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LES ÉCRITS JOHANNIQUES

N.B : Ce texte réservé à l’usage des étudiants de FTL, contient un matériel emprunté aux livres
mentionnés dans la bibliographie et quelques notes relevant de l’expérience personnelle
La tradition chrétienne a associé le nom de Jean, fils de Zébédée et frère de Jacques
(Mt 4,21//Mc 3,17 ; 10,2 ; 20,20), à cinq écrits présentant une certaine homogénéité1 : un évangile,
trois lettres et une apocalypse. Quelle que soit la valeur historique de cette attribution, dès le IIe
siècle ap. J.C., ces quatre écrits sont associés l’un à l’autre. Cette œuvre de Jean doit être lue en
commençant par l'Évangile : tout prend origine dans les événements racontés par l'Évangile, point
de départ pour comprendre les trois lettres (1-3) et l'Apocalypse.
En effet, les lettres se veulent une manière d’interpréter l’Evangile ou du moins une manière de
corriger une mauvaise compréhension de l’Evangile, tandis que l’Apocalypse demeure un épilogue
racontant l’histoire de l’Eglise où le Christ, la Vie ou l’Amour continue de l’emporter sur le mal,
la haine.

L’objectif du cours : se familiariser au monde johannique et acquérir quelques coordonnés pour


accéder au message de cette littérature.
Plan du cours
Eu égard à ce qui précède, notre cours établira, dans un premier temps, un contact direct avec le
Quatrième Evangile – QE – (I) ; ensuite, les lettres (II) ; puis l’Apocalypse, dernier livre du NT et
donc de toute la Bible (III).
1. L’Evangile de Jean
2. 1, 2, 3 Lettre de Jean
3. Apocalypse

1
Ces écrits se caractérisent non par la longueur, mais par leur densité spirituelle et leur rôle dans la vie chrétienne.
Généralement, on les rattache à un unique auteur à cause des ressemblances lexicales. En effet, on constate l’usage
dans l’un et dans les autres des mots tels que « femme » pour désigner Marie la Mère de Jésus, « agape », la
caractéristique des disciples, « Agneau de Dieu », un titre christologique, « Logos », cette Parole qui s’est incarné
(Jn 1,14), a été expérimentée (1Jn 1,1), purifie (cf. Ap 2 – 3), etc. L’affinité de ces livres se trouvent également dans
leur but, c’est-à-dire le tronc porteur de chacun d’eux, l’adhésion à la foi. En effet, le manque ou l’inexactitude de la
foi affecte la charité. En outre, ils appartiennent aux textes qu’on retient les dernières productions du NT, donc vers
la fin du 1er siècle après J.C.
Cependant, il existe d’énormes écarts entre eux. Le premier est un Evangile, les autres sont des lettres ou
l’Apocalypse. Tous ne s’adressent pas au même publique, voilà pourquoi les nuances ne seront pas négligeables.

1
L’EVANGILE SELON SAINT JEAN OU LE QUATRIEME EVANGILE
Dès le début du christianisme, l'Évangile de Jean a été impliqué dans les controverses
christologiques, en commençant par les gnostiques des II et III siècles. Au cours de la période de
la réforme (XVIe siècle), ensuite, le texte a fait l'objet d'une opposition entre catholiques et
protestants, jusqu'à ce que le texte johannique devienne l'objet de recherches historico-critiques au
même titre que l'ensemble du Nouveau Testament. A cette époque, on en est même venu à nier
son historicité et son origine apostolique. Ce n'est qu'au début du XXe siècle que des études ont
été entreprises sur l'unité littéraire et l'unicité de la composition de l'Évangile, ce qui a ensuite
conduit au domaine de l'environnement religieux et du message théologique. Aujourd'hui,
l'horizon des études johanniques s'est élargi jusqu’à atteindre les commentaires qui touchent à la
structure théologique et catéchétique, ce qui nous permet de saisir la portée spirituelle du texte.
L’attraction du quatrième évangile à travers les siècles reste cependant toujours le mystère de Jésus
de Nazareth, le Verbe de Dieu fait chair, qui est venu me montrer la face du Père.

1. Les aspects littéraires du QE

1.1. Les matériaux utilisés par le rédacteur johannique


Plusieurs traditions ont été reprises dans le QE et intégrées dans des récits et en de longs discours.

1.1.1. Les récits


Certains récits présentent une grande sobriété, comme les noces de Cana (Jn 2,1-11) et l'expulsion
des vendeurs du Temple. D'autres sont conçus comme de véritables drames : la guérison de
l'aveugle-né, la résurrection de Lazare. Les récits se répartissent en différents blocs distincts :
▪ Le récit sur le ministère de Jean-Baptiste qui sert d'ouverture à l'évangile :
- La délégation des juifs envoyés auprès du précurseur (Jn 1,19 - 28),
- L'évocation du baptême de Jésus par Jean-Baptiste (Jn 1,29 -34),
- La vocation des premiers disciples. Deux d'entre eux, un inconnu et André, qui ont entendu
le témoignage du précurseur au sujet de Jésus, se sont mis à la suite du nouveau maître et
sont allés témoigner à son sujet (Jn 1,35-51).
▪ Les récits des signes accomplis par Jésus qui ont été consignés pour que les chrétiens croient
que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour qu’en croyant, ils aient la vie en son nom
(Jn 20,31). Il s’agit de :
- L'eau changée en vin à Cana (Jn 2,1-12) : il est propre à Jean.
- La guérison du fils de l'officier royal (Jn 4,43-54), rapportée aussi en Mt et en Le.
- La guérison du paralytique de Bethesda (Jn 5,1-18) suivi du discours en Jn 5,19-47.
- La multiplication des pains et la marche sur la mer (Jn 6,1-21) relatées en Mc, Mt et Lc.
Ces versets introduisent le long discours sur le pain de vie (6,22-71).
- La guérison de l'aveugle-né (Jn 9).
- La résurrection de Lazare (Jn 11,1- 44).
- La pêche miraculeuse bord du lac (21,1-14)
▪ Les récits de la passion et de la résurrection :
- L'évocation du dernier repas durant lequel Jésus lave les pieds de ses disciples et annonce
sa passion prochaine (Jn 13).
- La passion (Jn 18-19)
- Les apparitions le lendemain du Sabbat (Jn 20)

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- L'apparition au bord du lac (Jn 21)

1.1.2. Les discours


Les discours constituent une particularité johannique par rapport aux synoptiques. Ils sont repartis
de manière inégale dans l'évangile et constituent plus de la moitié des matériaux. Il s'agit en fait
de dialogues entre Jésus et ses interlocuteurs. Dans ces discours, Jésus amène ses interlocuteurs à
comprendre l'objet de la révélation et à prendre position vis-à-vis d'elle. Ces derniers réagissent à
ses propos et relancent le débat. Parfois, comme dans l'entretien avec Nicodème, le dialogue
s'achève par un long monologue.
Les discours dont certains font suite à un signe accompli par Jésus, ont pour but de le faire
connaître, de le révéler en tant qu’envoyé de Dieu. Lui-même s'y présente comme celui qui apporte
le salut au monde : « Je suis le pain de vie » ; « Je suis la porte » ; « Je suis le bon pasteur » ; « Je
suis la résurrection et la vie ». Les principaux discours de l'évangile de Jean sont les suivants :
- L'entretien avec Nicodème (Jn 3,1-21).
- Le discours sur le pouvoir du Fils (Jn 5,19-46).
- Le discours sur le pain de vie (Jn 6,22-59).
- L'enseignement durant la fête des Tentes (Jn 7,11-36).
- Un discours au Temple (Jn 8,12-59).
- La parabole du berger (Jn 10).
- Le discours aux grecs (Jn 12,20-36).
- Les discours d’adieu (Jn 14-17).

1.2. Le lexique, le style et les caractéristiques narrative du QE

1.2.1. Lexique et style


En ce qui concerne le vocabulaire, le dernier évangile est le plus pauvre des quatre : Jean n'utilise
que 1.011 mots différents, contre les 1.345 de Marc, les 1.691 de Matthieu et les 2.055 de Luc.
Cette pauvreté lexicale se révèle, paradoxalement, être une richesse, car Jean se concentre toujours
sur l'essentiel, rapprochant le lecteur des profondeurs du mystère (des symboles simples comme
l'eau, le pain... amènent à aller toujours plus loin). Des mots importants des Synoptiques manquent
dans l'Évangile de Jean et, inversement, certains termes reviennent beaucoup dans Jean et peu ou
pas du tout dans les Synoptiques.
Le style de Jean est solennel et monotone, très différent du style élégant de Luc et du style vivant
de Marc. Jean n'utilise jamais un style immédiat ou animé, mais plutôt hiératique et répétitif : les
dialogues de Jésus sont transformés en monologues dans lesquels il est très souvent difficile de
comprendre qui parle (chap 3). Son style est abstrait et doctrinal, caractérisé par une pensée qui
revient et s'étend progressivement : c'est un dynamisme en spirale qui tend vers le haut. Les termes
sont récurrents, mais la pensée acquiert une profondeur toujours plus grande. Malgré la pauvreté
des moyens linguistiques, Jean est un grand écrivain car il sait focaliser l'attention du lecteur sur
l'essentiel, sur le mystère, sans se perdre dans les détails. Pour expliquer le style de Jean, on a
utilisé l'image des vagues qui reviennent sans cesse, mais qui forment une marée montante :
« Chaque vague recouvre la précédente et arrive encore plus loin sur le rivage » (De La Potterie).
Tout revient, mais c'est toujours au-delà ; la répétitivité approfondit le thème à chaque fois.
Le grec du QE connaît des influences sémitiques, mais ce n'est pas du tout impressionnant. Le
contexte culturel et la proclamation originale par des prédicateurs sémites ont certainement
influencé la qualité du grec des évangiles.

