoir récupéré ses lunettes sur la table de la cuisine, Jane s’approcha pour déchiffrer le
diplôme. Décerné par l’université du Michigan, il certifiait que Calvin E. Bonner avait obtenu une
licence de sciences… avec les plus grands honneurs : summa cum laude.
Portant la main à sa gorge sous l’effet de la sur-prise, Jane fit volte-face :
— Cal a obtenu son diplôme summa cum laude ?
— C’est comme ça qu’ils disent pour ceux qui arrivent en haut du tableau. Toi qui es professeur,
tu dois le savoir. En plus d’être un sportif, mon Calvin a toujours été futé.
— Il…
Jane déglutit pour chasser le bourdonnement qui lui emplissait les oreilles avant de pouvoir
poursuivre :
— Dans quelle discipline a-t-il obtenu sa licence ?
— Il ne te l’a pas dit ? Un tas d’athlètes choisissent les matières les plus faciles, pour mieux
s’entraîner. Mais mon Calvin n’est pas comme ça. Il a choisi la biologie. Toujours il a aimé
vadrouiller dans les bois, à ramasser ci ou ça…
— La biologie ?
Jane eut l’impression d’avoir reçu un direct à l’estomac. Les yeux plissés, Annie scruta son
visage.
— Il me paraît bizarre que tu ne saches rien de tout ça.
— Le sujet n’est jamais arrivé dans la conversation.
La pièce commença à tourner autour d’elle. Jane eut l’impression qu’elle allait s’évanouir. Elle
pivota brusquement, arrosant sa main d’une giclée de thé, et retourna dans la cuisine.
— Janie ? s’alarma Annie. Qu’est-ce qu’il y a ?
Elle ne put lui répondre. L’anse se détacha du mug quand elle le déposa sèchement dans l’évier.
Le poing crispé sur ses lèvres, elle lutta contre la nausée qui l’assaillait. Comment avait-elle pu se
montrer aussi idiote ? En dépit de toutes ses ruses, de toutes ses précautions, elle avait précipité le
désastre qu’elle avait cherché à éviter. Désormais, son enfant n’avait plus aucune chance d’être
normal.
Elle savait que Cal avait fréquenté l’université du Michigan, mais elle ne s’était pas arrêtée là-
dessus. Les athlètes de haut niveau ne suivaient-ils pas pour la forme un minimum de cours,
bénéficiant de notes de faveur, afin de mieux pouvoir se consacrer à l’entraînement ? Le fait qu’il ait
choisi la biologie et s’en soit tiré avec les honneurs dans l’une des plus prestigieuses universités du
pays aggravait encore les choses. La seule qualité qu’elle lui reconnaissait – sa stupidité supposée –
était un leurre. En se laissant berner, elle avait condamné son enfant à la vie solitaire qu’elle avait
vécue.
Prise de panique, elle songea que la fille dont elle avait rêvé allait devenir un phénomène de
foire, tout comme elle. Pour rien au monde elle ne devait laisser faire ça ! Plutôt mourir. Il ne lui
restait pas d’autre choix que de partir très loin. Elle emmènerait son bébé en Afrique, dans quelque
coin reculé. Elle éduquerait elle-même sa fille afin qu’elle n’ait pas à subir la cruauté des autres
enfants.
Les larmes lui brûlaient les yeux. Qu’avait-elle fait ? Comment Dieu pouvait-Il lui infliger un
sort si cruel ?
La voix d’Annie finit par la tirer de sa détresse.
— Ce doit être Calvin qui arrive. Je t’avais bien dit qu’il viendrait te chercher.
Jane entendit une portière violemment claquée avant que retentissent des pas pressés sur le
porche.
— Jane ! s’écria Cal. Où est-elle, nom de Dieu ?
Comme une furie, Jane se rua dans la salle de séjour.
— Espèce de salaud ! hurla-t-elle.
Aussi furieux qu’elle, il vint se camper devant elle.
— Vous allez devoir vous expliquer ! gronda-t-il. Et vite !
— Dieu que je vous hais !
— Pas autant que moi !
Ses yeux flambaient de colère, mais elle y lisait aussi autre chose. Comment avait-elle pu ne pas
remarquer avant cette lueur d’intelligence vive et mordante qui y brillait ?
Folle de rage, Jane aurait voulu se jeter sur lui pour lui faire payer sa trahison. Il devait être
stupide ! Il lisait des comics ! Comment avait-elle pu se tromper ainsi ?
Au bord de l’implosion, Jane s’éloigna de lui avant de ne plus se maîtriser. Dans un grand cri de
rage, elle rentra en trombe dans la cuisine et sortit par la porte arrière.
Tandis qu’elle commençait à courir, elle entendit Cal menacer :
— Revenez ici tout de suite ! Ne me faites pas courir après vous, ou vous le regretterez !
Jane aurait voulu frapper quelque chose. Si elle l’avait pu, elle se serait jetée dans un grand trou
et aurait laissé la terre se refermer sur elle. Tout, plutôt que de laisser cette affreuse souffrance
lui laminer le cœur ! Ce bébé que déjà elle aimait plus que tout, était condamné à devenir un monstre.
Elle ne l’entendit pas arriver derrière elle, et elle perdit le souffle lorsqu’il la fit brutalement
pivoter sur ses talons.
— Je vous ai dit d’arrêter ! s’écria-t-il.
— Vous avez tout fait rater ! cria-t-elle en retour.
— Moi ? répliqua-t-il, le visage décomposé. C’est vous qui m’avez menti ! Vous avez trente-
quatre ans ! Vous êtes vieille !
— Ça, je ne vous le pardonnerai jamais !
Le poing serré, Jane le frappa si fort à la poitrine qu’elle en eut mal jusqu’à l’épaule. Écumant
de rage, Cal s’efforça de lui immobiliser les bras, en vain. Par la faute de cet homme, son enfant
allait souffrir. Elle qui n’avait jamais eu envie de verser le sang aurait voulu voir le sien couler !
Jane se déchaîna. Ses lunettes volèrent dans la bagarre mais elle n’y prêta pas attention. Elle
frappa, griffa, cogna, s’efforçant de lui faire aussi mal que possible.
— Vous allez vous arrêter ! beugla-t-il. Tout de suite !
Les hurlements de Cal devaient s’entendre dans toute la forêt. Une fois encore, il s’efforça de la
contenir. Elle le mordit à l’avant-bras pour l’en empêcher.
— Aïe ! cria-t-il, les yeux agrandis par la surprise. Bon Dieu, ça fait mal !
La violence faisait du bien à Jane. Elle souleva le genou dans l’espoir de lui écraser
l’entrejambe. Il fut plus rapide et elle se sentit soudain tomber à la renverse. En l’accompagnant dans
sa chute, Cal fit en sorte de l’amortir.
Allongé au-dessus d’elle, il la maintint fermement au sol, mais ce n’était plus nécessaire. La lutte
avait épuisé Jane.
— Vous allez vous calmer à présent, compris ? Vous vous conduisez comme une dingue. Vous
êtes dingue ! Vous m’avez menti, vous m’avez trompé, et maintenant vous essayez de me tuer ? Sans
parler du mal que vous êtes en train de faire au bébé que vous portez.
Les yeux de Jane brûlaient de larmes qu’elle ne put contenir.
— Vous avez tout gâché… répéta-t-elle, essoufflée.
— Moi ? s’insurgea-t-il. C’est vous qui vous conduisez comme une folle. Et ce n’est sûrement
pas moi qui suis allé raconter que j’avais vingt-huit ans !
— Je ne vous ai jamais dit une chose pareille.
— Vous avez trente-quatre ans ! Trente-quatre ! Et vous vous êtes bien gardée de me le dire !
— Quand étais-je supposée le faire ? Quand vous avez déboulé dans mon amphi et que vous
avez chassé mes étudiants ? Quand vous hurliez sur moi au téléphone ? Ou quand vous m’avez traînée
dans un avion ? Ou peut-être aurais-je dû vous le révéler quand vous m’avez emmurée vivante dans
votre maison !
— N’essayez pas de noyer le poisson. Vous saviez que c’était important pour moi, et vous
m’avez délibérément induit en erreur.
— Délibérément ? Quel grand mot pour un plouc qui lit des BD ! Ça vous amuse de vous faire
passer pour ce que vous n’êtes pas ?
— De quoi parlez-vous ?
Jane cracha sa réponse en articulant lentement :
— Université du Michigan. Summa cum laude…
— Oh, ça…
Elle sentit son corps se détendre au-dessus d’elle.
— Dieu, que je vous hais ! murmura-t-elle. J’aurais eu plus de chance dans une banque de
sperme !
— Vous auriez été mieux inspirée, effectivement.
Malgré l’amertume de ses propos, il ne paraissait plus aussi en colère. Jane, elle, sentait
toujours une boule d’acide lui ronger l’estomac. Même si elle redoutait sa réponse, il y avait une
chose qu’elle devait lui demander.
— Quel est votre QI ?
— Aucune idée, répondit-il en haussant les épaules. Contrairement à vous, je ne le porte pas
tatoué sur le front.
Cal roula sur le côté, ce qui permit à Jane de se remettre difficilement sur pied.
— Votre score au SAT (SAT : Scholastic Aptitude Test, examen d’entrée à l’université aux
États-Unis (N. d. T.)) ! insista-t-elle. Quel est-il ?
— Je ne me le rappelle pas.
— Vous mentez ! lui reprocha-t-elle amèrement. Tout le monde se rappelle ce genre de choses.
Cal ne répondit pas. Après s’être levé à son tour, il brossa quelques feuilles mortes collées à
son pantalon.
— Dites-le-moi, bon sang ! s’écria-t-elle.
— Pourquoi le ferais-je ? Rien ne m’y oblige.
Il paraissait à présent plus las que dangereux. Cela ne fut pas de nature à apaiser Jane qui se mit
à fulminer, les poings serrés :
— Vous allez me le dire tout de suite, ou je jure devant Dieu que je trouverai un moyen de vous
tuer ! Je mettrai du verre pilé dans votre nourriture ! Je vous poignarderai avec un couteau de boucher
durant votre sommeil ! Je balancerai un appareil électrique pendant que vous serez sous la douche !
Je… Je vous écrabouillerai la tête à coups de batte de base-baIl une nuit où vous rentrerez soûl !
Cal cessa de brosser son pantalon et l’observa avec ce qui ressemblait davantage à de la
curiosité qu’à de la crainte. Jane hurla :
— Dites-le-moi !
Un peu déconcerté, il secoua la tête.
— Dites donc… vous ne manquez pas d’inspiration, dans le genre criminel. Le coup de
l’appareil électrique… Vous auriez besoin d’une rallonge pour arriver jusque sous la douche. Vous
n’aviez pas prévu de devoir le brancher ?
Jane grinça des dents. Elle se sentait prodigieusement ridicule, ce qui était sans doute le but
recherché.
— Dites-moi votre score au SAT, reprit-elle après avoir inspiré à fond pour se calmer. Vous me
devez bien ça…
Cal haussa les épaules et ramassa les lunettes de Jane.
— Peut-être mille quatre cents. Dans ces eaux-là.
— Mille quatre cents !
Jane lui décocha un nouveau coup de poing en pleine poitrine, puis pivota sur ses talons pour
s’enfuir dans les bois. Ce type n’était qu’un hypocrite et un dissimulateur. Elle se sentait malade de
rage. Même Craig n’était pas aussi intelligent que lui.
— À côté de vous, ce n’est rien ! lança-t-il dans son dos.
— Ne m’adressez plus jamais la parole !
En quelques pas, il l’eut rattrapée, mais il se garda bien de la toucher.
— Allons… dit-il d’un ton apaisant. Calmez-vous. Ce que j’ai fait est tout de même moins grave
que ce que vous m’avez fait !
Jane se retourna et répliqua vertement :
— Vous ne m’avez rien fait, à moi ! C’est à mon bébé que vous avez fait du mal ! Par votre faute,
un enfant innocent sera condamné à devenir un phénomène de foire.
— Je ne vous ai jamais fait croire que j’étais stupide. C’est vous qui avez tiré de fausses
conclusions.
— Vous parliez comme un péquenot quand je vous ai vu à la télé, et le premier soir, quand…
Une esquisse de sourire se dessina sur les lèvres de Cal.
— J’aime faire couleur locale. Les fans apprécient.
— Et ces [TAGGD] BD [TAGGF] qui traînent dans toute la maison ?
— Je me suis conformé à ce que vous attendiez de moi.
C’en fut trop pour Jane. Elle lui tourna le dos, alla s’appuyer d’un bras contre un arbre et y posa
le front. Toutes les humiliations subies durant l’enfance lui revenaient d’un bloc : les railleries, la
méchanceté, l’affreuse sensation d’isolement.
— Je vais l’emmener en Afrique… confia-t-elle dans un souffle : Loin de toute civilisation. Je
lui ferai cours moi-même, pour qu’elle n’ait pas à grandir à côté d’autres enfants qui se moqueront
d’elle.
Une main d’une douceur surprenante se posa dans le creux de son dos.
— Jamais de la vie, Rosebud… Il n’aura pas à subir ça.
— Vous ne direz pas la même chose quand vous verrez quelle paumée elle fera !
— Il n’aura rien d’un paumé. Est-ce ce que votre père pensait de vous ?
D’un coup, tout en elle se figea. Jane se redressa, s’écarta de Cal et sortit un mouchoir de la
poche de son coupe-vent. Elle prit tout son temps pour s’essuyer les yeux, se moucher et se
reprendre. Comment avait-elle pu se laisser aller ainsi ? Elle ne devait pas s’étonner qu’il la prenne
pour une folle.
Lorsqu’elle eut repris figure humaine, il lui tendit ses lunettes. Jane les chaussa, ignorant le
fragment de mousse accroché à la charnière d’une des branches.
— Désolée de vous avoir fait une scène, maugréa-t-elle sans oser le regarder en face. Je ne sais
pas ce qui m’a pris. C’est… la première fois que je frappe quelqu’un.
— Ça fait du bien, pas vrai ?
Cal lui sourit, et Jane fut surprise de voir une fossette se creuser dans le méplat granitique d’une
de ses joues. Elle la regarda un long moment, stupéfaite, avant de détourner les yeux.
— La violence ne résout rien, reprit-elle. Et j’aurais pu vous faire mal.
— Je ne veux pas vous mettre de nouveau en rogne, Rosebud, mais vous avez encore beaucoup à
apprendre pour donner un gnon qui décoiffe…
Sur ce, il lui prit gentiment le bras et l’entraîna vers la maison. Jane poursuivit d’une voix lasse :
— C’est ma faute. Tout est ma faute depuis le début. Si je n’avais pas pris pour argent comptant
ces stéréotypes sur les sportifs et les gens du Sud, j’aurais jaugé vos facultés mentales de manière
plus avisée.
— Mmm. Parlez-moi de votre père.
Jane trébucha et faillit tomber, mais la main ferme de Cal sur son coude l’en empêcha.
— Il n’y a rien à en dire. Il était comptable dans une entreprise qui fabrique des poinçonneuses.
— Intelligent ?
— Raisonnablement. Sans être brillant.
— Je commence à voir le tableau…
— Moi, je n’ai pas la moindre idée de ce dont vous voulez parler.
— Il ne savait pas quoi faire de vous, n’est-ce pas ?
Jane accéléra le pas et rétorqua sèchement :
— Il a fait de son mieux. Je n’ai pas envie d’en discuter.
— Il ne vous est jamais venu à l’idée que vos problèmes avaient peut-être plus à voir avec
l’attitude de votre vieux à votre égard, qu’avec la taille de votre cerveau ?
— Vous ne savez pas de quoi vous parlez.
— Ce n’est pas ce que disent mes diplômes.
Elle ne put répondre à cela, car ils venaient d’atteindre l’arrière de la maison et Annie les
attendait sur le seuil.
— Qu’est-ce qui te prend ? attaqua-t-elle en foudroyant son petit-fils du regard. En mettant une
femme enceinte dans cet état, tu peux t’attendre à ce que le bébé porte une marque sur le visage ! Tu
t’en mordras les doigts.
— Pourquoi dis-tu ça ? s’insurgea-t-il, dressé sur ses ergots. Qui t’a dit qu’elle est enceinte ?
— Imbécile ! Tu ne l’aurais pas épousée, autrement. Tu es trop couillon pour ça.
Touchée par la remarque, Jane dit tout bas :
— Merci, Annie.
— Et toi ! fulmina la vieille dame en se tournant vers elle. Tu as donc perdu la tête pour te
mettre dans cet état ? Si tu deviens folle chaque fois que Calvin te met en colère, ce bébé s’étranglera
avec son cordon avant d’avoir pu pousser son premier cri !
Jane préféra s’abstenir de souligner l’improbabilité physiologique d’une telle prédiction.
— Je serai plus prudente, marmonna-t-elle.
— La prochaine fois qu’il te rend folle, tu n’as qu’à lui braquer un fusil sur le ventre !
— Occupe-toi de tes oignons, vieille sorcière ! intervint Cal. Elle a déjà assez d’idées comme
ça pour me régler mon compte.
Sans s’occuper de lui, Annie pencha la tête sur le côté et s’adressa à Jane d’une voix qui
trahissait sa tristesse.
— Écoute-moi bien, Janie Bonner. J’ignore ce qui s’est passé entre Calvin et toi pour qu’il
finisse par t’épouser, mais d’après ce que je viens de voir, il n’y a pas d’histoire d’amour entre vous.
Vous êtes mariés, j’en suis heureuse, mais je dois te prévenir que si jamais tu fais du tort à leur fils, il
vaudrait mieux qu’Amber Lynn et Jim Bonner ne l’apprennent jamais. Ils ne sont pas aussi larges
d’esprit que moi, et ils te le feraient payer au centuple. Compris ?
Tête basse, Jane déglutit avec difficulté et acquiesça.
— Tant mieux !
Annie pivota vers Cal. Toute trace de tristesse disparut de son visage. Ce fut avec malice qu’elle
lui lança :
— Je suis surprise que quelqu’un d’aussi grippé que Janie ait eu la force de venir jusqu’ici à
pied en passant par la montagne.
Cal jura tout bas.
— Que voulez-vous dire ? s’étonna Jane, les yeux ronds. Je ne suis pas grippée…
La saisissant par le coude, Cal l’entraîna vers la voiture.
— Venez, Jane… grommela-t-il. Il est temps de rentrer.
— Attendez un peu ! protesta-t-elle. Je veux savoir ce qu’elle voulait dire par là !
Cal lui fit contourner le coin de la maison, mais Jane eut le temps d’entendre la vieille dame
caqueter :
— N’oublie pas ce que je t’ai dit à propos du cordon, Janie Bonner ! Je crois que Calvin ne va
pas tarder à te mettre de nouveau en colère !
9
En se levant pour éteindre son ordinateur, Jane poussa un grognement sourd, puis se déshabilla
afin de se mettre au lit. Elle passait depuis trois jours ses matinées à faire des plantations dans le
jardin de la grand-mère de Cal, et son corps était perclus de douleurs. Elle se surprit à sourire en
tirant de l’armoire sa chemise de nuit. D’habitude, elle détestait laisser les gens autoritaires lui
donner des ordres, mais ce n’était pas le cas avec Annie.
Cal avait bien dû s’y faire, lui aussi. Le mercredi matin, lorsqu’il l’avait conduite à Heartache
Mountain, Jane lui avait désigné les marches du porche en suggérant de ne plus embaucher de gens
pour faire ce qu’il aurait dû faire lui-même. Il s’était mis au travail en grommelant tant et plus, mais il
ne s’était pas écoulé longtemps avant qu’elle l’entende siffloter. Il avait fait du bon travail, et s’était
mis ensuite à d’autres tâches urgentes. Et ce jour-là, il était allé chercher en ville des bidons de
peinture, avant de se mettre à gratter les façades.
Jane enfila une chemise de nuit grise et sans manches ornée d’un personnage de Disney
– Dingo – sur la poche de poitrine. Elle ne cessait de penser à la soirée du lendemain où
elle était invitée à dîner avec Cal chez ses parents. Il ne lui avait plus reparlé de la promesse qu’elle
lui avait faite, mais elle savait qu’il n’avait rien oublié.
Bien que fatiguée, Jane se sentait trop agitée pour aller se coucher à onze heures du soir. En
s’activant à ranger son bureau, elle se demanda où Cal avait pu passer une fois encore. Elle le
suspectait d’aller voir d’autres femmes, et elle n’avait pas manqué de noter la référence que Lynn
avait faite au Mountaineer. Ce jour-là, elle avait appris en posant la question à Annie qu’il s’agissait
d’une sorte de club privé.
Était-ce là qu’il allait chercher la compagnie féminine qu’il ne trouvait pas auprès d’elle ? Leur
mariage avait beau n’être qu’une farce, cette éventualité n’en demeurait pas moins douloureuse. Elle
ne voulait pas qu’il couche avec d’autres femmes-elle voulait qu’il couche avec elle !
Les mains de Jane s’immobilisèrent sur la pile de sorties d’imprimante qu’elle était en train de
rassembler. À quoi pensait-elle donc ? Avoir avec lui des relations sexuelles ne ferait que rendre
plus inextricable encore une situation qui l’était déjà passablement. Mais alors qu’elle se disait cela,
l’image de Cal torse nu, en train de gratter les bardeaux de la maison d’Annie, s’imposa à son esprit.
Troublée d’avoir constamment sous les yeux sa musculature puissante et souple, elle avait fini par lui
jeter sa chemise à la figure en le mettant en garde contre la recrudescence des cancers de la peau due
à la disparition de la couche d’ozone.
Mais ce qui la tracassait bien davantage que les risques de cancer, c’était le désir, pur et
irrépressible, qui la tenaillait chaque fois qu’elle songeait à lui. Agacée par le tour pris par ses
pensées, Jane alla vider au garage sa poubelle pleine à ras bord. Puis, plantée devant la fenêtre de la
cuisine, elle admira la lune en songeant aux savants d’autre-fois
– Ptolémée, Copernic, Galilée – qui s’étaient efforcés de percer les secrets de l’univers
avec les plus rudimentaires des instruments. Même Newton, plus proche de l’époque moderne,
n’aurait pu rêver des puissants outils dont elle se servait pour ses recherches, de l’ordinateur posé
sur son bureau aux accélérateurs de particules géants.
Jane sursauta en entendant une porte grincer derrière elle. Elle se retourna à temps pour voir Cal
émerger de la porte de communication avec le garage. En le regardant traverser la cuisine, elle se dit
qu’elle n’avait jamais rencontré d’homme aussi à l’aise que lui avec son corps, ce qui fit naître de
curieux picotements sur sa peau.
— Je vous croyais couchée, lança-t-il.
Avait-elle imaginé le léger enrouement qu’elle avait cru percevoir dans le ton de sa voix ?
— Je réfléchissais, répondit-elle.
— À ces patates que vous avez plantées aujour-d’hui ?
. Après lui avoir brièvement souri, elle répliqua :
— Puisque vous voulez tout savoir, il se trouve que je pensais à Newton
– Isaac de son prénom.
— J’en ai entendu parler, grommela-t-il en fourrant les mains dans ses poches. J’imaginais que
les physiciens d’aujourd’hui l’avaient un peu oublié, dans leur passion exclusive pour le Grand
Homme.
Entendre Einstein évoqué en ces termes amusa Jane.
— Croyez-moi, le Grand Homme avait beaucoup de respect pour son prédécesseur. Simplement,
il refusait de laisser les lois qu’il avait édictées limiter sa pensée.
— Je trouve quand même cela un peu irrespectueux. Le vieil Isaac a fait tout ce boulot et le
grand Albert, d’un coup de dés, est venu tout chambouler.
De nouveau, Jane se laissa aller à sourire.
— Les meilleurs scientifiques ont toujours été des rebelles. Dieu merci, on ne nous exécute plus
de nos jours à cause de nos théories.
Cal défit sa parka et la déposa sur l’un des tabourets.
— De quand date la chasse au quark top ? s’enquit-il.
— Il a été découvert en 1995. Comment se fait-il que vous sachiez sur quoi je travaille ?
Avec un haussement d’épaules, Cal répondit :
— Je suis curieux de nature.
— Ce sont les caractéristiques du quark top que j’étudie.
— Combien y en a-t-il sur une tête d’épingle ?
— Plus que vous ne pouvez l’imaginer.
Jane n’en revenait pas qu’il en sache autant au sujet des recherches qu’elle effectuait.
— Dites-m’en plus sur votre travail, insista-t-il. Si je ne peux vous suivre dans les détails, je
com-prendrai au moins les grandes lignes.
Une fois encore, Jane avait tendance à négliger les facultés intellectuelles de l’homme qu’elle
avait épousé. Comment faire autrement, alors qu’il exhibait avec tant de complaisance son corps
d’athlète sous ses yeux ? Bien vite, elle repoussa cette idée.
— Que savez-vous sur les quarks ? demanda-t-elle.
— Pas grand-chose. Ce sont des particules subatomiques de base et toute matière en est
composée. Il y en a six sortes différentes, c’est ça ?
Il en savait déjà plus que la plupart des gens. Jane hocha la tête affirmativement.
— On les a appelés top, bottom, up, down, strange et charm, d’après Finnegans Wake de James
Joyce.
— C’est ça le problème, avec vous les scientifiques. Si vous leur aviez donné des noms tirés des
romans de Tom Clancy – des livres que les gens lisent vraiment –, le grand public comprendrait
mieux ce que vous faites.
Jane lâcha un rire amusé.
— Je vous promets que si je découvre quelque chose d’important, je l’appellerai Octobre
rouge…
— Vous ferez bien.
Cal posa une fesse sur un tabouret, puis il la regarda comme s’il attendait qu’elle poursuive.
Jane gagna l’îlot central et plaça les mains sur le plan de travail de granit.
— Ce que nous savons du quark top est surprenant. Par exemple, il est quarante fois plus lourd
que le quark bottom, mais nous ignorons pourquoi. Plus nous en apprenons sur les caractéristiques du
quark top, plus nous mettons en lumière les faiblesses du modèle standard de la physique des
particules. Le but ultime, bien sûr, est de mettre sur pied une nouvelle théorie.
— La théorie du Grand Tout ?
— L’appellation est galvaudée – on parle plus justement de théorie de Grande Unification –
mais oui, c’est bien de cela qu’il s’agit. Nous sommes un certain nombre à penser que le quark top est
une des clés qui y mènera.
— Et vous serez l’Einstein de cette physique nouvelle.
Jane s’activa à gratter du bout du doigt une aspérité dans la pierre.
— Il y a des physiciens brillants partout dans le monde qui travaillent sur ce sujet.
— Et pas un pour vous intimider, pas vrai ?
— Pas un ! reconnut-elle avec un sourire carnassier.
Cal se mit à rire.
— Eh bien, je vous souhaite bonne chance, professeur !
— Merci.
Jane attendit qu’il change de sujet -la plupart des gens avaient tendance à devenir fébriles quand
elle parlait de son travail-, mais au lieu de cela, il se leva et alla chercher un paquet de tacos dans le
placard. Puis il alla s’installer sur la banquette rouge et commença à lui poser des questions sur le
fonctionnement des accélérateurs.
Avant longtemps, elle se retrouva assise face à lui, à vider en sa compagnie le paquet de tacos
éventré entre eux. En détail, elle lui décrivit l’accélérateur Tevatron et celui du CERN en Suisse, à
Genève. Chacune de ses explications amenait de sa part d’autres questions.
Jane lui répondit d’abord avec enthousiasme, ravie de trouver pour une fois un profane
sincèrement intéressé par la physique des particules. C’était agréable de rester tard la nuit dans cette
cuisine bien chauffée, en discutant de son travail. Mais elle commença à ne plus goûter cette belle
ambiance lorsqu’elle réalisa qu’elle était en train de lui décrire les composants de la famille des
leptons et qu’il n’avait aucun mal à la suivre.
Avec quelle facilité il appréhendait ces concepts ardus ! L’idée que son bébé pourrait être plus
brillant encore qu’elle ne l’avait craint la rendait malade. Pour tester l’intelligence de Cal, elle se
lança dans une description du boson de Higgs qui eut enfin raison de lui.
— Vous m’avez semé, professeur…
— Ça devenait compliqué.
Puis, se levant de table :
— Je suis fatiguée. Je crois que je vais aller me coucher.
— Très bien.
Avant de s’éclipser, Jane décida que le moment n’était pas plus mal choisi qu’un autre pour
mettre un terme à sa réclusion. Étant donné qu’il était de bonne humeur, il le prendrait peut-être
mieux.
— Au fait, Cal… je vais avoir besoin d’une voiture. Rien de trop luxueux : juste de quoi rouler.
Qui dois-je aller voir en ville ?
— Personne. Si vous voulez aller quelque part, je vous y conduirai.
D’un coup, son affabilité et sa bonne humeur avaient disparu. Sans autre forme de procès, il se
leva et fit mine de sortir comme si la discussion était èlose. Jane le suivit à travers la maison plongée
dans le noir jusqu’à la porte de la bibliothèque.
— Je suis habituée à être indépendante, insista-t-elle. J’ai besoin de ma propre voiture.
D’un ton acerbe, elle ajouta :
— Je vous promets de ne pas faire « coucou » à vos amis quand j’irai en ville.
— Pas de voiture, professeur… répondit-il, inébranlable. Il en sera ainsi, et pas autrement.
Une fois de plus, il chercha à lui fausser compagnie en disparaissant dans la bibliothèque. Les
lèvres pincées, Jane ne se laissa pas faire et lui emboîta le pas. La situation était ridicule. Cal
semblait oublier qu’ils vivaient au xx-siècle et qu’elle disposait de son propre argent.
— Contrairement à vos habituelles petites amies, lança-t-elle sur le pas de la porte, j’ai mon
permis de conduire !
— Le gag devient usé.
— Sauf que cela n’a rien d’un gag.
En le dévisageant d’un air pensif, elle poursuivit :
— Vous êtes sûr que ce n’est pas vous-même qu’il s’agit de protéger, plutôt que vos parents ?
En faisant en sorte de me claquemurer ici, vous évitez que vos amis puissent constater à quel point je
suis vieille et dépourvue de toutes les qualités d’une bimbo.
— Vous racontez n’importe quoi, répliqua-t-il en s’installant derrière le bureau massif.
— Reconnaissez que je ne ressemble en rien à la femme que l’on s’attendait à vous voir épouser.
Je ne suis pas suffisamment jolie, mes seins ne sont pas assez volumirieux et je suis trop vieille. Quel
embarras pour Bombardier !
Le fauteuil penché en arrière, Cal posa les pieds sur le bureau et croisa les chevilles.
— Puisque vous le dites… marmonna-t-il.
— Je n’ai pas besoin de votre permission pour acheter une voiture. Je compte le faire, que vous
le vouliez ou non.
Ses yeux de prédateur se fixèrent sur elle.
— N’y comptez pas !
Au comble de l’exaspération, Jane se retourna vers la porte. Dès le lendemain, elle ferait ce
qu’elle avait à faire.
— Je pense qu’il vaut mieux en rester là, lança-t-elle par-dessus son épaule. Bonne nuit !
— Ne vous avisez pas de me planter là !
Il bondit si vite qu’elle ne le vit pas arriver. Avant qu’elle ait pu sortir, il lui bloqua le passage.
— Bouge de là, mec ! gronda-t-elle.
Quelques secondes s’écoulèrent, chargées d’électricité. Jane vit Cal se rembrunir, mais
simultanément, elle lut dans son regard ce qui ressemblait à de l’excitation d’engager le combat avec
elle. Cela la surprenait d’autant plus qu’elle était habituée à fréquenter des gens pour qui le conflit
était à éviter. Cal, lui, semblait y aspirer. Et à sa grande surprise, elle constata qu’elle ne demandait
qu’à se joindre à lui.
Il baissa les yeux et sourit en murmurant :
— Dingo !
Jane avait déjà eu droit à bien des insultes, mais jamais à celle-ci. Son sang ne fit qu’un tour.
— Qu’avez-vous dit ?
— Votre chemise de nuit, répondit-il.
Du bout du doigt, Cal dessina le contour du motif reproduit sur la poche de Jane, juste au-dessus
du sein.
— Dingo, répéta-t-il à mi-voix.
— Oh, ça…
Sa colère retomba aussi vite qu’elle était montée.
Sans cesser de sourire, il continuait à passer le doigt sur le contour du personnage. À ce contact,
elle sentit durcir la pointe de son sein. Elle s’en voulait de réagir à ce qui n’était de sa part que
provocation éhontée. Pas étonnant qu’il ait attrapé la grosse tête, songea-t-elle. Il lui suffisait de
claquer des doigts pour faire se pâmer les femmes.
— J’espère que vous vous excitez bien, reprit-elle d’une voix trop aiguë. Moi, ça ne me fait rien
du tout.
— Vraiment ?
De nouveau, il baissa les yeux sur la toile de sa chemise de nuit, où pointait l’évidence de son
excitation. Cet homme était si arrogant, si sûr de lui-même… Il avait bien besoin qu’on lui rabatte le
caquet.
Jane secoua la tête et prononça en le regardant tristement :
— Vous n’avez pas encore compris, n’est-ce pas, Cal ?
— Compris quoi ?
— Laissez tomber, lâcha-t-elle dans un soupir. Je crois que vous devez être un type assez
correct, derrière vos airs de fanfaron. Je ne voudrais pas blesser vos sentiments.
— Ne vous occupez pas de mes sentiments ! grogna-t-il. Qu’est-ce que je n’ai pas compris ?
Jane eut un geste de la main qui marquait son désarroi. Il était d’autant plus réussi qu’il était
feint.
— C’est sans importance, vraiment. N’en parlons plus.
— Au contraire : parlez !
— D’accord. Pour être franche, ce que vous ne comprenez pas, c’est que vous n’êtes pas du tout
mon type.
Ouh, la menteuse ! Elle est amoureuse !
Cal laissa brusquement retomber sa main.
— Vous voulez dire… que je ne vous fais aucun effet ?
— Zut ! fit-elle mine de se désoler. Voilà que je vous ai mis en colère…
— En colère, moi ? Pourquoi devrais-je l’être ?
— Vous paraissez en colère.
— Ah oui ? Eh bien, cela prouve que vous n’êtes pas aussi perspicace que vous le croyez.
— Tant mieux. De toute façon, je suis sûre que mon manque de réaction à votre égard n’est lié
qu’à moi. Vous n’y êtes certainement pour rien.
— Et comment !
Avec un bref haussement d’épaules, elle enchaîna :
— J’ai toujours préféré un autre type d’hommes.
— Quel genre ?
— Oh… des hommes moins… encombrants, plus… discrets, plus gentils : des universitaires.
— Comme le Dr Craig Elkhart !
Il avait presque craché ce nom.
— Que savez-vous de Craig ? s’enquit-elle, suspicieuse.
— Je sais qu’il vous a larguée pour une secrétaire de vingt-cinq ans.
— Ce n’était pas une secrétaire, mais une technicienne en informatique. Et il ne m’a pas larguée.
— Ce n’est pas ce qu’on m’a raconté. Ce type vous a laissée tomber comme une vieille
chaussette.
— Certainement pas ! Nous nous sommes séparés par consentement mutuel.
— Mutuel, mon cul !
— Vous cherchez juste à faire diversion parce que j’ai blessé votre orgueil en avouant que vous
ne m’attirez pas.
— J’ai rencontré un tas de femmes qui mentaient, mais c’est vous qui remportez le pompon !
Allons, admettez-le, professeur… je vous fais tarit d’effet que ça vous donne le tournis. Si je m’en
donnais la peine, vous pourriez être nue devant moi en train de me supplier de vous faire l’amour en
trente secondes montre en main.
— Rien de plus pathétique qu’un homme vieillissant qui bombe le torse pour compenser ses
prouesses déclinantes.
— Déclinantes !
En voyant le visage de Cal s’empourprer, Jane sut qu’elle avait fait mouche.
— Soyez sans inquiétude, ajouta-t-elle. Il y a forcément quelque part une femme qui vous
appréciera suffisamment pour prendre son temps avec vous.
La rougeur gagna les oreilles.
— Et si ça ne marche pas, conclut-elle en lui donnant une tape sur l’épaule, j’ai entendu dire
qu’on fait de nos jours des miracles avec des implants.
Les yeux pâles de Cal s’agrandirent démesurément, comme s’il ne parvenait pas à en croire ses
oreilles.
— Il me semble qu’il existe également des solutions non chirurgicales utilisant le vide d’air…
— Assez !
De rouge écarlate, Cal était soudain devenu très pâle. Avant que Jane ait pu comprendre ce qui
lui arrivait, il s’inclina, appuya doucement son épaule contre son ventre et la fit décoller du sol, pliée
en deux, en se redressant.
— Allez hop, en route ! décréta-t-il, très content de lui.
La tête en bas, Jane se retrouvait avec une vue de premier choix sur son fessier gainé de jean.
Elle commença à se sentir la tête légère, et elle n’était pas certaine que le sang qui y affluait était seul
à mettre en cause.
— Cal ? demanda-t-elle timidement.
— Mmm ?
— S’il vous plaît, reposez-moi.
— Dans une minute.
Il traversa la salle de séjour en faisant attention de ne pas la brusquer, sans doute pour tenir
compte de sa grossesse. Il avait passé un bras derrière ses genoux et, en montant les marches, il
caressa distraitement sa cuisse.
— Contentez-vous de rester très, très calme, conseilla-t-il, et tout ira pour le mieux.
— Où allons-nous ?
— Rendre une petite visite à la méchante reine.
— La méchante reine ? De quoi parlez-vous ? Reposez-moi tout de suite !
Ils avaient atteint le palier.
— Du calme ! Sans quoi, je’risque de vous cogner la tête contre le mur. Encore qu’une
commotion ramènerait peut-être votre QI à un niveau raisonnable, qui vous permettrait de vous
conduire envéritable être humain.
— Ma chambre est de l’autre côté !
— Et celle de la méchante reine est par là.
D’un pas décidé, il se dirigea vers la sienne.
— Quelle méchante reine ? Si vous ne me reposez pas tout de suite, je crie au meurtre !
Il se pencha lentement, déposant Jane en douceur sur une surface confortable. Au-dessus d’elle,
elle eut la surprise de découvrir son propre reflet. Elle avait les cheveux emmêlés et sa chemise de
nuit était remontée sur ses cuisses. Cal, debout à côté d’elle, tourna la tête vers le ciel de lit en
psalmodiant :
— Miroir ! Ô, mon beau miroir ! Dis-moi qui sera bientôt la plus nue de toutes les femmes…
La méchante reine !
Jane attrapa un oreiller et le lui jeta à la tête. Elle bondit vers l’autre côté du lit, mais se sentit
aussitôt attrapée par sa chemise de nuit et ramenée en arrière.
— Oh que non, vous ne m’échapperez pas ! lança-t-il avec entrain. Il est temps que ce bon vieux
Dingo aille se faire voir ailleurs pour que les grands puissent jouer.
— Je ne veux pas jouer avec vous ! Et ne vous avisez pas d’enlever ma chemise de nuit, espèce
de faux cul !
Le matelas ploya sous le poids de Cal quand il s’installa à califourchon sur les jambes de Jane.
— Le vôtre en revanche est bien vrai ! rétorqua-t-il. Et pas mal du tout, je n’ai pu m’empêcher
de le remarquer. Ça ne vous fait rien que je vérifie ?
Il serrait entre ses doigts l’ourlet de la chemise de nuit.
— Non, Cal ! S’il vous plaît…
Par réflexe, Jane posa les mains sur les siennes pour le retenir, mais elle mourait d’envie qu’il
aille jusqu’au bout. Pourquoi pas, après tout ? Ils étaient mariés, non ?
Toujours installé au-dessus d’elle, Cal se pencha en arrière. Assis sur les talons, il s’étonna :
— Vous ne pensez pas sérieusement que nous allons vivre trois mois ici sans devenir intimes ?
Le cœur de Jane battait à tout rompre. Tout son corps vibrait d’un désir réprimé, mais son esprit
ne cessait de lui rappeler la vérité. Cal n’avait pas le plus petit sentiment, pas la moindre affection
pour elle.
Les dents serrées, elle demanda :
— Vous avez oublié que vous ne m’aimez pas ?
— Pas du tout. Mais cela ne doit pas être rédhibitoire. Vous ne m’aimez pas non plus.
— Ce n’est pas tout à fait vrai.
— Alors, vous m’aimez ?
— Je ne vous déteste pas. Vous êtes probablement une personne… estimable. Dans votre genre.
Je sais que vous faites de votre mieux, étant donné les circonstances. Mais j’aurais aimé que vous
soyez différent.
— Plus bête ?
— Moins intelligent. Et moins… impressionnant. Tout est surdimensionné, chez vous. Pas
seulement votre corps : votre personnalité, votre compte en banque, votre mauvais caractère et, par-
dessus tout, votre ego.
— En parlant de mauvais caractère, vous vous posez un peu là ! Ce n’est pas moi qui menace de
vous électrocuter. Et puisque nous en sommes à nous jeter à la tête ce qui est trop gros chez l’autre, si
on parlait un peu de ce cerveau gargantuesque qui est le vôtre ?
Cal lui libéra les jambes et alla s’asseoir en tailleur au bout du lit, où il s’adossa contre le
montant.
Sachant qu’elle avait fait ce qu’il fallait faire, Jane n’en fut pas moins déçue. Elle se justifia en
pointant l’évidence.
— Pour vous, je ne suis qu’un corps dont vous pouvez disposer à votre guise.
— Vous êtes ma femme.
— Techniquement parlant.
Jane alla s’adosser à la tête de lit et poursuivit :
— Vous voulez que je me montre déplaisante avec vos parents et que je me tienne à l’écart de
vos amis, mais en même temps, vous voulez que nous couchions ensemble. Cela ne vous a pas
effleuré l’esprit que je pourrais trouver cela avilissant ?
— Non.
Il la dévisageait, le regard fier, les narines palpitantes et les lèvres serrées. Jane devina qu’il
allait s’accrocher à son point de vue, même s’il le savait indéfendable.
— Ça ne devrait pas m’étonner, reprit-elle amèrement. N’est-ce pas le comportement typique
des célébrités avec leurs groupies ? Elles sont assez bonnes pour une galipette dans un lit, mais pas
assez pour partager leur vie.
— Etes-vous en train de me dire que vous souhaitez partager la mienne ? Difficile à croire,
professeur, étant donné que rien chez moi ne trouve grâce à vos yeux.
— Ne faites pas semblant de ne pas comprendre. Je suis juste en train de vous dire que je ne
souhaite pas coucher avec vous si vous n’avez aucune affection pour moi et si vous avez honte de moi
au point de m’enfermer ici. Osez prétendre que vous auriez le même comportement si c’était une de
vos bimbos qui vous avait fait ce que j’ai fait !
— Aucune de mes « bimbos », comme vous dites, n’est assez intelligente pour concevoir ce que
vous avez fait. Et de toute façon, je n’ai pas de bimbos.
Un sourcil arqué, Jane insista sans le quitter du regard :
— Un homme tel que vous souhaite accrocher à son bras une femme qui puisse être un reflet de
ce qu’il est – ou de ce qu’il voudrait rester. Vous cherchez la compagnie de femmes très jeunes et très
belles parce que c’est ainsi que vous aimeriez que tout le monde continue à vous voir : un parfait
spécimen d’athlète, aussi jeune qu’en pleine forme, sans le moindre souci en tête, et surtout pas celui
de voir bientôt Kevin Tucker prendre votre place.
D’un bond, Cal sauta du lit.
— Cette conversation m’ennuie.
— Cela montre à quel point nous sommes différents, car moi je la trouve fascinante. Qu’allez-
vous faire de votre vie quand votre carrière sera derrière vous, Cal ?
— Je n’aurai pas à m’en inquiéter avant longtemps.
— Je vous ai vu boitiller en sortant de voiture après un long trajet. Et j’ai l’impression que ces
douches à rallonge que je vous entends prendre chaque matin n’ont pas grand-chose à voir avec un
excessif souci de propreté. Votre corps n’en peut plus du traitement que vous lui avez infligé depuis
des années.
— Vous voilà kiné, à présent ?
— Je ne fais que constater ce qui saute aux yeux.
— Pensez ce que vous voulez, maugréa-t-il en marchant vers la porte. Je ne vous achèterai pas
de voiture.
— Je ne vous ai rien demandé ! s’écria Jane dans son dos. J’ai bien l’intention de l’acheter moi-
même.
— Certainement pas !
Passant la tête dans l’entrebâillement, il ajouta :
— Et je vous garantis que, quand je l’aurai décidé, nous coucherons ensemble.
Jane sauta du lit à son tour en rabattant pudiquement l’ourlet de sa chemise de nuit sur ses
jambes.
— Je ne couche pas avec un homme qui ne m’aime pas !
— On peut arranger ça.
— Je ne vois pas comment ! Nous n’avons jamais eu ne serait-ce qu’un rendez-vous.
— Nous en avons eu deux.
— Des procédures médicales, rien de plus.
Les yeux plissés, Cal la foudroya du regard.
— Nous ne nous sommes même jamais embrassés ! lança-t-elle triomphalement.
— Voilà quelque chose qui peut facilement s’arranger.
Il fit demi-tour et marcha sur elle avec détermination.
— Cal… protesta-t-elle faiblement. Je ne voulais pas…
Jane ne put achever sa phrase. À cette minute, elle avait désespérément envie qu’il l’embrasse.
Elle sentit ses doigts lui encercler les poignets, puis le montant du lit s’encastrer au creux de son dos.
— Vous n’avez qu’à considérer ceci comme une expérience scientifique, professeur.
Sans attendre de réponse, il se plaqua contre elle et lui emprisonna les mains derrière le poteau.
En le voyant baisser les yeux pour capter son regard, le cœur de Jane cogna dans sa poitrine comme
un oiseau en cage.
— Voyons quel goût vous avez, susurra-t-il.
Lentement, il pencha la tête sur le côté et leurs lèvres s’effleurèrent. Les siennes étaient douces
et chaudes, légèrement entrouvertes. Les yeux clos, Jane eut l’impression d’une caresse de plume sur
sa bouche et se demanda comment quelqu’un d’aussi fort pouvait faire preuve d’autant de douceur.
Il continua à la tourmenter, enchaînant les plus légers et les plus doux des baisers. Jane sentit ses
sens prendre le pouvoir. Elle voulait plus, et elle se chargea de le lui signaler en se haussant sur la
pointe des pieds. Surpris, Cal se recula légèrement, lui adressa un regard courroucé, avant d’ef-
fleurer de nouveau ses lèvres. En réponse à une nouvelle initiative de sa part, il lui mordilla la lèvre
inférieure. Était-ce sa façon de lui faire comprendre que le grand quarterback devait imposer ses
règles ? Tout son corps vibrait d’une intense frustration.
Cal la récompensa de sa docilité en refermant les lèvres autour des siennes et en traçant leur
contour du bout de la langue. Jane s’entendit gémir de plaisir. S’il apportait tant d’attention à un
simple baiser, qu’en serait-il lorsqu’elle le laisserait aller plus loin ?
Incapable de refréner plus longtemps ses élans, elle se haussa de nouveau sur la pointe des
pieds. Cette fois, il ne se déroba pas. Une exigence fit place à la douce exploration. Il prit tout ce
qu’elle avait à offrir. Ses mains retenant celles de Jane derrière le montant, il ne pouvait se servir
que de sa bouche, mais il s’en servit totalement. Sa langue s’introduisit en elle avec passion.
En réponse, Jane se pressa contre lui avec urgence et s’abîma dans ce baiser bien plus érotique
qu’aucun des actes sexuels qu’il lui avait été donné d’expérimenter. Son corps, de lui-même, se
frottait contre celui de Cal à la manière d’un serpent. Son ventre, ses cuisses, ses hanches, ses seins
étaient en feu. Tout son être brûlait de connaître ce qui lui avait été dénié durant si longtemps. Et dans
la passion qui les emportait, elle eut un aperçu de ce qu’aurait pu être leur relation s’ils avaient été
autre chose l’un pour l’autre que deux corps consentants.
Jane entendit un gémissement rauque, étouffé, qui trahissait l’urgence, mais ce n’était pas elle
cette fois qui l’avait poussé. Elle constata que ses mains étaient libres, et sur ses cuisses, elle sentit
celles de Cal qui se glissaient sous sa chemise de nuit.
