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SUBRAHMANYAM, Sanjay. Du Tage Au Gange Au XVIe Siècle Une Conjoncture Millénariste À L'échelle Eurasiatique.
SUBRAHMANYAM, Sanjay. Du Tage Au Gange Au XVIe Siècle Une Conjoncture Millénariste À L'échelle Eurasiatique.
Histoire, Sciences
Sociales
Subrahmanyam Sanjay. Du Tage au Gange au XVIe siècle : une conjoncture millénariste à l'échelle eurasiatique. In: Annales.
Histoire, Sciences Sociales. 56ᵉ année, N. 1, 2001. pp. 51-84;
doi : https://doi.org/10.3406/ahess.2001.279934
https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_2001_num_56_1_279934
Cet article traite d'un moment important de l'histoire mondiale du XVIe siècle, celui de la convergence
des grandes découvertes et des puissantes attentes millénaristes qui habitaient de nombreuses
sociétés, du Portugal à l'Inde. À partir des recherches récentes sur le millénarisme politique dans les
pays méditerranéens, cet essai se propose de souligner le rôle de l'Iran comme de l'Inde dans cet
ample phénomène et d'y inclure également celui du Portugal. Une date d'une grande portée — l'an
1000 du calendrier de l'hégire (en 1591-1592) — est mise en relief et replacée dans le contexte de
courants politiques et culturels plus vastes. Du point de vue méthodologique, cet article tente d'établir
un lien entre des histoires culturelles bien souvent séparées de façon artificielle et préconise un retour
à une histoire à l'échelle mondiale, qui ne devrait néanmoins être ni purement matérialiste ni fondée
uniquement sur une forme de « libre association » sémiotique.
Abstract
From the Tagus to Ganges in the Sixteenth Century: A Millenarian Conjoncture on an Eurasian Scale.
This essay seeks to highlight a significant moment of the Great Discoveries came together with
powerful millenarian expectations that embraced a diversity of societies from Portugal to India. Building
on recent work concerning political millenarianism in the Mediterranean, the essay seeks equally to
emphasize the place of Iran and India in a larger process, and also to include the Portuguese
experience within the ambition of discussion. The significance of a calendrical event, namely the year
1000 of the Hegiran calendar (in 1591-1592), is brought into relief by embedding it in larger political
and cultural currents. In methodological terms, an argument is made for the connectedness of cultural
histories that are all-too-often artificially separated; a plea is thus made for a return to a history on a
world-scale, which should however be neither purely materialistic nor based merely on a form of
semiotic "free association " .
DU TAGE AU GANGE AU XVIe SIECLE :
Sanjay Subrahmanyam
Cet article a été commencé il y a plusieurs années. Une première version a paru dans les
Working Papers in Early Modern History, Department of History, University of Minnesota,
octobre 1994. Je tiens à exprimer ma reconnaissance envers plusieurs de mes collègues qui
m'ont apporté leur aide, tout particulièrement le regretté Jean Aubin et Kathryn Babayan,
Estelle Bouchej, Cornell Fleischer, Maurice Kriegel, Derryl Maclean, Geoffrey Parker, James
Tracy et Inès Županov.
1. Fernâo Lopes de Castanheda, Historici do Descobrimento e Conquista da India pelos
Portugueses, Manuel Lopes de Almeida (éd.), Porto, Lello e Irmâo, 1979, t. I, pp. 71-72.
2. Pour ne prendre que deux exemples de réflexion à l'échelle « globale », citons l'ouvrage
de Katib Çelebi, Cihânniimâ écrit au milieu du xvne siècle ; lire à ce propos Matthias Norberg
(trad.), Gihan Numa, Geographia orientalis, 2 vols, Londini Gothorum, 1818 ; et celui
d'Antonio Galvâo, Tratado dos Descobrimentos (1563), Visconde de Lagoa et Elaine
Sanceau (éds), 4e éd., Barcelos, Livraria Civilizaçâo, 1987.
3. William H. McNeill, Plagues and Peoples, Oxford, Basil Blackwell, 1977.
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Annales HSS, janvier-février 2001, n° 1, pp. 51-84.
HISTOIRE GLOBALE
Potosí en Bolivie à partir des années 1570, ou du Japon à peu près à la même
époque, entraînant parfois de désastreux effets d'inflation et à l'origine de
révoltes sociales, et ayant même inspiré incidemment Don Quichotte, au
dire de Pierre Vilar4. Les plantes et les animaux, selon les partisans de la
thèse de l'échange colombien, qui présentaient tous deux un potentiel de
développement pour l'agriculture et le bétail, annihilèrent aussi parfois
d'anciens styles de vie et décimèrent d'anciennes populations5. Mais, outre
toutes ces thèses assurément valides, un autre type de phénomène se
produisit à l'échelle globale au cours des xve, xvf et xvne siècles, qui eut de très
amples répercussions sur les plans culturels, sociaux et même politiques6.