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1.2.2. Techniques narratives
Les plus courantes sont les suivantes :
a. Le "symbolisme" est la technique la plus caractéristique du QE. Elle consiste en un
processus très engageant et est une exigence typique du langage religieux ; elle est très
développée dans l'Évangile de Jean. Le symbole se base sur le sens courant des réalités de
ce monde pour exprimer des réalités du monde d’en haut, ce qu’on ne comprend pas. Alors
que le signe renvoie à une réalité du même ordre (la fumée renvoie au feu), le symbole
renvoie à une réalité d'un ordre différent. Sa fascination réside dans sa capacité à nous
obliger à penser globalement. Il faut donc lire l’évangile à un double niveau. La guérison
du paralysé en Jn 5,14 symbolise la rémission des péchés, celle de l’aveugle-né, l’ouverture
à la lumière de la foi. Ainsi dans l’évangile de Jean, l’eau (hudôr) revêt une grande valeur
symbolique. Jean-Baptiste annonce que lui baptise dans l’eau, mais Jésus baptisera dans
l’Esprit (1,26.33). L’eau qui sert à laver les saletés extérieures renvoie au nettoyage des
souillures intérieures suggéré par l’Esprit avec la venue de Jésus. Dans le récit des noces
de Cana (2,1-11), les jarres d’eau servant à la purification des Juifs sont remplies et
changées en vin pour le bonheur des convives. Dans le dialogue avec la Samaritaine, Jésus
lui demande à boire et lui propose une eau vive bien meilleure, source de vie éternelle (4,7-
15). Il en va de même pour la nourriture et spécifiquement du pain. En Jn 4,32-34, lorsque
les disciples de Jésus l’invitent à manger, il répond que sa nourriture est de faire la volonté
de Dieu. La quête du pain matériel devient le symbole de la quête de la volonté de Dieu.
Suivre Jésus, signifie marcher avec lui, mais plus encore croire en lui en devenant son
disciple (1,37-38). Le Temple de Jérusalem devient le temple de son Corps (2,19-21).
b. "amphibolisme" est l'utilisation d'un terme ayant un double sens. Quelques exemples :
- egeirō signifie à la fois "élever" et "ressusciter". En Jn 2,19-21, nous lisons : « Jésus leur
dit : Détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai. Les Juifs lui dirent : "Ce temple a
été construit en quarante-six ans, et en trois jours tu le relèveras ? Mais il parlait du temple
de son corps. »
- hypsoō signifie à la fois "élever" et "élever sur la croix" : « Et comme Moïse éleva le
serpent dans le désert, il faut que le Fils de l'homme soit élevé » (Jn 3,14) ;
- telos signifie à la fois "fin" et "jusqu'au bout" : « Avant la fête de la Pâque, sachant que
l’heure était venue pour lui de passer de ce monde à son Père, Jésus, ayant aimé les siens
qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout. » (Jn 13,1) ;
- anōten signifie à la fois "d'en haut" et "de nouveau" : "Jésus lui répondit : En vérité, en
vérité, je te le dis, si quelqu'un ne renaît pas d'en haut, il ne peut pas voir le royaume de
Dieu" (Jn 3,3) ;
- gennaō signifie à la fois naître dans un sens matériel et naître de Dieu : « Nicodème lui dit
: Comment un homme peut-il naître quand il est vieux ? Peut-il entrer dans le ventre de sa
mère une seconde fois et naître à nouveau ? Jésus lui répondit : "En vérité, en vérité, je te
le dis, si un homme ne naît d'eau et d'Esprit, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu »
(Jn 3, 4-5) ;
c. le "malentendu" est une technique narrative utile pour amener le lecteur plus loin, d'un
niveau inférieur à un niveau supérieur. Elle suit un schéma fixe : 1) Jésus fait une
déclaration ; 2) l'interlocuteur la comprend mal, c'est-à-dire dans un sens matériel ; 3) Jésus
explique le sens symbolique de son langage ; 4) le lecteur comprend le véritable sens de ce
qui a été dit. Par exemple, Jésus explique à Nicodème que lorsqu'il parle de renaissance, il
ne fait pas référence à la naissance naturelle (3,3), mais à la naissance par l'Esprit ; il essaie
de faire comprendre à la Samaritaine qu'il peut lui fournir une eau plus précieuse que l'eau
naturelle du puits (4,7.10) ; il déclare aux disciples que sa nourriture est la volonté du Père
4
(4,32-34). Avec la référence à la destruction du temple, Jésus ne se réfère pas à la
construction de Jérusalem, mais à son corps "dissous" par la mort, mais ensuite ressuscité
pour devenir le temple vivant (Jn 2,19-21). En Jn 11,11, Jésus annonce à ses disciples que
Lazare est mort et qu’il va le réveiller. Ses disciples ne comprennent pas. « Après ces
paroles, il ajouta : « Lazare, notre ami, s’est endormi ; mais je vais aller le tirer de ce sommeil. »
Les disciples lui dirent alors : « Seigneur, s’il s’est endormi, il sera sauvé. » Jésus avait
parlé de la mort ; eux pensaient qu’il parlait du repos du sommeil. Alors il leur dit
ouvertement : « Lazare est mort » (11,11-14).
d. "l'ironie" est une technique littéraire selon laquelle une phrase est vraie à la fois pour celui
qui la prononce et pour celui qui l'entend, bien que dans deux sens différents. Elle consiste
à dire une chose tout en pensant à une autre ou qui sème le faux pour récolter le vrai et vice
versa. En Jn 11,50, on trouve la prophétie de Caïphe sur la mort de Jésus : « vous ne voyez
pas quel est votre intérêt : il vaut mieux qu’un seul homme meure pour le peuple, et que
l’ensemble de la nation ne périsse pas. » Cette phrase signifie, pour Caïphe, l'opportunité
de la mort de Jésus, tandis que pour le lecteur, elle prend le sens de la mort rédemptrice
pour tous. Pendant le procès devant Pilate, les soldats firent une parodie de l’intronisation
royale de Jésus, qui s'est en fait accomplie dans sa mort/son élévation sur la croix. Pilate a
placé l'inscription sur la croix en trois langues en représailles ironiques contre les Juifs,
mais il proclamait en fait sans le savoir la royauté universelle de Jésus le Nazaréen. Brown
retrouve également l'usage johannique de l'ironie en 4,12 : « Es-tu plus grand que notre
père Jacob, qui nous a donné ce puits et y a bu avec ses fils et son troupeau ? » (La
Samaritaine affirme inconsciemment la supériorité de Jésus). Ainsi, en 7,27 et en 9,29
("Mais nous ne savons pas d'où il vient"), les Pharisiens veulent dire qu'ils ne savent pas
d'où vient Jésus, alors que le lecteur comprend que Jésus ne vient pas de la terre, mais du
ciel : il est le Verbe incarné ; Jn 18,28 : « Ceux qui l’avaient amené n’entrèrent pas dans le
Prétoire, pour éviter une souillure et pouvoir manger l’agneau pascal. » Ici les juifs
semblent observer la Loi du Seigneur et pourtant ils condamnent un innocent.
e. "le chiasme et le parallélisme inversé" est représenté par deux unités qui ont en commun
un certain nombre de traits parallèles, le premier verset de la première unité correspond au
dernier verset de la seconde, le second de la première, à l'avant-dernier verset de la seconde
et ainsi de suite (Jn 6,36-40).
f. Le dualisme johannique se repère à travers un certain nombre d’oppositions que Jean
exploite dans son texte. Notons à titre d’exemple les oppositions : mort/vie (5,21 ; 11,25),
en haut/en bas (3,3.7.31), vérité/mensonge (8,44), chair/esprit.
g. La glose explicative ou commentaire. Il s’agit d’un commentaire du narrateur expliquant
un aspect ou une action de l’événement raconté. « Ses parents dirent cela parce qu'ils
avaient peur des Juifs ; car déjà les Juifs étaient convenus que, si quelqu'un reconnaissait
Jésus pour le Christ, il serait exclu de la synagogue » (9,22) ; « Or Jésus n'avait pas dit à
Pierre : " Il ne mourra pas ", mais : " Si je veux qu'il demeure jusqu'à ce que je vienne. " »
(21,23).
h. Le renversement de rôle. Cette technique se voit dans la guérison de l’aveugle-né qui
progressivement vient à la lumière, contrairement au pharisien, les spécialistes de la
théologie du temps, dont le mouvement est l’opposé à cause de leur incapacité d’accueillir
la nouveauté. « L’homme leur répondit : « Voilà bien ce qui est étonnant ! Vous ne savez pas
d’où il est, et pourtant il m’a ouvert les yeux. Dieu, nous le savons, n’exauce pas les pécheurs,
mais si quelqu’un l’honore et fait sa volonté, il l’exauce. Jamais encore on n’avait entendu
dire que quelqu’un ait ouvert les yeux à un aveugle de naissance. Si lui n’était pas de Dieu,
il ne pourrait rien faire. » (9,30-33)

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Un autre cas se voit dans la rencontre de Jésus avec Nicodème, un Pharisien, un maître de
la Loi qui finit par être instruit par Jésus, l’unique maître de la loi. « Jésus lui répondit :
« Tu es un maître qui enseigne Israël et tu ne connais pas ces choses-là ? » (3,10).

2. La structure du quatrième évangile


La macrostructure du quatrième évangile est simple à établir. Le récit de la vie du Jésus johannique
(1,19-20,31) est encadré par un prologue (1,1-18) et un épilogue (21). Comme le signalent
successivement la conclusion de 12,37-50 qui tire le bilan de l’activité publique de Jésus, et la
mention solennelle de l’entrée en Passion en 13,1, le corps de l’évangile (1,19-20,31) comprend
deux grandes parties : 1,19-12,50 qui dépeint la révélation de Jésus devant le monde et 13,1-20,31
qui évoque la révélation de Jésus devant les siens.
Dans la première partie (Jn 1-12), où revient comme un refrain « l’heure de Jésus n’était pas encore
arrivée » (2,4 ; 7,6.30 ; 8,30), on peut recenser 7 signes, ce qui a donné le nom de livre des signes
à ces chapitres : 1) les noces de Cana (2,1-12) ; 2) la guérison du fils du fonctionnaire royale (4,43-
54) ; 3) La guérison du paralytique (5,1-18) ; 4) Le signe du pain (6,1-15) ; 5) Jésus marche sur
l'eau (6,16-21) ; 6) La guérison de l'aveugle-né (9) ; 7) La résurrection de Lazare (11). Dans cette
partie, Jésus se révèle au monde entier.
Le livre de l'Heure commence par Jn 13,1 : « Avant la fête de la Pâque, Jésus, sachant que son
heure était venue de passer de ce monde au Père, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde,
les aima jusqu'à la fin. » Un début solennel, non pas hymnique comme le prologue, mais narratif,
introduisant la passion, la mort et la résurrection de Jésus. Les chap. 13-17 rapportent son grand
discours d'adieu et les cc. 18-20 racontent sa passion et sa résurrection.
Cette division en deux parties n'est remise en cause par aucun commentateur, même si, par la suite,
des tentatives ont été faites pour préciser davantage le plan de l'œuvre. C’est le cas par exemple de
la structure qui prend comme référence les fêtes juives, si importantes chez Jean. L'évangéliste en
mentionne, en effet, plusieurs et, sur la base de celles-ci, la structure - rapportée dans la Bible de
Jérusalem - serait la suivante :
1. Première Pâque : Jn 1,19-4,54 (cf. Jn 2,13 : « Pendant ce temps, la Pâque des Juifs
approchait ».
2. Une fête des Juifs : Jn 5,1-47 (cf. 5,1 : « Il y eut alors une fête des Juifs »).
3. Deuxième Pâque : Jn 6,1-71 (cf. 6,2 : « La Pâque, la fête des Juifs, était proche »).
4. La fête de Sukkot: Jn 7,1-10,21 (cf. 7,2 : « Pendant ce temps, la fête des Juifs, celle des
Tentes, approchait »).
5. La fête de la Dédicace (Hanoukka) : Jn 10, 22-11, 54 (cf. 10, 22 : « En ce temps-là, la fête
de la Dédicace avait lieu à Jérusalem »).
6. La troisième et dernière Pâque : Jn 11,55-20,30 (cf. 11,55 : « La Pâque des Juifs était
proche »).
Le QE se présentera donc comme un récit marqué par les fêtes. Le mérite de cette structure consiste
à mettre en évidence leur rôle significatif, mais elle n'est pas très convaincante, car les fêtes sont
certes un élément important de l’Evangile mais pas fondamental.
Le prologue (1,1-18) se distingue du corps de l’écrit. Il introduit l’évangile sans pourtant faire
partie de la narration. Sa fonction herméneutique consiste à fixer le cadre dans lequel le récit, qui
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commence en 1,19, doit être lu. Plus précisément, la thèse christologique formulée dans le
prologue détermine la perspective dans laquelle l’histoire racontée doit être placée pour être
interprétée droitement. L’homme historique Jésus n’est personne d’autre que le Logos préexistant.
Ou, à l’inverse, le Logos divin, qui était auprès de Dieu et qui a créé toutes choses, s’est incarné
(1,18) dans la personne de Jésus de Nazareth. Par lui, l’être humain reçoit la vie en plénitude.
La structuration de la première partie (1,19-12,50) est malaisée, car l’intrigue n’est pas d’abord
dramatique (la preuve en est que l’identité du Jésus johannique n’est pas modifiée par le
développement de l’action), mais thématique. Il ne s’agit pas pour l’évangéliste de présenter le
développement historique, voire psychologique de la vie de Jésus, mais de montrer, à travers une
succession d’épisodes, comment, d’une part, la révélation christologique s’offre au monde et
appelle à la foi, d’autre part quelle variété de réponses elle suscite. En ce sens, l’évangile est une
mise en récit dramatique du croire. A cet effet, l’Evangéliste a retenu 7 signes qui révèlent la gloire
de Jésus ou sa divinité et la réaction des hommes à cette manifestation puis des discours où Jésus
instruit sur sa personne.
L’identité de Jésus est tout d’abord établie par le témoignage de Jean-Baptiste (1,19-34), puis par
celui des premiers disciples (1,35-51). Jésus prend ensuite l’initiative et se présente à travers deux
actes programmatiques. L’un, positif - les noces de Cana (2,1-12) - révèle la « gloire » de Jésus
tandis que l’autre, polémique - l’incident du Temple (2,13-22) - indique que la présence de Dieu
se trouve désormais non plus dans un sanctuaire fait de mains d’homme, mais dans une personne :
Jésus.
Suivent trois épisodes qui exposent le contenu de la révélation apportée par le Jésus johannique et
qui précisent ce que croire veut dire. L’entretien avec Nicodème (3,1-21) aborde la question du
salut à travers la métaphore de la « nouvelle naissance ». La rencontre avec la Samaritaine (4,1-
26) reprend la même thématique, mais en l’élucidant cette fois-ci par le langage symbolique de «
l’eau vive » et de la « véritable adoration ». Cette entrevue s’avère fructueuse puisque c’est toute
la Samarie qui est gagnée au message du Jésus (4,27-42). Enfin, la guérison du fils du fonctionnaire
royal (4,43-54) permet au lecteur de découvrir ce qu’est la foi véritable.
Avec le chap. 5 s’ouvre un nouveau temps, qui est marqué par la montée du conflit avec les
autorités juives. La guérison d’un paralytique à Jérusalem un jour de sabbat (5,1-9) provoque une
violente controverse (5,10-18) qui permet à Jésus, à travers un discours de révélation (5,19-47),
d’affirmer qu’il a l’autorité de Dieu même sur toute vie. Situé en Galilée, le chap. 6 développe la
thématique du « pain de vie ». Ouvert par le signe du pain abondant (6,1-15), puis suivi par celui
de la marche sur la mer (6,16-21), cet ensemble culmine dans un long dialogue (6,22-59) qui
permet d’explorer toutes les facettes de la métaphore du pain. Cet épisode place non seulement la
foule, mais aussi les disciples devant la décision de la foi (6,60-71).
La séquence qui a pour cadre la fête des Tentes (chap. 7-10) atteste une gradation du conflit. Les
disputes christologiques qui se succèdent au Temple (chap. 7) se poursuivent au chap. 8 et
culminent dans l’affrontement sur l’héritage vétérotestamentaire. A l’issue de cette dispute dont le
développement est brièvement interrompu par l’histoire de la femme adultère (7,53-8,11), la
rupture est consommée. La guérison de l’aveugle de naissance (chap. 9) permet de mesurer l’écart
qui existe désormais entre ceux qui découvrent la foi en Jésus et les autorités de la synagogue. En
référence à cette crise, le fameux discours du bon berger (chap. 10) fait apparaître qui sont les faux
bergers qui égarent le peuple, et qui est le bon berger qui donne sa vie pour ses brebis. La fête de
la dédicace (10,22-42), qui reconfigure la matière traitée par les synoptiques lors du procès de
Jésus devant le sanhédrin, met un point final à ce conflit.

