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géométrique est précisém ent d ’établir les limites de l’apport que l’élaboration de principes fondam entaux de la m éthode d ia­
ces sciences — et to u te science constituée sur le même type — lectique A
sauraient apporter à la connaissance de l’homme, limites que Nous avons, d ’autre p a rt, d it que le second grand m érite
Pascal a dessinées de m anière assez analogue à celle que nous de Pascal a été d’avoir compris pourquoi ce nouveau ty p e de
retrouverons plus ta rd dans la philosophie kantienne : im possi­ pensée, qui v a des parties au to u t et inversem ent et qui est
bilité de dém ontrer leurs premiers principes, impossibilité de orienté vers la stru ctu re des ensembles individuels, exclut to u te
composer la m achine, de rendre com pte entièrem ent de la vie, connaissance définitive et rigoureusem ent valable.
et surtout en tout premier lieu im possibilité d ’arriver à la connais­ Sur ce point aussi, Pascal ébauche le fondem ent de la pensée
sance de l’individuel L dialectique, et su rto u t de ce que sera plus ta rd , chez M arx et
A vant d ’aller plus loin, une question se pose cependant. E n Engels, la théorie des idéologies, l'idée de perspective partielle
développant les principes d ’une connaissance qui ira it non pas inévitable.
du particulier au général, m ais des parties au to u t et du to u t Mais il l’ébauche seulem ent et n ’arrivera jam ais aux deux
aux parties, Pascal était-il conscient de la relation privilégiée autres élém ents fondam entaux qui, seuls, feront de la théorie
entre ce type de pensée et la connaissance des faits sinon his­ des idéologies une connaissance positive : l’idée de pensée
toriques, to u t au moins hum ains? sociale et celle de la valeur inégale — et m esurable q u alitativ e­
A vrai dire, nous n ’oserions pas l’affirmer catégoriquem ent. Il m ent — des différentes perspectives.
nous p araît cependant qu’il faut accorder une très grande a tte n ­ Il n ’y a d’ailleurs là rien d’éto n n an t. L a catégorie fondam entale
tion au contenu non seulem ent biographique, mais aussi épis­ de la pensée pascalienne é ta n t celle du to u t ou rien dès l’in sta n t
témologique du fragm ent 144, qui distingue entre les « sciences où cette connaissance ne p eu t en aucun cas devenir rigoureuse­
ab straites » et la « véritable connaissance que l’homme doit m ent vraie et définitive, l’établissem ent de degrés d ’objectivité
avoir » (et qui désigne visiblem ent la religion), un troisièm e ne présente plus dans le m eilleur des cas, qu’un in térêt secondaire.
dom aine qui n ’est donc ni science abstraite ni connaissance E n fait, dans l’élaboration de l’épistémologie dialectique, P a s ­
éthique et religieuse et qui est l'étude de l'homme. cal s’en tien t, et son m érite nous semble déjà pour son tem ps
Serait-ce extrapoler que de ra tta c h e r cette connaissance de énorm e, à la con statatio n de la nécessité d’établir les relations
l’hom m e qui n ’est ni science ab straite ni éthique ni pensée entre les parties et le to u t et à celle de l’im possibilité de le
religieuse proprem ent dite à l’esprit de finesse, à la dém arche faire d ’une m anière rigoureusem ent objective.
intellectuelle dont parle le fragm ent 72 et qui v a des parties Après quoi, il se consacre à une tâche qui lui p araît au trem en t
au to u t et du to u t aux p arties? Nous ne le croyons pas, et urgente, à la critique des épistémologies atom istes, sceptique et
dans ce cas Pascal serait allé bien loin, aussi loin que le p erm e t­ su rto u t cartésienne.
ta it seulem ent une perspective non historique et tragique, dans La critique du cartésianism e, sur le p lan épistémologique, se
développe aux deux extrêm es, celui des principes et celui de la
to ta lité — aux deux infinis, pour p arler le langage de Pascal. 1
1. A la c o n sta ta tio n de l’im possibilité de dém o n trer les prem iers principes cor­
resp o n d chez K a n t celle de l’im possibilité de ju stifie r « l’espèce e t le nom bre »
des catégories e t des form es de l ’in tu itio n p u re : 1. Sans d o u te, c e tte d istin ctio n en sciences ab straites, connaissance de rh o m m e
« M ais de cette pro p riété q u ’a n o tre en ten d em en t de n ’a rriv er à l’u n ité de l’aper- e t vérité révélées, était-elle assez com m une au x esp rits d u x v n e siècle. S eulem ent,
cep tio n a priori, q u ’au m oyen des catégories e t seulem ent p a r des catégories ex ac­ personne à n o tre connaissance ne s’est posé le problèm e d ’une connaissance scienti­
te m e n t de cette espèce e t de ce nom bre, nous pouvons aussi peu donner une raison fique de l’individuel, connaissance d o n t le frag m en t 72 form ule les exigences e t
que nous ne pouvons dire p ourquoi nous avons précisém ent ces fonctions du ju g e ­ la dém arche m éthodologique à u n n iv eau q u i se retro u v e ra seulem ent chez H egel
m e n t e t n o n pas d ’au tres, ou pourquoi le tem ps e t l’espace sont les seules form es e t chez M arx. A ussi nous p a ra ît-il n o n pas certain , m ais p o u r le m oins pro b ab le
de n o tre in tu itio n possible. » (K ant : Critique de la raison pure, P aris, P . U. F ., que P asc al a it en tre v u les relatio n s en tre c e tte m éth o d e q u ’il v en ait de d écouvrir
p. 123.) e t ce q u ’en opposition au x sciences ab straites la d ialectique appellera sciences du
S ans dou te, l’analogie su r ce p o in t n ’est-elle p as rigoureuse; elle nous p a ra ît concret e t q u ’u n certain c o u ran t d u m arxism e (L ukàcs) lim itera aux sciences
néan m o in s réelle. A joutons aussi q u ’a y a n t su rto u t à co m b attre le scepticism e, hum aines.
K a n t atta c h e à ce tte im possibilité de ju stifier les fondem ents de la pensée ra tio n ­ C’est d ’ailleurs — nous l ’avons déjà d it — au x préo ccu p atio n s q u i concernent
nelle u n e im p ortance bien m oindre que P ascal, d o n t le principal adversaire philo­ les ra p p o rts des trois ty p es de pensée, m ath ém atiq u e g énéralisante e t d ialectique,
sophique é ta it le rationalism e cartésien. aussi b ien en tre eux q u ’avec les différents o b jets d ’étu d e, que se r a tta c h e n t les
Sur les deux autres points, l’analogie est rigoureuse. On connaît l’étude de la célèbres frag m en ts 1 e t 2 sur l’esp rit de géom étrie e t l’esp rit de finesse. M ais le
pensée biologique dans la Critique du jugem ent, et aussi l’idée de détermination problèm e est a rd u (de nos jo u rs m êm e, nous ne connaissons p as encore de réponse
intégrale qui ne peut se faire que par rapport « au tout de la réalité », qui n’est satisfaisan te p o u r l ’étu d e des organism es e t m êm e p o u r certains aspects de la p sy ­
bien entendu qu’une idée de la raison et non pas une intuition concrète, thème chologie) et d an s ces deux frag m en ts — p a r ta n t p e u t-ê tre de Meré et des idées
qui revient souvent dans la Critique de la raison pure. (Voir, à ce sujet, L. Gold- courantes a u to u r de lui — P ascal le pose à u n niv eau beaucoup m oins élaboré
m a n n : L a Communauté humaine et l ’univers chez K an t.)
que dans les frag m en ts 72 e t 79.
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Nous avons déjà exam iné les passages qui affirm ent : a) l’im ­ em piristes m odernes de l’École de Vienne, la critique dialec­
possibilité pour to u t rationalism e de com prendre soit les p a r­ tique se heurte à une préten tio n de vérité explicite et fondam en­
ties, soit le to u t, et b) le fragm ent 79 qui affirme que le m éca­ tale. Il y a u n point de d épart certain pour Descartes, solide pour
nism e n ’est q u ’un m oyen approxim atif et insuffisant lorsqu’il l’empirisme — il n ’y a pas de p oint de d ép art nécessaire et
s’agit de com prendre une to talité individuelle, q u ’il s’agisse définitivement acquis pour Pascal, Hegel ou M arx L
d ’un organisme ou de l’univers 1 (aujourd’hui, il fau d rait ajou­ Cette critique — y compris la référence expresse à D escartes
te r : ou d ’un groupe social). — ne pouvait pas être exprim ée plus clairem ent que dans un
A ces critiques concernant l’im possibilité de connaître le passage du fragm ent 72 des Pensées :
to u t, s’en ajoute une au tre com plém entaire, concernant l’im ­ « Mais l’infinité en petitesse est bien moins visible. Les
possibilité de connaître les prem iers élém ents. philosophes ont bien p lu tô t préten d u d ’y arriver, et c’est là où
Critique d ’a u ta n t plus sensible que la prem ière p o rta it sur tous ont achoppé. C’est ce qui a donné lieu à ces titres si ordi­
des exigences de la pensée scientifique, essentielles seulem ent naires, Des Principes des choses. Des Principes de la philosophie,
dans la perspective dialectique, m ais dont le plus souvent et aux sem blables, aussi fastueux en effet, quoique moins en
les penseurs, rationalistes ou em piristes affirm aient pouvoir se apparence, que cet au tre qui crève les yeux, De omni scibili.
passer sans grand dommage. R arem ent en effet ils ont p ré­ « On se croit naturellem ent bien plus capable d ’arriv er au
ten d u pouvoir connaître la to talité individuelle. Le plus sou­ centre des choses que d ’em brasser leur circonférence; l’étendue
v e n t ils se contentent des lois générales de la réalité, cer­ visible du m onde nous surpasse visiblem ent; mais comme c’est
tain es pour les rationalistes hypothétiques, pour les em pi­ nous qui surpassons les petites choses, nous nous croyons plus
ristes. capables de les posséder, et cependant il ne fau t pas moins de
Le cas est cependant différent lorsqu’il s’agit des connais­ capacité pour aller ju sq u ’au n éan t que ju sq u ’au to u t; il la fa u t
sances des « principes ». Dans les perspectives pascalienne et infinie pour l’un et l’autre, et il me semble que qui au rait
dialectique les deux choses sont sans doute inséparables. C’est compris les derniers principes des choses p o u rrait aussi arriver
parce qu’on ne connaît pas le to u t q u ’on ne connaît pas non ju sq u ’à connaître l’infini. L ’un dépend de l’autre, et l’u n conduit
plus les élém ents et inversem ent. Or, aussi bien dans la pers­ à l’autre. »
pective rationaliste lorsqu’il s’agit des vérités évidentes de la Passage qui se term ine p ar une nouvelle affirm ation de la
raison que dans la perspective em piriste lorsqu’il s’agit de position tragique.
sensations, ou bien de constatations ( Protokollsatze) pour les « Ces extrém ités se to u ch en t et se réunissent à force de
s’être éloignées et se retro u v en t » m ais « en Dieu et en Dieu
seulem ent. »
1. I l nous p a ra ît in téressan t d ’ajo u ter que ce problèm e des ra p p o rts e n tre la
pensée dialectique e t la possibilité de com prendre l’univers est encore a u jo u rd ’hui Il nous reste à préciser un au tre p o in t sur lequel la position
oin d ’être clarifié. L a p lu p a rt des prin cip au x penseurs dialectiques, M arx, Lénine, de Pascal rencontre encore celle de K a n t. La critique des
L u k àcs ne l ’o n t ja m a is abordé, p réfé ran t se lim iter a u dom aine p ro p rem en t h is­
to riq u e . « prem iers principes » est universelle et v a u t pour to u te con­
S eulem ent, il y a to u jo u rs eu dans la pensée m arx iste des tendances m écanistes naissance, seulem ent elle a une signification différente selon
(et aussi idéalistes) d o n t la prem ière origine se tro u v e dans l 'A n tid u h rin g e t la q u ’il s’agit de sciences formelles — chez Pascal de géom étrie,
Dialectique de la nature d ’ENGELS.
O r, il fa u t c o n sta te r que d éjà Engels, m algré l ’absence de la m oindre ten d an ce chez K a n t d ’analyse tran scen d an tale — ou de connaissances
m écan iste d ans ses écrits historiques, abandonne la position dialectique dès q u ’il p o rta n t sur le contenu.
s’a g it de l ’u nivers d an s son ensem ble.
« L ’in d estru ctib ilité du m ouvem ent ne p e u t p as être conçue de façon seulem ent Ni Pascal ni K a n t n ’ont jam ais mis pratiquement en doute 1
q u a n tita tiv e , elle d o it l ’ê tre aussi de façon q u alitativ e... » (E. E ng els , Dialectique
de la nature, P aris, E ditions Sociales, 1952, p. 44.) 1. A ce su je t, nou9 ne pou v o n s nous em pêcher de m en tio n n er ici une curieuse
« D u reste, la succession des m ondes éternellem ent répétée dans le tem p s infini discussion à laquelle nous avons eu la chance d ’assister en tre d eu x rep ré se n ta n ts
n ’est que le com plém ent logique de la coexistence de m ondes innom brables dans ém inents de la pensée m arx iste e t ex isten tialiste contem poraine.
l ’espace infini — proposition d o n t la nécessité s’im pose m êm e au cerveau rebelle M algré le g ran d nom bre de questions que to u s les p artic ip a n ts esp éraien t p o u ­
à la théorie de Y ankee D raper. voir aborder, la discussion a p o rté to u t entière su r u n seul problèm e, celui des
« C’est dans u n cycle éte m e l que la m atière se m eu t, cycle... où il n ’est rien prem iers principes. C ar le p en seu r ex iste n tiab ste v o u lait bien accep ter la p lu p a rt
d ’éternel sinon la m atière en éternel changem ent, en éternel m ouvem ent, et les lois des thèses du m arxism e, philosophie de l ’histoire, lu tte des classes, etc., à condition
selon lesquelles elle se meut et elle change » (souligné p a r nous, id,, p. 45-46). de conserver du cartésianism e « seulem ent » l’existence du cogito ergo su m com m e
Il n ’y a rien d’é to n n a n t après cela de co n stater que le plus m écaniste des m arxistes prem ier principe de la pensée philosophique à quoi le m arx iste rép o n d ait, à ju s^ e
fran çais contem porains, M. P ierre N aville, qui à la différence d ’Engels éten d le titre , que l’accorder signifiait nier to u t le reste d u m arxism e (à m oins d ’inconse-
m écanism e ju sq u ’à la psychologie e t à l ’histoire, a it repris précisém ent ces déve­ quence, ce q ui n ’a pas d ’in té rê t su r le p lan d ’une discussion philosophique).
lo p p em en ts dans sa com m unication au Congrès de P hilosophie de S trasb o u rg en C’é ta it, en 1949 e t m algré to u tes les différences d u co n tex te h isto riq u e, la vieille
discussion en tre D escartes e t Pascal.
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l’un, la validité des prem iers principes de la géométrie, l’autre, encore p ar le cœ ur; c’est de cette dernière sorte que nous
celle des catégories de l’entendem ent. Seulem ent ils on t rem ar­ connaissons les prem iers principes... Car la connaissance des
qué l’un et l’autre que cette validité en ta n t q u ’elle concerne prem iers principes, comme qu’il y a espace, tem ps, m ouvem ent,
précisém ent ces principes ou ces categories, est injustifiable nom bre (est) aussi ferme qu’aucune de celles que nos raisonne­
pour la pensée théorique. m ents nous donnent...
Le fragm ent sur l’esprit géom étrique 1 est écrit to u t entier « Le cœ ur sent q u ’il y a trois dimensions dans l’espace et que
p o u r prouver l’excellence de la géom étrie, ce qui n ’empêche pas les nom bres sont infinis... »
Pascal, plus encore ce qui l’oblige, pour éviter to u t m alentendu Rappelons que Pascal n ’a jam ais adm is la possibilité de
su r sa position, de rappeler plusieurs fois que cette science réduire le physique au géom étrique et im plicitem ent celle
n ’est pas parfaite puisqu’elle ne sau rait pas dém ontrer ses d ’étendre la certitude même pratiquement définitive des p re­
axiomes. miers principes de la connaissance géom étrique à la connais­
« Mais il fa u t au p a rav a n t que je donne l’idée d ’une m éthode sance expérim entale.
encore plus ém inente et plus accomplie, m ais où les hom m es
ne sauraient jam ais arriver : car ce qui passe la géom étrie nous
surpasse; et néanm oins il est nécessaire d ’en dire quelque
II
chose, quoi q u ’il soit impossible de la pratiquer.
« Cette véritable m éthode qui form erait les dém onstrations
dans la plus h au te excellence, s’il é ta it possible d ’y arriver, Une étude exhaustive de l’épistémologie pascalienne d evrait,
consisterait en deux choses principales; l’une de n ’em ployer en abordant l’exigence de réunion des vérités contraires, a n a ­
aucun term e dont on n ’eut au p arav an t explique n ettem en t le lyser la double critique que Pascal développe à p a rtir de cette
sens; l’autre de n ’avancer jam ais aucune proposition q u ’on ne exigence. Critique du rationalism e, qui adm et l’existence de
dém o n trât p ar des vérités déjà connues; c’est-à-dire en un m ot premiers principes et de vérités évidentes déduites ou cons­
de définir tous les term es et de prouver to u tes les propositions. » tru ites à p a rtir de ceux-ci. Critique du pyrrhonism e qui croit
« Aussi, en poussant les recherches de plus en plus, on arrive pouvoir se passer de to u te synthèse et ne sent pas le scarfdale
nécessairem ent à des m ots prim itifs q u ’on ne p eut plus définir, du paradoxe.
et à des principes si clairs qu’on n ’en trouve plus qui le soient Malgré l’im portance capitale qu.’a dans l’œ uvre pascalienne
davantage pour servir à leur preuve. D ’où il p araît que les cette critique — puisqu’aussi bien la pensée de Pascal s’est
hom m es sont dans une im puissance naturelle et im m uable de élaborée, p ar opposition à M ontaigne et à Descartes (comme
tra ite r quelque science que ce soit dans u n ordre absolum ent celle de K a n t p ar opposition au rationalism e en général et à
accompli. Hume) — elle ne nous arrêtera pas ici. Il sera en effet facile au
Mais il ne s’ensuit pas de là qu’on doive abandonner to u te lecteur de la retro u v er dans les textes pascaliens, su rto u t à
sorte d ’ordre. Car il y en a un, et c’est celui de la géom étrie, qui p a rtir de ce que nous venons d ’en dire au paragraphe précé­
est à la vérité inférieur en ce qu il est moins convaincant, mais dent et de l’esquisse générale que nous avons tracée des Pensées.
non pas en ce qu’il est moins certain. » Il nous p araît p ar contre bien plus im p o rtan t d ’insister sur
Une question se pose cependant. Com m ent cet ordre peut-il la relation étroite qui existe entre cette idée centrale de l’épis­
être certain, s’il n ’est pas convaincant et s’il n ’y a pas pour témologie pascalienne, qu’aucune vérité n ’est valable qu’à condi­
n o tre esprit de certitude (puisqu’il n a tte in t que des preuves, tion de lui ajouter la vérité contraire, idée à tel point im p o rtan te
lesquelles p a rte n t toujours de principes non dém ontrés)? que Pascal définit l’erreur (fr. 862, 865) et l’hérésie (fr. 9, 863)
La réponse se trouve dans le fragm ent 282. La certitude des comme é ta n t l’exclusion d’une de ces deux vérités, et ce qui
prem iers principes formels n ’est pas d ’ordre théorique m ais d’après nous constitue un des principaux progrès réalisés p ar
pratiq u e, elle relève non pas de la raison m ais du cœ ur 2. Pascal dans l’histoire de la pensée philosophique et scientifique
« Nous connaissons la vérité, non seulem ent p ar la raison mais moderne, l’ébauche des fondem ents d ’une connaissance scien­
tifique des totalités relatives, ou si l’on préfère un term e moins
1. Pensées et Opuscules, É d . B r., p. 164. ^ . . . ab strait, des faits et des êtres individuels.
2. M. B runschvicg donne —- à to r t selon nous — à ce passage u n e signification Sans doute Pascal n ’a-t-il pas distingué expressém ent —
cartésienne : « Le cœ ur, c’est le sen tim en t im m éd iat, l’in tu itio n des principes. »
I l nous p a ra ît, a u co n traire, (pie dans ce frag m en t nous ^som m es bien plus près comme le fera p ar exemple, Lukàcs — les sciences physico-chi­
de la raiso n k an tien n e e t du p a ri pascalien que de l’in tu itio n de D escartes. m iques régies p ar la logique traditionnelle et les sciences
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hum aines régies p ar une logique dialectique, m ais c’est u n fait des Pensées ne nous p a ra ît nullem ent justifier. Il nous semble au
que la p lu p art des fragm ents qui affirm ent, ou im pliquent contraire que cette critique se place le plus souvent — sinon à
l’exigence de réunion des vérités contraires, se réfèrent au l’intérieur de la physique et de la géom étrie — to u t au moins à
dom aine biologique et hum ain. De plus, il serait difficile d ’im a­ l’intérieur de l’effort de connaître la vérité, et q u ’elle parle au
giner Pascal exigeant cette réunion sur le plan des axiomes nom de l’exigence d ’une connaissance rigoureuse et précise de
géom étriques ou des lois générales de la physique. l’individuel concret. Or, sur ce plan on ne pourra jam ais établir
Ainsi pour Pascal — comme plus ta rd pour Hegel, M arx et des « principes prem iers » parce que l’objet même de la connais­
p o u r tous les penseurs dialectiques — aucune affirmation concer­ sance est — p ar ra p p o rt à nos facultés — contradictoire, et rend
n a n t une réalité individuelle n ’est vraie si on ne lui ajoute to u te affirm ation hum aine valable et non valable en même
l’affirm ation contraire qui la com plète. P o u r em ployer une tem ps, to u t principe, to u t point de d ép art de la pensée ay an t
expression célèbre d ’Engels, le schéma logique de la vérité n ’est besoin d ’être com plété p ar son contraire q u ’il v o u d rait exclure et
pas « oui, oui » et « non, non » m ais oui et non. nier.
L’univers n ’est pas une im mense m achine parfaitem ent N ’ay a n t pas l’in ten tio n de suivre Pascal dans to u tes les an a­
réglée comme il l’est pour les penseurs m écanistes depuis Des­ lyses concrètes où il retrouve l’opposition des vérités contraires,
cartes ju sq u ’à Laplace (voir le fr. 77 sur la « chiquenaude » de nous nous lim iterons à trois points qui nous paraissent p a rti­
Descartes) mais une to talité de forces opposées et contraires, culièrem ent im p o rtan ts :
d ont la tension perm anente fait qu’il n ’y a rien de stable et de 1° Une lecture même superficielle des Pensées suffit pour m on­
solide et que p o u rta n t cette instabilité perm anente n ’ab o u tit trer à quel point il est difficile de séparer n ettem en t dans la
jam ais à aucun changem ent q u alitatif, à aucun progrès 1 (et p lupart des paradoxes qu’on rencontre dans l’ouvrage le plan
cela v a u t bien entendu aussi pour l’hom m e et ju sq u ’à un cer­ des jugem ents théoriques — de fait — de celui du com porte­
ta in point — bien que Pascal s’y soit fort peu intéressé — pour m ent, des jugem ents de valeur. Cette difficulté peut-elle s’ex­
les anim aux). pliquer p ar une certaine confusion dans l’expression pascalienne
Chez les penseurs dialectiques des x ix e-x x e siècles la relation ou p ar le fait que Pascal au rait réd u it le caractère paradoxal de
entre l’idée de progrès p ar antagonism es et celle de to talité la vie et du m onde au domaine du com portem ent, de la m orale
semble facile à com prendre, l’insertion de to u t fait partiel dans et de la foi? C ertainem ent pas, la raison est bien plus profonde
la to talité dynam ique du devenir se faisant précisém ent p ar et nous conduit au sein même des épistémologies pascalienne
l’action de la négativité : c’est pourquoi il nous p araît d ’a u ta n t et dialectique. Car l’autonom ie respective du théorique et du
plus rem arquable de constater que déjà dans la to talité statique p ratique qui est une des principales caractéristiques des posi­
et hum ainem ent inconnaissable de la pensée tragique de Pascal, tions em piristes et su rto u t rationalistes, est p ar contre radicale­
l’idée de négativité, d ’antithèse ait pris une place à tel point m ent niée — non seulem ent en ta n t qu’exigence, mais même en
fondam entale. On réd u it trop souvent la critique pascalienne ta n t que possibilité — p ar to u te pensée dialectique, et ressentie
du cartésianism e à l’a ttitu d e du chrétien qui refuse la connais­ comme une lim ite non acceptée m ais insurm ontable p ar la
sance du m onde au nom du seul savoir réellem ent valable, philosophie tragique de K a n t L
celui des vérités qui intéressent le s a lu t2, réduction que le tex te T out essai de com prendre soit l’homme individuel, soit n ’im ­
porte quelle au tre réalité hum aine sur un plan p urem ent th éo ­
rique — aujourd’hui nous dirions, to u t scientism e — est vrai et
1. I l suffit p o u r m e ttre en évidence la différence en tre les positions philosophiques
de P ascal a v a n t et après 1657, de com parer le Fragm ent d 'u n traité du vide de 1644, faux en même tem ps, vrai dans la m esure où il constate certaines
q u i affirme résolum ent l’idée ratio n aliste d ’u n progrès continuel de l’hum an ité relations effectives entre les données, fa u x dans la m esure où
d an s la connaissance — « to u te la suite des hom m es, p e n d a n t le cours des siècles, sép aran t nécessairem ent l’aspect o bjectif de ces faits, de leur
d o it ê tre considérée com m e u n m êm e hom m e qui subsiste to u jo u rs e t ap p ren d
co n tin u ellem ent » — avec la n ég atio n radicale de to u te idée de progrès dans les aspect actif, de leur devenir (et cela v eu t dire des valeurs et des
Pensées. tendances dont ce devenir est le résultat), il ne p eu t étab lir ni
2. P o sition qui é ta it celle de B arcos — p a r exem ple; aussi n ’entrep ren d -il p a s
d ’écrire des réflexions épistém ologiques. D ans les Pensées, P ascal ne se désinté­ la véritable signification des réalités q u ’il veut connaître ni la
resse p as de la science cartésienne. T o u t en lui d é n ia n t sans doute to u te valeur lim ite de validité des vérités qu’il prétend établir. A titre
p o u r le sa lu t, il la critique, sur le p la n même de sa valeur en tant que connaissance,
ce q u i est bien différent. L ’objection q u ’il le faisait parce q u ’il écrivait une apologie d ’exemple, « l’hom m e passe l’homme » est une affirm ation
e t s’ad ressait à l’in c ro y a n t ne nous p a ra ît p as non plus valable. Se désintéressant
d u m onde, B arcos, Singlin, etc., n ’écrivaient p as d ’apologies e t s’opposaient à
l ’idée m êm e d ’en écrire. L a conversion du lib ertin e t de l’hérétiq u e est p o u r eux 1. Voir L. Goldmann : L a Comm unauté hum aine et l'univers chez K a n t, P . U . F .,
d u resso rt de la v o lo n té de D ieu e t de la G râce divine. 1948.
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fondam entale de la pensée tragique e t dialectique qu’aucune tem en t des deux facultés traditionnelles de la sensibilité et de
étude purem ent théorique, indifférente aux jugem ents de la raison, d ’une troisièm e faculté qui se définit précisém ent
valeur, ne saurait établir. p ar le fait q u ’elle exige (chez Pascal et K ant) ou qu’elle pousse
Sans doute, K a n t — qui pensait la même chose — accordait-il l’hom m e à réaliser (chez Hegel et Marx) la synthèse des
une to u t autre im portance à l’étude purem ent théorique de contraires en général et des deux autres facultés en particulier;
la réalité hum aine, provisoirem ent séparée de son aspect p ra ­ d’une faculté qui réunit dans son exigence et dans sa réalité la
tique. Pascal, favorisé en cela p ar la trad itio n augustinienne m atière et l’esprit, le théorique et le pratique, d ’une faculté
du credo ut intelligam, refuse d’emblée toute idée de com préhen­ que Pascal appellera cœ ur ou charité et que K a n t, Hegel et
sion purem ent rationnelle de l’homme et du monde en dehors M arx appelleront raison (en l’opposant à 1 entendem ent qui
de la foi, et se situe ainsi, par certains côtés, bien plus en av an t sera pour eux ce que D escartes et les rationalistes appelleront
sur la ligne qui mène de l’individualism e rationaliste à l'indivi­ en F rance, de nos jours encore, raison).
dualism e tragique et ensuite à la pensée dialectique. Qu’on ne nous dise pas que c’est là une assim ilation arb i­
A p a rtir de Marx, l’exigence de rétab lir l’unité entre les faits traire ; les textes sont clairs, on sait que pour K a n t, Hegel et
et les valeurs, la pensée et l’action reprendra à nouveau toute M arx, la fonction de la Vernunft est précisém ent pour le p re­
sa force, même si l’on reconnaît la nécessité d ’une séparation, m ier de chercher et pour les deux derniers de réaliser l’union
relative pour la recherche. Elle sera puissam m ent affirmée des contraires, la to talité inaccessible aux deux autres facultés.
dans les principaux textes épistémologiques de la littératu re Or, il suffit de rapprocher les deux tex tes célèbres de Pascal —
m arxiste (notam m ent les Thèses sur Feuerbach et le livre de sur lesquels nous aurons encore l’occasion de revenir — « Dieu
G. Lukàcs, Histoire et Conscience de classe). sensible au cœ ur non à la raison » (fr. 278) et « les extrém ités
A yant consacré une étude particulière à ce sujet x, nous ne (il s’agit des deux infinis contraires) se to u ch en t et se réunissent
croyons pas utile d ’insister ici sur le problèm e p o u rtan t capi­ à force de s’être éloignées, et se retro u v en t en Dieu, m ais en
ta l de l’objectivité en sciences hum aines. D ieu seulem ent » (fr. 72), pour qu’il devienne visible à quel
C onstatons seulem ent que la catégorie de la Totalité im plique point le cœ ur chez Pascal a exactem ent comme la raison chez
entre autres, en to u t prem ier lieu, l’exigence d ’une synthèse K a n t, Hegel et M arx, la fonction d ’exiger im périeusem ent et
du théorique et du pratique — et cela au nom des exigences en perm anence la synthèse des contraires, seule valeur a u th en ­
mêmes de la connaissance vraie — et que, sur ce point comme tique qui p eu t donner un sens aussi bien à la vie hum aine in d i­
sur beaucoup d ’autres, en retro u v an t après la longue in te rru p ­ viduelle q u ’à l’ensemble de l’évolution historique.
tio n du rationalism e thom iste et cartésien, la trad itio n augusti­ F aut-il encore ajouter que si Pascal ne possède bien entendu
nienne, Pascal a été un des premiers à avoir amorcé le to u rn an t pas le vocabulaire hégélien et m arxiste développé deux siècles
vers la pensée dialectique. plus ta rd , l’idée même de la A ufhebung de ce dépassem ent, qui
2° Nous avons déjà longuem ent parlé du fragm ent 79, ajou­ conserve l’essence du dépassé to u t en s’opposant à lui, lui est
to n s brièvem ent que lui aussi exprim e rigoureusement la posi­ p ar contre familière et qu’il l’a m erveilleusem ent exprim ée
tion dialectique d evant le m écanisme : celui-ci est partiellem ent dans to u te une série de fragm ents qui concernent précisém ent
v rai (il faut dire, en gros, cela se fait p ar figure et m ouvem ent, les rapports entre le cœ ur et la raison, depuis « le cœ ur a ses
car cela est vrai) et partiellem ent faux, car il fau t le com pléter raisons que la raison ne connaît point » (fr. 277) ju sq u ’à « la
p ar son contraire, l’orientation im m anente (l’instinct, la volonté, vraie éloquence se m oque de l’éloquence, la vraie m orale se
le cœ ur pour l’individu, et plus ta rd , chez Hegel et Marx, la m oque de la m orale, se m oquer de la philosophie, c’est v ra i­
n égativité pour l’H istoire), dès qu’il s’agit de retrouver la to ta ­ m ent philosopher » (fr. 4) x.1
lité concrète, de « construire la m achine ».
3° Enfin, il nous p araît im p o rtan t de souligner un des points 1. D ans ce frag m en t 4, le m o t cœ ur ne se tro u v e p as, P ascal y p arle d u « ju g e ­
sur lequel la philosophie de Pascal représente — encore plus m e n t » opposé à « l ’esp rit », m ais il nous p a r a ît év id en t que le m o t seul est changé
peut-être que sur tous les autres — le to u rn an t décisif de e t q u ’il s’agit de la m êm e fonction qui dépasse les ordres de la m atière e t de l’esp rit.
D ’ailleurs com m ent la v raie éloquence, la v raie m orale e t la v raie philosophie
l’atom ism e rationaliste et em piriste vers la pensée dialectique. seraient-elles p o u r P ascal a u tre chose que l’éloquence, la m orale e t la philosophie
C’est l’apparition dans l’image de l’homme à côté des deux d u cœur.
Q u ’on nous p erm ette seulem ent de souligner à qu el p o in t ces frag m en ts corres­
ordres traditionnels du sensible et de l’intelligible, ou plus exac- p o n d e n t exactem en t à la positio n dialectique, à condition, b ien en ten d u , de tra d u ire
raiso n e t esprit p a r Verstand e t non p a s p a r V ern u n ft, ce q u i se rait u n contresens
1. V oir L. G o ld m a n n : Sciences hu m a in es et Philosophie. P . U. F . grossier.
282 LE D I E U CACHÉ l ’ é p i s t é m o l o g i e 283
E xactem ent comme dans to u t dépassem ent dialectique, la Il nous est seulem ent ap p aru q u ’avec sa com préhension de
synthèse est et n ’est pas la thèse, car elle est sa véritable signi­ l’antagonism e co n stitu tif de to u te réalité hum aine, avec son
fication précisém ent parce qu’elle l’a dépassée et en diffère de exigence de synthèse et de connaissance de l’individuel la vision
m anière fondam entale. On peut en trouver d ’innom brables de Pascal m arque historiquem ent le passage entre, d ’une p art,
exemples dans les ouvrages de Hegel, de M arx, de Engels ou les atom ism es em piriste et rationaliste et, d ’au tre p a rt, la pen­
du jeune Lukàcs. sée dialectique proprem ent dite.
E n term in an t ce paragraphe, une question se pose cependant. C’est précisém ent en m o n tran t les points déjà communs entre
Nous avons dans les pages qui précèdent, et nous le ferons la philosophie de Pascal et celles d ’Hegel et de M arx qu’on
encore dans les prochains paragraphes, cherché su rto u t à m on­ arrive à préciser concrètem ent les énormes différences qui les
tre r ce qui, dans la position pascalienne, est déjà conquête séparent encore et qu’il ne fa u t à aucun prix estom per ou affai­
définitive et sera seulem ent précisé et développé p ar l ’évolu­ blir. Seulem ent, dans la perspective dialectique dans laquelle
tion ultérieure de la pensée dialectique, ce que Pascal a déjà est écrite notre étude, ressem blances et différences, com m unauté
de com m un non seulem ent avec K a n t, m ais aussi avec Hegel, et opposition ne sont pas des réalités statiques, données une
M arx et Lukàcs. fois pour toutes et que l’historien regarde de l’extérieur, ce
Une pareille analyse — si justifiée q u ’elle nous paraisse — sont au contraire des élém ents, des p arties d ’une to talité dy n a­
ne risque-t-elle pas cependant d ’effacer des différences indiscu­ m ique à l’intérieur de laquelle il se trouve lui-même et dont il
tables et de rapprocher p ar trop deux positions philosophiques s’efforce de saisir avec le m axim um de rigueur possible, les
différentes, ne crée-t-elle pas un danger de confusion ? Ne sommes- lois du devenir.
nous pas en tra in de tom ber dans l’erreur m éthodologique que
M arx signalait précisém ent lui-m êm e?
A vrai dire, nous ne le croyons pas. N otre travail est un to u t
dans lequel il ne fau t pas isoler les parties; or, il nous semble III
q u ’en de nom breux autres endroits nous avons suffisam m ent
m arqué et souligné les différences indiscutables qui séparent P our clore de m anière sans doute arb itraire un chapitre
la position tragique de Pascal de la philosophie dialectique. auquel il ne serait que tro p facile de donner les dimensions
Car, non seulem ent pour cette dernière, la synthèse se situe d ’un volume, nous nous proposons d ’exam iner un dernier point
dans 1 ordre du possible 1, que l’homme p eu t réaliser p ar son qui nous semble particulièrem ent im p o rtan t. C’est le passage
action, tandis q u ’elle est pour Pascal l’exigence aussi absolue du fragm ent 233, connu sous le nom de fragm ent du « pari »,
qu irréalisable qui fait que l’homme est homme et que sa dans lequel Pascal répond à l’in terlocuteur déjà convaincu sur
condition est tragique, mais de plus la catégorie du tout ou le plan de la raison, m ais qui lui objecte que m algré cela il ne
rien qui domine l’ensemble des Pensées fait que Pascal n ’ac­ p eu t croire :
corde aucune valeur réelle aux réalisations possibles du nou­ « Il est vrai. Mais apprenez au m oins votre im puissance à
veau ty p e de pensée dont il a p o u rta n t tracé génialem ent les croire, puisque la raison vous y p orte et que, néanm oins, vous
prem iers linéam ents. ne le pouvez. T ravaillez donc, non pas à vous convaincre p ar
S il formule dans le fragm ent 72 l’exigence d ’une connaissance l’augm entation des preuves de Dieu, m ais p ar la dim inution
qui dégage la stru ctu re interne des totalités, s’il fixe si rigou­ de vos passions. Vous voulez aller à la foi, et vous n ’en savez
reusem ent dans le fragm ent 79 les lim ites du m écanisme car­ pas le chemin; vous voulez vous guérir de l’infidélité, et vous
tésien, ce n est jam ais pour dégager les possibilités réelles d ’une en dem andez le remède : apprenez de ceux qui ont été liés
nouvelle forme de savoir qui p o rterait sur les totalités indivi­ comme vous, et qui p arien t m ain ten an t to u t leur bien; ce sont
duelles, mais seulem ent pour prouver la condition tragique de gens qui savent ce chem in que vous voudriez suivre, et guéris
l’homme, l’inutilité et l’absence de valeur réelle de to u te d ’un m al do n t vous voulez guérir. Suivez la m anière p a r où
connaissance qu’il saurait acquérir. ils ont commencé : c’est en faisant to u t comme s’ils croyaient,
Ainsi les différences entre les deux positions sont fondamen-, en p ren an t de l’eau bénite, en faisan t dire des messes, etc.
taies et nous n ’avons jam ais essayé de les effacer.1 N aturellem ent même cela vous fera croire et vous abêtira. —
1. Le possible est une des catégories fondamentales de la pensée m arx iste, voir
Mais c’est ce que je crains. — E t pourquoi? Qu’avez-vous à
L ukàcs : Geschichte u n i Klassenbewusslein. L. Goldman.n Sciences hum aines et p erd re? »
Philosophie. P . U. F . Effrayé p ar le m ot abêtir, P o rt-R o y al l’a su p p ^m é; d ’autres.
284 LE D I E U CACHÉ l ’ é p i s t é m o l o g i e 285