Je fais ici allusion au réseau complexe de mouvements politiques
millénaristes qui accompagnent le processus de l'expansion européenne, y insufflant
parfois des apports idéologiques déterminants. On a beaucoup écrit sur ces
mouvements, considérés comme des foyers de rébellion et de résistance,
ou des mécanismes de défense désespérée de groupes menacés qui
produisirent leurs propres prophètes, comme à Canudos au XIXe siècle. Ces points
de vue corroborent le célèbre essai de Norman Cohn qui, en 1957, cherchait
à démontrer comment, « à plusieurs reprises en Europe, entre la fin du
XIe siècle et la première moitié du xvie, il arriva que le désir des pauvres
d'améliorer leurs conditions de vie s'imprégna des fantasmes d'un nouveau
Paradis sur terre7 ». Mais qu'en est-il du millénarisme politique en tant
qu'idéologie dominante, fondement d'empires et moteur des ambitions
impériales ? C'est ce phénomène, moins souvent étudié bien que résolument
mondial et lié aux débuts de l'époque moderne, que cet article se propose
d'explorer.
Prélude
4. Pour un compte rendu des débats récents sur la question, voir Dennis O. Flynn et
Arturo Giráldez (éds), Metals and Monies in an Emerging Global Economy, Aldershot,
Variorum, 1997.
5. Voir par exemple Alfred W. Crosby, Ecological Imperialism: The Biological Expansion
of Europe, 900-1900, Cambridge, Cambridge University Press, 1986.
6. Voir à ce sujet la très bonne étude récente des « racines de^ la globalisation » de Serge
Gruzinski, à cette période, A passagem do século, 1480-1520: As origens da globalizaçâo,
Sâo Paulo, Companhia das Letras, 1999.
7. Norman Cohn, The Pursuit of the Millennium: Revolutionary Messianism in Medieval
and Reformation Europe and its Bearing on Modem Totalitarian Movements, 2e éd., New
York, Harper and Row, 1961, p. xni.
8. À propos du contexte de cette expédition, voir Geneviève Bouchon, Albuquerque, le
lion des mers d'Asie, Paris, Éditions Desjonquères, 1992, pp. 223-227.
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[Notre flotte] étant ainsi à l'ancre dans cette mer, un signe apparut dans
le ciel en direction de la terre du Prêtre Jean, une grande croix très brillante,
aux contours très nets et des plus resplendissantes : je vis un nuage s'en
approcher, mais au moment où il allait l'atteindre, il se brisa en morceaux
et ne la recouvrit pas ; le signe demeura ainsi longtemps dans le ciel, vu et
adoré par beaucoup, et certains furent tellement saisis de ferveur qu'ils
éclatèrent en sanglots, car Notre Seigneur nous montrait ce signe en direction
des terres du Prêtre Jean où II se tenait lui-même pour que nous le servions
au mieux ; et nous, hommes de trop peu de foi, n'osâmes pas nous lancer
dans cette direction9.
Cette dernière remarque fait allusion aux vents ainsi qu'à la révolte de
l'équipage, qui ralentirent la flotte portugaise et frustrèrent Albuquerque
dans ses ambitions, même si sa présence en mer Rouge l'a certainement
aidé à recueillir des informations sur l'Hijaz et l'emplacement des villes
saintes musulmanes. Peu après, par une autre nuit, son attention fut de
nouveau attirée par un phénomène céleste, qu'il décrit dans une lettre au
roi dom Manuel :
Une nuit donc, nous vîmes un rayon [de lumière] très long et très large
traverser le ciel ; ce n'était pas une étoile, mais plutôt un éclair de feu
(ray о de fо go), venant du côté de la terre du Prêtre Jean et s 'étendant assez
loin dans le ciel, et il passa et tomba sur les terres de Juda [Djedda] et de
Meqa [La Mecque] 10.