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Le dernier signe du Jésus johannique - le relèvement de Lazare (chap. 11) - introduit la Passion :
la marche de l’un vers la mort permet à l’autre de revenir à la vie. C’est d’ailleurs à l’issue de cette
scène qui met aux prises Marthe, Marie, Lazare et Jésus, que Caïphe, entouré du sanhédrin, décide
de faire périr Jésus. La première partie du chap. 12 donne sens à cette mort imminente à travers
les épisodes de Ponction à Béthanie (12,1-11), de l’entrée triomphale à Jérusalem (12,12-19) et du
« Gethsémanée johannique » (12,20-36).
La dernière partie du chap. 12 tire le bilan de l’activité publique de Jésus : il s’agit d’un constat
d’échec (12,37-43), ce qui n’empêche pas le narrateur de résumer une ultime fois le message de
Jésus (12,44-50).
La deuxième partie de l’évangile (13,1-20,31) dépeint la révélation de Jésus devant les siens. Une
première séquence (chap. 13—17) a pour cadre le dernier repas. A cette occasion, Jésus, à la
différence des synoptiques, ne dit pas le sens de la croix imminente en instituant la Cène, mais en
lavant les pieds de ses disciples (13,1-20). Après avoir annoncé la trahison de Judas (13,21-30), il
prononce deux grands discours (13,31-14,31 ; 15-16) et une prière d’adieu (17). Ces trois prises
de parole ont pour but de tirer le bilan de la révélation, de dire le sens productif de la mort en croix,
mais aussi du temps qui suit cette mort. Celui qui est désormais absent n’abandonne pas les siens,
mais les rejoint grâce à l’envoi du Paraclet (= l’Esprit saint).
Le récit de la Passion proprement dit se déroule dans les chap. 18-19. Si le procès de Jésus devant
les autorités juives est réduit à sa plus simple expression, la comparution de Jésus devant Pilate
(18,28-19,16) devient l’espace où un Jésus souverain et majestueux dit une ultime fois le sens de
sa venue. La scène de la crucifixion (19,17-37) fait apparaître non pas un Christ humilié et
souffrant, mais un Christ vainqueur. La croix est devenue un trône du haut duquel Jésus prononce
sa dernière parole : « Tout est achevé » (19,30). Son ensevelissement (19,38-42) est celui d’un roi.
Le cycle pascal (chap. 20) est consacré à explorer le lien entre le voir et le croire à travers une
succession de quatre scènes : la découverte du tombeau vide par Marie de Magdala, puis par Pierre
et le disciple bien-aimé (20,1-10), l’apparition devant Marie de Magdala (20,11-18), puis devant
les disciples (20,19-23) et enfin Thomas (20,24-29). Le récit est clôturé par la conclusion de 20,30-
31 qui formule le but théologique de l’évangile et sa fonction pragmatique : appeler les croyants à
la foi.
Le corps du récit est suivi d’un épilogue (chap. 21), placé intentionnellement après la conclusion
de 20,30-31. Comme tout épilogue, sa fonction est de montrer comment l’histoire racontée fait
encore sens alors même qu’elle est achevée. A ce titre, elle opère la transition entre le temps de
Jésus et celui de l’Eglise. Le miracle de la pêche abondante (21,1-14), puis l’entretien de Jésus
avec Pierre (21,15-24) qui précise les fonctions respectives du leader des Douze et du disciple
bien-aimé en l’absence du crucifié-ressuscité, mettent en place les médiations qui permettront aux
premières communautés de rester en relation avec leur Seigneur. Une seconde conclusion (21,25)
clôt l’évangile.

3. La formation de l’Evangile

Si l'œuvre doit d'abord être considérée de manière synchronique, l'étude diachronique n'est
cependant pas inutile pour la simple raison que le processus de formation d'un texte est toujours
un élément significatif. L'analyse diachronique des évangiles a commencé au siècle des Lumières
et, en ce qui concerne le QE, des tensions littéraires ont été remarquées assez tôt, mettant en
évidence un processus articulé et disharmonieux dans l'écriture johannique. En voici quelques-
unes :

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a. La célèbre péricope de la femme adultère (Jn 7,53 – 8,11) n'appartient pas à l'Évangile de
Jean. Le style est synoptique : diverses hypothèses ont été émises, la plus probable attribue
la péricope à l'Évangile de Luc (cf. Lc 21,38). En effet, la section 7,53 – 8,11 ne figure pas
dans les manuscrits les plus anciens (P66 ; P75), les codex onciaux, c’est-à-dire en majuscule
(S ; B) et dans de nombreuses versions (cf. les notes de nos bibles ne manquent pas de le
dire) ;
b. les versets Jn 20,30-31 : « Il y a encore beaucoup d’autres signes que Jésus a faits en
présence des disciples et qui ne sont pas écrits dans ce livre » semblent être une conclusion
vraie et appropriée, mais l'Évangile présente un autre chapitre, juste après, le chap. 21, un
véritable un ajout ultérieur car le vocabulaire n'est pas johannique et le style est différent.
c. en Jn 14,31 nous trouvons : « Levez-vous, partons d’ici », un ordre donné par Jésus, à la
fin du chapitre 14, non exécuté jusqu’à Jn 18,1a où il est écrit : « Ayant ainsi parlé, Jésus
sortit avec ses disciples et traversa le torrent du Cédron ». Entre l’ordre et son exécution se
trouvent la suite du discours d’adieu des chapitres 15-17. Pour certains, les chap. 15-17
rapportent des discours en cours de route ; pour d'autres, c’est la preuve de la présence de
plusieurs mains : l'une d'entre elles a noté le départ et la dernière main n'aurait pas remarqué
cette indication ;
d. l’ordre des chapitres (Jn 5 – 6) les incohérences textuelles. Si l'on essaie de lire le chap. 6
avant le 5, on trouve une succession logique beaucoup plus cohérente. La remarque de 7,1
(« Après cela, Jésus parcourait la Galilée : il ne voulait pas parcourir la Judée car les Juifs
cherchaient à le tuer ») est beaucoup mieux comprise après le chapitre 5, puisque tout le
chapitre 6 se déroule en Galilée. D'autant plus qu'au chapitre 5, les Juifs sont mentionnés
avec des propos durs à leur endroit (5,39-40 : « Vous scrutez les Écritures parce que vous
pensez y trouver la vie éternelle ; or, ce sont les Écritures qui me rendent témoignage, et
vous ne voulez pas venir à moi pour avoir la vie ! ») et il est dit que les Juifs cherchaient à
le tuer (5,18 : « C’est pourquoi, de plus en plus, les Juifs cherchaient à le tuer, car non
seulement il ne respectait pas le sabbat, mais encore il disait que Dieu était son propre Père,
et il se faisait ainsi l’égal de Dieu. »). Cependant, à la fin du chapitre 6, nous trouvons un
discours avec les douze (6,67 : « Voulez-vous partir, vous aussi ? ») et la remarque en 7,1
est moins comprise.
Il y a d'autres incohérences, comme le fait que Pierre demande à Jésus où il va (13,36) et
que Jésus se plaint ensuite que personne ne lui a demandé où il allait (16,5). On rencontre
parfois des passages répétés deux fois avec de très légers changements qui ne semblent pas
être le résultat d'une intention pédagogique, mais plutôt la somme de deux traditions
différentes : par exemple, ce qui est dit dans le dernier discours en 14,1-31 est largement
répété en 16,4-33. En plus de ces doublons, il existe des sections de discours qui ne sont
pas dans leur contexte. En 3,31-36, le contexte semble indiquer que c'est Jean le Baptiste
qui parle, mais les mots sont probablement de Jésus ;
e. la particularité du prologue (1,1-18). Le style et le contenu posent des problèmes
d'originalité ; on se demande s'il ne s'agit pas d'un texte antérieur, d'une hymne qui existait
déjà et qui n'a été inséré que plus tard dans le corps de l'Évangile. Le prologue est écrit
selon un schéma habilement construit qui ne se retrouve que rarement dans l'Évangile ; de
plus, dans celui-ci on rencontre des termes théologiques qui n’apparaissent plus dans le
cours de l’œuvre.
Les explications concernant ces incohérences peuvent être regroupées selon trois domaines :
a. "Hypothèse de déplacement accidentel". On suppose qu'en raison d'un déplacement
involontaire de certains passages, l'ordre des feuilles a été modifié. Cependant, comme il

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n'existe aucune preuve textuelle présentant une disposition différente de celle qui nous est
parvenue, il faut supposer que ce changement a eu lieu avant la rédaction de l'Évangile.
Cette hypothèse est dans l'ensemble trop simple et risque de réorganiser l'œuvre selon les
intérêts du commentateur plutôt que selon le plan original de l'évangéliste.
b. "Hypothèse des sources multiples", pour laquelle les différences stylistiques, les
duplications du quatrième évangile, etc., proviendraient de l'utilisation de sources
différentes, que l'évangéliste aurait reçues de l'extérieur. A savoir :
- Semeia-Quelle ("la source des signes") ;
- "les discours de révélation", dont l'évangéliste a tiré les discours attribués à Jésus ;
- le récit de la passion et de la résurrection.
c. "L'hypothèse des rédactions multiples" postule l’existence d'un seul corps de matériel
johannique transcrit plusieurs fois, avec des ajouts et des remaniements, qui a donné lieu à
la version finale et actuelle de l'Évangile. Il n'y a cependant pas d'accord sur le nombre de
rédactions ou le nombre de rédacteurs.
Les premiers défenseurs de cette théorie étaient Schwartz et Wellhausen, mais les hypothèses
les plus intéressantes semblent être celles de Brown et Schnackenburg.
a. Schnackenburg structure la formation de l'Évangile de Jean en trois étapes :
1. la tradition orale, qui a presque certainement eu des contacts avec la tradition synoptique
orale, mais étant caractérisée par ses propres matériaux, elle peut être considérée comme
autonome. L’auteur de cette tradition, qui constitue la préhistoire de l'Évangile, serait Jean
fils de Zébédée ;
2. 1re rédaction écrite : il s'agit du premier projet littéraire de l'Évangile réalisé par un disciple
de Jean (manifestement inséré dans la communauté johannique) qui aurait utilisé une
source de signes (probablement écrite) et d'autres sources. Ce travail de rédaction a été
effectué sous la direction et l'assurance de Jean lui-même.
3. La rédaction finale, au cours de laquelle d'autres éléments absents de la première édition
ont été utilisés. En fait, la rédaction finale a été effectuée par un nouveau rédacteur qui a
collecté d'autres documents johanniques circulant dans la communauté. C'est à ce matériau
que l'on doit attribuer le dialogue avec Nicodème (2,23 – 3,36), chap. 15-17 et 21.

b. Dans son commentaire de 1966 sur l'Évangile, Brown a d'abord supposé cinq étapes dans
la formation du quatrième Évangile :
1) la tradition orale ; 2) la tradition structurée en récits et discours ; 3) une première édition
grecque ; 4) une deuxième édition grecque ; 5) la rédaction finale. Dans son dernier livre,
publié après sa mort par Moloney, Brown révèle qu'il a reçu beaucoup de critiques sur cette
approche, notamment en raison de sa complexité. Ironiquement, il déclare vouloir présenter
"la même approche en trois étapes".
1. Première étape, constituée par la tradition qui se forme pendant le ministère de Jésus : l'un
des douze, connu plus tard sous le nom de « le disciple que Jésus aimait » (auparavant
probablement un disciple du Baptiste), témoin de la vie de Jésus, il conserve le matériel de
la tradition orale qui est en partie le même que celui des Synoptiques et en partie différent
dans sa perspective de lecture.
2. Deuxième étape, identifiable dans le temps entre la vie de Jésus et la rédaction de
l'Évangile. Au cours de cette période, sous la direction du « disciple que Jésus aimait », se
forme la communauté "johannique", étroitement liée à l'histoire de Jésus annoncée par
Jean. Cette communauté est en contact avec les traditions (mais pas les écrits) qui ont donné
naissance aux Synoptiques (ce qui explique les similitudes), mais elle a aussi un

10
développement typique et des caractéristiques propres (les différences avec les
Synoptiques sont plus importantes que les similitudes).
3. La troisième étape est celle de la composition de l'Évangile, non pas par le " disciple que
Jésus aimait ", mais par deux de ses disciples. Le premier ("l'évangéliste") est celui qui a
composé le corps du texte ; le second ("l'éditeur") est un autre écrivain, auteur des ajouts
et de la révision finale.
En conclusion, nous pouvons sans aucun doute affirmer que le QE est un écrit issu d'une tradition
orale et qu'il est certainement le fruit d'un développement complexe embrassant des hommes et
des lieux différents. Il ne semble pas y avoir de raison absolument probante pour ne pas considérer
l'apôtre Jean comme le principe et le garant de cette tradition. L'Évangile a connu plusieurs étapes
d'élaboration, l'insertion de diverses sources (Semeia-Quelle, Discours, etc.) circulant dans la
communauté johannique, et une multiplicité de rédacteurs.