p a r la suite, se sont indignés de cette philosophie qui propose à P our Descartes, il n ’y a q u ’u n seul problèm e, celui des
l ’hom m e de s’abêtir. B runschvicg m entionne le cas de Victor troubles que l’influence des passions p eu t produire dans la
Cousin et lui oppose pour défendre Pascal une interp rétatio n dém arche valable de la pensée, aussi nous dit-il que « le
qui ne nous p araît pas moins sujette à caution. « Pascal dem ande remède le plus général et le plus aisé à p ratiq u er contre tous
au libertin le sacrifice d ’une raison artificielle, qui n ’est en les excès des passions c’est que, lorsqu’on se sent le sang ainsi
définitive q u ’une somme de préjugés... S'abêtir, c’est retourner ém u, on doit être av erti et se souvenir que to u t ce qui se p ré­
à l’enfance, pour attein d re les vérités supérieures qui sont inac­ sente à l’im agination te n d à tro m p er l’âme et à lui faire p araître
cessibles aux dem i-savants 1. » les raisons qui servent à persuader l’objet de sa passion b eau ­
Constatons to u t d ’abord que même d ’un point de vue étroi­ coup plus fortes q u ’elles ne sont, et celles qui servent à dis­
tem en t philologique, Pascal ne dem ande nullem ent à son p a r­ suader beaucoup plus faibles. E t lorsque la passion ne persuade
tenaire de « reto u rn er à l’enfance », et pour cause. Il s’efforce, que des choses do n t l’exécution souffre quelque délai, il fa u t
au contraire, de lui faire com prendre la validité intellectuelle s’abstenir d ’en p o rter sur l’heure aucun jugem ent, et se diver­
de l’argum ent du pari. C’est seulem ent après qu’il a obtenu tir p ar d ’autres pensées ju sq u ’à ce que le tem ps et le repos
un acquiescem ent : « Cela est dém onstratif... je le confesse, je aient entièrem ent apaisé l’ém otion qui est dans le sang. E t
l’avoue », qu’ap p araît le conseil de « s’abêtir ». enfin lorsqu’elle incite à des actions to u ch an t lesquelles il est
E t pour com prendre le sens de ce term e, Pascal nous donne nécessaire qu’on prenne résolution sur-le-cham p, il fau t que
p ar deux fois une indication précieuse. Il faut s’abêtir pour la volonté se porte principalem ent à considérer et à suivre les
« dim inuer les passions ». Il s’agit donc en tout cas du contraire, raisons qui sont contraires à celles que la passion représente,
mêm e du retour à l'enfance, il s’agit de garder les plus hautes encore qu’elles paraissent moins fortes h »
conquêtes intellectuelles — que l’enfant ne saurait posséder — Chez Pascal la situation est to u te différente. Elle p o u rrait se
et de dim inuer les passions auxquelles l’enfant est bien plus form uler de la m anière suivante :
soumis que l’adulte qui, parfois — rarem ent, il est vrai — a) Malgré les passions la pensée est arrivée p ar une dém arche
p arv ien t à les m aîtriser. propre à une conclusion valable : celle qu’il fa u t p arier sur
Plus plausible au prem ier abord p a ra ît une in terp rétatio n l’existence de Dieu.
cartésienne : Il fa u t dim inuer les passions, enlever les em pê­ b) Les passions poussent l’hom m e à agir de m anière opposée
chem ents, pour perm ettre à la raison de voir la vérité dans à ses convictions intellectuelles, elles le poussent au pari
to u te sa force. Seulem ent, si l’on regarde le tex te de près, contraire sur le n éant.
elle ne s’avère pas non plus facile à défendre, et cela, prem ière­ c) P our surm onter cet antagonism e, Pascal propose une
m ent, parce que Pascal, même si nous laissons de côté l’écrit dém arche — faire des actions extérieures de piété — qui est
contesté sur les Passions de l'amour, n ’a jam ais vu dans les inadéquate aux exigences de la raison — celle-ci exigeant un
passions un simple obstacle à la pensée claire et distincte; pari sincère sur l’existence de Dieu — e t aussi contraire aux
deuxièm em ent, et su rto u t parce que la dém arche du frag­ désirs créés p a r les passions (vie libertine, étrangère à to u te
m en t 233 est contraire à l’esprit du cartésianism e. idée de transcendance).
P o u r Descartes, il fa u t lu tte r contre l’obstacle que peuvent Comme toujours, chez Pascal, la situ atio n est paradoxale;
constituer les passions à une pensée claire, qui v eu t connaître nous savons heureusem ent déjà que c’est précisém ent ce p a ra ­
la vérité; or, c’est au contraire, après que le partenaire a doxe qui la rend valable e t perm et de l’insérer dans l’ensemble
compris le caractère dém onstratif de son argum entation, que des Pensées.
Pascal voit le danger des passions et q u ’il lui dem ande de les Le recours le plus natu rel serait bien entendu de nous référer
dim inuer en s’abêtissant, en disant des messes, en p ren an t de aux autres fragm ents qui parlen t des passions. L a dém arche
l’eau bénite. est d ’ailleurs utile, ces fragm ents v en an t tous à l’appui de notre
Il suffit de lire le dernier paragraphe des Passions de l'âme in terp rétatio n .
de Descartes, in titu lé « Un rem ède général contre les passions », Les uns nous renvoient au pari :
pour voir à quel point les deux perspectives sont étrangères, « Fascinatio Nugacitatis. Afin que la passion ne nuise point,
de sorte q u ’il est difficile non seulem ent de les rapprocher, mais faisons comme s’il n ’y av ait que h u it jours de vie » (fr. 203).
mêm e de les com parer. D ’autres décrivent la situation que nous venons d ’analyser

1. Pensées et Opuscules, p. 461. 1. D escahtes : T raité des passions, art. 211.


286 LE DIEU CACHÉ l ’ é p i s t é m o l o g i e 287
« Guerre intestine de l’homme entre la raison et les passions : C’est, nous sem ble-t-il, le sens du fragm ent 277 déjà m en­
« S’il n ’av ait que la raison sans passions... tionné : « Je dis que le cœ ur aime l’être universel naturellem ent,
« S’il n ’av ait que les passions sans raison!... et soi-même naturellem ent », m ais c’est précisém ent le cœ ur,
« Mais, ay an t l’un et l’autre, il ne p eut être sans guerre ne cette faculté de synthèse qui a subi le plus fortem ent les consé­
p o u v an t avoir la paix avec l’une q u ’ay a n t guerre avec l’autre : quences de la chute. A ujourd’hui, il ne sau rait plus réaliser la
aussi il est to u jo u rs‘divisé, et contraire à lui-même » (fr. 412). synthèse — aim er Dieu et s’aim er soi-même en même tem ps —
D ’autres enfin nous m ontrent le cœur, synthèse de la raison il se trouve devant un choix inévitable et tragique, car il ne
et de la passion décidant p ar son choix du sens de la vie : p eu t aim er que l’un ou l’autre « selon q u ’elle s’y adonne; et il
« Je dis que le cœ ur aim e l’être universel naturellem ent, et se durcit contre l’un ou l’autre à son choix. »
soi-même naturellem ent, selon qu’il s’y adonne; et il se durcit R etenons cette analyse du fragm ent 277 qui nous semble
contre l’un ou l’autre, à son choix. Vous avez rejeté l’un et capitale. Si elle est valable — et elle a au moins l’avantage de
conservé l’au tre : est-ce p ar raison que vous vous aimez? » se ten ir rigoureusem ent près de notre sujet — , il n ’y a pour
(fr. 277). l’hom m e actuel d ’autre alternative que celle du choix entre une
Seulem ent aucun ne nous aide à com prendre pourquoi il fau t, existence animale, qui abandonne le dépassem ent, l’am our de
sans croire, prendre de l’eau bénite, dire des messes pour dim i­ l’être universel, et une existence tragique qui abandonne le m oi
n u er les passions. passionnel, le corps, la réalisation intram ondaine.
C’est que dans l’œ uvre de Pascal le fragm ent 233 est p ré­ Position que confirm ent de très nom breux autres fragm ents
cisém ent unique, qu’il est le seul à poser le problèm e des que nous avons déjà en partie analysés et que nous analyserons
dém arches à faire im m édiatem ent à p a rtir des positions th é o ­ encore au cours de cette étude.
riques acquises, de sorte que c’est à p a rtir de lui qu’il fau t Il est bon, pour nous rendre com pte de l’originalité des posi­
com prendre la p lu p a rt des autres Pensées, tandis qu’elles nous tions de Pascal, de les com parer sur ce point avec les trois
aid en t bien moins lorsqu’il s’agit de l’interpréter. autres solutions auxquelles aboutissaient les principaux p en ­
Nous pouvons écarter rapidem ent une autre in terp ré tatio n seurs chrétiens de son entourage (réel ou intellectuel), solutions
qui p o urrait venir à l’esprit : celle qui ne v errait dans ce pas­ qui se tro u v en t incarnées p ar un heureux concours de circons­
sage qu’un simple conseil em pirique, de bon sens, n ’ay a n t tances p ar trois personnages particulièrem ent rep résen tatifs :
aucune valeur de principe. Descartes, A rnauld et Barcos.
Il faudrait, nous semble-t-il, sous-estim er Pascal pour im a­ P our D escartes, la pensée é ta n t une réalité autonom e, ap te
giner qu’il ait mis, sans raison profonde, un passage au prem ier p ar elle-même — si elle résiste aux passions — à connaître la
abord si choquant, dans le fragm ent-clef de son œuvre. vérité, le problèm e se pose sur un plan purem ent intellectuel et
Il ne reste donc qu’à essayer de l’in terp réter p ar lui-m êm e, à volontaire. C onvertir le libertin c’est lui apprendre à penser
la lumière de ce que nous savons déjà du systèm e pascalien. ju ste et lui faire découvrir l’évidence du raisonnem ent cartésien.
Il s’agit évidem m ent du choix entre le pari sur le n éan t et la R ien de plus, mais aussi rien de moins.
foi. Seulem ent la possibilité même du pari sur le n éan t n ’est Barcos sait au contraire à quel point il y a loin de la convic­
pas — pour Pascal — un accident. Elle est fondée dans la ré a­ tion intellectuelle à la foi, plus encore il exagère cette distance à
lité, historique, de la chute d ’A dam et de la corruption du cœ ur tel point q u ’il n ’y a plus pour lui aucune action possible de l’une
de l’homme. sur l’autre. L a pensée est p ar sa n atu re même corrom pue et
L ’homme actuel se trouve divisé entre la raison et les pas­ incapable de connaître la vérité. Seule la foi perm et de penser
sions. L a prem ière, si elle suit rigoureusem ent sa dém arche, ju ste. C’est la vieille position augustinienne credo ut intelligam,
ab o u tit à la com préhension de sa propre insuffisance et de la poussée à la dernière conséquence. Seulem ent dans cette pers­
nécessité de chercher Dieu, elle ab o u tit au pari; les passions pective il est impossible que le libertin découvre p ar ses propres
p ar contre a ttac h en t l’homme à soi-même. Le cœ ur dans son forces la vérité et p ar elle la foi, p uisqu’il lui fa u t avoir déjà la
é ta t naturel est une faculté de synthèse, il porte l’homme, chose foi pour connaître la vérité. Aussi la conversion ne peut-elle
q u ’aucune autre faculté ne saurait faire, à dépasser la contra­ être que le ré su ltat d ’une grâce g ratu ite de Dieu, grâce à laquelle
diction et à aim er en même tem ps l’être universel et soi-même, il ne saurait y avoir d ’autre ap p o rt hum ain que la prière. On
à réaliser un vrai égoïsme qui se m oque de l’égoïsme p ar ce qu’il peut prier pour la conversion du pécheur, du libertin, de l’in ­
com prend que c’est en se donnant qu’on s’aime véritablem ent, fidèle, il serait vain et même nuisible et contraire au respect de
que c’est en passant l’homme q u ’on devient homme. la divinité, d ’écrire des apologies (de la foi en général, ou m êm e
288 LE DIEU CACHÉ
l ’ é p i s t é m o l o g i e 289
de la religion catholique, contre les p ro testan ts ou de la position
privilégié : m ais même en te n a n t com pte de cette réserve, il ne
de Jansénius contre les décisions de Rome en particulier).
reste pas moins v rai que le fragm ent 233 annonce déjà les
A rnauld est en dernière instance thom iste (et le deviendra
Thèses et que cette p aren té p rovient de l’existence com m une à
de plus en plus vers la fin de sa vie). Il adm et un dom aine
la base des deux pensées d ’une seule et même catégorie, celle
accessible à la raison, et un dom aine qui la dépasse 1. Aussi
de la to tab té.
com prend-on que non seulem ent il approuve, m ais q u ’il écrive
P our M arx — et pour Pascal — la pensée n ’est jam ais a u to ­
effectivem ent des apologies, ta n t q u ’il s’agit de faits, de calom­
nom e et ne sau rait tro u v er p a r elle-même aucune vérité. Elle
nies, d ’in terp rétatio n de textes, sans cependant avoir bien
est un aspect p artiel d ’une réab té to tale, qui seule constitue un
entendu jam ais l’illusion qu’elles sauraient agir p ar elles-mêmes
objet réel a y a n t ses lois d ’évolution propres : le com portem ent
sur le libertin ou sur l’infidèle, si elles ne sont pas complétées
(term e que nous em ployons ici, fau te d ’un au tre plus approprié
ou même précédées p ar la grâce divine.
pour désigner l’ensemble de la conscience et de l’action). Les
Seulem ent le tex te de Pascal est différent de chacune de ces
Thèses sur Feuerbach reprochent à ce dernier d ’avoir considéré
trois positions. A l’encontre de Descartes, il sait que la convic­
non seulem ent \ pensée m ais même la perception comme
tio n intellectuelle, même lorsque nous avons compris que ce
autonom e et contem plative. E n réalité, l’homme est toujours
q u ’elle exige est « d ém onstratif », n ’est jam ais suffisante pour
acteur et mêm e ses connaissances sensibles les plus élém en­
nous am ener à l’action, plus encore le fragm ent adm et — chose
taires résulten t non pas d ’une perception passive m ais d ’une
inconcevable dans une perspective rationaliste — que la convic­
activité perceptive. (D ans ses tra v a u x expérim entaux, P iaget
tion intellectuelle et le com portem ent extérieur (l’interlocuteur
est arrivé aux mêmes conclusions.) Il n ’y a donc pas de connais­
adm et que c’est « d ém onstratif » et prendra de l’eau bénite »)
sance purem ent intellectuelle de la vérité car toute connaissance
ne sont pas encore l’engagem ent to tal, le pari authentique; elles
vraie im plique une activité et dépend de son existence. De
n ’en sont que le com m encem ent. Le problèm e est là encore
plus, M arx sur le plan de la vie sociale et P iaget récem m ent sur
celui de la synthèse.
celui de la vie psychique individuelle, sont arrivés aux mêmes
A l’encontre de Barcos, il croit utile et nécessaire de discuter
conclusions en ce qui concerne le m écanism e du progrès dans
avec l’interlocuteur, de le convaincre, et enfin, à l’encontre
d ’A rnauld, il adm et qu’en plus de la conviction intellectuelle la connaissance.
et av an t la grâce, il y a encore un niveau interm édiaire auquel P our l’un et pour l’autre, le facteur qui assure le progrès
on a tte in t p ar le com portem ent. On ne saurait de ce point de n ’est pas l’intellect seul, la conscience a y a n t au contraire très
vue nous semble-t-il accorder trop d’im portance aux m ots : souvent une action conservatrice. Le progrès se fait p ar une
« naturellement même, cela vous fera croire et vous abêtira » qui accom m odation active suivie, avec un décalage plus ou moins
nous paraissent inconcevables dans la perspective des « dis­ grand p ar une prise de conscience effective. Sans doute chez
ciples de S aint A ugustin » pour lesquels Dieu seul peut accor­ l’homme cette accom m odation active ne se fait-elle pas im pli­
der — la n atu re é ta n t totalem ent corrom pue — le m oindre citem ent et en dehors de la conscience. Aussi la ru p tu re d ’équi­
com m encem ent de prière et de foi. libre entre le sujet et l’objet s’exprim e-t-elle d ’abord p ar un
Nous savons que pour l’épistémologie m arxiste, la conscience certain malaise conscient, p ar la recherche d ’une form ule no u ­
est intim em ent bée à l’action, l’une agit sur l’autre, et inver­ velle d 'action, mais il fau t que celle-ci soit réalisée pour que le
sem ent, de sorte qu’il n ’y a de conscience vraie que dans la sujet puisse parv en ir effectivem ent à l’ensemble des connais­
m esure où elle est déjà engagée, ni d ’action authentique ta n t sances qui correspond à ce ty p e d ’action. On voit avec quelle
qu’elle n ’a pas m ené à la compréhension et à la conscience. facilité le schéma du fragm ent 233 s’insère dans cette pers­
Il serait facile de m ontrer à quel point Pascal rejoint dans pective. Après avoir m ontré sur le plan intellectuel à l’in te r­
le fragm ent 233 les Thèses sur Feuerbach. Nous craignons seu­ locuteur à quel point la nécessité de « parier » sur l’existence
lem ent que ce ne soit aller trop loin, car nous assimilerions alors de Dieu est « dém onstrative », et avoir ainsi créé une ru p tu re
deux positions dont l’une fait déjà une théorie générale expli­ dans le faux équilibre entre lui et le m onde sur lequel il av ait
cative de ce que l’autre a seulem ent aperçu dans un seul cas établi sa vie, Pascal lui propose d ’agir en conséquence, de ch an ­
ger son com portem ent pour créer ainsi les conditions qui seules
lui p erm ettro n t d ’assim iler réellem ent la vérité qu’il a comprise,
1. L orsque nous disons q u ’il est thom iste, il f a u t donner u n sens très général et de donner p ar la suite un sens au th en tiq u e à son com por­
à ce m ot, car dans le dom aine accessible à la raison il rem place le contenu aristo­ tem ent.
télicien p a r u n contenu cartésien.
Il ne fa u t cependant pas aller tro p loin dans l’in te rp ré ta tio n
290 l e d i e u c a c h é

d u te x te pascalien. Il n ’y a nulle p a r t chez P ascal une ébauché


d ’analyse de m écanism e dialectique du progrès et im plicite­
m en t de la prim auté d u com portem ent sur la connaissance.
T o u t au plus, peut-on ad m ettre q u ’à p a rtir de l’im portance
fondam entale q u ’il accorde à la catégorie de la to ta lité , i l n a
jam ais cru avec D escartes à la possibilité d ’un accord habituel C H A P IT R E X III
entre le jugem ent e t la volonté. Il a su que to u te vérité qui
concerne Dieu et l’hom m e ne peu t-être connue que sur un
p lan à la fois théorique et p ratiq u e p a r une synthèse de la pen­ LA M ORALE E T L ’E S T H É T IQ U E
sée et de l’action, de sorte que — su rto u t lorsqu’il s’agit de
l ’existence de D ieu, qui ne p eu t pas être connue directem ent,
m ais seulem ent en ta n t que p ari p ratiq u em en t nécessaire la
conscience s’avère plus q u ’ailleurs insuffisante à elle seule, I
t a n t qu’elle n ’est pas aidée e t com plétée p a r le com portem ent1.
Même avec ces réserves, la position de Pascal se présente
D eux choses doivent être rappelées au d éb u t de ce chapitre,
cependant comme toujours lorsqu’il s’agit du m onde actuel
au risque m êm e de nous répéter :
(épistémologie, esthétique, théorie de la vie sociale), comme
a ) P our Pascal, l’esthétique est — bien plus encore que
une étape très avancée sur le chem in qui m ène l’individualism e
l’épistémologie, la physique et la biologie — un dom aine secon­
ratio n aliste et sceptique vers la pensée dialectique.
daire qui l’intéresse fo rt peu et d o n t il ne parle qu’incidem-
A condition de ne jam ais oublier que, vue dans la perspec­
m ent, tandis que la m orale bée de près au salut a une to u te
tiv e dialectique qui est la nôtre, l’épistém ologie reçoit dans
au tre im portance, sans pour cela constituer, en droit, une ré a ­
l’in terp ré tatio n de la pensée pascalienne une im portance qu elle
lité autonom e, car l’hom m e ne p eu t attein d re ni la vérité ni
n ’av a it jam ais pour P ascal lui-m êm e, celui-ci a y a n t développé
le vrai bien q u ’à trav ers la foi x.
les élém ents d ’une théorie de la connaissance des faits indivi­
b) Au déb u t de to u te étude sur la m orale de Pascal d ev rait
duels, moins en ta n t que doctrine positive que pour critiquer
tro u v er place une analyse de sa critique du stoïcisme et de
le rationalism e et le pyrrhonism e, pour abolir l’illusion du
l ’épicurism e, rigoureusem ent parallèle à la critique épistém o­
savoir et pour faire place à la seule chose pour lui vraim ent
logique du dogm atism e et d u pyrrhonism e. Nous n ’accordons
im p o rtan te, pour faire place à la foi. cependant ici à cette critique qu’une place assez lim itée p o u r ne
pas étendre outre m esure les dimensions du présent trav ail.
1. Le frag m en t 252 est u n e critique im m an en te de l’épistém ologie cartésienne. B rém ond a beaucoup parlé d u « panhédonism e » de P o rt-
« C ar il ne fa u t p as se m éconnaître : nous som m es a u to m a te a u ta n t qu e sp rit;
e t de là v ie n t que l’in stru m e n t p a r lequel la persuasion se fa it n est p as la seule R oyal. Si ce term e v e u t dire que les « disciples de S aint Augus­
d ém o n stratio n . Com bien y a-t-il peu de choses dém ontrées! Les preuves ne con­ tin » voyaient comme seul tra it com m un à tous les hom m es —
v a in q u e n t que l’esp rit. L a coutum e fa it nos preuves les plus fortes e t les plus crues;
elle incline l’a u to m a te , qui en traîn e l’esp rit sans q u il y pense. Qui a d ém ontré élus ou réprouvés — le fa it q u ’ils aspirent au bonheur, que
q u ’il sera dem ain jo u r, e t que nous m ourrons? E t qu y a-t-il de plus c ru . L est leurs actions sont m ues p ar une « délectation », l’analyse de
d o n c la coutum e qui nous en persuade; c’e s t elle q ui fa it ta n t de chrétiens, c est
elle q u i fa it les T urcs, les païens, les m étiers, les soldats, etc. (Il y a la foi reçue B rém ond nous semble valable.
d a n s le b aptêm e a u x C hrétiens de plus q u ’a u x païens.) E nfin, il fa u t avoir recours Les citations, en ce sens, abondent. « Tous les hom m es veulent
à elle q u an d u n e fois l ’e sp rit a v u où est la vérité, afin de nous ab reu v er e t nous être heureux et aucun ne p e u t vouloir être m isérable... La
te in d re de cette créance, qui nous échappe à to u te heu re; car d en avoir to u jo u rs
les p reuves présentes, c’est tro p d ’affaire. Il fa u t acq u érir une creance plus facile, seule chose à laquelle l’âme est n aturellem ent déterm inée, c’est
q u i est ceUe de l’h ab itu d e, qui, sans violence, sans a rt, sans arg u m en t, nous tait de vouloir en général être heureuse 2 », écrit A rnauld et, sur
croire les choses, e t incline to u te s nos puissances à c e tte croyance, en sorte que
n o tre âm e y tom be n atu rellem en t. Q uand on ne cro it que p a r la force de la cj>n7 lc" ce p oint P ascal est entièrem ent d ’accord avec lui. « Tous les
tio n , e t que l’a u to m ate est incliné à croire le con traire, ce n est p as assez. Il taut hom m es recherchent d ’être heureux; cela est sans exception »
donc faire croire nos deux pièces : l’esprit, p a r les raisons, qu il suffit d avoir vues
u n e fois en sa vie; e t l’a u to m a te , p a r la coutum e, e t e n ne lui p e rm e tta n t pas de (fr. 425).
s’incliner au contraire. Inclina cor meum, Deus. . . . ,
« La raison a g it avec len teu r, e t avec t a n t de vues, su r ta n t de principes, les­
quels il fa u t q u ’ils soient to u jo u rs présents, q u ’à to u te heure elle s assoupit ou 1. F ra g m e n t 425 : « L ’hom m e sans la foi n e p e u t co n n aître n i le v ra i b ien n i
irégare, m anque d ’av o ir to u s ses principes présents. Le se n tim en t n ag it p as ainsi . la ju stice... » S u r ce p o in t, la situ a tio n est différente chez K a n t.
il a g it en un in sta n t, e t to u jo u rs est p rê t à agir. I l f a u t donc m e ttre n o tre foi dans 2. D e la liberté de l'homme d an s Antoine Arnauld : Ecrits sur le système de la
le sentiment; autrement elle sera toujours vacillante, a Grâce générale, 2 vol., 1715, t . I , p . 242-243.
292 LE D I E U CACHÉ
LA M O RALE ET L ’E S T H É T IQ U E 293
Mais ni la raison ni les passions qui sont dans l’hom m e tu
é ta t de n atu re déchue en conflit perpétuel et insurm ontable sur deux fronts (stoïcisme et épicurism e, raison et passions) et
ne sauraient lui assurer ce bonheur. les développem ents assez rapprochés que nous trouvons chez
« Cette guerre intérieure de la raison contre les passions a K a n t. P our celui-ci égalem ent le bonheur est un élém ent essen­
fa it que ceux qui ont voulu avoir la paix se sont partagés en tiel du bien suprêm e qui seul sau rait contenter l’aspiration de
deux sectes. Les uns ont voulu renoncer aux passions et deve­ l ’hom m e. A condition — comme pour Pascal d ’ailleurs — q u ’il
n ir dieux; les autres on t voulu renoncer à la raison, et devenir soit associé à la v ertu , association qui ne p eu t se réabser q u ’en
D ieu et en Dieu seulem ent L
bêtes brutes (Des B arreaux). Mais ils ne l’ont pu, ni les uns
n i les autres; et la raison dem eure toujours, qui accuse la b as­ 5 L ’erreur des stoïciens et des É picuriens a été de croire que
sesse et l’injustice des passions, et qui trouble le repos de ceux l ’un de ces deux élém ents — dans la vie de l’hom m e actuel,
qui s’y abandonnent; et les passions sont toujours vivantes antagonistes et inconciliables — (v ertu et bonheur, chez K a n t,
dans ceux qui veulent y renoncer » (fr. 413). raison et passions chez Pascal) — sau rait rem placer l ’autre.
L a recherche du bonheur est « le m otif de toutes les actions, « L Epicurien disait : avoir conscience de sa m axim e conduisant
de tous les hom m es, ju sq u ’à ceux qui vo n t se pendre. au bonheur, c’est la v ertu ; m ais le Stoïcien disait : Avoir
« E t cependant, depuis un si grand nom bre d ’années, jam ais conscience de sa v ertu , c’est le bonheur. P our le prem ier, la
personne, sans la foi, n ’est arrivé à ce point où tous visent prudence av ait la valeur de la m oralité; pour le second, qui
continuellem ent. Tous se plaignent : princes, sujets; nobles, choisissait^ pour la v ertu une appellation plus h au te, la mora­
ro tu riers; vieux, jeunes; forts, faibles; savants, ignorants; saints, lité seule é ta it la véritable sagesse 12. »
m alades; de tous pays, de tous les tem ps, de tous âges et de P our K a n t, ces deux positions co n stitu en t tous les deux des
illusions regrettables et dangereuses. « Il est regrettable que la
to utes conditions...
« Qu’est-ce donc que nous crie cette avidité et cette im puis­ pénétration de ces hom m es... se soit m alheureusem ent employée
sance, sinon q u ’il y a eu autrefois dans l’hom m e u n véritable a rechercher une id en tité entre des concepts extrêm em ent
bonheur, dont il ne lui reste m ain ten an t que la m arque et la divers, celui du bonheur et celui de la v ertu. » (L. c., p. 1 4 9 . )
trac e to u te vide, et q u ’il essaye inutilem ent de rem plir de to u t P our lui, la v ertu et le bonheur sont les principes de m axim es
ce qui l’environne, recherchant des choses absentes le secours « to u t à fait différentes... qui se lim itent et se p o rten t p ré ju ­
q u ’il n ’obtient pas des présentes, m ais qui en sont toutes inca­ dice m utuellem ent dans le même su jet ».
pables, parce que ce gouffre infini ne p eu t être rem pli que p ar De même, l ’erreur de tous les philosophes de l’an tiq u ité a été
u n objet infini et im m uable, c’est-à-dire que p ar D ieu même » de croire que l ’hom m e p o u rrait, p a r ses forces naturelles,
atteindre le bien suprême.
(fr. 425).
« Levez vos yeux vers Dieu, disent les uns; voyez celui auquel « Or, si je considère la m orale chrétienne p ar son côté p h i­
vous ressemblez, et qui vous a fa it pour l’adorer. Vous pouvez losophique, elle ap p a raîtrait, com parée aux idées des écoles
vous rendre sem blable à lui; la sagesse vous y égalera, si vous grecques, de la façon suivante : les idées des Cyniques, des É p i­
voulez le suivre. » « Haussez la tê te , hom m es libres », dit Epic- curiens, des Stoïciens et des Chrétiens sont la simplicité de la
tête. E t les autres lui disent : « Baissez vos yeux vers la terre, nature, la prudence, la sagesse et la sainteté. E n ce qui concerne
ch étif ver que vous êtes, et regardez les bêtes dont vous êtes le chemin a suivre pour y arriver, les philosophes grecs se dis-
tinguaient entre eux en ceci que les cyniques tro u v aien t que
le com pagnon. »
« Que deviendra donc l’hom m e? Sera-t-il égal à D ieu ou le sens commun suffisait, c’é ta it pour les autres la voie de la
aux bêtes? Quelle effroyable distance! Que serons-nous donc? science, les uns et les autres toutefois se co n tentaient du simple
usage des forces naturelles.
Qui ne voit p a r to u t cela que l’hom m e est égaré, qu’il est tom be
de sa place, q u ’il la cherche avec inquiétude, q u ’il ne la p eu t « L a m orale chrétienne qui dispose sa prescription d ’une
plus retrouver? E t qui l’y adressera donc? Les plus grands façon si pure et si sévère (comme il le fau t d ’ailleurs), ôte à
1 homme la confiance d ’y être parfaitem en t adéquat, du moins
hom m es ne l’on t p u » (fr. 431).
Nous pourrions continuer longuem ent; il nous semble cepen­ dans cette vie, m ais, en revanche, le relève p ar l’espoir que, si
d a n t que c’est là un point sur lequel la p lu p a rt des pascalisants nous agissons aussi bien que cela est en n o tre pouvoir, ce qui
seraient facilem ent d ’accord de sorte q u ’il n ’y a nul besoin
1. « Il a y a que a religion chrétien n e q u i ren d e l’hom m e aimable et heureux
d ’insister. / r Utr?n?em “ ^e- ®ans l ’h o n n êteté, on ne p e u t être aim able e t h eu reu x ensem ble »
'-Contentons-nous de signaler la sim ihtude entre cette' critique (lr. 542).
2. E . K ant : Critique de la raison pratique, P aris, V rin , 1945, p . 148-149.
LA MORALE ET L ’E S T H É T I Q U E 295
294 LE D I E U CACHÉ