Ce signe lui parut était tout aussi clair que le premier, même si, à cette
occasion et contrairement à la précédente, Albuquerque ne demanda pas
« de mener une enquête sur tous ses navires » ; nous ignorons également
si les Portugais tombèrent à genoux pour prier (se asemtou em jyolhos e
hadorou) comme ils l'avaient fait auparavant. Néanmoins, dans sa lettre à
Duarte Galvào, le gouverneur portugais ne manqua pas de noter précisément
un ancien hadîs (ou tradition du Prophète) sur le rôle eschatologique des
Habashis (ou Éthiopiens) quant à la destruction de la Maison de Dieu (à
La Mecque) à la fin des temps :
Les Maures tenaient pour prophétie qu'il [le Prêtre Jean] nourrirait ses
éléphants et ses chevaux dans la maison de Dieu à La Mecque, et qu'il
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HISTOIRE GLOBALE
11. R. A. de Bulhâo Pato (éd.), Cartas..., op. cit., vol. I, p. 400. «Os mouros tem рог
profecia que elle [Preste Joâo] ha de dar de comer aos alifantes e aos seus cavalos na casa
de Meca, e que per meyos d'elle ha de vyr sua destroyçâo e nossa ajuda, e foi mui grande
açoute pera elles a emtrada do Mar Roxo. »
12. Michèle Membre, Mission to the Lord Sophy of Persia (1539-1542), A. H. Morton
(trad.), Londres, School of Oriental and African Studies, 1993, pp. 25-26.
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HISTOIRE GLOBALE
16. Voir Vitorino Magalhaes Godinho, Mito e mercadoria, utopia e prâtica de navegar,
séculos хш-xviii, Lisbonne, Difel, 1990. Sur l'influence de Joachim de Flore aux alentours de
1500, voir Marjorie Reeves, The Influence of Prophecy in the Later Middle Ages: A Study in
Joachimism, Oxford, Clarendon Press, 1969, et Delno C. West et Sandra Zimdars-Swartz,
Joachim of Fiore: A Study in Spiritual Perception and Histoiy, Bloomington, University of
Indiana Press, 1983, pp. 108-109, passim.
xvie17. siècle
Voir àet cela sujet
prise l'essai
de conscience
de Cemal ottomane
Kefadar, du« Les
déclin»,
troubles
Annales
monétaires
ESC, de46-2,
la fin
1991,
du
pp. 381-400.
18. Nous venons d'apprendre que le livre de Cornell Fleischer, A Mediterranean
Apocalypse, que j'ai eu la chance de consulter partiellement sous sa forme manuscrite, sera publié
prochainement aux Presses de l'université de Californie.
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S. SU В RAH M AN YAM TEMPS CROISES
Philippe II sur la Méditerranée tout entière19. Ceci est sans conteste possible,
mais il convient aussi de relier le millénarisme ottoman aux théories
similaires répandues plus à l'est (notamment dans l'Iran safavide, l'Inde moghole
et le Deccan), et il serait judicieux d'inclure également le Portugal aux
confins occidentaux de l'Eurasie, pour comprendre plus amplement la
Méditerranée. Cela contribuerait à éclairer les allusions faites au cours de la
conversation entre Akbar et Monserrate, même si celle-ci ne se déroula ni
sur les rives du Tage, ni sur celles du Gange, mais plutôt à mi-chemin, sur
celles de l'Indus.
La Méditerranée et au-delà
19. Voir par exemple, Richard L. Kagan, Lucrecia's Dreams: Politics and Prophecy in
Sixteenth-Century Spain, Berkeley, University of California Press, 1990 ; voir également
l'ouvrage
del' 500, Milan,
plus ancien
Giulio de
Einaudi,
Carlo Ginzburg,
1976, et Donald
II formaggio
Weinstein,
e i vermi:
Savonarola
II cosmo
and Florence:
di un mugnaio
Prophecy and Patriotism in the Renaissance, Princeton, Princeton University Press, 1970.
20. En tout cas, actuellement, on avance fréquemment que l'importance accordée à l'an
1000 (comme à l'an 1033) fut en grande partie une construction a posteriori dans le cas des
chrétiens, même si elle est fondée sur l'œuvre de contemporains tel que Raoul Glaber (t 1050).
21. Edgar Leoni, Nostradamus: Life and Literature, New York, 1961 ; sur l'influence de
Nostradamus, voir Keith Thomas, Religion and the Decline of Magic, Londres, Weidenfeld
and Nicolson, 1971, pp. 405-406, passim.
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HISTOIRE GLOBALE
22. Cf. Ottavia Niccoli, Profeti e popolo nell' Italia del Rinascimento, Rome, Guido
Laterza, 1987.
23. Sur ce personnage, consulter l'ouvrage de référence de Yohanan Friedmann, Shaykh
Ahmad Sirhindi: A Outline of His Thought and a Study of His Image in the Eyes of Posterity,
Montreal, McGill University Press, 1971. Le travail en cours de Muzaffar Alam devrait
pourtant modifier nos vues sur l'importance de Sirhindi pour ses contemporains.