4. Jean et les Synoptiques

La comparaison entre Jean et les Synoptiques n'est pas d'aujourd'hui. Dès le début, les Pères étaient
s’étaient rendus compte de certaines divergences. Clément d’Alexandrie fit la distinction entre les
"choses corporelles" exposées dans les Synoptiques et l'"Évangile spirituel". Au cours du siècle
des Lumières, ce clivage s'est encore renforcé avec l'étude critique inaugurée par Baur, fondateur
de l'école de Tübingen, qui a souligné les différences entre Jean et les Synoptiques. Mais avant
d'aborder les divergences, soulignons les convergences.

4.1.Convergences
a. Comme les Synoptiques, l'Évangile de Jean se situe entre le baptême de Jésus et sa mort et
sa résurrection. Il faut cependant noter une différence : le QE, comme celui de Marc, ne
commence pas par le baptême, mais par un prologue. Jean le Baptiste lui-même, dans les
Synoptiques, est le précurseur, tandis que dans le quatrième Évangile, il est le témoin.
b. Les lieux de la vie de Jésus coïncident : la Galilée et Jérusalem sont les cadres de son
errance et de son enseignement. Il faut cependant noter quelque chose de particulier : alors
que les Synoptiques ne parlent que d'un seul voyage important de la Galilée à Jérusalem
(Luc en donne une raison théologique : cf. 9,51), dans le QE, au contraire, nous rencontrons
Jésus trois fois à Jérusalem pendant la fête de la Pâque.
c. Le QE, comme les synoptiques, donne de l'importance à certains événements extérieurs et
à des informations géographiques et topographiques. Jean dissémine des crochets précis
dans son Évangile : le puits de Jacob, l'heure, la piscine de Bethléem, etc. sont des éléments
qui donnent une profondeur de concrétude historique.
d. Enfin, bien que dans le QE les termes euaggelion (" évangile "), euaggelizomai
("évangéliser "), euaggelistēs (" évangéliste "), présents dans les Synoptiques (cf. Mc 1,1 :
"Début de l'Évangile de Jésus-Christ, Fils de Dieu"), n'apparaissent jamais, il n’y a aucun
doute que le texte johannique est un évangile. Il appartient certainement à ce genre
littéraire, car il s'agit d'un écrit kérygmatique, c'est-à-dire concernant la vie-mort-
résurrection de Jésus-Christ, dans le but de former une conscience croyante. En effet, en
20,30-31, nous lisons : « Il y a encore beaucoup d’autres signes que Jésus a faits en
présence des disciples et qui ne sont pas écrits dans ce livre. Mais ceux-là ont été écrits
pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour qu’en croyant, vous
ayez la vie en son nom. »

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4.2. Divergences
a. Une première différence est une différence de vocabulaire : le lexique est différent, et
des expressions très fréquentes chez Jean sont rares chez les Synoptiques.
- Le terme alḗtheia (" vérité ") (mais aussi alḗthinos, " vrai ") est l'un des termes typiques de
Jean : il apparaît 46 fois dans le QE, 2 fois chez Matthieu, 4 fois chez Marc et 4 fois chez
Luc. Ce n'est que dans Jean, cependant, que le mot alḗtheia est dense de sens théologique
et a une profondeur qui lui est propre.
- Le verbe agapaō ("aimer ") (donc aussi agapē, " amour ") est typique du langage
johannique : il apparaît 44 fois dans le quatrième évangile, 14 fois chez Luc, 5 ou 6 fois
chez Marc (problème textuel) et 9 fois chez Matthieu.
- Il existe des expressions particulières très importantes, comme, par exemple, la première
personne du singulier du verbe être, ego eimi ("je suis"), qui apparaît 54 fois chez Jean,
avec une fréquence et une intensité qui rappellent le nom de Dieu de l'Ancien Testament,
alors qu'elle apparaît 16 fois chez Luc et encore moins chez les autres Synoptiques.
- Dans le QE, le verbe menō ("rester") apparaît 39/40 fois (il y a un problème textuel), dont
10 seulement dans Jean 15 ; le même verbe apparaît 12 fois dans les Synoptiques, dont 7
dans Luc.
b. Une deuxième différence est représentée par les récits de miracles et de paraboles.
Tout d'abord, dans le QE, les miracles sont appelés semeia ("signes") et n'évoquent pas
quelque chose de spectaculaire ou de prodigieux, mais renvoient plutôt à une réalité
plus profonde. Sur les 29 récits de miracles que l'on trouve dans les Synoptiques, le QE
n'en rapporte que trois : la guérison à distance du fils de l'officier royal en Jn 4, 46-54
// Mt 8 et Lc 7) ; le miracle des pains en Jn 6, 1-14 // Mt 14 ; Mc 6 ; Le 9) ; la marche
sur l'eau en Jn 6, 16-21 // Mt 14 et Mc 6). En outre, dans l'Évangile de Jean, nous
trouvons quatre "signes" qui n'appartiennent pas à la tradition synoptique : le signe à
Cana (Jn 2) ; la guérison du paralytique à la piscine de Bethsaïda (Jn 5) ; l'aveugle-né
(Jn 9) ; la résurrection de Lazare (Jn 11).
c. Il est intéressant de noter que dans Jean, il n'y a pas d'exorcismes ni de rapports de
guérisons de lépreux. Le genre littéraire de la parabole, très fréquent dans les
Synoptiques, est également totalement absent du QE ;
d. Une différence assez substantielle concerne les déplacements de Jésus et la
succession des événements : si l'on accepte la théorie des deux sources (Évangile de Marc
écrit en premier), dans les Synoptiques l'activité de Jésus commence en Galilée et se
termine à Jérusalem, alors que chez Jean l'épicentre est Jérusalem. Ceci est confirmé par la
mention de trois fêtes pascales passées par Jésus à Jérusalem : 1) la première montée à
Jérusalem et la première Pâque au début de l'Evangile : « Pendant ce temps, la Pâque des
Juifs approchait, et Jésus monta à Jérusalem » (Jn 2,13) ; 2) la deuxième montée à
Jérusalem avec la deuxième Pâque : « la Pâque, la fête des Juifs, était proche. » (Jn 6, 4) ;
3) la troisième Pâque, celle de la mort et de la résurrection : « Or, la Pâque juive était
proche, et beaucoup montèrent de la campagne à Jérusalem pour se purifier avant la
Pâque » (Jn 11, 55).
e. Une différence très remarquable est celle qui concerne la dernière Pâque et plus
précisément la dernière Cène que Jésus consomme avec ses disciples. Selon les
Synoptiques, Jésus meurt pendant la fête de la Pâque, le jour de la grande fête, c'est-à-
dire le vendredi 15 Nisan. Au coucher du soleil, Jésus mange le repas de la Pâque avec
les douze ; puis, pendant la nuit, il est arrêté, jugé, condamné et crucifié. Selon le QE,

12
cependant, le jour de l'arrestation, de la condamnation et de la mort de Jésus ne serait
pas le jour de la fête, mais la veille : « Alors on emmène Jésus de chez Caïphe au
Prétoire. C’était le matin. Ceux qui l’avaient amené n’entrèrent pas dans le Prétoire,
pour éviter une souillure et pouvoir manger l’agneau pascal. » (Jn 18,28) ; « C’était le
jour de la Préparation de la Pâque, vers la sixième heure, environ midi. Pilate dit aux
Juifs : « Voici votre roi. » (Jn 19,14). Selon l'évangéliste Jean, Jésus est mort l'après-
midi précédant le repas de la Pâque : au moment où on sacrifiait dans le Temple
l’agneau pascal, vers deux ou trois heures de l'après-midi, tandis que la femme restait
à la maison pour enlever les pains levés et préparer la table pour le banquet, qui avait
lieu le soir. Il s'ensuit que le repas de Jésus avec ses disciples ne serait pas un "vrai"
repas de la Pâque, mais un banquet d'adieu dont le sens et les implications sont précisés
à la lumière de la théologie du banquet de la Pâque juive.
Diverses hypothèses ont été avancées pour concilier les différentes dates, dont celle selon laquelle
Jésus aurait suivi le calendrier des Esséniens, différent du calendrier officiel. L'hypothèse n'a
cependant pas été prise en considération, car dans le QE, aucun élément ne permet de la soutenir.
D'autres affirment que l'évangéliste Jean, désireux de présenter Jésus comme un véritable agneau
pascal, aurait anticipé sa mort au moment où ces animaux étaient sacrifiés.
Il n'y a pas si longtemps encore, on accordait plus de crédit à la chronologie proposée par les récits
synoptiques, mais aujourd'hui nous sommes moins sûrs de cela, car il semble plutôt étrange, voire
impossible, que le procès et la crucifixion de Jésus aient pu avoir lieu le jour de la grande fête.

4.3. Une source particulière à Jean


De nombreuses hypothèses ont été émises sur les sources de Jean. Apparemment, Jn n’utilise pas
les mêmes traditions que les synoptiques, même s’ils ont des récits communs, étant donné que ces
récits sont présentés dans une perspective bien différente de celle des synoptiques. Donc, s’il est
possible de soupçonner une même tradition à la racine des rédactions johannique et synoptique, il
apparaît plus vraisemblable de supposer que le rédacteur johannique avait à sa disposition une
« tradition indépendante qu’il aurait reçue de sa source propre, sous forme écrite ou orale ».
Dans le cas des miracles qu’il nomme « signes » Jean semble avoir été inspiré par la "source des
signes". La numérotation du récit de la guérison du fils de l’officier royal comme deuxième signe
de Cana (4,54), indiquerait sa provenance de la même source que le récit des noces de Cana en
Jn 2,1-11. Dans cette source tous les signes rapportés par Jean étaient numérotés, mais c’est la
reprise, à nouveaux frais, des éléments de cette source et leur séparation qui ont nécessité de
nouvelles introductions et transitions pour qu’ils fassent corps avec leur nouvelle insertion. Cette
source contenait probablement des miracles opérés par Jésus qui le révélaient comme étant le fils
de Dieu.
La question des sources du rédacteur johannique reste toujours en débat. On peut toutefois dégager
quelques réponses au regard de la cohérence d’ensemble du texte du quatrième évangile.
Il est évident de considérer que les traditions sous-jacentes au quatrième évangile sont comparables
à celles utilisées par les synoptiques. Jean aurait donc tiré des traditions communes composé des
collections existant sur les actes et les paroles de Jésus, à la manière de la collection qu’on appelle
« source des signes ».
On peut supposer que Jean avait à sa disposition plusieurs sources dont la « traditions des dits »
de Jésus qu’il aurait retravaillé comme dans un genre homilétique. L’étude des méthodes et du

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style du rédacteur johannique laisse penser qu’il n’avait pas à sa disposition un document continu,
produit fini avec une perspective distincte qu’il cherchait à corriger.
Quoique Jean ait eu à sa disposition des sources pré-évangéliques communes, il faut reconnaître
qu’il est un écrivain d’une originalité exceptionnelle en matière de créativité ; ce qui donne à son
œuvre une valeur profonde. Il a vraisemblablement imprimé aux textes qu’il avait à sa disposition
sa marque théologique propre, fruit de la réflexion et de la méditation de sa communauté.