problèm e, en in séran t l’in sta n t actuel dans la to talité concrète


n ’est pas en notre pouvoir, nous adviendra p ar ailleurs, que
du temps eschatologique ou historique, et en rem plaçant la
nous sachons ou non com m ent. » (L. c., p. 168.)
question Que dois-je fa ire? p ar cette au tre question essentielle­
Il reste, cependant, après avoir énum éré ces analogies qui
nous paraissent difficilement contestables, a m ontrer que Ie m en t différente : Comment dois-je vivre?
L a question Que dois-je faire? com porte ainsi des réponses
rapprochem ent entre les deux philosophes dépassant la critique
amorales (stoïcisme et hédonisme) et une réponse morale, celle
des doctrines adverses s’étend aussi en p artie à la réponse posi­
de la pensée tragique. La question Comment dois-je vivre? ne
tiv e qu’ils donnent au problèm e m oral, et su rto u t qu il s étend
com porte en aucun cas une réponse spécifiquement morale, car
à la m anière même dont ils ont pose ce problèm e.
elle n ’a de sens que dans une perspective qui voit la vie comme
E n apparence, rien ne semble plus différent que la philoso­
une to talité tem porelle relative qui s’insère nécessairem ent
phie p ratiq u e du criticism e qui affirme résolum ent l’autono­
dans une autre to ta lité — tem porelle elle aussi —- qui la dépasse
mie de la loi m orale et une position augustinienne qui — nous
et la transcende. Dès q u ’on a posé sérieusem ent et avec to utes
en parlerons plus loin — la nie non moins résolum ent L
ses im plications le problèm e : Com ment dois-je vivre? la réponse
Constatons néanm oins dès m ain ten an t l’analogie frap p an te
est im plicite : E n situ an t sa vie à l’in térieu r de la to talité escha­
en tre la doctrine de P ort-R oyal et la pensée critique, dans la
tologique ou historique dans laquelle elle s’insère p ar la foi.
m anière de poser le problèm e du com portem ent, ou plus pré­
Il fau t croire pour com prendre la réalité et pour agir de
cisém ent de l’action, analogie qui porte sur ce qui nous semble
m anière hum ainem ent efficace, c’est la vérité essentielle de
être le fondem ent même de la vision kantienne d ’autonom ie
l’augustinism e et de la pensée dialectique, et c’est pourquoi il
m orale dans le criticisme. n 'y a pas de morale autonome augustinienne ou marxiste.
K a n t définit, en effet, la philosophie p ratique comme la
Or, comme il n ’y a pas non plus de vraie m orale rationaliste,
réponse à la question Que dois-je faire. Or, cette définition
ou bien hédoniste ou affective, on ab o u tit à la conclusion —
ne nous p a ra ît nullem ent évidente, allant de soi, m ais au
surprenante au prem ier abord m ais finalem ent naturelle si on
contraire particulière aux différentes formes de pensee indivi­
y réfléchit sérieusem ent — qu’il n ’y a qu’une seule perspective,
dualiste et à la pensée tragique. Nous avons déjà d it dans le
celle de la tragédie, qui affirme l’autonom ie et le prim at au th en ­
second chapitre de cette étude en quoi consiste, sur le plan
tique de la m orale et q u ’il n ’y a donc q u ’une seule m orale v rai­
des règles du com portem ent, la différence entre la pensée tr a ­
m ent fondée et justifiée en ta n t que telle : la m orale tragique.
gique et les doctrines philosophiques individualistes qui, elles,
Pascal, im bu d ’augustinism e et connaissant exactem ent
sont sceptiques ou dogm atiques. A u n e seule et mêm e question
toutes les im plications de l’exigence de to talité, de réunion des
com m une aux trois doctrines, Que dois-je faire ?, le rationalism e
contraires, qui pour lui caractérise l’hom m e en ta n t q u ’hom m e,
et l’hédonism e donnent une réponse amorale (chercher le plai­
l’a parfaitem ent form ulé dans le célèbre fragm ent 4 : « La vraie
sir, agir conform ém ent à la raison, être genereux, réussir, etc.),
m orale se m oque de la morale, c’est-à-dire que la m orale du
tan dis que la pensée tragique donne une réponse morale p ar
jugem ent se m oque de la m orale de l’esprit. »
excellence : agir conform ém ent à une exigence d ’universalité
Mais pour lui comme pour K a n t, la m orale du jugem ent qui
indépendante de to u t m otif égoïste, sensible ou rationnel, agir
dépasse la m orale de l’esprit ne sau rait être q u ’exigence irréa­
en ra p p o rtan t l’acte à l’éternité. _ lisable du cœ ur, idée de la raison et non pas réalité hum aine
A la différence cependant de ces trois doctrines qu on
réglant le com portem ent de l’individu dans sa vie quotidienne.
p eu t qualifier toutes trois d ’individualistes (le tragique 1 é ta n t
Aussi trouvons-nous — en fait — dans l’ensemble de la p en­
encore plus authentiquem ent que les deux autres, dans la
sée des « Amis de P o rt-R o y al », et chez Pascal en particulier,
m esure même où il définit l’hom m e p a r 1 exigence absolue et
une prédom inance de la m orale p lu tô t in atten d u e dans un cou­
irréalisable de transcendance et de dépassem ent p a r le pari), les
ran t qui se voulait augustinien. On a en effet suffisamm ent d it
doctrines qui ad m etten t la possibilité d ’u n dépassem ent reel
et répété que la grande différence entre la théologie janséniste
q u ’il s’agisse d ’augustinism e chrétien, ou de pensee dialectique,
et la théologie calviniste de la Grâce et de la prédestination —
idéaliste ou m atérialiste — m odifient la position m êm e du 1
qui se réclam ent l’une et l’au tre de S aint A ugustin — réside
en ce que les calvinistes m etten t l’accent sur la Grâce habi­
1. Sans vouloir affirm er que sur ce p o in t P ascal e t m êm e le jansénism e soien tuelle, tandis que les jansénistes s’intéressent en prem ier heu,
v raim en t augustiniens, il fa u t souligner que l'absence de toute autonomie de la loi
morale p a r rapport à la f o i constitue une des principales différences en tre les posi- et même, — sinon en paroles to u t au moins en fait — exclusi­
tio n s de P ascal e t celles de K a n t; différence q ui se situe cep en d an t a 1 in térie u r vement à la Grâce actuelle; c’est en langage théologique, cette
d e la m êm e vision tragique com m une a u x d eu x philosophie».
296 LE D I E U CACHÉ LA MORALE ET L ’E S T H É T I Q U E 297

est hors d ’attein te, exigence seulem ent e t de plus exigence


irréalisable, car « la volonté de l’hom m e est dépravée » (fr. 477),
elle est devenue « volonté propre » (fr. 472) qui rap p o rte to u te
chose non pas à l’ensemble m ais à soi,
Aussi, le problèm e se pose-t-il de chercher une règle qui puisse
sinon régir en fait les actions hum aines, to u t au moins dire ce
q u ’ elles devraient être dans un m onde qui, en ta n t que m onde
physique et social contenu dans l’espace est, nous le savons,
pour P ascal comme pour K a n t, un m onde qui cache Dieu.
Or, l’absence de Dieu au m onde se m anifeste précisém ent
p a r l’absence de to u te règle générale et non contradictoire qui
puisse donner u n sens à nos actes à l'intérieur du m onde, p ar
l’im possibilité de séparer le bien de la faute, la vérité de l’erreur :
« Chaque chose est ici vraie en p artie, fausse en p artie. La
vérité essentielle n ’est pas ainsi; elle est to u te pure et to u te
vraie. Ce mélange la déshonore et l’an é an tit. R ien n ’est p u re­
m ent vrai; et ainsi rien n ’est vrai, en l’en ten d a n t du p u r vrai.
On dira qu’il est v rai que l’hom icide est m auvais; oui, car nous
connaissons bien le m al et le faux. Mais que dira-t-on qui soit
bon? La chasteté? J e dis que non, car le m onde finirait. Le
m ariage? Non : la continence v a u t m ieux. De ne p oint tu er?
Non, car les désordres seraient horribles, et les m échants tu e ­
raien t tous les bons. De tu er? Non, car cela d étru it la n atu re.
Nous n ’avons ni v rai ni bien qu’en p artie, et mêlé de m al et
de faux » (fr. 385).
E t néanm oins, il fa u t tro u v er cette règle générale « to u te pure
et to u te vraie » pour guider n o tre com portem ent, car l’homme,
d ’une p a rt, ta n t q u ’il v it, « est em barqué » et ne saurait cesser
d ’agir et, d ’autre p a rt, su r le plan de l’action, il ne sau rait pas
non plus supporter le paradoxe, l’opposition des contraires,
comme il le fait su r le plan de la pensée. Ici to u t acte exige une
solution, un dépassem ent urgent et im m édiat.
On connaît la réponse kantienne. R enonciation exigée, e t
probablem ent jam ais et nulle p a rt réalisée à to u t in térêt propre
affectif ou sensible, bien que cet in térêt, le désir de bonheur,
soit en soi justifié à l’in térieur du bien suprêm e. Pascal nous
dit quelque chose d ’assez sem blable :
« L a volonté propre ne se satisfera jam ais, q u an d elle au rait
pouvoir de to u t ce q u ’elle veu t; m ais on est satisfait dès l’ins­
ta n t q u ’on y renonce. Sans elle, on ne p e u t être m alcontent ; p ar
elle, on ne p eu t être co n ten t » (fr. 472).
E t pour rem placer la volonté propre, l ’égoïsme, Pascal et
K an t établissent chacun une règle générale, or, les deux règles
nous sem blent elles aussi apparentées, à condition, bien entendu,
de ne pas s’en ten ir à l’aspect ex térieur des textes, de ne pas
les isoler, m ais de poser le problèm e de leur signification et de
leur place dans l’ensemble de la doctrine et su rto u t de ne pas
LA M O RALE ET L ’E S T H É T I Q U E 299
l e d i e u c a c h é
298
L a vie n ’existe pas, form ule tragique mêm e chez ceux qui —
m éconnaître l’existence d ’une notable différence d accent et comme Barcos et les jansénistes extrém istes — l’assumaient
d ’orientation dont nous avons déjà parlé au prem ier p a ra ­ entièrement, parce q u ’ils pensaient que la vie n ’est réellement
graphe du chapitre X . q u ’apparence sans valeur, parce q u ’ils pensaient tro u v er réelle­
On connaît en effet la célèbre form ule de 1 im p éra tif catégo­ ment l’essence en dehors de to u te vie dans le tem ps et dans le
rique : agis comme si la maxime de ton action devait devenir par m onde, parce que s’ils av aien t exprim é leur position su r le
ta volonté une loi générale de la nature. p lan philosophique (ce qui au rait d ’ailleurs été contradictoire
Ainsi que le fragm ent 203 : « Fascinatio nugacitatis. A fin que et ce qu’ils n ’on t pas fait), ils au raien t employé une form ule
la passion ne nuise point, faisons comme s’il n ’y avait que huit sem blable m ais sans avoir besoin des m ots : comme si.
jours de vie », et le fragm ent 204 qui l'éclaire : « Si on doit don­ Mais précisém ent B arcos et son groupe tira ie n t toutes les
ner huit jours de la vie, on doit donner cent ans. » conséquences de leur position et n ’écrivaient pas d ’ouvrages
Il nous semble que ces deux textes représentent une réaction philosophiques ou apologétiques; de même au m om ent de la
sinon analogue, to u t au moins parente, au m onde physique grande persécution, lorsque le problèm e s’est posé de savoir
et social qui cache Dieu. Le problèm e m oral est en effet intim e­ s’il fallait ou s’il ne fallait pas m ettre les biens m atériels, l ’a r­
m ent lié à celui du temps hum ain, dont la fonction est préci­ gent, à l’abri des pouvoirs, ils o n t refusé d ’agir en dehors de
sém ent de déterm iner la n atu re de l’insertion de l’hom m e dans l’in sta n t et de prévoir les risques que p o u v ait com porter l’ave­
le m onde. Or, ces deux formules — celle de K a n t et celle de nir.
p ascal __ont le même sens : elles affirm ent le refus de la tem ­ Personne ne m et en doute le désintéressem ent de Pascal, car
poralité et im plicitem ent de to u te insertion intram ondaine. il s’agissait dans les deux cas non pas de son avenir personnel,
L ’une et l’autre signifient : agis comme si l’acte que tu vas m ais de l’avenir du groupe de défenseurs de la vérité, catholique
accom plir m ain ten an t é ta it unique, sans aucun lien avec le en général, ou augustinienne et janséniste, en p articulier; il
tem ps réel de la vie hum aine dans lequel chaque in sta n t est un a cependant pris dans les deux cas, e t cela non seulem ent en
lien de passage entre le passé et l’avenir, sans autre lien q u ’avec fa it, — ce qui ne sau rait avoir q u ’une im portance secondaire —
l’éternité. m ais aussi en p o san t le problèm e de principe, une décision
C’est pour Pascal comme pour K a n t la seule règle qui p er­ contraire, il a ten u com pte de l’avenir.
m e ttrait, si on la suivait rigoureusem ent, de libérer l’acte de Il n ’y a sans doute chez Pascal aucune contradiction en tre
to u te m otivation passionnelle, m ais qui, aussi, in terd ira it to u te ces deux décisions et le fragm ent 203, car très probablement il
insertion dans le m onde des égoïsmes qui se heu rten t. n ’a envisagé dans ce te x te que le tem ps biographique de la vie
Mais — comme nous l’avons déjà souligné dans une étude individuelle, et peu t-être de m anière plus implicite qu’explicite,
sur la philosophie de K a n t 1 — , c’est aussi une form ule t r a ­ le tem ps des in stitu tio n s sociales et politiques.
gique, car, chacun des deux tex tes com porte les m ots : comme si. On ne trouve en effet, chez lui, que quelques réflexions
L ’exigence valable et non tragique serait bien entendu celle éparses et qui sont loin d ’épuiser le problèm e sur le tem ps de
d ’insérer la vie entière dans la to talité vivante de l’éternité l’Église militante et sur son insertion dans le dessein eschatolo-
divine, et ce serait la position augustinienne. Or, pour sauver gique de Dieu. Aussi aurait-il probablem ent dans l’action refusé
la liaison sinon certaine to u t au moins possible avec l’éternité, de ten ir com pte des conséquences personnelles ou sociales et
l’hom m e doit agir comme si la vie n ’ex istait pas, il doit « don­ politiques d ’u n acte, sans pour cela refuser de ten ir com pte de
ner » sa vie, q u ’elle soit de h u it jours ou de cent ans pour vivre. l’avenir de l’Église et du groupe des « disciples de S aint A ugus­
E n fait — et Pascal le sait aussi bien que K a n t — la vie existe tin ».
dans le temps, cent ans sont bien plus que huit jours, les actes Ces considérations nous p erm e tte n t de préciser u n peu m ieux
ont un passé et un avenir, ils on t des conséquences dans le la validité et les lim ites de n o tre rapprochem ent entre les posi­
tem ps et dans ce tem ps, sinon réel to u t au moins m anifeste, tions de Pascal et de K a n t. Nous avons déjà d it que ce dernier
les égoïsmes se h eu rten t, les individus ra p p o rten t to u t à eux- se situ a n t à la pointe la plus avancée de la pensée bourgeoise
mêmes, et les actes perdent to u t contact avec l’éternité. C’est de son tem ps en Allemagne, accordait au m onde phénoménal
pourquoi si l’on v eu t sauver m algré cela son âme, il fa u t avancer une im portance bien plus grande que Pascal. 1 /au teu r des P en­
de l’apparence à l’essence, du phénom ène au noum ène, et agir sées, p a r contre, poussant le tragique à ses dernières lim ites,
« comme si » la vie n ’existait pas. n ’accordait en fa it q u ’une im portance très réduite, et m êm e
nulle, au m onde social en ta n t que totalité historique. Précisons :
1. Lucien Goldmann : L a Com m unauté hum aine et Vunivers chez K a n t, P. U. F.
300 LE D I E U CACHÉ LA M O RALE ET L ’E S T H É T I Q U E 301

il ne s’agit nullem ent de réduire les positions de P ascal à celles


de Barcos; pour ce dernier, le m onde n ’av a it aucune existence II
réelle propre, et n ’é ta it qu’une non-valeur. P our Pascal, il a,
au contraire, une réalité fondam entale et insurm ontable, car S’il y av a it encore en tre les différents élém ents qui consti­
dans la m esure où Dieu reste radicalement caché, il est im pos­ tu e n t l’épistémologie et la m orale de Pascal une cohérence
sible de q u itte r le phénom ène pour se réfugier dans l’essence, interne visible mêm e à l’in térieu r du systèm e, nous nous tro u ­
et ce n ’est q u ’en face du monde et du temps que l’hom m e p eu t vons, lors q u ’il s’agit d ’esthétique, d ev an t une série de frag­
affirmer son exigence d ’absolu et son hum anité. m ents épars en tre lesquels le lien p a ra ît difficilement décelable
Cette réalité du m onde phénom énal est cependant, pour P a s­ sur le plan d ’une analyse im m anente et ne devient v raim en t
cal, lim itée. Le m onde n ’est que le champ de l’action indivi­ visible que si nous nous plaçons dans la perspective ultérieure
duelle, de la recherche du bien e t de la vérité, et rien de plus. de l’esthétique dialectique.
C’est un cham p où l’hom m e doit faire « l’essai », m ais jam ais Nous avons déjà d it que, p o u r celle-ci, to u te œ uvre d ’a rt
« l’emploi » de ses forces. E t non pas, comme chez K a n t, un est expression dans le langage spécifique de la litté ra tu re , de
dom aine où il p eu t placer certains espoirs authentiques de ré a­ la peinture, de la sculpture, etc., d ’une vision du m onde qui
lisation (paix éternelle, société cosmopolite, loi m orale, expé­ s’exprim e — cela v a de soi — aussi sur de nom breux autres
rience scientifique, beauté, etc.). plans, philosophique, théologique, et mêm e sur celui des m ani­
C’est pourquoi précisém ent parce que le tragique est pousse festations m ultiples et variées de la vie quotidienne; d ’au tre
chez Pascal aux dernières lim ites, parce q u ’il y a chez lui un p a rt, si l’esthétique m atérialiste et dialectique adm et la valeur
fossé infranchissable entre, d ’une p a rt, l’homme et les valeurs de to u te expression cohérente d ’une vision du m onde et fait
et, d ’autre p a rt, l’hom m e et le m onde apparent et m anifeste, ainsi de la cohérence du contenu et de celle de la relation
le « comme si » du fragm ent 203 a par certains côtés un carac­ entre le contenu et la form e les critères essentiels de la valeur
tère peut-être moins poignant, moins b ru ta l que dans la for­ esthétique d ’une œ uvre, elle adm et néanm oins encore un au tre
mule de l’im pératif catégorique où il rappelle brusquem ent le critère (correspondant à ce q u ’est le degré de vérité sur le
caractère essentiellement irréalisable de to u t un ensemble d ’es­ p lan de la pensée philosophique) qui p erm et une hiérarchisation
poirs qui occupent une place considérable dans la pensee et entre les différentes expressions esthétiques valables; c’est ce
l’œ uvre kantienne. que la théorie de l’a rt du m atérialism e dialectique appelle le
Nous avons déjà d it que c’est là une différence qui est im por­ degré de réalism e, et qui désigne la richesse et l’am pleur des
ta n te , sans doute, m ais qui concerne moins la stru ctu re d ’en­ relations sociales réelles se reflétant dans l’univers im aginaire
semble des deux philosophies que l’accent, la place q u a n tita ­ de l’artiste ou de l’écrivain; enfin, dans la m esure même où
tiv e du m onde phénom énal dans le kantism e. Encore faudrait-il l’esthétique dialectique adm et le réalism e comme second cri­
peu t-être préciser cette formule en rap p elan t que, pour la pen­ tère à côté de la cohérence, elle défend une esthétique classique
sée dialectique, la q u an tité se transform e à p a rtir d ’une cer­ refusant to u t élém ent form el autonom e qui ne se ju stifie pas
tain e lim ite en qualité et que, dans le cas précis de la com pa­ p a r une fonction propre so it — en arch itectu re p ar exem ple —
raison entre la m orale de K a n t et celle de Pascal, nous nous dans l’utilisation de l ’ob jet, soit dans l’expression de la réalité
rapprochons peut-être de cette lim ite 1. de l’hom m e engagé et essentiel.
Enfin, pour term iner ce paragraphe, rappelons que si — cela Or, si nous tenons com pte des différences déjà plusieurs fois
v a de soi — pour Pascal, le seul vrai bonheur ne peut s’attein d re m entionnées entre la vision trag iq u e et là pensée dialectique :
q u ’en refusant le m onde et le tem ps, en ra p p o rta n t chacun de absence de degrés, absence de to u te notion de valeur relative,
nos actes à Dieu et à Dieu seulem ent, u n certain nom bre de distinction dichotom ique entre le v rai et le faux, le bien et
fragm ents (473 à 477) indiquent explicitem ent la relation entre le m al, la valeur et les non-valeurs, nous retrouvons ces trois
son idée de la divinité et la catégorie du to u t, ébauchant ainsi, élém ents dans les fragm ents esthétiques de Pascal.
m ais ébauchant à peine le chemin qui m ène de la vision tr a ­ L a notion d ’expression est développée p ar les fragm ents 32
gique à la pensée dialectique. et 33 1 avec une clarté et une précision que l’on sau rait à peine

1. E n effet, p o u r K a n t la loi m orale co n stitu e une exigence valable e t auto­ 1. « I l y a u n certain m odèle d ’ag rém en t e t de b eau té qui consiste en u n cer­
nome, ce q u ’elle n ’est p a s p o u r Pascal. Le trag iq u e réside dans son caractère fo r ­ ta in ra p p o rt en tre n o tre n a tu re , faible ou fo rte, telle q u ’elle est, e t la chose qui
mel e t dans le fa it q u ’elle ne rég it p as effectivem ent le com portem ent réel des nous plait.
« T o u t ce q ui est form é su r ce m odèle nous agrée : soit m aison, chanson, discours,
hom m es.
LA M O RALE ET L ’E S T H É T I Q U E 303
302 LE D I E U CAC H É

e t d u contenu. L à aussi, entre les deux esthétiques unilatérales,


dépasser et qui fo n t de Pascal le grand précurseur de l’esthé­
qui accordent une préém inence soit à la form e (l’a rt est une
tiq u e m oderne, la seule différence p a r ra p p o rt à la théorie dia­
lectique de l’expression é ta n t précisém ent la distinction dicho­ form e sensible agréable en soi, indépendam m ent du contenu
tom ique entre le vrai et les fa u x modèles sans aucune notion de q u ’elle exprim e) soit au contenu (l’a rt est a v a n t to u t u n des
m oyens d ’accéder à la vérité), P ascal se place à l’in térieu r même
g radation ni de relativité.
Le fragm ent 134 1, si discuté et do n t on a d it ta n t de m al, de l’esthétique classique, dans une perspective explicitem ent
ainsi que le fragm ent 11 sur le th é â tre ne form ulent rien d ’au tre dialectique qui vo it le fait esthétique dans la to talité , dans la
que la notion de réalisme, com pte te n u du fa it que cette notion synthèse cohérente d u contenu et de la forme qui l’exprim e.
est liée à celle de reflet et de vérité, et que pour Pascal la vérité T o u t accessoire form el non exigé p a r le contenu, ou inversem ent
é ta it différente de ce qu’elle serait au jo u rd ’hui pour u n p a rti­ to u te absence d ’un élém ent exigé p a r le contenu, to u te in a­
san du m atérialism e dialectique. Ceci d it, nous croyons que déquation des m oyens d ’expression inspirée p a r u n souci formel
to u t esthéticien sérieux défendant la notion de réalism e serait sont des fautes sur le plan même de l ’esthétique (fr. 26, 27, 48) 1.
p rê t à signer la condam nation pascalienne d ’u n certain a rt Mais la b eau té de l ’œ uvre d ’a rt qui, dans la pensée tragique
n atu ra liste qui m odifie la realite en lui do n n an t u n caractère de K a n t, é ta it la seule valeur authentique que l’hom m e pou­
p u rem en t négatif, ou d ’un a rt qui, déplaçant les accents et les v a it attein d re dans la vie et dans le m onde, av a it fo rt peu
valeurs hum aines, déshum aniserait la réalité; q u an t au frag ­ d ’im portance dans la perspective tragique radicale et sans
m en t 13 2, il développe l’idée si souvent répétée dans to u t réserves qui est celle des Pensées. De sorte que mêm e les
ouvrage sur le réalism e que l’écrivain doit dépasser dans son quelques fragm ents que nous venons de m entionner s’y tro u v en t
œ uvre la conscience de ses personnages. Il s’y ajoute, chez p lu tô t de m anière accidentelle, non pas parce que Pascal vou­
Pascal, un jugem ent sur la valeur de la passioù consciente qui la it développer une théorie mêm e fragm entaire du fa it esthé­
« déplairait », jugem ent qui lui est bien entendu particulier. tique, m ais parce q u ’il s’intéressait aux m anières de convaincre
E nfin, dans plusieurs fragm ents, Pascal form ule les règles son interlocu teu r ou bien parce que la comédie faisait p artie
générales de l’esthétique classique, en refusant to u t élém ent de la vie m ondaine d ont il voulait m o n trer la v anité.
purem ent décoratif e t en exigeant l’unité parfaite de la form e Il nous a p aru d ’a u ta n t plus im p o rtan t de souligner à quel
p o in t il a néanm oins tro u v é — dans ces tex tes épars e t acci­
dentels — to u te une série d ’idées fondam entales de ce qui sera
vers, prose, fem m e, oiseaux, rivières, arbres, cham bres, h a b its, etc. T o u t ce q ui bien plus ta rd l’esthétique classique du m atérialism e dialec­
n ’est p o in t fa it sur ce m odèle déplait à ceux q ui o n t le g o û t bon.
« E t, com m e il y a u n ra p p o rt p a rfa it e n tre une chanson e t une m aison qui
tique.
so n t faites sur le bo n m odèle, parce q u ’elles ressem blent à ce m odèle unique quoique
chacune selon son genre, il y a de m êm e u n ra p p o rt p a rfa it en tre les choses faites
1. « L ’éloquence est u n e p ein tu re de la pensée; e t ainsi, ceux qui, après avoir
s u r le m auvais m odèle. Ce n ’est pas que le m auvais m odèle soit unique, ca r il y
p e in t, a jo u te n t encore, fo n t u n ta b le a u a u lieu d ’u n p o rtra it » (fr. 26).
e n a une infinité; m ais chaque m auvais sonnet, p a r exem ple, sur quelque fau x
« M iscellan. L angage. Ceux qui fo n t les an tith èse s en fo rç a n t les m o ts so n t
m odèle q u ’il soit fa it, ressem ble p arfa item en t à une fem m e v êtu e sur ce m odèle.
com m e ceux q u i fo n t de fausses fenêtres p o u r la sym étrie : leu r règle n ’est p as de
« R ien ne fa it m ieux en ten d re com bien u n fau x sonnet est ridicule que d ’en
considérer la n a tu re e t le m odèle, e t de s’im aginer en su ite une fem m e ou u n e m ai­ p arler ju ste , m ais de faire des figures ju ste s » (fr. 27). _ i
« Q uand, d an s u n discours se tro u v e n t des m o ts répétés, e t q u essay an t de les
son faite su r ce m odèle-là » (fr. 32). . . . corriger on les tro u v e si p ro p res q u ’on g â te ra it le discours, il les f a u t laisser, c en
« B eau té poétique. Com m e on d it b eau té poétique, on d ev rait aussi dire b eau té
e s t la m arq u e; e t c’est là la p a rt de l’envie, q u i est aveugle, e t (pii ne sa it p as que
géom étrique e t b e a u té m édicinale; m ais on ne le d it p as; e t la raison en est q u ’on
c e tte ré p é titio n n ’est p as fa u te en c e t en d ro it; car il n ’y a p o in t de règle géné­
sa it bien quel est l’o b jet de la géom étrie, e t q u ’il consiste en preuves, e t quel est
l’o b je t de la m édecine, e t q u ’il consiste en la guérison; m ais on ne sa it p as en quoi rale » (fr. 48).
consiste l’agrém ent, q ui est l’o b je t de la poésie. O n ne sa it ce que c’est que ce m odèle
n a tu re l q u ’il fa u t im iter; e t, à fa u te de ce tte connaissance, on a in v en té de certains
term es bizarres : « siècle d ’or, m erveille de nos jo u rs, fa ta l », etc.; e t on appelle
ce ja rg o n beau té poétique.
« Mais q ui s’im aginera une fem m e sur ce m odèle-là, q ui consiste à dire de p etites
choses avec de grands m ots, v erra une jolie dam oiselle to u te pleine de m iroirs e t
de chaînes, d o n t il rira , parce q u ’on sait m ieux en quoi consiste l’agrém ent d ’une
fem m e que l’agrém en t des vers. Mais ceux q ui ne s’y co n n aîtraien t p as l’adm ire­
raien t en cet équipage; e t il y a bien des villages où on la p re n d ra it p o u r la reine;
e t c’est pourquoi nous appelons les sonnets fa its su r ce m odèle-là les reines de vil­
lage » (fr. 33). . . . ,
1. « Quelle v a n ité que la peinture qui a ttire la d m ira tio n p a r la ressem blance
des choses d o n t on n ’adm ire p o in t les originaux! » (fr. 134).
2. « On aim e à voir T erreur, la passion de Cléobuline, parce q u ’elle ne la co n n aît
pas. E lle d ép lairait, si elle n ’é ta it trom pée » (fr. 13).
LA VIE SOCIALE : JU STICE, FORCE, RICHESSE 305