Oh oui ! Dépêche-toi ! Caresse-moi là, à l’endroit le plus secret…
Ses sens l’incitaient à se livrer sans réserve, mais sa raison lui dictait de ne pas capituler si
facilement. Elle voulait être courtisée, séduite, conquise, même s’il ne s’agissait que de conquérir
son corps. Juste une fois dans sa vie, elle voulait sentir ce que cela fait d’être l’objet des assiduités
d’un homme.
Fébrilement, les doigts de Cal entrèrent en contact avec sa toison pubienne.
— Stop !
Son cri avait retenti comme un ordre autant que comme une supplique.
— Non, gémit-il. Non, pas ça…
Jane inspira longuement pour reprendre son souffle.
— Je suis sérieuse, Cal. Retirez vos mains de sous ma chemise.
— Vous en avez envie, protesta-t-il. Vous le savez bien.
Il demeurait plaqué contre elle. Jane sentit palpiter son sexe dressé et regretta de n’y avoir pas
porté la main avant de se raviser, juste pour voir quel effet cela faisait.
— Je veux que vous arrêtiez.
D’un bond sur le côté, il rompit le contact et s’écria :
— C’est ridicule ! Tellement ridicule que je n’arrive pas à y croire ! Nous sommes tous les deux
coincés dans ce mariage pénible. Nous ne nous supportons pas l’un l’autre. Le seul réconfort que
nous pourrions trouver serait de coucher ensemble, mais vous êtes trop têtue pour coopérer !
En quelques mots, il venait de lui prouver qu’elle avait eu raison. Jane ravala sa tristesse.
— Je le savais ! Je savais que vous ne m’aimiez pas.
— De quoi parlez-vous ?
— Vous avez dit que nous ne pouvons nous supporter l’un l’autre, et je vous ai confié que je ne
vous trouvais plus aussi insupportable. Ainsi, vous trahissez vos sentiments réels pour moi.
— Je n’ai jamais dit une chose pareille.
— Vous l’avez dite !
— Alors, c’est que je me suis mal exprimé.
— Ah ! Ah ! Ah !
— Rosebud…
— Ne m’appelez plus comme ça, salaud ! Pour vous, le sexe n’est qu’une autre forme de la
compétition sportive, n’est-ce pas ? Un divertissement auquel vous livrer quand vous n’êtes pas
occupé à jouer à la baballe ou à vous soûler avec vos potes ! Moi, ce n’est pas comme ça que je vois
les choses. Vous voulez coucher avec moi ? Très bien : vous coucherez avec moi. Mais à mes
conditions.
— Et quelles sont-elles, exactement ?
— Vous allez devoir d’abord m’aimer un tout petit peu, ou, plus exactement, beaucoup.
— Mais c’est déjà le cas !
— Vous êtes pathétique.
Dans un rugissement qui trahissait autant sa colère que sa frustration, Jane attrapa un oreiller sur
le lit et le lui jeta à la figure. Puis elle battit précipitamment en retraite dans sa chambre.
Quelques instants plus tard, elle entendit un bruit sourd qui lui fit suspecter qu’un poing, dans la
chambre voisine, venait d’entrer en contact avec un mur.
11
Les parents de Cal vivaient dans une rue résidentielle bordée de grands arbres et de maisons
anciennes. Devant chaque entrée, les poteaux des boîtes aux lettres n’allaient pas tarder à se couvrir
de clématites et de belles-de-jour. Sur les porches, des jardinières vides attendaient encore les
plantes qui bientôt y fleuriraient.
La maison des Bonner s’élevait au sommet d’un petit tertre couvert de pelouse et émaillé de
rhododendrons. C’était un gracieux bâtiment sur deux niveaux, à la façade de stuc et aux menuiseries
peintes d’un vert très pâle. Après avoir garé sa Jeep dans l’allée, Cal fit le tour du véhicule pour
ouvrir la portière de Jane.
L’espace d’un instant, ses yeux s’attardèrent sur ses jambes. Il n’avait pas fait de commentaire
sur sa tenue – un ensemble jupe sweater couleur caramel –, même si elle avait pris soin d’enrouler
deux fois la ceinture sur elle-même pour mettre en valeur ses cuisses gainées de bas. Un peu déçue,
Jane s’était fait la réflexion que ses jambes de trente-quatre ans ne devaient pas être à son goût, mais
son regard admiratif semblait lui donner tort.
Elle ne se rappelait pas s’être sentie aussi confuse envers qui que ce soit. La nuit précédente,
elle avait dévalé avec lui d’éprouvantes montagnes russes émotionnelles. Mais ce matin-là dans la
cuisine, au petit déjeuner, elle avait été surprise de découvrir entre eux une certaine camaraderie. Le
rire, l’agacement, le désir avaient également été au rendez-vous, mais pour l’heure c’était ce dernier
qui la perturbait.
— J’aime vos cheveux, dit-il.
Jane les avait laissés tomber librement sur ses épaules. Elle avait également renoncé à ses
lunettes et passé deux fois plus de temps à se maquiller que d’ordinaire. Les yeux de Cal s’attardèrent
sur elle et elle songea, satisfaite, qu’il n’y avait pas que ses cheveux qui avaient l’air à son goût.
Puis il se rembrunit et prononça en la fixant sévèrement :
— Pas de blagues ce soir, vous m’entendez ?
— Reçu cinq sur cinq.
Pour écarter définitivement les souvenirs troublants de la veille, elle ajouta :
— Vous ne voulez pas jeter votre manteau sur ma tête, pour empêcher que les voisins puissent
me voir ? Mais que dis-je ? Ils s’imagineront simplement que je suis la mère d’une de vos petites
amies.
Cal lui attrapa le bras et l’entraîna vers la porte d’entrée.
— Un de ces jours, lâcha-t-il entre ses dents serrées, je collerai un ruban adhésif sur votre jolie
bouche.
— Impossible ! Vous serez déjà mort. J’ai repéré un taille-haie électrique au garage.
— Alors je vais devoir vous ligoter et vous jeter au fond d’un placard en compagnie d’une
douzaine de rats affamés.
Un sourcil arqué, Jane lui jeta un coup d’œil.
— Bravo ! le félicita-t-elle. Vous faites des progrès.
Avec un vague grognement pour toute réponse, Cal ouvrit la porte.
— Nous sommes ici ! cria Lynn en les entendant entrer.
Cal mena Jane jusqu’à une grande salle de séjour, décorée avec goût dans des tons de blanc
rehaussés de quelques accents pêche et vert menthe. Mais elle eut à peine le temps d’admirer les
lieux avant d’avoir l’œil attiré par le plus bel homme qu’il lui ait été donné de voir.
Cal se chargea des présentations.
— Jane, voici mon frère Ethan.
Celui-ci s’avança à sa rencontre, prit la main qu’elle lui tendait et fixa ses beaux yeux bleus sur
elle.
— Hello, Jane… dit-il. Enfin, nous nous rencontrons.
Prise de court et sous le charme, elle n’eut pas la présence d’esprit de lui répondre. Ce bel
homme aux cheveux blonds, aux traits fins, aux manières délicieuses, pouvait-il réellement être le
frère de Cal ? En soutenant son regard, elle éprouva une émotion comparable à celle qui l’étreignait
parfois quand elle était confrontée à un bébé ou quand elle regardait la photo de mère Teresa.
À la dérobée, elle décocha un regard à Cal pour tenter de comprendre où se situait l’erreur.
— Pas la peine de me regarder comme ça, dit-il avec un haussement d’épaules. Nous non plus,
on ne comprend pas.
— Nous nous demandons parfois s’il ne serait pas un changeling (Dans le folklore anglo-saxon, enfant
substitué par les fées au véritable enfant d’un couple (N. d. T.) .), intervint Lynn en se levant du divan. Il est un
embarras pour toute la famille. Dieu sait que chacun de nous a sur la conscience une interminable
liste de péchés, mais à côté de lui nous paraissons plus noirs encore.
— Pour une bonne raison, assura Ethan. Ils sont tous de la graine de démon.
Jane commençait à être habituée au sens de l’humour particulierde la famille Bonner.
— Et quant à vous, plaisanta-t-elle, vous agressez des vieilles dames pour vous changer les
idées ?
Ethan éclata de rire et se tourna vers son frère.
— Tu as quand même fini par t’en trouver une vraie ?
Cal marmonna quelque chose d’inintelligible, et rappela à Jane d’un regard la promesse qu’elle
avait dû lui faire. Elle était censée se mettre à dos toute la famille, pas faire ami-ami avec elle. Elle
n’avait pas oublié, mais jusqu’à cette minute elle avait simplement préféré ne pas y penser.
— Ton père a eu un accouchement de dernière minute, expliqua Lynn. Il devrait être de retour
d’un instant à l’autre. C’est le troisième de Betsy Wood. Tu te rappelles ? Ton premier flirt… Je
pense que Jim a dû mettre au monde les enfants de toutes vos anciennes petites amies, les garçons.
— Papa a repris le cabinet de son père, expliqua Ethan. Pendant longtemps, il est resté le seul
médecin du coin. Il a reçu du renfort, depuis, mais il travaille toujours trop.
Jane songea qu’il lui faudrait bientôt trouver un médecin pour suivre sa grossesse. Mais ce ne
serait pas Jim Bonner.
Comme si parler de lui avait suffi à le faire surgir, le père de Cal s’encadra dans l’arche qui
menait à l’entrée. Les traits tirés, il paraissait épuisé. Jane vit le visage de sa femme refléter
l’inquiétude qu’elle se faisait pour lui.
Sa voix tonnante le précéda dans la pièce.
— Comment se fait-il que personne n’ait encore un verre à la main ?
— J’ai un pichet de margarita à la cuisine.
Le visage de Lynn redevint lisse. Elle se leva pour aller faire le service.
— Nous te suivons, reprit Jim. Je ne supporte plus cette pièce depuis que tu l’as dévastée avec
ce décorateur chic et choc. Tout ce blanc me fout le bourdon. On se croirait à l’hôpital. J’ai
l’impression de faire des heures sup !
Jane, qui ne voyait pas ce qu’il y avait à reprocher à la décoration, trouva sa remarque
déplaisante. Tous quatre suivirent la maîtresse de maison dans la cuisine, pièce chaleureuse et bien
équipée où dominait le bois dans un esprit campagnard. Comment Cal pouvait-il supporter la lugubre
demeure de feu le révérend Snopes, songea-t-elle, après avoir été élevé dans une telle ambiance ?
Jim tendit à son fils la bière qu’il lui avait demandée et se tourna vers elle.
— Une margarita ? s’enquit-il.
— Je préférerais un jus de fruits.
— Baptiste ?
— Je vous demande pardon ?
— Vous ne buvez pas d’alcool ? Nous avons un très bon vin blanc dans cette maison. Amber est
devenue une sorte d’experte en vin. N’est-ce pas, chérie ?
Ces paroles pouvaient passer pour un compliment, mais le ton utilisé leur donnait un tout autre
sens.
— Ça suffit, p’pa ! s’insurgea Cal d’une voix glaciale. Je ne sais pas ce qui se passe dans cette
maison, mais ça ne me plaît pas et je veux que ça s’arrête.
Jim tressaillit, comme sous l’effet d’une gifle. Père et fils s’affrontèrent du regard. Cal était resté
calme, mais dans ses yeux, on lisait clairement qu’une ligne rouge avait été franchie.
Ce fut Ethan qui mit fin à l’incident en réclamant une bière et en évoquant une prochaine réunion
du conseil municipal. Sans doute, dans cette famille, devait-il être le faiseur de paix. La tension
retomba. Lynn demanda à Jane comment s’était passée sa matinée chez Annie. La question paraissait
de pure forme, mais sans doute s’étonnait-elle qu’elle trouve une matinée pour aider sa mère dans son
jardin, alors qu’elle n’avait pas une heure à lui consacrer pour faire du shopping.
À la dérobée, Jane observa la réaction de Cal. Il semblait résigné et devait s’attendre à ce
qu’elle trahisse sa parole. Une grande tristesse s’abattit sur elle. Il ne servait à rien d’aspirer à ce qui
ne pouvait être, et elle lui devait bien ça…
— Ce fut une vraie corvée, mais surtout ne lui répétez pas. Elle ne comprend pas que chaque
heure de travail perdue est une heure que je ne retrouverai jamais.
Un lourd silence s’était fait dans la pièce. Jane prit soin de ne pas regarder Cal. Elle ne tenait
pas à constater son soulagement de la voir s’humilier devant sa famille. La mort dans l’âme, elle
décida d’enfoncer le clou.
— Je sais à quel point son jardin est important pour elle, mais vraiment… aucune comparaison
possible avec mes recherches. J’ai essayé de le lui faire comprendre, mais elle est si… Je ne dis pas
qu’elle est ignorante, mais sa compréhension des situations complexes est limitée.
— Je me demande même pourquoi elle vous réclame !
Jim avait presque aboyé cette phrase. Jane feignit de ne pas remarquer son attitude belliqueuse,
si semblable à celle de son fils aîné.
— Qui sait ? répliqua-t-elle en soutenant vaillamment son regard. Les caprices d’une vieille
femme sont insondables.
Cal jugea utile d’ajouter son grain de sel.
— Vous voulez que je vous dise ? Jane est d’une nature acariâtre, exactement comme Annie. Je
pense que c’est ça qu’elle apprécie chez elle. Les deux font la paire !
— Dieu nous vienne en aide… murmura Ethan.
Jane avait les joues en feu. Cal dut comprendre qu’elle ne pourrait supporter davantage ce
supplice, car il changea de sujet en interrogeant son frère sur ses vacances. Avant longtemps, tous se
retrouvèrent autour de la table du dîner.
Jane fit de son mieux pour singer le plus profond ennui, alors -qu’elle absorbait avidement
chaque seconde de ce repas de famille. Elle put constater la profonde affection que nourrissaient l’un
pour l’autre les deux frères Bonnet ; et l’amour inconditionnel que leurs parents leur témoignaient.
Malgré les problèmes relationnels que semblaient connaître Jim et Lynn, elle aurait tout donné pour
être leur fille plutôt que celle du père distant près duquel elle avait grandi.
Plusieurs fois au cours du repas, la conversation tourna autour des activités professionnelles de
Jim. Jane trouvait ses descriptions trop crues, mais cela ne paraissait gêner personne d’autre et elle
en conclut que tous devaient y être habitués. Cal, en particulier, le pressait de questions.
Mais ce fut par Lynn que Jane fut le plus impressionnée. Tout en assumant ses devoirs de
maîtresse de maison, elle discuta art et musique, ainsi que d’un groupe de lecture qu’elle animait.
Elle se révéla excellente cuisinière, et Jane en vint à se demander s’il y avait une chose au monde que
la fille d’Annie Glide, ex-sauvageonne des montagnes, ne savait pas faire.
— Où as-tu trouvé ces fleurs, m’man ? s’enquit Ethan en désignant un arrangement de lys et
d’orchidées dans un vase en cristal. Depuis que Joyce Belik a fermé sa boutique, elles doivent être
introuvables dans le coin.
— Je les ai achetées jeudi à Asheville. Les lys sont un peu défraîchis, mais je les trouve beaux
quand même.
Pour la première fois depuis qu’ils étaient à table, Jim s’adressa directement à son épouse.
— Te rappelles-tu comment tu décorais la table quand nous étions jeunes mariés ?
— C’est loin, répondit-elle après s’être figée un instant. Si loin que j’ai oublié.
— Ah oui ? Eh bien, moi pas.
À l’intention de ses fils, Jim se mit à raconter :
— Votre mère cueillait des pissenlits dans un jardin du voisinage, les plaçait dans un verre à
moutarde et me les montrait quand je rentrais comme s’il s’agissait de fleurs exotiques. Un verre de
pissenlits lui faisait le même effet qu’un vase plein de roses pour d’autres femmes.
Jane se demanda s’il avait cherché à embarrasser son épouse en évoquant son humble extraction,
mais si c’était le cas, cette stratégie se retourna contre lui. Lynn ne parut nullement embarrassée ; par
contre, lui sembla se laisser gagner par une étrange émotion en achevant son récit. Peut-être, en dépit
des apparences, Jim Bonner n’était-il pas aussi dédaigneux des origines modestes de sa femme qu’il
le prétendait.
— Tu étais tellement fâché contre moi… rappela Lynn. Je ne peux t’en vouloir. Imaginez : des
pissenlits à table !
— Mais il n’y avait pas que des fleurs, poursuivit Jim. Je me souviens qu’une fois tu avais
nettoyé quelques cailloux que tu trouvais jolis, pour les installer dans un nid d’oiseau que tu avais
ramassé.
— Tu avais à juste titre fait remarquer qu’un nid sur une table n’était pas hygiénique, et tu avais
refusé de manger.
Jim fit rouler le pied de son verre à vin entre ses doigts.
— Oui, c’est vrai, reconnut-il. Pourtant, ce n’était peut-être pas hygiénique mais c’était joli.
— Allons, Jim ! protesta-t-elle. Ça ne l’était pas.
Lynn souriait, sereine, insensible aux vieilles émotions qui s’étaient emparées de son époux.
Pour la première fois de la soirée, leurs regards se croisèrent.
— Tu as toujours aimé les jolies choses, dit-il.
— Je les aime toujours.
— Sauf qu’à présent, elles doivent avoir un label prestigieux pour te plaire.
— Label que tu apprécies bien plus que mes pissenlits ou mes nids d’oiseaux d’autrefois.
Malgré la promesse qu’elle s’était faite de prendre ses distances, Jane eut peur de voir l’échange
s’envenimer.
— Cal m’a expliqué que vous n’aviez pas d’argent, intervint-elle. Comment avez-vous fait pour
vous en sortir durant les premières années de votre mariage ?
En surprenant le regard qu’échangèrent les deux frères, Jane se demanda si elle ne s’aventurait
pas en terrain glissant. Mais puisqu’elle était censée se rendre odieuse, quelle différence cela faisait-
il ?
— C’est vrai, p’pa ! approuva Ethan. Comment avez-vous fait ?
Lynn tamponna les coins de sa bouche avec sa serviette.
— C’est trop déprimant ! Votre père a détesté chaque minute de cette époque-là. Je ne veux pas
que son dîner soit gâché.
— Je n’ai pas détesté chaque minute, rectifia l’intéressé.
Les yeux dans le vague, il s’adossa à sa chaise :
— Nous vivions dans cet appartement de deux pièces hideux à Chapel Hill. Les fenêtres
donnaient sur une allée où les gens jetaient leurs vieux divans et leurs sommiers rouillés. L’endroit ne
ressemblait à rien, mais votre mère l’appréciait. Elle arrachait des pages de photos dans le National
Geographie pour décorer les murs. Nous n’avions pas de rideaux, juste de vieux stores à enrouleur
jaunis. Nous étions pauvres comme Job. Je garnissais les étagères d’un grand magasin quand mes
études me le permettaient. Jusqu’au jour de la naissance de Cal, votre mère se levait à quatre heures
du matin pour aller travailler dans une boulangerie. Pourtant, fatiguée comme elle l’était, elle
cueillait toujours des pissenlits en rentrant du boulot.
Lynn haussa les épaules.
— Croyez-moi, travailler là-bas était moins fatigant que m’acquitter des tâches de la ferme à
Heartache Mountain.
— Mais vous étiez enceinte, fit valoir Jane.
— J’étais jeune et forte. J’étais amoureuse.
L’évocation de ce lointain passé parut pour la première fois la troubler. Elle dut se reprendre
avant de poursuivre :
— Après la naissance de Cal, nous avions les notes du médecin à payer en plus de tout le reste.
Je ne pouvais plus travailler à la boulangerie puisque je devais veiller sur lui. Alors, je me suis mise
à la fabrication de cookies.
Jim prit le relais :
— Elle se mettait à les préparer aussitôt après la tétée de deux heures du matin, travaillait
jusqu’à quatre heures et retournait se coucher une heure avant la tétée suivante. Après avoir nourri
Cal, votre mère me réveillait pour que j’aille en cours. Puis elle le couchait dans un vieux landau
trouvé dans un dépôt-vente, installait les cookies autour de lui et partait pour le campus où elle
vendait sa production aux étudiants : deux cookies pour vingt-cinq cents. Elle n’avait pas de licence,
aussi quand les flics débarquaient, elle couvrait tout d’une couverture qui ne laissait voir que la tête
de Cal.
Lynn adressa un sourire à son fils aîné.
— Mon pauvre Cal, compatit-elle. Je n’y connaissais rien aux bébés, si bien qu’en plein été tu
suffoquais.
— Je comprends ! répondit-il en lui adressant un regard affectueux. Je comprends pourquoi je ne
supporte pas de rester couvert la nuit.
— Les flics ne l’ont jamais prise la main dans le sac, enchaîna Jim. Tout ce qu’ils voyaient,
c’était une gamine de seize ans poussant un landau minable dans lequel elle promenait un bébé que
tous prenaient pour son frère.
L’expression d’Ethan s’était faite songeuse.
— Nous savions que cela avait été dur pour vous, dit-il, mais nous ignorions les détails.
Comment cela se fait-il ?
Et pourquoi les révéler maintenant ? se demanda Jane.
Lynn se dressa sur ses jambes et décréta :
— C’est une vieille histoire ennuyeuse. La pauvreté n’est charmante que rétrospectivement.
Aide-moi à débarrasser la table pour le dessert, Ethan, veux-tu ?
Au grand désappointement de Jane, la conversation aborda ensuite le sujet moins intéressant du
football. Et si le regard troublé de Jim Bonner se posa souvent sur sa femme, nul à part elle ne le
remarqua.
Malgré son comportement grossier, Jane n’était plus tout à fait sûre de devoir le condamner.
Dans les yeux de Jim Bonner, elle discernait une détresse qui la touchait. Entre les parents de Cal,
elle avait la nette impression que rien n’était aussi simple qu’il y paraissait.
Pour elle, le moment le plus intéressant arriva lorsque Ethan demanda à son frère comment se
passaient ses rendez-vous. Elle apprit ainsi ce que son mari faisait de ses journées. Cal avait été
enrôlé par le principal du lycée – un de ses anciens camarades de classe – afin de rendre visite à des
hommes d’affaires pour les convaincre de participer au financement d’un nouveau programme
d’éducation. Elle apprit également qu’il donnait des sommes considérables pour permettre à son frère
d’intensifier les campagnes de lutte contre la drogue auprès des jeunes du comté. Quand elle chercha
à en savoir plus, il changea de sujet.
La soirée s’écoula ainsi, véritable parcours d’obstacles pour elle. Jim lui posa une question sur
son travail, et elle s’arrangea pour le froisser par sa réponse. Lynn l’invita à se joindre à son groupe
de lecture et elle déclina, disant n’avoir pas de temps à perdre en mondanités. Enfin, lorsque Ethan
lui demanda s’il la verrait aux offices du dimanche, elle alla jusqu’à prétendre qu’elle n’était pas
croyante.
Désolée, Seigneur, mais je fais de mon mieux ici… Ce sont des gens formidables, évitons-leur
de souffrir encore…
Enfin, l’heure du départ sonna. Tous se montrèrent à son égard parfaitement courtois, mais Jane
ne manqua pas de remarquer la mine sombre de Jim tandis qu’il faisait ses adieux à son fils, ou l’air
préoccupé de Lynn quand elle le prit dans ses bras.
Cal attendit qu’ils aient quitté l’allée avant de risquer un regard dans sa direction.
— Merci, Jane… dit-il simplement.
— Je ne supporterai pas ça deux fois, répondit-elle en fixant la route devant elle. Faites en sorte
que je n’aie pas à les revoir.
— D’accord.
— Je compte sur vous.
— Je sais que ça n’a pas été facile.
— Ce sont des gens merveilleux. C’était… horrible.
Cal reprit la parole une fois qu’ils eurent quitté la ville.
— Je me disais… que diriez-vous de sortir avec moi, un de ces soirs prochains ?
Était-ce pour la récompenser de l’humiliation qu’elle venait de s’infliger ? Le timing la rendit
acerbe.
— Devrai-je porter un sac sur la tête pour éviter que quelqu’un puisse me voir ?
— Pourquoi ce ton sarcastique ? s’étonna-t-il. Je vous invite à sortir avec moi : tout ce que vous
avez à répondre, c’est « oui » ou « non ».
— Quand ?
— Je ne sais pas. Que diriez-vous de mercredi soir ?
— Où irions-nous ?
— Ne vous inquiétez pas de ça. Contentez-vous de porter le jean le plus moulant que vous
possédez et un de ces corsages aguichants que j’aime bien.
— Je ne peux plus boutonner le jean dont vous parlez, et je ne possède pas de corsage de ce
genre. De toute façon, même si j’en avais un, il fait trop froid.
— Je pense pouvoir vous réchauffer. Quant à ce bouton défait, il pourrait nous faire gagner du
temps.
Il n’aurait pu être plus clair : il la désirait et ferait tout pour parvenir à ses fins.
Mais était-elle prête pour lui ? La vie avait toujours été une chose sérieuse pour Jane Darlington.
Rien ne pourrait faire d’elle une femme téméraire et insouciante des conséquences de ses actes.
Pourrait-elle supporter la souffrance qui l’attendait au bout de la route si elle baissait sa garde avec
lui ?
L’incertitude lui faisait tourner la tête. Elle préféra, sans donner de réponse à Cal, reporter son
attention sur le paysage nocturne qui défilait derrière la vitre. Pour se distraire de la tension qui
existait entre eux, elle se pencha sur celle, beaucoup plus palpable, qu’elle avait pu constater chez les
Bonner. Qu’était-il arrivé aux jeunes lycéens qui avaient autrefois été follement amoureux l’un de
l’autre ?
Jim pénétra dans la cuisine et se versa la dernière tasse de déca. Debout devant l’évier, Lynn lui
tournait le dos, ce qu’elle faisait souvent. Mais, même lorsqu’elle ne le faisait pas, elle ne lui
montrait que le masque de politesse glacée qu’elle portait en présence de tout le monde, sauf de ses
fils.
Elle avait commencé à se transformer en épouse idéale pour médecin de campagne alors qu’elle
était enceinte de Gabe. Il se rappelait qu’il avait apprécié ce changement de comportement, et le fait
qu’elle ne l’embarrassait plus en public par son exubérance ou ses fautes de syntaxe. Au fil des
années, Jim avait fini par croire que la métamorphose de Lynn avait sauvé leur mariage du naufrage
que tous leur avaient prédit. Il s’était même imaginé heureux.
Puis il avait perdu un petit-fils et une belle-fille qu’il adorait. En voyant son fils s’abîmer dans
un noir désespoir sans rien pouvoir faire pour l’en guérir, quelque chose en lui s’était rompu. Quand
Cal l’avait appelé pour lui annoncer son mariage, il s’était remis à espérer. La déception n’en avait
été que plus amère lorsqu’il avait fait la connaissance de Jane Darlington. Comment Cal·avait-il pu
s’enticher de cette garce hautaine au cœur de pierre ? Il ne se rendait pas compte qu’elle allait faire
son malheur ?
Serrant son mug de café chaud entre ses mains, Jim observa la haute silhouette mince de son
épouse. Il savait que Lynn était elle aussi choquée par ce mariage désastreux. La physicienne était
dotée d’un sex-appeal subtil, mais cela ne suffisait pas à expliquer pourquoi Cal avait jugé bon de lui
passer la bague au doigt. Pendant des années, ils s’étaient désolés de le voir fréquenter des filles trop
jeunes et intellectuellement trop limitées pour lui. Mais, au moins, chacune d’elles avait eu une douce
nature.
Jim se sentait d’autant plus impuissant à se charger des problèmes de Cal qu’il avait déjà bien
du mal à résoudre les siens. La conversation, à table, lui avait ramené d’un bloc le passé en pleine
figure. Il aurait voulu plaquer ses mains sur ses oreilles pour ne plus entendre le tic-tac assourdissant
du temps qui passe. Et il lui était impossible de revenir en arrière pour rectifier ses erreurs.
— Pourquoi ne m’as-tu jamais parlé de ce jour où je t’ai acheté des cookies ? lança-t-il. Au
cours de toutes ces années, tu n’en as jamais dit un mot.
Lynn redressa la tête, alertée par la question, mais n’y répondit pas tout de suite. Peut-être allait-
elle faire semblant de n’avoir pas entendu ? C’était mal la connaître.
— Bon sang, Jim ! protesta-t-elle. C’était il y a trente-six ans.
— Je m’en souviens comme si c’était hier.
Cela s’était passé par une magnifique journée du mois d’avril, cinq mois après la naissance de
Cal, alors qu’il était en première année. Avec un groupe de camarades, tous fils de famille, Jim
sortait d’un labo de chimie. Leurs noms lui échappaient à présent, mais à l’époque rien ne comptait
plus pour lui que de gagner leur amitié. Aussi, quand l’un d’eux s’était exclamé : « Eh ! Voilà la fille
aux cookies ! », il s’était figé d’effroi.
Il s’était demandé avec mauvaise humeur ce qu’elle fichait là, précisément à cet instant. Le
ressentiment et la colère avaient déversé leur acide en lui. Comment pouvait-elle le plonger dans
l’embarras vis-à-vis de ses amis ?
Elle avait stoppé le landau miteux aux roues voilées. Elle paraissait si frêle, si menue… Guère
plus qu’une gamine, mais une fille des montagnes, élevée à la dure. Sur le coup, Jim avait tout oublié
de ce qu’il aimait chez elle : son rire, sa façon de se blottir avidement entre ses bras, les petits cœurs
qu’elle dessinait du bout du doigt sur son ventre, si amoureuse et si offerte qu’il ne pouvait penser à
rien d’autre qu’à s’enfouir en elle.
Mais ce jour-là, en la voyant approcher ; les paroles blessantes dont ses parents l’avaient
abreuvé lui étaient revenues en tête. Ce n’était pas une fille bien. C’était une Glide. Elle lui avait
tendu un piège, et elle ruinerait sa vie. S’il espérait voir un jour la couleur de leur argent, il devait
divorcer. Il méritait mieux qu’un logement infesté de cafards et une paysanne à peine adulte, même si
elle était si tendre et joyeuse qu’il en aurait pleuré d’amour.
Une panique viscérale s’était emparée de lui lorsque ses amis l’avaient apostrophée.
— Eh, la fille ! Tu en as au beurre de cacahuètes ?
— Combien pour deux paquets aux pépites de chocolat ?
Jim aurait voulu s’enfuir en courant, mais il était trop tard. Ses amis examinaient déjà la fournée
de biscuits que sa femme avait préparée pendant qu’il dormait cette nuit-là. L’un d’eux se pencha
pour faire une risette à leur fils. Un autre se tourna vers lui :
— Eh, Jimbo ! Viens un peu par ici. Tu n’as rien goûté tant que tu n’as pas essayé les cookies de
cette fille.
Amber avait levé sur lui deux yeux bleus comme le ciel des montagnes, pétillant d’amusement. Il
avait compris qu’elle s’attendait à ce qu’il annonce à tous qu’ils étaient mariés. Il savait qu’elle
savourait l’humour de la situation comme elle appréciait chaque minute de leur vie commune.
— Oui, euh… avait-il balbutié. OK !
Le sourire d’Amber n’avait pas flanché quand il s’était dirigé vers elle. Elle avait rassemblé ce
jour-là ses cheveux en une queue-de-cheval retenue par un ruban bleu. Sur l’épaule, sa chemise était
humide, souvenir sans doute du dernier rot de Cal.
— Pour moi, ce sera au chocolat, avait-il annoncé.
La tête penchée sur le côté, elle avait semblé le tancer en silence : « Allez, grand nigaud !
Décide-toi. Quand vas-tu le leur dire ? » Mais elle avait continué à sourire, amusée.
— Au chocolat, avait répété Jim.
La confiance qu’elle avait en lui était sans limites. Elle avait patiemment attendu, tout sourire.
Puis elle l’avait vu glisser une main dans sa poche et en sortir une pièce.
Là, seulement, elle avait compris. Son mari n’avait aucune intention de la présenter à ses
nouveaux amis, ni d’admettre qu’il la connaissait. L’effet avait été immédiat. On aurait dit que d’un
coup la lumière s’éteignait en elle, la privant de toute gaieté. Un voile d’incrédulité et de souffrance
avait obscurci son visage. L’espace d’un instant, elle était restée immobile, à le dévisager. Puis elle
avait pris les cookies dans le landau pour les lui tendre d’une main tremblante.
Jim avait déposé dans sa main la pièce de monnaie -l’une des quatre qu’elle lui avait remises
avant son départ ce matin-là. Puis il s’était détourné de la petite marchande pour rire bien fort à la
blague d’un de ses camarades. Il ne lui avait pas jeté un regard tandis qu’il s’éloignait, les cookies
paraissant peser des tonnes au bout de son bras.
Cela s’était passé plus de trois décennies auparavant, mais il en avait encore aujourd’hui les
larmes aux yeux.
— Ce que j’ai fait était mal, dit-il en posant son mug. Je ne me suis jamais pardonné ça, et j’en
suis désolé.
— Excuses acceptées.
Comme pour mettre un terme à la discussion, Lynn déclencha sèchement le robinet et se demanda
tout haut :
— Pourquoi Cal l’a-t-il épousée ? Pourquoi n’a-t-il pas d’abord vécu un peu avec elle, le temps
de voir quel genre de femme elle est ?
Mais Jim n’avait aucune envie de parler de Cal.
— Tu aurais dû me cracher au visage, reprit-il.
— Je regrette vraiment qu’il ne nous l’ait pas présentée avant.
Il détestait la voir balayer d’un revers de main le tort qu’il lui avait causé, et ce d’autant plus
qu’il n’y croyait pas.
— Je veux que tu me reviennes, Lynn.
— Nous aurions peut-être pu le faire changer d’avis.
— Arrête ! s’impatienta-t-il. Je ne veux pas parler de ça. Je veux parler de nous. Et je veux que
tu me reviennes.
Enfin, elle pivota vers lui. Son visage et ses yeux bleus ne trahissaient rien de ce qu’elle
ressentait.
— Je ne suis jamais partie, répondit-elle.
— Je veux que tu redeviennes comme avant. C’est ça que je veux.
— Tu es vraiment de mauvaise humeur, ce soir.
Jim sentit sa gorge se serrer.
— Je veux que cela redevienne entre nous comme au début. Je veux que tu redeviennes drôle,
facétieuse, comme quand tu imitais la propriétaire et que tu me reprochais d’être trop sérieux. Je veux
trouver de nouveau des pissenlits sur la table, et manger des haricots et du gras-double. Je veux te
voir rire si fort que tu en mouilles ta culotte, et que tu te jettes à mon cou comme tu le faisais quand je
rentrais.
Le front plissé par l’inquiétude, Lynn le rejoignit et posa la main sur son bras, en un geste de
réconfort qu’elle effectuait depuis près de quarante ans.
— Je ne peux pas te rendre ta jeunesse, Jim. Je ne peux pas te rendre non plus ni Jamie ni
Cherry.
— Je le sais bien, bon Dieu !
Jim se libéra d’un geste sec, rejetant sa pitié et son inépuisable gentillesse.
— Il ne s’agit pas de ça, assura-t-il. Ce qui s’est passé m’a permis de me rendre compte que je
n’aime pas ce qu’est devenue notre vie, ni ce que tu es devenue.
— Tu as eu une dure journée. Je vais te masser le dos.
Comme toujours, sa gentillesse le rendait coupable. Elle lui donnait l’impression de ne pas être
digne d’elle et d’être méchant. C’était cette méchanceté qui l’avait conduit ces temps-ci à la pousser
dans ses retranchements, à la blesser de toutes les manières possibles pour briser la carapace dans
laquelle elle s’était enfermée. Peut-être parviendrait-il à l’amadouer s’il lui donnait une preuve qu’il
n’était pas aussi mauvais qu’il se sentait être ?
— Je ne t’ai jamais trompée.
— Heureuse de l’entendre.
— J’ai eu des occasions de le faire, mais je ne suis jamais allé jusqu’au bout. À la porte du
motel…
— Je ne veux pas entendre ça.
— J’ai toujours su résister. Dieu que cela me rendait fier et sûr d’avoir fait le bon choix, la
semaine qui suivait…
— Je ne sais pas ce qui t’arrive, mais je veux que tu arrêtes. Tout de suite !
— Et moi, je veux tout reprendre à zéro. Je me disais que peut-être, au cours de nos vacances…
mais nous avons à peine parlé, tous les deux. Pour-quoi ne pourrions-nous pas recommencer,
redevenir comme nous étions ?
— Parce que tu détesterais cela autant qu’à l’époque.
Elle demeurait inaccessible, distante et froide comme une étoile.
— Je t’aimais tant… Tu le sais, n’est-ce pas ? Même quand j’ai laissé mes parents me
convaincre de demander le divorce, je t’aimais encore.
— Cela n’a plus aucune importance, Jim. Gabe est arrivé, ensuite il y a eu Ethan, et il n’y a pas
eu de divorce. Tout cela est si vieux… À quoi bon remuer le passé ? Nous avons eu trois beaux
enfants et une vie confortable.
— Je ne veux pas d’une vie confortable !
La fureur, attisée par la frustration, explosa en lui.
— Bordel ! s’emporta-t-il. Tu ne comprends donc rien à rien ? Seigneur, que je te hais !
Durant leur vie-commune, pas une fois Jim n’avait usé de violence envers sa femme. Mais là,
fatigué de voir ses arguments glisser sur elle, il la saisit par les bras et la secoua rudement en
hurlant :
— Je n’en peux plus ! Redeviens comme tu étais !
— Arrête ! cria-t-elle. Qu’est-ce qui t’arrive ?
En découvrant la peur qui déformait son visage, Jim lâcha Lynn et s’écarta, effaré de ce qu’il
venait de faire. L’armure derrière laquelle elle se protégeait s’était enfin fendue, laissant apparaître
une rage qu’il n’avait jamais lue sur ses traits auparavant.
— Voilà des mois que tu me tortures ! s’écria-t-elle. Que tu me rabaisses devant mes propres
fils. Tu me dénigres, tu me titilles, tu me blesses de mille façons chaque jour. Je t’ai tout donné, et ce
n’est pas encore assez ! Eh bien, je n’encaisserai pas une humiliation de plus : je te quitte !
En voyant Lynn se ruer hors de la cuisine, Jim sentit un vent de panique souffler en lui. Il
s’élança à sa poursuite, mais s’arrêta en atteignant la porte. Que ferait-il s’il la rattrapait ? Il la
secouerait de plus belle ? Seigneur ! Et s’il l’avait finalement poussée à bout ?
Jim inspira longuement et tenta de se persuader qu’elle était toujours sa petite Amber Lynn,
douce et agréable comme un après-midi en montagne. Sa menace ne devait pas l’effrayer : elle ne le
quitterait jamais. Elle avait juste besoin d’un peu de temps pour se calmer. Le bruit de sa voiture
quittant l’allée ne lui inspira que le même constat : Lynn ne le quitterait jamais. Elle ne le pouvait
pas.
Lynn avait la poitrine tellement oppressée qu’elle dut lutter pour reprendre sa respiration en
fonçant sur la route étroite et sinueuse. C’était un bout de nationale assez traître, mais elle
l’empruntait depuis tant d’années que ses larmes ne purent ralentir son allure. Elle savait ce que Jim
attendait d’elle. Il voulait qu’elle l’abreuve comme autrefois d’un amour qui n’était pas payé de
retour.
Elle avait appris sa leçon des années plus tôt, alors qu’elle n’était guère plus qu’une gamine
naïve et ignorante, convaincue que l’amour pouvait venir à bout de tout. Deux semaines après avoir
annoncé à son mari qu’elle était enceinte de Gabe, son innocence lui avait été enlevée.
Elle aurait dû le voir venir, mais naturellement elle était restée aveugle. C’était avec une joie
sans mélange qu’elle avait annoncé sa grossesse à Jim, même si Cal n’avait pas un an et qu’ils s’en
sortaient déjà difficilement. Il était resté figé sur place, à l’écouter débiter son boniment.
— Tu te rends compte ! Un autre bébé… Peut-être que ce sera une fille, cette fois. Nous
pourrons l’appeler Rose, ou Sharon. Oh ! J’adorerais avoir une fille. Mais un garçon serait peut-être
mieux pour Cal.
En voyant qu’il ne réagissait pas, elle s’était inquiétée.
— Je sais que ce sera un peu dur, mais mon commerce de biscuits rapporte de mieux en mieux,
et songe comme Cal nous rend heureux et fiers ! Et maintenant, on prendra toutes les précautions pour
qu’il n’y en ait plus. Dis-moi que tu es heureux pour le bébé, Jim. Dis-le-moi…
Mais Jim ne lui avait rien dit. Il s’était contenté de lui tourner le dos et de franchir la porte de
leur appartement, la laissant seule et effrayée. Elle était restée assise des heures, dans le noir, à
attendre son retour. Quand il était revenu, il n’avait pas prononcé un mot. À la place, il lui avait fait
l’amour, avec une férocité qui l’avait rassurée.
Deux semaines plus tard, alors qu’il était en cours, Lynn avait vu sa belle-mère débarquer chez
eux. Mildred Bonner lui avait expliqué que Jim ne l’aimait pas et qu’il voulait divorcer. Elle avait
révélé qu’il avait prévu de le lui dire le soir où elle lui avait annoncé être de nouveau enceinte. À
présent, il se sentait tenu par l’honneur de rester avec elle. Mildred avait conclu en disant que si elle
l’aimait vraiment, elle devait le laisser partir.
Lynn n’en avait pas cru un mot. Jim ne demanderait jamais le divorce. Il l’aimait. Ne le
constatait-elle pas chaque nuit dans leur lit ?
À son retour, elle lui avait tout raconté de la visite de sa mère, s’attendant à le voir éclater de
rire. Mais, au contraire, il s’était contenté de répondre :
— À quoi bon en parler maintenant ? Tu es de nouveau enceinte, alors je ne peux aller nulle part.
La bulle de bonheur qu’elle avait bâtie autour d’elle avait éclaté pour se répandre en mille
morceaux à ses pieds. Il aimait faire l’amour avec elle, mais cela ne signifiait pas qu’il l’aimait.
Comment avait-elle pu s’imaginer autre chose ? Il était un Bonner, et elle n’était qu’une Glide.
Deux jours plus tard, Mildred était revenueà la charge, dragon furieux exigeant qu’elle libère son
fils. Selon elle, Lynn, tellement ignorante et mal éduquée, était un boulet pour lui. Elle ne pouvait que
l’empêcher de réussir. Tout ce que sa belle-mère lui avait dit était vrai. Pourtant, autant Lynn aimait
Jim, autant il ne lui était pas possible de le laisser partir. Toute seule, elle aurait pu se débrouiller,
mais elle avait deux enfants qui avaient besoin d’un père.
Tout au fond d’elle-même, elle avait trouvé une ultime réserve de courage pour défier sa belle-
mère.
— Si je suis pas assez bonne pour lui, alors vous feriez bien de me rendre meilleure, parce que
moi et mes bébés, on s’en ira pas !
Cela ne s’était pas fait facilement, mais peu à peu les deux femmes avaient formé une fragile
alliance. Dans tous les domaines, Lynn avait accepté la tutelle de Mildred : comment parler, comment
marcher, que préparer à manger. Il lui avait fallu renoncer à son prénom et se faire appeler Lynn,
sous prétexte qu’Amber faisait « trop pauvre ».
Pendant que Cal jouait à ses pieds, elle avait dévoré les livres de la liste de lectures imposées
du cours d’anglais de Jim. En échange d’heures de baby-sitting, elle avait obtenu des places pour
l’une des salles de conférences du campus. Ainsi avait-elle pu s’immerger dans l’histoire, la
littérature et l’art, sujets qui avaient nourri son âme avide de poésie.
Après la naissance de Gabe, la famille Bonner avait fini par desserrer les cordons de la bourse
et par accepter de financer les études de Jim et les frais médicaux des enfants. L’argent demeurait
rare, mais ce n’était plus la misère. Mildred avait insisté pour les faire emménager dans un meilleur
appartement, qu’elle avait garni de meubles de famille.
La métamorphose de Lynn s’était opérée si graduellement qu’elle n’avait pas été certaine que
Jim l’ait remarquée. Il avait continué à lui faire l’amour chaque nuit, et si elle ne riait plus comme
avant et ne lui murmurait plus de mots coquins à l’oreille, il n’avait pas semblé s’en apercevoir.
Sa plus grande maîtrise d’elle-même ne s’était pas manifestée que dans la chambre à coucher.
Bientôt, Jim avait commencé à l’en récompenser par quelques regards approbateurs. Lynn avait peu à
peu appris à garder l’amour qu’elle portait à son mari cadenassé là où il ne pourrait embarrasser
personne : au plus profond d’elle-même.
Les années avaient passé. Jim était entré en fac de médecine pendant que ses besoins à elle se
résumaient à ceux de ses fils et à la nécessité d’améliorer son éducation. Ensuite, ils étaient rentrés à
Salvation, où il avait intégré le cabinet de son père.
Plus d’années encore avaient passé. Lynn avait trouvé son équilibre auprès de ses fils, dans son
travail bénévole pour la communauté et dans sa passion pour l’art. Elle et Jim avaient mené leurs
vies séparément. Il était resté prévenant envers elle, même s’ils ne partageaient plus d’intimité au lit.
L’un après l’autre, les garçons avaient quitté le nid. Lynn y avait gagné une nouvelle sérénité.
Elle aimait son mari de tout cœur et ne le blâmait pas trop de ne pas lui rendre cet amour.
Puis Jamie et Cherry étaient morts, et le monde de Jim Bonner s’était écroulé.
Dans les semaines qui avaient suivi leur décès, il avait commencé à la blesser à tant de reprises
et de tant de manières que Lynn aurait pu saigner à mort s’il s’était agi de blessures physiques.
L’injustice de la situation lui donnait le tournis. Elle était devenue une autre par amour pour lui, et il
ne voulait plus de celle qu’elle était devenue. Mais ce qu’il attendait d’elle, désormais, elle n’était
plus en mesure de le lui donner.
12
Annie appela Jane un peu avant huit heures, le lundi matin, pour lui annoncer qu’elle ne se sentait
pas d’attaque pour faire du jardinage pendant quelques jours, et qu’elle ne voulait pas non plus qu’on
vienne l’enquiquiner. Elle ajouta que selon elle, des jeunes mariés avaient bien mieux à faire que
venir harceler à mort une vieille dame.
Jane raccrocha, le sourire aux lèvres, et retourna cuisiner ses céréales. Quand elle serait vieille,
décida-t-elle, elle espérait devenir aussi douée pour ça que l’était Annie.
— Qui était-ce ?
Jane sursauta et lâcha sa cuillère en voyant Cal, encore tout froissé de sommeil et plus
magnifique que jamais, se traîner dans la cuisine. Habillé d’un jean et d’une chemise déboutonnée, il
avait les cheveux emmêlés et les pieds nus.
Que faisait-il là ? Habituellement, il était déjà parti lorsqu’elle descendait prendre son petit
déjeuner.
— Qui était-ce ? répéta-t-il.
— Annie. Elle ne veut pas nous voir ces jours-ci.
— Bien !
Cal se rendit dans le garde-manger, d’où il ressortit un paquet de Lucky Charms à la main. Sans
cesser de remuer ses céréales, Jane le regarda en verser une énorme quantité dans un bol, avant
d’aller chercher le lait au réfrigérateur.
— Pour un fils de médecin, fit-elle remarquer, vous avez un régime désastreux.
— Quand je suis en vacances, j’ai l’habitude de manger ce qui me plaît.
Il attrapa une cuillère, glissa une fesse sur un tabouret et s’assit, genoux écartés, pieds calés sur
la barre transversale.
— Il y a assez de flocons d’avoine, dit-elle en le voyant plonger avec délices la cuillère dans
son bol. Pourquoi n’en mangeriez-vous pas un peu, plutôt que ce… truc ?
— Pour votre information, rétorqua-t-il avec une dignité affectée, ce n’est pas un « truc », mais
le point culminant d’années entières de recherches scientifiques.
— Il y a un lutin sur la boîte !
— Brave petit gars…
Pointant vers elle le bout de sa cuillère, il enchaîna :
— Vous savez ce qu’il y a de meilleur là-dedans ? Les marshmallows !
— Les marshmallows ?
— Le type qui a pensé à ajouter tous ces petits marshmallows colorés dans la recette est un
génie !
— Fascinant ! fit-elle mine de s’extasier. Vous êtes diplômé summa cum laude et je jurerais de
parler à un idiot.