24. Roy Mottahedeh, The Mantle of the Prophet: Religion and Politics in Iran, New York,
Simon and Schuster, 1985, p. 92. Pour une présentation détaillée, voir Said Amir Arjomand,
The Shadow of God and the Hidden Imam, Chicago, University of Chicago Press, 1984.
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HISTOIRE GLOBALE
curieuse ď Al vise Gritti, fils illégitime d'un doge vénitien, qui était
brièvement apparu pour jouer un rôle majeur dans la politique de son temps. Sa
trajectoire est assez particulière, si on la compare à celle des grands scélérats
de l'époque, puisqu'il fut au centre d'un mouvement millénariste dont les
prophéties suggéraient que la destruction de l'Empire ottoman serait l'œuvre
du « fils d'un prince27 ». Comme le montre Finlay, cette prévision orienta
le comportement de Gritti, qui finit par se lancer dans une étrange
conspiration avec l'ambassadeur des Habsbourg auprès de la Sublime Porte,
Cornelius Schepper, jusqu'à entraîner sa propre disgrâce, comme peut-être
celle de son allié putatif, le grand vizir Ibrahim Pasha. Gritti resta chrétien
jusqu'à la fin de sa vie, et son identité chrétienne, qui joua, semble-t-il, un
rôle majeur dans ses ambitions, le mena aussi à sa chute (abandonné par
les Ottomans, il fut tué par ses ennemis en Hongrie à la fin de l'année 1534).
C'est dans ce contexte qu'il nous faut examiner l'œuvre composée par
un qâdi affilié à l'ordre soufi des Khalweti et dont le nom, ironie de
l'histoire, était Maulana 'Isa (c'est-à-dire Jésus). Ce texte en vers, le Jâmic
al-Maknûnât (« L'Abrégé des choses cachées »), achevé vers 1543, expose
en détail la rivalité entre Siileyman et l'empereur Charles Quint quant au
statut de souverain universel. Relevant avec précision les revendications du
sultan à ce propos, l'auteur suggère que des événements manifestes se
produiront avant l'an 960 de l'hégire (soit 1552-1553). Il n'est donc pas
totalement surprenant que la nature des prétentions de Siileyman ait évolué
quelque peu au cours des années 1550. Ce dernier tendit alors à se considérer
(et à l'être par ses courtisans) moins comme un conquérant (ce qui fut la
prérogative de Fatih Mehmed et de Sélim Ier) que comme un préservateur
de l'ordre intérieur (d'où son titre de Pâdishâh-i cÂlampanâh, Empereur et
Refuge du Monde, et, plus tard de Qânûnî, Dispensateur de la Loi)28. Plus
encore, la nature de ses ambitions extérieures semble s'être modifiée quelque
peu. Après avoir tendu à déstabiliser systématiquement le régime safavide
avec l'aide de membres dissidents de la famille royale, comme Alqas Mirza,
frère du shah Tahmasp, Siileyman chercha de plus en plus, à partir de 1550,
à marquer des frontières et à signer des traités, au moins avec ses voisins
asiatiques. De fait, si les Ottomans avaient comploté dans les années 1530
et au début des années 1540 ne serait-ce que pour prendre pied au Gujarat,
cela ne semble les avoir que fort peu mobilisés au début des années 1560,
lorsqu'ils tentèrent, par un échange d'ambassades, d'instaurer un modus
vivendi avec VEstado da India portugais. Il convient de ne pas confondre
l'aventurisme ottoman au Masqat et dans le golfe Persique, au cours des
années 1550 puis encore au début des années 1580, avec le rêve d'un
27. Robert Finlay, « Prophecy and Politics in Istanbul: Charles V, Sultan Suleyman, and
the Habsburg Embassy of 1533-1534 », Journal of Early Modem History, 2-1, 1998, pp. 1-31.
28. Cornell Fleischer, « The Lawgiver as Messiah: The Making of the Imperial Image in
the Reign of Suleyman », in G. Veinstein (éd.), Soliman le Magnifique et son temps, Paris,
Éd. du Louvre, 1992, pp. 159-177. Consulter aussi l'étude précédente et fondamentale de
Barbara Flemming, « Sâhib-kirân und Mahdi: Tiirkische Endzeiterwartungen im ersten Jahr-
zehnt der Regierung Suleymâns », in G. Kara (éd.), Between the Danube and the Caucasus,
Budapest, Akadémiai Kiadó, 1987, pp. 43-62.