4.4. Histoire et fiction dans le récit johannique


L’écart qui existe entre la façon dont Jean présente la vie de Jésus, et celle attestée par les
synoptiques, pose le problème du rapport entre histoire et fiction dans le récit johannique. Ici, il
ne faut pas entendre par fiction une invention ou une imagination des éléments de la vie et du
message de Jésus, car l’école johannique travailla avec les matériaux traditionnels divers à sa
disposition, mais plutôt la manière dont le narrateur sélectionne sa matière, puis la met en récit en
la situant à un endroit particulier de l’histoire racontée, en l’accentuant, en la développant, en la
reformulant et en l’interprétant. Un récit historique, dans l’exacte mesure où il est nécessairement
une construction, entrecroise histoire et fiction. Ainsi, la fiction en matière d’historiographie ne
relève pas d’abord de l’imaginaire, mais appartient au registre de l’interprétation.
La façon dont Jean interprète sa matière narrative apparaît de façon privilégiée à travers sa
conception de l’histoire. Tout d’abord, Jean ne raconte pas simplement la vie de Jésus comme, par
exemple, Josèphe Flavius raconte la sienne propre dans son Autobiographie. Il combine et fond en
un seul récit la vie de Jésus de Nazareth, Verbe Préexistant du Père Incarné, dont on connaît le
père (1,45 ; 6,42 ; 7,41-42) et la mère (2,1 ; 19,25), qui a vécu en Galilée et qui a été crucifié à
Jérusalem (19,30) avant d’y être enseveli (19,42) et ressuscité, et celle des destinataires de
l’évangile, la communauté johannique. En effet, l’histoire de la séparation entre la synagogue et
les communautés johannique est projetée rétrospectivement dans le récit de la vie de Jésus et ainsi
décodée. Le phénomène de la transparence indirecte est indiscutable : en racontant la vie de Jésus,
le narrateur évoque de façon indirecte l’histoire des communautés johanniques.
Cette dernière remarque permet d’évoquer un autre aspect de la conception johannique de
l’histoire de Jésus. La vie de Jésus fait l’objet d’une relecture postpascale. Trois éléments du récit
le démontrent.
Tout d’abord, la dernière parole du Jésus johannique (« Tout est accompli », 19,30) signifie que la
croix est non seulement le terme chronologique de la vie de Jésus, mais encore le lieu où la
révélation atteint son achèvement. Cela signifie que la révélation ne peut acquérir son sens
véritable et définitif qu’une fois la vie de Jésus achevée. En effet, aussi longtemps qu’un processus
historique se déroule, son interprétation demeure ouverte. Seul son achèvement permet d’en saisir
le sens véritable. Comme tout événement historique, la révélation christologique ne peut déployer
son véritable potentiel de sens que de façon rétrospective.
Ensuite, l’auteur implicite signale que la vie du Jésus johannique ne peut être saisie que sur le
mode de l’anamnèse en formulant trois prolepses (2,22 ; 12,16 ; 20,9). Cette anamnèse, à son tour,
n’est pas à bien plaire, mais elle est effectuée à partir du tournant pascal. Pour l’école johannique,
seule la Pâques permet de relire les traditions rassemblées sur Jésus pour leur donner cohérence et
véritable signification.
Le récit johannique nomme enfin les deux personnages qui, dans le récit, sont les acteurs de cette
rétrospective pascale. Il s’agit, tout d’abord, du Paraclet (14,16-17 ; 14,25-26) qui est
simultanément le porteur du souvenir de l’histoire du Jésus terrestre, son interprète et celui qui la

14
transforme en une histoire fondatrice pour le futur qui s’ouvre. Parallèlement à lui, il faut
mentionner le disciple bien-aimé qui est tout à la fois le témoin par excellence (il se trouve sur
tous les hauts lieux du kérygme chrétien primitif : le dernier repas, la croix et le tombeau vide), et
l’interprète insurpassable du Jésus johannique. En 19,26, il devient le lieutenant du crucifié auprès
des siens et en 21,24, son témoignage est objectivé dans une Ecriture - l’Evangile - qui devient
normative pour l’ensemble des croyants.

5. L’auteur, la date et le lieu de composition

Tout texte est le fruit de la réflexion d’une personne ou d’une communauté donnée située dans un
contexte historique et dans cadre géographique et temporel précis. Tous ces repères influencent
d’une manière ou d’une autre le fait littéraire. Toute réflexion traduite dans la rédaction est donc
située.

5.1.L'auteur du QE
Les évangiles ont été publiés sans le nom de l'auteur. Le titre kata ("selon") suivi du nom de l'auteur
(Matthieu, Marc, Luc, Jean), attesté dès le IIe siècle et qui l'emporte de manière décisive sur le
titre " Évangile de... ", semble vouloir souligner, en même temps, l'unicité du message et les
différentes nuances qu'il prend dans les quatre rédactions.
Concernant la paternité et l’origine des Evangiles, la tradition de l’Eglise s’est appuyée sur Papias,
évêque de Hiérapolis, en 125 après J.-C., qui affirme avoir pris connaissance des faits évangéliques
à travers les "presbytres". Comme l’œuvre de Papias a été perdue, cette information nous est
parvenue d'Eusèbe, qui rapporte :
« Si, alors, quelqu’un venait qui avait été un disciple des anciens, je m’enquérais de ce que les anciens
avaient dit : de ce qu’André, ou Pierre, avaient dit ; ou de ce que Philippe, ou Thomas, ou Jacques, ou
Jean, ou Matthieu ou n’importe lequel des disciples du Seigneur avaient ; et des choses que disaient
Aristion ou le presbytre Jean, tous deux disciples du Seigneur » (Historia ecclesiastica 111,39,3-4)2.

Il ressort de la citation qu'Aristion et Jean le presbytre, nommés après la liste de sept apôtres, dont
Jean, n'étaient pas des apôtres, mêmes s’ils sont dits disciples. Par conséquent, il faut distinguer
Jean l'apôtre, fils de Zébédée, de Jean le presbytre. Denys d'Alexandrie, en effet, parle de la
présence à Éphèse de deux sépultures : celui de Jean l'apôtre et celui de Jean le presbytre.
Toute la tradition est donc quelque peu corrompue par la confusion entre ces deux personnages
deux homonymes, à tel point qu'Eusèbe lui-même parle de deux Jean : l'apôtre, qui serait l'auteur
de l'Évangile, et le presbytre, qui serait l'auteur de l'Apocalypse, un livre qui pour lui n'était pas
inspiré, car il semblait favoriser l'hérésie millénariste.
Irénée de Lyon, disciple de Polycarpe de Smyrne, ne doute pas que l'auteur du quatrième Évangile
soit le disciple du Seigneur et que ce soit lui qui l'ait publié : « Plus tard, Jean, le disciple du
Seigneur, celui qui s'était reposé sur sa poitrine, publia lui aussi un Évangile, pendant son séjour à
Éphèse en Asie » (Adversus Haereses 111,1,1).
Origène, dans son commentaire parle du disciple bien-aimé comme l’auteur du QE.
En dépit de certains éléments contradictoires, la tradition ancienne ne douta cependant pas à
rattacher le QE à Jean l'Apôtre.

2
Reporté par Harrigton, Nouvelle Introduction à la Bible, Paris1970, P. 939.

15
5.1.1. Le disciple bien-aimé
Deux attestations explicites du 4e évangile présentent le « disciple que Jésus aimait » comme son
auteur. La première attestation se trouve en Jn 19,35 : « Celui qui a vu a rendu témoignage, et son
témoignage est conforme à la vérité, et d'ailleurs celui-là sait qu'il dit ce qui est vrai afin que vous
aussi vous croyiez ». Le « celui qui a vu » dans le contexte des événements qui se déroulent peut
bien être le disciple que Jésus aimait et qui au pied de la croix s’est vu confié la mère de Jésus
comme sa mère (19,26).
La 2e attestation se trouve dans le dernier chapitre du livre. Jésus ressuscité apparaît à ses disciples
au bord du lac et renouvelle sa confiance à Pierre en lui confiant la charge pastorale de veiller sur
ses brebis. Il lui signifie par la même occasion comment il allait mourir. Voyant derrière lui le
disciple que Jésus aimait, il demande à Jésus le sort de ce dernier. La suite du texte spécifie que :
« C'est ce disciple qui témoigne de ces choses et qui les a écrites, et nous savons que son
témoignage est conforme à la vérité » (21,24).
Il est donc clair que c’est le disciple que Jésus aimait (traduit en grec : ton mathêtên hon êgapa ho
Iêsous ») qui a rédigé le 4e évangile. Dans l’évangile, ce personnage n’est Jamais nommé, mais il
fait partie du cercle des intimes de Jésus. Jn 21,20 reprend l’un des grands rôles qu’il a déjà joué
dans sa proximité avec Jésus : « celui qui, au cours du repas, s'était penché vers sa poitrine et qui
avait dit : « Seigneur, qui est celui qui va te livrer ? ». C’était en Jn 13,23-25. On le voit aussi
courant au tombeau avec Pierre, en Jn 20,2, sauf qu’ici le verbe traduisant l’amour n’est plus
agapein mais philein. On pense ici qu’il s’agit d’une glose du rédacteur. En fait, les études critiques
ont montré qu’il n’est plus pertinent de mettre une différence entre les verbes agapein et philein
en Jn. Les deux peuvent signifier la même chose. Toujours est-il qu’ici, il s’agit de la même
personne. Certains exégètes identifient ce disciple au disciple anonyme qui était avec André
lorsque Jean-Baptiste leur avait présenté Jésus (Jn 1,35-40). On l’a aussi vu dans le disciple
anonyme connu à la cours du Grand Prêtre et qui avait introduit Pierre chez Hanne (18,13-16).
Mais ce ne sont que des hypothèses qui restent discutées.
La vraie question est de savoir qui se cache derrière cette figure du disciple que Jésus aimait qui
se présente comme le rédacteur de l’évangile. On a pensé que c’était Lazare que Jésus avait sorti
de la mort puisqu’il est dit que Jésus aimait Lazare et ses sœurs (11,5). Mais Lazare ne joue aucun
rôle dans l’entourage de Jésus, ni après sa mort. Le disciple que Jésus aimait a aussi été identifié à
Jean-Marc associé à Pierre dans les débuts de la communauté chrétienne (Ac 3,1-11 ; 4,13-19 ;
8,15-20).
Finalement, les chercheurs ont conclu qu’il fallait prendre le disciple que Jésus aimait comme un
personnage symbolique, tout comme c’est le cas pour la mère de Jésus qui n’est jamais nommé
dans l’évangile (2,1-12 ; 19,25-27). Elle pourrait être le symbole de la mère de tous les disciples
que Jésus aime. Le disciple que Jésus aimait serait alors le modèle du disciple authentique, celui
qui n’a jamais abandonné le Maître et qui reçoit dans l’intimité son testament. Cela n’empêche pas
le fait que le 4e évangile est l’œuvre d’une personne historique.

5.1.2. L’école johannique


Aujourd’hui, on admet que Jean l'apôtre serait à l'origine de l'évangile qui aurait été rédigé dans
un milieu profondément imprégné de sa pensée. Mais de nombreux indices littéraires, stylistiques
et théologiques laissent penser que derrière le QE se trouve une personnalité collective. On attribue
l’évangile et les autres écrits qu’on lui associe à une école dite « Ecole johannique » ou
communauté johannique.

16
En effet, le "nous" en 21,24 semble endosser l'idée d'une "école" johannique, distincte du disciple
bien-aimé. Étant donné qu’à la base de la tradition qui a produit l'Evangile, il y a un témoin
oculaire, mais il faut admettre qu'il n'est guère le responsable direct de toutes les étapes successives
dont témoigne la trame littéraire complexe de l'Evangile. Les récits et discours longs et élaborés
sont le résultat d'une tradition et d'un long processus de dramatisation. D'autre part, il est possible
que les disciples du témoin oculaire, d'abord sous sa direction puis de manière indépendante,
proclament et articulent ses souvenirs, selon les besoins des communautés.
Un rédacteur final rassemblerait enfin le matériel transmis, ajouterait du matériel supplémentaire
et composerait l'Évangile.
Le travail littéraire et théologique qui a conduit à la rédaction de Jean s’étend sur plusieurs
décennies. Il suppose l’existence d’un milieu stable où des traditions propres aux églises
johannique ont été recueillies, révisées, réinterprétées et transmises, un milieu où ce travail
théologique et littéraire a abouti à la rédaction progressive de l’évangile, puis des épîtres. Il est dès
lors légitime de supposer que cette tâche a été accomplie par un cercle théologique – l’école
johannique - dont la figure fondatrice est vraisemblablement le disciple bien-aimé (13,23-25 ;
19,26-27 ; 20,1-10 ; 21,2-8.20-24 ; cf. aussi 18,15-16 ; 19,34b-35).

5.2. Le milieu vital de l’Evangile et la formation de la communauté des


témoins
Pour entrer dans le monde de Jean, il faut retenir que l’Evangile est né dans un milieu vif et
polémique qui ressentait l’influence de plusieurs cultures et courants philosophicoreligieux d’alors
(hellénisme, mysticisme oriental, gnose herméneutique, judaïsme). Dans ce climat où pullulaient
plusieurs maîtres et doctrines, la communauté chrétienne, née de la prédication de l’apôtre Jean,
vivait en proie à une énorme incertitude due soit au conflit avec le judaïsme soit à l’attrait des
idéologies à la mode et une vie commode. Jésus finissait par devenir plus ou moins un maître
parmi tant d’autres et la foi en lui risquait de devenir une des idéologies à la mode, une voie de
salut parmi tant d’autres. Devant cette situation de crise et d’incertitude, l’auteur de l’Evangile
entend réaffirmer que seul Jésus est « le chemin, la vérité et la vie » (14,6).
On ne peut pas mettre le Christ au niveau que les autres maîtres. Il est le seul qui donne un
fondement et sens à la vie de l’homme. Dans cette optique, il est plus aisé de comprendre l’origine
de l’Evangile, son histoire littéraire jusqu’à la rédaction finale, et la structure du texte se développe
autour de mots et des idées de grande portée théologique, centrés sur le Christ. La foi même du
cercle johannique au sein de laquelle muri une aussi profonde théologie, n’est pas le fruit d’une
croissance spontanée. Elle a connu un processus dynamique qui comporta des doutes, des
contrastes, des tensions, avant d’aboutir à la formation et à la maturité.
Cette évolution s’observe dans l’Evangile, qui est le résultat final d’un chemin difficile parcouru
par la communauté, qui ensuite culmina dans la foi chrétienne vers la fin du 1er siècle ap. J.-C.