est telle, que le caprice des hom m es s’est si bien diversifié,


q u ’il n ’y en a point. Le larcin, l’inceste, le m eu rtre des enfants
et des pères, to u t a eu sa place entre les actions vertueuses. Se
peut-il rien de plus p laisant, q u ’un hom m e ait droit de me tu e r
parce q u ’il dem eure au delà de l ’eau, et que son prince a q ue­
CHA PITRE XIV relle contre le m ien, quoique je n ’en aie aucune avec lui?
« Il y a sans doute des lois naturelles; m ais cette belle raison
corrom pue a to u t corrom pu; N ih il atnplius nostrum est; quod
LA V IE SOCIALE : JU S T IC E , FO R CE, R IC H ESSE nostrum dicimus, artis est. E x senatus consultis et plebiscitis cri-
m ina exercentur. Ut olim vitiis, sic nunc legibus laboramus.
« De cette confusion arrive que l’u n d it que l ’essence de la
ju stice est 1 au to rité du législateur, l’au tre la com m odité du
P o u r Pascal, à l’époque des Pensées, il n ’y a pas de loi hum aine souverain, l’a u tre la coutum e présente; et c’est le plus sûr : rien,
ju ste et valable. Sur ce point, les textes nous paraissent exem pts su iv a n t la seule raison, n ’est ju ste de soi; to u t branle avec le
de to u t équivoque. Les prem iers éditeurs — notam m ent A rnauld tem ps. La coutum e fa it to u te l’equité, p ar cette seule raison
et Nicole — les ont d ’ailleurs compris dans ce sens et c’est p ré­ q u ’elle est reçue; c’est le fondem ent m ystique de son auto rité.
cisém ent ce qui les a choqués et incités à les m odifier dans la Qui la ram ène à son principe, l’an é an tit. R ien n ’est si fa u tif que
publication. ces lois qui redressent les fautes; qui leur obéit parce q u ’elles
A moins de faire appel aux « exagérations de langage » qui .sont justes, obéit à la ju stice q u ’il im agine, m ais non pas à
p erm e tte n t de m odifier à volonté les sens des écrits que l ’on l’essence de la loi : elle est to u te ram assée en soi; elle est loi, et
v eu t étudier, nous ne voyons pas très bien com m ent on p o u rrait rien davantage. Qui v o u d ra en exam iner le m o tif le tro u v era si
encore soutenir, après la lecture des fragm ents 294, 297, 385, faible et si léger, que, s’il n ’est accoutum é à contem pler les
que celui qui les a écrits ad m ettait l’existence ou la possibilité prodiges de l’im agination hum aine, il adm irera q u ’u n siècle lui
d ’une loi hum aine essentiellem ent valable et ju ste : ait ta n t acquis de pom pe et de révérence. L ’a rt de fronder,
« ... Sur quoi la fondera-t-il, l’économie du m onde q u ’il v eut bouleverser les É ta ts , est d ’ébranler les coutum es établies, en
gouverner? Sera-ce sur le caprice de chaque particulier? quelle sondant jusque dans leur source, p o u r m arq u er leur d éfaut
confusion! Sera-ce sur la ju stice? il l’ignore. d ’au to rité et de justice. Il fa u t, dit-on, recourir aux lois fo n d a­
« C ertainem ent, s’il la connaissait, il n ’a u rait pas établi cette m entales et prim itives de l’É ta t, q u ’une coutum e in ju ste a
m axim e, la plus générale de toutes celles qui sont parm i les abobes. C’est un jeu sûr p o u r to u t perdre; rien ne sera ju ste à
hommes, que chacun suive les m œ urs de son pays; l ’éclat de cette balance. C ependant le peuple p rête aisém ent l’oreille à
la véritable équité au rait assujetti tous les peuples, et les légis­ ces discours. Us secouent le jo u g dès q u ’ils le reconnaissent; et
lateurs n ’auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette ju s ­ les grands en p ro fiten t a sa ruine, et à celle de ces curieux ex a­
tice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et Alle­ m inateurs des coutum es reçues. C’est pourquoi le plus sage des
m ands. On la v errait plantée p ar tous les É ta ts du m onde et législateurs disait que, p o u r le bien des hom m es, il fa u t souvent
dans tous les tem ps, au lieu q u ’on ne voit rien de ju ste ou lés piper; et un au tre, bon p obtique : cum veritatem qua liberetur
d ’injuste qui ne change de qualité en changeant de clim at. Trois ignoret, expedit quod fallatur. U ne fa u t pas q u ’il sente la v érité
degrés d ’élévation du pôle renversent to u te la jurisprudence, de 1 usurpation; elle a été in tro d u ite autrefois sans raison, elle
un m éridien décide de la vérité; en peu d ’années de possession, est devenue raisonnable; il fau t la faire regarder comme a u th e n ­
les lois fondam entales changent; le droit a ses époques, l’entrée tique, éternelle, et en cacher le com m encem ent si on ne v e u t
de S aturne au Lion nous m arque l’origine d ’un tel crime. P lai­ q u ’elle ne prenne b ien tô t fin » (fr. 294).
sante justice q u ’une rivière borne! V érité au deçà des Pyrénées, « Veri ju ris : Nous n ’en avons plus : si nous en avions, nous
erreu r au delà. ne prendrions pas p o u r règle de ju stice de suivre les m œ urs de
« Us confessent que la justice n ’est pas dans ces coutum es son pays.
m ais q u ’elle réside dans les lois naturelles, connues en to u t « C est la que ne p o u v an t tro u v er le ju ste , on a tro u v é le
pays. C ertainem ent, ils le soutiendraient opiniâtrem ent, si la fo rt etc. »x(fr. 297).
tém érité du hasard qui a semé les lois hum aines en av ait re n ­ « Chaque chose est ici vraie en p artie , fausse en p artie. L a
contré au moins une qui fû t universelle; m ais la plaisanterie vérité essentielle n ’est pas ainsi : elle est to u te p u re et to u te
306 LE D I E U CACHÉ LA VIE SOCIALE : JU STICE, FORCE, RICHESSE 307

vraie. Ce m élange la déshonore et l’an é an tit. R ien n ’est p u re­ tragique to u t ce qui n ’est pas absolum ent valable sans plus, est
m ent vrai; et ainsi rien n ’est vrai, en l’en ten d an t du p u r vrai » également non valable, aucun changem ent de l’ordre social ou
(fr. 385). politique ne sau rait am ener la plus légère am élioration. Il e n tra î­
Le fragm ent 385 v a bien plus loin dans la critique des lois n erait p ar contre des « guerres civiles » qui sont « le plus grand
naturelles. Car il nous d it : « On dira q u ’il est v rai que l’hom icide des m aux » (fr. 320 2).
est m auvais; oui car nous connaissons bien le m al et le faux... L à aussi il fa u t souligner certaines analogies avec la position
Mais que dira-t-on qui soit bon!... De ne point tu e r? Non, car kantienne, sinon en ce qui concerne l’appréciation de la loi,
les désordres seraient horribles, et les m échants tu e ra ie n t tous to u t au m oins dans le refus de to u t essai de changer l ’ordre
les bons... Nous n ’avons ni v rai ni bien q u ’en p artie et mêlé de politique p a r la force. Encore faut-il cependant ajouter, q u ’à
m al e t de fau x » (fr. 385). p a rtir de 1789, la position kan tien n e ab o utissait à une défense
Ainsi m êm e les très rares affirm ations absolum ent valables, de l’ordre révolutionnaire victorieux en France, et a v a it ainsi
comme celle que l’hom icide est m auvais, perd en t ce privilège une signification concrète différente de la position abstraitement
dès q u ’on les transform e en prescriptions positives, en règles de analogue de Pascal.
com portem ent ou en lois. Si nous nous contentions d ’analyser le schém a d ’ensemble de
Nous nous excusons de ces longues citations, m ais elles nous la position pascalienne, nous pourrions arrêter ici une esquisse
o n t p aru nécessaires pour m ettre en évidence l’unité de la q u ’illu stren t un grand nom bre des pensées faciles à in terp réter.
pensée pascalienne. P uisqu’en effet les hom m es ne p euvent D ans ses réflexions sur les rap p o rts en tre la justice et la force,
attein d re dans le monde ni le bien, ni la vérité, il v a de soi q u ’ils Pascal est cependant allé bien plus loin, il a en effet élaboré les
ne sauraient réaliser une vie sociale ou étab lir une autorité élém ents d ’une analyse réaliste et p én étran te de l’ordre social
politique valables; le caractère vain et déchu du m onde et de que nous voudrions m ain ten an t esquisser dans ses grandes
to u te vie intram ondaine ne souffre chez Pascal aucune excep­ lignes à la lum ière du développem ent ultérieur de la pensée
tion. A joutons aussi qu’il n ’y a bien en ten d u pas lieu de s’éton­ dialectique.
n er de l’unique différence qui sépare le schème des positions L a prem ière chose à rem arquer, c’est que Pascal a vu ce qui
sociales et politiques de Pascal de celui de ses positions épis­ constitue le fondem ent de to u te vie sociale et historique, le désir
tém ologique e t éthique ; le fait q u ’a 1 insuffisance de to u te de to u t hom m e d ’être « estim é » — ou « reconnu » comme on
vérité et de to u t com portem ent hum ains, Pascal oppose une le dira plus ta rd — des autres hom m es. Sans doute, le ja n sé ­
exigence de vérité to u te vraie et de justice to u te ju ste qui n ’a niste pour lequel la solitude constitue la v aleur p ar excellence,
pas d ’équivalent sur le plan de l’ordre social et politique. C’est ne sau rait parler sans une certaine ironie de ce désir « d ’es­
que la vérité et la justice authentiques on t précisém ent un tim e » qui est le ré su ltat de la chute et du péché originel. U n e
caractère tran sc en d an t qui les oppose au m onde tandis que reste pas moins q u ’il y a là un pas décisif sur le chem in qui
to u t espoir d ’ordre social ou politique valable serait comme tel mène de Descartes à Hegel, et aussi q u ’il arrive parfois à P a s­
u n espoir intram ondain, incom patible avec la pensée tragique. cal (fr. 404 p a r exemple) de faire sentir à trav ers l’ironie, q u ’il
C’est précisém ent la justice valable d ’un m onde véridique régi a v u non seulem ent les caractères vains et négatifs m ais aussi les
p a r l’am our divin, m onde qui n ’aura plus besoin ni d ’in stitu tio n s aspects positifs et la fonction valable de la sociabilité.
n i de lois et qui s’oppose ainsi aux ordres sociaux et politiques « Nous avons une si grande idée de l’âm e de l’hom m e que
insuffisants de la vie terrestre. F au t-il m entionner que là encore nous ne pouvons souffrir d ’en être m éprisés, et de n ’être p as
P ascal prolonge une vieille trad itio n chrétienne? T radition dans l’estime d ’une âm e; e t to u te la félicité des hom m es consiste
augustinienne sans doute — m ais sur ce point 1 augustinism e dans cette estim e » (fr. 400).
s’apparente à l’eschatologie des spirituels — et qui sera reprise,
après avoir été bien entendu sécularisée et libérée de to u t élé­
m ent de transcendance dans une des idées centrales de la pen­ 1. Il serait in téressan t de se d em an d er p o u rq u o i les guerres civiles sont-elles
« le plus grand des m au x ». A l’in térieu r d u sy stèm e, il nous sem ble que c e tte
sée dialectique : celle de la suppression de l'État. appréciation se ju stifie p a r le fa it q u ’elles seraien t le d iv ertissem en t in tra m o n d a in
Q uant à l’a ttitu d e politique de Pascal, elle est sans doute p a r excellence, q ui d é to u rn e ra it l ’espoir d u seul d om aine où il p e u t av o ir u n e
valeu r hum aine au th en tiq u e, de l’étern ité.
conservatrice, m ais cela non pas p ar respect pour 1 ordre ou Il s’ajo u te, néanm oins, chez P ascal une h o stilité personnelle au x guerres civiles,
pour la loi, m ais p ar suite du caractère radicalem ent atem porel q ui dépasse les exigences d u systèm e (il y a encore bien d ’a u tres « div ertissem en ts »)
e t se ra tta c h e , d ’une p a r t, à la situ a tio n h isto riq u e de la noblesse de robe e t d u
de la position tragique. P uisqu’il n ’y a aucun espoir in tram o n ­ groupe jan sén iste e t, d ’au tre p a r t, p e u t-ê tre au x souvenirs personnels de la F ro n d e
dain de réaliser une loi valable, et puisque pour la perspective e t des suites de la rév o lte des « V a-nus-pieds » en N orm andie.
308 LE D I E U CACHÉ LA V IE SOCIALE : JU STICE, FORCE, RICHESSE 309

C’est ce qui oppose l’Homme aux bêtes. « Les bêtes ne s’ad ­ lectiques, cette critique utopique ou révolutionnaire reste une
m iren t point. U n cheval n ’adm ire p o in t son com pagnon; ce critique unilatérale et abstraite.
n ’est pas q u ’il n ’y ait entre eux l’ém ulation à la course, m ais L ’ordre existan t, la richesse des uns, la misère des au tres, les
c’est sans conséquence; car, é ta n t à l’étable, le plus pesant et privilèges, to u t cela est foncièrem ent m auvais et doit être rem ­
plus m al taillé n ’en cède pas son avoine à l’autre, comme les placé p ar un autre ordre, idéal. A la cité terrestre, il fa u t subs­
hommes veulent q u ’on leur fasse. Leur v e rtu se satisfait d ’elle- titu e r le royaum e de Dieu sur terre, à la société fondée sur l ’igno­
même » (fr. 401). rance ou la superstition, un ordre social rationnel et conforme
« La plus grande bassesse de l’hom m e est la recherche de la à la n atu re hum aine au droit p o sitif le droit divin ou le droit
gloire, m ais c’est cela même qui est la plus grande m arque de natu rel, etc. Le tab leau est le plus souvent tra n c h a n t, dessiné
son excellence; car, quelque possession q u ’il ait sur la terre, en blanc et noir.
quelque santé et com m odité essentielle q u ’il ait, il n ’est pas La pensée tragique (comme la pensée dialectique) p ar contre
satisfait, s’il n ’est dans l’estim e des hom m es. Il estim e si grande ré u n it toujours le oui et le non. Elle sait q u ’aucune réalité
la raison de l’hom m e, que, quelque avantage q u ’il ait sur la n ’est jam ais ni entièrem ent bonne ni entièrem ent m auvaise;
terre, s’il n ’est placé avantageusem ent aussi dans la raison de q u ’il s’agit donc de la situer p a r ra p p o rt à l’ensemble de re la­
l’hom m e, il n ’est pas content. C’est la plus belle place du tions dans lesquelles elle est engagée, et de déceler ainsi, non
m onde, rien ne p e u t le détourner de ce désir, et c’est la qualité seulem ent ce q u ’elle a de bon et de m auvais, mais aussi la
la plus ineffaçable du cœ ur de l’hom m e » (fr. 404). m esure dans laquelle ces deux caractères et leur relation
Ainsi, pour Pascal, l’homme est un être ém inem m ent social. même, changent au cours de l’évolution historique.
Le besoin d ’être estim é p ar ses sem blables est u n des élém ents Dans le cas de l’ordre social, des privilèges de richesse ou de
fondam entaux de la n atu re hum aine. C’est l’idée de « recon­ naissance, le penseur dialectique sait que, to u t en é ta n t des
naissance » que nous retrouverons plus ta rd dans l’œ uvre de iniquités q u ’il fau d ra surm onter et rem placer p ar un ordre
Hegel et qui fonde la pensée dialectique en l’opposant aux m eilleur, ce ne sont pas moins p en d a n t un certain tem ps des
différentes formes de l’individualism e, car dans la m esure où réalités nécessaires et positives a y a n t ta n t q u ’elles co n stitu en t
n i les sens ni la raison individuelle ne suffisent pas à l’hom m e, la condition indispensable du développem ent des forces p ro ­
dans la m esure où celui-ci ne se réalise que p ar l’aspiration à un ductives, une réelle v aleu r hum aine.
absolu qui le dépasse et qui suppose la com m unauté, l’estim e D u point de vue de la com m unauté idéale, le m al p ar excel­
des autres, la « reconnaissance » et sur la même ligne la « gloire » lence c’est l’égoïsme, la défense des in térêts privés, fondée
acquièrent une im portance essentielle. elle-même sur l’existence de la propriété individuelle « chaque
Mais si la com m unauté est naturelle à l’homme, cela ne veut moi est l’ennem i et v o u d rait être le ty ra n de tous les autres »
pas dire que l’ordre social ex istan t soit p arfait ou même sim ­ (fr. 455). « Mien, tien, ce chien est à moi... voilà l’im age de l ’u su r­
plem ent bon ou acceptable. Car cet ordre est basé sur l’inéga­ pation de to u te la terre. » P our Hegel, cependant, la ruse de la ra i­
lité et l’opposition des égoïsmes. son fait q u ’à trav ers cet égoïsme et grâce à lui le bien se réalise
« Il est nécessaire q u ’il y ait de l’inégalité parm i les hommes, et l’histoire progresse. C’est M éphisto le diable qui, contre
cela est vrai; m ais cela é ta n t accordé, voilà la p orte ouverte, sa propre volonté m ène F au st au ciel.
non seulem ent à la plus haute dom ination, m ais à la plus h au te Mais, si chez Hegel et M arx la perspective historique perm et
ty ra n n ie » (fr. 380). de surm onter l’opposition entre le bien et le mal, entre la néga­
« Mien, tien. (« Ce chien est à m oi, disaient ces pauvres tiv ité et la positivité des institu tio n s sociales, le problèm e est
enfants; c’est là m a place au soleil ») Voilà le com m encem ent beaucoup plus complexe pour Pascal qui, avec le m êm e p o in t
e t l’image de l’usurpation de to u te la terre » (fr. 295). de d é p a rt n ’a pas cette ouverture.
Il fa u t se garder cependant de confondre cette critique de la Pascal sait q u ’aucune règle ju rid iq u e ou m orale ne réalise
société avec les innom brables tém oignages analogues qui l’ont la véritable justice ou le v rai bien. T outes les lois hum aines
précédées ou même suivies ju sq u ’à la naissance du m arxism e. sont insuffisantes. « P ourquoi me tuez-vous? E h quoi! ne
P en d an t to u t le m oyen âge, dans les sectes chrétiennes su rto u t, dem eurez-vous pas de l ’au tre côté de l’eau? Mon am i, si vous
la critique de la propriété privée et de l’ordre social et politique dem euriez de ce côté, je serais un assassin et cela serait in ju ste
fleurit d ’une m anière ininterrom pue; nous la retrouverons aussi de vous tu e r de la sorte; m ais puisque vous dem eurez de l’au tre
après Pascal, p en d a n t to u t le X V I I I e siècle. côté, je suis un brave, et cela est ju ste » (fr. 293).
Mais av a n t comme après Pascal, chez les penseurs non dia- L ’idéal au rait été de réu n ir la justice et la force pour réaliser
310 LE D I E U CACHÉ LA VIE SOCIALE : JU STICE, FORCE, RICHESSE 311

des lois, en mêm e tem ps efficaces et équitables. M alheureuse­ « L a coutum e de voir les rois accom pagnés de gardes, de
m ent, cela est impossible pour l’hom m e qui est obligé de choi­ tam bours, d ’officiers et de to u tes les choses qui ploient la
sir, et qui pour assurer l’équilibre et la paix choisit la force m achine vers le respect et la terreu r, fa it que leur visage,
e t sacrifie la justice. « Sans doute, l’égalité des biens est ju ste; q u an d il est quelquefois seul et sans ces accom pagnem ents,
m ais, ne p o u v an t faire qu’il soit forcé d ’obéir à la justice, im prim e dans leurs sujets le respect et la terreu r, parce q u ’on
on a fait q u ’il soit ju ste d ’obéir à la force; ne po u v an t fortifier ne sépare p oint dans la pensée leurs personnes d ’avec leurs
la justice, on a justifie la force, afin que le ju ste et le fort suites, q u ’on y vo it d ’ordinaire jo in tes. E t le m onde qui ne
fussent ensemble, et que la paix fû t, qui est le souverain bien » sait pas que cet effet v ien t de cette coutum e croit q u ’il v ien t
(fr. 299). d ’une force naturelle; et de là v ien n en t ces m ots : « Le carac­
« Veri ju ris. Nous n ’en avons plus; si nous en avions, nous tère de la divinité est em preint sur son visage, etc. » (fr. 308).
ne prendrions pas pour règle de ju stice de suivre les m œ urs de « Le chancelier est grave et re v êtu d ’ornem ents, car son poste
son pays. C’est là que ne po u v an t tro u v er le ju ste, on a trouvé est faux et non le roi : il a la force, il n ’a que faire de l’im agi­
le fort, etc. » (fr. 297). « P laisante justice qu’une rivière nation. Les juges, m édecins, etc., n ’o n t que l’im agination »
borne ! : V érité au deçà des Pyrénées, erreur au delà » (fr. (fr. 307). P our être concentrée en quelques form ules lapidaires
294). et précises, la critique de l’au to rité de la justice et de l’ordre
Ce qui dom ine la société (Pascal parle de la société en général, social ne sau rait être plus radicale. Mais il ne fa u t pas se laisser
nous dirons la société capitaliste, fondée sur l’égoïsme indivi­ prendre tro p vite, ce négateur radical, cet anarchiste, est en
duel), c’est l’opposition des individus, la lu tte des uns contre même temps le conservateur le plus absolu qui affirme non
les autres, qui se présente chez Pascal et chez K a n t sous la seulem ent la nécessité m ais encore la valeur des privilèges et
forme ab straite de la lu tte de l’hom m e contre l’hom m e, pour des iniquités sociales.
devenir chez Hegel la lu tte entre le m aître et l’esclave et « Le plus grand des m aux est les guerres civiles. Elles sont
prendre enfin chez M arx la forme concrète de la lu tte des sûres, si on v e u t récom penser les m érites, car tous d iro n t q u ’ils
classes. E t Pascal sait très bien que si c’est la force, « les m éritent. Le m al à craindre d ’un sot qui succède p a r d roit de
cordes de nécessité »‘ qui « décident la stru ctu re sociale », les naissance n ’est ni si grand ni si sûr » (fr. 313).
rap p o rts de force engendrent cependant p a r la suite des idéo­ « Comme les duchés et royautés et m ag istratu res so n t réels
logies, des « cordes d ’im agination ». « Les cordes qui a ttac h en t et nécessaires à cause de ce que la force règle to u t, il y en a
le respect des uns envers les autres, en général, sont cordes de p a rto u t et toujours. Mais parce que ce n ’est que fantaisie qui
nécessité; car il fa u t q u ’il y ait différents degrés, tous les fa it qu’un tel ou telle le soit, cela n ’est pas constan t, cela est
hom m es vou lan t dom iner, et tous ne le po u v an t pas, m ais sujet à varier, etc. » (fr. 306).
quelques-uns le po u v an t. Figurons-nous que nous les voyons E t p ar leur réalité mêm e, ces privilèges co n stitu en t des
com m ençant à se form er. Il est sans doute q u ’ils se b a ttro n t valeurs. Car c’est une des caractéristiques de to u te m orale dia­
ju sq u ’à ce que la plus forte p artie opprim e la plus faible, et lectique, de ne se contenter, ni de la réalité ni de l’esprit, et
qu’enfin il é ta it u n p a rti dom inant. Mais quand cela est une d ’aspirer à la réunion de deux. « Ce qui est rationnel est réel,
fois déterm iné, alors les m aîtres, qui ne veulent pas que la ce qui est réel est rationnel », disait Hegel, et pour P a s­
guerre continue, ordonnent que la force qui est entre leurs cal l’idéal n ’est pas la justice pure, m ais l’union de la ju stice
m ains succédera comme il leur p laît; les uns la re m e tte n t et de la force.
en tre l’élection des peuples, les autres à la succession de nais­ Or, les privilèges, p a r certains côtés, p erm etten t et condi­
sance, etc. tio n n en t m êm e la réalisation des valeurs.
« E t c’est là où l’im agination commence à jouer son rôle. « Que la noblesse est un grand avantage, qui, dès d ix -h u it
Jusque-là la pure force l’a fait r ici, c est la force qui se tie n t ans, m et u n hom m e en passe, connu et respecté, comme un
p ar l’im agination en un certain p arti, en France des gentils­ au tre p o u rrait avoir m érité à cinquante ans. C’est tre n te ans
hom m es, en Suisse des roturiers, etc. O r ces cordes qui a ttac h en t gagnés sans peine » (fr. 322).
donc le respect à te l et à te l en particulier, sont des cordes « Ê tre brave n ’est pas tro p vain; car c’est m o n trer q u ’un
d ’im agination » (fr. 304). grand nom bre de gens trav aillen t pour soi; c’est m o n trer p ar
E t ces idéologies deviennent des facteurs réels de dom ination ses cheveux q u ’on a un valet de cham bre, un parfum eur, etc.;
qui seront d ’a u ta n t plus nécessaires à ceux qui en profitent p ar son ra b a t, le fil, le passem ent..., etc. Or, ce n ’est pas une
q u ’ils ne possèdent plus une force réelle. simple superficie, ni un simple harnais, d ’avoir plusieurs bras.
312 LE D I E U CACHÉ LA V IE SOCIALE : JU STICE, FORCE, RICHESSE 313