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Le versant iranien
II [le shah Ismacil] est adoré en place d'un Ali, parent et apôtre de
Mahomet. Il [le déserteur] a vu des gens d'armes faire la prière dans son
pavillon. Sofi, la tête voilée, était au milieu d'une grande couronne, et
29. Pour une analyse de cette période, voir Sanjay Subrahmanyam, « The Trading World
of the Western Indian Ocean, 1546-1565: A Political Interpretation », in A. Teodoro de Matos
et L. F. Reis Thomaz (éds), A Carreira da India e as Rotas dos Estreitos: Actas do VIII
Seminário International de História Indo-Portuguesa, Angra do Heroismo, s. éd., 1998,
pp. 207-227.
30. J'ai analysé ces questions dans Sanjay Subrahmanyam, « A Matter of Alignment:
Mughal Gujarat and the Iberian World in the Transition of 1580-81 », Mare Liberum, 9, 1995,
pp. 461-479.
31. Jusqu'à maintenant, la meilleure étude de la formation de l'État et de la politique
iraniennes au début du xvie siècle est celle de Jean Aubin, «L'avènement des Safavides
reconsidéré », Moyen-Orient et océan Indien, 5, 1988, pp. 1-130.
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Ou encore, dans une veine légèrement plus ambiguë, à propos des pouvoirs
précis que shah Ismacil souhaite s'attribuer à lui-même :
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Ici transparaît, une fois de plus, l'image de soi du roi safavide, qui a
contaminé le vocabulaire des métaphores et des comparaisons en usage
pour le décrire. Cela est également manifeste dans le titre de Grand Soufi,
employé tout au long du XVIe siècle par les Européens pour caractériser les
Safavides. Au milieu de ce siècle, alors que l'empereur Maximilien préparait
un projet d'alliance avec l'Iran contre les Ottomans, c'est en ces termes
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38. Jean Aubin, « Per viam portugalensem. Autour d'un projet diplomatique de Maximilien II »,
Mare Luso-Indicum, 4, 1980, pp. 45-88.
39. A. H. Morton, « Introduction », in M. Membre, Mission to the Lord Sophy, op. cit.,
pp. xvii-xvii.
40. En Iran, les auteurs de l'époque associent également cette période à un autre signe
céleste porteur d'une signification politique, la comète de 1576-1577 ; voir par exemple Shaikh
Abu'L Fazl, Akbar Nâma, H. Beveridge (trad.), vol. III, réimpression New Delhi, Low Price
Publications, 1989, pp. 315-318.
41. Roger M. Savory, « A Curious Episode in Safavid History », in С. Е. Bosworth (éd.),
Iran and Islam: In Memory of the Late Vladimir Minorsky, Edimbourg, Edinburgh University
Press, 1971, pp. 461-73.
42. Mon analyse s'inspire en grande partie de l'importante étude de Kathryn Babayan, The
Waning of the Qizilbâsh: The Temporal and the Spiritual in Seventeenth-Century Iran,
Princeton University, Ph. D., 1993.
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43. Irène Mélikoff, « Le drame de Kerbela dans la littérature épique turque », Revue des
études islamiques, 24, 1966, pp. 133-148.
44. Écrivant au Deccan durant ces dernières années, le poète-lauréat moghol Faizi remarquait
que les astrologues (munajjimân) d'cIraq avaient dit au shah qu'il courait un danger particulier
(khatra-yi cazbn) cette année-là et qu'une force hostile (taqâtu0) était entrée dans son étoile.
Il rencontrerait des difficultés tant que cette force ne se serait pas éloignée. Cf. Ali D. Arshad
(éd.), Inshâ'-i Faizî, Lahore, Majalis-i Taraqi-i Adab, 1973, pp. 124-125.
45. K. Babayan, The Waning of the Qizilbâsh..., thèse citée, pp. 54-62.
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46. Pour une introduction aux nombreux documents sur le sujet, voir John A. Boyle, « The
Alexander Legend in Central Asia », in J. A. Boyle, The Mongol World-Empire, 1206-1370,
Londres, Variorum, 1977, pp. 217-228 et Minoo S. Southgate, Iskandarnamah: A Persian
Medieval Alexander Romance, New York, Columbia University Press, 1978.
47. Nizami Ganjawi, The Sikandar Nâmah-i-Bahri by Nizâmî, 2 vols, Aloys Sprenger,
Agha Muhammad Shustari et Moulawi AH Agha Ahmad Ali (éds), Calcutta, Asiatic Society
of Bengal, 1852-1869.
48. Voir aussi à ce propos Lucette Valensi, Venise et la Sublime Porte : la naissance du
despote, Paris, Hachette, 1987, pp. 59-70.