5.2.1. Le début du chemin de la foi


Après la prédication de l’apôtre, qui est à l’origine du témoignage historique, un groupe d’hébreux
appartenant à un courant du judaïsme crut que Jésus était celui qui accomplissait la promesse faite
à Moïse par Dieu en Dt 18,15.18 : « Je ferai se lever au milieu de leurs frères un prophète comme
toi ; je mettrai dans sa bouche mes paroles, et il leur dira tout ce que je lui prescrirai ». Jésus n’est
pas le Messie davidique, mais le prophète comme Moïse, qui fut pris parmi les hommes pour être
le Messie. Ce groupe de juifs, judéo-chrétiens, qui vivait sa vie religieuse normale à l’intérieur du

17
judaïsme, élabora un texte-base renfermant une christologie élémentaire (cf. 1,29-34.45 ; 6,14.42 ;
7,31). A cette étape de la marche, la réflexion théologique ne créa pas de problème au monothéisme
juive et ne constitua pas une difficulté à la vie de la synagogue. Les membres du groupe croyaient
en Jésus, fils de Joseph de Nazareth, le Prophète, l’homme envoyé par Dieu « duquel ont écrit
Moïse dans la Loi et les Prophètes » (1,45).

5.2.2. La croissance dans le chemin de la foi


Le texte base qui contenait une christologie élémentaire qui professait en Jésus le Messie-Prophète,
se révéla, très tôt, pauvre et insuffisante nécessitant d’être compléter avec une réflexion
christologique plus riche qui, sur la base du témoignage du Jésus historique, confessait la foi en
lui comme Fils de Dieu. Du coup, ne pas croire à l’origine céleste de Jésus et à sa divinité, c’est
aller contre la logique de Dieu et les attentes vétérotestamentaires et cela signifiait pour les
membres du groupe être exclu du chemin du salut. Cette nouvelle réalité, vivement senti dans la
communauté transforma la tranquillité précédente en contrastes et tensions violents. Une grande
partie des controverses et des discours de Jésus avec les juifs ressentent de ce climat et cache
l’influence johannique sur la figure de Jésus. La personne du Christ dans ses débats avec les juifs
assume une configuration qui s’écarte des synoptiques.
Tous les membres de la communauté ne suivront pas cette phase de la croissance dans la foi et la
conséquence logique fut la division du groupe en deux avec de profondes lacérations. Pendant que
certains refusèrent catégoriquement les enseignements de Jésus et ne parvinrent pas à une
confession authentique de la vie chrétienne, d’autres persévérèrent dans la foi en reconnaissant
Jésus comme Fils de Dieu. Ce second groupe, alors, réécrit le texte base à la lumière d’une
christologie plus riche fondée sur la divinité de Jésus (cf. 1,1-13 ; 8,27-28 ; 12,16 ; 13,7 ; 14,20-
26). L’écrivain de ce second texte peut être appelé évangéliste.
Les conflits qui existaient déjà dans le groupe originaire sans tarder se propagèrent au dehors, sous
forme de contraste avec le judaïsme, à partir de la guerre de l’an 70 ap. J.C jusqu’à la rupture entre
l’an 85 et 90 au concile de Yabneh, lorsque le Rabbin Gamalièl II fit condamner les disciples de
Jésus, en insérant une malédiction, la birkat ha-minim, dans les 18 bénédictions, shemoneh’esreh,
qu’on récitait dans les synagogues en ce temps.
Cette décision de Yabneh (Yavné) avait pour but de démasquer les chrétiens, qui naturellement ne
l’auraient pas prononcé contre eux-mêmes, en vue de les exclure de la vie synagogale et de la
pratique de la piété juive traditionnelle. Cette nouvelle situation, avec ses conséquences
dramatiques, se reflète dans les chapitres 5 – 7, dans l’épisode de l’aveugle de naissance (9), en
12,42 et 16,2. C’est à partir de ce moment qu’on peut parler de communauté johannique dans le
sens étroit d’un groupe de judéo-chrétiens, qui pour rester fidèle à l’enseignement de l’apôtre,
défia les persécutions et même la mort (cf. 10,28-33 ; 15,18 ; 16,2) et arriva à une foi enrichie et à
une profonde réflexion théologique.

5.2.3. La maturité et la fidélité dans le cheminement de la foi


Une communauté avec une réflexion christologique aussi élevée sur Jésus, Fils de Dieu, et
fortement dominée par une tendance « spirituelle » courrait le risque de se « spiritualiser » et
tomber dans le gnosticisme, en niant l’humanité de Jésus et par conséquent son incarnation
authentique avec toutes les implications que cela comportait sur le plan doctrinal pratique. Par
exemple, la négation de la réalité de la mort du Christ, de sa résurrection, de sa présence dans les
sacrements et dans les signes sacramentaux. Ce risque devint rapidement une réalité dans la
communauté johannique. Il fut alors nécessaire formuler sur ces thèmes des précisions pour

18
sauvegarder l’intégrité de la foi chrétienne. Ce travail de révision et précision est l’œuvre du
rédacteur final de l’Evangile.
Ainsi, on a souligné la vérité humaine du Rédempteur divin, du « Verbe fait chair » (1,14), sa mort
réelle et non apparente, le vrai sens de l’eucharistie dans laquelle on mange la chair du Christ et
on boit son sang (cf. 1,14-18 ; 19,34-35 ; 1 Jn 4,2-3 ; 2 Jn 7). Ces précisions et les réactions
correspondantes au docétisme, pendant que la rédaction contre le docétisme de l’Evangile servit à
la maturité de la foi de la communauté, obligèrent nécessairement d’autres membres à quitter la
communauté johannique pour suivre leur christologie particulière. En résumé, le résultat final du
message du QE est un Evangile qui contient, dans sa trajectoire rédactionnelle soufferte, les traces
vives de la foi en Jésus Prophète comme Moïse, d’une autre christologie sur le Fils de Dieu, dans
la recherche continue d’une pureté et d’une fidélité au message « reçu depuis le commencement »
(1 Jn 2,7).

5.3.La date de composition de l’Evangile


Le seul contexte historique qui soit explicitement évoqué dans Jn est l’affrontement des disciples
avec la synagogue et en particulier leur exclusion de celle-ci (9,22 ; 12,42 ; 16,2). Quelle qu’ait
été sa forme, cette exclusion qui se situe dans les années 80-90, plongea les judéo-chrétiens qui en
furent les victimes dans une situation religieuse et sociale fort difficile. Il n’est dès lors pas excessif
de supposer que cette rupture culmina dans une crise d’identité. Le désarroi, le découragement,
l’échec mirent la foi des chrétiens johanniques à rude épreuve. L’évangile s’inscrit dans cette
situation en tentant de restructurer la foi défaillante des communautés johannique.
La mise en évidence du contexte polémique dans lequel s’inscrit l’évangile permet sa datation. Le
QE a été composé après la rupture d’avec la synagogue, c’est-à-dire après 85. Cette hypothèse est
corroborée par le fait que l’évangile connaît le martyre de Pierre (13,36-37 ; 21,18) et la destruction
du Temple (11,47-48). Par ailleurs, la tradition de l’Eglise ancienne est unanime pour voir dans
Jean l’évangile canonique le plus récent.
Des versets de Jn 18 (Jn 18, 31-33, 37-38) qui figurent sur un papyrus retrouvé en Egypte en 1935,
le Papyrus Ryland 457 (connu sous le nom de P52) datant entre 125-130 et fixant le terminus à ne
pas excéder dans la datation du QE.
Il est donc raisonnable de proposer la fin du premier siècle (85-90) comme date de composition
du QE, contrairement à l’opinion qui fixait sa rédaction à une époque tardive (environ 200) à cause
de sa profondeur, de sa complexité, son attachement au groupe gnostique et le manque de preuve
son utilisation de Jean par les écrivains du début du deuxième siècle, c'est-à-dire avant 150. En
outre, ces arguments ne sont pas convaincants, à la fois parce qu'une compréhension évolutionniste
de la théologie ne répond pas à la vérité des faits (la théologie de Paul - qui écrit avant tout le
monde - est censée être la plus primitive !), et parce qu'il existe des preuves d'une certaine influence
johannique avant 150 (peut-être déjà chez Ignace d'Antioche), et parce qu'au premier siècle, des
éléments pré-gnostiques circulaient.

5.4.Le lieu de composition


Sur le lieu de composition du quatrième évangile, trois hypothèses ont été les plus créditées.
a. "Alexandrie". A cause de la grande circulation de cet Évangile en Égypte, attestée par les
papyri. Nous devons cependant être très prudents, car l'une des raisons de l'existence des
papyrus égyptiens, quelle que soit l'œuvre, est certainement le climat qui a favorisé leur
préservation.

19
b. "Antioche ou, plus largement, la Syrie". L'hypothèse est basée sur la possibilité qu'Ignace
d'Antioche se soit inspiré de Jean. Au-delà de la dépendance littéraire directe, il ne fait
aucun doute qu'il existe chez Ignace de fortes similitudes avec les thèmes johanniques. Un
autre argument en faveur de cette hypothèse repose sur les relations existantes entre la
première épître de Jean et l'évangile de Matthieu, généralement considéré comme né en
Syrie ; mais l'absence de parallèles étroits entre ces deux évangélistes soulève de nombreux
doutes.
c. "Ephèse" Elle reste, à ce jour, la solution la plus accréditée. Outre la voix presque unanime
des témoignages anciens, il y a le parallèle étroit entre l'Évangile et l'Apocalypse, qui aurait
été écrite dans la région d'Éphèse. En outre, le motif anti-synagogal présent dans l'Évangile
s'explique précisément par la situation de cette région (cf. Ap 2,9) ; dans l'Évangile, il y a
aussi la polémique contre les disciples de Jean-Baptiste et le Nouveau Testament ne
mentionne la présence des baptisés par le Baptiste qu'à Éphèse (Ac 19,1-7).

6. Jean et le monde environnant


Depuis le XIXe siècle, la question du contexte historique, culturel et religieux du QE et l'influence
que ce contexte a eu sur la rédaction de Jean s'est posée. Les questions ont été nombreuses :
appartenait-il plutôt au judaïsme ou à l'hellénisme, au judaïsme palestinien d'obédience
traditionaliste ou au judaïsme hellénistique ? La recherche a parfois enregistré des données très
discordantes, voire contradictoires, qu'il n'est pas possible d'analyser avec précision. Quelques
exemples suffiront.

6.1.Jean et le gnosticisme
Le terme gnose vient du grec gnosis qui signifie connaissance. Née en Syrie aux alentours du 1er
siècle de notre ère, la gnose est un courant de pensée philosophique caractéristique par une vision
pessimiste du monde dans lequel l’homme se sent étranger. C’est le lieu où le mal et les ténèbres
dominent, alors que sa vraie destinée est divine. La pensée et le langage gnostiques sont
essentiellement dualistes. On y retrouve l’opposition ténèbres/lumière, jour et nuit, mort et vie. Le
gnostique prône donc le rejet de ce monde mauvais et absurde.
Il diffuse un enseignement secret qui conduit les initiés à la connaissance des mystères célestes,
donc au salut dont la connaissance en est le principe. En général, les textes gnostiques prônent la
libération de l’âme hors de la matière pour retrouver l’état originel d’avant la chute. La gnose a
pour but d’élever l’homme vers le haut. Dans cette vision pessimiste du monde et de la matière,
l’incarnation, la passion et mort du Christ sont niées. Par conséquent, pour les gnostiques, Jésus
était simplement un homme sur qui était descendu une puissance céleste au baptême et l’aurait
quitté à la passion.
Apparemment, certaines idées véhiculées par le QE, surtout son système dualiste, laisse croire
qu’il a un penchant gnostique. Le rédacteur johannique a certainement eu un contact avec ce
courant de pensée ou du moins en avait connaissance et s’est inspiré. Mais il s’en démarque
nettement. Le prologue par exemple s’oppose catégoriquement au rejet de l’incarnation du Christ
quand il affirme que « Le verbe, s’est fait chair et il a habité parmi nous... » (1,14). Jean conçoit
le monde comme une création de Dieu et non comme une prison de l’âme humaine. Le salut pour
Jean ne consiste pas en une évasion hors du monde, ni le résultat d’une contemplation intérieure
ou l’esprit de l’homme suffit à percer les secrets de la lumière. Pour Jean, croire, c’est adhérer à
une personne, garder ses commandements, demeurer en lui, en sa parole (8,32) ou adhérer à celui

20
en qui la parole de Dieu s’est manifestée ; c’est accéder à la connaissance de la vérité et par là à la
liberté (8,32-36).
En conclusion, il y a lieu de considérer que l’Evangile selon St Jean s’est formé dans le même
milieu dans lequel plus tard naitra le gnosticisme, puisque ce dernier va se constituer comme un
vrai système dans une époque postérieure à la rédaction du QE.