Plus on a de bras, plus on est fort. E tre brave, est m ontrer sa relie. Ce qui sera plus ta rd la succession des époques h isto ­
force » (fr. 316). riques ne constitue encore chez Pascal q u ’une série ascendante
« Il a q u atre laquais » (fr. 318) x. de paliers qualitatifs de la réalité hum aine, la thèse, l’an tith èse
L a richesse est ici identifiée à la force, à la possibilité de e t la synthèse dans les différentes m anières de ju g er la société
disposer du tra v a il des autres, et c’est pour cela même q u ’on e t l’É ta t. (Dans le passage su iv an t, les m ots thèse, antithèse,
lui accorde une valeur. In u tile de dire que c’est le sentim ent synthèse, sont ajoutés p ar nous, le reste est cité de Pascal)
d ’une classe ascendante pour laquelle la richesse représente « Raison des effets. — R enversem ent continuel du p o u r ou
encore un facteu r p o sitif dans le développem ent des forces p ro ­ contre. »)
ductives. Ê tre riche, c’est créer avec le tra v a il des autres, c’est Thèse : « Nous avons donc m ontré que l’hom m e est vain,
im plicitem ent être fort. p a r l’estim e q u ’il fait des choses qui ne sont p o in t essentielles;
E t la pensée dialectique de Pascal, comme plus ta rd celle e t toutes ces opinions sont d étru ites. »
de Goethe, de Hegel ou de M arx, reconnaît le bien fondé de Antithèse : « Nous avons m ontré ensuite que to u tes ces opi­
cette attitu d e , m ais la lim ite aussitôt en m o n tran t en même nions sont très saines, et qu’ainsi, to u tes ces vanités é ta n t très
tem ps le caractère n ég atif de la richesse, son iniquité, et chez bien fondées, le peuple n ’est pas si vain q u ’on le d it; et ainsi
Hegel et chez M arx, la misère m atérielle des exploités, la misère nous avons d étru it l’opinion qui détru isait celle du peuple. »
spirituelle des exploitants et le caractère historique et tra n si­ Synthèse : « Mais il fa u t détruire m ain ten an t cette dernière
toire de cette utilité sociale de la propriété privée, de la richesse proposition, et m o n trer q u ’il dem eure toujours vrai que le
et de l’ordre bourgeois. peuple est vain, quoique ses opinions soient saines; parce q u ’il
Mais si la perspective historique perm et à Hegel et à M arx n ’en sent pas la vérité où elle est, et que, la m e tta n t où elle
d ’intégrer ces deux positions, en apparence opposées, la cri­ n ’est pas, ses opinions sont to u jours très fausses et très m al­
tiq u e de l’ordre social et la reconnaissance de son utilité, dans saines » (fr. 328). Ou encore une doublé triad e :
l’idée d ’une évolution dont cet ordre est le véhicule tem poraire « R aison des effets. — G radation. »
et qui finira p ar le dépasser, cette perspective n ’existe pas Thèse : « Le peuple honore les personnes de grande nais­
p o u r Pascal. sance. »
Une des caractéristiques de la vision tragique est Vabsence Antithèse : « Les dem i-habiles les m éprisent, d isan t que la
d'avenir. Sur le plan du tem ps, elle ne connaît que le présent naissance n ’est pas u n avantage de la personne m ais du h a sa rd .»
et l'éternité. C’est pourquoi la dialectique qui deviendra histo ­ Synthèse qui sera en même tem ps thèse de la seconde tria d e :
rique chez Hegel et M arx doit se concentrer chez Pascal dans « Les habiles les honorent, non p a r la pensée du peuple, m ais
le présent même et devient une dialectique purem ent structu- 1 p a r la pensée de derrière. »
Seconde antithèse : « Les dévots qui o n t plus de zèle que de
science les m éprisent, m algré cette considération qui les fait
1. M éphisto dans F aust exprim e la m êm e idée :
honorer p a r les habiles, parce q u ’ils en ju g en t p a r une nou­
S i je p e u x payer six beaux chevaux
Est-ce que leurs forces ne sont pa s m iennes? velle lum ière que la piété leur donne. »
J e cours et suis un homme brave Seconde synthèse : « Mais les chrétiens p arfaits les honorent
Comme si j ’avais vingt-quatre pieds.
p a r une au tre lum ière supérieure. Ainsi se v o n t les opinions
E t le jeu n e M arx com m ente ainsi ce passage : « Ce q ui existe p o u r m oi p a r l ’ar­
g en t, ce que je peux payer, c’est-à-dire ce que l ’arg en t p e u t acheter, cela, m oi, le succédant d u pour au contre, selon qu’on a de lum ière » (fr. 337).
possesseur de l’arg en t, je le suis. Ma force est aussi grande que la force de l ’argent. Malgré les profondes différences en m atière de doctrines poli­
Les qu alités de l’arg en t so n t m es qualités e t m es forces puisque je suis le posses­ tiques e t sociales qui s’expliquent p ar la différence d ’époque,
seur de l ’argent. Ce que je suis e t ce que je p e u x n ’est donc nullem ent déterm iné
p a r m on individualité. J e suis laid, m ais je puis m ’ach eter la plus belle des fem m es. (K a n t écrivait au tem ps et sous l’influence de la R évolution
D onc je ne suis pas laid, car l’effet de la laideur, sa force répulsive est d étru ite française et ex prim ait la pensée de la fraction la plus avancée
p a r l’arg ent. Moi, d ’après m on individualité, je suis p araly tiq u e, m ais l’arg en t me
p rocure v in g t-q u a tre pieds; je ne suis donc pas p araly tiq u e. J e suis u n hom m e m a u ­ de la bourgeoisie allem ande, Pascal ex prim ait la vision du
vais, m alhonnête, sans conscience, sans esprit, m ais l ’arg en t est respecté, donc m onde d ’une couche interm édiaire et ne semble pas avoir été
son possesseur aussi. L ’arg en t est souverain bien, donc son possesseur est bon.
D e plus, l’arg en t m e dispense de la peine d ’ê tre m alhonnête, dohc je suis présum é influencé p a r la révolution anglaise, sau f peu t-être indirecte-
être honnête. J e suis sans esprit, m ais l’arg en t est le véritable esprit de to u te chose;
com m ent son possesseur p o u rrait-il être dépo u rv u d ’esp rit? D e plus, il p e u t ach eter
des gens spirituels, e t celui q ui a le pouvoir sur les gens spirituels n ’est-il pas plus
sp iritu el q u ’eux? Moi q ui p u is p a r l’arg en t to u t ce que p e u t désirer le cœ ur d ’u n g en t ne tran sfo rm e donc p as to u tes in firm ités e t in cap acités en le u r co n tra ire ? »
hom m e, est-ce que je ne possède pas to u te s les facultés hum aines. E st-ce que l’ar- (K arl Marx : D ie F rühschriften, S tu ttg a rt, K roner-V erlag, 1953 p. 298. N ational-
O konomie un d Philosophie.)
314 LE D I E U CACHÉ

m en t à trav ers les doctrines de H obbes x), il y a néanm oins —


m êm e ici — un p o in t com m un entre la pensée de K a n t e t celle
de Pascal. C’est le besoin q u ’on t ressenti l’un et l’au tre de
réu n ir une position critique et progressiste avec un conserva­
tism e absolu. P ascal y p arv ien t p a r les théories que nous
venons d’analyser. K a n t en affirm ant la nécessité de se sou­
CH A PITRE XV
m ettre toujours à l’au to rité qui a le pouvoir, même si elle est
révolutionnaire, ce qui revient à consacrer en même tem ps la
R évolution F rançaise et la M onarchie Prussienne.
LE P A R I
L a vraie solution dialectique ne pourra cependant venir que
le jo u r où, avec la pensée dialectique, la perspective d ’avenir
s’o uvrira enfin, p e rm e tta n t l’élaboration d ’une véritable ph i­
losophie de l’histoire.
I
1. Le frag m en t 176 m en tio n n e cep en d a n t Cromwell, m ais d ’une m anière en tiè­
rem en t négative. P asc al sem ble n ’y avoir v u que le danger des guerres civiles. E n esquissant successivem ent la conception pascalienne de
l’hom m e, des êtres v iv an ts, dé l’univers physique, de l’épisté­
mologie, de la m orale, de l’esthétique et de la vie sociale, nous
avons rencontré chaque fois le même schéma fondam ental :
l’hom m e est u n être paradoxal, grand et p e tit qui ne sau rait
ni renoncer à la recherche de valeurs au th en tiq u es et absolues,
ni les tro u v er ou les réaliser dans la vie et dans le m onde,
aussi ne saurait-il placer son espérance ailleurs que dans la
religion et dans l’existence d ’u n D ieu personnel et tran sc en ­
d an t.
Une question se pose cependant : quelque grande et riche
q u ’apparaisse cette position su r le plan de la volonté et de la
foi, elle ap p a raît aussi essentiellement pauvre sur celui de la
pensée scientifique et philosophique et des réalisations in tra -
m ondaines.
Si le m onde n ’est p o u r l’hom m e q u ’une possibilité d ’attein d re
des valeurs relatives, il ne sau rait en aucun cas présenter, p o u r
une conscience régie p a r la catégorie du « to u t ou rien », u n
in té rê t suffisam m ent grand pour q u ’elle y consacre une p artie
— m êm e infim e — de sa pensée et de son action. A u contraire,
to u t in té rê t pour u n m onde v ain et sans D ieu ne sau rait être
que com prom is et déchéance, en langage religieux : pêché.
Aussi, les jansénistes extrém istes du groupe Barcos ont-ils
réellem ent tiré les conséquences de cette position en q u itta n t
le m onde, et en id en tifian t presque les idées de v e rtu e t de
solitude, de chrétien e t d ’erm ite. Mais aussi chercherait-on en
v ain dans les études et dans les lettres de Barcos, de Singlin
ou. mêm e d ’H am on, une analyse de la réalité biologique ou
physique, une épistémologie, une esthétique ou bien une an a­
lyse de la vie sociale.
D ans la m esure où ces dom aines s’y tro u v e n t abordes, m em e
incidem m ent, c’est presque toujours p o u r form uler une appre-
316 LE D I E U CACHÉ LE P A KI 317

ciation négative et rappeler au chrétien q u ’il doit s’en désin­ On voit ainsi l’im portance que présente pour une in terp ré­
téresser et consacrer sa vie à Dieu, et à Dieu seulem ent. ta tio n cohérente de la vie et de l ’œ uvre de Pascal, à côté de
Com ment alors expliquer, non seulem ent l’activité intra- l’insuffisance absolue de to u te réalité intram ondaine, à côté de
m ondaine de P ascal entre 1657 et 1662, l’entreprise des car­ l’im possibilité de tro u v er le repos dans le m onde, l’im possibilité,
rosses à cinq sols, les écrits m athém atiques, m ais aussi l’exis­ non moins radicale, d ’une certitude simple et non paradoxale
tence dans les Pensées d ’une analyse réaliste et poussée des de l ’existence de Dieu, l’im possibilité de se désintéresser du
relations entre l’hom m e et le m onde et de la stru ctu re de ce m onde et de se réfugier dans la solitude et l’éternité.
dernier et enfin l’existence mêm e des Pensées, le fait d ’écrire C’est dire la place de choix q u ’il fa u t accorder dans l’ensemble
une apologie. des Pensées au fragm ent 233 q u ’on appelle couram m ent le
C’est là un problèm e d ’a u ta n t plus sérieux que loin d ’être pari. Cette co n statatio n se h eurte cependant à une longue t r a ­
in tro d u it artificiellem ent p ar la perspective de l’historien, il dition solidem ent établie. Si en effet, — comme nous essayons
a fait l’objet de nom breuses discussions à l’intérieur du groupe de le m ontrer plus loin, — l’idée du p ari se retro u v e au cœ ur
des « disciples de S aint A ugustin », q u ’il touche de près au m êm e des philosophies postérieures de K a n t et de M arx, elle
fondem ent mêm e des différentes positions idéologiques, et que est, p a r contre, radicalem ent étrangère et ne p eu t constituer
les réponses théoriques et pratiques d ’A rnauld, de Barcos et q u ’un argum ent apologétique ad hominem pour les principales
de Pascal ont été adoptées en pleine conscience de leurs ju s ti­ positions chrétiennes, antérieures ou postérieures à Pascal,
fications et de leurs im plications. Il n ’est donc pas possible de positions pour lesquelles l’existence et, très souvent, la volonté
recourir aux explications p ar des facteurs accidentels, tels que même de Dieu con stitu en t une certitu d e absolue rationnelle,
le tem péram ent, l’éducation, etc. in tu itiv e ou affective m ais en to u t cas étrangère au risque
Nous avons déjà d it plusieurs fois dans ce trav a il que les et au paradoxe. Aussi la p lu p art des historiens et des in te r­
différences entre les positions de Barcos et de Pascal, et leurs prètes ne sont-ils que tro p facilem ent enclins à ad m ettre un
conséquences pratiques : refus du monde et retraite dans la soli­ raisonnem ent qui nous p a ra ît contestable : on ne parie pas,
tude dans un cas, refus paradoxal et intramondain du monde disent-ils, sur une chose qu’on connaît avec certitude. Or,
dans l’autre, nous sem blent venir du fait que l’a u teu r des Pen­ Pascal, chrétien, é ta it certain de l ’existence de Dieu; il- ne
sées pousse l’idée du Dieu caché — ou plus exactem ent du Dieu p o u v ait donc accorder pour lui-m êm e aucune valeur à l’arg u ­
qui se cache — à sa form e la plus extrêm e, en ad m e tta n t que m ent du « pari ». Une fois ce syllogisme adm is, les divergences
D ieu cache à l’hom m e non seulem ent sa volonté, m ais aussi ne concernent plus que le fait de savoir si le p ari est un argu­
son existence. m ent ad hominem écrit pour « le libertin », une « exagération
C’est en effet dans la m esure où cette existence est devenue de langage » ou bien une étape soit biographique dans la vie
pour l’hom m e déchu un espoir, une certitude du cœur, et cela de Pascal soit logique dans le développem ent de son apologie x.
v eu t dire une certitude incertaine et paradoxale, que celui-ci ne L a grande objection contre to u tes ces in terp rétatio n s nous
p e u t plus tro u v er dans la solitude et dans l’abandon du m onde, p a ra ît résider dans le fait q u ’elles p a rte n t, explicitem ent ou
un refuge sûr et valable et que c’est dans le m onde, ou to u t au im plicitem ent, non pas du texte de ce fragm ent et de l’ensemble
moins en face du monde q u ’il doit exprim er et son refus de to u te des Pensées, m ais d ’une idée générale de la foi et du ch ristia­
valeur relative e t sa recherche de valeurs authentiques et du nisme sans se dem ander si cette idée est universellement valable
tran scendant. ou si elle n ’exclut pas une forme au th en tiq u e de pensée et de
C’est parce que l’existence de D ieu n ’est plus pour l’homme foi chrétienne qui est précisém ent celle de Pascal. 1
déchu absolum ent et sim plem ent certaine, que Pascal a pu,
et même dû, élaborer une théorie du m onde et de la réalité 1. I l fa u t cep en d an t m en tio n n er l’ouvrage de H . P etitot : Pascal. S a vie reli­
terrestre, physique, biologique et sociale, et c’est parce que gieuse et son A pologie du christianism e, P aris, B eauchesne e t Cie, 1911, q ui,
sans p o u rta n t arriv e r à u n e in te rp ré ta tio n trag iq u e des Pensées, tie n t com pte
l’hom m e, pour être hom m e, ne sau rait accepter en aucune néanm oins des te x te s que nous analysons, e t a b o u tit à la conclusion que « lui-
m anière et à aucun degré un m onde insuffisant et re la tif que m êm e, Pascal, p arie » (p. 234).
C itons aussi la rem arq u ab le étu d e de M. É tienne Souriau : Valeur actuelle du
cette théorie a pu atteindre un réalism e, dépourvu de to u te p a ri de Pascal qui form e le ch ap itre I I de son ouvrage VOmbre de D ieu , P aris,
illusion intram ondaine, de to u t égard et de to u t m énagem ent, P . U. F ., 1955. M. S ouriau a trè s bien rem arq u é que le p a ri est valable seulem ent
dans u n certain co n tex te philosophique. « Il fa u t, d it le p a ri en ce q u ’il a de v alable,
et q u ’elle a p u se situer sur le plan scientifique et philosophique répondre « je tiens », dès q u ’une apparence, d outeuse m ais possible, nous est offerte,
au niveau le plus élevé que l’époque et la situation historique d ’une proposition q u estio n n a n te p o u v a n t faire le lien en tre nous e t l ’infini, à telles
p erm e tta ie n t seulem ent d’atteindre. conditions finies, d o n t n o tre accep tatio n est la prem ière. » (L. c., p. 84.)
318 LE D I E U CACHÉ LE PARI 319

Nous nous proposons de suivre dans ce chapitre le chem in croire, puisque la raison vous y p o rte, et que néanm oins vous
inverse. E n p a r ta n t to u t d ’abord du te x te lui-m êm e du frag ­ t e le pouvez. »
m en t 233, nous l’exam inerons pour voir dans quelle m esure il D ans ce passage, on p eu t sans doute in terp ré ter les m ots de
p erm et d ’affirmer que Pascal se considère lui-m êm e comme un l’interlocuteur dans le sens su iv an t : « On me force à parier,
hom m e « qui parie », identifiant, contrairem ent aux autres soit sur l’existence de Dieu, soit su r le n éa n t... » et je ne puis
formes dépensée chrétienne,les idées de « p a rie r» et de « croire», croire, dans ce cas, il n ’y a pas d ’identification en tre « croire »
p o ur avancer ensuite à l’analyse de la place du p ari dans l’en- et « parier ». C ependant, d ’après to u t le te x te qui précède et
semble des Pensées, dans l’idéologie des « Amis de P o rt-R o y al » la reconnaissance p a r l’in terlo cu teu r du caractère « dém ons­
e t enfin dans l’histoire de la philosophie. tr a tif » de l’argum en tatio n pascalienne, une au tre in te rp ré ­
Or, déjà la prem ière p artie de cette analyse nous p a ra ît déci­ ta tio n nous p a ra ît bien plus probable : « On ipe force à p arier
sive, à condition d ’ad m ettre que Pascal pensait réellement ce sur l’existence de D ieu, et je ne puis croire. » D ans ce cas, les
qu’il a écrit et d ’élim iner to u te idée d ’ « exagération de langage » m ots parier et croire deviennent synonym es, et il n ’est plus
qui p e rm e ttra it de lui a ttrib u e r n ’im porte quelle position ph i­ question de séparer le p ari « écrit pour le libertin » de la foi
losophique e t théologique. D eux passages nous paraissent en du chrétien qui n ’a pas besoin de p arier. De plus, quoi q u ’il
effet exclure to u te équivoque. D ans ce fragm ent qui se p ré­ en soit de ces deux in terp ré tatio n s, l’identification de « p arier »,
sente sous la form e d ’un dialogue avec un in terlo cu teu r sur de « croire » nous p a ra ît incontestable dans les lignes qui
lequel nous aurons à revenir, P ascal répond à celui-ci qui est suivent et qui contiennent la réponse de Pascal : « Apprenez
intellectuellem ent déjà convaincu (« cela est d ém o n stratif »), au moins votre im puissance à croire puisque la raison vous y
m ais qui objecte son im puissance à croire : porte. » Car nous savons que loin de p o rter à croire dans le
« Vous voulez aller à la foi,’et vous n ’en savez pas le chem in; sens des positions thom istes, cartésiennes ou augustiniennes,
vous voulez vous guérir de l’infidélité, et vous en dem andez le la raison chez P ascal ne p o rte q u ’à parier sur l’existence de
rem ède : apprenez de ceux qui ont été liés comme vous, et qui Dieu e t rien de plus.
parient m aintenant tout leur bien, ce sont gens qui sav en t ce C’est pourquoi, à condition de p rendre au sérieux les deux
chem in que vous voudriez suivre, et guéris d ’un m al d o n t vous passages que nous venons de citer du fragm ent 233, et q u ’on
voulez guérir » (souligné p a r nous). laisse d ’h abitude dans l’om bre, nous ne voyons p as très bien
Cette form ule : « Apprenez de ceux qui p arie n t m a in te n a n t », com m ent on p o u rrait enlever au « p ari » la place centrale
nous semble décisive. C’est Pascal qui parle et, en s’adressant q u ’il occupe dans le schém a des Pensées.
à l’interlocuteur — quel qu’il soit — il ne lui d it pas : « Appre­ A joutons q u ’il y a dans l’ouvrage u n au tre te x te , d o n t
nez de ceux qui croient m ain ten an t » ni « de ceux qui ont devraient ten ir com pte to u s ceux qui se refusent à ad m ettre
parié », m ais « de ceux qui parient », et il accentue p a r l’ad ­ que le fragm ent 233 expose les propres positions de Pascal.
verbe m ain ten an t le présent de la proposition. Si l’on adm et C’est le fragm ent 234 d o n t B runschvicg a senti à tel p o in t
que l’a u teu r de ce te x te pensait ce q u ’il écrivait — e t c’est la la paren té avec le « pari » — qui y est expressém ent m entionné
prem ière hypothèse de to u t trav ail sérieux d ’histoire de la — q u ’il l’a placé à la suite im m édiate de celui-ci. Le te x te se
philosophie — ces lignes devraient suffire pour exclure la plu­ divise en effet en deux parties. L a prem ière nous d it — e t
p a r t des in terp ré tatio n s traditionnelles qui m inim isent le rôle c’est déjà un fa it extrêm em ent im p o rtan t p o u r l’in terp ré tatio n
d u « p ari » dans la foi de Pascal. du fragm ent 233 — que « la religion n ’est pas certaine », bien
Il y a, de plus, dans ce mêm e fragm ent encore un au tre p as­ qu’elle le soit plus que m aintes au tres choses, qui agissent su r
sage qui ne nous p a ra ît pas m oins concluant. Ce sont les paroles nous e t déterm inent nos actes. De sorte q u ’engager son action
de l’interlocuteur qui objecte son im puissance à croire et qui sur la religion incertaine, c’est agir de m anière raisonnable e t
identifie probablement (deux in terp rétatio n s re ste n t possibles) conform ém ent à la règle des p artis qui est dém ontrée.
les m ots croire et parier et la réponse de Pascal qui les identifie « S’il ne fallait rien faire que p o u r le certain, on ne d ev rait
certainement. rien faire pour la religion; car elle n ’est pas certaine. Mais
« Oui, m ais j ’ai les m ains bées e t la bouche m u ette; on me combien de choses fait-on pour l’in certain, les voyages su r m er,
force à parier, et je ne suis pas en liberté; on ne me relâche pas, les batailles! J e dis donc q u ’il ne fau d rait rien faire du to u t, car
et je suis fa it d ’une telle sorte que je ne puis croire. Que voulez- rien n ’est certain; e t qu’il y a plus de certitu d e à la religion,
vous donc que je fasse? » que non pas que nous voyions le jo u r de dem ain; car il n est
« Il est vrai. Mais apprenez au moins votre impuissance à pas certain que nous voyions demain, mais il est certainement
320 LE D I E U CACHÉ LE PARI 321
possible que nous ne le voyions pas. On n ’en p e u t pas dire sait m ain ten an t que le sceptique et le dogm atiste ne so n t pas
a u ta n t de la religion. II n ’est pas certain q u ’elle soit; m ais qui purem ent et sim plem ent u n ilatérau x , le sceptique connaît le
osera dire q u ’il est certainem ent possible qu’elle ne soit pas? besoin hum ain de certitu d e et de même le dogm atiste n ’ignore
Or, quand on travaille pour dem ain, et pour l’incertain, on pas le rôle d u h asard, de l’in certain dans la vie de l’hom m e.
agit avec raison; car on doit trav a iller pour l’incertain, p ar Seulem ent, ils croient l’un et l ’au tre q u ’il s’agit dans le cas
la règle des p artis qui est dém ontrée. » de l’élém ent q u ’ils négligent d ’un ensemble de faits accidentels
T out ceci n ’apporte cependant rien de nouveau et rep ren d et secondaires sans liaison avec l’essence même de la condition
seulem ent un développem ent que nous connaissons déjà p ar hum aine. P our em ployer les term es de Pascal, « ils o n t v u les
la lecture du fragm ent 233. Ceux qui voient dans ce dernier effets, m ais ils n ’o n t pas v u les causes ». L orsqu’il s’agit de
une in terp ré tatio n ad hominem p euvent évidem m ent soutenir personnifier les deux positions, Pascal in tro d u it cependant une
la même chose pour cette prem ière p artie du fragm ent 234, m odification qui nous p a ra ît révélatrice. Le sceptique est to u ­
bien que de to u te apparence Pascal y semble parler d ’un point jours M ontaigne, le dogm atique, p a r contre, ce n ’est plus Épic-
de vue général et ne pas s’adresser à un interlocuteur précis tè te , c’est sain t A ugustin.
comme c’é ta it le cas dans le fragm ent 233. « S aint A ugustin a v u q u ’on trav aille pour l’in certain, sur
Cette in terp ré tatio n devient cependant beaucoup plus diffi­ m er, en bataille, etc.; m ais il n ’a pas v u la règle des p artis, qui
cile, sinon im possible à défendre lorsqu’on aborde la seconde dém ontre q u ’on le doit. M ontaigne a vu q u ’on s’offense d ’un
p artie qui situe P ascal p ar ra p p o rt à M ontaigne et S aint A ugus­ esprit boiteux, et que la coutum e p e u t to u t; m ais il n ’a pas v u
tin et perm et, nous sem ble-t-il, d ’élim iner to u te hypothèse la raison de cet effet.
d ’argum entation, ad hominem. On voit, en effet, difficilement « Toutes ces personnes ont v u les effets, m ais ils n ’ont pas
une « apologie » qui, « pour convaincre le libertin », élabore­ v u les causes; ils sont à l’égard de ceux qui ont découvert les
ra it une critique aussi véhém ente des positions de S aint A ugus­ causes comme ceux qui n ’ont que les yeux à l’égard de ceux qui
tin . Ce serait un excellent m oyen pour obtenir l’effet contraire o n t l’esprit; car les effets sont comme sensibles, et les causes
à celui q u ’on est censé poursuivre. sont visibles seulem ent à l ’esprit. E t quoi que ces effets-là se
De plus, lorsqu’on connaît l’au to rité hors pair do n t jouissait voient p ar l’esprit, cet esprit est à l’égard de l ’esprit qui voit
S aint A ugustin dans le m ilieu de P ort-R oyal en général et les causes comme les sens corporels à l’égard de l’esprit. »
aux yeux de Pascal en particulier, on est obligé de se dire Pascal reproche ainsi en term es d ’une d u reté exceptionnelle
q u ’un langage aussi catégorique et aussi violent contre certaines a sain t A ugustin de n ’avoir pas v u le caractère fondam ental de
positions du Père le plus respecté de l’Église et du théologien l’incertitude dans l’existence hum aine et d ’avoir ignoré la
qui — pour P ort-R oyal — rep résen tait, en fait, la plus grande « règle des p artis » qui dém ontre q u ’on doit trav ailler pour
au to rité après l’É criture, ne sau rait p o rter sur un point secon­ l’incertain.
daire et accidentel. P our que Pascal ait p u écrire les lignes qui U ne objection serait encore — à la lim ite — possible; ce tex te
term in en t les fragm ents 234, il devait être convaincu q u ’il se rapporte-t-il au p ari sur l’existence de Dieu ou aux mille
s’agissait d ’un problèm e particulièrem ent im p o rtan t. Nous nous autres paris conscients ou im plicites de la vie quotidienne?
trouvons à u n des points essentiels et de sa pensée et de l ’ou­ Nous sommes pour la dernière év en tu alité et cela pour deux
vrage q u ’il p ro jetait. raisons : a) parce que selon Pascal, sain t A ugustin a v u les
Dans l’œ uvre de Pascal, le fragm ent 234 n ’est d ’ailleurs pas paris quotidiens « su r m er, en b ataille, etc. », et b) parce que
un passage isolé. Il prolonge et précise un autre te x te célèbre, le fragm ent 233 nous a d it que Pascal connaissait la principale
qui ne nous est m alheureusem ent parv en u q u ’à trav e rs les objection « dogm atique » au pari. L ’affirm ation q u ’être ra i­
Mémoires de F ontaine, l'Entretien avec M . de Saci, dans lequel sonnable, c’est agir seulem ent lorsqu’on possède une science
Pascal définissait déjà les positions chrétiennes en les opposant certaine et s’ab sten ir lorsqu’on est placé d ev an t l’in certain.
aux positions unilatérales du scepticism e et du dogm atism e, A cette objection du dogm atism e cartésien, P ascal av ait
d ont le christianism e é ta it pour lui à la fois la synthèse et la répondu : « Oui, m ais il fa u t p arier, cela n ’est pas volontaire,
négation, et dans lequel, pour personnifier les positions scep­ vous êtes em barqué. »
tiques et dogm atiques, il av ait choisi les écrits de M ontaigne Or, que signifiaient ces paroles? C ertainem ent pas que nous
et d ’É pictète. devons accepter tel ou te l pari précis dans la vie quotidienne,
Le fragm ent 234 reprend la même analyse à un niveau plus su r m er, en bataille, etc. Ce serait to u t sim plem ent faux. Le
élevé e t 'nous serions ten té de dire, plus dialectique. Pascal choix de chacun de ces paris est volontaire et nous pouvons
322 LE D I E U CACHÉ LE PARI 323
to u jo u rs l’accepter ou nous abstenir, car nous ne sommes jam ais livre projeté to u t entier, celui p o u r lequel sont écrites les Pen­
« em barqués » d ’avance. Le to rt du dogm atism e rationaliste — sées.
et pour lui donner un nom précis — cartésien, a été de m orceler Form ulons d ’emblée le problèm e : cet in terlocuteur rep ré­
l’hom m e, de regarder chaque acte isolém ent et d appliquer sente-t-il une catégorie particulière d ’hom m es, les libertins p ar
ensuite les conclusions de cette analyse à l’existence hum aine exem ple, et dans ce cas le fragm ent 233 e t avec lui de nom breux
comme telle. . . , autres fragm ents des Pensées ne sont-ils q u ’une argum entation
Si nous considérons p a r contre n o tre vie hum aine dans sa apologétique sans grande im portance pour le chrétien P ascal
totalité, nous sommes effectivem ent « em barqués » p a r la q u i av ait la foi, ou bien oet in terlo cu teu r représente-t-il un
recherche du bonheur qui est pour Pascal essentielle à la condi­ aspect essentiel de la condition hum aine, de to u t hom m e quel
tio n hum aine comme telle. N otre liberté se réd u it au choix dans q u ’il soit — e t p a r conséquent aussi une possibilité — sans
la vie de tous les jours entre les m ultiples paris qui s offrent doute jam ais réalisée m ais to u jours existante, en ta n t que
accidentellem ent, et d ’une m anière essentielle au choix entre le possibilité, de Pascal lui-même.
p ari sur Dieu et le p a ri sur le néant. Le mêm e problèm e p e u t être posé sous une au tre form e
L a règle des « p artis » q u ’a m éconnu saint A ugustin dém ontré com plém entaire, celle de savoir dans quelle m esure les doc­
« q u ’on doit » trav ailler pour l’incertain seulem ent dans la trines port-royalistes de la Grâce et de la P réd estin atio n
m esure où elle concerne la condition hum aine comme telle, la étaien t com patibles avec l’idée mêm e d ’écrire une Apologie?
recherche nécessaire du bonheur et l’im possibilité d ’étab lir cette On a en effet très souvent affirmé — soit en rep ro ch an t à
recherche sur une base ferm e et non paradoxale. U n solitaire Pascal de se contredire, soit en le lo u an t d ’avoir échappé à
certain de l’existence divine p o u rrait a la lim ite nier la néces­ l ’em prise janséniste — l’incom patibilité q u ’il y au rait entre
sité de trav ailler poux l’incertain. d ’une p a rt le fait d ’ad m ettre q u ’aucun m ouvem ent, si léger
Ainsi, les tex tes pascaliens qui identifient parier et croire, soit-il, de piété, aucun com m encem ent même de prière, n ’est
p arlen t de ceux qui « p arie n t m ain ten an t » et reprochent possible sans une Grâce divine, que l’hom m e ne sau rait jam ais
à sain t A ugustin de ne pas avoir v u la règle des p artis qui tro u v er p a r ses propres forces le chemin du bien e t de la piété
dém ontre q u ’on doit travailler pour l’incertain, et d ’avoir ete e t d ’autre p a rt le fa it d ’écrire un ouvrage qui se propose de
p a r ra p p o rt à cette vérité comme « ceux qui n ’o n t que les convertir l’incrédule, d ’am ener les hom m es à la foi.
yeu x » sont à l’égard de « ceux qui ont l’esprit », nous p araissent Comme l’a cependant rem arqué M. G ouhier dans u n cours —
résister à la p lu p a rt des in terp rétatio n s traditionnelles et cons­ encore in éd it — consacré aux Pensées, si contradiction il y a,
titu e r des argum ents sérieux — pour ne pas dire décisifs — en elle ne p eu t être im plicite, é ta n t donné que l’objection av a it
fav eu r d’une in terp ré tatio n qui fa it du « pari », le centre de la déjà ete formulée du v iv an t de Pascal dans le milieu qui lui
pensée pascalienne. . . . » é ta it proche, pu isqu’on av a it longuem ent discuté à P o rt-R o y al
Il nous reste à étudier la signification intrinsèque du p ari et de la légitim ité des apologies auxquelles Barcos et ses amis
sa place aussi bien dans l’ensemble des Pensées que dans l’his­ étaien t résolum ent hostiles. De plus, lorsqu’on affirme l ’exis­
to ire de la pensée philosophique en général. tence d ’une « contradiction » chez u n penseur du ran g de P as­
cal, il fa u t toujours être circonspect, et n ’accepter cette solution
q u ’en dernière instance, lorsqu’elle a p p a raît vraim en t inévi­
table.
II Est-ce le cas lorsqu’il s’agit des Pensées? Nous n ’en sommes
nullem ent convaincus. Car ce q u ’on reproche à P ascal c’est
d ’agir d ’une m anière qui, d ’après ses propres positions ne sau ­
Le fragm ent 233 se présente au lecteur sous la form e d ’u n r a it en aucun cas être efficace p a r elle-même, or, cela ne serait
dialogue dans lequel Pascal s’adresse explicitem ent à u n in te r­ contradictoire que dans une morale de l'efficacité et non dans une
locuteur do n t nous savons seulem ent : « q u ’il ne croit pas » et m orale de l ’inten tio n .
mêm e q u ’à u n certain in sta n t il affirme « être fait de telle sorte R appelons brièvem ent les positions de K a n t, « le ju g em en t
q u ’il ne p e u t croire ». Le besoin d ’identifier cet interlocuteur qui décide si une chose est ou n ’est pas u n objet de la raison pure,
nous p a ra ît d ’a u ta n t plus pressant que, de to u te évidence, U pratiq u e, est com plètem ent ind ép en d an t de la com paraison
est non seulem ent l’hom m e auquel P ascal s’adresse dans ce avec notre puissance physique e t la question consiste seulem ent
fragm ent, m ais encore celui pour lequel devrait être écrit le a savoir s’il nous est perm is de vouloir une action qui se rap -
324 LE D I E U CACHÉ LE PARI 325
p o rte à l’existence d ’u n objet en supposant que ce soit en notre C ependant les deux tex tes que nous venons de citer ne sont
pouvoir 1... ». pas rigoureusem ent analogues, au moins dans leur aspect
Or, le rapprochem ent entre ce te x te et les positions de im m édiat. D ’après le prem ier : « Tous les hommes sont obli­
Pascal n ’a rien d’artificiel. D ans le cours déjà m entionne, gés... de croire q u ’ils sont du p e tit nom bre d ’ËIeus et d ’avoir la
M. Gouhier a rem arqué à ju ste titre que pour Pascal comme même pensée de chacun des hommes qui v ivent su r la terre
p o u r tous les « disciples de saint A ugustin », le choix des élus quelque m échants et impies q u ’ils soient... »
p a r Dieu est absolument inconnaissable du point de vpe de Nous avouons cependant q u ’en l’ad m e tta n t à la lettre le
l'homme. Nous ignorons to u t, du fa it que n ’im porte quel problèm e de la légitim ité des apologies, ne nous semble pas
hqm m e qui se tro u v e en face de nous se range certainem ent ou encore entièrem ent éclairci; si j ’agis comme si to u t hom m e pris
mêm e probablem ent dans le cam p des élus ou dans celui des individuellem ent é ta it du nom bre des élus, il devient inutile
réprouvés. d ’écrire des apologies, car je n ’ai plus besoin de contribuer à
Aussi sommes-nous obligé d ’agir indépendam m ent de to u te son salut.
hypothèse de cet ordre, en su iv an t — M. Gouhier l’a rem arqué Aussi le second des tex tes, cité plus h au t, celui de la v ariante,
— u n im pératif form el une règle générale qui ne fa it aucune est-il déjà plus nuancé, car prem ièrem ent il nous d it que la
distinction entre les hom m es (et qui présente de profondes croyance que nous sommes sauvés, doit être « mêlée de crainte »
analogies avec l’im p ératif kantien). R este à savoir quelle est et ne pas « être accom pagnée » de certitude et d ’au tre p a rt il
cette règle universelle de conduite valable envers tous les donne à l’im p ératif formel dont p arlait à ju ste titre M. Gouhier
hommes. Or, dans u n de ses écrits sur la Grâce, Pascal nous dit une form ulation négative : « Ne jam ais croire q u ’un hom m e
lui-m êm e : « Que tous les hom m es du m onde sont obligés sous quelque m échant q u ’il soit n ’est pas du nom bre des p réd esti­
peine de dam nation éternelle et de péché contre le S aint-E sprit nés. »
irrém issible en ce m onde et en l’au tre de croire qu’ils sont de ce Quelques lignes du fragm ent 194 — citées elles aussi p ar
p e tit nom bre d ’Elus pour le salut desquels Jésus-C hrist est M. Gouhier — v o n t encore dans le mêm e sens :
m o rt et d ’avoir la même pensée de chacun des hom m es qui « Parce que cette religion nous oblige de les regarder to u ­
v iv en t sur la terre, quelque m échans et impies qu’ils soient, jours, ta n t q u ’ils seront en cette vie, comme capables de la
ta n t qu’il leur reste un m om ent de vie, laissant dans le secret grâce qui p eu t les éclairer, et de croire q u ’ils peuvent être dans
im pénétrable de Dieu le discernem ent des Elus d ’avec les peu de tem ps plus rem plis de foi que nous ne sommes, et que
réprouvés 2. » nous pouvons au contraire tom ber dans l’aveuglem ent où ils
E t dans une v arian te qui nous p a ra ît h au tem en t intéres­ sont, il fau t faire pour eux ce que nous voudrions q u ’on fît pour
sante : « ...sont obligés de croire, m ais d ’une créance meslée de nous si nous étions à leur place, et les appeler à avoir pitié
crainte et qui n ’est pas accom pagnée de certitude, q u ’ils sont d ’eux-mêmes, et à faire au moins quelques pas pour te n te r s’ils
de ce p e tit nom bre d ’Éleus que Jésus-C hrist veut sauver et de ne trouveront pas de lum ières. »
ne juger jam ais d ’aucun des hom m es qui vivent sur la terre, Ainsi l’im p ératif formel qui ju stifie réellem ent l’apologie,
quelques m échants et impies q u ’ils soient, ta n t qu’il leur reste nous semble être celui d ’agir comme si to u t hom m e pris in d i­
u n m om ent de vie, q u ’ils ne sont pas du nom bre des Prédestinés viduellem ent p o u rrait dans les in stan ts qui lui re ste n t à vivre
laissant dans le secret im pénétrable de D ieu le discernem ent des — q u ’ils soient nom breux ou non — être sauvé m ais aussi être
Éleus d ’avec les réprouvez. Ce qui les oblige à faire pour eux ce réprouvé, et faire to u t ce qui est en n otre pouvoir p o u r l’aider
qui p eu t contribuer à leur salut » (l. c., p. 34). « à avoir pitié de lui-même ».
Il n ’y a donc aucune contradiction entre les théories augus- Sans doute Pascal pense-t-il que D ieu seul po u rra m ener dans
tiniennes de la Grâce et de la P rédestination que Pascal accep­ chaque cas n o tre effort à la réussite ou à l’échec (bien qu'une
t a it intégralem ent, et le fait d ’agir comme si chaque hom m e fo is, m ais une seule fois, il est vrai, il parle dans le fragm ent 233
p o u v ait .être sauvé et de faire to u t pour contribuer a son salut d ’une possibilité de « croire mêm e naturellem ent »), m ais cela
(bien qu’en réalité celui-ci ne dépende en dernière instance que est une chose qui ne nous concerne plus. E n fait l’hom m e est
de la volonté divine). pour nous toujours u n être qui p eu t être sauvé ou dam né, et il
fa u t agir comme si, p ar n otre action. Dieu assurera son salut.
1. E . K a n t : Critique de la raison pratique, P aris, V rin, 1945, p. 77-78.
D u point de vue de Dieu, il y a les élus qui ne peu v en t pas
2. P ascal : V e u x pièces im parfaites sur la Grâce et le concile de Trente, P aris, être dam nés et les réprouvés qui ne peu v en t pas être sauvés.
V rin, 1947, p. 31. D u point de vue de l’hom m e p a r contre qui ignore to u t du décret
326 LE D IE U CACHÉ
LE PARI 327