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49. Voir à ce sujet les remarques de Denys Lombard, « La conquête du monde par
Alexandre : un mythe aux dimensions eurasiatiques », in D. Lombard et R. Ptak (éds), Asia
Maritima: Images et réalité/Bilder und Wirklichkeit, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1994,
pp. 165-176.
50. J'ai suivi de près le résumé qui se trouve dans Mohammad Wahid Mirza, The Life and
Works of Amir Khusrau, Lahore, University of the Panjab, 1935, pp. 200-201 ; mais aussi
Peter Gaeffke, « Alexander and the Bengali Sufis », in A. W. Entwistle et F. Mallison (éds),
Studies in South Asian Devotional Literature, Research Papers, 1988-1991, New Delhi,
Manohar, 1994, pp. 275-284.
51. Pour une étude générale, voir cAbd al-Qadir al-Badayuni, Najât al-rashîd (achevé en
999/1591). L'auteur prétend que la secte remonterait au Sayyid Muhammad Nurbakhsh, du
Badakhshan, élève d'Abu Ishaq Khitlani. On dit qu'il fut à l'origine de tant de problèmes
qu'on envoya des troupes pour le combattre ; il s'enfuit par la suite en Iraq et l'on rapporte
que dans les montagnes de ce pays, il aurait été entouré de trente mille disciples. Une
monographie de Derryl Maclean, Waiting for the End of the World, qui va être publiée
prochainement, étudie ce mouvement en détail. Voir aussi Derryl Maclean, « La sociologie
de l'engagement politique : le Mahdawîya indien et l'État», Revue des mondes musulmans
et de la Méditerranée, 91/92, 2000, Mercedes Garcîa-Arenal (éd.).
52. Voir Saiyid Athar Abbas Rizvi, Muslim Revivalist Movements in Northern India in the
Sixteenth and Seventeenth Centuries, Agra, University of Agra, 1965, et Saiyid Athar Abbas
Rizvi, «The Mahdavi Movement in India», Medieval India Quarterly, 1-1, 1950, pp. 10-25.
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53. À propos de la visite de Faizi dans cette région, voir A. D. Arshad (éd.), Inshâ'-i Faizî,
op. cit., pp. 102-103, passim.
54. cAbd al-Qadir Badayuni, Muntakhab al-Tawârîkh, Kabir-ud-Din Ahmad, Maulavi
Ahmad cAli et William N. Lees (éds), Calcutta, Asiatic Society of Bengal, 1864-1869
(réimpression Osnabriick, Biblio Verlag, 1983, vol. I, pp. 319-320) ; G. S. A. Ranking, W. H. Lowe
et Wolseley Haig (trad.), Calcutta, Asiatic Society of Bengal, 1884-1925 (réimpression New
Delhi, Low Price Publications, 1990), vol. I, pp. 420-421.
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55. Il semble, selon les mémoires de Babur et d'après d'autres sources, que ce tremblement
de terre du 6 juillet 1505 fut également ressenti en Iran et dans d'autres pays et qu'il suscita
des chronogrammes.
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Mais les choses ne s'arrêtèrent pas là. Bien que son règne ait été le plus
étudié de ceux des grands Moghols, le contenu idéologique des discussions
et prises de position à la cour d'Akbar (r. 1556-1605), et de ses changements,
reste encore à étudier de manière approfondie. Très schématiquement, et
au risque de simplifier, on pourrait diviser en quatre phases le règne du
Grand Moghol, long d'un demi-siècle : la première est placée sous le signe
de l'apprentissage de Bairam Khan (aux tendances chiites) et du dénommé
atka khail, quand le souci majeur était la consolidation de l'héritage
territorial encore récent d'Humayun et que se manifestait une certaine sympathie
pour la secte chiite ; la deuxième couvre la dernière moitié des années
56. cAbd al-Qadir Badayuni, Muntakhab al-Tawârîkh, op. cit., vol. I, p. 415 ; trad. vol. I,
pp. 533-534. Le chronogramme révèle la date de l'an 961 de l'hégire.
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57. Au sujet de certains éléments de cette interprétation, voir Iqtidar Alam Khan, « The
Nobility under Akbar and the Development of His Religious Policy, 1560-1580 », Journal of
the Royal Asiatic Society of Great Britain and Ireland, 1968 ; Iqtidar Alam Khan, « Akbar' s
Personality Traits and World Outlook: A Critical Reappraisal », Social Scientist, 20-9/10,
1992, pp. 16-30.