6.2.Jean et la pensée hellénistique


Plusieurs commentateurs anciens de l'Évangile de Jean ont souligné la dérivation de la pensée
johannique des écoles grecques de pensée philosophique. Trois courants de la pensée grecque ont
été considérés comme des explications possibles de certaines expressions théologiques de Jean :
la philosophie populaire grecque, Philon d'Alexandrie et Hermès (hermétique), une religion née
en Égypte entre le deuxième et le troisième siècle. Les contrastes entre ce qui est "haut" et ce qui
est "bas", "esprit" et "chair", "pain du ciel" et "pain naturel", ainsi que l'utilisation de la catégorie
du logos créateur, indiqueraient une dépendance johannique de la pensée platonicienne et
hellénistique.
Cependant, il est facile de démontrer comment l'utilisation des catégories platoniciennes ou
philoniennes chez Jean (y compris celle du logos) a des connotations complètement différentes.
En outre, le judaïsme contemporain de Jean était déjà imprégné d'éléments hellénistiques qui
avaient marqué la réflexion sur la sagesse personnifiée (cf. Siracide et la Sagesse). Une étude
approfondie montre clairement qu'il n'est pas nécessaire de supposer que Jean a été influencé par
une autre philosophie grecque qui n'était pas déjà présente dans la pensée palestinienne. Certains
termes fondamentaux, qui marquent donc l’hermétique (mystērion, demiourgos), sont totalement
absents chez Jean.

6.3.Jean et le judaïsme
Tout d'abord, il faut approfondir le discours sur le "judaïsme", en mettant en évidence le fait que,
dans la période préchrétienne, chrétienne et postchrétienne, les courants judaïques sont multiples,
articulés, en forte tension entre eux et, par conséquent, difficiles à attribuer à une seule ligne de
pensée. Cullmann, par exemple, a clairement distingué le judaïsme officiel, qui a son humus en
Palestine, du judaïsme hétérodoxe, qui se développa dans la diaspora.
Les juifs de la diaspora qui avaient cherché à présenter la religion juive sous des formes accessibles
aux païens, baignaient dans un monde où circulaient les symboles religieux du paganisme tels que
l'eau, la vie, la lumière, et des thèmes comme celui de la renaissance. Ceux-ci avaient leurs
répondants dans la tradition juive. Ils sont aussi exploités dans l'évangile de Jean.
Des influences ont pu s'exercer par des disciples de Jean-Baptiste qui étaient marqués par le grand
courant baptiste de la vallée du Jourdain, ou bien, ce qui est plus probable, par des membres de la
communauté de Qumran qui seraient devenus chrétiens.
La communauté johannique était probablement liée à l'origine à des cercles baptistes qui se
référaient à Jean le Baptiste plutôt qu'à Jésus et qui proclamaient l'imminence du jugement
eschatologique et la conversion par immersion dans l'eau, mais elle s'en éloigne profondément,
comme le montre la subtile polémique sur la "vraie" lumière de Jésus (le Baptiste n'est pas la vraie
lumière). Même avec Qumran, les parallèles, généralement le cadre dualiste, par exemple,
l’opposition entre les enfants de Dieu (ou fils de la lumière) qui sont éclairés par l'Esprit de Vérité
et les enfants du diable sous l'emprise du Prince de ce monde, ne sont pas assez proches pour
soutenir une dépendance littéraire directe de Jean à Qumran, mais ils suggèrent une connaissance

21
que l'évangéliste a pu avoir de la pensée de cette communauté. En outre, la focalisation johannique
sur Jésus le Messie, le Verbe incarné, rend la théologie de Jean très différente de celle de Qumran,
centrée sur la loi qui aboutit à la division entre le pur et l'impur.
Certains épisodes sont éclairés par les traditions qui ont été transmises dans les écrits rabbiniques.
Ainsi en Jn 6,26 - 34, le débat sur le "pain venu du ciel" se fonde sur des spéculations ou des
croyances juives bien attestées, relatives à la manne et selon lesquelles le renouvellement du don
de la manne était une caractéristique bien établie de l'attente eschatologique juive.

6.7.Jean et l'Ancien Testament


L'auteur du quatrième évangile connaît bien l'AT, même s’il le cite moins directement que les
synoptiques. Il fait souvent appel à Moïse et aux Ecritures. Il utilise volontiers des thèmes de
l'Exode tels que l'agneau pascal, la manne, le serpent d'airain, et il évoque des scènes bibliques
comme le songe de Jacob, le bon pasteur, la source du Temple. Il connaît encore les traditions
transmises par les écrits de sagesse.
Pourtant, Jean ne semble pas reprendre telles quelles les traditions vétérotestamentaires. Il fait un
travail de relecture de ces traditions. En effet dans l'évangile, ces traditions se présentent à travers
les interprétations et les développements que leur avait donnés le judaïsme contemporain des
origines chrétiennes. Ainsi l'image de la Parole cheminant parmi les hommes et plantant sa tente
parmi eux (cf. le prologue) rappelle le passage du Siracide où la Sagesse vient planter sa tente en
Israël après avoir parcouru tous les peuples. Le signe du salut qu'est le serpent d'airain et le
symbolisme de la manne représentant la parole de Dieu sont aussi présents dans le livre de la
Sagesse.
En définitive, on doit retenir que l’humus profond dans lequel Jean puise à deux mains est l'AT.

7. Esquisse de la théologie de l’évangile du QE

L’auteur du QE a été toujours considéré le ‘théologien’ à cause de sa profondeur doctrinale. Pour


cette raison depuis le temps de St Iréné on lui a attribué le symbole de l’aigle et son œuvre a été
vue comme l’évangile spirituel. Pendant que les synoptiques se concentrent sur la proclamation et
l’inauguration du Règne de Dieu, l’intérêt du QE est la personne de Jésus, son histoire et sa
signification qui sont l’objet central de l’évangile, un témoignage au Verbe incarné, par la force
de l’Esprit Saint, qui à la fois conserve le souvenir du Jésus terrestre et en dit l’actualité pour
l’aujourd’hui de la foi.
Ainsi, la conception christologique défendue par Jean est fondamentalement la présentation de
Jésus comme le Révélateur de Dieu dans le monde. Cette fonction révélatrice est développée d’une
double façon.

7.1. La christologie de l’incarnation


Le cadre herméneutique dans lequel le récit de la vie du Jésus terrestre doit être lu est donné dans
le prologue (1,1-18). La thèse fondamentale en est une christologie de l’incarnation, c’est à dire la
venue de Dieu parmi les hommes. Le Logos, plus précisément le Fils préexistant qui vit en unité
avec le Père et qui est le médiateur de la création, prend chair (1,14). Il a un nom, Jésus de
Nazareth, et une histoire, celle qui va être racontée dans l’évangile. Dans la personne de Jésus,
Dieu se fait proximité aimante et présence au sein de la création et de l’humanité. Jésus est la

22
Parole de Dieu faite chair. Toute l’histoire de l’homme Jésus, ses paroles, ses actes, sa vie, sa mort
doivent être lus à partir de cette affirmation première.

7.2. La christologie de l’envoyé


Le corps même de l’évangile développe une christologie de l’envoyé qui n’est pas en conflit ou en
décalage avec la christologie de l’incarnation ; elle en constitue, au contraire, le développement et
l’explicitation. Précisément parce que Jésus est le Fils préexistant devenu chair, son destin
historique peut être présenté comme une venue, comme un envoi.
Cependant, la sémantique de l’envoi doit être comprise sur le fond du droit de l’envoi dans le
Proche-Orient ancien. Un envoyé était un messager dûment légitimé qui représentait son souverain
auprès d’une cour étrangère. La fonction liée à la figure de l’envoyé était celle de la représentation ;
elle jouait sur la dialectique entre unité et différence : l’ambassadeur représentait pleinement son
roi tout en étant différent de lui. Ainsi, en tant qu’envoyé du Père, Jésus le représente dans le
monde. Il ne prononce pas ses propres paroles, mais les paroles de son Père (3,34 ; 14,10 ;
17,8.14) ; il n’effectue pas ses propres œuvres, mais celles de son Père (4,34 ; 5,17.19 ss.30.36 ;
8,28 ; 14,10). Il n’accomplit pas sa propre volonté, mais celle de son Père (4,34 ; 5,30 ; 6,38 ;
10,25.37). Il ne veut rien être d’autre que la voix et la main de Dieu parmi les hommes. Dans la
logique joh, Jésus est véritablement Dieu dans la mesure où il est son envoyé - à la fois pleinement
un avec Lui et pourtant différent de Lui. Cette affirmation est d’une importance décisive, car
personne n’a jamais vu Dieu (1,18).
Quelle est alors la signification de l’envoi ? L’envoi du Fils est à comprendre comme l’amour de
Dieu en acte (3,16). Dans la mesure où il accueille Jésus, l’être humain est mis au bénéfice de cet
amour. Cet amour manifesté n’est pas un événement parmi d’autres ; il a un caractère unique et
décisif. Il constitue, d’une part, l’accomplissement de la promesse vétérotestamentaire ; en lui se
réalise d’autre part le jugement du monde (3,18-19 ; 5,24-25 ; 9,39). Dans la mesure où Jean
prétend que le jugement advient dans la venue du Fils, il se distancie de la conception
apocalyptique du jugement. L’eschatologie est historicisée : le jugement n’est plus une sanction
intervenant à la fin des temps, mais il s’accomplit dans la rencontre du Fils. C’est en effet face au
Fils, dans la foi donnée ou refusée, que se réalise la séparation entre croyants et incroyants. On
parle alors d’eschatologie présentéiste. La venue du Révélateur dévoile, en effet, les ténèbres dans
lesquelles vivent les hommes. Si l’ordre de la révélation se caractérise par la lumière, la vérité,
l’esprit, la liberté cl la vie, la sphère du monde s’avère être l’espace des ténèbres, du mensonge,
de la chair, de la servitude et de la mort. Ce dualisme n’est pas ontologique, mais historique : il est
provoqué par la venue du Fils.
L’accentuation de l’eschatologie présentéiste ne signifie pourtant pas la disparition de
l’eschatologie traditionnelle (cf 5,28-29 ; 6,39.40.44.54 ; 12,48 ; 14,3). Cette dernière a une double
fonction. Elle souligne, d’une part, que même si le salut est reçu ici et maintenant, la vie dans la
foi demeure marquée du sceau de l’historicité. D’autre part, la fonction du jugement dernier est
revue : il manifestera en pleine lumière la ligne de fracture entre la foi et l'incrédulité.
Comment s’effectue alors concrètement l’envoi du Fils dont on vient de souligner la signification
ultime ? On peut distinguer trois moments dans le parcours de l’envoyé :
La première étape de l’envoi comprend la préexistence et l’incarnation (= katabase). Ces deux
notions ne doivent pas être interprétées de façon objectivante, mais elles qualifient Jésus comme
le révélateur du Père. Sa véritable origine se situe auprès de Dieu.

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Le deuxième moment est celui de l’accomplissement de la mission. Le Jésus joli effectue tout
d’abord sa mission en accomplissant des miracles. Pour Jn, les sept grands miracles racontés sont
des signes, c’est-à-dire des actes qui renvoient au-delà d’eux-mêmes, à la réalité décisive que Jésus
dévoile : un Dieu créateur et donateur de la vie en surabondance. Le Jésus joh réalise ensuite sa
fonction de révélateur par ses discours. A la différence des synoptiques, le contenu de ses discours
est strictement christologique (cf. les paroles en « Je suis »). En tant qu’envoyé du Père, Jésus
répond aux besoins les plus fondamentaux qui se manifestent dans toute existence humaine : il les
comble.
Le troisième moment dans le parcours de l’envoyé est le retour (= anabase). Ce retour s’effectue
à la croix, qui dans le quatrième évangile est interprétée comme le lieu de l’élévation (3,14 ; 8,28 ;
12,32.34). En étant élevé sur la croix, le Jésus joh est simultanément élevé auprès de Dieu. Sa mort
n’est donc pas un échec, mais elle conduit à l’achèvement de la révélation (19,30). Cette mort en
croix doit également être comprise comme l’instant de la glorification (7,39 ; 12,16.23 ; 13,31,
etc.), c’est-à-dire comme le lieu de la pleine présence de Dieu. La thématique royale,
particulièrement présente dans la Passion, vient à l’appui de cette perspective : la royauté de Jésus
(cf. 18,33-19,18a) n’est pas démentie par son procès et son exécution, mais c’est précisément à
travers ces événements décisifs qu’elle trouve sa véritable expression.
Le titre Fils de l’homme, qui a une fonction clef dans l’évangile, doit être compris dans le cadre
de la christologie de l’envoyé. Il ne doit plus être saisi dans son sens apocalyptique, mais il est
attribué à celui qui accomplit le parcours de l’envoyé (cf. les affirmations sur la katabase et
l’anabase du Fils de l’homme et celles sur son élévation).