divin, les catégories de l’élu et du réprouvé ne sont dans chaque toujours de se tro m p er et d ’abandonner cette recherche, et où
cas individuel que des possibilités perm anentes, lui-m êm e se il doit — c’est la condition même de to u te recherche au th en ­
rep résentant comme u n être interm édiaire qui les réu n it, m ais tique — ne jam ais s’arrêter d ’espérer.
qui n ’a pas encore choisi et ne pourra jam ais choisir définitive­ L ’im p éra tif form el do n t p arla it M. Gouhier devait être for­
m en t en cette vie. C’est, nous sem ble-t-il, précisém ent l ’idée m ulé ainsi : « Agis envers to u t hom m e quel qu’il soit — envers
exprim ée non seulem ent dans les nom breux fragm ents qui nous le plus m échant et envers le m eilleur — comme si Dieu d ev ait
disent que l’hom m e n ’est ni ange ni bête, q u ’il est u n roseau p en ­ se servir de to n action pour le sauver. » Il nous semble inutile
san t, etc., m ais aussi p ar les deux divisions trip a rtite s qui d ’insister sur la p aren té entre cette form ule et la seconde for­
co n stituent le fondem ent même de la pensée pascalienne, e t qui m ulation de l’im p ératif catégorique chez K a n t : « Agis de telle
se tro u v en t l’une dans un des écrits sur la Grâce (élus, reprou­ sorte que tu traites l ’hum anité dans ta personne aussi bien que
vés et appelés) et l’autre dans de nom breux fragm ents dont dans la personne de to u t autre, toujours en même tem ps comme
une fin, et jam ais sim plem ent comme u n m oyen 1. »
nous citerons u n des plus explicites :
« Il n ’y a que trois sortes de personnes: les uns qui servent C’est dire que dans les deux divisions trip a rtite s de Pascal la
Dieu, l’ay a n t trouvé; les autres qui s’em ploient à le chercher, catégorie humainement essentielle est chaque fois la catégorie
ne l’ay a n t pas trouvé; les autres qui v iv en t sans le chercher ni interm édiaire, la seule q u ’en ta n t q u ’hom m e nous saurions
l’avoir trouvé. Les prem iers sont raisonnables et heureux, les vivre actuellem ent, et aussi que les deux p artenaires du dialogue
derniers sont fous et m alheureux, ceux du milieu sont m alheu­ dans le fragm ent 233 ne sont en dernière instance q u ’un seul et
m êm e personnage, une sorte de couple d ’amis intim es et insé­
reux et raisonnables » (fr. 257).
P ou r A rnauld et pour Barcos, il n ’y a bien entendu, du point parables, dans la m esure où l’in terlo cu teu r qui parie — sans le
de vue de Dieu, que deux sortes de personnes : les élus e t les savoir — sur le n éan t est un risque p erm an en t bien que jam ais
réalisé de l’hom m e qui parie sur Dieu.
réprouvés. E n logique stricte, Pascal au rait dû adopter la même
position, les appelés qui ne persévèrent pas, é ta n t — dans la A la lim ite, on p o u rrait même dire que pour l’hom m e dans
perspective divine — sim plem ent des réprouvés à p a rtir de la vie terrestre, les trois sortes de personnes ne font q u ’un seul
l’in stan t de leur chute. Or, dans l'Écrit sur la Grâce, Pascal a et même être, l’hom m e v raim ent hum ain. Les deux catégories
fa it de ces appelés une troisième catégorie interm ediaire, ce qui extrêm es, les élus et les réprouvés é ta n t sim plem ent ses deux
nous semble au plus h a u t point caractéristique et révélateur alternatives perm anentes, l’expression sur le plan de l’in car­
pour l’historien, car Pascal in tro d u it le point de vue hum ain du n atio n hum aine individuelle des deux éventualités qui consti­
fragm ent 257 dans la perspective divine; les appelés inexistants tu e n t le pari (craindre le p ari sur le n éan t, c’est craindre d ’être
du point de vue de Dieu qui connaît la réalité é ta n t au contraire réprouvé, parier sur Dieu, c’est espérer d ’être élu). La condition
u n aspect essentiel de la condition hum aine pour 1 hom m e « qui hum aine é ta n t dans cette vie précisém ent la catégorie in te r­
ignore to u t du secret im pénétrable de Dieu » concernant ce m édiaire, constituée de l ’union de la crainte et de l’espoir.
Il ne fa u t pas oublier, que p o u r Pascal, l’hom m e est sur tous
« discernem ent des élus d ’avec les reprouves ».
Même du p oint de vue de l’hom m e d ’ailleurs un barcosien les plans un être p aradoxal, une union des contraires, que pour
conséquent ne sau rait distinguer que les « erm ites » et les gens lui, chercher Dieu, c’est le trouver, m ais le trouver, c’est encore
qui continuent à vivre dans le m onde. Pascal p ar contre, adm et le chercher. De sorte q u ’un repos qui ne serait plus recherche,
chez to u t hom m e, qu’il soit croyant ou libertin, l’existence une certitude qui ne serait plus p ari, se situ erait précisém ent â
d ’une raison à trav ers laquelle on p eu t l’am ener à la recherche l’opposé même de vision pascalienne de l’homme.
de Dieu et au pari, m ais qui lui rappelle aussi toujours que Dieu
n ’est pas m anifeste, q u ’il est u n D ieu absent et présent, u n Dieu
III
qui se cache. _ . , ,
Le reste concerne la Grâce divine e t son « secret im péné­
trab le » que nous ne saurions p énétrer au cours de cette vie, A vant de poser le problèm e de la place du « pari » dans
ni pour nous ni pour les autres hommes. l’histoire de la philosophie, il serait peu t-être utile de situer
Le livre de P ascal et le fragm ent 233 s’adressent, non pas celui-ci dans l’ensemble de la pensée de P ort-R oyal.
à telle catégorie particulière d ’hommes, m ais à tout homme^
Pascal y compris — dans la m esure ou il p eu t et doit arriver 1. K ant : Fondem ents de la métaphysique des m œurs, É d . V ictor D elbos, D ela-
grave, 1951, p. 150-151.
p a r l’usage de sa raison à chercher D ieu, m ais où il risque aussi
LE PARI 329
328 LE D I E U CACHÉ

Le rapprochem ent le plus suggestif en ce sens, a été fa it non théoriques et d ’affirmer sur le plan théorique même l’exis­
tence incertainem ent certaine de la divinité.
p ar M. Léon Cognet. Celui-ci a, en effet, publié u n curieux
fragm ent de lettre de la Mère Angélique de S aint-Jean, qui Nous avons déjà d it ailleurs q u ’en rem plaçant dans le frag­
m ent 233 les m ots « ceux qui p arien t m ain ten an t », p a r « ceux
rappelle au prem ier abord étrangem ent certains passages du
qui n ’ont présentem ent aucun doute », P ort-R oyal n ’av ait
fragm ent 233.
pas faussé la pensée de Pascal, m ais seulem ent — et la chose
« C’est comme une espèce de doute de toutes les choses de
est assez grave — su b stitué p o u r éviter le scandale, le genre à
la foi et de la Providence à quoi je m ’arrête si peu que, de
l’espèce, car s’il est v rai que tous ceux qui parien t ne do u ten t
p eu r de raisonner et de donner plus d’entrée à la ten tatio n ,
pas, il n ’est pas moins vrai que la p lu p a rt de ceux qui ne
il me semble que m on esprit la re je tte avec une certaine vue
d o u ten t pas ne p arien t pas p o u r au tan t.
qui serait elle-même contraire à la foi, parce q u ’elle enferme
On voit néanm oins en quoi le te x te d ’Angélique de Saint-
une espèce de doute, qui est comme si je disais que, quand
J e a n est différent et même opposé à la pensée tragique.
il y au rait quelque chose d ’incertain dans ce qui me p a ra ît la
Cette opposition devient encore plus m anifeste lorsqu’on en
vérité et que to u t ce que je crois de l’im m ortabté de l’âm e, etc.,
aborde le deuxièm e élém ent, l’idée d ’une vie consacrée unique­
p o u rrait être douteux, je n ’aurais point de m eilleur p a rti à
m ent à la v ertu , car le p ari de Pascal comme le p o stu lat de
choisir que celui de suivre toujours la v ertu . Je me fais peur
K a n t se fondent précisém ent sur l'impossibilité d'une telle vie
en écrivant cela, car jam ais cela ne fu t si expliqué dans mon
sur le fait que, pour être vertueux, l’hom m e doit parier sur la
esprit; c’est quelque chose qui s’y passe sans quasi q u ’on l’y
possibilité de ber la v ertu au bonheur, car nul homme ne sau­
discerne. C ependant, ne m anque-t-il point quelque chose à la
rait renoncer réellement et délibérément à toute recherche du
certitude de la foi quand on est capable de ces pensées? Je
bonheur; or, po u r K a n t comme pour Pascal, v ertu e t bonheur
n ’en ai osé parler à personne parce q u ’elles me paraissent si
sont dans cette vie contradictoires.
dangereuses que je craindrais d ’en donner la m oindre vue à
L ’idée de fonder sa vie uniquem ent sur la v e rtu est une idée
celles à qui je dirais m a peine 1. »
stoïcienne, naturelle chez la Mère Angélique de S ain t-Jean et
Ce tex te dont l’in térê t est incontestable nous p a ra ît cepen­
dans to u te pensée influencée soit directem ent p ar le cartésia­
d a n t si, on l’exam ine de près, indiquer p lu tô t les lim ites extrêm es
nisme soit indirectem ent p ar le m i-cartésianism e arnaldien;
d ’une position spécifiquem ent arnaldienne et rationaliste que
m ais elle est radicalem ent opposée à la position tragique. On
les tendances profondes de la pensée des « Amis de P ort-R oyal »
sait d ’ailleurs que Pascal et K a n t ont toujours, tous deux,
dans son ensemble. E n effet, deux idées à résonance ra tio n a ­
refusé le stoïcisme sans laisser place à la m oindre équivoque.
liste et même stoïcienne nous paraissent en constituer la subs­
Aussi n ’est-ce pas dans cette lettre de la Mère Angélique de
tance; celle du doute de l’existence de Dieu et celle d ’une vie
S aint-Jean que nous chercherions les analogies les plus p ro ­
consacrée uniquement à la vertu. Or, le pari pascalien de même
fondes entre la pensée janséniste et le pari pascalien, m ais
que le p ostulat de K a n t excluent précisém ent l’une et l’autre.
p lu tô t dans une direction qui, pour être moins apparente, ne
On ne saurait « douter » que d ’une chose, dont on envisage
nous semble pas moins essentielle : celle des doctrines de la
to u t au moins la possibilité d ’une connaissance certaine ou
Grâce et de la P rédestination. Si, en effet, le fragm ent 233
même approxim ative. P our Pascal et pour K a n t cependant, la
exprim e une position spécifiquem ent pascalienne, l'Ecrit sur la
raison théorique ne p eu t absolum ent rien savoir de l’existence
Grâce déjà cité au d ébut du présent chapitre reflète une posi­
ou de la non-existence de Dieu. L ’affirmer, le nier, en douter
tio n com m une à l’ensemble du m ouvem ent. Or ce dernier tex te
seraient trois attitu d e s égalem ent fausses et insoutenables.
im plique lui aussi l’idée d’un p ari fondé sur la même igno­
D evant les problèm es urgents et qui, pour elle, sont absolum ent
rance absolue de la réalité objective — mais qui p orte non
hors d ’attein te, la raison théorique ne sau rait que se subordon­
p as sur l’existence de Dieu, m ais sur le salut individuel du
ner à une faculté qui la dépasse parce q u ’elle p eut affirmer dans sujet de la pensée et de to u t individu qui en est l’objet. D ans
u n dom aine théoriquement inaccessible, ou a defaut d une telle l’ensemble, le chrétien sait q u ’il y a une masse de réprouvés
faculté, constater l’insuffisance radicale de la condition h u ­ et un p e tit nom bre d ’élus. Néanm oins, to u t hom m e doit croire
m aine. « q u ’il est du p e tit nom bre d ’élus, pour le salut desquels
Or, selon Pascal et K a n t, l’hom m e possède cette faculté de Jésus-C hrist est m o rt et avoir la même pensée des hommes
synthèse qui lui perm et d’élim iner le doute pour des raisons qui vivent sur la terre ». E t comme cette croyance doit res­
te r « meslée de crainte » et ne pas « être accompagnée de cer-
1. L a Table Ronde, décem bre 1954, p. 52.
LE PARI 331
330 LE D I E U CACH É

titu d e », crainte et incertitude pro v en an t précisém ent de la


conscience du p e tit nom bre d ’élus et de l’absence de to u te ra i­ IV
son théorique et objective nous p erm ettro n t de croire que nous
sommes de ce nom bre, il nous semble q u ’entre cette position
et celle du fragm ent 233, il n ’y a q u ’une seule différence : dans Après les pages qui précèdent, il est à peine nécessaire d ’in ­
l’une il s’agit du salut individuel, dans l’autre de l’existence sister sur la paren té entre le « pari » pascalien et le p o stu lat
même de la divinité. P our le jansénism e en général, l’existence p ra tiq u e de l’existence de Dieu chez K a n t et sur la place an a­
de Dieu é ta it une certitude, le salut individuel un espoir. Le logue qu’occupent les deux théories dans les doctrines respec­
p ari pascalien étend l’idée d'espoir à l ’exiatence même de la tives.
divinité, ce en quoi il diffère profondém ent des pensées d ’Ar- D ans un cas comme dans l’au tre, nous trouvons les mêmes
n auld et même de Barcos, non pas parce q u ’il échappe à l’em ­ constatations, à savoir : 1° q u ’il est im possible d ’affirmer pour
prise du jansénism e, m ais parce q u ’il le pousse au contraire à des raisons théoriques, de m anière légitim e, quoi que ce soit
ses dernières conséquences. concernant l ’existence ou la non-existence de Dieu; 2° que
Nous nous perm ettons encore de citer — pour finir ce p a ra ­ l’espoir de bonheur est un élém ent essentiel et légitime de la
graphe — un te x te de Barcos qui nous p a ra ît particulièrem ent condition hum aine; 3° q u ’il est impossible d ’attein d re dans la
propre à illustrer la parenté entre les théories jansénistes sur vie terrestre ce bonheur dans des conditions satisfaisantes
la Grâce et le pari pascalien. A (bonheur infini chez Pascal, bonheur lié à la v ertu chez K an t)
« Q uant à vous qui dites : Si je suis du nom bre des réprou­ q u ’il est p ar conséquent légitime et nécessaire d ’affirmer sur le
vés, je n ’ai que faire de p ratiq u er le bien? N ’êtes-vous pas plan théorique mêm e, pour des raisons non théoriques, l’exis­
cruel envers vous-m êm e de vous destiner au plus grand de tence de Dieu.
to u s les m alheurs, sans savoir si Dieu nous y a destiné? Il ne E n face de ces analogies' qui nous p araissent frappantes, il
vous a pas révélé le secret de son conseil sur notre salut ou p ourrait, p a r contre, être utile de s’arrêter quelque peu aux
n o tre dam nation. P ourquoi attendez-vous p lu tô t des ch âti­ différences réelles et visibles qui séparent les deux arg u m en ta­
m ents de sa justice que des grâces de sa m iséricorde? Peut- tions. Une d ’entre elles su rto u t est m anifeste : Pascal -com­
être il vous donnera sa grâce, peut-être il ne vous la donnera pare le bonheur lim ité des biens terrestres au bonheur illim ité
pas, que n ’espérez-vous a u ta n t que vous craignez, au lieu de que prom et la religion dans l ’au-delà et présente son argu­
désespérer de son bien qu’il donne à d ’autres qui en sont aussi m entation comme u n calcul des probabilités p o rta n t sur les
indignes que vous? Vous perdez infailliblem ent p ar le désespoir chances de « gain » e t les « risques de « perte ». K a n t, p ar
ce que vous acquéreriez probablem ent p ar l’espérance. E t dans contre, refuse to u te com paraison de cet ordre. Il ne s’agit pour
le doute, si vous êtes réprouvés, vous concluez q u ’il fa u t vivre lui à aucun in sta n t de com parer le bonheur d’une vie égoïste,
comme si vous l’étiez et ne pas faire ce qui peut-être vous épicurienne ou stoïcienne à celui que p ro m et la religion. La
empêche de l’être. V otre conséquence n ’est-elle pas aussi m orale est pou r K a n t autonome, l’hom m e doit en tout cas agir
contraire à la raison d ’homme sage q u ’à la foi de bon chrétien. de m anière à vouloir créer p ar son acte une n atu re m orale,
Mais que me serviront mes bonnes œ uvres si je ne suis pas m ais il ne p eu t le faire qu’en a d m ettan t l’existence d ’une ré a­
prédestiné? Que perdez-vous en obéissant à votre créateur, en lité telle q u ’il puisse espérer le bonheur.
l’aim ant, en faisant ses volontés, ou p lu tô t que ne gagnerez- Cette différence doit sans doute p araître considérable dans
vous pas si vous vivez et persévérez dans son am our? et sup­ la perspective d ’une analyse littérale qui isole les deux déve­
posé même que vous êtes réprouvés, ce qui me fait horreur à loppem ents de leur contexte dans les deux philosophies d o n t
dire, pouvez-vous jam ais en aucun é ta t vous dispenser de vos ils font p artie. Elle nous semble, p a r contre, bien moins im por­
devoirs envers D ieu? N ’est-ce pas votre bien et votre vie ta n te si on pose le problèm e de leur signification, c’est-à-dire
bienheureuse et sur la terre et dans le ciel que de l’adorer, de en langage dialectique, si on passe de l’apparence em pirique
l’aim er et de le suivre? E n tre les peines que vous encourez, ab straite à l’essence concrète du te x te q u ’on se propose d ’é tu ­
en ce m onde et en l’autre, en ne faisant pas ses volontés, y dier x.
a-t-il une plus grande misère 1 »? 1. D ans un passage de la Critique de la raison p u re (tra d . française, P aris, P . U. F .,
p . 554), K a n t, sans que nous puissions dire s’il se réfère ou n on im p licitem ent
à P ascal, analyse la relatio n en tre la foi e t le p ari. Celui-ci lui sem ble être la
1. Martin de B arcos : E xposition de la fo i de VÉglise rom aine concernant la pierre de touche de la « foi doctrinale », l ’ab o u tissem en t de la raiso n su r le p lan
Grâce et la prédestination, A. Cologne, chez P . M ordem , 1760, p. 275-276.
332 LE D IE U CACHÉ LE PARI 333

Le libertin, le calcul des probabilités, chez Pascal, l’idée d ’une calcul des probabilités et la théorie des jeu x de h asard se tro u ­
n atu re obéissant à des lois universelles chez K a n t, nous vaient-ils au centre de l’in térêt scientifique; de même, l’idée
paraissent constituer précisém ent l’élém ent accidentel, lié à d ’une n atu re obéissant à des lois universelles et im m uables à
l’époque ou au contexte historique de deux argum entations par l’époque où K a n t écrivait la Critique de la raison pratique.
ailleurs parentes. Sans doute, à l ’in sta n t où écrivait Pascal, le
m en t les pro p riétés p o u r n ’avoir p as besoin d ’en im aginer le concept, m ais u n i­
quem ent Y existence. Mais le m o t foi ne regarde que la direction qui en est donnée
théorique. C ependant, il refuse de l’étendre au dom aine pratique au nom de la néces­ p a r une idée e t l’influence subjective q u ’elle exerce su r le acveloppem ent des actes
sité absolue e t de l’autonom ie de la loi m orale de m a raison e t qui m e fortifie dans ce tte idée, bien que je ne sois pas, grâce à elle,
D ans la m esure m êm e où il exprim e, à la fois la p a re n te e t les diilerences e n tre e n é ta t d ’en ren d re com pte au p o in t de vue spéculatif.
les positions de P ascal e t de K a n t, ce passage nous p a ra ît p résen ter u n in té r ê t « O r, la foi sim plem ent d o ctrinale a en soi quelque chose de ch an celan t; on en
particu lier. O n nous excusera donc de le reproduire intégralem ent. est souvent éloigné p a r les difficultés qui se p ré se n te n t d an s la spéculation, quoi­
r {< L a pierre de touche ordinaire, grâce à laquelle on reco n n aît si ce que quelqu’u n q u ’on y revienne to u jo u rs im m an q u ab lem en t à nouveau.
affirm e est une sim ple persuasion ou to u t au m oins un e conviction subjective, « Il en v a to u t au trem en t de la foi m orale. E n effet, il est ab solum ent nécessaire,
c’est-à-dire u n e foi ferm e, est le pari. S ouvent qu elq u ’u n exprim e ses propositions en ce cas, que quelque chose a it lieu, c’est-à-dire que j ’obéisse en to u s p o in ts à la
avec u n e audace si confiante e t si in tra ita b le q u ’il p a ra ît avoir entièrem ent b an n i loi m orale. Le b u t est in dispensablem ent fixé e t il n ’y a q u ’une seule condition
to u te crainte d ’erreur. U n p a ri le fa it réfléchir. Il se m o n tre quelquefois assez p e r­ possible, à m on p o in t de vue, qui p erm ette à ce b u t de s’accorder avec to u te s les
su ad é p o u r évaluer sa persuasion u n d u c a t, m ais non p a s dix. E n effet, il risquera au tre s fins e t qui lui donne ainsi une v aleu r p ra tiq u e , à savoir, q u ’il y a u n D ieu
b ien le prem ier d u c a t, m ais il com m ence à s’apercevoir de ce q u ’il n ’a v a it pas e t u n m onde fu tu r; je suis très sû r aussi que personne ne co n n aît d ’au tres condi­
rem arq u é jusque-là, savoir, q u ’il se rait bien possible q u ’il se fû t trom pé. R ep ré­ tions qui conduisen t à la m êm e u n ité des fins sous la loi m orale. Mais, com m e le
sentons-nous p a r la pensée que nous avons à p arier là-dessus le bonheur de to u te précepte m oral est en m êm e tem p s m a m axim e (ainsi que la raison ordonne q u ’il
la vie, alors n o tre ju g em en t trio m p h a n t s’éclipse to u t à fait, nous devenons e x trê ­ le soit), je crois infailliblem ent à l’existence de D ieu e t à une vie fu tu re, e t je suis
m em en t craintifs e t nous com m ençons à découvrir que n o tre foi ne v a p as si loin. sûr que rien ne p e u t ren d re cette foi chancelante, parce que cela ren v erserait mes
L a foi p rag m atiq u e n ’a donc q u ’u n degré, qui p e u t être grand ou p e tit, su iv a n t principes m oraux eux-m êm es auxquels je ne puis ren o n cer sans d evenir digne de
la n a tu re de l ’in té rê t qui est en jeu . . . . . m épris à mes propres yeux.
« M ais, bien que p a r ra p p o rt à u n o b jet (O bject), nous ne puissions n e n e n tre ­ D e cette m anière, m algré la ruine de to u s les desseins am b itieu x d ’une raiso n
p ren d re, et que, p a r conséquent, la croyance soit sim plem ent théorique, com m e qui s’égare au-delà des lim ites de to u te expérience, il nous reste encore de quoi
nous pouvons, cependant, d an s beaucoup de cas, em brasser p a r la pensée e t nous avoir lieu d ’être satisfaits au p o in t de vue p ratiq u e. A ssurém ent, personne ne p e u t
im aginer une entreprise p o u r laquelle nous présum ons avoir des raisons suffisantes, se v a n te r de savoir q u ’il y a u n D ieu e t une vie fu tu re ; car, s’il le sait, il est p réci­
au cas où il y a u ra it u n m oyen d ’é tab lir la certitu d e de la chose, il y a dans les sém ent l’hom m e que je cherche depuis longtem ps. T o u t savoir (q u an d il concerne
ju g em en ts sim plem ent théoriques quelque chose d ’analogue avec les jugem ents u n o b jet de la sim ple raison) p e u t se com m uniquer e t je p o u rrais p a r conséquent,
pratiques, à la croyance desquels convient le m o t fo i, e t que nous pouvons appeler in stru it p a r lui, espérer v oir éten d re m erveilleusem ent m a science. N on, la ‘convic­
la fo i doctrinale. S’il é ta it possible de l’é tab lir p a r quelque expérience, je pourrais tio n n ’est pas une certitu d e logique, m ais une certitu d e morale; e t p u isq u ’elle repose
bien p a rie r to u te m a fo rtu n e q u ’il y a des h a b ita n ts au m oins dans quelqu’une des su r des principes subjectifs (sur la disposition m orale), je ne dois p as dire : ü est
p lan ètes que nous voyons. Aussi n ’est-ce p as une sim ple opinion, m ais une ferm e m oralem ent certain q u ’il y a u n Dieu, etc., m ais : je suis m oralem ent certain , etc.
foi (sur la vérité de laquelle je hasarderais beaucoup de biens de m a vie) qui me C’est dire que la foi en D ieu e t en u n a u tre m onde est tellem en t unie à m a d ispo­
f a it'd ir e qu’il y a aussi des h a b ita n ts dans d ’au tres m ondes. sition m orale, que je ne cours pas plus le risque de p erd re cette foi que je ne crains
« O r nous devons avouer que la doctrine de l ’existence de D ieu a p p a rtie n t à la de pouvoir ja m a is être dépouillé de cette disposition.
foi d o ctrinale. E n effet, bien que, au p o in t de vue de la connaissance théorique du L a seule difficulté qui se présen te ici, c’est que cette foi ratio n n elle se fonde sur
m onde, je n ’aie rien à décider qui suppose nécessairem ent cette pensée com m e la supposition de sen tim en ts m oraux. Si nous les m etto n s de côté e t que nous p re ­
condition de nos explications des phénom ènes du m onde, m ais que je sois p lu tô t nions un hom m e qui serait to u t à fa it indifférent p a r ra p p o rt au x lois m orales, la
obligé de me servir de m a raiso n com m e si to u t n ’é ta it que n a tu re , l’u n ité finale question que propose la raiso n ne d ev ien t alors q u ’u n problèm e p o u r la spéculation,
est p o u rta n t une si grande condition de l’application de la raison à la n a tu re que e t, dès lors, elle p e u t bien s’a p p u y er su r de fortes raisons tirées de l’analogie, m ais
je ne peux nullem ent la laisser de côté q u an d d ’ailleurs l ’expérience m ’en offre non des raisons auxquelles doive se ren d re le d o u te le plus obstiné. Mais, d an s ces
t a n t d ’exem ples. Or, à cette u n ité , que la raison donne com m e fil co n d u cteu r dans questions, il n ’y a pas d ’hom m e qui soit ex em p t de to u t in térêt. E n effet, q u an d
l ’étu d e de la n a tu re , je ne connais pas d ’a u tre condition que de supposer q u ’une m êm e, fa u te de bons sen tim en ts, ü se rait étran g er à l’in té rê t m oral, il ne p o u rra it
intelligence suprêm e a to u t ordonné su iv a n t les fins les plus sages. P a r conséquent, cep en d an t s’em pêcher de craindre u n Ê tre d iv in et u n avenir. Il suffit p o u r cela de
supposer u n sage créateu r d u m onde est une condition d ’u n b u t, à la vérité, co n tin ­ ne p as pouvoir alléguer la certitude q u ’il n ’y a pas de D ieu e t pas de vie fu tu re ; e t,
g en t, m ais toutefois très im p o rta n t. Le succès de m es recherches confirm e si sou­ cette certitu d e, com m e ces d eu x choses d ev raien t ê tre prouvées p a r la sim ple ra i­
v e n t l ’u tilité de cette supposition, e t il est si v ra i q u ’on ne p e u t rien alléguer de son, p a r suite apod ictem en t, nous o bligerait à d ém o n trer l ’im possibilité de l ’une
décisif contre elle, que je dirais beaucoup tro p peu en ap p elan t m a croyance une e t de l ’au tre, ce que certain em en t nul hom m e raisonnable ne p e u t en trep ren d re.
sim ple opinion, m ais que je puis dire, m êm e sous ce ra p p o rt théorique, que je crois Ce serait là, p a r conséquent, une foi n ég ativ e qui, sans dou te, n e p o u rra it pas
ferm em en t en u n D ieu, m ais alors, cette foi n ’est p o u rta n t pas p ra tiq u e dans le engendrer la m oralité e t de bons sentim ents, m ais q ui, cep en d an t, p ro d u irait quelque
sens strict, elle d o it être appelée une foi doctrinale que d o it nécessairem ent p ro ­ chose d ’analogue, c’est-à-dire quelque chose de capable d ’em pêcher vigoureusem ent
duire p a rto u t la théologie de la n a tu re (la théologie physique). A u p o in t de vue l ’éclosion de m auvais sentim ents. »
d e cette m êm e sagesse e t en considérant les dons b rillan ts de la n a tu re hum aine F a u t-il encore a jo u te r que s’il n ’y a pas chez P ascal d ’autonom ie de la loi m orale
e t la b rièveté de la vie si peu appropriée avec les dons, on p e u t aussi tro u v e r une e t si le parallélism e en tre le th éo riq u e et le p ratiq u e est chez lui bien plu s rigou­
raiso n suffisante en faveur d ’une foi doctrinale en la vie fu tu re de l’âm e hum aine. reu x que chez K a n t, le p ari pascalien p a r contre n ’a rien de « ch an celan t »? Il
« Le m o t foi est, en pareil cas, u n term e de m odestie au p o in t de vue objectif, repose sur des « principes subjectifs » to u t aussi certain s que les p o stu lats p ra ­
m ais cependant il est, en m êm e tem ps, l’expression d ’une ferm e confiance au p o in t tiques, et le risque q u ’il im plique n ’est pas celui de p erd re la foi, m ais celui d ’une
de vue subjectif. Si je voulais donner ici à la croyance sim plem ent théorique le in ad éq u atio n e n tre les principes subjectifs e t la réalité objective (inconnaissable en
nom d ’une hypothèse que j ’aurais le d ro it d ’ad m e ttre , je ferais entendre p a r là c e tte vie).
que j ’ai de la n a tu re d ’une cause du m onde e t d ’une a u tre vie u n concept plus Les deux développem ents so n t à la fois différents e t analogues; ils p résen ten t
p a rfa it que celui que je puis réellem ent m o n tre r. Car, p o u r ad m ettre quelque chose sans d o u te u n très g ran d écart, m ais à l’in térie u r de la m êm e vision d ’ensem ble de
to u t sim plem ent à l’être d ’hypothèse, il fa u t au m oins que j ’en connaisse suffisam- l’hom m e e t de l’univers. »
334 LE DIEU CACHÉ LE PARI 335