58. Il serait intéressant d'élargir cette analyse pour y inclure la relation entre les Moghols
et les Jaïns, tels Hiravijaya Suri (1527-1595) ; cf. Paul Dundas, « Jain Perceptions of Islam
in the Early Modem Period », Indo-Iranian Journal, 42, 1999, pp. 35-46.
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millenium (et l'approche de l'année 990) était une période attendue avec
anxiété. Badayuni offre le récit d'un témoin direct de l'atmosphère de ces
années, remarquant que, déjà en l'an 987 de l'hégire, certains courtisans
avaient commencé à rassembler des preuves démontrant qu'Akbar était le
sâhib-i zamân (Maître de l'Age), qui devait dissiper toutes les différences
entre les soixante- douze sectes islamiques et les hindous. Peu de temps
après, l'émigrant iranien Sharif Amuli, appartenant à la secte Nuqtawi,
avança en se fondant sur des écrits du fondateur de cette secte, Mahmud
Pasikhani, qu'en l'an 990 de l'hégire, quelqu'un apparaîtrait pour délivrer
le monde des mensonges, et il laissa entendre que cette tâche incomberait
à Akbar. On sait que celui-ci, après la conquête du Gujarat, se mit en
relation avec des Mahdistes qui y résidaient (tel Miyan Mustafa Bandagi),
dont certains furent même conduits à sa cour pour participer à des débats
dans Ycibâdat khâna à Fathpur Sikri. Cette tendance se renforça plus encore
lorsque Khwaja Maulana Shirazi présenta un pamphlet, attribué aux sharifs
de La Mecque, démontrant que la terre existerait pendant sept mille années
au terme desquelles le Mahdi apparaîtrait ; ce qui, disait-il, coïncidait
exactement avec la fin du millenium islamique.
Ainsi, à partir de 987, chaque année apportait-elle son lot de rumeurs
et de prédictions. Certains chiites avancèrent pour leur part un poème qu'ils
attribuaient à Nasir-i Khusrau, contenant un sinistre présage :
59. cAbd al-Qadir Badayuni, Muntakhab al-Tawârîkh, op. cit., vol. П, p. 313 ; trad. vol. II,
p. 323.
72
S. SUBRAHMANYAM TEMPS CROISES
et assuma lui-même par la suite le rôle de khatîb, pour diriger les prières
du vendredi malgré son illettrisme. Il fut aussi tout près de se déclarer
calife des terres sunnites de l'Est, au même rang que les sultans ottomans.
La rhétorique exacerbée de ces années transparaît jusque dans le Târîkh-i
Akbarî de Muhammad cArif Qandahari, terminé à peu près à cette date, qui
note qu'Akbar, descendant de Timur à la septième génération, est destiné
à conquérir les sept régions du monde, à surpasser Alexandre dans ses
conquêtes et à vivre plus longtemps même que Noé60.
C'est aussi à cette époque qu'Akbar lança un important projet de
rédaction portant sur l'histoire de ses terres, le Târîkh-i Alfî, commencé en l'an
990 de l'hégire par un groupe de sept auteurs61, et ayant pour but de retracer
l'histoire du domaine islamique depuis la mort de Muhammad (le rihlai)
jusqu'à la millième année du calendrier des Croyants. Les participants,
Badayuni y compris, étaient censés écrire un ouvrage consensuel. Ce
programme fut confié à la responsabilité d'un seul auteur, un certain Mulla
Ahmad Thálie qui était, disait-on, sympathisant chiite. Après 1588,
l'ouvrage fut repris par Asaf Khan Jacfar Beg, pour être finalement revu et
corrigé par Badayuni lui-même.
Au moment où la rédaction touchait à sa fin, et même un peu plus tôt
en fait (dès le milieu des années 1580), Akbar semble s'en être désintéressé.
Le Târîkh-i Alfî (littéralement « L'histoire de mille ans ») était de toute
évidence un projet pertinent dans le contexte du millenium. Mais alors que
celui-ci approchait, la cour moghole se rendit sûrement compte que cette
chronique constituait une base plutôt incertaine pour fonder à long terme
un discours dynastique. Si le but recherché était d'apporter un fondement
idéologique à même de réconcilier les attentes culturelles de l'Asie centrale,
de l'Iran et de l'Inde autochtone, une idéologie officielle alliant le
symbolisme du feu (qui plaisait autant aux Iraniens qu'aux Rajput) à une relation
maître-disciple fondée sur une imitation de l'ancienne dyade safavide pîr-
murîd constituait une meilleure solution. Aussi, dans les années 1590, la
déclaration idéologique de la maturité abkarienne en vint-elle à se concentrer
sur les éléments du rayonnement divin (farr-i izadî) qui illuminait le
souverain en lui donnant une place à part, et sur l'organisation institutionnelle
du Tauhîd-i Ilahî, dans lequel les membres de la classe dominante étaient
liés au souverain moghol en tant que disciples spirituels.