— Je me demande… poursuivit-il sans s’offusquer. Aussi bons que puissent être les Lucky
Charms, il y en a peut-être d’autres, encore meilleurs, qui ne demandent qu’à être inventés.
Il prit le temps d’avaler une autre cuillerée et déclara :
— C’est à ça que je travaillerais si j’avais un cerveau aussi gros que le vôtre, professeur. Au
lieu de perdre mon temps avec le quark top, j’inventerais la meilleure recette de céréales au monde !
Je sais que le défi est immense. Ils ont déjà pensé aux pépites de sucre et de chocolat et au beurre de
cacahuète. Mais quelqu’un a-t-il pensé aux M & M’s ? Non, m’dame ! Personne n’a été assez futé
pour se rendre compte qu’il y a un vrai marché pour des céréales enrichies aux M & M’s.
Jane appréciait le numéro autant que le regarder manger. Assis dans cette cuisine de bon matin –
pieds nus, son torse jouant à cache-cache avec sa chemise ouverte, ses muscles coulant comme de
l’acier liquide dès qu’il bougeait –, il avait tout d’un magnifique imbécile. Sauf que cet âne bâté avait
en fait l’intelligence du singe et la ruse du renard.
Après avoir empli son bol, elle gagna l’îlot central et prit place sur le tabouret voisin du sien.
— Vous allez vraiment manger ça ? demanda-t-il en observant les flocons d’avoine d’un air
dégoûté.
— Bien sûr ! Les céréales, Dieu les a faites ainsi.
Sans y être invité, il se pencha et puisa dans le bol de Jane une large cuillerée qui la priva de
tout le sucre brun qui fondait au milieu.
— Pas mal, commenta-t-il après avoir goûté.
— Vous m’avez pris tout mon sucre !
— Vous savez ce qui serait meilleur là-dessus ?
— Laissez-moi deviner… Des M & Ms ?
— Mieux encore.
Il prit la boîte de Lucky Charms, en saupoudra les céréales de Jane et assura :
— Ça va donner le côté croquant qui manque un peu.
Du bout de sa cuillère, Jane repoussa les Lucky Charms.
— Vous savez, naturellement, que ces céréales ont été conçues pour les enfants ?
— C’est pour ça que je suis resté jeune dans l’âme.
Rien n’aurait pu en convaincre Jane. La seule chose en lui qu’elle trouvait puérile, ç’était son
attitude immature vis-à-vis des femmes. Qu’est-ce qui l’avait retenu cette nuit-là hors de chez lui
jusqu’à trois heures du matin ? La chasse à la poulette ? Elle ne vit aucune raison d’entretenir le
suspense plus longtemps.
— Que faisiez-vous la nuit dernière ?
— Vous m’espionnez ?
— Non. Je n’arrivais pas à dormir et je vous ai entendu rentrer tard, c’est tout.
— Ce que je faisais n’est pas vos oignons.
— Ça l’est si vous étiez avec une autre femme.
— C’est ce que vous croyez ?
Cal laissa son regard s’attarder sur elle en une flagrante manœuvre d’intimidation
psychologique. Jane portait un tee-shirt rouge sur lequel figuraient les équations de Maxwell, dont la
ligne finale disparaissait dans la ceinture de son pantalon. Elle vit ses yeux fixer sa taille, qui ne
devait pas être aùssi mince que celles auxquelles il était habitué. Pourtant, il parut l’apprécier, ce qui
la réconforta.
— Cela m’a traversé l’esprit, reconnut-elle.
Repoussant son bol devant elle, elle croisa les bras sur le plan de travail et le dévisagea avant
de reprendre :
— Je veux juste savoir quelles sont les règles. Nous n’en avons pas parlé, et je pense que nous
devrions le faire. Sommes-nous libres de coucher avec d’autres durant le temps de notre mariage, oui
ou non ?
Les sourcils de Cal se joignirent au milieu de son front.
— Nous ? répéta-t-il. De qui parlez-vous ?
Jane prit soin de garder un visage neutre.
— Je vous demande pardon ? répliqua-t-elle. J’ai bien peur de ne pas comprendre.
Il passa une main dans ses cheveux, qui avaient poussé depuis leur arrivée. Une mèche retomba
sur le côté.
— Vous êtes une femme mariée, bougonna-t-il. Et au cas où vous l’auriez oublié, vous êtes
enceinte.
— Et vous, vous êtes un homme marié. Au cas où vous l’auriez oublié.
— Exactement.
— Alors ? Est-ce que ça veut dire que nous pouvons à notre guise fricoter à droite et à gauche,
ou pas ?
— Cela veut dire que nous ne pouvons pas.
Jane parvint à dissimuler son soulagement en se levant de son tabouret.
— ·D’accord, conclut-elle. Pas de fricotage, mais nous avons le droit de faire bamboche jusqu’à
plus d’heure sans avoir d’excuses ni d’explications à donner. C’est ça ?
Elle le vit ruminer et se demanda comment il allait s’en tirer. Elle ne fut pas surprise de
l’entendre répondre :
— Moi, je peux faire bamboche. Vous pas.
— Je vois.
Jane ramassa son bol et alla le déposer dans l’évier. Elle savait qu’il escomptait une contre-
attaque, et elle le connaissait suffisamment pour deviner qu’il se délectait à l’idée de défendre
l’indéfendable.
— De votre part, finit-elle par déclarer, il ne faut pas s’attendre à autre chose.
— Ah oui ?
— Naturellement.
Avec un sourire mielleux, elle porta sa botte.
— Comment, autrement, pourriez-vous convaincre le monde entier que vous avez toujours vingt
ans ?
Le mercredi soir venu, Jane prit tout son temps pour s’habiller en vue du mystérieux rendez-vous
qu’elle avait finalement accepté, en dépit de ses appréhensions. Elle s’était douchée, poudrée,
parfumée, puis elle s’était fait honte d’accorder tant d’importance à l’événement. Elle avait passé une
si bonne journée qu’il lui fut cependant difficile de s’en vouloir longtemps. Son travail avait
progressé de manière spectaculaire, et elle avait apprécié le fait que Cal trouve une excuse pour
l’accompagner dans sa promenade, prétendant qu’il avait peur qu’elle se perde en accordant toute
son attention à la résolution d’une équation.
Elle n’aimait pas admettre combien elle appréciait sa compagnie. Personne ne l’avait jamais fait
autant rire, et son intelligence affûtée pouvait sans difficulté concurrencer la sienne. Il était ironique
que ce qu’elle avait fini par apprécier chez lui constitue également sa principale source d’inquiétude.
Jane préféra repousser les sombres perspectives de l’avenir de son bébé et s’intéresser à la
Ford Escort rouge cabossée, livrée quelques heures plus tôt. Elle l’avait fait garer sous un hangar au
fond de la propriété. Acheter par téléphone une voiture d’occasion défiait toute prudence, pourtant
elle était satisfaite de son acquisition.
Certes, avec sa porte gondolée, son pare-chocs enfoncé et ses retouches de peinture
approximatives, le véhicule ne payait pas de mine. Mais il offrait l’avantage de ne pas avoir creusé
un gros trou dans son budget. Elle n’avait besoin de rien de plus que de quatre roues pour rouler, en
attendant de retrouver la Saturn qui l’attendait dans un garage à Chicago. Et si elle avait pris soin de
garer la Ford dans un endroit discret, c’était parce qu’elle savait que Cal serait furieux et qu’elle ne
tenait pas à gâcher la soirée.
En souriant, elle acheva de s’habiller. Elle avait suivi le conseil de Cal et portait un jean, mais
en guise de corsage sexy, elle avait préféré un chemisier en soie couleur mûre et des boucles
d’oreilles en or de gitane que n’auraient pas reniées ses bimbos. Enhardie par son audace, Jane défit
le premier bouton du chemisier et regarda celui-ci bâiller sur la naissance de son soutien-gorge en
dentelle noire. Après s’être étudiée dans la glace, elle poussa un soupir et remit le bouton en place.
Pour l’instant, des anneaux fantaisie constituaient pour elle l’audace suprême.
Cal entra dans le vestibule à l’instant où elle descendait l’escalier. Il portait un vieux tee-shirt
des Stars, qui mettait en valeur son torse d’athlète, et un jean délavé. Son regard courut sur elle tel un
ruisseau paresseux par une chaude journée d’été. Rougissante, elle manqua une marche et dut
s’agripper à la rampe pour ne pas tomber.
— Un problème ? s’enquit-il avec une feinte innocence.
Le salaud savait parfaitement où se situait le problème. Pour toute femme, il était un rêve
érotique incarné.
— Pas du tout, mentit-elle. Je réfléchissais à la théorie Seiberg-Witten.
— Vous n’avez rien trouvé de plus sexy ? reprit-il en examinant le chemisier de Jane.
— Tous mes corsages sexy sont à la machine.
Cal sourit, et en voyant la fossette se creuser sur sa joue, Jane se demanda ce qu’elle faisait avec
un homme comme lui, si étranger à sa propre nature.
Réalisant qu’elle avait oublié de prendre un lainage, elle s’apprêta à remonter.
— Vous vous enfuyez déjà ? s’étonna-t-il.
— J’ai besoin d’une veste.
— Attendez, j’ai ce qu’il vous faut ici.
D’un placard de l’entrée, il sortit son sweater zippé à capuche. Jane descendit les dernières
marches pour le rejoindre. Quand il le lui passa sur les épaules, une fraîche odeur de pin et de savon
assaillit ses narines. L’ourlet du vêtement était retombé sur ses hanches d’une manière qu’elle
espérait gracieuse, mais elle n’était pas de ces femmes qui portent des vêtements d’homme en les
faisant passer pour de la haute couture.
Cal avait garé la Jeep devant la maison et, comme à son habitude, il lui ouvrit sa portière. En se
laissant conduire pour une destination inconnue, Jane réalisa qu’elle était nerveuse. Elle aurait aimé
pouvoir discuter avec lui, mais il préférait manifestement le silence. Ils traversèrent la ville, où
toutes les boutiques avaient baissé le rideau pour la nuit. Laissant Salvation derrière eux, Cal prit
ensuite la direction de Heartache Mountain. Mais alors qu’elle commençait à croire qu’il l’emmenait
chez Annie, il obliqua dans une allée mal gravillonnée et creusée d’ornières. Les phares éclairèrent
un cabanon guère plus grand qu’un poste de péage derrière une chaîne tendue en travers du chemin.
— Où sommes-nous ? s’enquit-elle.
— Voyez par vous-même.
Cal arrêta le moteur et tira une lampe torche de sous son siège. Puis, baissant sa vitre, il la
braqua vers le haut. La tête penchée sur le côté pour mieux voir, Jane reconnut le panneau défraîchi
aux ampoules brisées du vieux drive-in devant lequel ils étaient passés le premier jour.
— C’est là que vous m’emmenez ! s’exclama-t-elle.
— Vous m’avez dit que quand vous étiez adolescente, vous n’avez jamais fricoté dans un drive-
in à l’arrière d’une voiture. Je vous offre une séance de rattrapage.
Avec un sourire satisfait, Cal rangea la lampe et sortit de la voiture pour défaire la chaîne qui
barrait l’accès. À son retour, il fit bondir la voiture, qui se mit à cahoter.
— Mon premier rendez-vous avec un multimillionnaire, grommela Jane. Et voilà où il
m’invite…
— Ne me dites pas que vous avez déjà vu le film !
Jane sourit et s’agrippa à la poignée pour ne pas ballotter dans tous les sens. Malgré sa mauvaise
humeur de façade, l’idée de rester seule avec Cal dans ce drive-in abandonné ne lui déplaisait pas.
Cela ne pourrait que bénéficier au bébé, se dit-elle, s’ils apprenaient à se connaître mieux.
Les phares puissants de la Jeep tiraient de l’obscurité le vaste parking, qui ressemblait à quelque
décor de science-fiction avec ses levées de terre concentriques et les rangées de supports métalliques
des haut-parleurs. Tandis que la voiture gagnait le dernier rang en cahotant de plus belle, Jane se
retint d’une main au tableau de bord et posa l’autre en un geste protecteur sur son abdomen.
Cal, la voyant faire, lança d’un ton amusé :
— Le p’tit gars s’est réveillé ?
C’était la première fois que sa grossesse lui inspirait autre chose que de l’hostilité. Jane eut
l’impression qu’une fleur s’épanouissait en elle. Elle lui répondit d’un sourire.
— Il pourra se rendormir dans une minute, ajouta-t-il. S’il n’est pas trop occupé à résoudre une
équation.
— Vous ne trouverez plus cela aussi drôle quand elle commencera à grouper ses Cheerios par
multiples de dix.
— Vous devez être la femme la plus inquiète que j’aie jamais rencontrée. À vous entendre, avoir
un cerveau est la pire tragédie sur terre. Ce garçon sera parfaitement normal. Regardez-moi : être
intelligent ne me gêne en rien.
— Parce que vous gardez votre intelligence sous clé.
— Ah oui ? Eh bien, pour changer, mettez la vôtre sous clé aussi, que nous puissions apprécier
ce film.
Jane se le tint pour dit. Cal alla se placer au centre du dernier rang et se gara de manière que les
roues avant soient rehaussées par la levée de terre. Puis il tendit le bras pour prendre le haut-parleur,
l’installa sur le volant et referma sa vitre. Elle ne prit pas la peine de faire remarquer qu’il n’y avait
pas de fil à l’appareil.
Une fois les phares éteints, l’habitacle fut plongé dans une obscurité atténuée seulement par un
quartier de lune. Jane reporta son attention sur l’écran et regretta :
— En venant plus tôt, nous aurions été plus près.
— C’est au dernier rang qu’on est le mieux.
— Pourquoi cela ?
— Pas de gamins pour vous regarder à travers les vitres. J’aime être tranquille quand je drague.
Jane ravala sa salive.
— Vous m’avez amenée ici pour me draguer ?
— En effet.
— Oh !
— Ça vous pose un problème ?
La lune disparut derrière un banc de nuages, plongeant le drive-in dans le noir. Cal alluma le
plafonnier. Dans la chiche lumière, il avait tout de l’homme satisfait d’avoir réussi son coup. Sur le
siège arrière, il saisit une grosse boîte de pop-corn qu’il posa dans son giron. La raison de Jane la
bombardait de messages d’alerte qu’elle n’était pas prête à écouter. Elle avait voulu être courtisée, et
Cal s’était mis en tête de la satisfaire, même s’il avait choisi un cadre bien particulier pour cela.
Il n’avait pas fait mystère de son désir de coucher avec elle. Puisque son éthique semblait lui
interdire l’infidélité, il n’avait d’autre choix que parvenir à ses fins ou pratiquer l’abstinence. Jane
voulait croire qu’il l’aurait courtisée même s’ils n’avaient pas été coincés par ce mariage
impossible, mais rien n’était moins sûr. Dans le doute, elle opta pour un compromis.
— Ça ne me pose aucun problème, mais il faut que vous sachiez que je ne couche pas au premier
rendez-vous.
Cal ouvrit la boîte et prit une poignée de pop-corn.
— Et je ne vous en respecte que davantage, répondit-il. Encore qu’il serait peut-être utile de
discuter la notion de « premier rendez-vous ». Il me semble me souvenir d’un certain cadeau
d’anniversaire…
— Cal, je…
— Il y a de la bière et du jus de fruits dans une glacière à l’arrière, l’interrompit-il après avoir
expédié le pop-corn dans sa bouche. Voyez si vous pouvez l’attraper.
Jane se retourna et avisa un réceptacle en polystyrène posé sur la banquette. Maladroitement,
elle se mit à genoux sur son siège et tendit le bras… pour se retrouver – en douceur mais fermement –
expédiée par Cal à l’arrière du véhicule. Encore sous le coup de la surprise, elle lutta pour s’asseoir
et entendit s’élever un rire diabolique.
— Bonne idée, chérie. Je fais le tour et je vous rejoins !
Avant qu’elle ait pu réagir, Cal se glissa dehors et vint s’asseoir à côté d’elle.
— Vous alors ! lança-t-elle en remettant son chemisier en place. Les pères de famille devaient
mettre leurs filles à l’abri quand vous étiez dans les parages…
— Je n’ai pas acquis ma virtuosité avant la fac.
— Vous ne pouvez pas vous tenir tranquille et regarder le film ?
— Passez-moi d’abord une des bières qui sont là-dedans.
Jane s’exécuta, choisit pour elle un jus de pomme et refusa le pop-corn qu’il lui offrait. Cal
sirota sa bière. Elle fit de même avec son jus, les yeux fixés droit devant elle. Sous la lumière jaune
du plafonnier adossés à la banquette, ils se cantonnèrent dans un silence complice jusqu’à ce que Cal
finisse par passer son bras autour des épaules de Jane.
— Ce film m’émoustille, confia-t-il à mi-voix.
Le cœur battant, elle répliqua :
— Qu’est-ce qui vous fait cet effet-là ? Maria qui chante son amour de la nature, ou les enfants
qui reprennent en chœur la chanson en do ré mi fa sol ?
Du coin de l’œil, elle vit un sourire étirer ses lèvres.
— C’est Maria, bien sûr. Comment ne pas se demander ce qu’elle porte sous ce tablier ?
La discussion s’engageait sur un terrain glissant.
Jane n’avait jamais été aussi déboussolée et aussi peu maîtresse d’elle-même. Elle changea de
sujet.
— Que faites-vous de votre temps quand vous n’avez pas rendez-vous avec les hommes
d’affaires des environs ?
Au terme d’un long silence, Cal haussa les épaules.
— Je vaque à droite et à gauche, je rends visite à des amis, je m’occupe de mes affaires.
Aujourd’hui, j’ai passé une ou deux heures dans le cabinet de mon père. Il aime bien que je lui donne
un petit coup de main.
Le voyant se rembrunir, Jane s’étonna :
— Quelque chose qui cloche, avec lui ?
Les plis soucieux se creusèrent encore sur son front.
— Pas vraiment. Je n’en sais rien, en fait. Il me semble que la crise que traversent mes parents
est plus grave que je ne le croyais. Ma mère est partie vivre quelque temps chez Annie. Je croyais
que ça ne durerait pas, mais aujourd’hui il m’a avoué qu’elle ne comptait pas rentrer.
— Oh, mon Dieu !
— Je ne comprends pas ce que ma mère a dans le crâne. Elle lui a vraiment fiché un coup au
moral.
Cal but une rasade et ajouta avec un regard noir :
— Je n’ai pas envie de parler de ça, alors je vous prie de garder vos questions pour vous.
C’était lui qui s’était confié spontanément, mais elle se garda bien de le lui rappeler.
— Avec tous vos bavardages, reprit-il, je n’arrive plus à suivre le film alors que Maria chante
ma chanson favorite. Bon Dieu, que cette femme est belle toute nue !
— Quoi ? s’indigna Jane. Maria ne chante jamais nue dans La Mélodie du bonheur !
— J’ai de très bons yeux, et cette actrice est nue comme au premier jour. On peut même voir
sa…
— Faux ! le coupa-t-elle. Celui qui est nu, c’est le baron von Trapp. Et c’est vrai qu’il est
assez… impressionnant.
— Vous le trouvez impressionnant ? Ce chétif petit…
— C’est mon point de vue.
— Si vous le trouvez impressionnant, lui, je vais pouvoir faire de vous une femme comblée.
— Vantard !
En lui donnant la réplique, Jane se demanda si elle n’était pas devenue folle de se prêter au jeu.
— Pour ce que j’en sais, rétorqua-t-il d’un air finaud, vous pouvez quant à vous avoir des
verrues sur le ventre.
— Je n’ai pas de verrues sur le ventre !
— C’est vous qui le dites.
D’autorité, il lui prit son jus de pomme des mains, qu’il replaça dans la glacière avec sa bière.
— OK ! décréta-t-il, péremptoire. Montrez-moi ça.
— Vous montrer quoi ?
— Je ne plaisante pas, Jane ! Si vous avez des verrues sur le ventre, mon fils risque d’en hériter
aussi : Et si c’est le cas, j’ai besoin de temps pour m’y préparer.
— Vous êtes complètement dingue !
— Vous n’avez qu’à baisser un peu votre fermeture Éclair, là. Juste le temps que je jette un coup
d’œil.
— Non !
— D’accord. Dans ce cas, je vais voir ça moi-même.
D’un geste sec, Jane repoussa les mains de Cal qui se tendaient vers la braguette de son jean.
— Je suis d’accord pour flirter avec vous, s’étrangla-t-elle. Pas pour subir un examen médical.
Alors qu’elle réalisait ce qu’elle venait d’admettre, un sourire de gagnant de la loterie fleurit sur
les lèvres de Cal.
— Alors puisque vous êtes d’accord, chérie, montrez-moi ce que vous valez.
— Certainement pas !
— Froussarde !
— Je ne me laisserai pas intimider.
— La vérité, c’est que vous crevez de trouille !
En un seul geste habile contre lequel elle ne put rien, il lui ôta le sweater et l’envoya valser sur
la glacière.
— Vous avez peur de ne pas faire le poids face aux milliers de femmes qui sont passées dans ma
vie ! reprit-il.
— Il n’y a pas eu des milliers de femmes dans votre vie.
Le cœur de Jane cognait dans sa poitrine. Elle était effrayée, excitée et amusée à la fois, ce qui
ne lui facilitait pas la tâche pour faire la tête et paraître inflexible.
— Bon, très bien ! soupira-t-elle, excédée. Vous avez gagné, mais pas de mains baladeuses !
— Ce n’est pas juste, car je suis personnellement décidé à laisser les vôtres se poser où elles
voudront.
Une douzaine d’endroits possibles se présentèrent spontanément à l’esprit de Jane, qui répondit
pourtant :
— Je suis sûre que ce ne sera pas nécessaire.
— Et moi, j’espère sincèrement que vous vous trompez.
Sur ce, Cal éteignit le plafonnier, les plongeant dans des ténèbres si épaisses que même les
étoiles et la lune semblaient s’être éteintes.
Les yeux de Jane s’habituèrent progressivement à l’obscurité, suffisamment pour discerner la
silhouette de Cal, sinon ses traits. Sa main glissa sur son épaule et elle le sentit se rapprocher d’elle.
— Vous avez peut-être besoin que je vous rappelle quels sont les endroits les plus sensibles,
susurra-t-il.
Ses lèvres bousculèrent l’anneau de gitane et se posèrent juste sous le lobe.
— Cet endroit-là, par exemple, est un bon starter.
Le souffle coupé, Jane se demanda comment il savait qu’elle était hypersensible sous l’oreille.
— Si vous devez vraiment parler, maugréa-t-elle, vous pourriez faire en sorte de faire une ou
deux fautes, que je puisse fantasmer ?
Du bout des dents, Cal lui mordilla le lobe.
— Pigé, baby. Tu trouveras pas mieux.
La peau couverte de chair de poule, Jane dut faire l’effort de lui répondre.
— Pas si sûr… Je connais un chercheur, beau comme un dieu, qui travaille à Fermilabs.
— M’est avis qu’y parle pas aussi bien que moi…
La bouche de Cal s’aventura au coin de la sienne, et elle l’entendit protester :
— Vous étiez supposée me montrer ce que vous valez, mais jusqu’à présent, c’est moi qui fais
tout le boulot.
Jane tourna la tête, juste assez pour que leurs lèvres entrent en contact. Ce baiser lui fit oublier
leur petit jeu. Lorsqu’il devint plus exigeant, elle se livra sans réserve au plaisir des sens. Sur la
bouche de Cal, elle cueillit un goût de bière et de pop-corn, ainsi qu’un soupçon de dentifrice et
d’autre chose encore, plus mystérieux.
— Vous êtes vraiment une drôle de nana, chuchota-t-il.
Pour toute réponse, Jane l’embrassa de nouveau.
Il libéra les pans de son chemisier et ses grandes mains, fortes et possessives, caressèrent son
dos. Ses pouces remontèrent le long de son échine et vinrent buter sur le soutien-gorge.
— Rosebud, murmura-t-il. Va falloir enlever ça.
L’idée de protester ne lui vint pas à l’esprit.
Alors qu’elle se délectait de la douce intrusion de sa langue dans sa bouche, il vint à bout des
boutons en un rien de temps, malgré l’obscurité, et fit sauter l’ouverture frontale du soutien-gorge.
Cal se pencha pour prendre dans sa bouche la pointe dressée du sein de Jane, qui se cabra et »
s’agrippa à ses cheveux. La grossesse rendait cette douce succion insupportablement délicieuse, et
elle dut se retenir de gémir pour le supplier d’arrêter – ou de ne surtout pas arrêter.
Le besoin de le caresser comme il la caressait s’empara d’elle. Maladroitement, elle s’escrima à
le débarrasser de son tee-shirt. Leurs respirations saccadées avaient empli l’habitacle d’une moiteur
étouffante. Le tissu humide collait à la peau de Cal, qui lui apporta son concours pour enlever le tee-
shirt, avant de reporter son attention sur le jean qu’elle portait. D’un geste, il envoya valser ses
souliers sur le siège avant, puis tira sur les deux jambes en même temps. Un petit cri de surprise
échappa à Jane quand ses fesses nues se posèrent sur la banquette froide. Le choc lui remit les idées
en place. Soudain, tout lui parut aller trop vite. Elle devait réfléchir, peser le pour et le contre.
— Je… Je n’ai pas… balbutia-t-elle. Je ne…
— Chuuut !
L’ordre rauque de Cal, aux prises avec sa culotte, la fit taire. Puis elle l’entendit déplorer :
— Il fait trop noir. Je n’y vois rien.
Jane dessina sous ses doigts le contour de ses pectoraux et s’attarda sur les aréoles durcies.
— Et si vous y alliez au toucher ? suggéra-t-elle.
Il fit mieux : il se fit un devoir de la goûter. Jane sentit sa bouche se poser entre ses cuisses et
crut qu’elle allait mourir de ce plaisir dont elle n’avait fait que rêver.
— Vous n’avez pas… lâcha-t-elle dans un souffle. Vous n’avez pas à faire ça !
Un ricanement moqueur s’éleva.
— Mêlez-vous de ce qui vous regarde !
Une fois encore, sa tête plongea vers son ventre et Jane eut l’impression que tout son être
s’effilochait. Elle cogna du coude la vitre humide en lui empoignant les épaules, Cal jura tout bas en
butant contre le siège avant, mais rien de tout cela n’avait d’importance.
Les sensations qui se bousculaient en elle étaient trop exquises, trop miraculeuses. Elle se sentit
grimper à des hauteurs irrespirables, monter en spirale vers un septième ciel mais, à l’instant ultime,
il se retira en marmonnant :
— Oh, non ! Pas sans moi…
Jane se retrouvait exposée et vulnérable devant lui. Le souffle court, Cal s’exclama :
— Bon sang ! Quelle idée stupide… Nous devrions faire ça dans ma chambre, où nous pourrions
nous voir. Mais je ne peux pas attendre, j’ai trop envie de toi, maintenant !
Gagnée par son impatience, Jane fondit sur la braguette de Cal et dessina sous ses doigts la
hampe dure qui tendait la toile du jean. Elle défit les boutons un à un et fourragea à l’intérieur,
prenant tout son temps, jusqu’à ce qu’il s’exclame dans un souffle :
— Stop, Rosebud ! Je n’en peux plus…
— Mauviette…
Jane laissa ses lèvres vagabonder sur sa poitrine. Cal émit un cri étranglé, bascula en arrière et
l’attira pour l’installer à califourchon sur lui. Elle ne portait plus que son chemisier déboutonné. Lui
n’avait perdu que son tee-shirt. Elle l’avait débraguetté, mais le manque d’espace l’empêchait d’ôter
son pantalon. Il était torse nu, cependant, et elle ne se priva pas d’agacer ses aréoles durcies sous ses
dents.
Cal poussa un nouveau râle indistinct de protestation. Jane aimait avoir le dessus et ne fit preuve
d’aucune pitié. Elle était coincée contre le siège avant, mais rien n’aurait pu l’empêcher de
l’embrasser où elle le voulait et comme elle le voulait. Privée par l’obscurité du plaisir de la vue,
elle sentit que ses autres sens avaient gagné en acuité. Il devait en être de même pour Cal, dont les
caresses et les baisers se firent plus passionnés et plus intimes encore.
À côté d’elle, Jane vit un rayon de lune accrocher une gouttelette qui sinuait paresseusement le
long de la vitre. Leurs corps étaient en sueur et glissants. Cal prit en coupe dans ses larges mains les
fesses de Jane et la souleva :
— Maintenant, mon cœur ! Maintenant !
Jane gémit tandis qu’il la guidait pour s’introduire en elle, mais son corps accepta sans difficulté
cette douce intrusion. Haletant, elle pressa son sein contre sa bouche. Il le caressa avec les lèvres,
avec les dents, avec la langue, jusqu’à ce qu’elle se décide, sous peine de perdre la raison, à se
mouvoir.
Même s’il s’était emparé de ses hanches, Cal ne tenta pas de lui imposer un rythme mais la
laissa trouver le sien. D’instinct, elle roula des hanches au-dessus de lui, frottant la pointe de ses
seins contre les poils de son torse, dévorant sa bouche de baisers. En laissant la passion lui dicter sa
loi, elle se sentit forte et sûre d’elle. Une sensation extrême chassant l’autre, elle rejoignit à la vitesse
de la lumière cet espace primordial où tout se confond.
Jane poussa un cri. Elle eut l’impression que les molécules qui la constituaient se dissociaient,
que tout s’ouvrait en elle, s’éparpillait, la laissant finalement plus épanouie et plus entière qu’elle ne
l’avait jamais été. Cal s’était figé lui aussi. Elle sentit ses dents se planter dans son cou, sans lui faire
mal, mais en l’immobilisant pendant que par saccades il se soulageait en elle. Lespace d’un instant, il
parut totalement vulnérable. Elle s’allongea sur lui, en un réflexe protecteur.
Leurs cœurs affolés battaient l’un contre l’autre.
Jane tourna la tête et embrassa les cheveux de Cal. Enfin, il commença à bouger un bras, puis une
jambe. Alors seulement, Jane prit conscience de la position inconfortable dans laquelle elle se
trouvait. L’air ambiant était si épais qu’il devenait presque irrespirable, mais elle n’avait pas envie
de bouger, tant cette intimité nouvelle qu’ils partageaient était précieuse à ses yeux.
— Mais qu’est-ce que je vais faire de toi ? murmura-t-il contre son sein.
Tu pourrais essayer de m’aimer.
Cette pensée secrète la secoua, puis la plongea dans le désarroi. Était-ce sur cette pente
dangereuse qu’elle se laissait entraîner par son subconscient ? Tenait-elle à ce qu’il finisse par
tomber amoureux d’elle ? Depuis quand avait-elle perdu tout sens des réalités ? Comment pouvait-
elle imaginer – même en rêve – que cet homme qui tenait à n’avoir aucun attachement puisse l’aimer,
alors que personne d’autre n’en avait jamais été capable ?
— J’aimerais que vous me rameniez à la maison, dit-elle d’un ton brusque. C’était assez
plaisant, mais j’ai beaucoup de travail demain et j’ai besoin de dormir.
— « Assez plaisant » ? répéta-t-il, ébahi.
Cela avait été en fait l’expérience la plus bouleversante de toute son existence, mais pas
question de le lui révéler.
Jane partit à la recherche de ses vêtements.
Sa culotte demeurant introuvable, elle se résigna à enfiler directement son jean. D’un geste sec
qui trahissait son agacement, Cal ouvrit la portière et sortit. Voyant se rallumer le plafonnier, Jane
rassembla en hâte les pans de son chemisier.
— Pas mal, professeur ! lança-t-il en la regardant de haut. Pour quelqu’un dont ce n’est pas la
tasse de thé.
Le voir mépriser ainsi ce qui avait tant représenté pour elle donna à Jane l’envie de hurler.
Quelle imbécile elle faisait ! À quoi s’était-elle attendue ? À une déclaration d’amour en bonne et
due forme, alors qu’il n’avait fait qu’obtenir ce qu’il avait su pouvoir exiger dès le début ?
Le trajet du retour s’effectua dans un silence pesant. Cal rentra dans la maison avec elle. Jane
sentit son regard s’appesantir dans son dos tandis qu’elle montait l’escalier.
Après avoir marqué un-temps d’hésitation, elle tourna la tête pour le regarder.
— Merci pour cette agréable soirée ! jeta-t-elle.
Elle avait eu l’intention de le quitter sur un sarcasme, mais elle avait elle-même perçu la
mélancolie qui avait transparu dans ses paroles. Elle n’avait pas souhaité que leur soirée se termine
ainsi. Pouvait-elle encore lui tendre la main et l’inviter à la rejoindre dans son lit ? Cette idée lui
donna le frisson. Était-ce réellement le seul moyen dont elle disposait pour le retenir près d’elle ?
Adossé à la porte d’entrée, Cal paraissait s’ennuyer.
— Ouais, répondit-il d’une voix traînante. C’était bien.
Il n’aurait pu lui signifier plus clairement qu’il en avait terminé avec elle. Pour un homme
comme Cal Bonner, réalisa-t-elle, c’était le challenge qui importait. Une fois le but atteint, il perdait
tout intérêt pour ce qu’il avait désiré.
Le cœur empli de colère, Jane monta les dernières marches et se dirigea vers sa chambre. Un
instant plus tard, elle entendit sa voiture démarrer dans l’allée.
13
Assez plaisant ! Elle avait dit : Assez plaisant ! Assis à sa table favorite dans un coin du
Mountaineer, Cal broyait du noir. Habituellement, il ne restait que peu de sièges libres autour de lui.
Mais ce soir-là, tous avaient dû deviner qu’il valait mieux lui ficher la paix.
Il venait de vivre l’une des expériences sexuelles les plus satisfaisantes de toute son existence,
et jamais il ne s’était senti autant frustré.
Peut-être payait-il ainsi sa trop grande prévenance. Il ne comprenait toujours pas pourquoi il ne
l’avait pas emmenée dans sa chambre où il aurait pu lui faire l’amour en pleine lumière, avec ce
miroir géant au-dessus de leurs têtes. Là, il aurait pu au moins donner sa pleine mesure. Non pas qu’il
craignait de ne pas avoir été à la hauteur ce soir, mais au moins il aurait pu ainsi voir tout ce qu’il
voulait voir – et plutôt deux fois qu’une.
C’était la troisième fois qu’ils faisaient l’amour, mais il ne pouvait pas davantage se targuer de
l’avoir vue nue. Cela commençait à devenir pour lui une obsession. Si seulement il n’avait pas éteint
le plafonnier, il aurait pu satisfaire sa curiosité, mais en dépit de l’attitude bravache de Jane, il avait
compris qu’elle était nerveuse. Il la désirait tant qu’en faisant le noir pour la tranquilliser, il avait
commis une erreur de jugement. À présent, il devait en supporter les conséquences.
Cal se connaissait suffisamment pour comprendre une chose : s’il pensait à elle à peu près un
millier de fois par jour, c’était uniquement parce qu’il avait l’impression de ne pas encore lui avoir
fait l’amour. Comment aurait-il pu en être autrement puisqu’il ne savait toujours pas à quoi elle
ressemblait dans le plus simple appareil ? Une fois qu’il le saurait, ce serait terminé. Au lieu de
grandir de jour en jour, l’attraction qu’il éprouvait pour elle cesserait, et il redeviendrait lui-même.
De nouveau, il pourrait arpenter les terres fertiles de jeunes beautés au visage sans défaut et au doux
tempérament, même s’il lui faudrait sans doute relever l’âge minimum de ses conquêtes à vingt-cinq
ans, pour qu’on arrête de lui casser les pieds.
D’elles-mêmes, ses pensées revinrent se fixer sur le professeur. Il lui fallait reconnaître que ce
petit bout de femme ne manquait pas d’humour. Et quelle tête c’était ! Au fil du temps, il avait
développé une certaine suffisance en constatant qu’en toute circonstance, en toute compagnie, il
faisait partie des plus intelligents. Mais à côté de Jane, il en allait autrement. Il avait parfois
l’impression d’entendre cliqueter ses neurones de physicienne de génie. Elle avait toujours un train
d’avance sur lui et lui rendait réplique pour réplique, piège pour piège, coup pour coup.
— Tu penses encore à ces trois interceptions que tu as ratées contre les Chiefs, l’année
dernière ?
Ainsi interpellé, Cal redressa la tête pour se retrouver nez à nez avec le pire de ses cauchemars.
Nom d’un chien !
Kevin Tucker lui souriait d’une manière qui rappelait à Cal que ce gamin n’avait pas à passer
trente minutes sous la douche chaque matin juste pour se mettre en route.
— Qu’est-ce que tu fous là ? s’étonna Cal.
— J’ai entendu dire que c’est un beau pays. J’ai voulu voir par moi-même. J’ai loué une de ces
villas de luxe, au nord de la ville. Chouette endroit.
— Comme par hasard, c’est à Salvation que tu atterris.
— Tu ne me croiras jamais… Je ne me suis rappelé que c’est là que tu vis qu’en passant le
panneau indicateur !
— Sans blague…
— Tu pourrais peut-être me faire visiter.
Kevin se tourna vers la serveuse qui venait d’arriver.
— Sam Adams pour moi ! lança-t-il. Et pour mon ami Bombardier, un autre verre de ce qu’il
boit :
Cal buvait de l’eau de Seltz, et il espérait que Shelby ne le trahirait pas. Sans y être invité,
Kevin prit place face à lui et s’accouda à la table :
— Je n’ai pas encore eu l’occasion de te féliciter pour ton mariage. On peut dire que tu as
surpris tout le monde ! Toi et ta nouvelle femme, vous avez dû bien rire de moi quand je l’ai prise
pour une groupie dans cet hôtel…
— Ça oui, on a bien rigolé.
— Une physicienne… Je n’arrive pas à m’y faire. Elle ne ressemblait pas à une de tes groupies
habituelles, mais pas vraiment non plus à une scientifique.
— Elle aime se déguiser, parfois.
Shelby apporta leurs verres et dévora Kevin du regard.
— Monsieur Tucker… roucoula-t-elle. Je vous ai vu jouer le quatrième quart-temps contre les
Forty Niners, la saison dernière. Vous avez été du tonnerre !
— Appelle-moi Kevin, ma belle. Je te remercie. C’est le vieux sage que tu vois là qui m’a tout
appris.
Cal fulmina en silence. Il ne pouvait tout de même pas lui rabattre son caquet en présence de la
serveuse. Il fallut à celle-ci une éternité avant de renoncer à flirter avec Gueule d’Amour, mais elle
finit par les laisser seuls.
— Et si tu m’épargnais tes conneries, Tucker… gronda Cal en le fixant d’un œil noir. Qu’est-ce
que tu fous là ?
— Je te l’ai dit, répondit Kevin en soutenant son regard. Je suis venu prendre quelques vacances,
c’est tout.
Cal ravala sa rancœur. Il savait que plus il le presserait de questions, plus ce blanc-bec
l’enverrait paître. De toute façon, il lui semblait avoir une idée assez précise de ce qui l’amenait. Il
était là pour lui signifier par sa seule présence : « Tu ne pourras pas m’échapper, Bonner. Pas même
durant l’intersaison. Je suis là, je suis jeune, et je t’emmerde ! »
Le lendemain, Cal se rendit à la cuisine vers huit heures du matin. Il n’était pas d’humeur pour le
rendez-vous, une heure plus tard, que son frère Ethan avait pris avec un élu local afin de discuter des
programmes de prévention de la toxicomanie. Il appréhendait également l’invitation à déjeuner qu’il
avait lancée à sa mère, afin de tenter de lui faire entendre raison. Mais ni l’un ni l’autre ne pouvaient
être remis à plus tard.
Son manque de sommeil et la raideur de ses articulations ne suffisaient pas à expliquer son
humeur de chien. La seule responsable, c’était la vipère lubrique qu’il avait épousée… Sans sa manie
de garder ses vêtements sur elle en toute circonstance, il aurait dormi comme un bébé.
En entrant dans la cuisine, il vit Jane attablée devant l’îlot central, occupée à déguster un de ces
bagels complets qu’il n’aurait avalés pour rien au monde, et qu’elle avait tartiné de miel. L’espace
d’une seconde, la chaleureuse intimité de cette scène lui coupa le souffle, mais l’émotion céda bien
vite le pas à la colère. Ce n’était pas ça qu’il voulait. Il ne voulait pas d’une maison, d’une femme
pour y habiter avec lui et d’un enfant pour les y rejoindre d’ici peu – surtout quand Kevin Tucker
attendait son heure à seulement quelques kilomètres de là. Il n’était pas prêt.
Distraitement, il nota que la jeune femme, en pantalon et pull à col roulé, paraissait aussi allé-
chante que de coutume. Comme d’habitude, elle s’était contentée d’une touche de rouge à lèvres en
guise de maquillage. Il n’y avait rien de sexy dans son apparence, aussi ne comprenait-il pas pour-
quoi elle lui faisait un tel effet.
Dans la réserve, Cal alla chercher une boîte de Lucky Charms neuve. Puis, après avoir attrapé
une cuillère et un bol, il sortit le lait du réfrigérateur, posant le pack sur le comptoir avec plus de
brusquerie que nécessaire. Il s’attendait à ce que Jane lui rentre dedans, en raison de la façon dont il
avait déserté la maison la veille. Il savait ne pas s’être conduit en gentleman, mais elle l’avait atteint
dans son orgueil. À présent, il allait devoir en payer le prix, et la dernière chose qu’il avait envie
d’entendre à huit heures du matin, c’était une sorcière déchaînée.
Par-dessus ses lunettes, elle observa ce qu’il était en train de faire :
— Vous buvez du lait entier ?
— Ça vous pose problème ? répliqua-t-il en éventrant la boîte de céréales.
— Contrairement à ce que pensent des millions de nos compatriotes, le lait entier n’est pas ce
qu’il y a de mieux pour la santé. Pour le bien de vos artères, vous devriez passer au lait écrémé, ou
au moins demi-écrémé.
— Et vous, vous devriez vous mêler de vos oignons.
D’un geste brusque, il versa les Lucky Charms.
— Quand je voudrai votre avis, reprit-il, je vous… Cal ne put conclure sa phrase, incapable de
croire ce qu’il avait sous les yeux.
— Que se passe-t-il ? s’étonna Jane.
— Regardez ça ! répondit-il en lui tendant son bol.
— Mon Dieu !
Les yeux ronds, Cal regardait sans y croire le contenu de son bol. Il y avait bien les habituelles
céréales dorées, mais pas le moindre marshmallow !
— Quelqu’un s’est peut-être amusé à vous jouer un tour ? suggéra-t-elle de sa voix raisonnable
de scientifique.
— Personne n’aurait pu faire ça ! protesta-t-il. La boîte était hermétiquement scellée quand je
l’ai ouverte. Il a dû y avoir un problème à l’usine.
Cal retourna à la réserve chercher une autre boîte. Il ne manquait plus que cela pour finir de
gâcher une matinée déjà mal commencée… Après avoir jeté la première boîte, il ouvrit la nouvelle et
emplit son bol. Mais une fois encore, il ne vit que de mornes céréales, sans la moindre tache de
couleur.
— Je n’y crois pas ! s’emporta-t-il. Je vais écrire au patron de General Mills ! Ils ne connaissent
pas le contrôle qualité, dans cette boîte ?
— Il doit s’agir d’un incident de production.
— Ce n’est pas mon problème ! Cela ne devrait pas se produire ! Quand un consommateur
achète une boîte de Lucky Charms, il doit en avoir pour son argent !
— Voulez-vous que je vous prépare un bagel au miel, avec un peu de lait écrémé ?
— Je ne veux pas de votre bagel ! Et encore moins de lait écrémé. Je veux mes Lucky Charms !
De nouveau, Cal fonça dans la réserve et en ramena les trois boîtes restantes. Il les ouvrit toutes,
et ne trouva aucun marshmallow.
Le professeur avait achevé son petit déjeuner. Elle le regardait, et ses yeux semblaient aussi
verts et absents que les marshmallows en forme de trèfle qui manquaient à ses céréales.
— Je peux vous préparer un peu de flocons d’avoine, reprit-elle. Avec du lait écrémé.
Cal était furieux. Il n’y avait donc dans la vie rien de stable sur lequel il pouvait compter, ces
temps-ci ? Le professeur le rendait fou, Kevin Tucker avait surgi de nulle part, sa mère avait plaqué
son père, et à présent il manquait dans cinq boîtes de ses céréales favorites tout ce qui en faisait
l’attrait pour lui.
— Nan ! maugréa-t-il. Je préfère ne rien manger.
Jane vida son verre de lait.
— Ce n’est pas sain de commencer une journée sans avoir pris un solide petit déjeuner.
— Je prends le risque.
Il aurait voulu l’arracher à son tabouret, la jeter sur son épaule et l’emmener jusqu’à sa chambre,
pour y terminer ce qu’il avait commencé la veille. Mais, au lieu de cela, il prit ses clés dans sa poche
et se rendit au garage.
Il ne se contenterait pas d’écrire au P-DG de la firme, décida-t-il. Il allait intenter un procès à
General Mills ! Il leur ferait passer l’envie de commercialiser des céréales de qualité inférieure…
D’un geste brusque, il ouvrit sa portière. Et c’est alors qu’il les vit.
Les marshmallows – des centaines de marsh-mallows multicolores répartis en une couche
uniforme. Des ballons rouges. Des cœurs roses. Des lunes bleues. Il y en avait partout : sur le tableau
de bord, sur les sièges avant et sur la banquette arrière.
Un voile rouge troubla sa vision. Un formidable coup de tonnerre retentit dans le garage
lorsqu’il claqua la portière. Cal rebroussa chemin et se rua dans la cuisine. À présent, c’était sûr : il
allait la tuer !
Toujours assise à la même place, Jane sirotait son thé.
— Oublié quelque chose ? fit-elle mine de s’étonner.
— Et comment ! aboya-t-il. Vous réduire en purée !
Jane ne parut pas le moins du monde impressionnée. Il pouvait la menacer tant qu’il voulait,
crier sur elle, cela ne lui faisait ni chaud ni froid. Probablement parce qu’elle savait qu’il ne la
toucherait pas.
— Vous allez payer pour ça !
Sur le comptoir, il s’empara d’une des boîtes de Lucky Charms, qu’il retourna sans se soucier
des céréales qui se répandirent en rebondissant sur le sol. Il arracha le fond de la boîte, et ce dont il
se doutait se vérifia : une incision avait été pratiquée dans le sachet intérieur, puis scellée avec du
ruban adhésif.
Cal grinça des dents.
— Vous ne trouvez pas ça un peu puéril ? demanda-t-il.
— Sans aucun doute, admit-elle après avoir bu une nouvelle gorgée de thé. Et très jouissif…
— Si vous étiez en colère parce que je suis parti cette nuit, vous pouviez me le dire autrement,
non ?
— Je préfère le mélodrame.
— Comment peut-on être aussi immature !
— J’aurais pu l’être bien davantage encore – en vidant les marshmallows dans votre tiroir à
sous-vêtements, par exemple. Mais la vengeance, pour être efficace, doit être subtile.
— Subtile ! Vous avez gâché cinq boîtes de Lucky Charms et ruiné ma journée par la même
occasion !
— Comme c’est dommage…
— Je devrais… Je jure que…
Il ne rêvait en fait que de l’emmener manu militari à l’étage, pour lui faire l’amour jusqu’à ce
qu’elle le supplie de lui pardonner.
— Ne me cherchez pas, Calvin. Vous pourriez y laisser des plumes.
Cette fois, c’était sérieux… il allait la tuer. Les yeux plissés, il la dévisagea longuement.
— Si vous me disiez plutôt pourquoi vous avez fait ça ? Ce n’est pas comme s’il s’était passé
entre nous quelque chose d’important la nuit dernière, n’est-ce pas ? Comment avez-vous dit ça,
déjà ? Ah oui.… « Assez plaisant. »
Il s’approcha d’elle pour conclure en la regardant dans les yeux :
— Mais pour que vous réagissiez ainsi, peut-être était-ce pour vous bien plus « plaisant » que
vous n’êtes prête à le reconnaître.
Était-ce le fruit de son imagination, ou avait-il réellement vu quelque chose vaciller au fond de
ses yeux ?
— Ne soyez pas ridicule ! protesta-t-elle. C’est votre manque de courtoisie que j’ai trouvé
insup-portable. La moindre des choses aurait été de rester ici, plutôt que d’aller fanfaronner auprès
de vos amis.
— Un manque de courtoisie ? répéta-t-il, abasourdi. C’est pour ça que vous osez massacrer cinq
innocentes boîtes de Lucky Charms ?