Mais la preuve que l ’argum entation probabiliste n ’est q u ’un une éthique ratio n aliste, car c’est précisém ent dans la m esure
v êtem en t extérieur se trouve dans un passage où Pascal parle ou elles o n t besoin d ’un secours extérieur, que la pensée et
certainem ent en son propre nom et qui nous semble bien plus la volonté de l’individu sont insuffisantes et s’éloignent de
rapproché de l’argum entation kantienne. l’idéal.
« Or, quel m al vous arrivera-t-il en p re n an t ce p a rti? Vous De mêm e, s’il s’agit uniquem ent de s’abandonner aux solli­
serez fidèle, honnête, hum hle, reconnaissant, bienfaisant, ami citations des sens, la situation, en apparence opposée, est en
sincère, véritable. A la vérité, vous ne serez point dans les réalité analogue à celle que nous venons de décrire. Car dans
plaisirs em pestés, dans la gloire, dans les délices; m ais n ’en ce cas aussi l’individu se suffit à lui-m êm e. Il p e u t calculer les
aurez-vous point d ’autres? J e vous dis que vous y gagnerez avantages et les désavantages d ’un com portem ent et n ’a aucun
en cette vie; et qu’à chaque pas que vous ferez dans ce chemin, besoin d ’un secours extérieur ou d ’un pari quelconque.
vous verrez ta n t de certitude du gain, et ta n t de n éan t de ce Avec la pensée dialectique, nous nous trouvons d ev an t une
que vous hasardez, que vous reconnaîtrez à la fin que vous situation radicalem ent changée. L a valeur suprêm e est m ain te­
avez parié pour une chose certaine, innfiie, pour laquelle vous n a n t dans u n idéal objectif et extérieur q u ’il s’agit de réaliser,
n ’avez rien donné. » m ais dont la réalisation ne dépend plus exclusivem ent de la
Sans doute, ces lignes mêmes ne sont-elles pas, to u t au moins pensée et de la volonté de l’individu : l’infinité du bonheur
dans leur aspect im m édiat, identiques au développem ent k an ­ pour Pascal, la réunion de la v e rtu et du bonheur dans le Sou­
tien qui distingue to u t plaisir égoïste hé à u n objet sensible verain B ien pour K a n t, la liberté p o u r Hegel, la société sans
du respect de la loi. Il nous semble cependant que la distinc­ classes pour M arx.
tion entre deux sortes de plaisirs est im plicite dans le passage Sans doute, ces différentes formes de souverain bien ne sont-
que nous venons de citer; de plus, K a n t n ’affirme pas moins elles pas indépendantes de l’action individuelle; celle-ci aide
que Pascal l’im possibilité de séparer l’action m orale de l’espoir l’hom m e à les attein d re ou à les réaliser. Mais leur atte in te ou
de bonheur sans dévier la prem ière soit vers le laxism e, soit leur réalisation dépassent l’individu, elles sont le ré su lta t de
vers l’ex altation. nom breuses autres actions qui les favorisent ou les en tra v en t,
Ainsi, tous ceux — adm irateurs et adversaires — qui n ’ont de sorte que l’efficacité et la signification objective de to u te
v u dans le « p ari » q u ’un argum ent rationnel destiné à com ­ action individuelle échappent à son au teu r et dépend de facteurs
b a ttre sur leur propre terrain les libertins, ou bien u n calcul qui lui sont sinon étrangers to u t au moins extérieurs.
de bas-étage p e rm e tta n t à son au teu r de tro u v er la position Trois éléments pénètrent ainsi avec Pascal, dans la p h ilo ­
qui lui é ta it individuellem ent la plus favorable, sont-ils passés sophie pratique, élém ents essentiels à to u te action (et cela v e u t
à côté de ce qui constitue la substance m êm e d ’un des textes dire à to u te existence hum aine) quelle que soit la puissance de la
les plus im p o rtan ts de l’histoire de la philosophie. volonté ou de la pensée de l’individu, trois élém ents en dehors
Nous pouvons donc laisser de côté cet aspect du pari, et nous desquels on ne sau rait com prendre dans sa réalité concrète, la
concentrer sur ce q u ’il semble contenir d ’essentiel pour l’his­ condition hum aine le risque, le danger d'échec et l'espoir de réus­
toire de la pensée philosophique; c’est-à-dire sur les deux idées site.
d o n t l’une, celle q u ’il fa u t parier est fondam entale pour to u te C’est pourquoi dès que la philosophie p ratiq u e n ’est plus
pensée dialectique, e t l’autre celle qu'il fa u t parier sur l'exis­ centrée sur un idéal de sagesse individuelle, mais sur la réalité
tence de Dieu et l'immortalité de l'âme est caractéristique de la extérieure, sur l’incarnation des’ valeurs dans une réalité objec­
vision tra g iq u e du m onde. tiv e, la vie de l’hom m e prend l ’aspect d ’un p ari sur la réussite
A rrêtons-nous d ’abord à la prem ière. Les visions ra tio n a­ de son action et p a r cela mêm e su r l’existence d ’une force
listes et em piristes ignoraient le pari. Si la valeur suprêm e à trans-individuelle d ont le secours (o u ïe concours) doit com plé­
laquelle l’hom m e doit aspirer est constituée p ar la pensée claire te r l’effort de l’in d iv id u et assurer son aboutissem ent, l’aspect
et l’obéissance aux lois raisonnables, alors la réalisation des d ’un pari sur l’existence e t le triom phe de Dieu, de l’H u m anité,
valeurs ne dépend plus que de l’hom m e lui-m êm e, de sa volonté, du P ro létaria t.
de sa raison, de leur force ou de leur faiblesse. Le moi est le L ’idée du pari se tro u v e au centre non seulem ent de la pensée
centre de cette pensée. Ego cogito, écrivait D escartes, et devant janséniste (pari sur le salut individuel), de la pensée de Pascal
le m oi de F ichte le m onde extérieur perd to u te réalité ontolo­ (pari sur l’existence de Dieu) e t de K a n t (postulat p ra tiq u e de
gique. (Pascal p a r contre écrira : « Le m oi est haïssable. ») l’existence de D ieu et de l’im m ortalité de l’âme), m ais aussi au
L ’idée même d ’un secours extérieur serait contradictoire pour centre mêm e de la pensée m atérialiste e t dialectique (pari sur
336 LE DIEU CACHÉ LE PARI 337

le triom phe d u socialisme dans l’altern ativ e qui s’offre à l’h u ­ de la vie terrestre — le diable de Goethe — recevront une
m anité du choix entre le socialisme et la barbarie) et nous le signification à l’in térieu r de la foi e t de l’espoir d ’avenir.
retrouvons explicitem ent sous la form e même du pari dans le Mais quelques im p ortantes que soient ces différences, l’idée
plus im p o rtan t ouvrage littéraire qui exprim e la vision dialec­ que l’hom m e est « em barqué » q u ’il doit p arier constituera à p a r­
tiq u e; dans le Faust de Goethe. tir de Pascal l’idée centrale de to u te pensée philosophique cons­
On p o u rrait presque faire l’analyse des rapports entre la ciente du fait que l’hom m e n ’est pas une m onade isolée qui se
vision tragique et la vision dialectique en com parant les paris suffit à elle-même, m ais un élém ent p artiel à l’in térieur d ’une
de Pascal et du Faust pour m ontrer ce q u ’ils ont de com m un to talité qui le dépasse et à laquelle il est relié p a r ses asp ira­
et ce en quoi ils diffèrent. tions, p ar son action et p a r sa foi; l’idée centrale de to u te pensée
Disons brièvem ent, que chez Pascal comme chez Goethe le qui sait que l’individu ne sau rait réaliser seul, p ar ses propres
problèm e se pose sur deux plans : celui de la conscience divine, forces aucune valeur au th en tiq u e et q u ’il a toujours besoin
entièrem ent inconnu à l’hom m e qui ignore to u t des desseins d ’un secours trans-individuel sur l’existence duquel il doit p arier
de la Providence e t celui de la conscience individuelle. car il ne saurait vivre et agir que dans l’espoir d ’une réussite à
De même, ce qui échappe à l’individu, ce que Dieu seul laquelle il doit croire.
connaît, c’est le fa it que tel ou tel hom m e sera sauvé ou dam né. Risque, possibilité d'échec, espoir de réussite et ce qui est la
D ’au tre p a rt, sur le plan de la conscience individuelle, la vie se synthèse des trois une fo i qui est pari, voilà les élém ents consti­
présente dans les deux cas (chez Goethe et chez Pascal) comme tu tifs de la condition hum aine, e t ce n ’est certainem ent pas un
un p ari fondé sur le fait que l’hom m e (à moins de perdre son des m oindres titres de gloire de Pascal que de les avoir pour la
âme) ne saura jam ais se satisfaire d ’un bien fini. prem ière fois fa it en trer explicitem ent dans l’histoire de la
Les différences, qui ne sont pas moins grandes que les a n a ­ philosophie.
logies, résident dans la fonction du diable; car si chez Pascal A joutons que ces trois élém ents ne sont q u ’un autre aspect
et chez K a n t le bien reste l’opposé du m al (dont il est cepen­ des deux divisions trip a rtite s (appelés, réprouvés et élus;
d an t, et c’est en cela que réside précisém ent la tragédie, insé­ hom m es qui cherchent Dieu; hom m es qui ne le cherchent pas
parable), chez Goethe comme chez Hegel et chez M arx le m al et hom m es qui le trouvent) dont nous avons déjà souligné
devient le seul chemin qui mène au bien. l’im portance dans la pensée de Pascal.
D ieu ne sau rait sauver F a u st au trem en t q u ’en le liv ra n t pour
la durée de sa vie terrestre à M éphisto; la Grâce divine devient,
en ta n t que grâce, u n p ari de Dieu (qui sait bien entendu
d’avance q u ’il le gagnera) avec le diable et le pari hum ain —
to u t en re sta n t pari — devient un pacte avec ce dernier.
On voit to u te l’im portance et le sens du p ari de P ascal; loin
de vouloir sim plem ent affirmer q u ’il est raisonnable de h asarder
les biens certains e t finis de la vie terrestre pour l’éventualité
de gagner u n bonheur doublem ent infini, en intensité et en
durée (ceci n ’é ta n t que l’aspect extérieur de l’argum entation,
destiné à aider le p arten aire à prendre même sur le plan le plus
éloigné de la fo i conscience de lar condition hum aine), il affirme
au contraire que les biens finis du m onde n ’ont aucune valeur,
e t que la seule vie hum aine qui a une signification réelle est
celle de l’être raisonnable qui cherche D ieu (qu’il soit heureux
ou m alheureux parce q u ’il le trouve ou ne le trouve pas, ce
q u ’il ne pourra savoir q u ’après la m ort), de l’être qui engage
to u t son bien dans le p ari sur l’existence de Dieu et le secours
divin dans la m esure mêm e où il v it pour e t vers une réalisation
(le bonheur infini) qui ne dépend pas de ses propres forces et de
l’arrivée de laquelle il n ’a pas de preuve théorique certaine.
A p a rtir d’Hegel e t de M arx, les biens finis e t mêm e le m al
LA R E L I G I O N C H R É T I E N N E 339

altérer sa n atu re même en renonçant à l’exigence de véracité


absolue et au refus de to u te illusion consciente ou dem i-cons­
ciente. Or, la recherche des raisons probables, bien que non
contraignantes, en faveur de la religion chrétienne ou en faveur
de la réalisation fu tu re des valeurs fa it p artie in tég ran te de cet
engagem ent q u ’est le pari.
C H A P IT R E XVI
Il fa u t même ajo u ter q u ’une fois adm is le caractère légitim e
du pari (parce q u ’aucune argum entation théorique ne sau rait
LA R E L IG IO N C H R É T IE N N E jam ais prouver de m anière co n traignante son absurdité) et
aussi son caractère nécessaire (pour des raisons p ratiques, du
cœ ur), il ne sau rait plus être ébranlé p a r aucune difficulté
théorique.
« Que je hais ces sottises, de ne pas croire l’E ucharistie, etc.!
Les concepts de paradoxe généralisé et de refus intramondain
Si l’Evangile est vrai, si Jésus-C hrist est Dieu, quelle difficulté
du monde nous on t perm is de com prendre à la fois le com por­
y a-t-il là? » (fr. 224).
tem en t de Pascal au cours des cinq dernières années de sa vie
Ainsi le pari fondé sur l’im possibilité de concevoir l’existence
et la place du p ari dans l’ensemble des Pensées.
de la m oindre raison contraignante pour ou contre l’existence
Nous ne nous arrêterons pas aux nom breux fragm ents —
ou la réalisation fu tu re des valeurs, confère une im portance
h au tem en t im p o rtan ts pour la com préhension de l’œ uvre pas-
capitale à tous les argum ents probables en faveur de cette exis­
calienne — bien q u ’aujourd’hui en p artie dépassés, qui tra ite n t
tence ou de cette réalisation et enlève to u te im portance pratique
des preuves positives de la religion chrétienne : prophéties,
aux argum ents probables qui leur sont contraires.
m iracles, p erp étu ité, style des évangiles, etc.
Ceci éclairci, un problèm e se pose cependant encore. L ’es­
Ces textes posent à i’bistorien de la philosophie a v a n t to u t
quisse que nous avons tracée de la vision pascalienne nous a
un problèm e qui n ’est pas spécifiquem ent pascalien mais
m ontré pourquoi elle ab o u tit nécessairem ent au pari su r l ’exis­
concerne toutes les formes de pensée tragique ou dialectique
tence de Dieu. E ncore faut-il nous dem ander pourquoi sommes-
(K a n t, Hegel, M arx, Lukàcs, etc.) : celui de savoir dans quelle
nous tenus à parier non pas sur l’existence du Dieu des déistes
m esure u n acte de foi indépendant de to u te considération
ou du Dieu de n ’im porte quelle au tre religion historique, m ais
théorique, dans l’existence réelle ou dans la réalisation future
uniquem ent sur l’existence du Dieu de la religion chrétienne?
des valeurs (existence e t réalisation non connaissables de
D u point de vue psychologique, il serait bien entendu difficile
m anière certaine sur le plan théorique) est com patible avec
de délim iter le rôle qu’a joué dans la genèse de la réponse
l’effort de tro u v er le m axim um d ’argum ents non contraignants
pascalienne le fa it que Pascal v iv ait et écrivait en F rance au
p ro u v an t sur le plan théorique même le bien-fondé de cette
X V IIe siècle. Ce problèm e ne nous p a ra ît cependant pas avoir
foi; plus encore dans quelle m esure exige-t-il cet effort.
une im portance prim ordiale. Pascal é ta it en effet un penseur
La différence est minime entre le raisonnem ent qui nous d it
tro p rigoureux et tro p puissant pour reprendre passivem ent
que Pascal ne pou v ait pas « parier » lui-même puisqu’il m en­ l’idéologie de son tem ps et de son milieu. Il s’en méfie au
tionne à m aintes reprises l’existence de preuves de la religion contraire, ay a n t tro p bien mis lui-m êm e en lum ière et la force
chrétienne et celui qui reproche à M arx de se « contredire » en et le m anque de valeur réelle de la coutum e pour en être dupe
affirm ant d ’une p a rt la réalisation inévitablë de la société
sur u n point aussi im p o rtan t.
socialiste et en dem andant d ’autre p a rt aux hommes d ’agir Aussi le christianism e de son milieu ne pouvait-il avoir pour
et de lu tte r pour cette réalisation. Ils proviennent l’un et lui q u ’une valeur de suggestion, l’inciter à exam iner avec une
l’au tre de la même incom préhension du caractère dialectique atten tio n particulière une solution q u ’il n ’au rait cependant pas
de la réalité hum aine p ar un rationalism e ou un em pirism e qui acceptée si elle n ’é ta it apparue valable et exigée p a r la cohé­
séparent radicalem ent les « jugem ents de fait » des « jugem ents
rence interne de sa pensée.
de valeur ». T out cela il nous le d it lui-même et nous pouvons lui faire
E n réalité, parier to u t son bien sur l’existence ou la réalisa­
entière confiance sur ce p oint :
tio n future des valeurs signifie s’engager, faire to u t ce qui est « On a beau dire. Il fa u t avouer que la religion chrétienne
en n otre pouvoir pour contribuer à cette réalisation, ou bien a quelque chose d ’éto n n an t. « C’est parce que vous y êtes né »,
p o u r renforcer n o tre foi, à condition bien entendu de ne pas
340 LE D I E U CACHÉ LA R E L I G I O N C H R É T I E N N E 341

dira-t-on. Tant s’en faut; je me roidis contre, pour cette raison figuratifs, perpétu ité, etc., m ais au contraire ce q u ’il affirme
là même, de peur que cette prévention ne me suborne; mais, de paradoxal et en apparence de déraisonnable.
quoique j’y sois né, je ne laisse pas de le trouver ainsi » (fr. 615). « Cette religion si grande en miracles saints, purs, irrépro­
Pascal a donc trouvé dans la religion chrétienne un ensemble chables; savants, et grands, tém oins; m arty rs; rois (D avid)
de faits spécifiques qui la rendent, seule parm i toutes les autres établis; Isaïe, prince du sang — si grande en science, après avoir
religions de la terre, apte à satisfaire les besoins de l’hom m e, étalé tous ses miracles et to u te sa sagesse, elle réprouve to u t
et p ar cela même seule véridique. cela, et dit q u ’elle n ’a ni sagesse ni signes, mais la croix et la
Il se p eu t, sans doute, que pour arriver à ce ré su lta t, il ait folie ».
dû m odifier ju sq u ’à u n certain point le christianism e de son « Car ceux qui p a r ces signes et cette sagesse ont m érité votre
pays et de son m ilieu; il se p eu t aussi q u ’en le faisant il ait créance, et qui vous ont prouvé leur caractère, vous déclarent
retrouvé un sens de la religion chrétienne plus profond et que rien de to u t cela ne p eu t nous changer, et nous rendre
plus authentique, plus proche du christianism e originaire, que capables de connaître et aim er Dieu, que la v ertu de la folie
ne l’é ta it celui du christianism e de son tem ps. Ce sont là des de la croix, sans sagesse ni signes; et non p o in t les signes sans
problèm es — im p o rtan ts sans doute — m ais sur lesquels nous cette vertu . Ainsi n otre religion est folle, en reg ard an t à la
éviterons de nous prononcer, car ils dépassent n otre com pé­ cause efficace, et sage en reg ard an t à la sagesse qui y prépare »
tence et sont du dom aine de l’histoire générale des religions. (fr. 587).
Aussi nous intéressons-nous m ain ten an t uniquem ent à un pro­ Il serait erroné de penser que l’hom m e puisse se satisfaire
blème bien plus lim ité : celui de savoir quelle est la place du d ’une religion qui v errait seulem ent la grandeur divine — ou
christianisme dans l'ensemble de la pensée pascalienne. . même lui accorderait une p rim auté — ou bien des promesses
P our esquisser la réponse de Pascal, nous serons obligés de de bonheur sensible. Ce serait là l’illusion fausse et unilatérale
sép arer— pour des raisons d ’exposition — plusieurs développe­ des rationalistes ou des Épicuriens. L ’hom m e — qui n ’est ni
m ents connexes et qui ne sont en réalité qu’une seule et même ange ni bête — ne sau rait que faire d ’une religion « angélique »
constatation vue sous des angles différents. ou bien grossière et sensible.
P ou r Pascal, le christianism e est en effet vrai, parce qu’é ta n t « Le Dieu des chrétiens ne consiste pas en un Dieu sim ple­
constitué d ’un ensemble d ’affirm ations paradoxales et en ap p a­ m ent au teu r des vérités géom étriques et de l’ordre des élé­
rence absurdes, il est la seule religion qui rend com pte du m ents; c’est la p a rt des païens et des épicuriens. Il ne consiste
caractère paradoxal et en apparence incom préhensible de la pas seulem ent en un Dieu qui exerce sa providence sur la vie
condition hum aine 1. et sur les biens des hommes, pour donner une heureuse suite
« Le péché originel est folie devant les hommes, m ais on le d ’années à ceux qui l’adorent; c’est la portion des Juifs »
donne pour tel. Vous ne me devez donc pas reprocher le défaut (fr. 556).
de raison en cette doctrine, puisque je la donne pour être sans De même, ceux qui pensent — et ils sont nom breux — que
raison. Mais cette folie est plus sage que to u te la sagesse des le christianism e m et l’accent sur la grandeur divine se m é­
hommes, sapientius est hominibus. Car, sans cela, que dira-t-on pren n en t du to u t au to u t sur sa n atu re :
q u ’est l’hom m e? T out son é ta t dépend de ce point im percep­ « Us prennent lieu de blasphém er la religion chrétienne,
tible. E t com m ent s’en fût-il aperçu p ar sa raison, puisque parce q u ’ils la connaissent mal. Ils s’im aginent qu’elle consiste
c’est une chose contre la raison, e t que sa raison, bien loin de sim plem ent en l ’adoration d ’un Dieu considéré comme grand
l’in venter p a r ses voies, s’en éloigne quand on le lui présente? » e t puissant et éternel; ce qui est proprem ent le déisme, presque
(fr. 445). aussi éloigné de la religion chrétienne que l’athéism e, qui y
Les raisons qui rendent le christianism e vrai, ce ne sont pas est to u t à fait contraire » (fr. 556).
les preuves raisonnables et positives : prophéties, m iracles, E n réalité, le christianism e est v rai parce q u ’il nous dem ande
de croire en un Dieu paradoxal et contradictoire, qui corres­
pond p arfaitem en t à to u t ce que nous savons de la condition
1. N otre religion est sage e t folle. Sage, parce q u ’elle est la plus sav an te, e t la et des aspirations de l’homme : en un Dieu devenu homme,
p lu s fondée en m iracles, prophéties, etc. Folle, parce que ce n ’est p o in t to u t cela un Dieu crucifié, un Dieu m édiateur.
q u i fa it q u ’on en est, cela fa it bien condam ner ceux q ui n ’en so n t pas, m ais non
p a s croire ceux qui en sont. Ce q ui les fa it croire, c’est la croix, ne evacuala sit crux. « Tous ceux qui cherchent Dieu hors de Jésus-C hrist, et qui
E t ainsi sain t P au l, qui est venu en sagesse e t signes, d it q u ’il n ’est v en u n i en s’arrêten t dans la n atu re , où ils ne tro u v en t aucune lum ière
sagesse ni en signes; car il ven ait p o u r con v ertir. M ais ceux q ui ne v ie n n e n t que
p o u r convaincre p eu v e n t dire q u ’ils v ien n en t en sagesse e t signes » (fr. 588). qui les satisfasse, où ils arriv en t à se form er un m oyen de
342 LE D I E U CACHÉ LA R E L I G I O N C H R É T I E N N E 343
connaître Dieu e t de le servir sans m édiateur, et p a r là ils sent des chaînes et de la servitude spirituelles; la grandeur spi­
to m b ent, ou dans l’athéism e ou dans le déisme, qui sont deux rituelle ne saurait donc pas être ni prom esse ni espoir. Elle
choses que la religion chrétienne abhorre presque égalem ent. » est ce que la foi apporte au cro y an t dès m ain ten an t, — en
« E t c’est pourquoi je n ’entreprendrai pas ici de prouver p ar langage du fragm ent 233, — ce q u ’il gagne en cette vie et ce
des raisons naturelles, ou l’existence de Dieu, ou la T rinité, ou qui est — du point de vue hum ain — précisém ent insuffisant.
l’im m ortalité de l’âm e, ni aucune des choses de cette natu re; Ainsi ce que Jésus prom et à Pascal, et au cro y an t dans
non seulem ent parce que je ne me sentirais pas assez fort pour l’éternité, c’est le com plém ent de la liberté et de la grandeur
tro u v er dans la n atu re de quoi convaincre des athées endurcis, spirituelle, ce don t celle-ci a besoin pour devenir une liberté
m ais encore parce que cette connaissance, sans Jésus-C hrist, auth en tiq u e : l’im m ortalité corporelle, la vraie guérison, celle
est inutile et stérile. Q uand un hom m e serait persuadé que les qui rend non seulem ent l’âme m ais aussi le corps im m ortel.
proportions des nom bres sont des vérités im m atérielles, éter­ L a religion chrétienne est ainsi seule vraie, p arm i to u tes les
nelles et dépendantes d ’une prem ière vérité en qui elles sub­ autres religions de la terre, parce q u ’elle est seule à avoir une
sisten t, et q u ’on appelle Dieu, je ne le trouverais pas beaucoup signification p a r ra p p o rt aux besoins et aux aspirations a u th e n ­
avancé pour son salut.... tiques de l’hom m e conscient de sa condition, de ses possibili­
« Si le m onde subsistait pour instruire l’hom m e de Dieu, tés et de ses lim ites, de l’homme qui « passe l’hom m e » parce
sa divinité y reluirait de toutes p a rts d ’une m anière incontes­ qu’il est vraim en t hum ain, la seule aussi à pouvoir rendre
tab le; m ais, comme il ne subsiste que p ar Jésus-C hrist et pour com pte du caractère paradoxal, de la double n atu re du m onde
Jésus-C hrist, et pour instruire les hom m es et de leur corruption et de l’hom m e, la seule enfin à p ro m ettre la réalisation des
e t de leur rédem ption, to u t y éclate des preuves de ces deux valeurs authentiques, de la to talité qui est réunion des contraires
vérités » (fr. 556). et — résum é et synthèse de to u t cela — la seule à reconnaître
Ainsi la religion chrétienne, la religion du Dieu-homm e, du rigoureusem ent et sans aucun m énagem ent le caractère co n tra­
D ieu crucifié, la religion du médiateur, est à la fois la seule dictoire et am bigu de to u te réalité, m ais aussi à faire précisé­
d o n t le message puisse avoir sa signification authentique pour m ent de ce caractère u n élém ent du plan eschatologique de la
cet être paradoxal, — grand et p etit, fort et faible, ange et divinité, tran sfo rm an t l’am biguïté en paradoxe, et la ' vie
bête, — q u ’est l’hom m e, pour lequel il ne saurait y avoir un hum aine, d ’une av en tu re absurde, en une étape valable et
message vrai et significatif qui ne soit pas paradoxal et contra­ nécessaire du seul chemin vers le bien et la vérité.
dictoire et la seule qui, précisém ent p ar le caractère paradoxal Sans doute, pourrait-on au jo u rd ’hui m ontrer que le p ari
de chacun de ses dogmes, puisse rendre com pte du caractère historique sur la com m unauté fu tu re possède lui aussi to u tes
paradoxal e t contradictoire de la réalité hum aine 1. ces qualités, q u ’il est incarnation, réunion des contraires, inser­
Mais ceci n ’est q u ’une étape ou si l’on veut u n aspect de la tion de l’am bigu dans u n ensemble qui le rend clair et signifi­
relation entre l’hom m e et le christianism e, un au tre aspect catif.
p o u r le moins to u t aussi im p o rtan t é ta n t le fait que le chris­ Mais P ascal v iv ait en F rance au X V I I e siècle. Il n ’é ta it donc
tianism e est la seule religion qui perm et à l’homme la réalisa­ pas pour lui question d ’une dialectique historique. L a vision
tio n de ses véritables aspirations : la réunion des contraires, tragique ne connaît q u ’une seule perspective : le pari sur l’exis­
l’im m ortalité de l’âm e et du corps, leur réunion dans l’incar­ tence d ’un Dieu, qui est synthèse des contraires, et qui donne à
n ation. l’am biguïté de l’existence le caractère d ’u n paradoxe signifi­
L ’hom m e ne saurait que faire d ’une promesse de bonheur catif, le pari sur une religion qui soit non pas sim plem ent
pu rem ent sensible ou purem ent spirituel. Car, s’il n ’y a nul sagesse, m ais sagesse parce que folie, non pas sim plem ent claire
ra p p o rt de lui à Dieu ni à Jésus-C hrist juste, sa foi dans le e t évidente, m ais claire parce qu'obscure, non pass im plem ent
D ieu paradoxal, crucifié et devenu péché, le délivre dès à pré- vraie, m ais vraie parce que contradictoire, et cette religion,
P ascal p ouvait se dire à ju ste titre , que même l’esprit le plus
1. L a foi em brasse plusieurs v érités q ui sem blent se contredire. T em ps de rire, prévenu et le plus critique n ’au rait pu à son époque la tro u v er
de pleurer, etc. Responde. N e respondeas, etc. L a source en est l ’union des deux
n a tu re s en Jésus-C hrist; e t aussi les deux m ondes (la création d ’u n nouveau^ ciel ailleurs que dans le christianism e.
e t nouvelle te rre ; nouvelle vie, nouvelle m o rt; to u te s choses doublées, et les m êm es P a r la suite Hegel et su rto u t M arx et Lukàcs ont p u cepen­
nom s dem eurant); e t enfin les deux hom m es q ui so n t dans les ju ste s (car ils sont
les deux m ondes, e t u n m em bre e t im age de Jésus-C hrist. E t ainsi to u s les nom s d an t — to u t en g ard an t les principales exigences de la pensée
le u r conviennent, de ju ste s, pécheurs; m o rt, v iv a n t; v iv a n t, m o rt; élu, réprouvé, etc.) tragique, à savoir : une doctrine qui ren d com pte du carac­
(fr. 862). tère paradoxal et contradictoire de la réalité hum aine e t un
•XÀA LE D I E U CACHÉ

espoir dans une réalisation des valeurs qui donne u n sens à la


contradiction et transform e l’am biguïté en élém ent nécessaire
d ’un ensemble significatif — su b stitu er au p ari sur le Dieu
m éd iateur et paradoxal de la religion chrétienne, le p ari sur
l’avenir historique et sur la com m unauté hum aine. C’est nous
semble-t-il un des m eilleurs indices de l’existence, non seule­
m en t d ’une continuité de ce que nous appelons la pensée clas­
sique depuis l’an tiq u ité ju sq u ’à nos jours, m ais encore d ’une
continuité plus particulière de la pensée classique m oderne à
l’in térieur de laquelle les œ uvres tragiques de P ascal et de
K a n t constituent une étape décisive dans le dépassem ent de
l’individualism e — sceptique ou dogm atique — vers la nais­
sance et l’élaboration de la philosophie dialectique.