7.3. Le monothéisme christologique


Le thème de la divinité de Jésus (1,1-2 ; 20,28 ; cf. aussi 5,17-30) et celui de son unité avec le Père
(10,30.38 ; 14,10-11.20 ; 17,21.23) doivent, sous peine d’être mal compris, être placés dans le
cadre de la christologie de l’envoyé. D’un point de vue joh, Jésus est « Dieu » dans la mesure où
il représente parfaitement et définitivement son Père parmi les êtres humains. Mais comme le
montrent les signes qu’il accomplit et les paroles qu’il prononce, il le fait dans une parfaite
obéissance à celui qui l’a envoyé, car « le Père est plus grand que moi » (14,28). En d’autres
termes, le Jésus johannique est le visage de Dieu au sein du monde.
Sa prétention suscite cependant un vaste débat sur la juste compréhension du monothéisme. Dans
le discours sur le pain de vie (chap. 6) ou dans la grande controverse des chap. 7-8, le Jésus joh
annonce que la révélation décisive de la figure de Dieu ne se trouve plus dans un passé prestigieux
- que ce soit celui lié à Moïse ou au don de la Loi ou que ce soit celui attaché à l’élection
d’Abraham. Le centre de l’histoire du salut s’est déplacé : il s’identifie désormais à la révélation
christologique. L’Ecriture n’est pas pour autant mise en cause, mais elle doit être justement
comprise, à savoir comme un témoignage menant à la découverte du Christ (5,46-47). L’évangile
selon Jn propose donc une réinterprétation fondamentale du monothéisme.

7.4. Sotériologie et ecclésiologie


Si le propos de l’évangile est strictement christologique, sa conclusion (20,30-31) souligne que
christologie et sotériologie vont de pair. La confession de l’envoyé du Père dans la personne de
l’homme Jésus donne accès à la « vie éternelle », c’est-à-dire à la vie telle que Dieu l’offre en
plénitude. Don du Fils et don de la vie sont un seul et même événement : ils constituent le contenu
de l’évangile qui appelle à la foi.

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La « vie éternelle » est présentée comme une « nouvelle naissance d’en haut » (3,3) - Ce don
inconditionné révèle l’asymétrie du salut qui est caractéristique du message du Jésus joh : l’offre
de la vie précède toujours la menace du jugement et elle est plus grande que lui. La « nouvelle
naissance » se concrétise dans l’établissement d’une nouvelle relation à Dieu. Si durant le temps
de l’incarnation, c’est le Jésus joh qui ouvre cette possibilité à l’être humain, après son retour
auprès du Père, son rôle est repris par le Paraclet qui vient faire sa demeure parmi les disciples
postpascaux (14,18-26).
Cette nouvelle relation à Dieu a pour corrélât le dépassement du jugement eschatologique : le
disciple du Jésus joh ne vient plus en jugement, mais il est passé de la mort à la vie (3,18 ; 5,24).
Le langage métaphorique utilisé dans l’évangile décrit cette nouvelle condition comme le passage
des ténèbres à la lumière, de la mort à la vie, de l’esclavage à la liberté. En d’autres termes, la foi
conduit à une complète réévaluation des valeurs en usage dans le monde : la vie et la mort, la
vérité, l’élection, la liberté prennent une nouvelle signification qui ne dépend plus des certitudes «
mondaines », mais de Dieu seul. Cet accès à la « vie éternelle » ne décharge pourtant pas le croyant
de sa responsabilité concrète ; l’élection donnée doit être honorée dans l’obéissance, par
l’accomplissement du commandement d’amour (13,34-35).
En adhérant à la foi christologique, le disciple joh devient membre d’une nouvelle communauté
qui prend naissance sous la croix (11,51-53 ; 19,26-27). « L’Eglise » au sens joh se caractérise par
son universalité : elle rassemble les « brebis de différents enclos » (10,16), dont l’unité est fondée
dans leur commune foi christologique. Le croyant joh est à la fois respecté dans son individualité
(le berger l’appelle par son nom [10,3]), tout en étant appelé à vivre sa foi au sein de la
communauté des frères et des sœurs. La vocation de cette communauté est de demeurer en Christ
(15,1-10) ; ce « demeurer » est à la fois un don et une tâche dont le dénominateur commun est
l’amour.

7.4.1. Les fruits de la vie filiale


Quand les disciples deviennent des enfants de Dieu, ils produisent des fruits dans l’Esprit. Les
principaux fruits de cette vie filiale sont :

7.4.1.1. La victoire sur le péché et sur le mal

Le premier fruit est la capacité de vaincre le péché si on reste uni au Christ, si on laisse sa parole
œuvrer en lui. Seulement qui obéit à la vérité ne pèche pas. « Quiconque est né de Dieu ne commet
pas de péché, car ce qui a été semé par Dieu demeure en lui : il ne peut donc pas pécher, puisqu’il
est né de Dieu. » (1Jn 3,9) Le disciple de Jésus qui est né de Dieu, ne vit pas dans l’atmosphère de
la mort du péché, mais dans le milieu de Dieu, il se garde sans péché parce qu’une semence divine,
la Parole de Dieu reçu sous l’influence de l’Esprit Saint, le remplit et le rend fils de Dieu.
Le fruit donc consiste en la purification intérieure, la victoire sur le péché, plutôt l’impeccabilité
des croyants, dû au fait que les enfants de Dieu puisent le don eschatologique de l’impeccabilité
du Christ même, sauvegardé par l’habitation de l’un dans l’autre entre Jésus et le disciple.
L’authentique vie filiale comporte ainsi une force et une intrépidité contre toutes les forces du mal.

7.4.2. La vie dans la foi

Un autre fruit qui dérive de la vie filiale est l’approfondissement et la croissance de la vie dans la
foi présentée par Jean comme l’intériorisation de la Parole de Dieu, comme l’appropriation de la
révélation et de la vérité de Jésus. La nouvelle vie des croyants est liée à l’action intérieure de la
Parole de Dieu, que l’homme doit accueillir et assimiler. Ce processus d’intériorisation, cependant,

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est l’œuvre de l’Esprit Saint. Uniquement à travers lui, la vérité du Christ entre dans le cœur des
croyants et les transforme. La vie dans la foi selon Jean c’est l’option pour la vie, c’est passer du
monde d’en bas à celui d’en haut (5,24 ; 8,24), c’est « faire la vérité » et « être de la vérité »
(18,37). La vie dans la foi implique pour l’homme demeurer dans la parole de Jésus (8,31), devenir
son disciple (15,8), connaître la vérité (8,32), en participant à la vie même du Fils de Dieu (1,12)

7.4.3. La vie dans l’amour

Un autre fruit de la filiation divine des disciples sur lequel Jean insiste est l’amour fraternel,
l’amour chrétien, avant-goût de la vie future. Le christianisme est l’acceptation d’une personne
qui renforce l’humanité du disciple, en le faisant sortir de soi-même pour aimer ses frères que sont
tous les hommes sans aucune distinction.
C’est suffisant penser au chapitre 14 – 17 de l’Evangile qui contiennent les discours d’adieu. Le
cœur de l’éthique chrétienne pour Jean est donc l’amour fraternel. Tout gravite autour de ce centre
qu’est la charité, échange, don total de soi aux autres. C’est la charité qui construit la communauté,
par opposition à la haine qui en est le destructeur (15,18-25). L’amour fraternel qui trouve son
fondement et son modèle dans l’amour du Christ, permet de passer de la mort à la vie, en donnant
à tous espérance et joie. La vraie communauté chrétienne qui est communauté de frères, unis par
le lien de la charité et d’amour, se forme et croît pour Jean seulement que l’ « amour est de Dieu »
(1 Jn 4,7) et que le Fils de Dieu, le Jésus historique, est la voie de l’amour.

8. La réception du quatrième évangile dans l’Eglise ancienne


La réception de Jn dans le christianisme ancien réserve une surprise. Les attestations les plus
anciennes de la lecture et de l’utilisation de l’évangile selon Jn émanent en effet des cercles
gnostiques du IIe siècle, et tout particulièrement de la gnose Valentinienne. Ainsi l’Evangile de
Vérité (140-150) et l’Evangile de Philippe connaissent Jn, Héracléon le commente. Pour ce qui est
de l’Eglise ancienne, il faut attendre la fin du IIe siècle pour découvrir les premières citations
indiscutables de Jn par Théophile d’Antioche et Irénée de Lyon. Le papyrus Egerton 2 confirme
la réception ecclésiale du quatrième évangile.
Le texte de Jn est aussi bien conservé que celui des évangiles synoptiques. Non seulement il
apparaît dans les grands onciaux des IVe et Ve siècles (Sinaïticus, Vaticanus, codex de Bèze),
mais, avant cela, il est également transmis par des papyrus. Le P 52 qui est le papyrus
néotestamentaire le plus ancien (= Jn 18,31-33.37-38) prouve que l’évangile de Jn était en
circulation en Egypte vers 125. Du IIe siècle provient également le P90 (= Jn 18,36-19,1; 19,2-7)
et le papyrus P66 (= Jn 1-14; extraits des chapitres 15; 16; 19; 20,25-21,9; fin du IIe siècle). A ces
trois papyrus, il faut ajouter le papyrus Egerton 2 qui prouve la diffusion égyptienne de l’évangile
à cette époque.
Sept papyrus contenant des extraits de Jn proviennent du IIIe siècle : le P5 (extraits de Jn 116 et
20) le P28 (extraits de Jn 6,8-12.17-22), le P39 (Jn 8,14-22), le P45(extraits de Jn 4-5 e11(M1), le
P75= extraits des chapitres 13 ; 14 ; 15), le P80 (Jn 3,34) et P95 (Jn 5,26-19. -)•
La présence de Jn dans les grandes listes canoniques est constante et indiscutée depuis canon de
Muratori (environ 200) jusqu’à l'épître d'Athanase (367), Eusèbe de Césarée, Cyrille de Jérusalem,
et sans oublier les synodes de Laodicee (364 ?) et de Carthage (397).

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L’inscriptio (Evangile selon Jean) placée en tête du P66, atteste que dès la fin du IIe siècle Jn a été
considéré comme un évangile et, par-là, mis en rapport avec les synoptiques. De plus, son
attribution à Jean visait à assurer son origine et son autorité apostolique.

Conclusion : croire malgré


Pour conclure le bref discours sur le voyage de l'homme comme chemin de foi conçu par Jean.
Dans le récit de Jean, on trouve un procès, une accusation, un accusé et des témoins. L'accusé est
Jésus et l'accusation dont il doit se défendre est exprimée par la question de la légitimation : " Que
dis-tu de toi-même ? ". Jésus doit répondre devant un tribunal idéal : d'un côté il y a l'accusation
des ennemis (les Juifs et le "monde"), de l'autre la défense des témoins en faveur : le Père,
l'Écriture, l'Esprit, le Baptiste et les disciples. Le procès se termine par la sentence de
condamnation : la mort sur la croix. Mais, voici l'inattendu : la défaite du condamné devient une
victoire, celui qui a été condamné devient le vainqueur et la croix un trône de gloire. C'est le drame
décrit par Bultmann.
Essayons d'extraire ce processus du contexte historique et temporel précis rappelé par Jean et de
le transposer sur notre plan existentiel, en donnant la parole aux nombreux malheureux qui
subissent la violence et l'injustice et qui sont tourmentés par la faim et la soif de justice. "Qui es-
tu ?", demandent-ils au Christ johannique, « Que dis-tu de toi-même ? ». Tu dis que tu es « le
chemin, la vérité et la vie », tu dis que tu as « les paroles de la vie éternelle » ; tu dis simplement
de toi-même « Je suis ». Mais est-ce vraiment vrai ?
En dernière analyse c'est de la légitimité de la foi qu'il s'agit, " de croire sans voir ". C'est l'attitude
que Jésus demande à Thomas, qui a du mal à faire confiance. Thomas représente tous ceux qui ne
peuvent pas aller au-delà de la nuit du Vendredi saint, parce que le scandale du monde est trop
grand. En effet, la sécurité du visible et du tangible n'est-elle pas préférable à une promesse sans
cesse démentie par les faits ?
Je veux dire que précisément le paradoxe johannique de la croix glorieuse offre la possibilité non
pas d'une réponse, mais au moins d'une offre de sens. Au cœur de la mort de Jésus, selon
l'évangéliste Jean, se trouvent les paroles du narrateur qui résonnent au début du Livre de l'Heure :
"Ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima (eis telos)". Eis telos est certes "la fin,
il les a aimés jusqu'au bout", mais il est surtout "l'accomplissement", le but ultime pour lequel
Jésus était venu, ou plutôt avait été donné : "Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils
unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas mais ait la vie éternelle" (Jn 3,16).
Dans la vision johannique, "croire" signifie avant tout donner crédit à un Dieu qui, dans son Fils,
transforme le souffle d'un mourant en cri d'une femme en travail. Si la croix s'est transformée en
victoire, cela signifie qu'une existence vécue dans la fidélité et l'amour est féconde, même si elle
est dévastée par la souffrance. Dans la foi, non seulement la fleur qui s'épanouit, mais aussi la
feuille sèche qui pourrit ont un sens, car dans la mort de Jésus, Dieu a prononcé son "oui" à
l'homme, sa solidarité suprême (l'Amour, précisément) au moment le plus aberrant.
Bibliographie
J. Zumstein, L’évangile selon St Jean (1-12), Genève 2014
J. Zumstein, L’évangile selon St Jean (13-21), Genève 2014
W. Harrington, Nouvelle Introduction à la Bible, Paris 1971
J. Ahiwa, la littérature johannique. Support pour les étudiants de théologie, ICMA 2018.
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M. Grilli, Il Vangelo Secondo Giovanni. Elementi di introduzione e teologia, Bologna 2016
G. Zevini, Candelo secondo Giovanni, Roma 20098
G. Ghiberti e al., Opera Giovannea, Torino 2003

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