— Oui.
Cal avait besoin d’un seul tir au but. Il était déjà en retard pour son rendez-vous, mais il ne
pouvait partir tant qu’il n’aurait pas marqué.
— Vous devez être… commença-t-il à mi-voix, le pire spécimen d’humanité que la Terre ait
jamais porté.
— Quoi ?
— Pire encore que l’Étrangleur de Boston !
— Vous ne trouvez pas ça un peu exagéré ?
— Pas du tout !
Cal secoua la tête et conclut d’un air dégoûté :
— Pourquoi a-t-il fallu que je tombe sur une cereal killer ?
14
Cet après-midi-là, Jane prit la direction de Heartache Mountain dans sa Ford Escort cabossée, le
sourire aux lèvres. Elle avait passé près de quatre heures, la nuit précédente, à trier les céréales de
Cal, mais cela en avait valu la peine, à en juger par sa réaction. Un jour ou l’autre, il finirait par
comprendre qu’il n’avait pas intérêt à lui marcher sur les pieds.
Mais pourquoi fallait-il qu’elle continue de le trouver si attirant ? Elle avait redouté de tomber
dans bien des pièges en se pliant à ce mariage, mais devenir de jour en jour plus attachée à lui n’en
faisait pas partie. Si elle le trouvait parfois agaçant, elle appréciait le fait qu’il ne se laisse pas
intimider, comme beaucoup d’autres, par son intelligence. Près de lui, elle se sentait en vie : son sang
courait dans ses veines, son cerveau demeurait en alerte, tous ses sens étaient en action. Jusqu’à
présent, elle n’avait connu cet état de grâce que lorsqu’elle était engagée dans un travail exaltant.
Tout aurait été beaucoup plus facile si elle avait pu ne voir en lui qu’un sportif égoïste aux vues
étroites et trop centré sur lui-même, mais Cal se révélait beaucoup plus complexe que cela. Sous son
apparence de grande gueule ombrageuse se cachaient un esprit vif et un solide sens de l’humour.
Restait à espérer que cela suffirait, étant donné qu’après l’épisode des Lucky Charms il n’allait
pas tarder à découvrir l’existence de la Ford…
Après s’être garée devant la maison d’Annie, Jane coupa le contact. La vieille voiture trembla
quelques instants sur ses roues avant de s’immobiliser. Ainsi qu’elle l’avait espéré, celle de Lynn
n’était nulle part en vue.
Comme la vieille dame le lui avait ordonné, Jane monta les marches du porche et entra sans
s’annoncer.
Au cas où tu l’aurais oublié, Janie Bonner, tu fais partie de la famille.
— Annie ?
En l’absence de réponse, Jane s’aventura dans la salle de séjour. Et, à sa grande surprise, ce fut
la tête de Lynn Bonner qui apparut dans l’entrebâillement de la porte de la cuisine. En apercevant sa
belle-fille, celle-ci s’avança lentement.
Jane nota tout de suite sa pâleur et les cernes bleuâtres qui soulignaient ses yeux. Habillée d’un
jean usé et d’un vieux tee-shirt rose, elle n’avait plus rien de l’hôtesse irréprochable et tirée à quatre
épingles qui l’avait reçue chez elle cinq jours plus tôt.
Le réflexe lui vint de s’inquiéter pour elle, avant qu’elle ne réalise que même ce petit geste
d’attention pouvait faire plus de mal que de bien. Elle n’avait pas l’intention d’alourdir le fardeau de
la mère de Cal, et cela impliquait de continuer à jouer la garce de service.
— Je ne pensais pas vous trouver ici, lança-t-elle d’un air pincé. Je croyais que vous déjeuniez
avec Cal.
— Son rendez-vous de ce matin s’est prolongé et il a dû annuler notre déjeuner.
Lynn posa le torchon qu’elle avait en main au dos d’une chaise et ajouta :
— Vous désirez ?
— Je suis venue voir Annie.
— Elle fait la sieste.
— Dans ce cas, vous lui direz que je suis passée.
— Pour quelle raison souhaitiez-vous la voir ?
Jane se retint juste à temps de dire qu’elle se faisait du souci pour elle.
— Cal m’a demandé de passer prendre de ses nouvelles.
— Je vois, murmura Lynn en lui jetant un regard glacial. Eh bien, je suis heureuse que le devoir
vous ait conduite ici. Je désirais vous parler. Voudriez-vous une tasse de thé ?
La dernière chose dont Jane avait besoin, c’était d’une conversation en tête à tête avec la mère
de Cal.
— Désolée, je ne peux pas m’attarder…
— Ce ne sera pas long. Prenez un siège.
— Peut-être une autre fois… Il me reste au moins une douzaine de choses réellement importantes
à faire.
— Asseyez-vous !
Si Jane n’avait pas été si pressée de fuir, elle aurait pu s’amuser de sa réaction. Apparemment,
Cal n’avait pas hérité son autorité uniquement de son père… Mais il était vrai que toute mère de trois
fils turbulents avait un intérêt vital à savoir être ferme.
— D’accord, consentit-elle de mauvaise grâce. Mais juste quelques minutes.
Jane alla s’asseoir au bout du divan. Lynn prit place dans le rocking-chair garni de coussins
d’Annie.
— Je voulais vous parler de Cal, dit-elle sans préambule.
— Je n’aime pas parler des gens dans leur dos.
— Je suis sa mère, vous êtes sa femme. Si cela ne nous donne pas le droit de parler de lui,
personne ne le pourrait. Après tout, nous ne voulons que son bien, toutes les deux.
Jane perçut le point d’interrogation implicite dans cette remarque, et comprit qu’elle cherchait à
vérifier la réalité de ses sentiments pour son fils. Soigneusement, elle conserva un visage impassible.
Cal avait raison. Jim et Lynn avaient déjà suffisamment souffert sans avoir à devoir déplorer en plus
la faillite de ce mariage. Si elle pouvait faire en sorte qu’ils sabrent le champagne pour fêter la fin de
cette union désastreuse, cela leur ferait quelque chose à partager.
En voyant Lynn se figer sur son siège, Jane sentit son cœur s’envoler vers elle. Elle regrettait de
devoir la faire souffrir ce jour-là, mais il valait mieux, pour l’avenir, qu’il en soit ainsi.
— Par certains côtés, confia Lynn d’une voix hésitante, Cal est comme son père. Ils sont tous
deux impressionnants, mais bien plus fragiles que les gens l’imaginent.
En voyant le visage de sa belle-mère se rembrunir, Jane se demanda si une minime concession
ne suffirait pas à la tranquilliser et à mettre un terme à ce pénible entretien.
— Cal est quelqu’un de très spécial. Je l’ai tout de suite compris.
Jane saisit son erreur lorsqu’une lueur d’espoir flamba dans le regard de Lynn. Elle se prenait à
rêver que la femme snob au cœur de pierre que son fils avait commis l’erreur d’épouser, puisse ne
pas être tout à fait ce qu’elle paraissait.
Elle força un sourire et précisa :
— Difficile d’ignorer un tel ego…
Les mains crispées sur les accoudoirs du rocking-chair, Lynn pointa fièrement le menton.
— Vous ne semblez pas l’aimer beaucoup.
— Bien sûr que si. Simplement, nul n’est parfait.
Jane se sentait sur le point de suffoquer. Elle ne s’était jamais montrée délibérément cruelle, et
même en sachant qu’elle ne pouvait faire autrement, cela lui était intolérable.
— Je ne comprends pas, fit Lynn en secouant la tête. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi vous
l’avez épousé.
Il lui fallait sortir de cette maison avant de s’effondrer. Jane répondit en se dressant sur ses
jambes :
— Il est riche, intelligent, et il n’interfère pas dans mon travail. Y a-t-il autre chose que vous
désiriez savoir ?
— Oui !
Lynn lâcha les accoudoirs et se leva à son tour.
— Je voudrais savoir, poursuivit-elle d’un air déterminé, pourquoi diable il vous a épousée.
Jane songea qu’il lui fallait porter l’estocade.
— Facile. Je suis intelligente, je n’interfère pas dans son travail, et je suis douée au lit. Écoutez,
Lynn… vous auriez tort de vous faire une montagne de tout cela. Cal et moi, nous n’avons pas
d’investissement émotionnel excessif dans ce mariage. Nous espérons que ça va marcher, mais si ce
n’est pas le cas, nous y survivrons tous les deux. Si vous voulez bien m’excuser, à présent, je dois
retourner à mon ordinateur. Dites à Annie, si elle a besoin de quoi que ce soit, qu’elle peut passer un
coup de fil à Cal.
— Je voudrais qu’il finisse de repeindre ma maison !
Jane tourna la tête et découvrit la grand-mère de Cal, debout dans l’encadrement de la porte
menant aux chambres. Depuis quand était-elle là, et qu’avait-elle pu entendre ? Annie était
imprévisible. Elle n’avait manifestement rien dit à sa fille de sa grossesse, mais que lui avait-elle
révélé, au juste ? Derrière les rides et sous l’épais maquillage, elle nota la compassion que trahissait
le visage de la vieille dame.
— Je le lui dirai, répliqua-t-elle.
Annie acquiesça d’un hochement de tête et disparut dans la cuisine.
Les larmes aux yeux, Jane regagna sa voiture en hâte. Elle maudissait Cal de l’avoir forcée à
venir à Salvation, et plus encore de l’avoir obligée à ce mariage en lui faisant croire qu’il serait
facile de maintenir ses parents à distance.
Mais en mettant le contact, il lui fallut reconnaître que Cal n’était pas le fautif. Elle était l’unique
responsable de ce qui lui arrivait, la seule à blâmer. Le tort qu’elle avait causé s’était peu à peu
répandu autour d’elle, jusqu’à toucher beaucoup de monde…
Jane essuya rageusement ses larmes et descendit l’allée en songeant à l’effet papillon. Selon
cette idée, un battement d’ailes à Singapour pouvait influer sur la météo de Denver. C’était une leçon
valable également dans d’autres domaines. Elle l’avait évoquée auprès de ses étudiants pour leur
signifier que toute bonne action, même limitée, était susceptible de faire boule de neige jusqu’à
changer le monde et le rendre meilleur.
Le tort qu’elle avait causé à Cal avait eu le même effet, mais dans un sens négatif. Sa mauvaise
action provoquait une souffrance sans cesse accrue, et il n’y avait pas d’amélioration en vue. L’effet
papillon était dans ce cas dévastateur : elle avait fait du mal à Cal, elle en faisait à présent à ses
parents, et pire que tout c’était leur bébé, au bout de la chaîne, qui aurait à en souffrir.
Trop troublée pour se mettre au travail, Jane alla en ville et se rendit au drugstore. Alors qu’elle
en sortait, une voix qui lui parut familière l’apostropha :
— Eh, beauté ! Avez-vous prié pour moi ?
Jane pivota sur ses talons et se retrouva sous le feu de deux yeux verts espiègles. Sans raison
valable, elle sentit aussitôt son moral remonter.
— HelIo, monsieur Tucker… Je ne m’attendais pas à vous croiser ici.
— Pourquoi ne m’appelleriez-vous pas Kevin ? J’ai une meilleure idée : appelez-moi « chéri »,
pour rendre fou de rage ce vieux bouledogue que vous avez épousé.
Jane ne put s’empêcher de sourire. Pour le comparer à un chien, il lui faisait quant à lui penser à
un jeune golden retriever : séduisant, impatient, et plein d’une énergie qui n’avait d’égale que sa
confiance en lui.
— Laissez-moi deviner… reprit-elle. Si vous êtes là, c’est pour causer autant d’ennuis que
possible à Cal.
— Moi ? feignit-il de s’offusquer. Pourquoi diable ferais-je une chose pareille ? Je l’aime bien,
le vieux…
— S’il vous entendait, il vous remettrait à votre place.
— Je sais quelle est ma place : sur le banc de touche. Et je n’aime pas ça du tout.
— Ça, je l’aurais deviné.
— Laissez-moi vous inviter à déjeuner, Jane – je peux vous appeler Jane, n’est-ce pas ?
Pourquoi conduisez-vous cette poubelle roulante ? J’ignorais que de telles épaves étaient encore
autorisées à rouler. À qui est-elle ?
Jane ouvrit la portière arrière de l’Escort et remisa ses emplettes à l’intérieur.
— À moi, répondit-elle. Et ne parlez pas d’elle en ces termes, vous aller la vexer.
— Non ! protesta-t-il, les yeux ronds. Cette voiture ne peut être à vous. Bombardier ne vous
laisserait pas vous montrer là-dedans. Venez, je vous invite au Mountaineer : la meilleure table en
ville.
D’autorité, il lui prit le bras. Jane se laissa entraîner, à un pâté de maisons de là, vers une
construction assez cosy à la façade en bardeaux. Une enseigne en bois évidé, sur le porche, lui
indiqua qu’il s’agissait du bar dont elle avait entendu par1er. Durant tout le trajet, Kevin soliloqua.
— Savez-vous que boire en public est interdit dans cet État ? Vous ne trouverez aucun bar, ici.
Le Mountaineer est ce qu’ils appellent un club privé. J’ai dû prendre ma carte de membre pour
pouvoir y entrer. Vous ne trouvez pas ça faux derche ? Vous pouvez toujours prendre une cuite dans
ce pays, mais il vous faut une carte pour ça.
À l’intérieur, ils furent accueillis par une hôtesse en jean, qui sourit à Kevin lorsque celui-ci
produisit sa carte.
— Hello, ma douce… susurra-t-il. Nous voudrions une table pour deux. Dans un endroit
tranquille et sympa.
La jeune femme les précéda dans une pièce chichement meublée, qui avait dû être originellement
une salle de séjour, mais dans laquelle étaient à présent disposées une douzaine de tables carrées,
toutes vides. Deux marches conduisaient en contre-bas à un salon doté d’une cheminée et d’un bar en
acajou. De la musique country jouait en fond sonore, mais le volume n’était pas assourdissant et les
quelques personnes qui se trouvaient là, accoudées au comptoir ou installées autour de petites tables
rondes, semblaient apprécier leur repas. Ce fut à une table disposée devant la cheminée que l’hôtesse
les conduisit.
Jane, qui n’avait jamais été portée sur les bars, devait reconnaître que celui-ci avait une
ambiance sympathique. Les murs étaient décorés par de vieilles pubs aux accents nostalgiques, par
des coupures de journaux jaunies et des souvenirs de football parmi lesquels figurait un maillot bleu
et or des Stars portant le numéro 18. Tout autour, des unes de magazines encadrées représentaient son
mari à différents stades de sa carrière.
Kevin leur jeta un coup d’œil en lui présentant sa chaise.
— La nourriture est excellente, commenta-t-il, mais la vue a de quoi vous gâcher l’appétit.
— Vous vous seriez évité ce genre de spectacle, si vous n’étiez pas venu jusqu’ici.
Kevin lâcha un rire sarcastique avant de s’asseoir.
— Cette ville, c’est Calvinland. On dirait qu’ils ont tous subi un lavage de cerveau.
— Grandissez un peu, Kevin.
— J’aurais dû me douter que vous seriez de son côté.
Sa mine déconfite la fit rire.
— À quoi vous attendiez-vous ? rétorqua-t-elle. Je suis la femme de Cal !
— Et alors ? Vous êtes censée être un petit génie, non ? Cela devrait vous ouvrir l’esprit.
L’arrivée de la serveuse dispensa Jane de lui répondre. La jeune femme dévorait Kevin du
regard mais, occupé qu’il était à consulter le menu, il n’y prêta pas attention.
— Alors, pour nous ce sera deux burgers, des frites et de la bière. Donnez-nous de la Red Dog.
— Entendu.
— Et ajoutez deux portions de coleslaw.
Tant de présomptueuse innocence fit sourire Jane.
— Terminé ? s’enquit-elle. Pour moi, ce sera une salade paysanne, sans bacon. Avec un verre de
lait écrémé.
Kevin fit la grimace.
— Vous êtes sérieuse ?
— Un esprit sain dans un corps sain.
— Comme vous voudrez.
Après avoir ramassé les menus, la serveuse les quitta. Jane eut droit à un long monologue dont le
sujet central et exclusif semblait être Kevin Tucker. Elle attendit que leur nourriture arrive pour aller
droit au but.
— Qu’êtes-vous venu faire ici, Kevin ?
— Que voulez-vous dire ?
— Pour quelle raison êtes-vous à Salvation ?
— C’est une jolie ville.
— Il y a des tas de jolies villes.
Comme il faisait semblant de l’ignorer, elle lui fit ses yeux de maîtresse d’école et insista :
— Kevin… laissez un peu ces frites et dites-moi exactement ce que vous êtes venu faire ici.
Jane réalisa non sans surprise qu’elle se sentait dans l’obligation de protéger Cal, ce qui était
plutôt étrange étant donné l’état de leur relation.
— Mais… rien du tout ! marmonna-t-il tel un gamin pris en faute. Je suis juste venu m’amuser un
peu.
— Qu’attendez-vous de lui, à part son job ?
— Pourquoi voudrais-je autre chose ? répliqua-t-il, sur la défensive.
— Vous ne seriez pas ici, autrement. Tôt ou tard, il lui faudra prendre sa retraite et le job sera à
vous. Pourquoi ne pas simplement attendre votre heure ?
— Je devrais déjà l’avoir, son job !
— Apparemment, le coach n’est pas de cet avis.
— Il se trompe !
— Vous semblez vous donner beaucoup de mal pour lui rendre la vie impossible. Pour quelle
raison ? Vous pouvez être rivaux sans être pour autant ennemis.
Kevin se rembrunit. Une moue boudeuse qui lui donnait moins que son âge apparut sur ses
lèvres.
— Parce que je le déteste ! maugréa-t-il enfin.
— Si je détestais quelqu’un autant que vous prétendez détester Cal, je ferais en sorte de rester
loin de lui.
— Vous ne comprenez pas.
— Dans ce cas, expliquez-moi.
— Je… Ce type est un vrai connard, c’est tout.
Jane le vit baisser les yeux, jouer nerveusement avec le bord de son assiette et avouer dans un
souffle :
— Mais c’est un putain de bon coach.
— Ah !
Piqué au vif, Kevin redressa la tête.
— Comment ça, « Ah ! » ?
— Rien. Juste « Ah ! »
— Vous vous imaginez vraiment que j’aimerais qu’il me coache, pour l’avoir toute la sainte
journée sur le cul, à me crier que mon bras en or ne vaut rien tant que je n’ai pas un cerveau pour
aller avec ? Croyez-moi, c’est bien la dernière chose dont j’ai besoin. Je suis déjà un fameux
quarterback sans son aide.
Mais il en serait un meilleur avec, conclut Jane pour elle-même. Ainsi s’expliquait sa présence
ici. Il ne voulait pas seulement prendre la place de Cal : il voulait également qu’il l’aide à
s’entraîner. Cependant, il ne savait absolument pas comment s’y prendre pour le lui demander, et sa
fierté l’empêchait de faire le premier pas.
Kevin, lui, paraissait pressé de changer de sujet.
— Je suis désolé de cette méprise, cette nuit-là à l’hôtel. Je pensais que vous étiez une de ses
groupies. Comment aurais-je pu deviner que vous étiez ensemble ?
— Ce n’est rien.
— On peut dire que vous avez réussi à garder le secret sur votre relation.
Ce n’était pas la première fois que Jane se demandait jusqu’à quel point Junior et ses amis
avaient tenu leur langue sur sa première rencontre avec Cal. Puisque l’occasion lui était offerte d’en
savoir plus, elle décida d’en profiter.
— Quelques personnes étaient au courant.
— Des gars de l’équipe ?
— Deux ou trois, oui.
— Ils n’en ont jamais rien dit.
Les amis de Cal n’avaient donc pas parlé.
— Ce qui est sûr, enchaîna-t-il ; c’est que vous n’avez rien à voir avec ses petites amies
habituelles.
— Peut-être ne connaissez-vous pas Cal aussi bien que vous le pensez.
— Peut-être que je n’en ai pas envie.
Sur ce, il mordit dans son hamburger, arrachant une bouchée bien trop grosse pour pouvoir être
avalée sans faire une entorse aux bonnes manières. Son enthousiasme se révéla contagieux, car Jane
se découvrit affamée.
Pendant qu’ils mangeaient, Kevin la régala d’histoires amusantes, la plupart relevant du registre
osé. Le fait qu’il était le héros de chacune d’elles aurait dû lui taper sur les nerfs, mais ce n’était pas
le cas. Elle avait l’intuition que ses fanfaronnades naissaient d’un manque de confiance en lui.
Après avoir fait un sort à son assiette et vidé sa bière, il lui adressa un sourire de chat repu.
— Ça vous dirait de cocufier Bombardier ? Si c’était le cas, nous pourrions avoir une chance,
tous les deux.
— Vous êtes impossible.
Son sourire s’élargit encore, mais ce fut avec le plus grand sérieux qu’il poursuivit :
— Je sais qu’en apparence nous n’avons pas grand-chose en commun et que vous êtes
légèrement plus vieille que moi, mais j’aime être auprès de vous. Vous comprenez les choses. Et
vous savez écouter.
— Merci.
Jane ne put résister à l’envie de lui rendre son sourire.
— Moi aussi, j’apprécie votre compagnie, avoua-t-elle.
— Mais pas au point d’entretenir une liaison avec moi, n’est-ce pas ? Je veux dire… vous n’êtes
mariée que depuis quelques semaines.
— C’est vrai. Il y a ça, et puis…
Jane savait qu’elle n’aurait pas dû se laisser courtiser ainsi, mais les événements de la nuit
précédente l’avaient déstabilisée, et Kevin Tucker était adorable. Pourtant, elle avait déjà
suffisamment de péchés sur la conscience sans l’utiliser en plus pour regonfler son ego.
— Quel âge avez-vous ? reprit-elle enfin.
— Vingt-cinq ans.
— J’en ai trente-quatre. Neuf de plus que vous.
— Pas possible ! Vous êtes presque aussi vieille que lui.
— J’en ai bien peur, oui.
— Je m’en fiche ! décréta-t-il fermement. Bombardier est peut-être obsédé par l’âge de ses
petites amies, mais moi pas. La seule chose qui me gêne, c’est que…
Lair vaguement chagriné, il finit par révéler :
— Même si je ne porte pas Bonner dans mon cœur, j’ai pour principe de ne pas fricoter avec les
femmes mariées.
— Un bon point pour vous.
— Vous trouvez ça bien ?
— Cela parle en votre faveur.
Content de lui, il tendit la main au-dessus de la table et prit la sienne avant d’ajouter :
— Promettez-moi une chose, Jane. Si jamais vous vous séparez, Bombardier et vous, promettez
de me faire signe.
— Oh, Kevin ! Je ne pense vraiment pas que…
— Tiens, tiens, tiens… l’interrompit une voix grondante de colère. Ne sont-ils pas mignons, tous
les deux ?
Jane redressa la tête, à temps pour voir Calvin James Bonner charger leur table tel un taureau
furieux. Elle se serait presque attendue à ce qu’un panache de buée sorte de ses naseaux. Son premier
réflexe fut de retirer sa main de celle de Kevin, mais naturellement celui-ci l’en empêcha. Comment
aurait-il pu laisser filer une si belle opportunité de faire enrager son ennemi intime ?
— Eh, salut vieux ! s’exclama-t-il. Moi et ta bourgeoise, on était juste en train de tailler une
petite bavette. Prends-toi une chaise et joins-toi à nous.
Cal l’ignora et lança à Jane un regard d’une telle force de frappe qu’il aurait pu faire s’élever un
champignon sur la Caroline du Nord s’il avait été nucléaire.
— On y va ! jeta-t-il entre ses dents serrées.
— Je n’ai pas tout à fait terminé, répondit-elle en désignant d’un geste sa salade.
D’un geste si rapide qu’elle ne le vit pas venir, Cal attrapa son assiette et en versa le contenu
dans celle de Kevin.
— Et voilà ! triompha-t-il. Maintenant, tu as terminé.
Jane écarquilla les yeux. Se nourrissait-elle d’illusions, ou était-elle en train de faire l’objet
d’une grosse crise de jalousie de la part de son époux ?
Kevin interrompit ses pensées.
— Espèce de fils de pute ! rugit-il en bondissant sur ses jambes, les poings serrés.
Un poing vola. L’instant d’après, Kevin se retrouva allongé sur le sol, les quatre fers en l’air.
Avec un petit cri, Jane se précipita pour lui porter secours.
— Brute ! accusa-t-elle en fusillant son mari du regard.
— C’est une chochotte… Je l’ai à peine touché.
Kevin lâcha une bordée de jurons retentissants. En le voyant se remettre difficilement sur pied,
Jane se rappela qu’elle avait devant elle deux grands gamins dotés d’un physique de gladiateur et
d’un tempérament de feu.
— Arrêtez ça tout de suite ! s’écria-t-elle. Je vous ordonne de cesser immédiatement !
En le toisant d’un air méprisant, Cal demanda à Kevin :
— Tu veux régler ça dehors ?
— Non. J’ai plutôt envie de te botter le cul tout de suite.
Sur ce, il le poussa violemment à la poitrine. Cal partit en arrière, mais ne tomba pas.
Affolée, Jane porta les mains à ses joues. Ils se lançaient dans une bagarre de bar et, sauf erreur
de sa part, elle était l’une des raisons pour les-quelles ils se battaient. Cette idée n’était pas
absolument pour lui déplaire, mais elle ne devait pas oublier qu’elle abhorrait la violence.
— Personne ne bottera le cul de personne !
Elle avait employé sa voix la plus stricte, celle qu’elle utilisait occasionnellement avec certains
de ses élèves de primaire trop agités. Mais sur ces gamins-là, elle n’obtint pas l’effet escompté. Cal
envoya Kevin dans un tabouret ; puis Kevin plaqua Cal contre un mur. Une couverture encadrée de
Sports Illustrated le représentant en train d’enlever son casque alla se fracasser sur le sol.
Jane était consciente de ne pouvoir rivaliser avec eux physiquement, aussi essaya-t-elle une
autre tactique. Elle fit un saut derrière le bar et s’empara d’une douchette mobile, au bout de son
tuyau, qu’elle dirigea vers les combattants. Mais à la distance où elle se trouvait, le jet lorsqu’elle
l’actionna se révéla trop faible pour avoir le moindre effet dissuasif.
Alors elle implora les clients du bar, qui s’étaient levés pour assister au spectacle, mais aucun
ne voulut intervenir. En désespoir de cause, elle envisagea brièvement de les laisser s’entretuer, mais
la crainte qu’ils finissent par se faire mal fut la plus forte. Avisant une chope de bière pleine sur le
bar, elle en projeta le contenu sur eux.
Cal et Kevin s’ébrouèrent et crachotèrent un instant, mais bien vite ils recommencèrent à se
massacrer l’un l’autre comme si de rien n’était. Les autres consommateurs comptaient les points et
lançaient des encouragements. Il ne restait à Jane qu’un seul moyen de pression. Elle se jucha sur un
haut tabouret de bar et se mit à crier de toutes ses forces.
Le bruit qui en résulta était insupportable à ses propres oreilles, mais elle tint bon.
Immédiatement, l’attention du public se reporta sur la blonde cinglée qui hululait telle une sirène,
perchée sur son tabouret. Perturbé par ce tintamarre, Cal laissa Kevin l’atteindre d’un direct à la
mâchoire. Puis, distrait à son tour, Kevin fit un vol plané.
Jane reprit brièvement son souffle et cria de plus belle.
— Silence ! hurla Cal en se bouchant les oreilles.
La tête commençait à lui tourner, mais elle parvint à émettre une nouvelle salve de stridulations.
— Qu’est-ce qui lui arrive ? s’étonna Kevin, qui se remettait difficilement debout.
— Crise d’hystérie, répondit Cal. Je vais devoir la baffer.
Après avoir chassé de ses yeux la bière qui gouttait de ses cheveux, il prit une ample inspiration
et se dirigea vers Jane d’un air décidé.
— Ne me touche pas ! le prévint-elle sèchement.
— Tu ne me laisses pas le choix.
La lueur qu’elle découvrit dans ses yeux avait quelque chose de diabolique.
— Si tu me touches, je hurle !
— Ne la touche pas ! lancèrent en même temps trois des spectateurs.
Pleine d’un souverain dédain, Jane croisa les bras et les fusilla du regard.
— Vous auriez pu me donner un coup de main ! leur reprocha-t-elle. Je n’aurais pas eu à en
arriver là.
— C’était seulement une petite bagarre, grommela Kevin. Pas de quoi en faire un plat…
Cal prit la jeune femme par le bras et la fit descendre de son perchoir.
— Elle est un peu à cran, dit-il en guise d’excuse.
— En effet…
Kevin tira de son pantalon un pan de sa chemise pour essuyer la bière qui lui poissait le visage.
Une coupure sur sa joue saignait. Son œil droit était en train de se fermer.
Un homme entre deux âges en chemise immaculée et cravate noire la dévisageait d’un air
incrédule.
— Qui est-elle, au fait ? s’étonna-t-il.
— Darlington, répliqua-t-elle en lui tendant la main. Jane Darlington.
— C’est ma femme, maugréa Cal.
— Ta femme !
Passablement désarçonné, l’homme accepta la poignée de main.
— Enchantée également… dit-elle.
— Je te présente Harley Crisp, ajouta : Cal. Quincaillier.
Jane n’avait jamais été présentée de si mauvaise grâce.
Harley lâcha la main de Jane et se tourna vers Cal :
— Comment se fait-il que quand elle finit par se montrer ici, elle est accompagnée par Tucker et
non par toi ?
— Ce sont de vieux amis, rétorqua-t-il, mâchoire serrée.
Jane s’aperçut alors que tous ceux qui se trouvaient là posaient sur elle un regard qui n’avait rien
de sympathique. Harley, en reprenant la parole, parut résumer l’avis général.
— C’est gentil à vous d’avoir enfin trouvé cinq minutes pour venir rencontrer les gens de
Salvation, madame Bonner.
Quelques murmures hostiles ponctuèrent cette pique. Manifestement, la réputation de la
scientifique hautaine et glaciale qu’avait épousée l’enfant chéri de la ville n’était plus à faire…
Cal réussit à faire diversion en demandant à la serveuse de porter le montant des dégâts sur la
note de Kevin. Celui-ci fit la moue, comme un enfant renvoyé dans sa chambre.
— C’est quand même toi qui as commencé, protesta-t-il.
Cal l’ignora et posa une main encore humide de bière sur le bras de Jane pour l’entraîner vers la
sortie.
— Ravie de vous avoir rencontrés ! jeta-t-elle par-dessus son épaule à la foule hostile. Même si
j’aurais apprécié davantage de coopération de votre part !
Un grondement sourd se fit entendre à son côté.
— Vous allez la fermer, oui ?
Rapidement, il lui fit traverser le porche et descendre les marches. Voyant qu’il l’entraînait vers
sa Jeep, Jane se rappela qu’il lui restait un combat à livrer.
— Je rentre seule, annonça-t-elle. J’ai ma propre voiture.
Cal se figea sur le trottoir. Sa lèvre saignait et avait doublé de volume d’un côté. Jane tira un
mouchoir de son sac et le lui tendit, mais il l’ignora.
— Vous avez acheté une voiture ?
— Je vous avais prévenu que j’allais le faire. Elle est garée devant le drugstore.
Levant le bras, elle tamponna délicatement sa blessure, mais il l’en empêcha en s’écartant
brusquement d’elle.
— Je vous avais dit qu’il n’en était pas question !
— Certes, admit-elle. Mais je suis un peu trop âgée et un peu trop indépendante pour me laisser
dicter ma conduite par qui que ce soit.
— Montrez-la-moi ! Immédiatement !
Ces paroles avaient jailli de ses lèvres telles des balles de mitraillette.
En se remémorant les commentaires peu flatteurs de Kevin, Jane se laissa gagner par
l’appréhension.
— Et si je vous retrouvais simplement à la maison ? suggéra-t-elle.
— Montrez-la-moi !
Résignée, Jane remonta le trottoir en direction du centre-ville et du drugstore. Malheureusement,
l’apparence de sa Ford n’avait pas changé depuis qu’elle s’était garée. Cal gémit tout bas :
— Dites-moi que ce n’est pas celle-là !
— Je n’avais besoin de rien d’autre que d’un moyen de locomotion, expliqua-t-elle d’une voix
raisonnable. J’ai une Saturn en parfait état qui m’attend chez moi.
Très pâle, Cal donnait l’impression de s’étrangler avec un os de poulet. Furtivement, il observa
les alentours.
— Quelqu’un vous a-t-il vue conduire cette épave ?
— Personne. À part Kevin.
— Merde !
— Sincèrement, Cal, vous gagneriez beaucoup à soigner votre langage. Et à faire attention à
l’hypertension. Un homme de votre âge…
Comprenant qu’elle faisait fausse route, Jane se hâta de changer de direction.
— Elle est parfaite pour l’usage que j’en fais.
— Donnez-moi les clés ! ordonna-t-il, la main tendue devant lui.
— Certainement pas.
— Vous avez gagné, professeur. Je vous achète une voiture. À présent, donnez-moi ces clés.
— J’ai déjà une voiture.
— Je vous parle d’une vraie voiture : une Mercedes, une BMW – ce que vous voudrez !
— Je ne veux ni Mercedes ni BMW.
— C’est ce que vous croyez.
— Arrêtez de me harceler !
— Je n’ai même pas commencé.
Leur discussion sur le trottoir attirait l’attention, ce qui n’avait rien d’étonnant. Les habitants de
Salvation, Caroline du Nord, ne devaient pas avoir souvent l’occasion de voir une femme tenir tête à
leur héros, trempé de bière et le visage en sang.
— Donnez-moi ces clés ! répéta-t-il dans un souffle.
— Dans vos rêves !
Heureusement pour elle, l’attroupement qui s’était formé autour d’eux lui donnait l’avantage.
Décidée à en profiter, elle le contourna, ouvrit la portière et s’installa au volant.
Penché sur la vitre entrouverte, Cal ressemblait à une cocotte-minute sur le point d’exploser.
— Je vous préviens, professeur. C’est le dernier voyage que vous effectuez dans cette poubelle,
alors profitez-en !
Cette fois, il commençait à l’agacer. Manifestement, le coup des marshmallows n’avait pas suffi
à lui faire entendre raison. M. Calvin Bonner avait besoin d’apprendre que l’on ne pouvait s’engager
dans un mariage comme dans un match de foot !
Les dents serrées, elle rétorqua vertement :
— Vous savez ce que vous pouvez faire de vos avertissements, espèce d’emmerdeur ? Vous
pouvez vous les…
Avec un nouveau regard meurtrier, il la fit taire en s’exclamant :
— Nous en reparlerons à la maison ! Si cette bagnole en est encore capable, roulez !
Écumante de colère, Jane s’extirpa aussi dignement que possible de sa place de parking. La
voiture ne cala qu’une fois. La tête haute, elle put se mettre en route.
15
Jane se servit du petit tournevis qu’elle avait toujours dans son sac pour saboter le portail
automatique. Il allait désormais demeurer clos, et cela lui avait pris moins de deux minutes. Ensuite,
après avoir regagné la maison, elle s’employa à faire en sorte que plus aucune porte ni fenêtre ne
puissent s’ouvrir de l’extérieur. Elle achevait sa tâche lorsque l’interphone de l’entrée se mit à
grésiller avec insistance.
— Cal ? dit-elle en appuyant sur le bouton.
— Ouais. Écoutez, Jane. Il y a un problème avec le portail. Il ne s’ouvre plus et…
— C’est vrai, il y a un problème, l’interrompit-elle. Mais ce n’est pas avec le portail !
Sans attendre de réponse, elle coupa la communication et l’interphone resta silencieux. Ensuite,
elle monta au premier, alluma son ordinateur et se mit au travail.
Il ne lui fallut pas attendre longtemps avant qu’un raffut de portes remuées et de coups de poing
rageurs contre les vantaux se fasse entendre. Quand il devint suffisamment fort pour troubler sa
concentration, elle déchira en deux un mouchoir en papier et se boucha les oreilles.
Sans cesser de fulminer, Cal se hissa sur la section la plus basse de la toiture qui surplombait la
bibliothèque. Pour commencer, cette harpie avait saboté ses Lucky Charms. Non contente de cela,
elle l’avait ensuite embarrassé devant la ville entière en conduisant une Ford de plus de dix ans ! Il
ne parvenait pas à s’expliquer pourquoi ces deux offenses lui paraissaient plus graves que le fait
qu’elle ait réussi à l’enfermer dehors. Peut-être parce qu’il aimait le challenge d’avoir à se
débrouiller pour rentrer malgré tout chez lui… Sans parler de la perspective de l’explication
orageuse qui s’ensuivrait.
Cal se fit aussi léger que possible pour escalader le toit. Il ne tenait pas à se retrouver avec des
fuites dans la maison à la prochaine averse. En jetant un coup d’œil aux nuages noirs qui
obscurcissaient le ciel, il songea que celle-ci n’allait sans doute pas tarder.
En son point culminant, le pan de toiture rencontrait presque l’extrémité du balcon qui courait
tout le long de la façade avant. Il fut un peu déçu de ne pas avoir à exécuter de prouesse plus
acrobatique pour l’atteindre, mais la rambarde métallique semblait trop fragile pour supporter son
poids, ce qui redonnait de l’intérêt à la chose.
Cal utilisa le rebord du balcon comme prise et se laissa glisser dans le vide, les jambes
pendantes. À la force des bras, en imprimant un mouvement de balancier à son corps, il parvint à
atteindre la première colonne. Un roulement de tonnerre se fit entendre. Une pluie battante vint lui
compliquer la tâche. Trempé comme une soupe, il enroula ses jambes autour de la colonne de pierre
et parvint tant bien que mal, après plusieurs tentatives, à se hisser par-dessus la rambarde.
Le verrou de la double porte de sa chambre n’aurait pas constitué un obstacle pour lui, mais il
fut vexé de constater que miss Gros Cerveau n’avait pas pensé à le fermer. Elle s’imaginait sans
doute qu’il était trop vieux pour parvenir jusque-là ! Sa lèvre tuméfiée, ses côtes malmenées et son
épaule douloureuse ne firent qu’attiser sa colère. Lorsqu’il se glissa dans sa chambre, celle-ci
atteignit de nouveaux sommets. Jane n’avait même pas assez foi en lui pour avoir coincé une chaise
sous la poignée !
En silence, il traversa la pièce plongée dans le noir et remonta le couloir jusqu’à sa porte, sous
laquelle passait un rai de lumière. Il l’ouvrit tout doucement et la découvrit, le dos tourné, concentrée
sur des colonnes de chiffres qui défilaient à l’écran. Des bandes de papier bleu dépassaient de ses
oreilles, lui donnant de faux airs de lapin de cartoon. Il eut envie d’aller la surprendre pour lui
donner la frousse de sa vie, mais son état lui fit avoir pitié d’elle et changer ses plans.
En descendant l’escalier, il se rendit compte que l’odeur de bière s’accrochait à lui comme une
puanteur de fumée de cigarettes dans un bar. Il était trempé, fourbu, fou de rage, et tout cela de sa
faute à elle. Il alla se planter au milieu du vestibule et lança la tête en arrière pour hurler :
— Jane Darlington Bonner ! Descendez tout de suite !
En sursaut, Jane leva le nez de son écran, ôta ses bouchons d’oreilles improvisés et les jeta dans
la corbeille. Ils n’avaient rien pu faire contre le rugissement de Cal. Ainsi donc, il avait réussi à
entrer. Par un sursaut d’orgueil blessé, sans doute, il avait dû faire des prouesses pour y parvenir. Le
quarterback de légende qu’il était n’aurait pu se satisfaire de simplement briser une vitre…
Se levant et enlevant ses lunettes, Jane se demanda pourquoi elle ne se contentait pas d’ignorer
son ordre en s’enfermant dans sa chambre. Elle n’avait jamais aimé les situations conflictuelles, et
elle en sortait rarement à son avantage – comme le prouvaient ses démêlés avec Jerry Miles. Si elle
ne renâclait pas à mener cette bataille, c’était peut-être parce que celle-ci allait l’opposer à Cal.
Toute sa vie, elle s’était fait un devoir de rester polie, digne, attentive à ne blesser personne.
Cal, lui, avait la politesse en horreur, était agacé par sa trop grande dignité, et demeurait insensible à
toutes ses attaques. À ses côtés, elle n’avait pas à surveiller ses manières ou ses paroles. Elle
pouvait être elle-même.
Elle gagna la porte. Son sang courait plus vite dans ses veines et ses cellules nerveuses se
mettaient en état d’alerte. À cette minute, elle se sentait merveilleusement vivante.
La tête levée, Cal regarda Jane descendre l’escalier sans se presser. Ses hanches roulaient
souplement et sous son pantalon, son joli derrière se balançait en cadence. Elle portait un pull tricoté
de couleur verte, assorti à la couleur de ses yeux, et qui faisait beaucoup pour mettre en valeur une
paire de seins si peu impressionnants qu’il ne parvenait pas à comprendre pourquoi il était si
désireux de les voir. Ses cheveux, tirés vers l’arrière par des pinces, donnaient à son visage un air
d’innocence renforcé par sa moue boudeuse.
Elle soutenait son regard sans ciller, loin de paraître effrayée comme l’aurait été toute femme
sensée.
— Oh, oh ! lança-t-elle d’une voix traînante. On dirait bien que quelqu’un, ici, est fâché.
Cal aurait juré avoir vu passer dans ses yeux une lueur de malice.
— Vous ! éructa-t-il, les poings sur les hanches. Vous allez me payer ça !
— Qu’allez-vous me faire, grand costaud ? Me donner une fessée ?
Instantanément, Cal se retrouva excité. Bon sang ! Comment s’y prenait-elle pour lui faire cet
effet-là ? Quant au sous-entendu graveleux, il n’était vraiment pas à sa place dans la bouche d’un
respectable professeur d’université, ce qui suffisait sans doute à expliquer sa réaction…
épidermique.
La mâchoire crispée, il lui décocha un regard si méchant qu’il eut presque honte de l’utiliser
contre une pauvre femme enceinte sans défense.
— Vous ne croyez pas si bien dire, grogna-t-il. Une bonne fessée cul nu, c’est peut-être ce dont
vous avez besoin.
— Vraiment ? répliqua-t-elle, pas le moins du monde impressionnée. Ça pourrait être sympa. J’y
réfléchirai.
Sans autre forme de procès, elle pivota sur ses talons, remonta les marches et le laissa planté là,
au bas de l’escalier. Comment faisait-elle pour sans arrêt retourner la situation à son avantage ? Et
fallait-il qu’elle soit sadique pour le quitter en affirmant qu’elle y réfléchirait !
Le souvenir de l’horrible Ford garée à l’endroit même où sa Jeep aurait dû se trouver lui donna
la force de se lancer à sa poursuite. Si elle croyait s’en tirer ainsi, Mme Jane Darlington Bonner allait
devoir déchanter.
Jane vit Cal foncer dans sa chambre sans s’être annoncé. Agitant un index menaçant sous son nez,
il attaqua :
— Mettons les choses au point, tous les deux ! À partir de cette minute, je veux qu’il soit clair
dans votre esprit que je suis le maître ici, et que j’attends de vous le respect qui m’est dû ! Je ne veux
plus entendre une seule parole sarcastique sortir de votre jolie bouche ! Vous comprenez ce que je
vous dis ?
Ces techniques d’intimidation lui valaient sûrement un certain respect sur un terrain de foot, mais
Jane ne pouvait s’empêcher de plaindre les jeunes femmes qu’il avait choisies jusque-là pour petites
amies. Les pauvrettes n’avaient pas dû faire le poids.
Pourtant, à bien y réfléchir, elle ne le voyait pas éructer à la face d’une reine de beauté sans
défense d’une vingtaine d’années. Jamais il ne se le serait permis. Cal était incapable de déchaîner
toute la force de sa fureur contre quelqu’un qu’il estimait, à tort ou à raison, plus faible que lui.
Savoir qu’il la jugeait assez forte pour mériter tout son courroux emplit Jane de fierté.
— Votre lèvre saigne encore, dit-elle calmement. Allez à la salle de bains, je vais m’en occuper.
— Je n’irai nulle part tant que nous n’aurons pas réglé ce problème.
— Faites-moi plaisir. J’ai toujours rêvé de soigner les plaies d’un guerrier blessé…
Cal en resta un instant interdit. De nouveau, il lui adressa ce regard intraitable qui la rendait
toujours un peu fébrile. Elle avait devant elle quatre-vingt-dix kilos de dynamite prête à exploser.
Pourquoi n’était-elle pas effrayée ?
Un pouce glissé dans la poche de son jean, il répondit :
— Je vous laisse me soigner à une seule condition.
— Laquelle ?
— Quand vous aurez fini, vous resterez tranquillement assise – je veux dire : sans l’ouvrir –
pendant que je vous réglerai votre compte une fois pour toutes.
— D’accord.
— D’accord ?
Son rugissement faillit percer les tympans de Jane.
— C’est tout ce que ça vous inspire ? poursuivit-il. Vous ne devez pas comprendre ce que j’ai
en tête, sinon, vous ne diriez pas ça !
Uniquement parce qu’elle savait que cela allait le rendre plus furieux encore, Jane lui sourit et
assura :
— Je suis convaincue que les canaux de communication doivent demeurer ouverts au sein d’un
couple.
— Qui vous parle de canaux de communication ! Ce que j’ai en tête, c’est de ne faire qu’une
bouchée de vous…
Le menton fièrement dressé, il conclut :
— Et de vérifier sous ma paume la dureté de vos fesses !
D’un geste insouciant de la main, Jane balaya la menace.
— Comme vous voudrez…
En lui tournant le dos pour se rendre dans la salle de bains, elle se sentit presque désolée pour
lui. Cal était affligé d’une conscience morale qui l’empêchait d’avoir le dernier mot dans une joute
verbale à armes égales avec une femme. Elle comprenait pourquoi il aimait le football, avec ses lois
implacables. Pour lui, la règle de l’affrontement corporel garant d’une justice immédiate constituait
le meilleur des mondes possible, ce qui devait lui poser un problème insurmontable dans ses
relations avec les femmes.
Dans la salle de bains semblable à urie crypte, Jane explora l’armoire à pharmacie.
— J’espère qu’il y a là-dedans quelque chose qui pique !
Comme il ne lui répondait pas, Jane pivota et ravala sa salive en le voyant ôter sa chemise.
Lors-qu’il la fit passer par-dessus tête, tous les muscles jouèrent sur son torse et son nombril
s’allongea. Elle vit les touffes de poils soyeux sous ses bras, la cicatrice sur son épaule.
— Qu’est-ce que vous faites ? demanda-t-elle.
Cal abandonna sa chemise dans un coin et défit le premier bouton de sa braguette.
— À votre avis ? Je prends une douche. Vous ne vous rappelez pas que vous m’avez jeté une
pinte de bière à la figure, puis enfermé sous une tempête déchaînée hors de mà maison ? Quant à ce
portail que vous avez saboté, j’aime autant vous dire qu’il a intérêt à être réparé demain à la
première heure. Sinon…
Sur ce, il baissa sèchement sa fermeture Éclair. Jane se retourna en s’efforçant de rendre son
geste aussi naturel que possible. Heureusement pour elle, il y avait suffisamment de miroirs dans la
pièce pour lui permettre de ne rien rater du spectacle. Hélas, Cal ne lui présentait que son dos. Mais
quel dos ! De larges épaules, des hanches étroites et une paire de fesses fermes. Une marque rouge à
droite de son épine dorsale témoignait de sa récente bagarre avec Kevin. Bien d’autres cicatrices,
plus ou moins anciennes, étaient visibles sur ce corps de guerrier.
Cal ouvrit la porte de la cabine de douche cylindrique et se glissa à l’intérieur, mais la vitre
dépolie sur la partie inférieure empêcha Jane d’en voir davantage.
— Vous exagérez avec votre « tempête déchaînée » ! lança-t-elle en haussant le ton pour se faire
entendre par-dessus le bruit de la douche. Il commence juste à pleuvoir.
— Faux ! s’insurgea-t-il. Il a commencé à pleuvoir avant que je me hisse sur le balcon.
— C’est comme ça que vous êtes entré ?
— Seulement parce que vous n’aviez pas pensé à boucler les portes-fenêtres du premier.
Il avait dit cela d’un air outré qui la fit sourire.