Q UATRIEM E PARTIE

RACINE
3HÏ

C H A P IT R E X V II

LA V ISIO N T R A G IQ U E
DANS LE T H É Â T R E D E RACINE

A bordant, après l’étude de la vision trag iq u e dans les P en­


sées, le dom aine entièrem ent nouveau des œ uvres littéraires,
il serait bon de préciser le b u t et les lim ites du trav a il que nous
entreprenons.
Que p e u t ap p o rter le concept de vision du m onde à l’étude
de ces ouvrages? Cela est, pour le m om ent to u t au m oins,
difficile à préciser, car s’il nous p a ra ît évident qu’il n ’épuise
pas l’analyse e t ne rem place ni le trav a il de l’esthéticien n i
celui de l’historien érudit, il ne nous semble pas moins vrai q u ’il
p eu t aller très loin dans la com préhension de l’œ uvre, de sorte
q u ’il serait difficile de fixer dès m ain ten an t ses limites et ses
possibilités.
L a m éthode sociologique et historique qui se sert du concept
de vision du m onde est encore em bryonnaire et l ’on ne p eu t
lui dem ander des résu ltats analogues, en q u an tité to u t au moins,
à ceux des autres m éthodes employées p ar des chercheurs
depuis des dizaines d ’années. C’est pourquoi, laissant de côté
to u te discussion sur l’im portance et la fertilité respectives des
différents m oyens de recherche dans l’étude des écrits littéraires,
nous contenterons-nous de présenter un exemple concret de
l’ap p o rt que p e u t constituer l’application du concept de vision
du m onde à l’étude d ’un ensemble de tex tes aussi connus et
aussi étudiés que le sont les n eu f pièces de R acine, depuis
Andromaque ju sq u ’à Athalie.
Ceci dit, nous devons néanm oins nous arrêter quelque peu
à la n atu re de no tre m éthode, ren v o y an t toutefois à nos autres
ouvrages le lecteur qui v o u d rait de plus amples renseignem ents.
P our nous, la litté ra tu re , comme d ’ailleurs l’a rt, la p hilo­
sophie et, en grande m esure, la p ratiq u e religieuse, sont a v a n t
to u t des langages, des m oyens de l’hom m e de com m uniquer
avec d ’autres êtres qui peu v en t être ses contem porains, les
générations à venir, Dieu ou des lecteurs im aginaires. Cepen­
d an t, ces langages ne co n stitu en t q u ’un groupe précis et lim ité
348 LE D I E U CACHÉ LA V IS IO N T R A G IQ U E D A N S L E T H E A T R E D E R A C IN E 349

de m oyens d ’expression parm i les m ultiples formes de com m u­ nous perm et d ’approcher p ar une nouvelle voie l’œuvTe litté ­
nication et d ’expression hum aines. Une des prem ières questions raire et nous aide dans une grande m esure à com prendre sa
qui se pose sera donc de savoir en quoi consiste le caractère stru ctu re et sa signification; avec une restriction cependant
spécifique de ces langages. Or, bien qu’il réside sans doute en q u ’il nous fa u t justifier : l ’accès de l’œ uvre à trav ers la vision
prem ier lieu dans leur forme même, il fa u t encore ajouter du m onde q u ’elle exprim e ne v a u t que p o u r les grands textes du
q u ’on ne p eu t exprim er n ’im porte quoi dans le langage de la passé.
littératu re, de l’a rt ou de la philosophie. L a vision du m onde est en effet Vextrapolation conceptuelle
Ces « langages » sont réservés à l’expression et à la com m u­ ju sq u ’à l'extrême cohérence des tendances réelles, affectives,
nication de certains contenus particuliers et nous parto n s de intellectuelles et mêm e m otrices des m em bres d ’un groupe.
l ’hypothèse (qui j u t se justifier seulem ent p ar des analyses C’est u n ensemble cohérent de problèm es et de réponses qui
concrètes) que ce contenus sont précisém ent des visions du s’exprim e, sur le plan littéraire, p a r la création à l’aide de m ots,
monde. d ’u n univers concret d ’êtres et de choses. N otre hypothèse est
Si cela est vrai, i1 en résulte d ’im portantes conséquences que le fa it esthétique consiste en deux paliers d ’adéquation
p o u r l’étude des œuvres littéraires. Personne, ei effet, ne doute nécessaire :
que l’œ uvre ne soit d ’une m anière im m édiate l’expression de la a ) Celle entre la vision du m onde comme réalité vécue et
pensée ou de l’in tu itio n de l'individu qui l’a cré . On p o u rrait l’univers créé p ar l’écrivain.
donc, en principe, arriver en étu d ian t l’individualité de l’a u ­ b) Celle entre cet univers et le genre littéraire, le style, la
te u r à la connaissance de la génèse et de la signification syntaxe, les images, bref, les m oyens proprem ent littéraires
de certains élém ents constitutifs de ses écrits. M alheureuse­ q u ’a employé l’écrivain p o u r l’exprim er.
m en t, et nous l’avons déjà d it, en dehors du laboratoire et Or, si cette hypothèse est ju ste, toutes les œuvres littéraires
de l’analyse clinique, l’individu est p ratiq u em en t, dans l’é ta t valables sont cohérentes et expriment une vision du monde; q u an t
actuel de la psychologie, difficilement accessible à une étude aux autres innom brables écrits — publiés ou non — la p lu p art
précise et scientifique. A joutons que l’historien de la litté ra ­ ne peuvent, précisém ent à cause de leur manque de cohérence,
tu re se tro u v e d ev an t u n hom m e m o rt depuis longtem ps et s’exprim er ni dans u n véritable univers, ni dans un genre litté ­
su r lequel il n ’a le plus souvent, en dehors des écrits, que des raire rigoureux et unitaire.
tém oignages indirects pro v en an t de gens disparus eux aussi T out écrit est, sans doute, l’expression d ’un aspect de la vie
depuis des années. psychique d’u n individu, m ais — nous l’avons déjà d it — to u t
Le souci le plus rigoureux de critique historique et philolo­ individu n ’est pas accessible à l’analyse scientifique. Seul
gique des tém oignages ne lui p erm e ttra le plus souvent q u ’une l’individu exceptionnel, qui s’identifie dans une très grande
reco nstitution lointaine et approxim ative d ’une vie et d ’une mesure avec certaines tendances fondam entales de la vie sociale,
personnalité. Sans doute, un ta c t psychologique exceptionnel, qui réalise sur un des m ultiples plans de l’expression, la cons­
u n h asard heureux, une inspiration accidentelle, pourront-elles cience cohérente de ce qui reste vague, confus et contrecarré
p erm ettre de saisir dans la personnalité de l’au teu r étudié cer­ p a r de m ultiples influences contraires dans la pensée et l’affec­
tain s facteurs réellem ent im portants pour la com préhension tiv ité des autres m em bres du groupe, e t cela v eu t dire seul le
de son œ uvre. Mais, même dans ces cas exceptionnels, il sera créateur d ’une œ uvre valable p eu t être saisi p ar l’historien
difficile de tro u v er u n critère objectif et contrôlable p erm e tta n t sociologue. E t cela parce que si, d ’une p a rt, le sociologue p eu t
de d épartager les analyses valables et celles qui sont sim ple­ extrapoler la conscience possible d ’un groupe ju sq u ’à sa cohé­
m ent ingénieuses et suggestives. rence-lim ite, c’est précisém ent cette vision cohérente qui cons­
D evant ces difficultés de l’étude biographique et psycholo­ titu e le contenu, la prem ière condition nécessaire, bien que non
gique, il nous reste sans doute l’étude philologique et phéno­ suffisante, de l’existence des valeurs esthétiques, q u ’elles soient
ménologique de l’œ uvre même, étude qui présente au moins artistiques ou littéraires.
l’avantage d ’avoir dans le te x te u n critère objectif et contrô­ Ce qui revient à dire que la m asse d ’écrits de valeur m oyenne
lable p e rm e tta n t d ’élim iner les hypothèses p ar tro p arbitraires. ou faible sont, en même tem ps, difficilement analysables p ar
Il nous semble cependant im p o rtan t de constater que, grâce l ’historien sociologue et p a r l’esthéticien et cela précisém ent
à la précision apportée p ar l’étude historique et sociologique à parce qu’ils sont l’expression d ’individualités m oyennes p a rti­
la notion de vision du m onde, nous avons au jo u rd ’hui en plus culièrem ent complexes e t su rto u t peu typiques et rep résen ta­
d u tex te lui-m êm e, u n in stru m en t conceptuel de recherche qui tives.
LA V IS IO N T R A G IQ U E D A N S L E T H E A T R E D E R A C IN E 351
350 LE D I E U CACHÉ

Q u an t au second term e de la restriction : les œ uvres du proprem ent littéraires, nous l’effleurerons à peine quelquefois,
passé, elle est une restriction de fa it et non de principe. Il n ’est en passant, sans aucune velléité d ’analyse approfondie.
évidem m ent pas im possible de dégager les grandes tendances Les idées fondam entales de la vision trag iq u e dégagées dans
sociales contem poraines, d ’extrapoler des visions du m onde qui la prem ière p artie de cette étude nous p erm etten t, dès l’abord,
leu r correspondent et de chercher les œ uvres littéraires, a rtis­ de poser le problèm e du tem ps dans la tragédie racinienne e t
tiques ou philosophiques qui les exprim ent de manière adéquate. im plicitem ent celui de la règle des trois unités. E n fait, cette
Seulem ent, c’est là un trav a il h au tem en t complexe et difficile règle semble avoir été adoptée en F rance, dès le X V Ie , p a r des
que la vie sociale accomplit elle-même pour la p lu p art des grands théoriciens tels que Scaliger, Je a n de la Taille, etc. Seulem ent,
pour beaucoup d ’écrivains, do n t le plus connu est Corneille,
ouvrages du passé.
Car si les facteurs sociaux qui déterm inent le succès d ’un elle re sta it un v êtem en t tro p étro it qui les serrait de to u s côtés;
écrit lors de sa p aru tio n et encore d u ra n t la vie de son auteur pour le th éâtre racinien, p a r contre, elle deviendra une nécessité
e t les quelques années qui suivent sa m ort sont m ultiples et, interne de l’œ uvre. C’est là un phénom ène fréquent dan s l’his­
en grande p artie accidentels (m ode, publicité, situation sociale toire de l’a rt e t d ont il fau d rait essayer d ’expliquer le m éca­
de l’auteur, influence de certains personnages, p a r exemple du nism e : l’in stru m en t existe a v a n t la vision (et bien en ten d u
R oi au X V IIe siècle, etc.) ils disparaissent tous avec le tem ps pour a v a n t l’écrivain) qui p o u rrait s’en servir réellem ent. Q uoiqu’il
faire place à l’action de plus en plus exclusive d ’u n seul facteur en soit, R acine semble avoir tro u v é, dans la règle des trois
qui continue indéfinim ent à agir (bien que son action soit pério­ unités, l’in stru m en t privilégié et ad éq u at pour son th éâtre.
dique et n ’ait pas toujours la mêm e intensité) : le fait que, C’est q u ’en réalité les tragédies raciniennes d'Andromaque à
les hom m es re tro u v en t dans certains ouvrages du passé ce Phèdre, se jo u n t en un seul instant : celui où l'homme devient
q u ’ils sentent et pensent confusém ent eux-mêmes. C’est-à-dire, réellem ent tragiqu e p a r le refus du m onde et de la vie. U n vers
s’il s’agit d ’œ uvres littéraires, le fa it q u ’ils y tro u v en t des revient au m om ent décisif dans la bouche de tous les héros
êtres et des relations dont l’ensemble constitue l’expression de tragiques de R acine, un vers qui indique le « tem ps » de la
leurs propres aspirations à u n degré de conscience et de cohé­ tragédie, l’in sta n t où la relation du héros avec ce. q u ’il aime
rence q u ’ils n ’avaienl le plus souvent pas encore a tte in t eux- encore dans le m onde s’étab lit « p o u r la dernière fois ».
mêmes. Or, si n otre hypothèse est vraie, c’est précisém ent là A n d r o m a q u e . — Céphise, allons le voir pour la dernière fois (IV, 1).
le critère de l’œ uvre littéraire esthétiquem ent valable q u ’on peut J U N IE . — E t si je vous parlais pour la dernière fois (V, 1).
ainsi approcher entre autres p a r une analyse historico-socio- T i t u s . — E t je vais lui parler pour la dernière fois! (Il, 2).
logique. B é r é n i c e . — Pour la dernière fois, adieu, Seigneur (V, 7).
Ceci d it, quelle contribution la m éthode historico-sociolo- P h è d r e . — Soleil, je viens te voir pour la dernière fois ( I , 3 ).
gique peut-elle ap p o rter à l ’étude des ouvrages littéraires? Il
T o u t le reste, d 'Andromaque à Bérénice to u t au m oins, n ’est
nous semble q u ’après ce que nous venons de dire la réponse
q u ’exposition de la situ atio n , exposition qui n ’a pas d ’im por­
p e u t se form uler avec une certaine précision. Une telle m éthode
tance essentielle pour la pièce. Comme le d it Lukàcs, lorsque le
p eu t, en dégageant to u t d ’abord les différentes visions du
rideau se lève sur une tragédie, l’avenir est déjà présent depuis
m onde d ’une époque, m ettre en lum ière les contenus des grandes
l’éternité. Les je u x sont faits, aucune conciliation n ’est possible
œ uvres littéraires, et leur signification. Ce sera, p a r la suite, la
tâch e d ’une esthétique qu’on p o u rrait appeler sociologique de entre l’hom m e e t le m onde.
Quels sont les élém ents constitutifs des tragédies raciniennes?
dégager la relation entre la vision du m onde et l’univers d ’êtres
Les mêmes, dans les trois tragédies proprem ent dites to u t au
e t de choses dans l’œ uvre, et celle de l’esthétique ou de la cri­
moins, Dieu, le M onde et l'H omme. Il est v ra i que le m onde est
tiq u e littéraires proprem ent dites, de dégager les relations entre,
représenté p ar plusieurs personnages divers depuis Oreste, H er-
d ’une p a rt, cet univers et d ’au tre p a rt, les m oyens et les tech­
mione, et P yrrhus ju sq u ’à H ippolyte, Thésée et Œ none. Mais
niques proprem ent littéraires q u ’a choisis l’écrivain pour 1 ex­
ils o n t tous en com m un le seul caractère v raim ent im p o rta n t
prim er. pour la perspective tragique, l’in au th en ticité, le m anque de
O n voit à quel point ces analyses se présupposent e t se
conscience et de valeur hum aine.
com plètent. A joutons qu’au cours de la présente étude, nous
Q u an t à Dieu, c’est le Dieu caché — Deus Absconditus — et
resterons presque continuellem ent au prem ier de ces deux
c’est pourquoi nous croyons pouvoir dire que les pièces de
paliers esthétiques, celui du ra p p o rt entre la vision et l’univers.
Racine, d'Andromaque à Phèdre, sont profondém ent ja n sê-
Q u ant à la relation entre cet univers et les m oyens d ’expression
352 LE D I E U CACHÉ LA V IS IO N T R A G IQ U E D A N S L E T H É Â T R E D E R A C IN E 353

nistes, bien que R acine soit en conflit avec P ort-R oyal qui n ’ai­ a) L E S T R A G É D IE S D U R E F U S
m ait pas la comédie, mêm e (et peu t-être surtout) lorsqu’elle
ex prim ait sa propre vision. A joutons aussi que, si les dieux I. — ANDROMAQUE
des tragédies raciniennes sont des idoles païennes, c’est q u ’au
X V I I e siècle, le chrétien R acine ne p ouvait plus, ou ne p o u v ait A v a n t d ’aborder l’étude de la pièce elle-même, il nous fa u t
pas encore, représenter le Dieu chrétien et janséniste sur les p a rle r quelque peu des préfaces raciniennes. Disons to u t d ’abord
planches, de mêm e que si, à l’exception de T itus, les person­ q u ’elles constitu en t, pour le sociologue, un tex te de n atu re
nages tragiques de ses pièces sont des femmes, c est que la entièrem ent différente des pièces. Ces dernières rep résentent un
passion est un élém ent im p o rtan t de leur hum anité, ce que le univers d ’êtres, de choses et de relations dont il doit analyser
X V I I e siècle a u ra it difficilement accepté d ’un personnage m as­ la stru ctu re et la signification, les prem ières exprim ent seule­
culin. Mais ce sont là des considérations extérieures^ qui ne m en t la pensée de l’écrivain, la m anière dont il a pensé et
to u ch en t pas l’essentiel de ces pièces. Le Soleil de Phèdre est, com pris lui-m êm e son œ uvre. Or, bien que ce soient des tex tes
en réalité, le m êm e D ieu tragique que le Dieu caché de Pascal, hautement intéressants q u ’il ne fau t à aucun p rix négliger ou sous-
de même q u ’A ndrom aque, Ju n ie, Bérénice et P hèdre sont les estim er, il n ’y a nulle raison nécessaire que leur contenu
incarnations concrètes de ces « appelés » dont la reconnais­ soit exact et valable, pour que l’au teu r ait compris le sens et
sance constitue dans l'Écrit sur la Grâce un des critères pour la stru ctu re objective de ses écrits. Il n ’y a rien d ’absurde
différencier les jansénistes des calvinistes, ou de ces justes à dans l’idée d ’un écrivain ou d ’un poète qui ne com prendrait
qui la grâce a m anqué, dont parle la prem ière des cinq propo­ pas la signification objective de son œ uvre. L a pensée concep­
sitions condam nées p a r l’Église. tuelle et la création littéraire sont deux activités de l ’esprit
P a rta n t du thèm e central de la vision tragique, l’opposition essentiellem ent différentes *, qui peuvent très bien être réunies
radicale entre u n m onde d’êtres sans conscience auth en tiq u e et dans une seule individualité, m ais qui ne doivent pas l ’être néces­
sans grandeur hum aine et le personnage tragique, d ont la gran ­ sairement. A joutons cependant que, même dans ce dernier cas,
deur consiste précisém ent dans le refus de ce m onde et de la les textes théoriques o n t une im portance très grande pour
vie, deux types de tragédie deviennent possibles : la tragédie l’étude de l’œ uvre, car s’ils n ’en dégagent pas la signification
sans et la tragédie avec péripétie et reconnaissance, la prem ière objective, ils ne reflètent pas moins de très nom breux p ro ­
se divisant à son to u r en deux types selon que le m onde ou blèm es posés à l’écrivain p ar son activité de création proprem ent
le héros tragique sera au centre de l’action. littéraire. Seulem ent, dans ce cas, il fau d ra les lire pour y cher­
L a tragédie « sans péripétie ni reconnaissance » est celle dans cher, non pas des renseignements théoriques vrais, mais des
laquelle le héros sait clairem ent, dès le début, q u ’aucune conci­ symptômes, il fau d ra, non seulem ent les com prendre, m ais aussi
liation n ’est possible avec u n m onde dépourvu de conscience les interpréter et cela à la lum ière de l’œ uvre, sur le p lan de la
auquel il oppose, sans la m oindre défaillance ou illusion, la psychologie individuelle avec to u tes les difficultés que cela
grandeur de son refus. Ce type de tragédie, Andromaque s en représente, car l’individu R acine n ’est accessible à la sociologie
approchera de très près, Britannicus et Bérénice le réaliseront historique que lorsqu’il écrit des pièces esthétiquement valables,
respectivem ent dans l’une et dans l’au tre de ses deux formes. sa personne re sta n t p a r ailleurs étrangère à ce dom aine d ’in ­
L ’au tre ty p e de tragédie est celui où il y a péripétie parce vestigations.
que le personnage tragique croit encore pouvoir vivre sans com ­ Ceci dit, constatons que, suiv an t en cela A ristote, R acine
prom is en im posant au m onde ses exigences, et reconnaissance écrit, dans la préface d ’Andromaque et le rép étera dans celle
parce q u ’il finit p a r prendre conscience de l’illusion à laquelle il de Phèdre, que les personnages tragiques, c’est-à-dire « ceux
s’é ta it laissé aller. C’est, entre autres en ta n t que recherche d o n t le m alheur fa it la catastrophe de la tragédie » ne sont « ni
d ’une tragédie de ce type, que nous essayerons de com prendre to u t à fait bons ni to u t à fait m échants ». Form ule qui s’a p ­
Bajazet et M ithridate, en ta n t qu’approche que nous com pren­ p liquait à beaucoup de tragédies antiques, qui s’applique encore
drons Iphigénie, et enfin comme réalisation, que nous com pren­ en p artie à A ndrom aque, m ais qui ne v a u t ni pour Ju n ie, ni
drons Phèdre. pour T itus, les deux to u t à fait bons, n i pour Phèdre d ont la 1
Cela d it, nous analyserons les pièces de Racine dans l’ordre
1. D ans u n e le ttre à l’ab b é Le V asseur, R acine co n state lui-m êm e ce tte diffé­
chronologique qui, p our une fois (sans que ce soit là une nécessité rence : « Les poètes o n t cela des hypocrites, écrit-il, q u ’ils d éfendent to u jo u rs ce
générale) est aussi l’ordre de leur logique interne. q u ’ils font, m ais que leu r conscience ne les laisse ja m a is en repos » (lettre de 1659
o u 1660). R acine : Πuvres, E d M esnard,. t . V I, p . 373.
LA V IS IO N T R A G IQ U E D A N S L E T H E A T R E D E R A C IN E 355
354 LE D IE U CACHÉ

seule caractéristique valable serait « to u t à fait bonne et to u t à essentiels pour son univers m oral et hum ain. C’est pourquoi elle
fa it m échante en mêm e tem ps ». A joutons aussi que, dans la ne pourra choisir que la m o rt qui sauve l’une et l’au tre de ces
perspective de la tragédie racinienne, la form ule « ni to u t à fa it deux valeurs, — dans la pièce et pour elle — antagonistes et en
bon ni to u t à fait m échant » s’applique encore dans une grande même temps inséparables.
m esure aux hom m es qui constituent le m onde et que cette Mais, to u t en é ta n t le seul être hum ain de la pièce, A ndro­
différence qualitative entre l’hom m e tragique et l’hom m e dans m aque n ’en est pas le personnage principal. Elle se tro u v e à la
le m onde, propre à la tragédie m oderne, crée la différence en tre périphérie. Le v rai centre, c’est le monde et, plus concrètem ent,
celle-ci et les grandes tragédies antiques; différence qui s’ex­ le m onde des fauves de la vie passionnelle et amoureuse.
prim e dans le dom aine de la technique littéraire p a r le fa it que Il serait cepend an t fau x d ’isoler cette passion sans conscience
le chœ ur est aussi indispensable à la tragédie antique q u ’in­ ni grandeur, qui caractérise aussi bien P y rrh u s q u ’Oreste et
concevable dans la tragédie racinienne. Nous y reviendrons Herm ione, des autres dom aines de la vie. P en d an t to u te l’ac­
lors de l’analyse de Britannicus L tion, la barbarie, la guerre, les assassinats des vaincus, les
Q uant à l’analyse des personnages, nous voyons R acine se ruines de Troie, créent une sorte d ’arrière-plan qui nous indique
servir, dans les deux préfaces, d ’argum ents rigoureusem ent que les fauves de la passion sont des égoïstes dépourvus de
contraires pour répondre aux critiques puisqu’il nous d it que to u te norm e éthique véritable et ne deviennent que tro p faci­
P y rrh u s est violent parce q u ’il « l’é ta it de son n atu rel » et q u ’il lem ent des fauves dans tous les autres dom aines de la vie x.
ne v eu t pas réform er les héros de l’antiquité, m ais que, p ar Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle
contre, pour A ndrom aque, il s’est « conformé à l’idée que nous Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle;
avons m ain ten an t de cette princesse », en la re n d an t fidèle Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants,
à H ector. Entrant à la lueur de nos palais brûlants.
Concluons q u ’il a suivi les lois de son univers en grandissant Sur tous mes frères morts se faisant un passage,
A ndrom aque pour accentuer l ’opposition radicale qui la sépare Et, de sang tout couvert, échauffant le carnage;
Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants
de P yrrhus. Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants;
Il n ’y a dans la pièce que deux personnages présents : le Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue :
M onde et Andromaque et un personnage présent et absent à la Voilà comme Pyrrhus vint s’offrir à ma vue, (III, 8) 12.
fois, le D ieu à double visage incarné p a r H ector et A styanax
et leurs exigences contradictoires et p a r cela mêm e irréalisables. Il y a déjà dans le m onde d ’Oreste, d ’H erm ione et de P y r­
Il est clair q u ’H ector annonce déjà le Dieu de B ritannicus et rhus, celui de N éron et d ’Agrippine, exactem ent comme dans
de Phèdre, sans cependant s’identifier à lui, car Andromaque Britannicus, N éron sera dominé p ar le mêm e am our am oral et
est encore u n dram e, to u t en é ta n t déjà très près de la tragédie. inconscient que nous rencontrons chez les trois personnages
Le Monde est représenté p a r trois personnages psychologi­ d ’Andromaque. Le m onde est toujours le mêm e, les différentes
quem ent différents, car R acine crée des êtres vivants et indi­ pièces m e tte n t seulem ent l’accent sur l’un ou l’au tre de ses
vidualisés, m ais moralement identiques p ar leur absence de aspects.
conscience et de grandeur hum aine. Ainsi les différences qui L ’analyse des personnages et de leurs paroles devient, dans
séparent P y rrh u s des deux autres n ’existent que selon l’optique ce tte perspective, facile et presque évidente. Oreste et P y rrh u s
d ’une analyse psychologique, extérieure à l’œ uvre. P o u r le sont, eux aussi, placés d evant une alternative, mais ils n ’au ­
p rim at de l'éthique, qui caractérise la tragédie et qui est sa pers­ ro n t jam ais une réaction digne d ’un hom m e au th en tiq u em en t
pective véritable, il n ’y a ni degrés ni approches, les êtres ont conscient, pas même celle (qui serait encore insuffisante pour
ou n ’ont pas une conscience hum aine authentique to u t comme l’univers racinien) du choix résolu et ouvert d ’un des term es
le Dieu de Pascal est présent et absent sans q u ’il y ait jam ais de l’alternative. L eur vie sera une perm anente oscillation, régie
une spiritualité, u n chemin qui mène vers lui et perm ette de p a r les événem ents extérieurs et non p ar leur propre conscience;
l’approcher. jetés d ’un côté ou de l’autre, ils feront, le plus souvent, le
Le schème de la pièce est celui de to u te tragédie racinienne.
A ndrom aque se trouve placée d evant u n choix, dont les deux 1. Q u’on ne nous objecte p as que c’é ta it là des m œ u rs co u ran tes chez les Grecs, e t
q u e nos jugem ents m o rau x so n t anachroniques. D ’une p a rt, la pièce est écrite 9* 1
élém ents, fidélité à H ector et vie d ’A styanax, sont égalem ent xvii® siècle e t, d ’a u tre p a r t, ces ju g em en ts se tro u v e n t dans la pièce même e t n ?ont
p a s besoin d ’être in tro d u ite de l’extérieur.
2. V oir aussi I , 2. P y rrh u s : « T o u t é ta it ju s te alors... »
1. Il va sans dire que nous réservons le problème d 'E s th e r et d 'A th a lie ,
356 LE D I E U CACHÉ LA V IS IO N T R A G IQ U E D A N S L E T H É Â T R E D E R A C IN E 357

co n traire de ce q u ’ils disent ou veulent faire. E n apparence, Je passais jusqu’aux lieux où l’on garde mon fils.
O reste est venu réclam er A styanax; en réalité, cette mission Puisqu’une fois le jour vous souffrez que je voie
n ’est pour lui q u ’u n prétex te sans im portance, un mensonge ; Le seul bien qui me reste et d’Hector et de Troie, (I, 4).
la seule chose qui im porte est son am our pour H erm ione e t
Le h eu rt ne p o u v ait être plus radical. La suite est évidente.
nous l’apprenons dès la prem ière scène :
P y rrh u s — le m onde — lui propose le com prom is et lui annonce
la mission d ’O reste, le danger que court A styanax, et aussi son
Heureux si je pouvais, dans l’ardeur qui me presse.
Au lieu d’Astyanax, lui ravir ma princesse! (I, 1). refus de le livrer, seulem ent — car il y a toujours un seulem ent,
un m ais dans le m onde des P y rrh u s — son refus qui, dans le
J’aime; je viens chercher Hermione en ces lieux, (I, 1). dialogue avec Oreste, av ait p a ru absolu, inspiré de certaines
norm es éthiques, n ’é ta it q u ’une ruse, u n m oyen pour fléchir
Nous apprenons aussi, dès cette prem ière scène, et avant A ndrom aque. P y rrh u s dem ande m ain ten an t sa récom pense :
q u ’il paraisse, le désordre, le m anque de norme directrice et
Je défendrai sa vie aux dépens de mes jours.
consciente qui caractérise la vie de P yrrhus : Mais parmi ces périls où je cours pour vous plaire.
Me refuserez-vous un regard moins sévère? (I, 4).
Il peut, Seigneur, il peut, dans ce désordre extrême,
Épouser ce qu’il hait, et perdre ce qu’il aime (I, 1).
Or, c’est ici que la pièce, qui av a it com m encé comme trag é­
die, tourne au dram e. L a réponse d ’A ndrom aque, to u t en ay a n t
La mêm e chose en ce qui concerne H erm ione : à prem ière vue la véracité absolue qui caractérise le personnage
Toujours prête à partir, et demeurant toujours, (I, 1). tragique, nous semble déjà contenir en germe sa « faute »
fu tu re. Elle oppose à P y rrh u s les exigences de l’éthique et de la
grandeur hum aine :
Le dialogue avec P yrrhus s ’annonce, bien entendu, au même
niveau : Seigneur, que faites-vous, et que dira la Grèce?
Pressez : demandez tout, pour ne rien obtenir. Faut-il qu’un si grand cœur montre tant de faiblesse?...
Sauver des malheureux, rendre un fils à sa mère,
Il vient......... (I, 1). De cent peuples pour lui combattre la rigueur
Sans me faire payer son salut de mon cœur...
Ainsi, avec H erm ione, Oreste, P yrrhus, nous sommes dans Seigneur, voilà des soins dignes du fils d’Achille... (I. 4).
le m onde de la fausse conscience, du bavardage. Les paroles
ne signifient jam ais ce q u ’elles disent; ce ne sont pas des m oyens Sans doute A ndrom aque pense-t-elle réellem ent to u t ce qu’elle
d ’exprim er l’essence intérieure e t authentique de celui qui les d it. Ce sont ses propres valeurs, son essence mêm e q u ’elle
prononce, m ais des instrum ents q u ’il emploie pour trom per les exprim e. C’est ainsi q u ’elle ag irait si elle é ta it à la place de
autres et se tro m p er lui-même. C’est le m onde faux et sauvage P y rrh u s. Mais elle n ’a et ne p eu t avoir aucune illusion sur la
de la non-essentialité, de la différence entre l’essence et l’ap­ possibilité de lui faire com prendre ses paroles. Le monde des
parence. vérités absolues est pour lui un m onde fermé. P o u rta n t, elle
Mais, dès la scène 4, A ndrom aque ap p araît et 1 atm osphère fe in t de lui parler réellem ent et en to u te bonne foi. Il y a dans
change. Son arrivée nous place dans l’univers de la vérité abso­ ces paroles d ’A ndrom aque lorsqu’elles s’adressent à P y rrh u s
lue, sans com prom is de l’hom m e tragique. P yrrhus a beau être quelque chose qui tie n t de l’ironie ou de la ruse, car elle parle
son m aître, celui do n t dépend sa vie e t celle de son fils, lors­ a u fauve com m e si elle p arlait à u n hom m e.
q u ’il lui dem ande : P our le personnage tragique, il y a sans doute ici faute, m ais
fa u te à peine esquissée et qui restera telle, même dans le
... Me cherchiez-vous, Madame? m ariage avec P y rrhus. A ndrom aque annonce P hèdre, m ais
Un espoir si charmant me serait-il permis? (I, 4). l’annonce seulem ent car elle n ’est jam ais prise elle-même p ar
l’illusion de pouvoir vivre dans le m onde et de se réconcilier
L a réponse d ’A ndrom aque est claire et sans équivoque, et avec lui. Ce q u ’elle espère seulem ent réaliser p ar sa ruse, ce
cela m algré le danger et les risques q u ’elle encourt : so n t les conditions qui ren d raien t son refus, non seulem ent

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