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Lafon 1996
Lafon 1996
Michel Lafon
De Ficciones à El Aleph:
narratologie, hypertextualité et autobiographisme
L
es trois séances de ce séminaire ont été l’occasion de poser un
vieux problème, celui de la spécificité des fictions borgésien-
nes constituant les deux recueils des années quarante, de leur
“définition”, et d’en aborder un second, plus rarement évoqué par la
critique, celui d’une possible spécificité de El Aleph par rapport à Ficcio-
nes.
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la répétition (du type de “Tadeo Isidoro Cruz tuvo la impresión de haber vi-
vido ya ese momento”) et par une série de dispositifs textuels, anodins si-
non clandestins (séquences, dates, toponymes...), qui contribuent à
structurer cette fiction en spirale. Autrement dit, tout en proclamant et
en mettant en scène - à la manière d’une apothéose - l’unicité d’un des-
tin, “Biografía” ne cesse de suggérer et de pratiquer, à divers plans, la
circularité, la répétition. Le moment-clé, de ce point de vue-là aussi, est
la fin de la fiction. Tout d’abord, il est remarquable que Borges ait mé-
nagé, quasiment jusqu’à la dernière ligne, la possibilité de deux dé-
nouements antagoniques : celui qui aurait vu Tadeo Isidoro et le mysté-
rieux malandrin se confondre en une seule et même personne, et celui
qui voit le nom ô combien fameux du poursuivi proclamé in fine. C’est
dire que “Biografía” réussit la gageure de programmer conjointement les
deux dénouements vertigineux caractéristiques, en général séparément,
de la plupart des fictions borgésiennes. En outre, le dénouement fina-
lement retenu (le second, qui relève d’un fantastique méta-littéraire, ou
d’un méta-fantastique, quand le premier aurait renvoyé à une tradition
littéraire fantastique déjà bien installée, ne serait-ce que par les fictions
borgésiennes antérieures) opère un “coup d’écriture” d’autant plus re-
marquable qu’il était annoncé dès le titre de la fiction : la plus haute
gageure de Borges consiste ici, en effet, à donner en titre des éléments
qui pourraient suffire à éclairer le lecteur et à détruire tout suspense
narratif. Bref, “Biografía” fonctionne comme une espèce de méta-fiction,
ou plutôt d’hyper-fiction, capable de condenser des procédures narrati-
ves éparses dans le corpus borgésien et, plus encore, d’exhiber dès son
titre le piège qu’elle tend au lecteur : d’autres fictions borgésiennes em-
pruntent cette voie, tant dans Ficciones que dans El Aleph, et deux autres
fictions au moins de El Aleph (“El inmortal” et “La casa de Asterión”)
jouent également à montrer en titre ce qu’elles cachent, mais le propre
de “Biografía” est sans doute d’aller plus loin qu’aucune autre dans ce
double jeu de condensation et d’exhibition, et de placer ce faisant El
Aleph sous les auspices d’une extrême visibilité de ses procédures d’écriture
(d’une visibilité extrêmement perverse : celle, si l’on veut, de la “Lettre
volée” de Poe).
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Michel Lafon
Professeur à l’Université Stendhal de Grenoble
Membre de l’Institut Universitaire de France