— Désolée, s’excusa-t-elle. Je n’y ai pas pensé.
— Erreur fatale ! s’exclama-t-il en plongeant la tête sous le jet. Vous voulez vous joindre à
moi ?
Jane mourait d’envie de dire oui, mais il y avait dans le ton de sa voix une note de noire
séduction qui lui fit penser au serpent de l’arbre de la connaissance. Faisant comme si elle n’avait
rien entendu, elle reprit ses recherches.
Dans les tiroirs du meuble de la salle de bains, elle ne trouva qu’un flacon de cachets contre le
mal de tête et un autre contre les aigreurs d’estomac. Il y avait également du fil dentaire, une bombe
de mousse à raser, un coupe-ongles… et des préservatifs. Une pleine boîte. Le fait qu’il devait les
utiliser avec d’autres femmes lui fit un coup au cœur.
Repoussant l’image désagréable qui lui assaillait l’esprit, Jane se pencha pour explorer le
meuble sous lavabo, où elle mit enfin la main sur un tube de pommade antiseptique. Le bruit de l’eau
cessa d’un coup. Un instant plus tard, elle entendit cliqueter la porte de la cabine de douche.
— Tucker ne fait que vous utiliser, dit Cal derrière elle. Vous vous en rendez compte, n’est-ce
pas ?
— Ce n’est pas vrai.
Jane se retourna à temps pour le voir nouer autour de ses hanches un drap de bain noir. Sur son
torse encore humide, les poils sombres se mêlaient.
— C’est vrai ! insista-t-il avec véhémence. Il se sert de vous pour m’atteindre.
Il ne pouvait concevoir que Kevin puisse la trouver à son goût, et cela lui fit mal. Si mal qu’elle
répliqua :
— Vous avez peut-être raison, mais il n’en reste pas moins qu’il existe une subtile alchimie
sexuelle entre nous.
Cal qui se frottait les cheveux avec une serviette sèche, se figea en plein mouvement.
— Qu’est-ce que vous racontez ! Quelle « alchimie sexuelle » ?
— Asseyez-vous, que je puisse soigner votre lèvre. Elle s’est remise à saigner.
Des gouttes volèrent de ses cheveux quand il secoua négativement la tête. Il fit un pas vers elle :
— Je ne m’assiérai pas ! Je veux savoir ce que vous voulez dire par là !
— C’est simple. Une femme plus très jeune… un très séduisant jeune homme… Mais vous
n’avez pas à vous en faire : il ne touche pas aux femmes mariées.
Les yeux de Cal s’étaient réduits à deux fentes.
— Est-ce supposé être rassurant ? s’enquit-il.
— Seulement si la possibilité d’une histoire entre Kevin et moi vous inquiète.
Avec deux fois plus de vigueur, Cal recommença à se frotter les cheveux.
— Il ne s’intéresse à vous que parce que vous portez mon alliance, reprit-il. Sans cela, il ne
vous prêterait aucune attention.
Il avait trouvé chez elle le point faible et sans la moindre considération, il avait appuyé là où ça
fait mal. Qu’il s’imagine qu’aucun homme ne puisse la trouver séduisante lui était pénible au-delà du
supportable.
— Je l’ignorais, rétorqua-t-elle en se dirigeant vers sa chambre.
— Où allez-vous ? lança-t-il derrière elle. Je croyais que vous deviez me soigner…
— La pommade est sur le lavabo. Faites-le vous-même.
Il la suivit dans la chambre :
— Est-ce que Kevin… Est-ce qu’il représente quelque chose à vos yeux ?
Rageusement, il jeta sa serviette sur un fauteuil.
— Comment pourrait-il signifier quoi que ce soit pour vous ? s’étonna-t-il. Vous ne le
connaissez même pas !
— Cette discussion est terminée.
— Vous ne voulez plus garder ouverts les canaux de communication ?
Sans lui répondre, Jane alla se planter devant la fenêtre. Elle aurait souhaité qu’il s’en aille,
mais il vint la rejoindre et s’exprima d’un air penaud qui la surprit.
— Je vous ai blessée, n’est-ce pas ?
Lentement, elle acquiesça d’un signe de tête.
— Ce n’était pas mon intention. C’est juste que… je ne tiens pas à vous voir souffrir, c’est tout.
Vous n’avez pas l’expérience des athlètes. Ils peuvent se montrer… durs avec les femmes.
— Je sais, dit-elle en se retournant pour lui faire face. Je crois que j’ai eu assez de mélodrame
pour aujourd’hui. Vous feriez mieux de partir.
Au lieu d’obtempérer, il réduisit encore l’espace qui les séparait. Et lorsqu’il reprit la parole, il
le fit avec une surprenante tendresse.
— Vous n’avez pas eu droit à votre fessée cul nu.
— Peut-être une autre fois.
— Peut-être pourrions-nous laisser la fessée de côté et nous contenter de la partie « cul nu » ?
— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée.
— Pourquoi dites-vous ça ?
— Parce que ça complique les choses.
— La nuit dernière, elles n’étaient pas compliquées. Du moins, jusqu’à ce que vous fassiez votre
bêcheuse.
— Moi ! protesta-t-elle en pointant fièrement le menton. Je n’ai jamais fait ma bêcheuse !
— Ah oui ?
Il avait dû compter sur ce regain de combativité, car elle vit une lueur de triomphe flamber au
fond de ses yeux.
— Il se trouve que nous étions deux dans ce drive-in, enchaîna-t-il. Et croyez-moi, vous vous
êtes conduite comme une bêcheuse.
— À quel moment ?
— Vous le savez très bien.
— Absolument pas !
— Ce truc que vous avez dit : « Assez plaisant », ça ne vous dit rien ?
— Je ne vois pas ce que… Oh ! Ça ?
Jane le dévisagea attentivement et ajouta :
— Ce que j’ai dit vous a contrarié ?
— Contrarié ? marmonna-t-il. Non, pensez-vous… Vous croyez que je ne sais pas ce que je vaux
au lit ? Et si vous n’êtes pas capable de vous en rendre compte, c’est votre problème, pas le mien.
En le voyant se justifier ainsi, Jane comprit qu’elle aussi avait réussi à le blesser sans le vouloir,
la nuit précédente, ce qui la toucha. Cal avait beau afficher une inépuisable confiance en lui, il avait
ses fragilités et ses doutes.
— C’était bien mieux que plaisant, admit-elle.
— Et comment !
— Je dirais que c’était…
En l’observant du coin de l’œil, elle fit mine de chercher ses mots.
— C’était… Quel est ce terme que j’ai sur le bout de la langue ?
— Pourquoi ne commenceriez-vous pas par « génial » ?
Le moral de Jane effectua une remontée stratosphérique.
— Génial ? Oui. C’est un bon début. C’était tout à fait génial, mais aussi…
Laissant sa phrase en l’air pour qu’il la complète, elle n’attendit pas longtemps.
— Excitant et sexy en diable !
— C’est vrai. Mais aussi…
— Frustrant.
— Frustrant ?
— Et comment ! renchérit-il en la défiant du regard. Jane… je veux vous voir nue.
— Ah oui ? Pourquoi ?
— Parce que j’en ai envie.
— Est-ce un truc de garçon ?
La pugnacité de Cal s’estompa. Ses lèvres – du côté où il n’était pas blessé – esquissèrent un
sourire.
— Si vous voulez, oui.
— Croyez-moi, vous ne perdez rien.
— J’en suis certainement meilleur juge que vous.
— Pas si sûr. Vous voyez ces mannequins avec des jambes interminables ?
— Mmm…
— Eh bien, je n’en fais pas partie.
— Certes.
— Je ne suis pas courte sur pattes non plus, mais mes jambes n’ont rien d’exceptionnel. Elles
sont tout ce qu’il y a de plus normal. Quant à mes seins… Avez-vous un faible pour les gros seins ?
— Il est connu qu’ils attirent en général mon attention.
— Eh bien, les miens ne sont pas gros. Contrairement à mes hanches, qui sont énormes.
— Vos hanches ne sont pas énormes.
— De face, je ressemble à une poire !
— Vous ne ressemblez pas à une poire.
— Merci pour la motion de confiance, mais puisque vous ne m’avez jamais vue nue, vous ne me
paraissez pas le meilleur juge.
— On pourrait remédier à ça tout de suite.
Cal était plus séduisant que jamais. Mieux que cela encore : il était drôle, chaleureux, sexy. Ses
yeux gris brillaient de malice et la fossette avait fait sa réapparition au coin de sa joue. Jane, quant à
elle, se sentait plus que jamais vulnérable. En un sursaut de lucidité qui la laissa pantoise, elle
comprit qu’elle était amoureuse de lui – profondément amoureuse. Elle aimait sa virilité, son
intelligence, sa complexité. Elle aimait son humour, sa loyauté envers sa famille, et ce sens de
l’honneur vieux jeu qui lui imposait de prendre soin de son enfant, même s’il n’en avait pas voulu.
Le cœur battant, Jane réalisa qu’elle n’avait plus le temps d’y réfléchir, qu’il lui était impossible
de s’enfuir pour réaliser l’énormité de ce qui lui arrivait. Sans pouvoir réagir, elle le vit lever une
main jusqu’à son visage et caresser du bout des doigts le contour de son menton.
— Je vous aime bien, Rosebud… murmura-t-il. Et même… je vous aime beaucoup.
— C’est vrai ?
Cal acquiesça d’un hochement de tête.
La nuance sémantique n’avait pas échappé à Jane. Il avait dit qu’il l’aimait « beaucoup », pas
qu’il l’aimait.
— Vous dites ça pour que j’accepte de me montrer nue.
— C’est vrai que c’est tentant, reconnut-il, les yeux plus rieurs que jamais. Mais je ne mentirais
pas sur un tel sujet.
— Je croyais que vous me haïssiez.
— C’était le cas. Mais il n’est pas facile d’entretenir une haine contre vous.
Jane sentit l’espoir refleurir en elle.
— Alors, vous me pardonnez ?
Après avoir marqué un temps d’hésitation, il répliqua :
— Pas exactement. C’est quand même dur à pardonner.
Une fois encore, Jane sentit une vague de culpabilité la submerger.
— Vous savez que je suis désolée, n’est-ce pas ?
— Vraiment ?
Jane se troubla et précisa :
— Je… ne peux pas regretter que le bébé soit là, mais je regrette de vous avoir utilisé ainsi. J’ai
délibérément choisi d’ignorer l’être humain en vous. Je vous ai considéré comme un objet
déshumanisé qui pouvait m’apporter ce dont j’avais envie. Si quelqu’un me traitait ainsi, je ne le lui
pardonnerais pas. Et si cela peut être une consolation pour vous, sachez que je ne me le pardonnerai
jamais.
— Vous pourriez peut-être faire ce que j’ai fait moi-même : distinguer le péché du pécheur.
Jane plongea au fond de ses yeux, regrettant de ne pouvoir le faire au fond de son cœur.
— Vraiment ? insista-t-elle. Vous ne me haïssez plus ?
— Je vous ai dit que je vous aime bien.
— Je ne vois pas par quel miracle c’est possible.
— Le miracle s’est produit, c’est tout.
— Quand ?
— Le jour où vous avez découvert que je ne suis pas un imbécile sans cervelle, chez Annie.
— Quand vous avez vous-même appris à quel point je suis vieille.
— Taisez-vous ! Je ne m’en suis pas encore remis. On pourrait peut-être faire comme si
l’administration avait commis une erreur sur votre permis ?
Jane haussa les épaules.
— Comment avez-vous pu décider ce jour-là que vous m’aimiez bien ? s’étonna-t-elle. Nous
nous sommes battus comme des chiffonniers.
— Ça m’est arrivé comme ça, d’un coup.
Rien n’aurait pu être plus éloigné d’une déclaration d’amour. Pourtant, ces paroles trahissaient
un certain réchauffement de ses sentiments à son égard. Jane décida de gagner du temps.
— J’ai besoin d’y réfléchir, dit-elle.
— De réfléchir à quoi ?
— Au fait de savoir si je dois me montrer nue ou non.
— Très bien.
Elle aimait également cela, chez lui. En dépit de toutes ses fanfaronnades, il savait distinguer
l’important de ce qui ne l’était pas, et il savait quand il pouvait insister ou non.
— Il y a encore une chose sur laquelle nous devons nous mettre d’accord, ajouta-t-elle dans un
soupir. J’aime ma nouvelle voiture. Elle a de la personnalité.
— La plupart des psychopathes en ont également, mais ce n’est pas pour ça qu’on voudrait d’eux
chez soi. Je vais vous dire ce qu’on va faire. Vous…
— Cal, l’interrompit-elle. Ne gaspillez pas votre souffle à tenter de me faire changer d’avis.
Vous n’arriveriez qu’à vous retrouver de nouveau enfermé dehors. Je vous ai demandé de m’aider à
acheter une voiture. Vous avez refusé, je me suis donc débrouillée seule. Je garderai cette voiture, et
cela ne ternira en rien votre réputation. Songez-y : lorsque les gens me verront au volant de ma Ford,
ce sera pour eux une autre preuve que je ne suis pas digne d’être votre femme.
— Vous ne croyez pas si bien dire ! Tout le monde sait ici que Cal Bonner ne laisserait pas sa
femme conduire une telle antiquité.
— Je préfère ne pas faire de commentaire sur ce que cela révèle de votre échelle de valeurs.
Pourtant, Jane savait que rien ne clochait dans l’échelle de valeurs de Cal.
Il lui adressa un sourire enjôleur, mais elle refusa de s’y laisser prendre.
— Je veux votre parole d’honneur que vous ne tenterez rien pour vous débarrasser de cette
voiture. Elle est à moi, et elle le restera. Et pour que tout soit clair entre nous, sachez que si vous y
touchez, vous ne pourrez plus jamais ouvrir une boîte de Lucky Charms dans cette maison sans avoir
à le regretter.
— Nouvelles opérations marshmallows en perspective ?
— La mort-aux-rats offre des perspectives intéressantes.
— Je n’ai jamais rencontré une femme aussi sanguinaire que vous.
— La mort-aux-rats provoque une mort lente et douloureuse. Je ne la conseille à personne.
Cal se mit à rire et regagna la salle de bains, dont il ne ferma la porte que pour la rouvrir
aussitôt.
— Cette discussion m’a mis en appétit, déclara-t-il en passant la tête dans l’entrebâillement. Que
diriez-vous de manger un petit morceau quand je serai habillé ?
— Bonne idée.
Tandis que la pluie n’en finissait plus de tomber dehors, ils firent un petit dîner de soupe, de
salade et de sandwichs avec un supplément de tacos. Tout en mangeant, Jane parvint à arracher à Cal
quelques détails supplémentaires sur son travail au service des jeunes. Elle découvrit qu’il se
consacrait à cette cause depuis des années. Il aidait à faire le succès des collectes de fonds, à
recruter des volontaires, et il avait pris la tête d’un lobbying agressif afin que l’État de l’Illinois
améliore ses programmes en matière d’éducation sexuelle et de lutte contre la toxicomanie.
Lorsqu’elle lui fit remarquer que toutes les célébrités ne se donnaient pas tant de peine, il haussa
les épaules en grommelant qu’il faisait son devoir.
L’horloge sonna minuit dans le vestibule. Peu à peu, leur conversation s’effilocha d’elle-même.
Une certaine gêne s’installa entre eux. Jane jouait sur la nappe avec des miettes de pain. Toute la
soirée, elle avait été très à l’aise avec lui, mais à présent elle se sentait gauche et empruntée.
— Il est tard, finit-elle par constater. Je crois que je vais aller me coucher.
En se levant, elle ramassa son assiette. Cal se leva à son tour et la lui prit des mains.
— Vous cuisinez, je fais la vaisselle.
Mais il ne se dirigea pas vers l’évier. Il demeura où il était, une question muette au fond des
yeux : « Cette nuit ? Êtes-vous prête à faire ce dont nous avons envie tous les deux ? »
S’il avait esquissé un geste dans sa direction, Jane aurait été perdue. Mais il resta immobile, et
cette fois elle comprit que le choix lui appartenait. Un sourcil arqué, il la défiait de prendre la bonne
décision.
Un vent de panique souffla sur son esprit. Savoir à présent qu’elle l’aimait faisait toute la
différence pour elle. Comment aurait-elle pu se contenter d’un rapport sexuel dépourvu de tout
sentiment ?
Le puissant cerveau qui lui était venu en aide toute sa vie refusait de fonctionner. Son esprit était
en proie à la confusion. Elle se sentait paralysée.
— J’ai apprécié cette soirée, Cal… conclut-elle avec un sourire poli. Je remettrai le portail en
ser-vice demain à la première heure.
Il ne répondit pas, se contentant de la regarder.
Jane s’efforça d’imaginer un commentaire futé pour désamorcer la tension, mais rien ne lui vint.
Elle se doutait qu’il était conscient de son malaise, mais il ne semblait pas le partager. Comment
l’aurait-il pu, alors qu’il ne partageait pas ses sentiments ? Contrairement à elle, il n’était pas
amoureux.
Jane se détourna de lui avec un sentiment d’échec.
En quittant la cuisine, elle tenta de se convaincre que cela valait mieux ainsi, mais au fond de
son cœur, elle ne pouvait se départir d’une sensation de lâcheté.
Cal regarda Jane disparaître et se laissa gagner par la déception. Une fois de plus elle lui
échappait, et il n’aurait su dire pourquoi. Cette nuit, il ne l’avait pas brusquée. Il l’avait laissée
respirer et avait fait en sorte d’éviter les sujets sensibles. En fait, il avait passé un si bon moment en
sa compagnie qu’il avait presque fini par ne plus penser au sexe – presque, mais pas tout à fait. Il la
désirait trop pour pouvoir chasser tout à fait cette idée de son esprit. Elle avait aimé faire l’amour
avec lui la nuit précédente, il le savait. Pourquoi s’obstinait-elle à leur refuser l’un des plaisirs les
plus basiques de l’existence ?
Tout en rangeant les couverts dans le lave-vaisselle, il sentit l’irritation succéder au
désappointement. Pourquoi laissait-il cette femme prendre tant d’ascendant sur lui ?
Dégoûté de lui-même, il grimpa au premier.
Retrouver le décor de bordel de sa chambre ne fit que le déprimer davantage encore. En voyant
un éclair lézarder la vitre d’une fenêtre, il prit conscience que loin de se calmer, la tempête avait
forci. Tant mieux ! songe a-t-il avec une délectation morose. Le temps se mettait au diapason de son
humeur. Assis au bord de son lit, il envoya valser au loin une de ses chaussures.
— Cal ?
Il redressa la tête à temps pour voir s’ouvrir la porte de la salle de bains, mais juste à cet instant,
un retentissant coup de tonnerre fit vibrer les murs et la lumière s’éteignit.
Quelques secondes s’écoulèrent en silence, puis il entendit un petit rire amusé.
— Nous n’avons plus de courant ! lança-t-il en se débarrassant de sa deuxième chaussure. Vous
pouvez me dire ce qu’il y a de si drôle ?
— Cal… fit-elle d’un air gêné. Ne vous fâchez pas, mais… il se trouve que je suis nue.
16
D’une main tremblante, Jane appliquait de l’huile d’amande douce sur tout son corps vieux de
trente-quatre ans, ventre compris. Le soleil entrait à flots par la fenêtre de sa chambre. Dans la pièce
voisine, la valise de Cal était ouverte sur son lit, prête à prendre avec lui le vol qui l’amènerait à
Austin en fin d’après-midi. Quant à elle, avant ce départ, elle était déterminée à mettre en application
la résolution prise ce matin-là.
Après avoir brossé ses cheveux jusqu’à les faire briller, Jane alla dans la salle de bains
observer son reflet dans le mur de miroirs situé derrière le Jacuzzi. Elle s’efforça d’imaginer
comment elle apparaîtrait aux yeux de Cal, mais tout ce qui lui vint à l’esprit, ce fut à quoi elle ne
ressemblerait pas. Elle aurait beau faire, jamais elle ne pourrait se faire passer pour une pin-up de
magazine.
Avec une exclamation de dépit, elle retourna dans sa chambre et enfila sa robe de chambre, une
petite chose en soie abricot au col et aux manches courts ornés de feuilles de laurier. Bon sang ! Que
lui arrivait-il ? N’était-elle pas une physicienne de renom ? Une femme à la réussite professionnelle
éclatante ? Depuis quand se sentait-elle obligée de mesurer sa valeur en terme de tour de poitrine et
de largeur de hanches ? Et depuis quand respectait-elle un homme qui ne voyait en elle qu’un corps ?
Si ses mensurations ne correspondaient pas aux standards de Cal, alors il était grand temps de le
vérifier. Elle avait besoin désormais d’une véritable relation, pas d’une vie passée à s’inquiéter que
son amour ne soit pas partagé.
Jane tendit l’oreille en entendant le ronronnement de la porte du garage qui s’ouvrait. Cal était
rentré. Une brusque nausée lui souleva l’estomac. Elle aurait dû choisir un meilleur moment, un jour
où il n’aurait pas été sur le point de traverser la moitié du pays pour participer à un tournoi de golf.
Un jour où elle aurait été plus calme, plus sûre d’elle. Elle aurait dû…
Dégoûtée par sa couardise, Jane dut résister à l’envie de passer sur elle tout le contenu de sa
garde-robe jusqu’à ressembler à un ours polaire. En dépit de la peur qui lui mordait les tripes, elle
était décidée à ne pas reculer.
Après avoir pris une ample inspiration, elle noua la ceinture de sa robe de chambre et s’avança
pieds nus dans le couloir.
— Jane ? l’entendit-elle appeler.
— Je suis en haut !
Lorsqu’elle atteignit le sommet de l’escalier, son cœur battait si fort qu’elle en avait la tête qui
tournait. Cal vint se planter au milieu du vestibule en contrebas et lança :
— Devine qui j’ai….
Il n’acheva pas sa phrase, stupéfait de la découvrir, à une heure de l’après-midi, vêtue d’une
nuisette sexy. Tout sourire, il glissa un pouce dans sa poche.
— On peut dire que tu sais comment accueillir un homme chez lui !
Jane ne put lui répondre. Le cœur battant à tout rompre, elle porta la main à sa ceinture tout en
s’abîmant dans une prière silencieuse. Par pitié, faites qu’il me désire pour moi-même et non parce
que je représente un challenge à ses yeux ! Faites qu’il m’aime un tout petit peu !
Ses doigts tremblants firent un sort à la ceinture. En verrouillant ses yeux à ceux de Cal, elle se
débarrassa d’un haussement d’épaules du vêtement, qui glissa pour former une flaque de soie à ses
pieds.
Comme par un fait exprès, un rayon de soleil illuminait son corps, révélant absolument tout : ses
petits seins, son ventre rond, ses larges hanches et ses jambes ordinaires.
Cal paraissait statufié. Une main sur la rambarde, Jane descendit lentement les marches, habillée
en tout et pour tout d’un voile d’huile d’amande douce.
Les lèvres de Cal s’entrouvrirent. Son regard avait pris une fixité hypnotique. Après avoir
descendu la dernière marche, Jane se força à lui sourire. Cal se passa la langue sur les lèvres, comme
si elles étaient d’un coup devenues très sèches, et déclara d’une voix un peu rauque :
— Ethan, retourne-toi.
— Jamais de la vie !
Stupéfaite, Jane tourna la tête vers la porte d’entrée, où venait d’apparaître le révérend Ethan
Bonner, qui la toisa de pied en cap sans chercher à masquer son intérêt.
— Bonjour, dit-il. J’espère que je n’arrive pas au mauvais moment.
Avec un cri étranglé, Jane fit volte-face et se précipita dans l’escalier, consciente de la vision
qu’elle devait leur offrir. Sur le palier, elle se baissa pour ramasser sa robe. En la pressant contre
elle, elle gagna sa chambre où elle s’adossa à la porte, le souffle court, après l’avoir claquée. De
toute sa vie, jamais elle ne s’était sentie aussi mortifiée.
Il ne s’écoula que quelques secondes avant qu’un petit grattement discret se fasse entendre contre
la porte.
— Chérie ?
La voix de Cal évoquait celle d’un homme ne disposant que de quelques secondes pour
désamorcer une bombe.
— Je ne suis pas là ! rétorqua-t-elle d’un ton grinçant. Va-t’en !
Jane comprit avec consternation qu’elle était sur le point de fondre en larmes. Cela faisait si
longtemps qu’elle méditait son coup, elle y avait investi tant d’espoirs… pour un résultat désastreux.
La porte vint buter doucement dans son dos.
— Recule-toi, chérie… Laisse-moi entrer.
Jane s’exécuta, trop abattue pour résister. La robe de chambre en soie toujours plaquée contre
elle, elle colla son dos nu au mur.
Cal entra dans la chambre prudemment, tel un soldat s’engageant dans un champ de mines.
— Ça va, chérie ?
— Arrête de m’appeler comme ça ! Je n’ai jamais été aussi embarrassée de ma vie !
— Il n’y a pas de quoi, chérie. Tu as illuminé la journée d’Ethan. En fait, tu as sans doute
illuminé toute son année. Sans parler de la mienne.
— Ton frère m’a vue toute nue ! Il m’a vue là, au bas de l’escalier, nue comme au premier jour,
à me ridiculiser…
— C’est là où tu te trompes. Il n’y avait rien de ridicule. Pourquoi ne me laisserais-tu pas ranger
cette robe, avant qu’elle se retrouve définitivement froissée ?
Jane la serra plus fort contre elle et poursuivit sur sa lancée :
— Il n’a même pas détourné le regard ! Et toi, tu n’as rien dit ! Pourquoi ne m’as-tu pas prévenue
que tu n’étais pas seul ?
— Tu m’as en quelque sorte pris par surprise, chérie. Je n’avais plus les idées claires. Quant à
Eth, il ne pouvait rien faire d’autre que regarder. Cela fait des années qu’il n’a pas vu une femme
dans toute la gloire de sa chair… Je m’inquiéterais pour lui s’il avait détourné le regard.
— Mais c’est un pasteur !
— Il n’en reste pas moins homme. Et il sait apprécier la beauté de la Création. Tu es sûre que tu
ne veux pas me laisser ranger cette robe ?
— Tu prends ça à la rigolade !
— Absolument pas. Seul un salaud au· cœur de pierre pourrait s’imaginer qu’un événement aussi
traumatisant peut être drôle. Si tu veux, je vais aller de ce pas lui régler son compte.
Jane réprima un sourire, préférant une moue boudeuse.
— Je viens juste de connaître l’humiliation de ma vie, lui reprocha-t-elle, et tu en parles comme
si c’était une vaste blague.
— Que veux-tu que je te dise ? Je suis un porc.
Doucement, il la prit dans ses bras et l’écarta du mur afin de pouvoir passer les mains sur son
échine nue.
— À ta place, reprit-il, j’aurais la même réaction. Je ne suis pas digne de respirer le même air
que toi.
— Bien dit !
— Chérie, je m’inquiète vraiment pour cette robe. Coincée comme elle est entre nous, elle va
finir en chiffon. Tu devrais me laisser la ranger.
Jane pressa la joue sur sa poitrine. Elle appréciait sa chaleur contre elle et ses mains qui
faisaient des miracles dans son dos, mais elle n’était pas prête à cesser de bouder.
— Je n’oserai plus jamais le regarder dans les yeux. Il est déjà convaincu que je suis une
païenne, voilà qui ne va pas le faire changer d’avis.
— Certes. Mais Ethan a toujours eu un faible pour les femmes qui ont le vice dans la peau. Son
talon d’Achille.
— Il n’a pas pu ne pas remarquer que je suis enceinte.
— Il gardera le secret si je le lui demande,
Jane soupira longuement.
— Je suppose qu’à présent il va me falloir aller jusqu’au bout, n’est-ce pas ?
Cal lui caressa le menton du pouce.
— Je suis sûr que tu avais déjà fait le plus gros du travail en arrivant en haut de cet escalier.
— Je suppose, oui.
— Mais si ça ne te dérange pas, je préférerais ouvrir grand ces rideaux pour avoir plus de
lumière.
Jane soupira de plus belle en le regardant gagner la fenêtre.
— Tu ne feras rien pour me faciliter les choses, hein ?
— Nan.
D’un coup sec, il tira sur le cordon, inondant la pièce du brillant soleil de ce début d’après-midi.
— Ethan ? s’inquiéta-t-elle.
— Mon frère n’est pas idiot. Il y a longtemps qu’il a pris le large.
— C’est toi qui enlèves tes vêtements, d’abord.
— Pas question. Tu m’as vu nu des dizaines de fois. À ton tour, maintenant.
— Si tu t’imagines que je vais me mettre nue pendant que tu restes entièrement habillé, tu…
— C’est exactement ce que j’imagine, la coupa-t-il.
Cal marcha jusqu’au lit, empila les oreillers et défit ses chaussures avant de s’allonger
confortablement, les bras passés derrière la tête, comme quelqu’un qui s’apprête à visionner un bon
film.
Jane était partagée entre l’amusement et l’irritation.
— Et si j’ai changé d’avis ? demanda-t-elle.
— Nous savons tous les deux que tu es bien trop fière pour faire machine arrière. Dis-moi si tu
veux que je ferme les yeux.
— Nous savons tous les deux que tu ne le ferais pas.
Jane regrettait à présent d’avoir fait tout un plat de cette histoire de nudité. Pour une femme au QI
astratosphérique, elle réagissait vraiment comme une idiote ! Elle en voulait également à Cal. Pour-
quoi ne s’était-il pas contenté de lui arracher cette robe des mains ? Mais, pour monsieur, cela aurait
été trop facile… Il préférait rester allongé là, à la défier du regard. Savoir qu’il cherchait ainsi à
tester son courage la mettait encore plus en colère. Après tout, c’était elle qui avait voulu le tester, le
mettre au pied du mur. Il fallait en finir.
Jane ferma les yeux et laissa glisser la robe à ses pieds.
Grand silence…
Une dizaine de pensées, plus désagréables les unes que les autres, lui traversèrent l’esprit. Il
détestait son corps. Il s’était évanoui à sa vue. Il trouvait répugnant son ventre de femme enceinte.
Ce fut cette dernière crainte qui fit flamber sa fureur. Quel genre d’homme fallait-il être pour se
sentir repoussé par la femme qui attendait son enfant ?
— Je le savais ! s’exclama-t-elle en ouvrant les paupières. Je savais que tu détesterais mon
corps !
Les poings sur les hanchès, elle fondit sur le lit et darda sur Cal un regard meurtrier.
— Pour ton information, enchaîna-t-elle avec véhémence, ces minettes qui ont peuplé ta vie
avaient sans doute un corps de rêve, mais elles ne savaient pas distinguer un lepton d’un proton ! Et si
tu crois que je vais te laisser me juger en fonction de la taille de mes hanches et me condamner parce
que mon ventre n’est pas plat, tu t’exposes à déchanter !
Agitant un index menaçant, elle assena :
— C’est à ça que ressemble une vraie femme, minable ! Ce corps a été conçu par Dieu pour être
fonctionnel, pas pour servir de fantasme à un ado attardé hormono-dépendant !
— Zut ! maugréa-t-il. Maintenant, je vais devoir te faire taire.
En un seul geste agile, il l’attira vers lui, roula au-dessus d’elle et couvrit ses lèvres des siennes.
Ce fut un baiser sauvage, farouche, qui partit de la bouche de Jane pour se poursuivre sur ses seins,
son ventre, puis l’arrière de ses genoux. Son irritation céda le pas au désir.
Elle ne remarqua pas à quel moment il se débarrassa de ses vêtements, trop occupée qu’elle était
à sentir entre ses mains et sous sa bouche ce corps solide et fort. Pour un homme d’action, Cal avait
toujours pris son temps au lit, et il ne fit pas exception cet après-midi-là. Tandis que le soleil
inondait la chambre de lumière, il se fit un devoir de satisfaire sa curiosité en explorant chaque
centimètre carré du corps de Jane. Il la tourna d’un côté, de l’autre, comme ceci, comme cela, tant et
si bien qu’elle finit par le supplier.
— Pitié ! Je… n’en peux plus d’attendre.
Entre ses lèvres, il cueillit un mamelon dressé et répondit dans un souffle chaud sur sa peau
humide :
— Avant que j’en aie terminé avec toi, tu risques d’attendre encore longtemps…
Jane le punit de son insolence par un tourment à sa façon, dans lequel ses lèvres et sa bouche
prenaient une grande part. Elle savait qu’il adorait cette caresse, mais elle fut surprise de constater à
quel point celle-ci l’enflammait également. Si bien que lorsque Cal finit par atteindre ses limites, elle
les avait elle-même atteintes depuis longtemps.
Elle jouit aussitôt que Cal, n’y tenant plus, couvrit son corps et la pénétra.
— Regarde ce que tu as fait ! gémit-elle une fois revenue sur terre.
Ses yeux posés sur elle, d’un gris profond, semblaient aussi menaçants qu’un ciel d’orage au
printemps.
— Pauvre chérie… Je suppose que je vais devoir tout reprendre à zéro avec toi.
— Je ne suis plus intéressée, mentit-elle.
— Alors ferme les yeux et pense à autre chose, le temps que je termine.
Jane se mit à rire et l’embrassa. Elle ne s’était jamais sentie aussi libre. En se débarrassant de
ses vêtements, elle s’était également débarrassée de toutes ses défenses.
— Je t’aime… murmura-t-elle quand il commença à se mouvoir en elle.
Il captura ses lèvres, comme s’il voulait s’y abreuver.
— Ma douce… susurra-t-il. Ma toute douce… si belle !
Leurs corps trouvèrent d’eux-mêmes la cadence.
Mêlés l’un à l’autre, ils abattirent les barrières qui les séparaient encore. Tandis que Cal
l’aimait avec son corps, Jane sut avec une absolue certitude qu’il l’aimait aussi de tout son cœur. Il
ne pouvait pas en être autrement, et cette assurance suffit à la faire grimper une deuxième fois
jusqu’aux cimes du plaisir.
Ensuite, ils s’accordèrent un déjeuner tardif et coquin au lit, jouant à des jeux sexuels avec des
quartiers d’orange juteux. Plus tard encore, lors-qu’ils prirent leur douche ensemble, Jane tomba à
genoux devant lui et l’aima une nouvelle fois jusqu’à ce qu’ils perdent tous deux le contrôle.
Ils étaient insatiables. Jane avait l’impression d’avoir été créée uniquement dans le but de
donner du plaisir à cet homme, et de prendre en retour le plaisir qu’il lui donnait. Elle n’avait jamais
été si sûre d’elle et confiante en ses pouvoirs de séduction. Elle se sentait entièrement comblée. Et
même s’il n’avait pas prononcé les mots qu’il lui tardait d’entendre, elle devinait qu’il l’aimait. Il
était impossible qu’une telle intensité d’émotion puisse naître d’elle uniquement.
Cal retarda son départ jusqu’à ce qu’il lui reste juste le temps d’arriver à l’aéroport. En
regardant la Jeep disparaître au bout de l’allée, Jane serra les bras contre elle, le sourire aux lèvres.
Finalement, tout allait s’arranger.…
Le meilleur groupe de country de Telarosa jouait un air à faire se lever les culs-de-jatte, mais
Cal avait déjà décliné l’invitation à danser d’une cheer-leader des Dallas Cowboy et celle d’une
époustouflante femme de notable d’Austin. Bien que bon danseur, il n’était pas d’humeur à se lancer
sur la piste, et pas seulement parce qu’il venait de jouer le pire tournoi de golf de sa vie. Une noire
déprime s’était abattue sur lui, aussi dense qu’une nuit en montagne.
Celui qui était pour une grande part dans son humeur de chien était assis à son côté, plus épanoui
et ravi de son sort qu’aucun footballeur à la retraite n’aurait dû l’être. Une fillette blonde, future
mangeuse d’hommes certifiée, sommeillait au creux de son bras.
— Gracie t’a fait visiter la nouvelle partie de la maison ? s’enquit Bobby Tom. Avec le bébé,
nous avions besoin de davantage de place. Et puisque ma femme s’est fait élire maire de Telarosa,
elle avait besoin d’un bureau.
— Oui, Gracie m’a montré tout ça, BT.
Cal jeta un coup d’œil discret autour de lui, cherchant une issue de secours, mais n’en trouva
aucune. Il lui apparut alors que partager quelques instants avec Gracie Snow Denton, la femme de son
ami, avait représenté le seul aspect agréable et positif de ce week-end. Pendant ce temps, BT avait
été occupé à charmer les reporters sportifs, sa petite princesse au bras.
À sa grande surprise, Cal aimait bien la mère de Wendy, même si madame le maire ne
ressemblait en rien au type de femme qu’aurait dû épouser une légende du football telle que Bobby
Tom Denton. Au temps de sa gloire, il avait pour habitude de se promener au bras de véritables
bombes atomiques. Gracie, sans être laide, était d’une beauté plus discrète. Elle était également
d’une grande gentillesse, d’une franchise désarmante, et toujours sincèrement préoccupée par le sort
de son prochain. Un peu comme Jane. Mais elle n’avait pas pour habitude, elle, de s’absenter d’une
conversation sous prétexte de réfléchir à une théorie compréhensible seulement d’une petite élite.
— Gracie et moi, on s’est bien amusés à dessiner les plans.
En un geste qui lui était familier, Bobby Tom repoussa son Stetson sur son crâne en souriant.
— Elle t’a parlé de ces briques de pavage qu’on a récupérées dans une ville de l’ouest du
Texas ? reprit-il. Gracie a appris par hasard qu’ils allaient les enlever pour mettre de l’asphalte.
Rien de tel que les briques de pavage anciennes, pour ce qui est de l’esthétique ! Alors je suis allé
là-bas et j’ai négocié avec le maire pour les récupérer. Avant de partir, il faudra que tu jettes un œil
à l’arrière de la maison pour voir ce qu’on en a fait.
Bobby Tom se répandit ainsi sur les briques de pavage et les planchers à larges lames comme
s’il n’y avait rien de plus important au monde, pendant que le petit ange niché au creux de son bras
suçait ses poings en jetant des regards énamourés à son papa.
Cal avait l’impression d’étouffer.
Deux heures plus tôt, il avait surpris une conversation entre le plus grand wide-receiver de
l’histoire du football et Phœbe Calebow, propriétaire des Stars. De quoi parlaient-ils ? De
l’allaitement maternel ! Apparemment, BT était soucieux parce qu’il avait l’impression que Gracie
n’y prêtait pas suffisamment attention. Denton, qui n’avait jamais rien pris d’autre au sérieux que le
football, agissait comme si nourrir un enfant au sein était à présent son seul sujet de préoccupation !
Rien que d’y repenser, Cal en avait des sueurs froides. Jusqu’à ce jour, il avait voulu croire que
Bobby Tom faisait bonne figure en prétendant que tout allait pour le mieux dans le meilleur des
mondes. Mais désormais, il se rendait compte qu’il y croyait vraiment. Il ne semblait pas réaliser que
quelque chose clochait. Qu’un homme de sa trempe puisse se satisfaire d’une vie centrée sur sa
famille et sur les planchers à larges lames était une abomination. Bobby Tom Denton avait oublié qui
il était !
À son grand soulagement, Gracie vint les rejoindre et emmena son mari avec elle. Juste avant
qu’ils s’éloignent, Cal surprit sur le visage de BT le regard de pur bonheur qu’il adressait à sa
femme. Il eut l’impression de recevoir un direct à l’estomac. En finissant sa bière, il tenta de se
convaincre qu’il n’avait jamais regardé Jane ainsi, mais rien n’était moins sûr… Le professeur avait
sur lui les effets les plus inattendus, ces derniers temps. Peut-être qu’il la regardait sans s’en rendre
compte avec cet air de contentement idiot.
Si seulement elle ne lui avait pas dit qu’elle l’aimait… Peut-être, alors, ne se serait-il pas laissé
gagner par la panique. Pourquoi avait-il fallu qu’elle prononce ces mots ? Tout d’abord, quand il les
avait entendus, cela lui avait fait plaisir. Il y avait quelque chose de satisfaisant à gagner l’amour
d’une femme aussi intelligente, aussi drôle et aussi douce. Mais dès qu’il était entré de plain-pied à
Telarosa dans la nouvelle vie rangée de son ami, ce moment d’égarement s’était estompé.
Bobby Tom pouvait se contenter de cette petite existence tranquille – grand bien lui fasse ! –,
mais lui était convaincu de ne jamais pouvoir s’en satisfaire. Rien ne l’attendait en dehors du stade :
ni fondation de charité, ni travail intéressant dans lequel s’investir, rien pour lui permettre de
conduire sa vie comme un homme est censé le faire. Il lui fallait bien l’admettre, c’était là que se
trouvait le nœud du problème.
Comment pourrait-il garder sa fierté sans travail honnête à accomplir ? Contrairement à BT, il
n’avait pas le sens des affaires et se contentait de faire fructifier son argent dans des placements sûrs.
À part pour lancer un ballon, il n’avait de talent particulier pour rien. Ce qui l’attendait en dehors des
stades, c’était le néant.
Enfin… plus tout à fait. Jane était là, près de lui, et de moins en moins décidée à partir. En lui
disant au revoir avant d’aller prendre l’avion, il avait compris qu’il n’était plus question pour elle
d’arrangement provisoire. Dans ses yeux, il avait lu des promesses de planchers à larges lames et de
draps de bain à monogramme. C’était tout juste si elle ne réfléchissait pas déjà à l’endroit où ils
pourraient se retirer pour y couler leurs vieux jours.
Mais Cal n’était pas prêt pour ce genre de vie. Il ne le serait pas avant longtemps. Il ne voulait
pas de ses déclarations d’amour. Bientôt, elle allait lui demander de faire des retouches de peinture
dans la maison et d’aller choisir une nouvelle moquette avec elle. À présent qu’elle s’était déclarée,
elle s’attendrait à ce qu’il le fasse aussi. Non, il n’était pas prêt pour cela. Pas encore. Pas tant qu’il
ne saurait rien faire d’autre que lancer un ballon de football. Et surtout pas alors qu’il allait s’engager
dans la saison la plus difficile de sa carrière.
Pendant que Cal jouait au golf, Jane fit de longues promenades en montagne en rêvant à l’avenir.
Elle songea aux différents endroits où ils pourraient vivre et se demanda comment elle pourrait
aménager son emploi du temps pour l’accompagner lors de ses déplacements. Dans l’après-midi du
dimanche, elle se décida à arracher l’affreux papier peint à motif de roses qui tapissait le coin-repas
de la cuisine. Puis elle prépara une soupe de poulet aux vermicelles maison.
En se réveillant, le lundi matin, elle entendit le bruit de la douche et comprit que Cal était rentré
durant la nuit sans venir se glisser dans son lit. Un peu déçue, elle décida de le rejoindre dans la salle
de bains pour lui tenir compagnie pendant qu’il se rasait, comme elle le faisait ces derniers temps,
mais la porte demeura fermée. Ce n’est qu’en se rendant à la cuisine pour prendre son petit déjeuner
qu’elle finit par tomber sur lui.
— Bienvenue à la maison !
Il se contenta de grommeler quelque chose d’inintelligible.
— Comment s’est passé le tournoi ? s’enquit-elle.
— Très mal.
Ce qui suffisait à expliquer sa mauvaise humeur. Cal alla porter son bol dans l’évier, qu’il
éclaboussa copieusement en y faisant couler l’eau. Se retournant vers elle, il pointa un index vengeur
en direction de l’alcôve où elle avait arraché le papier peint.
— Je n’aime pas rentrer chez moi pour découvrir que ma maison a été dévastée !
— Tu ne pouvais tout de même pas aimer ces roses…
— Là n’est pas le problème ! Tu aurais dû m’en parler avant de prendre l’initiative de redécorer
ma maison.
L’amant attentionné dont elle avait rêvé tout le week-end avait disparu. Une sensation de malaise
se fit jour en elle. Elle avait commencé à considérer cet endroit affreux comme sa maison également,
mais manifestement, il ne voyait pas les choses de cet œil-là. Repoussant le chagrin qui l’assaillait,
elle inspira profondément.
— Je ne pensais pas que cela te dérangerait.
— Tu t’es trompée.
— D’accord. Nous irons choisir un autre papier, et je serai heureuse de le poser pour toi.
Une expression d’horreur se peignit sur ses traits.
— Je ne perds pas mon temps à choisir du papier peint, professeur ! Et toi non plus, alors laisse
tomber.
— Tu veux que le mur reste comme ça ?
— Oui !
Jane se demanda si elle allait l’envoyer au diable ou si elle préférait calmer le jeu. Même s’il
l’avait blessée, elle opta pour la seconde solution.
— J’ai fait de la soupe de poulet, annonça-t-elle. Je te verrai pour le dîner ?
— Je n’en sais rien. Tu me verras quand tu me verras. N’essaie pas de me mettre un fil à la
patte, professeur ! Je ne l’accepterai pas.
Sans rien ajouter, il disparut dans le garage. Jane se laissa tomber sur une chaise et s’efforça de
ne pas dramatiser. Cal subissait le décalage horaire, il était en colère après sa contre-performance
sportive, et cela suffisait à expliquer sa mauvaise humeur. Il n’y avait aucune raison de penser que
son comportement était lié à ce qui s’était passé avant son départ. Il était quelqu’un de bien. Il n’allait
pas se détourner d’elle simplement parce qu’elle avait enlevé ses vêtements et lui avait dit qu’elle
l’aimait.
En se forçant à avaler un demi-toast, toutes les raisons pour lesquelles elle avait rechigné à lui
montrer son corps revinrent la hanter. Et si, malgré tout, ses craintes se vérifiaient ? Et si, maintenant
qu’elle ne représentait plus un challenge pour lui, il ne voulait plus d’elle ? Deux jours plus tôt, elle
avait été certaine qu’il l’aimait. À présent, elle n’était plus sûre de rien – de rien du tout.
Plutôt que de broyer du noir sur sa chaise, Jane préféra se lever. Mais, au lieu d’aller se mettre
au travail, elle se surprit à déambuler à travers la maison. Le téléphone sonna – une sonnerie sur deux
tons brefs, celle de la ligne professionnelle de Cal. En passant devant la porte de la bibliothèque,
bien qu’assourdie par l’épaisseur de la porte, elle reconnut la voix qui dictait un message.
— Cal, Brian à l’appareil. Écoutez… j’ai besoin de vous parler sans tarder. Pendant que j’étais
en vacances, j’ai fini par trouver le moyen de satisfaire à votre demande. Rien de tel qu’une plage de
sable blanc pour décoincer les neurones grippés ! Désolé d’avoir mis si longtemps. Enfin, bref… Ce
week-end, j’ai rencontré quelqu’un pour m’assurer que ce que j’ai en tête est faisable et j’ai frappé à
la bonne porte. Mais si nous voulons aboutir, il va falloir faire vite.
Il marqua une pause avant d’ajouter :
— Pour d’évidentes raisons, je préfère ne pas utiliser votre fax. Je vous ai donc envoyé samedi
un rapport par FedEx qui explique tout cela en détail. Vous devriez le recevoir ce matin. Appelez-
moi dès que vous l’aurez lu.
Avec un petit rire ironique, il conclut :
— Au fait… joyeux anniversaire !
Jane ne se rappelait que trop bien l’avocat de Cal, Brian Delgado : des yeux de requin, un port
de tête arrogant, des manières dédaigneuses… Outre le souvenir désagréable qu’elle gardait de lui,
quelque chose dans son message la perturbait, probablement le ton jubilatoire qu’il avait employé.
Quel homme déplaisant !
Jane jeta un coup d’œil à sa montre et s’aperçut qu’il était déjà neuf heures. Après un détour par
la cuisine où elle se servit un mug de café, elle l’emmena dans sa chambre où elle alluma son
ordinateur et s’identifia.
En voyant la date s’afficher, Jane sentit les cheveux se dresser sur sa nuque. 5 mai. Cela faisait
exactement deux mois qu’elle avait épousé Cal.
Au fait… joyeux anniversaire !
Saisie par un mauvais pressentiment, Jane porta la main à sa bouche. S’agissait-il d’une simple
coïncidence ? Mais comment expliquer la jubilation de Delgado ?
Pour d’évidentes raisons, je préfère ne pas utiliser votre fax.
Quelles évidentes raisons ? Le risque qu’elle puisse lire ce mystérieux rapport avant que Cal en
prenne connaissance ? Incapable de se concentrer sur son travail, elle bondit de sa chaise et gagna la
bibliothèque. Plusieurs fois de suite, elle fit défiler le message de l’avocat.
Un peu avant dix heures, le coursier de FedEx sonna à la porte. Jane signa le reçu et porta l’en-
veloppe sur le bureau de Cal. Puis, sans la moindre hésitation, elle l’ouvrit.
Le « rapport » comportait plusieurs pages annotées à la main par Delgado. Le cœur au bord des
lèvres, Jane se força à lire jusqu’à la dernière ligne la proposition dont il était si fier. Ainsi, pendant
qu’il lui faisait l’amour comme le plus passionné des amants, Cal n’avait cessé de comploter sa
revanche…
Il s’écoula plus d’une heure avant que Jane trouve la force de se lever pour aller préparer ses
bagages. Elle appela Kevin et lui demanda de passer. Quand il avisa ses valises, il se mit à protester
mais elle refusa de l’écouter. Il fallut qu’elle le menace de s’en charger elle-même, pour qu’il
accepte de porter son ordinateur dans le coffre de sa voiture.
Après son départ, elle alla dans la salle de séjour attendre le retour de Cal. Celle qu’elle était
autre-fois se serait enfuie sans demander son reste, mais celle qu’elle était devenue voulait l’affronter
une dernière fois.
18
Avec un soupir de soulagement, Cal vit à travers la double porte du jardin Jane se promener, les
yeux fixés sur Heartache Mountain. Finalement, elle n’était pas partie…
Il soulevait de la fonte à la salle de gym de Salvation lorsque Kevin était venu le prévenir,
affolé, que sa femme était en train de plier bagage pour rentrer à Chicago. Il avait fallu deux heures à
son coéquipier pour retrouver sa trace et Cal, trempé de sueur dans son tee-shirt et son bermuda gris,
avait fait la route à tombeau ouvert en priant pour ne pas arriver trop tard.
Il ne comprenait pas pourquoi elle recourait à de telles extrémités. D’accord, il s’était montré un
peu rude avec elle ce matin-là. Il n’avait cessé de le regretter depuis, et il avait décidé de rentrer
assez tôt pour faire honneur à sa soupe de poulet aux vermicelles. Mais Jane n’était pas du genre à
fuir un combat. Il la voyait davantage lui écraser une poêle sur le crâne que faire ses bagages.
À présent qu’il l’avait devant lui, habillée pour partir, il fut frappé par sa beauté et son élégance
classique. La robe ample qu’elle avait choisie parvenait à dissimuler aux regards qu’elle était
enceinte. Un serre-tête en écaille dégageait ses cheveux de son visage. En voyant le soleil éclairer
ses mèches blondes, il sentit un cocktail d’émotions lui étreindre le cœur : la tendresse et le désir, la
confusion et le ressentiment, mais aussi la colère et le regret. Pourquoi fallait-il qu’elle monte sur ses
grands chevaux pour ce qui s’était passé ? Il y avait bien assez d’un sale caractère dans une famille,
et ce sale caractère, c’était lui.
Il lui tardait de pouvoir s’amender. Une où deux heures au fond d’un lit, et il parviendrait à lui
faire oublier qu’il s’était conduit comme un imbécile. Mais cela suffirait-il pour que tout redevienne
comme avant entre eux ? Le vrai problème résidait ailleurs. Pourquoi lui avait-elle dit qu’elle
l’aimait ? Ne comprenait-elle pas que plus rien ne pouvait être pareil, une fois que ces mots étaient
prononcés ?
En appuyant sur la poignée de sa portière, Cal fut certain d’une seule chose : Jane s’était mise
dans une colère noire, et le meilleur endroit pour l’en sortir, c’était entre les draps. Mais avant de l’y
amener, il avait un sérieux examen de rattrapage à passer.
— Eh, professeur !
Jane se tourna vers Cal et mit sa main en visière pour se protéger du soleil. Alors qu’il
s’avançait sur la terrasse, elle le découvrit tout échevelé, trempé de sueur… et plus séduisant que
jamais. Accoudé à la rambarde, il lui adressa un regard de loup affamé :
— Je sors de la salle de gym et je n’ai pas pris le temps de me doucher. À moins que tu te sentes
d’attaque pour une partie de jambes en l’air vraiment très sale, tu pourrais peut-être aller me préparer
là salle de bains ?
Jane mit ses mains dans ses poches et monta lentement les marches, la gorge nouée. Comment
pouvait-il encore jouer cette comédie après ce qu’il lui avait fait ?
— Brian Delgado a appelé ce matin, annonça-t-elle.
— Ah oui ? répondit-il distraitement. Et si tu te joignais à moi sous la douche pour me frotter le
dos ?
— Il t’a envoyé un rapport. Je l’ai lu.
Cela finit par attirer son attention, même s’il ne parut pas particulièrement alarmé.
— Depuis quand t’intéresses-tu à mes contrats ?
— Ce rapport me concerne.
D’un coup, le sourire de Cal s’évanouit.
— Où est-il ?
— Sur ton bureau.
Jane s’obligea à le regarder droit dans les yeux et à ravaler la douleur qui menaçait de faire
flancher sa voix.
— Il va te falloir prendre une décision à mon sujet sans tarder, reprit-elle. Parce qu’il ne reste
que deux jours avant que le conseil d’administration des laboratoires Preeze se réunisse.
Heureusement, ton avocat a déjà fait le plus gros du travail. Il a rencontré Jerry Miles, et ils ont mis
au point les plus sordides détails entre eux. Tout ce qui te reste à faire, c’est signer un chèque rempli
de zéros.
— J’ignore totalement de quoi tu parles.
— Ne me mens pas ! s’écria-t-elle, poings serrés au fond de ses poches. Tu as demandé à
Delgado de me détruire !
— Je vais l’appeler illico pour arranger ça. Je t’assure que c’est un malentendu.
Cal se dirigea vers la porte pour rentrer, mais Jane s’interposa.
— Un malentendu ! répéta-t-elle avec amertume. Tu demandes à ton avocat de saboter ma
carrière, et tu appelles cela un malentendu ?
— Je ne lui ai rien demandé de tel. Donne-moi une heure et je pourrai tout t’expliquer.
— Explique-toi maintenant.
Cal s’écarta de la porte.
— D’accord, marmonna-t-il. Mais dis-moi d’abord ce qu’il y a dans ce rapport.
— Delgado s’est arrangé avec Miles, le directeur de Preeze, pour que tu fasses une donation
substantielle aux laboratoires en échange de mon renvoi.
Jane dut prendre une ample inspiration pour conclure :
— Jerry attend ta réponse avant de me virer. Ensuite, il annoncera ta généreuse donation au CA
de mercredi.
Cal lâcha tout bas une bordée de jurons et s’emporta :
— Attends que je mette la main sur ce fils de pute ! Ce n’est pas la première fois que Delgado
fait du zèle.
— Es-tu en train de me dire que le mérite de cette brillante idée lui revient entièrement ?
— Mais bien sûr ! cria-t-il, la mine outrée. Tu sais bien que je ne ferais jamais une chose
pareille !
— Tu ne lui as pas ordonné non plus de mener une enquête sur moi, de trouver mon point faible ?
Cal détourna le regard et se frotta le menton.
— C’était il y a longtemps… maugréa-t-il, mal à l’aise. C’est compliqué.
— Je suis très intelligente. Explique !
Il lui tourna le dos, tête basse. Le cœur serré, Jane comprit qu’il cherchait à éviter son regard.
— Rappelle-toi comment cela se passait entre nous au tout début, déclara-t-il enfin. Je n’ai
jamais été homme à me laisser causer du tort sans réagir, et je voulais que tu sois punie pour ce que
tu m’avais fait.
De plus en plus mal à l’aise, Cal crocheta un pouce dans la ceinture de son bermuda, avant de
l’en retirer aussitôt.
— C’est vrai, reconnut-il. J’ai donné ordre à Brian de mener une enquête sur toi pour découvrir
la meilleure façon de te rendre la monnaie de ta pièce.
— Et cette enquête, qu’a-t-elle prouvé ?
— Que tu n’as aucun secret honteux.
Cal se décida enfin à se retourner vers elle.
— Que tu es brillante, entièrement dévouée à ton travail, poursuivit-il. Que la physique
représente tout pour toi.
— Pas besoin d’une armada de détectives pour le savoir.
— À l’époque, je l’ignorais.
— Donc, tu en as conclu que le mèilleur moyen de me faire du mal, c’était de me priver de mon
travail.
— Non ! s’exclama-t-il. Au bout de quelques semaines, je me suis calmé et j’ai complètement
oublié cette histoire.
— Je ne te crois pas. Aucun avocat ne mettrait en branle une telle opération sans une autorisation
explicite.
— Je lui avais donné carte blanche. Pas pour ça, mais…
Incapable d’achever sa phrase, Cal ouvrit la porte et rentra dans la maison en lançant par-dessus
son épaule :
— Mon seul tort dans cette histoire a été de ne pas lui donner de contrordre.
— Pourquoi ? insista-t-elle en le suivant à l’intérieur.
— Nous n’en avons tout simplement plus reparlé.
Après être allé se camper devant la cheminée, Cal expliqua avec agacement :
— Il y a eu un tas de complications. Un de mes contrats publicitaires est tombé à l’eau. C’était
un vrai sac de nœuds et nous avons passé du temps à redresser la situation. Ensuite, j’ai dû esquiver
deux ou trois appels de Brian, avant qu’il parte en vacances.
— Pour quelle raison ?
— Je n’étais pas d’humeur à discuter de contrats.
— Je ne suis pas un de tes contrats.
— Non. Mais ce qui se passait entre nous ne le regardait pas ! Jane, je suis désolé… Je n’ai pas
imaginé un seul instant qu’il pourrait prendre une initiative de ce genre.
Jane aurait dû se sentir mieux. Il n’avait pas comploté contre elle au cours du mois qui venait de
s’écouler. Pourtant, son malaise perdurait.
— Cela ne serait pas arrivé si tu lui avais passé un coup de fil pour qu’il rappelle ses chiens, lui
reprocha-t-elle. Pourquoi ne pas l’avoir fait ? Tu avais peur de perdre un peu de ton prestige en
faisant marche arrière ?
— Cela ne m’est pas venu à l’esprit, c’est tout ! Cela allait de mieux en mieux entre nous. La
vengeance était bien la dernière chose que j’avais en tête !
— Dommage que tu ne l’aies pas fait savoir à ton sbire !
D’une main nerveuse, il fourragea dans sa chevelure.
— Écoute… plaida-t-il d’un ton suppliant. Il n’est pas trop tard. Rien d’irrémédiable ne s’est
produit. Je ne donnerai pas un cent aux laboratoires Preeze. Et s’ils s’avisent de te mettre dehors, ils
se retrouveront avec une procédure pour discrimination aux fesses avant’d’avoir compris ce qui leur
arrive !
— C’est mon problème, Cal. Pas le tien.
— Donne-moi une heure ou deux. Je vais arranger ça. Jete le promets !
— Et ensuite ? s’enquit-elle calmement.
— Ensuite, tu n’auras plus à t’inquiéter de rien.
— Ce n’est pas ce que je veux dire. Une fois que tu auras fait le nécessaire, que se passera-t-il
entre nous ?
— Tout redeviendra comme avant.
Comme pour couper court à la conversation, Cal prit la direction de la bibliothèque :
— Je vais l’appeler de ce pas. Après, je déchargerai ta voiture et nous pourrons manger. Je
n’arrive pas à croire que tu aies pu envisager une seule seconde de partir.
Jane lui emboîta le pas. Au seuil de la bibliothèque, elle se frotta les bras, saisie par un frisson
qui ne devait rien à la température ambiante.
— Impossible, dit-elle. Je ne crois pas que tout puisse redevenir comme avant.
— Mais bien sûr que si ! protesta-t-il en gagnant son bureau. Je te jure que je vais même virer
Delgado !
— Pour le punir d’avoir fait ce que tu lui as demandé ?
Cal fit volte-face, ramassé sur lui-même tel un boxeur prêt au combat.
— Je ne te permets pas de dire ça ! s’écria-t-il. N’oublie pas que c’est toi qui nous as mis dans
cette situation !
— Comment pourrais-je l’oublier, alors que tu me le jettes à la figure à la moindre occasion ?
Cal la défia du regard. Après lui avoir rendu la pareille, Jane finit par détourner les yeux. Ce
petit jeu de faire porter tous les torts sur l’autre ne les mènerait nulle part.
Pour empêcher ses mains de trembler, elle les fourra dans ses poches et tenta de se rappeler que
sa pire crainte avait été sans fondement. Pour autant, ce qui venait de se passer était symptomatique
des problèmes non résolus qui subsistaient entre eux. Il ne servait à rien de faire comme si ces zones
d’ombre n’existaient pas, de bâtir des châteaux sur du sable, comme elle l’avait fait lorsqu’elle avait
décidé sans preuve de croire qu’il l’aimait. Pour une scientifique, la méthode manquait
singulièrement de logique…
Les retirant de ses poches, Jane croisa les mains dans son giron et chercha le regard de Cal avant
de déclarer :
— J’ai besoin de savoir où nous allons et quels sont tes sentiments envers moi.
— Que veux-tu dire ?
Le ton sur lequel il avait posé cette question prouvait qu’il en connaissait déjà la réponse.
— Je veux savoir ce que tu ressens à mon égard.
— Tu sais très bien ce que je ressens.
— Justement, non, je ne le sais pas.
— Alors, tu devrais faire plus attention.
Ainsi, songea-t-elle, il comptait rendre tout ceci plus difficile que ça ne l’était déjà. Mais le
temps des rêves éveillés était révolu. Elle avait besoin de certitudes.
— La seule remarque directe que je me rappelle avoir entendue dans ta bouche, c’est que tu
m’aimes « bien ».
— Mais bien sûr, je t’aime bien. Tu le sais…
Le regard rivé au sien, Jane se força à prononcer les paroles qu’elle aurait voulu garder pour
elle.
— Moi, je t’ai dit que je t’aime.
Ce fut lui qui détourna les yeux.
— Je… ça… bredouilla-t-il. J’en suis flatté.
Les ongles de Jane s’enfoncèrent dans la chair de ses paumes.
— Je ne le pense pas, non ! répliqua-t-elle. Je pense que ma franchise t’a flanqué la frousse de ta
vie. Et je pense également que mon amour n’est pas partagé.
— Qu’est-ce qu’un mot comme celui-là peut bien vouloir dire, de toute façon ? Nous nous
entendons bien tous les deux, et nous allons avoir un bébé ensemble. Pour quelle raison faudrait-il
absolument coller une étiquette sur tout ça ? Tu comptes beaucoup pour moi. De mon point de vue,
c’est tout ce qui importe.
Comme si cela suffisait à clore la discussion, il s’installa dans le fauteuil, derrière son bureau.
Mais Jane ne pouvait en rester là. Peut-être avait-elle gagné en sagesse au cours des derniers mois,
ou peut-être était-elle devenue têtue, mais elle ne pouvait plus se contenter de sa part que de quelques
rires et de quelques prouesses sexuelles.
— J’ai bien peur que cela ne suffise pas, pour moi. Je te parle de notre avenir.
— Notre avenir ? répéta-t-il avec un geste impatient de la main. Chaque chose en son temps.
Nous ne tenons ni l’un ni l’autre à nous retrouver engagés sur le long terme.
— La dernière fois que nous en avons discuté, il était convenu que nous divorcerions aussitôt
après la naissance du bébé. C’est toujours ce que tu souhaites ?
— C’est loin… Comment pourrais-je savoir dans quel état d’esprit je serai à ce moment-là ?
— C’est toujours le plan que tu as en tête ?
— C’était le plan à l’origine.
— Et maintenant ?
— Je n’en sais rien. Et tu n’en sais rien non plus. Un jour à la fois…
— J’en ai assez des projets au jour le jour.
— C’est pourtant comme cela qu’il doit en être pour le moment.
Cal ne voulait pas s’engager. Les larmes s’accumulaient derrière ses paupières, mais elle refusa
de les laisser couler. Il lui fallait sauter le pas, tant qu’il lui restait un peu de dignité, et elle tenait à
le faire honnêtement.
— Cela ne me suffit plus, Cal. Je n’avais pas l’intention de tomber amoureuse de toi – et je
savais que tu n’y tenais pas – mais c’est pourtant ce qui s’est produit. Décidément, on dirait que je
suis condamnée à tout rater avec toi…
Jane passa la langue sur ses lèvres sèches et conclut :
— Je rentre à Chicago.
D’un bond, il se dressa derrière son bureau.
— Il n’en est pas question !
— Je te contacterai après la naissance du bébé, ajouta-t-elle. Mais jusque-là, je préfère que la
communication passe par nos avocats. Je promets de ne pas te mettre de bâtons dans les roues pour
ce qui est du droit de visite.
— Tu te débines ! accusa-t-il en lui jetant un regard noir. Tu n’as pas le cran de rester pour
tenter de régler le problème autrement, alors tu t’enfuies.
Jane s’efforça de garder son calme.
— Qu’y a-t-il à régler ? s’étonna-t-elle. Notre horizon c’est le divorce, voilà tout. C’est ce que
tu souhaites, non ?
— Il n’y a pas le feu.
— Mais tu gardes cela en tête.
— Et alors ? Nous sommes amis. Il n’y a pas de raison que cela se passe mal.
En l’entendant confirmer ce qu’elle savait déjà, Jane sentit son cœur sombrer dans sa poitrine.
Cal n’envisageait pas que leur mariage puisse durer. Il se contentait de gagner du temps. Résignée,
elle se dirigea vers le vestibule.
En un instant, il l’eut rejointe. Son visage contracté par la fureur était effrayant à voir. Une veine
pulsait à sa tempe.
— Si tu penses que je vais te courir après, tu te trompes ! hurla-t-il. Une fois que tu auras passé
cette porte, tu seras définitivement sortie de ma vie. Tu m’entends ?
Sans un mot, en luttant contre les larmes, Jane hocha brièvement la tête. Puis elle quitta la
maison.
Cal ne s’attarda pas sur le seuil pour la regarder partir. À la place, il fit claquer la porte et fonça
à la cuisine, où il alla chercher dans la réserve une bouteille de scotch. L’espace d’un instant, il
hésita entre la boire et l’envoyer se fracasser contre le mur. Il gèlerait en enfer avant qu’il laisse Jane
lui imposer ce qu’il n’était pas prêt à accepter !
D’un geste rageur, il ouvrit la bouteille et la porta à ses lèvres. L’alcool lui brûla le gosier
jusqu’à l’estomac. Si c’était ainsi qu’elle voulait que ça se passe entre eux, songea-t-il en s’essuyant
la bouche d’un revers de main, grand bien lui fasse ! Il était plus que temps que sa vie retrouve son
cours normal.
Mais au lieu de se sentir mieux, Cal eut envie de jeter la tête en arrière et se mettre à hurler. Une
autre rasade de scotch l’aida à se reprendre et à entretenir les griefs qu’il nourrissait contre elle. En
lui offrant son amitié, il lui avait offert plus qu’il n’avait jamais offert à aucune femme. Comment l’en
avait-elle récompensé ? En lui tournant le dos parce qu’il n’était pas disposé à mettre un genou en
terre.
Sa main se crispa sur la bouteille. Il ne manquait pas de femmes beaucoup plus jeunes et plus
jolies qu’elle, des femmes qui n’éprouveraient pas le besoin de lui chercher noise pour la moindre
bricole, et qui lui ficheraient la paix ! Il n’en demandait pas plus : une femme jeune et jolie qui lui
ficherait la paix.
Cal but au goulot une nouvelle gorgée, jusqu’à manquer d’air. Puis il se rendit à la bibliothèque,
où il s’attela à la tâche sérieuse et délicate de se soûler consciencieusement.
Jane savait qu’elle ne pouvait partir sans faire ses adieux à Annie. Elle savait également qu’elle
ne pouvait se laisser aller à son chagrin pour le moment. Aussi, en prenant la route de Heartache
Mountain, s’efforça-t-elle de tarir les larmes qui ne demandaient qu’à couler en respirant à fond. Elle
n’aperçut pas la voiture de Lynn en se garant, et ce fut un soulagement. Devoir dire adieu à la vieille
dame sous un regard hostile aurait constitué une épreuve de plus.
La maison, repeinte en blanc par Cal, ne ressemblait plus à la masure délabrée qu’elle avait
découverte le jour ; de son arrivée. En pénétrant à l’intérieur, elle chassa les souvenirs des rires
qu’ils avaient partagés pendant qu’ils travaillaient, lui à la façade et elle au jardin.
Annie n’était nulle part en vue, mais en arrivant dans la cuisine, elle la vit à l’extérieur à travers
la moustiquaire. Installée en plein soleil, elle équeutait des haricots verts. Jane se mordit la lèvre et
sortit la rejoindre.
Pour seul commentaire, Annie lâcha simplement :
— Pas trop tôt, ma p’tite !
Jane prit place dans la chaise de jardin voisine de la sienne et regarda le saladier posé sur ses
genoux, au-dessus d’une feuille de journal où s’amassaient les restes de haricots. À cet instant,
l’humble tâche à laquelle les doigts noueux d’Annie s’activaient lui parut infiniment désirable. Il lui
sembla qu’équeuter des haricots, répéter ces gestes que les femmes accomplissaient depuis la nuit
des temps, lui permettrait de s’inscrire dans la lignée de toutes celles qui avaient survécu à un amour
non partagé.
— Je peux vous aider ? s’enquit-elle timidement.
— J’aime pas le gaspillage ! prévint Annie en lui tendant le journal et le saladier.
— Très bien, je ferai attention.
Avec une concentration extrême, Jane coupa du bout de l’ongle la queue d’un haricot. Sans doute
dut-elle s’en tirer honorablement, car Annie ne broncha pas. Encouragée, elle renouvela l’opération
de l’autre côté.
— Ceux-là viennent du magasin, commenta Annie. Ceux de mon jardin seront pour plus tard.
— Je regrette de ne pouvoir être là quand ils sortiront.
Jane fut surprise de constater que sa voix ne tremblait pas. Sans doute était-elle un peu atone,
mais elle aurait presque pu paraître normale.
— Dis donc pas de bêtises ! protesta Annie. On les récoltera bien avant que vous repartiez, Cal
et toi.
Jane ne répondit pas, passant à un autre haricot. Au cours des minutes qui suivirent, son attention
se focalisa sur ce qu’elle était en train de faire, pendant qu’Annie observait un rouge-gorge passer de
branche en branche dans le magnolia. Mais au lieu de lui apporter la paix, la tranquille présence de
la vieille dame et la répétition hypnotique de cette tâche finirent par venir à bout de ses défenses, qui
s’écroulèrent.
Une larme glissa au bord de sa paupière, roula le long de sa joue et vint s’écraser sur le corsage
de sa robe en coton. Une autre la suivit, puis une autre encore. Un petit sanglot étranglé lui échappa.
Luttant contre la douleur qui l’assaillait, Jane n’en poursuivit pas moins sa tâche.
Annie regarda le rouge-gorge s’envoler, puis suivit les évolutions d’un écureuil dans le même
arbre. L’une des larmes de Jane atterrit dans le saladier. Annie se mit à siffloter entre ses dents.
Après avoir équeuté le dernier, Jane chercha en vain un haricot qui aurait pu lui échapper. Glissant la
main dans sa poche, Annie lui tendit un mouchoir rose soigneusement plié et repassé. Jane se
tamponna les yeux, se moucha et se résigna à parler.
— Vous allez beaucoup me manquer, Annie, mais je n’en peux plus, je dois m’en aller. Il… Il…
ne m’aime pas.
— Calvin ? s’étonna-t-elle avec une moue boudeuse. Ce gamin ne sait même pas ce qu’il
ressent !
— Il est pourtant assez vieux pour le savoir.
— Jamais vu un homme qui refuse autant de vieillir. D’habitude, ce sont les femmes qui luttent
contre le temps.
— Je ne pouvais pas partir sans vous dire au revoir.
Dans sa précipitation à vouloir abréger les adieux, Jane faillit renverser le saladier sur le sol.
— Pose ça, avant de tout gâcher ! maugréa Annie. Jane se leva et plaça le récipient sur sa chaise.
Annie lutta pour se lever à son tour.
— Tu es une bonne fille, Janie Bonner… dit-elle. Il finira par retrouver ses esprits.
— Je ne pense pas, non.
— Parfois, une épouse a besoin d’un peu de patience.
— J’ai bien peur de ne plus en avoir en réserve…
De nouvelles larmes dévalèrent les joues de Jane.
— De toute façon, ajouta-t-elle, je ne suis pas une véritable épouse pour lui.
— Dis donc pas de bêtises !
N’ayant plus aucun argument à lui opposer, Jane prit entre ses bras le corps frêle de la vieille
dame.
— Merci pour tout, Annie. Je dois m’en aller.
Après l’avoir embrassée, elle se sépara d’elle à regret.
Au moment où elle se retournait, Jane aperçut Lynn Bonner, sur le seuil, qui les observait.
19
Pendant deux semaines, Cal se tint éloigné de Heartache Mountain. Au cours de la première, il
se soûla trois fois et donna à Kevin un direct au menton. Durant la seconde, il fut sur le point une
bonne douzaine de fois d’aller retrouver Jane, mais son orgueil le retint. Ce n’était pas lui qui était
parti ! Et-ce n’était pas lui non plus qui avait tout fichu en l’air en exigeant des choses impossibles !
Ce qui l’avait également retenu, c’était qu’il n’était pas sûr que ces trois femmes têtues
l’auraient laissé entrer. Apparemment, les seuls hommes dont la présence était tolérée chez sa grand-
mère étaient Ethan, qui ne comptait pas parce qu’il était Ethan, et Tucker, qui lui comptait
énormément. La seule idée que son rival soit reçu à bras ouverts, nourri, cajolé dans ce qui aurait dû
être sa maison, suffisait à le faire grincer des dents.
La première nuit où il s’était soûlé au Mountaineer, Kevin lui avait subtilisé ses clés, comme s’il
n’était pas lui-même assez intelligent pour comprendre qu’il n’était pas en état de conduire. C’était
alors qu’il lui avait donné un coup de poing, mais il n’y avait pas mis tout son cœur. En un rien de
temps, il s’était retrouvé affalé sur la banquette arrière de la Mitsubishi Spyder de Tucker, qui l’avait
ramené chez lui. Et depuis, il avait été incapable de s’en débarrasser.
Il était à peu près certain de ne l’avoir pas invité à rester – en fait, il se rappelait clairement lui
avoir ordonné de décamper – mais Kevin s’amusait à jouer les chiens de garde, même s’il avait une
luxueuse villa en ville où dormir, sans parler du lit de Sally Terryman toujours ouvert pour lui. Tout
naturellement, Cal s’était retrouvé à regarder avec lui des vidéos de vieux matchs, et à lui expliquer
qu’il avait le tort de choisir toujours la première option qui s’offrait au lieu d’être patient, de
décrypter la défense adverse et choisir le maillon faible pour attaquer.
Au moins, cela lui permettait d’oublier un peu que Jane lui manquait tellement qu’il en aurait
hurlé. Ce qui ne voulait pas dire pour autant qu’il était prêt à céder à son ultimatum. Mais il n’était
pas prêt non plus à renoncer à elle. Accourir à quatre pattes à Heartache Mountain pour la supplier
était impensable. Ce dont il avait besoin, c’était d’une bonne excuse pour s’y rendre.
Il n’avait toujours pas compris pour quelle raison Jane s’était installée là-bas plutôt que de
rentrer à Chicago, mais il en était heureux si cela lui permettait de retrouver ses esprits. Elle avait dit
qu’elle l’aimait, ce qu’elle n’aurait pas fait si ces mots n’avaient eu aucun sens pour elle. Peut-être un
jour serait-elle assez lucide pour admettre ses erreurs et lui revenir.
La sonnette de la porte d’entrée se fit entendre, mais il n’était pas d’humeur à avoir de la
compagnie et préféra ne pas répondre. Il n’avait pas beaucoup dormi ces jours derniers, ni mangé
grand-chose. Même les Lucky Charms ne lui disaient plus rien – ils lui rappelaient trop de souvenirs.
En frottant d’une main son menton, il tenta de se rappeler à quand remontait son dernier rasage. Il
n’avait pas non plus la tête à se raser. Il n’avait la tête à rien d’autre qu’à regarder des vidéos de
vieux matchs en houspillant Kevin.
La sonnette retentit de nouveau. Cal fronça les sourcils. Ce ne pouvait être Tucker ; car ce pot de
colle s’était débrouillé il ne savait comment pour dénicher une clé. Peut-être était-ce…
Le cœur battant, Cal piqua un sprint jusqu’au vestibule et se cogna l’épaule dans sa hâte à y
parvenir. Mais en ouvrant la porte à la volée, ce fut son père qu’il découvrit sur le seuil, et non Jane.
Jim entra comme un fou en brandissant un tabloïd.
— Tu as vu ça ? s’écria-t-il. C’est Maggie Lowell qui me l’a montré. Bon Dieu ! Si j’étais toi, je
poursuivrais cette harpie en justice jusqu’à lui avoir piqué son dernier sou ! Et si tu ne te décides pas
à le faire, je le ferai ! Je me fiche de tes scrupules vis-à-vis d’elle. Cette femme, je n’ai pas pu
l’encadrer dès le début ! Mais toi, tu es trop aveugle pour voir la vérité !
Sa tirade prit fin quand il nota l’apparence de son fils.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? s’étonna-t-il. Tu t’es vu ? On dirait une épave !
Sans répondre, Cal arracha le journal des mains de son père. La première chose qu’il vit, ce fut
un cliché de lui et de Jane alors qu’ils embarquaient à l’aéroport d’O’Hare pour la Caroline du Nord.
Il faisait la tête, et Jane avait l’air complètement déboussolée. Ce qui le fit bondir, pourtant, ce ne fut
pas la photo mais le titre en gras :
J’ai forcé le meilleur (et le plus bête) des quarterbacks de la NFL à m’épouser par le Dr Jane
Darlington
— Merde ! s’exclama-t-il.
— Je ne te le fais pas dire ! renchérit Jim. Et encore, tu n’as pas lu la suite. Cette femme est une
menteuse pathologique. Elle explique dans ce torchon qu’elle s’est déguisée en prostituée pour que tu
lui fasses un enfant et qu’elle t’a été offerte en guise de cadeau d’anniversaire ! Comment as-tu pu
t’enticher d’un monstre pareil ?
— Je te l’ai expliqué, p’pa… répondit Cal d’un ton las. Nous avons eu une aventure et elle est
tombée enceinte. Ce genre de truc arrive tout le temps.
— Eh bien, apparemment la vérité n’était pas assez excitante. Il lui a fallu inventer cette sordide
histoire. Et tu sais quoi ? Les gens qui vont lire ça n’auront aucun mal à y croire !
Cal froissa la feuille à scandales dans son poing.
Il ne voyait quant à lui qu’une chose : il avait désormais une bonne excuse pour aller voir sa
femme.
C’était merveilleux, cette vie sans hommes. Du moins ne cessaient-elles de se le répéter. Jane et
Lynn paressaient comme des lézards au soleil et ne se brossaient pas les cheveux avant midi. Le soir
venu, elles donnaient à Annie son repas de viande et de pommes de terre, et étalaient du fromage de
chèvre sur des poires bien mûres dont elles faisaient leur dîner. Elles avaient arrêté de répondre au
téléphone, de porter des soutiens-gorge. Lorsque Rod Stewart passait à la radio, elles dansaient
comme des folles.
Pour Jane, la vieille maison branlante dans la montagne était devenue tout ce qu’un foyer doit
être. Elle équeutait des haricots et emplissait les pièces de fleurs des champs. Elle ignorait comment
elles avaient fait en si peu de temps pour développer une telle affection l’une envers l’autre, elle et
Lynn, mais c’était le cas. Peut-être était-ce parce que leurs maris se ressemblaient tant. Elles
n’avaient pas besoin de s’expliquer longuement pour se comprendre.
Elles toléraient la présence de Kevin parce qu’il leur apportait une distraction bienvenue. Il les
faisait rire et se sentir désirables, même quand du jus de poire leur coulait sur le menton. Elles ne
fermaient pas non plus la porte à Ethan car elles n’en avaient pas le courage, mais elles étaient
heureuses de le voir partir, étant donné qu’il n’arrivait pas à cacher le souci qu’il se faisait.
Lynn avait laissé tomber ses ensembles coordonnés et ses réunions de clubs féminins. Elle
oubliait de se teindre les cheveux et de se faire les ongles. L’ordinateur de Jane restait dans le coffre
de sa Ford. Au lieu de chercher à percer les mystères du Grand Tout, elle passait la plupart de son
temps dans une vieille chaise longue au coin du porche, à ne rien faire d’autre que laisser son bébé
grandir.
Elles étaient merveilleusement heureuses. Elles se le répétaient chaque jour. Puis le soleil se
couchait et la conversation avait tendance à s’effilocher. L’une d’elles soupirait pendant que les deux
autres admiraient le ciel embrasé par le crépuscule.
Avec la nuit, un sentiment de solitude poignante tombait sur la vieille maison de Heartache
Mountain. Elles se surprenaient à guetter un pas plus lourd, à tendre l’oreille pour percevoir une voix
plus grave. Durant le jour, il leur était facile de se rappeler qu’elles avaient été trahies par les
hommes qu’elles aimaient. Mais la nuit, la maison ne leur paraissait plus aussi paradisiaque. Elles
avaient pris l’habitude d’aller tôt au lit, pour raccourcir les nuits en Se levant à l’aube.
Leurs journées s’écoulant selon une routine bien établie, il n’y eut rien pour différencier ce jour-
là, deux semaines après l’arrivée de Jane, des autres jours. Jane avait donné son petit déjeuner à
Annie, avait accompli certaines tâches ménagères, puis elle était partie en promenade. Juste après
son retour, un clip particulièrement entraînant de Mariah Carey était passé sur une chaîne musicale.
Elle était allée interrompre Lynn, qui repassait les rideaux qu’elle venait de laver, pour l’inviter à
danser. Ensuite, elles s’étaient détendues sur le porche.
Après le déjeuner, une fois la vaisselle effectuée, elle s’était mise à travailler au jardin. Avec
une binette, elle avait déraciné les mauvaises herbes entre les rangs du potager, jusqu’à ce que les
muscles de ses bras lui fassent mal. La journée était chaude, et sans doute aurait-il été plus prudent de
travailler le matin, mais les emplois du temps avaient perdu tout attrait pour elle.
Jane se redressa pour soulager son dos, les deux mains posées sur le manche de sa binette
plantée en terre. Le vent plaqua contre ses jambes la robe de calicot fanée qu’elle portait. Sur sa
peau, celle-ci était douce et souple d’avoir été maintes et maintes fois lavée. Annie lui avait expliqué
qu’elle avait été une de ses favorites, autrefois.
Elle songea qu’elle pourrait peut-être demander à Ethan ou Kevin de décharger son ordinateur et
de l’installer. Mais à peine l’idée l’avait-elle effleurée qu’elle y renonça. Travailler n’était pas une
priorité alors qu’elle avait un bébé à faire pousser. Elle préférait admirer la montagne et le ciel.
Ce fut dans cette position que Cal la découvrit, au jardin, les mains sur le manche d’une binette
et le visage levé vers le ciel. Il en eut le souffle coupé. Sa natte s’était un peu défaite pendant son
travail, entourant sa tête d’un halo doré. Le vent collait sa robe à sa peau aussi intimement que si elle
avait été nue, dessinant avec une netteté stupéfiante la forme de ses seins et son ventre rond où leur
bébé grandissait. Ses jambes, ses bras, son visage : tout était aussi brun qu’un pain sorti du four. Elle
ressemblait à une de ces femmes des montagnes qui avaient réussi à tirer de cette terre ingrate de
quoi nourrir leurs familles durant la Dépression.
Le visage toujours levé vers le ciel, Jane passa un avant-bras sur son front, y déposant une trace
de terre. La bouche de Cal s’assécha lorsqu’il vit, à ce geste, la toile se tendre sur ses seins menus.
Elle ne lui avait jamais paru aussi belle qu’en cet instant, dépourvue de tout maquillage et faisant
chacune de ses trente-quatre années.
La voix rocailleuse d’Annie le tira de sa stupeur.
— Tu sors de ma propriété, Calvin ! Personne ne t’a invité ici.
Alarmée, Jane tourna la tête vers lui. Cal vit son père contourner la maison pour le rejoindre et
s’exclamer :
— Pose ce fusil tout de suite, espèce de vieille toquée !
Sa mère apparut au côté d’Annie sur le porche arrière.
— Eh bien ! s’exclama-t-elle. On dirait le portrait de la famille de l’année dans Psychology
Today !
Même si elle avait répondu à chacun de ses coups de fil, sa mère avait repoussé toutes ses
invitations à dîner. Cela faisait des semaines que Cal ne l’avait pas vue. Que lui était-il arrivé ? Elle
qui ne recourait jamais au sarcasme s’était exprimée d’une voix railleuse, à la limite de la vulgarité.
Figé sur place, il prit conscience peu à peu des autres changements intervenus en elle.
Au lieu d’une de ses habituelles tenues chies, elle portait un jean noir taillé à mi-cuisse avec un
débardeur vert. Comme Jane, elle ne s’était pas maquillée. Jamais il ne lui avait connu des cheveux
aussi longs et aussi mal coiffés, et encore moins striés de ces mèches grises qui pointaient çà et là. Un
vent de panique souffla en lui. Lynn ne ressemblait plus à l’honorable femme de médecin qu’il avait
toujours connue.
Jane, pendant ce temps, avait lâché sa binette pour se mettre en marche vers le porche. Ses pieds
nus étaient chaussés de Keds blanches et sales, ajourées sur les côtés et dépourvues de lacets.
Pendant qu’il l’observait, elle alla en silence rejoindre les deux autres femmes.
Annie, au milieu du trio, n’avait cessé de braquer son fusil vers Cal. Ses sourcils en forme
d’accents circonflexes lui donnaient un air malveillant. Jane et Lynn, de chaque côté, paraissaient
aussi déterminées qu’elle. Aucune des trois n’était physiquement très impressionnante, mais elles lui
donnèrent néanmoins l’impression d’être trois formidables amazones.
— Calvin ! lança Annie. Si tu veux que ta femme revienne, tu vas devoir la courtiser en bonne et
due forme.
— Il ne veut pas qu’elle revienne ! intervint Jim avec véhémence. Regardez ce qu’elle lui a fait !
Arrachant le journal des mains de son fils, il alla le porter au trio. Jane descendit les marches et
s’en saisit.
— J’espère que vous êtes fière de vous ! reprit Jim en la regardant déchiffrer le titre. Si vous
aviez l’ambition de ruiner sa vie, on peut dire que vous avez réussi !
Le regard de Jane vint se fixer sur celui de Cal.
Il en perçut l’impact comme un coup de poing au plexus et dut détourner les yeux.
— Jane n’a rien à voir avec cet article, p’pa !
— Il est pourtant signé de son nom ! Quand vas-tu cesser de la protéger ?
— Jane est capable d’un tas de choses, y compris de se montrer déraisonnable et bornée…
Il lui adressa un regard noir pour bien enfoncer le clou, avant d’ajouter :
— Mais elle ne ferait jamais une chose pareille.
Cal constata que Jane ne paraissait pas surprise qu’il prenne sa défense, et cela le réconforta. Au
moins, elle gardait un minimum de confiance en lui. Elle avait plaqué la feuille à scandales contre sa
poitrine, comme si elle voulait par ce simple geste empêcher le monde entier d’en prendre
connaissance. Il se dit alors que Jodie Pulanski allait devoir payer cher pour la peine qu’elle lui
faisait.
Son père semblait toujours hors de lui. Cal comprit qu’il allait devoir lui livrer au moins une
partie de la vérité. Il ne comptait pas lui révéler ce que Jane lui avait fait – cela ne regardait qu’eux
deux – mais il pouvait au moins expliquer son comportement inamical.
Jim avança d’un pas et domina Jane de toute sa hauteur pour lui demander :
— Avez-vous effectué vos examens prénataux, ou êtes-vous trop occupée par votre foutue
carrière pour prendre rendez-vous chez un médecin ?
Jane soutint son regard sans ciller.
— Je vois une doctoresse du nom de Vogler.
Jim hocha la tête de mauvaise grâce.
— C’est un bon médecin. Essayez de faire ce qu’elle vous dira.
Le bras d’Annie commençait à trembler. Cal échangea avec sa mère un regard lourd de
signification.
— Donne-moi ça, dit Lynn en s’emparant du fusil.
Si jamais il faut tirer sur l’un des deux, je m’en charge.
Super ! songea Cal. Sa mère était devenue folle.
— Si ça ne vous dérange pas, lança-t-il, j’aimerais parler à ma femme en privé !
— C’est à elle d’en décider, rétorqua Lynn en consultant du regard l’intéressée.
D’un signe de tête catégorique, Jane répondit par la négative, ce qui acheva d’attiser la colère de
Cal.
— Il y a quelqu’un ? s’exclama une voix d’homme.
Le triumvirat féminin se tourna dans un bel ensemble vers le nouveau venu. Trois sourires
radieux accueillirent le quarterback remplaçant des Stars, qui les rejoignait au jardin comme si la
maison lui appartenait. Juste au moment où Cal pensait que les choses ne pouvaient empirer…
D’un regard, Kevin détailla les femmes réfugiées sur le porche, les deux hommes qui leur
faisaient face et l’arme à feu qui les séparait. Il salua Cal d’un haussement de sourcils, Jim d’un signe
de tête et alla se joindre aux dames.
— Mes beautés, bonjour… roucoula-t-il avec un sourire charmeur. Comme vous m’aviez dit que
je pourrais venir goûter votre poulet rôti, je vous ai prises au mot.
En s’adossant à un poteau que Cal avait repeint à peine un mois plus tôt, il caressa le ventre de
Jane, en un geste qui paraissait coutumier :
— Comment se porte le petit gars, aujourd’hui ? Cal jaillit sur le porche pour l’en éjecter et
roula dans le jardin avec lui en quelques secondes. Un coup de feu lui fit exploser les tympans et
projeta de la terre sur son visage et sur ses bras. Entre le bruit assourdissant et le fait que les
projections l’avaient aveuglé, il lui fut impossible d’ajuster son coup de poing et Tucker n’eut aucun
mal, en roulant sur le sol, à lui échapper.
— Bon Dieu, Cal ! protesta-t-il. Tu m’as plus tapé dessus en quelques semaines qu’au cours de
toute la saison.
Cal essuya la terre sur son visage et se remit debout.
L’air chagriné, Kevin se tourna vers Jane :
— S’il se conduisait aussi mal avec vous, pas étonnant que vous l’ayez quitté !
Cal grinça des dents et serra les poings pour tenter de se contenir.
— Jane… gémit-il. J’aimerais té parler. Maintenant !
Sa mère – sa douce, sa raisonnable mère – avança d’un pas et s’interposa entre sa femme et lui.
Quant à son père, il ne valait guère mieux. Il se contentait de contempler son épouse d’un œil absent.
— Quelles sont tes intentions vis-à-vis de Jane, Cal ? demanda Lynn.
— Cela ne regarde qu’elle et moi.
— Pas exactement. Jane a une famille, à présent, pour veiller sur elle.
— Tu ne crois pas si bien dire ! Sa famille, c’est moi !
— Tu n’as pas voulu d’elle ! Aussi, Annie et moi sommes désormais sa seule famille. Ce qui
signifie que c’est à nous de veiller à ce que ses intérêts soient sauvegardés !
Cal vit que Jane regardait Lynn avec attention, transportée de joie. Au souvenir du père au cœur
de pierre qu’elle avait eu, et malgré tout le reste – le fusil, la trahison de sa mère, l’intrusion de
Kevin –, il ne put s’empêcher d’être heureux qu’elle ait enfin trouvé une famille digne de ce nom. Il
déplorait simplement que cette famille soit aussi la sienne…
Mais son attendrissement cessa dès que sa mère lui adressa ce regard qu’elle lui réservait,
autrefois, quand elle voulait lui confisquer ses clés de voiture.
— Es-tu décidé à honorer tes vœux de mariage, reprit-elle, ou comptes-tu toujours te
débarrasser d’elle dès que le bébé sera né ?
— On pourrait peut-être en discuter tranquillement en famille ? répliqua-t-il en pointant Tucker
du doigt.
— Il reste, décréta Annie. Je l’aime bien. Et il t’aime bien aussi. Pas vrai, Kevin ?
— Bien sûr, madame Glide ! assura l’intéressé en adressant à Cal un sourire digne de Jack
Nicholson dans Shining. Je l’aime beaucoup. Et s’il ne veut plus de Jane, je la prends !
Cal avait atteint ses limites et sa colère se déchaîna.
— D’accord, vous avez gagné : pas de divorce !
Puis, à l’intention des trois femmes, il ajouta :
— Alors, satisfaites ? À présent, rendez-moi ma femme !
Cal vit sa mère tiquer. Annie secoua la tête avec un claquement de langue réprobateur. Jane lui
lança un regard de pur mépris, tourna les talons et rentra dans la maison, emportant le journal avec
elle.
La moustiquaire claqua dans son dos. Kevin émit un long sifflement.
— On peut dire que tu ne fais pas les choses à moitié, Bombardier ! Mais au lieu de te gaver de
ces vidéos de vieux matchs, tu aurais peut-être mieux fait de lire quelques bouquins sur la
psychologie féminine…
Cal comprit qu’il avait une fois de plus tout fait rater, mais il avait été poussé à bout. Il avait été
publiquement humilié, tous s’étaient échinés à le ridiculiser devant son épouse. Après avoir laissé
courir un regard meurtrier sur l’assemblée, il tourna les talons.
En regardant disparaître ce fils borné et impossible, Lynn eut envie de pleurer. Il était furieux
contre elle et elle ne pouvait qu’espérer agir pour son bien, ce qu’il admettrait peut-être un jour.
Elle s’attendait à ce que Jim se lance à sa poursuite, mais à la place il franchit la distance qui le
séparait du porche et s’adressa à Annie plutôt qu’à elle.
— Madame Glide, dit-il d’un ton solennel, m’accordez-vous la permission d’emmener votre
fille en promenade ?
Lynn retint son souffle. C’était la première fois que son mari revenait à Heartache Mountain
depuis qu’elle avait décliné son invitation quinze jours plus tôt. Après coup, elle avait eu
l’impression d’avoir fait ce qu’il fallait. Mais la nuit, quand ses défenses tombaient, elle regrettait
presque d’avoir agi ainsi. Jamais elle n’aurait espéré qu’il puisse ravaler suffisamment son orgueil
pour renouveler son numéro de soupirant respectueux des règles.
Annie, quant à elle, n’y trouva rien à redire.
— D’accord, mais restez visibles de la maison.
Un muscle tressaillit sur la mâchoire de Jim, qui hocha la tête avec raideur. Lynn sentit les doigts
osseux de sa mère se poser dans son dos.
— Tu peux le suivre, Amber Lynn… reprit-elle. Jim a fait sa demande comme il convient. Et
montre-toi un peu plus polie avec lui que tu ne l’as été avec moi ces temps-ci.
— Oui, m’man…
Lynn descendit les quelques marches pour rejoindre son mari, les yeux embués mais avec une
furieuse envie de rire. La main de Jim se referma autour de la sienne et il lui adressa un regard
timide. Les paillettes dorées dans ses yeux noisette lui rappelèrent à quel point il avait été un époux
tendre et attentionné lors de ses trois grossesses.
Ils remontèrent le petit chemin sinueux qui s’enfonçait dans les bois. En dépit des avertissements
d’Annie, ils furent bientôt hors de vue de la maison.
— Belle journée, dit-il. Un peu chaude pour un mois de mai.
— Oui, c’est vrai.
— C’est tranquille, par ici.
Lynn était surprise qu’il continue à faire comme s’ils venaient de se rencontrer. Elle s’empressa
de le rejoindre dans cet espace où ils ne s’étaient jamais fait de mal l’un à l’autre.
— C’est tranquille, acquiesça-t-elle, mais j’aime ça.
— Vous ne vous ennuyez jamais ?
— Il y a beaucoup à faire.
— Quoi, par exemple ?
Jim tourna la tête vers elle, et Lynn fut surprise de l’intensité qu’elle lut dans son regard. Son
mari voulait savoir ce qu’elle faisait de ses journées ! Il était prêt à l’écouter ! Émerveillée et ravie,
elle expliqua :
— Nous nous levons tôt le matin. J’aime me promener dans ces bois aussitôt que le soleil est
levé. Quand je rentre à la maison, ma belle-fille…
Après avoir marqué un temps d’hésitation, elle l’observa du coin de l’œil et précisa :
— Son nom est Jane.
Jim fronça les sourcils, mais ne dit rien.
— Jane est occupée à préparer le petit déjeuner quand je rentre. Ma mère ne peut se passer de
son bacon et de ses œufs, mais Jane prépare des crêpes à la farine complète pour nous, avec des
fruits frais. Après le petit déjeuner, j’écoute de la musique en rangeant la cuisine.
— Quel genre de musique ?
Jim connaissait la réponse. Depuis des années, il était obligé de régler l’autoradio chaque fois
qu’il montait dans leur voiture pour passer de la chaîne classique qu’elle écoutait à la station country
qu’il affectionnait.
— J’aime Mozart, Vivaldi, Chopin, Rachmaninov. Jane préfère le rock de la grande époque.
Parfois, nous dansons.
— Vous et… Jane ?
— Elle a développé une passion pour Rod Stewart.
Lynn se mit à rire et révéla :
— S’il passe à la radio, elle m’interrompt tout de suite dans ce que je fais pour danser avec elle.
Elle adore ça. Je ne pense pas qu’elle ait beaucoup dansé dans sa jeunesse…
— Elle ne se consacre plus à ses recherches ?
— En ce moment, elle dit qu’elle préfère laisser son bébé pousser tranquillement.
Jim assimila l’information, puis commenta prudemment :
— Votre belle-fille a l’air d’être quelqu’un de… spécial.
— Elle est merveilleuse ! Voudriez-vous venir ce soir dîner avec nous pour faire sa
connaissance ?
— Seriez-vous en train de m’inviter ? s’étonna-t-il.
— Oui… je pense qu’on peut le dire, en effet.
— D’accord. J’en serai très honoré.
Ils marchèrent un moment en silence. Le chemin se fit plus étroit. Lynn le quitta et entraîna son
mari vers le ruisseau. Ils y étaient venus des dizaines de fois, lorsqu’ils étaient ados, pour s’y asseoir
sur une vieille souche qui était depuis longtemps tombée en poussière. Parfois, ils se contentaient de
regarder l’eau courir sur les pierres. Mais souvent, ils flirtaient. Cal avait été conçu non loin de là.
Jim s’assit sur le tronc d’un marronnier couché au bord du ruisseau par une vieille tempête et
s’éclaircit la voix.
— Tout à l’heure, vous n’avez pas été tendre avec Cal.
— Je sais.
Après s’être assise près de lui sans que leurs jambes se touchent, Lynn ajouta :
— J’ai un petit-fils – ou une petite-fille – à protéger.
— Je vois…
Lynn comprit qu’en fait il ne voyait pas. Il n’y avait pas si longtemps, ne pas comprendre l’aurait
irrité. À présent, il paraissait davantage intrigué. Son mari commençait-il à lui faire un peu
confiance ?
— Je vous ai dit que mon mariage battait de l’aile, reprit-il au bout d’un instant. Vous vous
rappelez ?
— Je me rappelle, répondit-elle, un peu tendue.
— Tout est ma faute. Je veux juste que vous le sachiez, au cas où vous décideriez de sortir avec
moi.
— Votre faute ? s’étonna-t-elle.
— À quatre-vingt-dix-neuf pour cent. J’ai blâmé mon épouse de mes propres défauts et je ne
m’en suis jamais rendu compte.
Jim entoura ses jambes de ses bras et contempla l’eau du ruisseau d’un œil rêveur tout en
poursuivant :
— Pendant des années, j’ai voulu croire que j’aurais pu devenir un épidémiologiste de
renommée internationale si je n’avais pas été obligé de l’épouser si jeune. Ce n’est que lorsqu’elle
m’a quitté que j’ai enfin compris que je me berçais d’illusions. Je n’aurais jamais pu être heureux
loin de ces montagnes. J’aime être médecin de campagne.
L’émotion qui faisait trembler sa voix toucha Lynn au plus profond.
— Qu’en est-il de la part qui lui revient à elle ?
— Pardon ? fit-il.
— Vous vous sentez responsable à quatre-vingt-dix-neuf pour cent. Et sa responsabilité à elle ?
— Même cela n’était pas sa faute.
Était-ce un reflet dans ses yeux ? Lynn eut l’impression d’y voir briller une lueur de compassion.
— Elle n’a pas eu une enfance facile, expliqua-t-il. Et pas beaucoup d’éducation non plus. Elle
trouvait que je la regardais de haut à cause de cela, et sans doute avait-elle raison. Sur la plupart des
sujets, ma femme a souvent raison… Je pense à présent qu’elle a savonné la pente sur laquelle je me
suis laissé glisser, mais cela ne m’excuse en rien. Car même si elle a accompli deux fois plus de
choses que la plupart des gens en toute une vie, elle n’a jamais eu une très haute opinion d’elle-
même.
Lynn ouvrit la bouche pour protester, avant de se raviser. Pourquoi nier ce qui était
manifestement vrai ?
L’espace d’un instant, elle s’autorisa à contempler ce qu’elle avait accompli dans sa vie. Elle se
rappela le dur travail et la discipline qu’elle avait dû fournir pour devenir une autre. À bien y
réfléchir, elle aimait ce qu’elle était devenue. Pourquoi avait-il fallu si longtemps pour qu’elle
finisse par l’accepter ? Jim avait raison : comment avait-elle pu s’attendre à ce qu’il la respecte alors
qu’elle ne se respectait pas elle-même ?
Il prit sa main, caressant du bout du pouce le bord abîmé d’un ongle, puis l’alliance. Quand il
reprit la parole, ce fut sans oser affronter son regard et d’une voix curieusement émue.
— J’ai l’impression que ma femme fait partie de moi. Il me semble qu’elle m’est aussi
indispensable que mon souffle. Je l’aime énormément.
Ce constat si simple alla se loger dans le cœur de Lynn. La gorge nouée, elle répondit :
— Elle a beaucoup de chance.
Jim redressa la tête et la regarda dans les yeux. Lynn vit distinctement des larmes briller au coin
de ses paupières. En trente-sept ans, jamais elle n’avait vu son mari pleurer, pas même lorsqu’il leur
avait fallu enterrer Cherry et Jamie.
— Jim…
Spontanément, elle se jeta dans ses bras. Des sentiments qu’elle ne pouvait exprimer se
bousculaient en elle et lui faisaient tourner la tête, si bien que les mots qui sortirent ensuite de sa
bouche ne furent pas ceux qu’elle avait prévus.
— Je dois vous prévenir que je ne couche pas au premier rendez-vous…
— Ah bon ? s’étonna-t-il d’une voix rauque. Pourquoi ?
— Parce que j’ai eu mes premiers rapports sexuels alors que j’étais trop jeune.
Lynn s’écarta, baissa les yeux et se força à poursuivre :
— Je n’en avais pas envie, mais je l’aimais tant que je n’ai pas su lui dire non.
Prudemment, elle redressa la tête pour voir comment il le prenait. Elle ne tenait pas à l’ensevelir
sous la culpabilité, mais elle avait besoin qu’il comprenne ce qui s’était passé.
Avec un sourire un peu triste, Jim caressa le coin de sa bouche du bout du pouce.
— Est-ce que cela vous a dégoûtée du sexe ? s’enquit-il.
— Oh, non ! répliqua-t-elle, tout sourire. J’ai eu la chance d’avoir un amant merveilleux. Un peu
maladroit au début, mais il ne lui a pas fallu longtemps pour s’améliorer.
— Heureux de l’entendre.
Le pouce de Jim s’aventura sur sa lèvre inférieure.
— En ce qui me concerne, reprit-il, vous devez savoir que je n’ai pas beaucoup d’expérience :
j’ai été l’homme d’une seule femme.
— Cela n’est pas pour me déplaire…
Du bout des doigts, il repoussa les cheveux de Lynn de son visage :
— Quelqu’un vous a-t-il déjà dit que vous êtes superbe ? Un peu moins apprêtée que mon
épouse, mais à tomber à la renverse tout de même…
Lynn se mit à rire.
— Le jour où je ferai tomber un homme à la renverse n’est pas près d’arriver…
— Cela prouve à quel point vous vous connaissez mal.
Jim lui prit de nouveau la main, se leva et l’incita à faire de même. En le voyant pencher la tête,
elle devina, le cœur battant, qu’il allait l’embrasser.
La caresse de ses lèvres sur les siennes lui parut douce et familière. Il faisait en sorte que leurs
corps ne se touchent pas : seules leurs bouches et leurs mains, jointes le long de leurs flancs, étaient
en contact. Leur baiser perdit vite de sa douceur pour devenir exigeant. Cela faisait si longtemps… Et
ils avaient tant de choses à exprimer que les mots n’auraient pu traduire. Mais Lynn aimait être
courtisée comme il avait commencé à le faire, et elle avait besoin de davantage de temps.
Jim finit par s’écarter d’elle, comme s’il l’avait perçu.
— Je… Je dois retourner à mon cabinet, bafouilla-t-il. Je vais être en retard pour mes rendez-
vous de l’après-midi. Quand nous ferons l’amour, je ne veux pas être pressé.
Lynn sentit ses jambes faiblir sous l’effet de l’impatience.
— Nous aurons peut-être un peu de temps pour parler quand vous viendrez dîner. Vous pourrez
m’en dire plus sur votre métier.
Un sourire de pur plaisir illumina le visage de Jim.
— J’en serai ravi !
Lynn réalisa qu’à part la question rituelle sur sa journée de travail lorsqu’il rentrait, elle ne se
rappelait plus s’être intéressée aux activités professionnelles de son mari.
Rapidement, le sourire de Jim disparut et son front se rida de plis soucieux :
— Je suppose que je ne pourrai pas venir ce soir avec mon fils aîné ?
Après avoir hésité un court instant, Lynn secoua la tête.
— Désolée, dit-elle. Ma mère ne le permettrait pas.
— N’êtes-vous pas un peu trop âgée pour vous plier aux ordres de votre mère ?
— Parfois, elle a des intuitions sur ce qu’il convient de faire ou non. En ce moment, elle
n’accepte que certains hommes chez nous.
— Et Cal n’en fait pas partie.
— J’en ai bien peur, acquiesça-t-elle tristement. Mais ça peut changer. Bientôt, j’espère. C’est
de lui que cela dépend, pas de la bonne volonté d’Annie.
Elle le vit afficher cette expression butée qu’elle lui connaissait bien.
— Que vous puissiez laisser une vieille femme à moitié folle prendre des décisions d’une telle
importance est difficile à avaler.
Lynn déposa un baiser au coin de sa joue.
— Elle n’est peut-être pas aussi folle que vous le pensez. Après tout, elle nous a laissés faire
cette promenade.
— Vous ne seriez pas venue, autrement ?
— Je ne sais pas. J’ai des choix risqués à faire dans ma vie en ce moment, et je ne veux pas
commettre d’erreur. Parfois, les mères savent ce qui est le mieux pour leurs filles. Et pour leurs
fils…
Jim laissa ses épaules s’affaisser.
— Très bien, conclut-il, résigné. Je sais à présent quand je dois ne pas insister.
Lynn approuva d’un sourire joyeux et se retint de lui donner un nouveau baiser.
— Nous mangeons tôt, précisa-t-elle. Dix-huit heures.
— J’y serai.
21
Ce soir-là, Lynn présenta Jane à Jim comme s’ils étaient deux étrangers, et comme pour lui faire
apprécier toutes les qualités d’une fille bien-aimée. Elle ne cessa de chanter ses louanges que lorsque
son mari parut sonné.
En s’installant dans le rocking-chair d’Annie, Jane fut frappée par la ressemblance entre Cal et
son père, qui ne lui avait jamais paru aussi flagrante. Mais au lieu d’aller se blottir dans ses bras
comme elle en aurait eu envie, elle dut prendre son courage à deux mains et lui expliquer comment
elle avait connu son fils et ce qu’elle lui avait fait.
— Je n’ai pas écrit cet article, conclut-elle. Pourtant, tout ce qu’il raconte est vrai.
Elle se tut, convaincue que sa colère allait s’abattre sur elle, mais il la surprit en déclarant
calmement :
— Je suppose qu’Ethan aurait son mot à dire sur le sujet, en évoquant la Providence qui vous a
réunis contre toute attente, vous et Cal.
Troublée, Jane se sentit rougir.
— Je… ne comprends pas, balbutia-t-elle.
— Vous aimez Cal, n’est-ce pas ?
— De tout mon cœur.
Elle détourna les yeux et ajouta :
— Mais ça ne signifie pas que je suis prête à n’être qu’un ersatz dans sa vie.
— Je suis désolé qu’il vous donne autant de mal, s’excusa Jim à mi-voix. Je pense que c’est plus
fort que lui. Les hommes ont toujours eu la tête dure, dans notre famille.
Après s’être agité un instant sur son siège, il confessa :
— J’ai un aveu à vous faire, moi aussi.
— Ah oui ?
— J’ai téléphoné à Sherry Vogler cet après-midi.
— Vous avez appelé mon médecin ?
— Je n’aurais pas pu me détendre au sujet de votre grossesse sans avoir l’assurance que tout se
passe bien. Elle vous a délivré un certificat de bonne santé, mais je n’ai pu m’empêcher de lui
demander si j’allais avoir un petit-fils ou une petite-fille. Elle m’a répondu que vous aviez décidé
d’attendre pour le savoir, et que je devrais attendre aussi.
Tout penaud, Jim baissa les yeux :
— Je sais que j’ai dépassé les bornes en parlant à votre médecin dans votre dos, mais je ne tiens
pas à ce qu’il vous arrive quelque chose. Êtes-vous en colère contre moi ?
Jane songea à son propre père, qui n’avait jamais manifesté la moindre crainte pour elle.
— Je ne suis pas du tout en colère, répliqua-t-elle dans un grand sourire. Au contraire, je vous
remercie.
Soulagé, Jim lui rendit son sourire.
— Vous êtes une femme épatante, Janie Bonner. La vieille chouette ne s’est au moins pas
trompée là-dessus.
— J’ai tout entendu ! cria Annie depuis la cuisine.
Plus tard, cette nuit-là, au lit mais incapable de fermer l’œil, Jane se surprit à sourire en se
rappelant la vertueuse indignation de la vieille dame. Son sourire s’effaça quand elle se rappela ce
qu’elle allait perdre dès qu’elle serait partie : la chaleureuse présence de Lynn, d’Annie, de Jim,
mais aussi ces montagnes qui de jour en jour faisaient figure pour elle de nouvelle patrie. Sans parler
de Cal… Mais pouvait-elle craindre de perdre ce qu’elle n’avait jamais eu ?
Elle eut envie de pleurer toutes les larmes de son corps, mais elle préféra bourrer son oreiller de
coups de poing en imaginant qu’il s’agissait de Cal. Sa colère fit long feu, et elle se rallongea pour
fixer le plafond en se demandant ce qu’elle fabriquait ici. Restait-elle non loin de lui en espérant
inconsciemment qu’il finirait par changer d’avis et admettre qu’il l’aimait ? Ce qui venait de se
passer prouvait la vanité de cette espérance.
Elle n’oublierait pas de sitôt l’humiliation qu’il lui avait infligée cet après-midi-là en
consentant, excédé, à ce que leur mariage ne soit pas temporaire. Seule la colère lui avait fait
prononcer ces mots. Il n’y avait pas une once de sincérité en eux.
Jane devait regarder la vérité en face : s’il changeait d’avis, ce ne serait que par devoir ou par
lassitude. Ce ne pourrait être par amour, tout simplement parce qu’il ne ressentait pas ce qu’elle
ressentait. Il lui fallait l’accepter et reprendre sa vie où elle l’avait laissée. Le temps était venu de
quitter Heartache Mountain.
Le vent s’était levé à l’extérieur, et la température avait fraîchi dans sa chambre. Même s’il
faisait chaud sous ses couvertures, elle avait l’impression que le froid lui glaçait les os. En se
pelotonnant plus confortablement, elle conclut pour elle-même qu’elle ne regretterait jamais ces deux
semaines qu’elle venait de passer chez Annie.
Malheureuse comme les pierres, Jane finit par s’assoupir, pour être bientôt réveillée en sursaut
par le fracas d’un éclair et par une main mouillée qui se posait sur sa bouche, l’empêchant de crier et
presque de respirer.
— Chuuut ! lui murmura une voix familière à l’oreille. C’est moi.
Jane ouvrit grand les yeux. Une forme sombre était penchée sur elle. Le vent et la pluie
s’engouffraient par la fenêtre ouverte, projetant les rideaux contre les murs. Quand il sentit qu’elle se
calmait, Cal retira sa main et alla refermer la fenêtre alors qu’un coup de tonnerre ébranlait la
maison.
Encore secouée par la peur qu’il venait de lui faire, Jane lutta pour se dresser sur son séant.
— Sors d’ici ! lança-t-elle avec véhémence.
— Baisse d’un ton ! Sinon, Médée et sa servante vont rappliquer.
— Je t’interdis de dire du mal d’elles !
Un rire sarcastique s’éleva dans le noir.
— De vraies mégères ! maugréa-t-il. Elles mangeraient leurs propres enfants au dîner.
C’était trop cruel de sa part, de venir la poursuivre jusqu’ici… Pourquoi ne la laissait-il pas
tranquille ?
— Que fais-tu là ? s’enquit Jane.
Les poings sur les hanches, Cal la considéra sans aménité.
— J’étais venu te kidnapper, mais vu le temps, il faudra remettre ça à plus tard.
Après avoir reculé la chaise de la machine à coudre près du lit, il s’y assit. Des gouttes de pluie
scintillaient dans ses cheveux et sur sa parka en nylon. À la faveur d’un nouvel éclair, Jane vit qu’il
paraissait aussi hagard et dépenaillé que lorsqu’il avait débarqué en compagnie de son père.
— Tu avais prévu de m’enlever ? s’étonna-t-elle.
— Tu ne crois tout de même pas que je vais te laisser plus longtemps sous la coupe de ces
vieilles folles ?
— Ça ne te regarde pas, avec qui je choisis d’habiter.
Cal ignora l’argument et expliqua :
— J’avais besoin de te parler sans que ces vampires soient à l’affût. D’abord pour te conseiller
de rester à l’écart de la ville durant quelque temps. Une équipe de reporters a débarqué pour vérifier
l’histoire du tabloïd.
Ainsi, songea-t-elle, c’était pour cette raison qu’il surgissait en pleine nuit : pas pour lui délivrer
une déclaration d’amour enflammée, mais pour la mettre en garde contre la presse.
Ravalant sa déception, Jane alluma sa lampe et le fixa droit dans les yeux :
— Je ne veux pas de représailles contre Jodie !
— Bon sang, Jane ! s’emporta-t-il. Tu sais bien que c’est elle qui a vendu toute l’histoire aux
journalistes !
— Le mal est fait, et nous ne pouvons rien y changer. Alors, à quoi bon ?
Elle remonta le couvre-lit jusqu’à son menton et ajouta :
— Ce serait aussi méprisable qu’écraser une fourmi avec une massue. Elle me fait pitié et je
veux que tu la laisses tranquille.
— Ce n’est pas dans ma nature de laisser quelqu’un me jouer un mauvais tour sans le lui faire
payer.
Jane se figea.
— Exact, admit-elle. J’en sais quelque chose.
Avec un geste excédé de la main, Cal capitula.
— Très bien ! Je lui ficherai la paix. Je crois que nous n’avons pas à nous inquiéter des
répercussions de l’article, de toute façon. Kevin a tenu ce soir une conférence de presse, et il a prévu
d’en donner une autre demain. Il est arrivé à lui tout seul à dégonfler l’affaire comme un ballon de
baudruche.
— Kevin ?
— Ton chevalier en armure… Le patron du Mountaineer, où il a tenu table ouverte aux
journalistes, m’a raconté la scène. Il leur a dit que toute l’histoire était vraie.
— Quoi ?
— À un point près. Il a prétendu que nous nous fréquentions depuis des mois avant cette nuit
fatale. Selon lui, le prétexte du cadeau d’anniversaire était une attention coquine que tu m’avais
réservée.
— Je t’avais dit qu’il est adorable.
— Ah oui ? Eh bien, ton « adorable » Kevin a aussi prétendu que si nous avions commencé à
nous voir, c’était parce qu’il t’avait larguée et que cela t’avait rendue si folle de rage qu’il t’avait
présentée à moi en lot de consolation.
— Le salaud !
— Tu m’ôtes les mots de la bouche.
Pourtant, il ne paraissait pas si remonté que cela contre son remplaçant. Cal se leva et remit la
chaise en place. Jane se raidit en le voyant s’asseoir près d’elle, sur le lit.
— Sois raisonnable, chérie ! dit-il en lui attrapant le bras à travers le couvre-lit. Tu sais que je
suis désolé de ce qui s’est passé, n’est-ce pas ? J’aurais dû appeler Brian dès que mes sentiments à
ton égard ont changé, mais je suppose que je n’étais pas prêt à accepter ce qui était en train de se
passer. Nous pouvons résoudre le problème. Nous avons juste besoin d’être seuls tous les deux pour
y parvenir.
Il lui brisait le cœur et ne s’en rendait pas compte.
— Il n’y a pas de problème à résoudre, répondit-elle.
— Il y a le fait que nous sommes mariés et que nous allons avoir un bébé. Montre-toi
raisonnable, Jane. Donne-nous un peu de temps. Rentrons chez nous.
Jane dut lutter contre la faiblesse en elle qui la poussait à se laisser convaincre.
— Chez moi, c’est à Chicago.
— Ne dis pas ça ! Tu as une maison qui n’attend que toi de l’autre côté de cette montagne.
De nouveau, la colère faisait trembler la voix de Cal.
— Cette maison n’est pas la mienne, rétorqua Jane. Elle est à toi.
— Ce n’est pas vrai !
Quelques coups secs furent frappés à la porte, les faisant tous deux sursauter. Cal bondit du lit.
— Jane ? s’inquiéta Lynn de l’autre côté. J’ai entendu quelque chose. Tu vas bien ?
— Oui, ça va.
— J’ai entendu deux voix. Il y a un homme avec toi ?
— Oui.
— Pourquoi lui as-tu dit ça ! grommela Cal tout bas.
— Veux-tu qu’il y soit ? reprit Lynn.
Jane sentit une vague de tristesse s’abattre sur elle.
— Non.
Un long silence s’ensuivit, au terme duquel Lynn déclara :
— Très bien. Dans ce cas, viens dans ma chambre.
Tu dormiras avec moi.
Jane repoussa ses couvertures.
— Ne fais pas ça, Jane ! supplia Cal en lui attrapant le bras. Nous devons parler.
— Nous n’avons plus rien à nous dire. Je rentre demain à Chicago.
— Tu ne peux pas faire ça ! J’ai beaucoup réfléchi, et j’ai un tas de choses à te dire !
— Va les dire à quelqu’un qui pourra y croire !
D’une secousse, elle se libéra et s’enfuit de la chambre.
Jane était sur le point de lui échapper et Cal ne pouvait laisser faire ça. Elle lui arrachait le
cœur, car il l’aimait !
Il avait appris par son père que les trois femmes se levaient tôt, aussi arriva-t-il à Heartache
Mountain alors que l’aube pointait à l’horizon. Il n’avait pas dormi depuis qu’il avait sauté de la
fenêtre de Jane pour rejoindre sa voiture sous une pluie battante.
À présent qu’il était trop tard, il voyait parfaitement ce qui avait fait capoter sa démarche. Il
aurait tout de suite dû lui avouer qu’il l’aimait, dès qu’il était entré dans sa chambre, alors qu’il la
bâillonnait sous sa main. Au lieu de cela, il s’était mis à déblatérer sur la présence des reporters en
ville, délayant son propos, retardant le moment d’arriver au cœur de ce qu’il avait à lui dire, au seul
sujet qui comptait vraiment. Peut-être s’était-il senti honteux d’avoir mis si longtemps à comprendre
ce qui aurait dû lui paraître évident depuis longtemps.
La réalité des sentiments qu’il entretenait pour Jane l’avait frappé comme la foudre. Elle lui était
apparue la veille, alors qu’il descendait à tombeau ouvert la route de Heartache Mountain après
s’être rendu parfaitement ridicule. L’expression de mépris qu’il avait lue sur son visage, quand il
avait fini par hurler qu’ils ne divorceraient pas, l’avait littéralement dévasté.
S’il avait une seule certitude, c’était bien qu’il ne pouvait laisser ce mariage se briser. Même si
l’idée d’avoir à arrêter sa carrière l’effrayait, celle de devoir vivre sans Jane lui était insupportable.
Cela signifiait qu’il lui fallait faire en sorte qu’elle l’écoute, mais pour cela, il devait d’abord
l’empêcher de s’enfuir.
Cal trouva la porte principale de la maison d’Annie fermée, grâce au nouveau verrou qu’il avait
installé lui-même quelques semaines plus tôt. Sachant que personne ne lui ouvrirait, il enfonça la
porte et gagna la cuisine.
Jane se tenait debout devant l’évier, dans sa chemise de nuit Dingo, les cheveux emmêlés et la
bouche ouverte sous l’effet de la surprise. Lorsqu’elle eut noté l’apparence de Cal, ses yeux
s’arrondirent également, mais de peur.
En traversant la salle de séjour, Cal avait surpris son reflet dans une glace et il ne fut pas étonné
de sa réaction. Avec sa barbe de desperado, ses yeux rougis par le manque de sommeil et son air de
n’avoir plus rien à perdre, il avait tout pour inspirer la crainte.
Annie était assise à table dans une vieille chemise en flanelle passée sur son pyjama rose. Elle
n’avait pas encore appliqué son maquillage et faisait sans conteste possible chacune de ses quatre-
vingts années. En le voyant débouler dans la cuisine, elle lutta en bougonnant pour se remettre sur
pied. Cal parvint à la contourner sans difficulté et alla s’emparer du fusil posé dans un coin de la
pièce.
— Mesdames, vous êtes à présent désarmées ! lança-t-il. Et personne ne sort de cette maison
sans ma permission.
Emportant l’arme avec lui, il alla ensuite s’installer à l’avant de la maison, sur le porche. Après
avoir appuyé le fusil contre la façade, il s’allongea dans la chaise longue près de l’entrée et posa les
pieds sur la glacière qu’il avait pris soin d’emporter. Celle-ci contenait un pack de bières, un bocal
de bolognaise, quelques Milky Ways glacés et un sachet de pain de mie. Autant dire qu’il était prêt à
livrer un siège… Avec la satisfaction du devoir accompli, Cal ferma les yeux et se détendit. Il avait
fait ce qu’il avait à faire.
Ethan se montra aux alentours de onze heures. Dans l’intervalle, Cal n’avait pas entendu grand
bruit à l’intérieur : quelques conversations étouffées, de l’eau qui coulait, une quinte de toux d’Annie.
Au moins, songea-t-il avec satisfaction, elle ne pouvait plus fumer ces temps-ci. Jamais Lynn et Jane
ne le lui auraient permis.
En le découvrant sur le porche, Ethan se figea. Cal nota avec irritation qu’il avait une fois de
plus repassé son tee-shirt.
— Que se passe-t-il, ici ? s’inquiéta-t-il. Et pourquoi ta Jeep bloque-t-elle la route ? Je pensais
qu’elles ne te laissaient pas entrer…
— Elles ne me laissent pas entrer, confirma Cal.
Donne-moi tes clés si tu veux passer cette porte.
— Mes clés de voiture ?
D’un coup d’œil en biais, son frère avisa le fusil.
— Jane veut partir aujourd’hui, expliqua Cal. Mais comme elle ne va pas pouvoir prendre sa
poubelle roulante puisque ma voiture bloque le passage, elle va essayer de te convaincre de la
conduire à Asheville. Je m’assure juste que tu ne seras pas tenté d’accepter.
— Tu sais bien que je ne te ferais jamais ça. On t’a dit que tu ressembles à un avis de
recherche ?
— Tu ne lui donnerais peut-être pas tes clés, mais elle est presque aussi intelligente que Dieu.
Elle trouvera bien quelque chose.
— Tu n’es pas un peu parano, là ?
— Je la connais mieux que toi. Tes clés !
Avec un soupir résigné, Ethan sortit son trousseau de sa poche et alla les lui remettre en
demandant :
— Tu n’as pas pensé à lui apporter deux douzaines de roses ?
Cal eut un ricanement de dérision, se leva de sa chaise longue et cria dans l’entrebâillement de
la porte brisée :
— Eh, professeur ! Le révérend vient vous rendre une petite visite !
Après s’être effacé pour laisser Ethan entrer, il se remit en faction sur le porche.
Kevin arriva une heure plus tard. Sachant qu’il aurait dû le remercier pour la conférence de
presse, Cal l’accueillit néanmoins comme un chien de garde teigneux.
— Que se passe-t-il ? s’étonna-t-il. Pourquoi y a-t-il deux voitures en travers de la route ?
Cal commençait à être fatigué de devoir s’expliquer à chaque fois.
— Tu ne rentres pas si tu ne me donnes pas tes clés, l’informa-t-il avec lassitude.
Contrairement à Ethan, Kevin ne chercha pas à discuter. Haussant les épaules, il lui lança ses
clés et cria dans l’ouverture de la porte :
— Ne tirez pas, mesdames ! C’est moi, votre héros…
Les bras croisés, confortablement installé dans sa chaise longue, Cal ferma de nouveau les yeux.
Tôt ou tard, Jane allait devoir venir lui parler. Il suffisait d’attendre.
À treize heures, son père vint se joindre aux autres. Cal grimaça. Tout le monde accourait, mais
personne ne partait.
— Un vrai parking sauvage ! commenta Jim en montrant la route d’un signe de tête.
Pour toute réponse, Cal tendit la main.
— Donne-moi tes clés si tu veux entrer.
— Cal… il faut que ça s’arrête.
— Je fais de mon mieux pour ça.
— Ne peux-tu pas simplement lui dire que tu l’aimes ?
— Elle ne me laisse pas en placer une !
Jim lui remit ses clés et conclut en s’apprêtant à entrer :
— J’espère que tu sais ce que tu fais.
Cal l’espérait aussi, mais il ne pouvait confier ses doutes à personne – surtout pas à son père.
Ses sentiments à l’égard de Jane lui apparaissaient si clairement qu’il ne comprenait pas comment il
avait pu les ignorer. Devoir vivre sans elle le plongerait dans un vide immense que rien ne
comblerait, pas même le football. Il était rongé par le remords de lui avoir renvoyé son amour à la
figure, le jour où elle était partie. C’était le cadeau le plus précieux qu’il ait jamais reçu, et il l’avait
repoussé comme s’il s’agissait d’un vieux sac-poubelle. Comment s’étonner qu’elle puisse à présent
faire de même avec lui ?
Le bref moment d’égarement qu’elle avait connu en intriguant pour tomber enceinte n’empêchait
nullement Jane d’être l’être le plus intègre du monde. Il tentait en conséquence de se convaincre
qu’une fois qu’elle avait donné son amour, c’était pour toujours. Pour être tout à fait honnête avec lui-
même, il devait pourtant admettre qu’il n’avait que ce qu’il méritait, puisqu’il n’avait pas su
reconnaître la valeur du présent inestimable que Dieu lui avait fait en la plaçant sur sa route. Il savait
également qu’il était prêt à rester en embuscade sur ce porche la vie entière, si cela pouvait lui
permettre de la récupérer.
L’après-midi s’écoula lentement. À un moment, les échos d’une petite fête impromptue aux
accents d’un rock entraînant lui parvinrent, mais Jane ne se montra pas. Puis les relents alléchants du
barbecue du jardin vinrent lui chatouiller les narines. Un peu plus tard, Kevin contourna la maison
pour récupérer un Frisbee que quelqu’un avait lancé trop loin. Tout le monde paraissait bien
s’amuser, sauf lui. Il était devenu un étranger dans sa propre famille…
Soudain, Cal se figea en apercevant deux ombres qui se glissaient entre les arbres, vers l’est. Un
court instant, il crut que Jane avait fini par convaincre quelqu’un de l’aider à fuir à pied, mais au
moment où il s’apprêtait à jaillir de son siège, il reconnut ses parents.
Ils s’arrêtèrent sous un grand frêne dans les branches duquel il avait joué enfant. Cal vit son père
plaquer sa mère contre le tronc. Elle passa les bras autour de son cou, et l’instant d’après ils étaient
partis à se peloter et à s’embrasser comme deux ados…
En constatant que la brouille qui les avait séparés était terminée, Cal se surprit à sourire pour la
première fois depuis des jours.
Dans les heures qui suivirent, il ne cessa de piquer du nez pour se réveiller aussitôt, entre deux
visites de Kevin et d’Ethan qui semblaient ne pas savoir de quoi lui parler. Ethan choisit la
politique ; Kevin, de manière tout à fait prévisible, le football. Son père ne vint pas le voir, et il
préféra ne pas se demander ce qu’il était en train de faire avec sa mère. Quant à Jane, il n’eut d’elle
aucune nouvelle.
Le soir était en train de tomber lorsque Lynn le rejoignit sur le porche. D’un œil suspicieux, il
nota ses vêtements froissés et les marques, dans son cou, qui ressemblaient furieusement à des
suçons. Un brin d’herbe séché restait accroché dans ses cheveux, juste derrière l’oreille, lui
apportant la confirmation que ses parents avaient fait autre chose que cueillir des fleurs sauvages
dans les bois.
Après l’avoir étudié d’un œil inquiet, elle s’enquit :
— As-tu faim ? Veux-tu que je t’apporte une assiette ?
— Inutile de me faire cette faveur…
Il se savait hargneux, mais il ne pouvait se défaire de l’idée que sa mère l’avait trahi.
— Je t’inviterais bien à entrer, s’excusa-t-elle, mais Annie ne le permettrait pas.
— Tu veux dire que Jane ne le permettrait pas.
— Tu l’as blessée, Cal. Que veux-tu qu’elle fasse ?
— Je veux qu’elle sorte pour discuter avec moi.
— Tu veux dire : pour pouvoir crier sur elle.
S’emporter contre Jane était bien la dernière chose que Cal avait en tête. Il s’apprêtait à le dire à
sa mère quand il s’aperçut qu’il était de nouveau seul sur le porche. Pour quelqu’un qui avait essayé
de protéger ses parents des ratages de sa vie personnelle, il avait fait un sacré chantier !
La nuit tomba sur les montagnes. Avec elle, la sensation de son échec le submergea. Penché en
avant, il prit sa tête entre ses mains. Jane ne se montrerait pas, il en était sûr désormais. Comment
avait-il pu tout faire capoter ?
Les gonds de la moustiquaire émirent un grincement familier. Cal redressa la tête, juste à temps
pour voir Jane sortir lentement. D’un bond, il fut sur pied. Elle portait la même tenue que celle
qu’elle avait revêtue le jour où elle était partie de la maison, mais il n’y avait plus de serre-tête dans
ses cheveux. Ils tombaient en désordre autour de son beau visage.
Mal à l’aise, elle glissa les mains dans ses poches.
— Pourquoi fais-tu ça ? s’enquit-elle.
Cal lutta contre l’envie de la soulever dans ses bras et de l’emmener dans les bois, pour lui faire
l’amour jusqu’à ce que ses vêtements soient irrécupérables.
— Tu ne t’en iras pas, Jane, répondit-il. Pas sans nous avoir donné une chance de réparer ce qui
n’a pas marché entre nous.
— Nous avons eu de nombreuses occasions. Nous les avons toutes manquées.
— Tu veux dire que je les ai manquées. Je te promets de ne pas manquer celle-ci.
En le voyant avancer vers elle, Jane recula jusqu’à venir buter contre la rambarde. Cal se força à
s’immobiliser.
Il n’y avait plus qu’une chose à dire.
— Je t’aime, Jane.
Il s’était attendu à ce que sa déclaration lui fasse de l’effet, mais ce ne fut pas celui escompté.
Au lieu d’être émue ou ravie, elle se rembrunit et ses yeux emplis de tristesse s’agrandirent
démesurément.
— Tu ne m’aimes pas, Cal… protesta-t-elle. Tu ne comprends pas ce qui se passe ? C’est
devenu un autre jeu pour toi, un nouveau défi à relever. La nuit dernière, tu as fini par comprendre
que tu avais perdu la partie. Mais tu es un grand champion, la défaite t’est insupportable. Les hommes
comme toi feraient n’importe quoi pour ne pas perdre la face. Même dire des choses qu’ils ne
pensent pas.
Sidéré, Cal la dévisagea.
— Tu te trompes ! Ce n’est pas du tout ce que tu crois. Je t’aime ! Je n’ai jamais été aussi
sincère.
— Peut-être qu’à cet instant, tu l’imagines sincèrement. Mais rappelle-toi ce qui s’est passé une
fois que tu m’as vue nue. Il n’y avait plus d’enjeu, Cal… Tu avais perdu tout intérêt pour moi. Nous
en sommes au même point. Si j’acceptais de te suivre, dans la minute même, je n’aurais plus aucune
valeur à tes yeux.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? gronda-t-il. Je n’ai pas perdu tout intérêt pour toi quand je
t’ai vue nue ! Où as-tu été pêcher une idée pareille ?
Cal s’aperçut qu’il criait de nouveau, et la frustration qu’il ressentait de ne pas parvenir à se
faire comprendre lui donna envie de crier plus fort encore.
Ignorant le voile de sueur qui lui poissait le front, il déglutit péniblement et fit une nouvelle
tentative.
— Je t’aime, Jane ! Et je te garantis que c’est pour de bon ! Rappelle tes chiens de garde et
rentrons chez nous.
— Ce ne sont pas mes chiens de garde ! rétorqua-t-elle. Ce sont les tiens ! J’ai tenté de les faire
partir, mais ils ne veulent rien savoir. Ils sont persuadés que tu as besoin d’eux et ils ne veulent pas
en démordre. Ethan m’a raconté toutes les histoires émouvantes de votre enfance, et Kevin m’a décrit
toutes les actions d’éclat que tu as faites au cours de ta carrière. Comme si cela pouvait
m’intéresser ! Ton père n’a cessé de me bassiner avec tes performances universitaires, ce qui est
bien la dernière chose que j’ai envie d’entendre !
— Mais ma mère n’a pas chanté mes louanges…
— D’abord, elle s’est contentée de dresser la liste des bonnes causes auxquelles tu contribues.
Puis elle a commencé à raconter qu’elle jouait à la marelle avec toi quand tu étais tout petit. Elle
s’est mise à pleurer et s’est enfuie précipitamment, si bien que je ne sais pas ce qu’elle voulait me
dire.
— Et Annie, qu’a-t-elle dit ?
— Que tu es de la graine de démon et que je suis bien mieux sans toi qu’avec toi.
— Elle n’a pas pu dire ça…
— Pas tout à fait, mais presque.
— Jane… je t’aime. Je ne veux pas que tu t’en ailles.
Cal vit une douleur poignante crisper son visage.
— Pour le moment, dit-elle d’une voix blanche, tu aimes le défi que je représente à tes yeux,
mais ce n’est pas assez solide pour bâtir une vie.
Comme transie de froid, elle se frotta les bras et reprit :
— Ces dernières semaines ont dissipé les brumes qui m’obscurcissaient l’esprit. Je ne sais pas
comment j’ai pu croire que nous pourrions avoir une relation durable. On ne construit pas un couple
sur des disputes incessantes et une lutte de pouvoir perpétuelle. Tu te nourris de ça, mais j’ai besoin
d’avoir près de moi quelqu’un qui ne lèvera pas les voiles dès qu’il n’y aura plus de batailles à
livrer.
— Pour quelqu’un d’aussi intelligent que toi, tu ne comprends rien à rien !
Seigneur ! Voilà qu’il se remettait à crier… Cal prit une ample inspiration et baissa d’un ton :
— Tu ne peux pas simplement prendre le risque de me croire sur parole ?
— L’enjeu est trop important pour prendre des risques.
— Écoute-moi bien, Jane… Tout cela n’a rien à voir avec un quelconque défi. Je t’aime et je
veux rester marié avec toi le temps qu’il nous reste à vivre.
Jane ne répondit pas. Elle se contenta de secouer la tête.
Cal eut envie de hurler. Une souffrance atroce lui vrillait les tripes. Il jetait son âme à ses pieds
et elle persistait à ne pas le croire.
— Je pars demain… déclara-t-elle d’une voix douce. Même si je dois appeler la police pour me
sortir d’ici. Adieu, Cal.
Sur ce, elle tourna les talons et rentra.
En proie au plus noir des désespoirs, Cal ferma les yeux. Il ressentait – en pire – ce qu’il aurait
pu ressentir si on venait de lui annoncer la fin de sa carrière. Sauf qu’il n’était pas prêt à renoncer.
Jamais.
Même si l’idée d’une confession publique le rebutait, il n’avait d’autre recours que d’aller
porter l’affaire devant les siens. Les dents serrées, il poussa la porte et la suivit.
22
Annie avait les yeux rivés sur l’écran de télé, où un clip de Whitney Houston passait en
sourdine. Les parents de Cal étaient assis sur le divan, main dans la main, yeux dans les yeux, tel un
couple idéal de magazine. Ethan et Kevin avaient tiré une petite table et deux chaises dans un coin
pour jouer aux cartes. Tous levèrent la tête en le voyant entrer, mais Jane avait quant à elle déjà
disparu.
Cal se sentit bête, mais il n’en tint pas compte.
— Jane ne veut pas croire que je l’aime, lança-t-il.
Ethan et Kevin l’observaient au-dessus de leurs cartes. Quelques plis soucieux apparurent sur le
front de Lynn.
— Savais-tu qu’elle adore danser ? demanda-t-elle. Pas ces trucs country que l’on danse en
ligne, mais le rock.
Cal ne voyait pas en quoi cela pouvait l’aider à résoudre son problème, mais il mit l’info de
côté.
— Je suis fatiguée de tout ce bazar ! s’exclama Annie en claquant la télécommande sur
l’accoudoir du rocking-chair. Jim Bonner ! Tu vas aller chercher Janie tout de suite et l’obliger à
venir ici. Il est temps que vous rentriez tous chez vous, que je puisse retrouver ma tranquillité.
— Bien, m’dame !
Avec un sourire complice à l’intention de sa femme, Jim se dirigea vers la chambre d’amis.
Jane leva les yeux de la valise qu’elle remplissait et regarda Jim apparaître dans l’encadrement
de la porte.
— Que se passe-t-il ? s’étonna-t-elle.
— Tu dois venir nous rejoindre pour t’expliquer une fois pour toutes avec Cal.
— Nous nous sommes déjà expliqués. Et je ne veux plus lui parler.
— Tu n’as pas le choix : ordre d’Annie.
— Non !
Jim Bonner haussa un seul sourcil.
— Qu’est-ce que tu viens de dire ?
— Euh… bafouilla Jane. J’ai dit non ?
Malheureusement, sa phrase s’était conclue sur une note interrogative. Jane n’était pas du genre à
se laisser impressionner, mais il y avait quelque chose d’intimidant dans ce sourcil arqué.
— À cette minute, reprit Jim tranquillement, je suis ce qui ressemble le plus à un père pour toi,
et je t’ordonne de sortir de cette chambre pour nous rejoindre.
Déconcertée, Jane ne put s’empêcher de comparer son coup d’œil plein d’autorité au regard que
son propre père avait posé sur elle, toujours empreint d’une vague répulsion.
— Pas de discussion ! trancha-t-il. En avant, marche !
Elle eut envie de lui demander s’il comptait la consigner dans sa chambre si elle désobéissait,
avant de décider que ce n’était pas une bonne idée.
— Jim… plaida-t-elle faiblement. Ça ne va pas marcher.
Il la prit dans ses bras et la serra contre lui en une étreinte rassurante.
— Il a besoin de dire ce qu’il a sur le cœur, murmura-t-il. Tu ne peux pas lui refuser ça.
La joue calée contre sa chemise, Jane répondit :
— Il l’a déjà fait sur le porche il y a quelques minutes.
— Apparemment, il n’a pas terminé.
Gentiment, Jim lui fit prendre la direction de la porte.
— Courage ! lança-t-il. Je suis juste derrière toi.
Cal avait l’air encore plus dangereux en pleine lumière. Jane tenta de ne pas se laisser
impressionner par ses airs de repris de justice en cavale. Elle espérait que les trois autres hommes
présents dans la pièce viendraient à son secours s’il finissait par se comporter avec elle, comme
c’était à craindre, de manière déraisonnable. Hélas, elle suspectait qu’ils étaient tous de son côté.
Il fit comme s’il ne la voyait pas tandis qu’elle traversait la pièce pour aller se poster à côté du
téléviseur, le plus loin possible de lui. Et ce fut aux autres qu’il finit par s’adresser.
— Voici quels sont les faits : j’aime Jane, et elle m’aime aussi. Je veux rester marié avec elle, et
elle aussi. Et vous, en croyant bien faire, vous nous compliquez les choses.
Ayant dit cela, Cal retomba dans un silence buté. Les secondes s’égrenèrent, interminablement.
— C’est tout ? demanda finalement Ethan.
Cal acquiesça d’un bref hochement de tête. Kevin, la tête penchée sur le côté, se tourna vers
Jane.
— Il dit qu’on vous empêche de vous retrouver, résuma-t-il. Si nous n’étions pas là, est-ce que
tu le rejoindrais ?
— Non.
— Désolé, Bombardier ! commenta Kevin. Il va te falloir trouver autre chose.
Cal lui lança un regard meurtrier et s’impatienta, les poings serrés :
— Vas-tu enfin te décider à nous foutre la paix ! Tu n’as rien à voir avec ce qui se passe ici. Je
ne plaisante pas, Tucker : je veux que tu fiches le camp. Tout de suite !
Avec appréhension, Jane comprit que Kevin s’apprêtait à défier Cal. Mais alors qu’il
commençait à se lever de son siège, l’intervention d’Annie le força à se rasseoir.
— Il a tout à voir avec ce qui se passe ici, et il reste !
— Il ne fait pas partie de la famille’! cria Cal.
— Il est le futur, Calvin ! répliqua la vieille dame sans se démonter. Ce futur que tu refuses de
regarder en face !
Ces paroles achevèrent de mettre Cal en fureur. Il fourra la main dans sa poche, en tira un
trousseau de clés et le lança à son remplaçant, qui rattrapa au vol en se levant.
— Désolé, madame Glide… s’excusa-t-il. Je viens juste de me rappeler qu’on m’attend.
Jane se précipita vers lui.
— Je pars avec toi ! décréta-t-elle.
Dans la pièce, tous se figèrent. Kevin lui-même parut saisi par une timidité qui ne lui ressemblait
guère.
— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, dit-il d’un air penaud.
— Assieds-toi, Jane ! intervint Jim de sa voix ferme et paternelle. Il est de toute façon trop tard
pour prendre un avion ce soir. Alors autant que tu écoutes ce que Cal veut te dire. Kevin, merci pour
tout ce que vous avez fait.
L’intéressé lui répondit d’un hochement de tête, adressa à Jane un regard de sympathie, jeta un
coup d’œil inquiet à Cal, puis sortit.
Jane se laissa glisser sur une chaise non loin d’Annie. Les mains dans les poches, Cal s’éclaircit
la voix pour s’adresser de nouveau à sa famille plutôt qu’à elle.
— Elle s’imagine que je prétends l’aimer pour regagner ses faveurs, parce qu’elle s’obstine à
m’échapper, et qu’une fois que j’aurai obtenu ce que je veux, elle perdra tout intérêt pour moi. Je lui
ai dit que ce n’est pas vrai, mais elle ne veut pas me croire.
— Tu ne peux pas nier que tu n’as jamais su résister à un petit challenge… fit valoir Lynn.
— Crois-moi, vivre au jour le jour avec quelqu’un qui s’efforce d’élaborer la théorie du Grand
Tout constitue un challenge sans fin ! As-tu la moindre idée de ce que ça fait de découvrir une
formule mathématique en travers de la une du journal du matin ? Ou au bas d’une liste de courses
quand tu essaies de te rappeler si tu dois acheter de la bière ou non ? Ou sur un paquet de céréales
alors que tu n’as pas les yeux en face des trous ?
— Je n’ai jamais écrit sur ton paquet de céréales ! protesta Jane en bondissant de son siège.
— Et comment, tu l’as fait ! Le rabat de mes Lucky Charms en était recouvert !
Prenant l’assistance à témoin, Jane s’insurgea de plus belle.
— Il invente ! Je vous dis qu’il invente ! J’admets qu’il m’arrive d’être un peu distraite, mais…
Jane ne put achever sa phrase. Soudain, elle se rappela un certain matin où, en manque de
papier…
— Peu importe ! conclut-elle fermement. Ce genre de choses constitue un agacement, pas un
challenge.
Cal ne l’entendit pas de cette oreille.
— Pour ton information, professeur, parfois il m’arrive d’être en pleine conversation avec toi, et
tout à coup… je me rends compte que tu n’es plus là et que tu n’as rien écouté.
Le menton pointé fièrement, Jane s’entêta.
— Un agacement, pas un challenge !
— Je vais la tuer…
Les dents serrées, Cal se laissa tomber sur le divan, à côté de ses parents, et conclut en
s’adressant à son frère :
— Tu vois quel calvaire je dois endurer ?
— D’un autre côté, tempéra Ethan, nue, on peut dire qu’elle vaut le coup d’œil.
— Ethan ! gémit Jane, mortifiée.
Puis, pivotant vers Lynn, elle s’empressa d’ajouter :
— C’était un accident !
— Un drôle d’accident… commenta la mère de Cal, les yeux ronds.
— On s’éloigne du sujet, maugréa Annie. Ce que dit Calvin, moi j’y crois. S’il dit qu’il t’aime,
Janie Bonner, alors il le pense vraiment.
— C’est également mon avis, renchérit Lynn.
— Pareil, acquiesça Jim.
Ethan garda le silence. Jane se tourna vers lui comme vers un sauveur. Il soutint son regard et
s’excusa :
— Désolé, Jane, mais la question ne se pose même pas.
Elle s’était bercée de l’illusion qu’ils pourraient devenir une nouvelle famille, qu’elle pouvait
compter sur eux, mais à la première difficulté, la loi du sang reprenait le dessus.
— Inutile de gaspiller votre salive, grommela Cal.
Penché en avant, les coudes sur les genoux, il poursuivit d’un ton fataliste, la voix atone :
— Le fond du problème, c’est qu’en bonne scientifique elle a besoin de preuves. N’est-ce pas,
Jane ? Pour me croire, tu attends des preuves, aussi tangibles que ces équations que tu sèmes à
travers la maison.
— Ce n’est pas comme ça que l’amour fonctionne, s’offusqua Lynn.
— Elle s’en fiche, m’man. Le professeur a besoin de mettre en équation l’amour aussi. Tu sais
pourquoi ? Parce que personne ne l’a jamais aimée, et qu’elle s’est convaincue que personne ne
l’aimera jamais.
Jane sursauta sur son siège comme s’il venait de la frapper. Un sifflement lancinant lui
transperça les oreilles, et elle eut la sensation qu’un voile de mystère se déchirait au fond de son
crâne.
Cal bondit sur ses pieds et conclut, en s’adressant à elle cette fois :
— Tu veux une preuve de l’amour que je te porte ? D’accord ! Je vais te la donner…
En trois pas il l’eut rejointe, la dominant de toute sa hauteur. Puis, sans prévenir, il la souleva
dans ses bras et se dirigea vers la sortie.
— Arrête, Cal ! protesta-t-elle. Pose-moi par terre !
Lynn se leva à son tour.
— Cal… ce n’est sans doute pas une très bonne idée…
— J’ai voulu faire les choses à votre manière ! rétorqua-t-il. Cela n’a pas marché. À présent, je
les fais à ma façon.
D’un coup de pied, il ouvrit la porte et sortit en tenant fermement Jane au creux de ses bras.
— Ne compte pas régler ça grâce au sexe ! prévint-elle.
Jane s’efforça de faire de sa colère un bouclier pour protéger son cœur brisé. Ne pouvait-il pas
comprendre que jouer les gros bras ne suffirait pas à régler un problème aussi complexe ?
— Qui a parlé de sexe ? fit-il mine de s’étonner. Mais c’est peut-être ce dont tu as envie au fond
de toi ?
Jane fulmina tandis qu’il descendait du porche et se mettait en marche à grands pas en direction
de la route. Même si elle ne pouvait passer pour quelqu’un de fluet, il donnait l’impression de ne
fournir aucun effort. Son souffle demeurait régulier. Ses bras ne tremblaient pas. Il descendit la route
jusqu’aux trois véhicules qui la bloquaient.
Cal la posa sur le sol devant sa Jeep, plongea la main dans sa poche et lança plusieurs
trousseaux de clés sur le capot. Puis il l’entraîna en direction de la voiture de son père qui empêchait
les deux autres de passer.
— Monte là-dedans ! ordonna-t-il.
— Cal… tu ne fais que différer l’inévitable.
Sans lui répondre, il la poussa à l’intérieur et claqua la portière.
Pendant qu’il s’installait au volant, elle tourna la tête vers la vitre pour ne pas avoir à le
regarder. Si elle ne se montrait pas suffisamment prudente, elle se sentait capable de flancher et de
consentir à rester près de lui. Il ne pourrait en résulter qu’un désastre. Plutôt souffrir tout de suite que
d’avoir à le regretter plus tard.
Le professeur a besoin de mettre en équation l’amour aussi, parce que personne ne l’a jamais
aimée, et qu’elle s’est convaincue que personne ne l’aimera jamais.
Ces paroles l’avaient frappée, mais elle en rejetait la logique. Si problème de ce genre il y avait,
il venait de lui, pas d’elle. Il n’était pas faux de dire que personne ne l’avait jamais aimée. Mais cela
ne signifiait pas pour autant qu’elle n’était pas prête à saisir l’amour s’il passait à sa portée. Du
moins l’espérait-elle…
Cal s’engagea sur la nationale, mettant un terme à l’enchaînement douloureux de ses pensées.
— Merci, dit-il sans la regarder. J’apprécie que tu n’aies pas cru bon de laver notre petit linge
sale en famille.
— À mon avis, il n’y a pas le moindre petit sous-vêtement qui leur ait échappé…
— Ça va, Jane… Pas besoin d’être extralucide pour comprendre que tu me prends pour un
inutile. Je te remercie de ne pas me l’avoir fait sentir devant les miens.
Jane tombait des nues.
— Inutile ? répéta-t-elle en se tournant vers lui.
— Ce n’est pas parce que je ne sais pas ce que je ferai quand ma carrière sera terminée, que je
suis indigne de toi. Je sais que tu es en droit de le penser, mais tout ça va changer dès que j’aurai fait
le tour des options qui s’offrent à moi et que je me serai décidé.
Jane le dévisagea, bouche bée. Pour la première fois, elle l’entendait admettre qu’il ne jouerait
pas toute sa vie au football. Mais quel était le rapport avec ce qu’elle ressentait pour lui ? En ce qui
la concernait, pas un instant son manque de projets pour l’avenir ne lui était apparu comme un
obstacle.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Je ne t’ai jamais reproché une chose pareille.
— Inutile de nier. Je sais à quoi m’en tenir et je sais ce que tu penses : les gens de valeur ont un
travail.
— Mais… tu as un travail.
Il fit comme s’il ne l’avait pas entendue.
— Tu es physicienne : voilà un travail qui vaut la peine. Mon père est médecin. Ethan est
pasteur. Ceux qui viennent se détendre au Mountaineer sont enseignants, plombiers, conducteurs de
tractopelles. Ils ont un boulot. Mais moi, qu’est-ce que j’ai ?
— Tu es footballeur.
— Et quand je ne le serai plus ?
Jane retint son souffle. Elle avait encore du mal à se faire à l’idée qu’il acceptait d’envisager la
fin de sa carrière.
— Je n’ai pas la réponse à cette question, admit-elle à mi-voix. Toi seul peux y répondre.
— Sauf que j’en suis incapable pour le moment. Je n’ai pas la moindre idée de ce que je vais
pouvoir faire du reste de ma vie. Dieu sait que j’ai assez d’argent de côté pour vivre
confortablement, mais je n’ai jamais vu l’argent comme un marqueur de réussite sociale.
Jane comprenait enfin. Depuis le début, le refus de Cal de reconnaître son âge et sa retraite
prochaine n’était pas motivé par une nostalgie de la jeunesse, mais par la peur de ne pas trouver
d’alternative satisfaisante. Au fond, cela n’aurait pas dû la surprendre. C’était le même homme qui
avait insisté pour épouser une femme qu’il détestait afin que l’enfant qu’ils avaient conçu ne soit pas
illégitime. Sous ses allures d’indécrottable macho, Cal croyait fermement à un ensemble de valeurs
surannées, parmi lesquelles figurait la certitude qu’un homme sans travail digne de ce nom ne méritait
pas le respect.
— Cal… reprit-elle. Il y a tant de choses que tu pourrais faire. Tu pourrais devenir coach, par
exemple.
— Je serais un coach lamentable. Comme tu l’as sans doute remarqué, je m’énerve vite. Si je dis
à un type de faire quelque chose et qu’il ne le fait pas, j’ai peur de ne pas avoir la patience de
recommencer. Ce n’est pas de cette façon qu’on mène une équipe à la victoire.
— Kevin dit qu’il a plus appris de toi que de n’importe qui d’autre.
— C’est parce qu’il pige au quart de tour et que je n’ai pas à répéter ce que je lui apprends.
— Tu passes bien à l’écran. Que dirais-tu d’une carrière à la télé ?
— Ça ne m’enthousiasme pas trop. Une fois de temps en temps, ça va, mais je ne me vois pas en
faire une carrière.
— Tu as une licence de biologie. Tu pourrais t’en servir.
— Mon diplôme est vieux de quinze ans. J’ai tout oublié.
— Tu as de l’expérience dans les affaires.
— Les affaires m’ennuient. Elles m’ont toujours ennuyé.
— Tu finiras par trouver quelque chose.
— Et comment, que je trouverai ! Alors si c’est ce qui te retient, tu peux t’ôter tout de suite ça de
l’idée. Je n’ai aucune intention de passer le reste de ma vie à glander et à dilapider mon argent.
Jamais je ne te déshonorerai ainsi.
Ce qui voulait dire qu’il ne se déshonorerait pas, lui. Jane se demanda depuis combien de temps
tout cela le tracassait secrètement.
— Tes perspectives de carrière ne sont pas ce qui me retient, Cal… assura-t-elle. Tu ne
comprends pas. Je… ne supporterais pas que tu m’envoies mon amour à la figure une nouvelle fois.
Ça fait trop mal.
Il tressaillit.
— Tu ne pourras jamais savoir à quel point je m’en veux de t’avoir fait ça, répondit-il
gravement. J’ai réagi à fleur de peau, sous l’effet de la panique. Certains mettent plus longtemps que
d’autres à grandir. J’en fais partie…
Cal tendit la main et recouvrit celle de Jane :
— Tu es pour moi ce qui compte le plus au monde. Je sais que tu ne me crois pas, alors je vais
te le prouver.
Il lui lâcha la main pour manœuvrer et se gara sur une place de parking en face de la
quincaillerie de Salvation.
— Zut ! C’est fermé pour la nuit. Je n’avais pas pensé à ça.
— Tu me conduis à la quincaillerie ? s’étonna-t-elle. Pour me prouver ton amour ?
— Je promets de t’emmener danser bientôt. Sur un air de rock, pas de country.
Cal descendit de voiture, vint lui ouvrir sa portière et l’aida à sortir du véhicule avant de
l’entraîner par le bras.
— Suis-moi.
Complètement déboussolée, Jane le laissa diriger leurs pas vers une allée étroite, sur le côté du
magasin. Quand ils atteignirent la porte de service, il actionna la poignée. La porte était fermée, mais
cela ne fut pas pour le décourager. L’instant d’après, il l’avait enfoncée d’un coup de pied bien
placé. Une alarme stridente retentit aussitôt.
— Cal ! protesta-t-elle. Es-tu devenu fou ?
— Fou de toi, oui.
Sans rien ajouter, il la tira par le bras à l’intérieur. De plus en plus perplexe, Jane commençait
également à être effrayée. Quelles étaient ses intentions ?
Elle sentit sa main encercler fermement son poignet et il lui fallut le suivre le long des allées. Ils
passèrent devant des chaises de jardin, des tondeuses, des pots de peinture, qu’ils distinguaient à la
lueur chiche des veilleuses. La plainte lancinante de l’alarme leur perçait les tympans.
— Mais… la police va arriver ! s’exclama Jane.
— Ne t’en fais pas pour la police. Odell Hatcher et moi sommes amis depuis des années.
Inquiète-toi plutôt de savoir si nous allons trouver le papier peint qu’il nous faut pour notre cuisine.
— Le papier peint ? Tu m’amènes ici en pleine nuit pour choisir du papier peint ?
Cal la dévisagea comme si elle avait perdu la tête.
— Comment, autrement, pourrais-je te prouver que je t’aime ?
— Mais…
— Nous y voici, l’interrompit-il.
Avec un luxe d’attentions, il l’installa sur un des hauts tabourets qui longeaient le comptoir des
papiers peints. Puis il passa derrière pour observer les étagères où s’alignaient des dizaines de
classeurs d’échantillons.
— Bon Dieu ! marmonna-t-il. Je ne me doutais pas que ce serait si compliqué !
Plissant les yeux, il commença à lire les étiquettes collées au dos des reliures.
— Salles de bains. Salles à manger. Vinylique. Floqué… Qu’est-ce que c’est que ça,
« floqué » ? Ils n’auraient pas quelque chose avec… je ne sais pas, moi… des chevaux ? Tu vois une
catégorie « chevaux » quelque part ?
— Des chevaux ? Et pourquoi pas des roses ?
Pour la première fois de la soirée, l’ombre d’un sourire passa sur les lèvres de Cal.
— Au lieu de te moquer de moi, tu pourrais m’aider un tout petit peu, protesta-t-il.
La sirène d’une voiture de police se mêla au vacarme de l’alarme. Des pneus crissèrent sur
l’asphalte devant le magasin.
— Reste là, ne bouge pas ! ordonna-t-il. Ne t’inquiète pas, je m’en occupe. Mais, tout bien
réfléchi, tu ferais peut-être mieux de t’accroupir derrière ce comptoir. Juste au cas où Odell aurait la
détente facile.
— Tu crois qu’il va tirer ? Calvin Bonner… quand cette folie aura pris fin, je jure de…
La menace de Jane mourut sur ses lèvres lorsqu’il vint la soulever sans effort du tabouret pour
l’installer derrière le comptoir.
— Odell, c’est moi, Cal Bonner ! lança-t-il ce faisant.
— Bouge-toi de là, Cal ! répondit une voix grave. Nous avons un cambriolage en cours ici. Ne
me dis pas que ces salauds t’ont pris en otage !
— Il n’y a pas de cambriolage ! J’ai enfoncé la porte parce que j’avais besoin de papier peint.
Ma femme est là, également. Alors si tu avais dans l’idée de vider ce chargeur au hasard, tu ferais
mieux d’oublier… Dis à Harley que j’arrangerai tout ça avec lui demain matin. Et aide-moi à faire
taire cette putain d’alarme.
Il fallut un bon quart d’heure à Cal, malgré l’apparition de Harley Crisp, le propriétaire du
magasin, pour venir à bout de l’alarme et débrouiller la situation. Tandis qu’il faisait de son mieux
pour se prémunir de poursuites judiciaires, Jane tenta de comprendre comment, dans l’esprit de Cal,
choisir du papier peint avec elle pouvait constituer une preuve d’amour. Elle avait beau y réfléchir,
elle ne parvenait pas à trouver le moindre lien. Il s’était certes mis en colère quand elle avait arraché
l’ancien papier, mais qu’est-ce que le remplacer pouvait avoir à faire avec l’amour ?
Harley Crisp finit par s’en aller, après avoir délesté Cal d’une bonne partie du cash qu’il avait
sur lui. De nouveau, ils se retrouvaient seuls dans le magasin désert.
En la rejoignant, Cal la dévisagea longuement.
— Rassure-moi… dit-il d’un air gêné. Tu ne trouves pas tout cela ridicule, n’est-ce pas ? Tu as
compris, pour le papier peint ?
Jane n’avait pas compris, mais pour rien au monde elle ne l’aurait admis. Surtout à présent
qu’elle pouvait lire dans ses yeux jusqu’au fond de son cœur.
— Ce que j’aurais réellement voulu faire, reprit-il, c’est gagner un match de foot. Dan Calebow
l’a fait pour Phœbe et je l’aurais volontiers fait pour toi, mais la saison n’a pas commencé, et de
toute façon je sais que gagner un match ne compterait pas à tes yeux. Alors j’ai voulu faire quelque
chose de difficile pour moi – de vraiment difficile.
Une expression d’attente anxieuse sur le visage, il se tut.
— Choisir du papier peint ? suggéra-t-elle timidement.
Les yeux de Cal s’illuminèrent, comme si elle venait de lui tendre les clés de l’univers.
— Tu as compris ! s’exclama-t-il en la prenant dans ses bras. J’avais tellement peur que tu ne
comprennes pas… Je te promets que je résoudrai ce problème de choix de carrière dès que cela me
sera possible.
— Oh, Cal…
Un sanglot de joie empêcha Jane d’en dire davantage. Elle n’avait pas la plus petite idée du
cheminement mental qu’il lui avait fallu effectuer pour en arriver là. Elle ne comprenait toujours pas
pourquoi il était entré par effraction dans une quincaillerie en pleine nuit, mais elle savait sans
l’ombre d’un doute qu’il était sincère et que ses sentiments étaient réels. L’amour qu’il lui portait
n’était pas tributaire du défi qu’elle représentait à ses yeux. Il lui offrait son cœur de guerrier, et elle
ne laisserait pas les vieilles blessures de son enfance l’empêcher de l’accepter.
Dans les yeux l’un de l’autre, ils pouvaient lire l’amour qui les unissait.
— C’est un véritable mariage, mon cœur… murmura-t-il avec émotion. Pour toujours.
Alors, au beau milieu de cette quincaillerie plongée dans la pénombre, il la souleva dans ses
bras pour la déposer sur un échantillon de moquette et commença à lui faire l’amour. Bien entendu, il
tint d’abord à la débarrasser de tous ses vêtements, et elle ne fut pas en reste en exigeant qu’il ne
garde rien sur lui.
Lorsqu’ils furent nus, Cal surprit Jane en récupérant quelque chose dans la poche de son jean.
Elle se dressa sur un coude et le regarda déplier un large ruban rose, si froissé et marqué de plis
qu’il en était presque méconnaissable. Presque…
— Tu l’as gardé ! s’exclama-t-elle, consternée.
Cal acquiesça d’un signe de tête et se pencha pour embrasser l’un de ses seins.
— D’abord, expliqua-t-il, j’avais dans l’idée de te le faire manger. Puis je me suis dit que
j’allais t’attacher avec, pour mieux laisser les rats te dévorer dans le placard où je t’aurais jetée.
— Mmm…
Jane se rallongea et se servit à son tour de sa bouche pour le tourmenter, avant de demander :
— Et que comptes-tu en faire, à présent ?
Entre ses dents, il marmonna quelque chose qui ressemblait à :
— Tu vas trouver ça stupide.
— Bien sûr que non !
Cal s’écarta d’elle et la fixa gravement.
— Promets-moi que tu ne riras pas.
D’un hochement de tête solennel, elle promit.
— Tu as été le meilleur cadeau d’anniversaire de toute ma vie, reprit-il.
— Merci.
— Je voulais te faire un cadeau aussi beau, mais je dois te prévenir qu’il n’arrive pas à la
cheville du tien. Quoi qu’il en soit, il faudra t’en contenter.
— Très bien.
Avec un grand sourire, Cal noua le ruban autour de son cou et lança :
— Joyeux anniversaire, Rosebud !
23
— C’est la chose la plus stupide dans laquelle je t’ai laissée m’entraîner, Jane ! Je n’aurais pas
dû t’écouter.
Cal l’avait écoutée parce qu’il serait passé au travers de cerceaux enflammés pour lui faire
plaisir, tandis qu’elle devenait aussi grosse qu’une montagne et aussi revêche qu’un ours. À l’instant
même, elle aurait voulu lui taper sur la tête – juste pour le principe. Mais comme elle l’aimait plus
que jamais, elle préféra se couler entre ses bras.
Ils étaient assis à l’arrière d’une limousine noire filant en direction de Heartache Mountain. Les
arbres au bord de la route arboraient d’infinies nuances de jaune, d’orange, de rouge. Jane aspirait à
vivre son premier automne dans ces montagnes, ainsi qu’à renouer le contact avec les amis qu’elle
avait réussi à se faire à Salvation avant leur retour à Chicago. Cal et sa famille avaient fait en sorte
de la mêler à tous les rassemblements importants, si bien que la méfiance des habitants à son égard
n’avait pas tardé à s’estomper.
À l’approche de Salvation, son impatience ne faisait que grandir. Cal avait loué cette voiture
avec chauffeur parce que la blessure au tendon qui l’avait privé de match ces dernières semaines
l’empêchait également de conduire. Pour rien au monde il n’aurait laissé sa femme enceinte le faire à
sa place, ce contre quoi elle ne trouvait rien à redire. Cela faisait plusieurs semaines déjà qu’elle
subissait des contractions de Braxton-Hicks – ces fausses alertes qui finissaient par mener à la vraie
–, mais cet après-midi-là, elles avaient été particulièrement fortes.
Cal lui embrassa tendrement le sommet du crâne. En soupirant, Jane se blottit plus
confortablement contre lut Si elle avait eu encore besoin de preuves de son amour, ces dernières
semaines auraient suffi à les lui donner. Au fur et à mesure que la grossesse approchait de son terme,
elle était devenue exigeante, irascible. Face à ces débordements, Cal était resté invariablement
patient et d’humeur égale. À plusieurs reprises – juste pour ne pas perdre la main –, elle s’était
essayée à le mettre en colère. Mais plutôt que de mordre à l’hameçon, il avait ri.
C’était facile, pour lui, d’être heureux, songea-t-elle avec amertume. Il n’avait pas à porter la
charge d’un bébé à naître – futur champion olympique et futur Prix Nobel-et à s’affubler de robes
ressemblant à des toiles de tente. Sans parler du mal de dos, des fausses contractions, et d’une paire
de pieds dont elle n’avait pas aperçu le bout depuis des semaines ! D’un autre côté, il était privé de
stade pour quelque temps encore, aussi n’avait-il pas de quoi pavoiser, même si cette blessure leur
avait permis de rentrer à Salvation en plein milieu de la saison.
Ses yeux s’emplirent de larmes toujours prêtes à couler au Souvenir de la douleur qui l’avait
terrassé, le dimanche précédent, quand un crétin de l’équipe des Bears l’avait méchamment taclé au
quatrième quart-temps. Jusqu’à cet accident, Cal avait fait un match éblouissant. Si Jane avait pu
mettre la main sur l’homme des cavernes qui lui avait fait ça, elle lui aurait dit sa façon de penser !
Kevin avait surjoué l’empathie et la compassion quand il avait fallu aider Cal à sortir du terrain,
mais Jane n’était pas dupe. On pouvait compter sur lui pour tirer le meilleur parti des deux semaines
durant lesquelles Cal serait absent. Si Jane n’avait pas été si fâchée contre lui, elle aurait pu être
fière des progrès fulgurants que Kevin avait accomplis depuis le début de la saison. Même Cal
éprouvait un sentiment de fierté – ce qu’il n’aurait jamais reconnu.
Parfois, elle se demandait si Kevin Tucker ne passait pas plus de temps chez eux que chez lui. Ils
avaient vendu la maison de Glen Ellyn. Jane s’était installée chez Cal en attendant qu’ils prennent une
décision sur leur futur lieu de résidence. Pour une raison que lui seul comprenait, Cal avait mis un
soin particulier à choisir avec elle les peintures, les meubles et jusqu’au moindre coussin qui avaient
apporté à son appartement la gaieté et le confort qui lui manquaient. Avec l’aide de Kevin, il avait
assemblé le berceau du bébé et posé des rideaux d’un jaune lumineux dans la pièce ensoleillée qui
lui servirait de chambre.
Tout le monde ignorait – y compris Kevin – que Cal avait décidé d’annoncer à la fin de la saison
qu’il se retirait. Cela ne le rendait pas fou de joie, étant donné qu’il n’avait toujours aucune idée de
ce qu’il allait faire ensuite, mais il était fatigué de devoir lutter contre le temps et de se battre pied à
pied pour récupérer de chacune de ses blessures. Il affirmait également avoir appris qu’il y avait
dans la vie des choses plus importantes que le football.
— Les femmes enceintes de neuf mois ne sont pas supposées prendre l’avion, grommela-t-il.
C’est un miracle qu’ils nous aient laissés passer à l’aéroport.
— Personne n’oserait aller contre ta volonté. Vous avez cet avantage, vous autres célébrités…
En faisant cette moue boudeuse qui lui donnait la délicieuse impression d’être une bimbo, Jane
ajouta :
— Hier, j’ai réalisé que je ne voulais pas que le bébé naisse à Chicago. Je préfère accoucher
près de la famille.
Cal était bon client pour sa moue boudeuse. Il y goûta longuement avant de répondre :
— Tu aurais pu te décider il y a un mois. Je t’aurais envoyée ici pendant qu’il était encore temps
de voyager.
— Nous aurions été séparés, et nous ne l’aurions supporté ni l’un ni l’autre.
C’était la stricte vérité. Ils avaient besoin l’un de l’autre dans des proportions qu’ils n’auraient
pu imaginer. Non seulement ils avaient trouvé le bonheur ensemble, mais au contact l’un de l’autre ils
s’étaient épanouis, y puisant une énergie qui bénéficiait à leurs carrières. Cal était sur le point de
pulvériser tous ses records, et le travail de Jane commençait à susciter l’admiration.
Juste après leur retour à Chicago, on lui avait décerné un prix prestigieux pour un article qu’elle
avait écrit. Sans qu’elle en sache rien, son nom avait figuré pendant des semaines en tête de liste des
favoris, donnant à la vendetta de Jerry Miles l’allure d’un sordide et mesquin combat d’arrière-
garde. En août, celui-ci avait été remercié et remplacé par un des physiciens les plus respectés du
pays, homme intègre qui avait tout de suite offert à Jane une position permanente aux. laboratoires
Preeze. Il avait même constitué autour d’elle une équipe de jeunes scientifiques passionnés travaillant
sous ses ordres.
Mais pour le moment, Cal avait autre chose en tête que la florissante carrière de son épouse.
C’était son bien-être qui le préoccupait, aussi tenta-t-elle de le rassurer.
— Inutile de t’inquiéter, Cal. J’ai parlé au Dr Vogler ce matin. Elle a suivi toute ma grossesse et
elle est parfaitement compétente pour mettre au monde ce bébé.
— N’empêche… Je persiste à dire que tu aurais dû te décider il y a longtemps.
Le bébé remua dans son ventre. Jane eut l’impression qu’un poing se resserrait autour de sa
colonne vertébrale et réprima un gémissement de douleur. Cal allait devenir fou s’il se rendait
compte qu’elle avait mal à ce point.
Peu à peu, une sourde inquiétude lui fit se demander s’il n’avait pas un peu raison. Ces
contractions commençaient à devenir problématiques, même si le travail pouvait prendre une éternité
lors d’une première grossesse. Savoir que Lynn et Jim les attendaient était rassurant. Son beau-père
pourrait lui dire si le temps était venu d’appeler le Dr Vogler.
Fort heureusement, Cal était distrait et ne remarqua rien.
— Qu’est-ce que c’est que ce truc, sur ton poignet ? s’enquit-il en lui prenant la main.
— Oh, ce n’est rien… J’ai dû me faire une marque avec un stylo par accident.
— Comme c’est étrange… Cet « accident » ressemble furieusement à une équation.
— Nous étions sur le point d’atterrir. Je n’arrivais pas à mettre la main sur mon calepin.
Jane eut l’impression que le bébé effectuait un looping dans son ventre. Elle retint son souffle.
Cette fois, la douleur fut suivie d’une contraction qui lui parut interminable. Elle réprima un
gémissement qui l’aurait trahie et chercha une distraction en essayant de provoquer une querelle.
— Pourquoi refuses-tu de te disputer, désormais ?
— C’est faux, chérie. Nous nous disputons depuis que tu m’as annoncé que nous partions pour
Salvation.
— Nous nous chamaillons, ce n’est pas une dispute. Tu n’as pas crié une seule fois. D’ailleurs,
tu ne cries plus.
— Désolé, mais j’ai du mal à me fâcher contre toi.
— Pourquoi ? Moi-même, j’ai peine à me supporter.
— C’est fou, non ? Je ne comprends pas.
En lui jetant un regard de biais, elle s’impatienta :
— Ça y est ! Tu remets ça !
— Quoi donc ?
— Ce qui m’irrite tellement.
— Sourire ?
— Oui !
— Désolé, répéta-t-il en posant la main sur son ventre tendu à craquer. Je suis tellement heureux
que je ne peux pas m’arrêter.
— Fais un effort !
Jane eut du mal à réprimer son propre sourire.
Qui aurait pu imaginer qu’un guerrier tel que Cal Bonner ferait preuve de tant de patience et de
fantaisie ? Elle s’en voulait à présent d’avoir douté de lui. Quand il se décidait à aimer, c’était pour
de bon.
Il avait réussi à dissiper ses craintes de mettre au monde un enfant trop brillant. Il lui avait fait
comprendre que ses problèmes avaient été davantage causés par un père froid et distant que par son
intelligence hors du commun. Un sort que leur bébé n’aurait jamais à subir.
Cal se pencha et s’exclama en regardant par la vitre :
— Oh, non !
— Que se passe-t-il ?
— Il pleut. Et si, une fois là-haut, tu commençais à avoir des contractions et que la route soit
coupée à cause d’un glissement de terrain ?
— Ce genre de choses n’arrive que dans les livres.
— J’ai été fou de te laisser m’embarquer là-dedans !
— Nous devions venir. Je te l’ai dit et répété. Je veux avoir mon bébé ici. Et j’ai rêvé qu’Annie
était à l’agonie.
— Tu l’as appelée dès ton réveil et elle t’a assuré qu’elle allait bien.
— Elle paraissait fatiguée.
— Elle a dû rester éveillée toute la nuit à réfléchir à la meilleure façon de se débarrasser de
notre paternel.
Cette fois, Jane ne put se retenir de sourire.
C’était devenu une habitude, chez Cal : il parlait de sa mère et de son père comme s’ils étaient
également les siens. Il ne lui avait pas offert seulement son amour, il lui avait aussi donné une famille.
Un flot d’émotions qu’elle ne put contenir jaillit en elle.
— Tu es le plus merveilleux mari du monde ! gémit-elle en retenant un sanglot. Et je ne te mérite
pas !
Jane eut l’impression d’entendre un soupir résigné, mais ce n’était peut-être que le chuintement
des pneus sur la route humide.
— Si ça peut te rassurer, rétorqua-t-il, sache que je note sur un carnet tout ce que tu me fais subir
depuis un mois, et que je te le ferai payer quand tu seras redevenue toi-même. Tu te sens mieux ?
Jane hocha la tête et s’essuya les yeux. Cal se mit à rire et l’embrassa de nouveau tandis que la
limousine se lançait à l’ascension de Heartache Mountain.
— Je t’aime, Janie Bonner ! conclut-il. Je t’aime comme un fou ! La nuit où tu as débarqué chez
moi avec un nœud autour du cou, tu m’as offert la chance de ma vie.
Toutes les lumières étaient allumées dans la maison d’Annie, devant laquelle était garé le Blazer
rouge de Jim. Jane avait vu ses beaux-parents deux semaines plus tôt, quand ils avaient fait un saut à
Chicago. Durant tout leur séjour, ils s’étaient conduits comme de jeunes mariés. La nuit où ils avaient
dormi chez eux, Cal avait enfoui sa tête sous un oreiller en se jurant d’acheter un nouveau lit pour la
chambre d’amis – un lit qui ne grincerait pas !
Elle était si pressée de les retrouver qu’elle n’attendit pas que le chauffeur ait ouvert sa por-tière
pour descendre.
— Attends, Jane ! s’écria Cal. Il pleut et…
Jane n’entendit pas la suite. Déjà, elle s’élançait vers le porche. Même si Cal boitait à cause de
sa jambe blessée, il parvint à la rejoindre à temps pour l’aider à monter les marches. La porte
s’ouvrit à la volée et Lynn se précipita à leur rencontre.
— Cal ! s’exclama-t-elle. Comment as-tu pu la laisser venir jusqu’ici dans son état ?
Jane fondit en larmes.
— Je veux que mon bébé naisse ici ! hulula-t-elle.
Par-dessus sa tête, Cal et sa mère échangèrent un regard lourd de signification.
— Plus elles sont intelligentes, plus les hormones frappent fort, marmonna-t-il.
Jim apparut derrière sa femme et serra Jane contre lui tout en l’attirant à l’intérieur. Un autre
spasme douloureux la secoua. En gémissant, elle s’affaissa. Jim la prit par les épaules et la tint à bout
de bras pour l’examiner d’un œil suspicieux.
— Aurais-tu des contractions, par hasard ?
— Quelques Braxton-Hicks, tout au plus.
Annie s’agita dans son rocking-chair, devant la télé. Jane se pencha pour la serrer dans ses bras,
mais dut se rendre à l’évidence que cela lui était impossible. Faute de mieux, la vieille dame pressa
sa main dans la sienne.
— Pas trop tôt… grommela-t-elle, émue. Je croyais ne plus te revoir.
— Ces fausses contractions, insista Jim dans son dos, elles sont fréquentes ?
— Quelques minutes d’intervalle. Je dirais… Jane dut s’interrompre et s’arc-bouta, le visage
crispé par la douleur. Cal la rejoignit et la soutint. Livide, il demanda à son père :
— Tu crois que les contractions ont débuté ?
— Ce ne serait pas pour me surprendre.
Jim conduisit la jeune femme jusqu’au divan, sur lequel il la fit asseoir. Puis, la main posée sur
son abdomen, il consulta sa montre.
— L’hôpital est à quinze kilomètres d’ici ! s’exclama Cal, les yeux agrandis par l’angoisse. Sur
ces routes, il faut au moins vingt minutes pour y arriver ! Pourquoi ne m’as-tu pas prévenu que tu
avais des contractions, chérie ?
— Parce que tu m’aurais conduite à l’hôpital, et qu’une fois de plus ils nous auraient renvoyés
chez nous. Ces douleurs doivent être dues à l’avion, de toute… Aie !
Jane ferma les yeux et serra les dents pour ne pas crier. Jim regarda sa montre. L’angoisse de
Cal monta d’un cran.
— P’pa Il faut la faire descendre avant que la pluie ne provoque un glissement de terrain qui
coupera la route !
— Il pleut à peine, Cal… protesta sa mère. Et cela fait des années qu’il n’y a eu aucun
glissement de terrain. De toute façon, les premiers-nés prennent leur temps.
Sans lui prêter attention, Cal fila vers la porte.
— La limousine est déjà partie ! gémit-il après avoir jeté un coup d’œil à l’extérieur. P’pa, nous
allons prendre ton Blazer. Tu conduis et je reste à l’arrière avec elle.
— Pas question ! décréta Jane. Je veux avoir mon bébé ici !
Cal lui lança un regard horrifié.
— Ici ? répéta-t-il.
En reniflant, Jane hocha lentement la tête.
— Attends un peu !
La voix de Cal était devenue rauque et menaçante. Malgré les vagues de douleur qui
l’assaillaient, Jane se laissa gagner par une certaine excitation.
— Quand tu disais que tu voulais accoucher « ici », reprit-il, je pensais que cela voulait dire
« dans la région », et plus spécifiquement « à l’hôpital »…
— Non ! Je voulais dire ici, chez Annie !
L’idée venait de s’imposer à elle, mais elle savait qu’elle n’aurait pu trouver meilleur endroit
pour y faire son nid.
Les yeux emplis d’un mélange de frénésie et de peur, Cal se précipita vers son père et le prit à
témoin.
— Bon Dieu ! s’écria-t-il. Elle est en train de devenir la physicienne la plus réputée du pays, et
elle a autant de bon sens qu’un poteau indicateur ! Tu n’auras pas ton bébé dans cette maison ! Tu
accoucheras à l’hôpital du comté !
— Ça y est… se félicita Jane en souriant à travers ses larmes. Ça va mieux… Tu cries !
Cal se frappa le front du plat de la main.
— Pourquoi ne me laisserais-tu pas vérifier où tu en es dans la chambre à côté ? suggéra Jim en
tapotant la main de Jane. Histoire de s’assurer que tout va bien.
— Est-ce que Cal peut venir ?
— Naturellement.
— Et Lynn ? Je veux que Lynn soit là !
— Elle y sera.
— Et Annie.
Jim poussa un soupir et lança à la cantonade :
— OK, tout le monde ! Allons-y.
Avec un luxe de précautions, Cal l’entoura d’un bras et la soutint jusqu’à l’ancienne chambre de
Lynn. Juste au moment où ils franchissaient le seuil, un spasme si puissant la secoua qu’il lui fallut
s’agripper au chambranle. Celui-ci parut durer une éternité, et ce n’est qu’ensuite qu’elle prit
conscience d’un autre phénomène.
— Cal ?
— Oui, chérie ?
— Regarde par terre… Mes pieds sont-ils mouillés ?
— Tes pieds ? Tes pieds sont…
Cal baissa la tête et émit un drôle de bruit étranglé.
— Bon Dieu, Jane ! Tu as perdu les eaux ! P’pa, Jane a perdu les eaux !
Jim s’était éclipsé dans la salle de bains pour se laver les mains, mais son fils avait crié si fort
qu’il n’eut aucune difficulté à l’entendre.
— Tout va bien, Cal ! répliqua-t-il depuis l’autre pièce. J’arrive tout de suite. Je suis sûr qu’il
restera assez de temps pour la conduire à l’hôpital.
— Si tu en es si sûr, pourquoi dois-tu vérifier d’abord ?
— Par précaution. Les contractions sont rapprochées.
Raide comme un piquet, Cal conduisit Jane jusqu’au lit double. Lynn, pendant ce temps, était
allée chercher une pile de serviettes et Annie avait ôté le couvre-lit. Jane refusa de s’allonger tant
que Lynn n’eut pas protégé le matelas avec une alèse en plastique. Cal profita de l’intermède pour lui
enlever la culotte de maternité qu’il l’avait aidée à enfiler le matin même.
Jane, enfin, put s’allonger. Annie s’installa sur une chaise. En voyant Jim revenir, Jane réalisa
qu’il comptait effectuer un examen intime et commença à se sentir embarrassée. Il était peut-être
médecin, mais il était aussi son beau-père…
Avant qu’elle ait pu s’en inquiéter davantage, une nouvelle contraction, deux fois plus forte que
la précédente, la tordit de douleur. Un cri s’échappa de ses lèvres et elle comprit que quelque chose
clochait, que la naissance de son bébé n’était pas supposée se passer ainsi.
Jim donna à mi-voix quelques ordres pressés à son fils. Cal écarta doucement les genoux de Jane
pendant qu’il procédait à l’examen. Debout à côté du lit, Lynn fredonnait Maggie May, les mains
jointes dans son giron.
— Bon sang ! s’exclama Jim d’une voix sourde. J’ai un pied ! C’est un siège !
Jane eut juste le temps de s’inquiéter de ce qu’il voulait dire par là. Aussitôt après, un nouveau
séisme la secoua.
— Cal, installe-toi derrière elle ! ordonna Jim. Tu la serres contre toi et tu lui maintiens les
jambes écartées. Jane ! Surtout, ne poussez pas ! Lynn ! Cours à la voiture chercher ma sacoche.
La douleur et la peur submergeaient Jane, l’empêchant de réfléchir. Un siège ? Un pied ? Que se
passait-il ? Tandis que son mari grimpait sur le lit et s’installait derrière elle, elle supplia son beau-
père du regard.
— Dites-moi ce qui se passe ! le pressa-t-elle. Je ne peux tout de même pas avoir le bébé
maintenant ! Cela va trop vite ! Il y a quelque chose qui cloche, n’est-ce pas ?
— C’est un accouchement par le siège, répondit-il.
Jane émit un grondement sourd. Elle avait entendu parler de ce type d’accouchement, qui se
soldait généralement par une césarienne en bloc opératoire ! C’était la pire position possible, et le
bébé pouvait en souffrir. En n’en faisant qu’à sa tête et en ne prévenant pas Cal, elle avait mis en
danger leur enfant !
— Mercredi dernier, précisa Cal, à la dernière visite chez le médecin, la tête était pourtant en
bas…
— Parfois, le bébé se retourne, répliqua Jim. C’est rare, mais ça arrive.
Cal attira Jane tout contre lui. Elle se laissa aller contre sa poitrine et ne protesta pas lorsque, lui
empoignant les genoux, il écarta largement ses jambes. Son bébé était en danger et cela suffisait à
annihiler toute pudeur déplacée.
— Écoute-moi bien, Jane… prévint Jim en lui pressant gentiment le genou. Tout va aller très
vite. Cela ne ya pas ressembler du tout à ce à quoi tu t’attendais. Pour l’instant, je dois récupérer
l’autre pied et il est très important de ne surtout pas pousser. Cal… il faut prendre garde au cordon
dans cette position. Surtout, empêche-la de pousser !
Jane se concentra sur la voix de son mari qui dans son dos l’encourageait.
— Respire, chérie ! Respire ! Voilà, très bien. Comme on te l’a appris. Tu te débrouilles très
bien…
Une douleur atroce la ravageait. On aurait dit qu’un monstre lui dévorait le ventre, mais Cal
l’incitait à respirer avec lui, entrecoupant ses instructions de mots d’amour.
Le besoin instinctif de pousser se faisait de plus en plus fort, de plus en plus irrépressible. Pour
résister, il lui fallait lâcher des cris horribles, qui sortaient de sa gorge comme des plaintes d’animal
blessé. Pousser ! Elle devait pousser !
Mais Cal ne l’entendait pas de cette oreille. Il la menaçait et la cajolait tout à la fois. Elle fit ce
qu’il lui demandait parce qu’elle n’avait pas le choix.
Elle bloquait sa respiration quand il l’exigeait, laissait fuser son souffle et criait pour refuser à
son corps le besoin naturel de pousser.
— Nous y voilà ! s’exclama Jim joyeusement. Tout va très bien, ma chérie ! C’est bientôt
terminé.
Jane ne distinguait plus une vague de douleur d’une autre. Elle se noyait dans une mer de
souffrance infinie. Cela ne ressemblait pas aux films qu’ils avaient visionnés, où un couple souriant
jouait aux cartes et avait le temps de se promener dans les couloirs entre deux contractions.
Les minutes s’égrenèrent lentement. Le monde de Jane se résumait à la souffrance et à la voix de
Cal, dont elle suivait les ordres aveuglément. Dans son dos, elle sentait sa force se communiquer à
elle. C’était cette force qui lui permettait de tenir bon.
La voix de Cal se fit rauque lorsqu’il lui dit enfin :
— Continue de respirer, chérie… Mais ouvre les yeux aussi. Un miracle est en train de se
produire.
Jane s’exécuta et vit Jim donner naissance au bébé, les pieds en avant. Avec Cal, elle se mit à
pleurer quand la tête apparut. Effaçant la douleur, un flot d’extase se répandit en elle. Une sensation
de plénitude, de joie profonde la submergea en découvrant son enfant entre les mains fortes et habiles
de son grand-père. Jim aspira rapidement les mucosités dans la bouche et le nez à l’aide d’une
seringue, pendant que Lynn le tenait. Puis elle déposa doucement le nouveau-né sur le ventre de Jane.
— Une fille ! annonça-t-elle.
Le bébé émit un petit cri assourdi. Jim coupa le cordon. Leurs mains se tendirent pour caresser
son corps tout chaud, humide et encore taché de sang.
— Cal !
— Notre bébé, chérie…
— Oh, Cal…
— Seigneur ! Elle est magnifique… Tu es magnifique ! Je t’aime !
— Je t’aime, Cal ! Oh, comme je t’aime !
Sans retenue, en pleurs l’un et l’autre, ils s’embrassèrent en murmurant des mots doux sans queue
ni tête. Jane était à ce point absorbée par Son mari et par sa fille qu’elle remarqua à peine que Jim
venait d’achever sa tâche en veillant à l’expulsion du placenta, un grand sourire aux lèvres. Lynn était
en larmes, elle aussi. Elle prit gentiment le bébé pour l’envelopper dans une serviette et lui faire un
brin de toilette, avant de le présenter à Annie.
Annie Glide observa son arrière-petite-fille avec une immense satisfaction.
— Cette petite-là sera un vrai numéro ! prédit-elle, les yeux brillants de malice. Un vrai numéro,
je vous le garantis ! Le sang des Glide ne ment pas.
Lynn émit un rire mouillé de larmes et rapporta l’enfant à sa mère, mais les mains agiles de son
quarterback de père l’interceptèrent avant.
— Viens me voir, petit cœur… Laisse-moi jeter enfin un bon coup d’œil sur toi.
Partageur, il s’installa sur le lit à côté de Jane pour qu’ils puissent tous deux s’abîmer dans la
contemplation de son minuscule visage rose encore plissé.
— Bienvenue sur terre, petit cœur… murmura-t-il. Nous sommes si heureux que tu sois là.
La tête légère, en paix avec elle-même, Jane regarda le père et la fille faire connaissance. Elle
se rappela ce cri de colère, pas si lointain, qu’elle avait lancé à Cal :
Ce bébé est à moi : à moi et à personne d’autre !
Il lui suffisait de regarder autour d’elle, de voir ces grands-parents aux anges serrés l’un contre
l’autre, cette arrière-grand-mère acariâtre et pas encore rassasiée de la vie, ce père en train de
tomber amoureux une fois encore, pour comprendre à quel point elle s’était trompée.
À cette minute, elle sut qu’elle l’avait enfin trouvée, là où elle n’aurait jamais songé à la
chercher : la théorie du Grand Tout.
Cal redressa la tête, comme frappé lui aussi par une illumination, et s’exclama :
— Ça y est, j’ai trouvé !
Le grand rire sonore qui s’ensuivit fit ouvrir les yeux à sa fille, mais elle ne pleura pas car elle
l’avait déjà cerné : grand, bruyant, un cœur d’or – un vrai gogo…
— Jane ! M’man ! P’pa ! cria-t-il de plus belle. Je sais ce que je veux faire de ma vie !
— Quoi ? s’enquit Jane, impatiente. Dis-le-moi vite !
— Je n’arrive pas à y croire. Après avoir cherché si longtemps, j’avais la solution juste sous
mes yeux !
— Pourquoi faire tant d’histoires, Calvin ? intervint une voix goguenarde dans un coin de la
pièce. Il y a des années que j’aurais pu te dire ce que tu avais besoin d’entendre.
Tous se retournèrent pour dévisager Annie. Elle soutint crânement leurs regards et ajouta :
— Il suffit de deux sous de jugeote pour comprendre que Calvin est destiné à devenir médecin
de campagne, comme son papa et son papy avant lui. Le sang des Bonner ne ment pas !
— Un médecin ?
Jane considéra son mari avec incrédulité.
— Elle a raison ? insista-t-elle. Tu veux être médecin ?
Cal fusilla sa grand-mère du regard.
— Tu ne crois pas que tu aurais pu m’en parler avant ? s’indigna-t-il.
Annie renifla d’un air méprisant.
— Personne ne m’a rien demandé !
Jane se mit à rire.
— Tu vas devenir médecin ? répéta-t-elle. C’est tout simplement parfait !
— Quand j’aurai terminé mes études, rectifia-t-il, je serai un vieux médecin. Tu crois que tu
pourras supporter que ton mari retourne à l’école ?
— Rien ne pourrait me faire davantage plaisir…
À cet instant, Rosie Darlington Bonner décida qu’on l’avait assez négligée. C’était son grand
moment à elle, bon sang ! Elle méritait bien un peu d’attention… Après tout, elle avait des tas de
choses à faire : il y avait ces pestes de petits frères à accueillir d’ici quelques années ; plein d’amis à
rencontrer ; des arbres auxquels monter ; des parents à apaiser ; et, plus que tout encore, beaucoup de
grands romans à écrire…
Mais peut-être valait-il mieux que ces deux grands nigauds qui la mangeaient des yeux, l’air
gaga, n’en sachent rien pour l’instant.
Décidée à se faire entendre, Rosie Darlington Bonner ouvrit la bouche et poussa son premier cri.
Me voici, vaste monde ! Je suis là ! Que tu y sois prêt ou non !