L'an 1000 (1591-1592) se déroula donc sans grande cérémonie, et la
principale victoire moghole de l'année — la conquête du Sind — n'est
pratiquement jamais mentionnée dans les textes de l'époque comme la
confirmation de l'imminent triomphe universel des Moghols. Au Deccan,
dans le royaume d'Ahmadnagar, une coalition mahdiste menée par un
60. Muhammad cArif Qandahari, Târîkh-i Akbari, Haji Mucinu'd-Din Nadwi, Azhar cAli
Dihlawi et Imtiyaz cAli cArshi (éds), Rampur, Raza Library, 1962, pp. 5-6 ; id., Tasneem
Ahmad (trad.), Delhi, Pragati Publications, 1993, pp. 10-12.
61. On trouvera de nombreux renseignements utiles sur ce texte et d'autres documents de
cette période dans Saiyid Athar Abbas Rizvi, Religious and Intellectual History of the Muslims
in Akbar' s Reign, 1556-1605, New Delhi, Munshiram Manoharlal, 1975.
73
HISTOIRE GLOBALE
En l'an 1000 de l'hégire [1591-1592], Jaunpur était son jâgîr [de Qilij
Khan]. Muhammad Sacid, fils de Miram Qilij, le fils de son frère, occupait
un rang de 600/300 zat/sawâr64 et était réputé de par le monde pour son
ascétisme, sa générosité et son respect de la vérité. L'auteur de ces pages,
le shaikh Farid Bhakkari, était dîwân de Bir. [...]. Muhammad Sacid relate
cette histoire étrange et extraordinaire : Qilij Muhammad Khan souhaitait
construire un bâtiment grandiose à Jaunpur. Alors que l'on creusait des
fondations profondes, le sommet d'une coupole en maçonnerie apparut.
Qilij Khan en fut informé. [...] On enleva la terre qui s'était entassée tout
autour. Une grande porte de fer munie d'un énorme cadenas en fer pesant
un mân apparut. Qilij Muhammad Khan força la serrure et pénétra dans le
bâtiment à coupole avec tous les grands de la région. Il vit un homme de
haute stature à barbe grisonnante et au teint jauni, assis en tailleur dans
la posture âsan des yogis, le visage tourné vers la qibla, et en profonde
méditation. À cause du bruit de l'ouverture de la porte et de la foule, du
vacarme et de la clameur des hommes, il leva la tête à la manière de celui
qui s'éveille d'un somme et demanda dans la langue hindavi si l'incarnation
(avatar) de Ram Chandra avait eu lieu ; ils répondirent par l'affirmative.
Il demanda si Sita, qui avait été enlevée et emmenée par Ravan à Lanka,
était revenue aux mains de Ram Chandra ; ils répondirent par l'affirmative.
Il demanda si l'incarnation de Krishna avait eu lieu à Mathura ; ils
répondirent que cela faisait quatre mille ans qu'il était venu et reparti. Il demanda
alors si le Sceau de la Prophétie, l'Élu, Hazrat Muhammad, que les saluta-
62. Voir The History of the Nizâm Shâhi Kings of Ahmadnagar, T. Wolseley Haig (trad.),
Bombay, Asiatic Society, 1923, pp. 201-203, passim.
63. Un recueil récent d'histoires de cette période évoque le contexte et le sens de la
spécificité du récit que nous analysons ci-après, Simon Digby, Wonder Tales of South Asia,
translated from Hindi, Urdu, Nepali and Persian, Jersey, Orient Monographs, 2000.
64. Les chiffres correspondent aux rangs numériques dans le système moghol de la
mansabdâri.
74
S. SUBRAHMANYAM TEMPS CROISES
tions et la paix d'Allah soient avec lui, était déjà apparu en Arabie ; ils
dirent que mille années s'étaient écoulées depuis que Sa Sainteté avait
quitté ce monde après avoir abrogé toutes les fausses religions et promulgué
la vraie religion de l'Islam. Il demanda si le Gange coulait encore ; ils
répondirent qu'il faisait toujours la gloire du monde. Il leur demanda de
l'emmener dehors. Qilij Muhammad Khan fit dresser sept tentes contiguës
devant la porte du bâtiment à coupole. Chaque jour, le yogi se déplaça
d'une tente à une autre, jusqu'au huitième jour où il sortit et récita ses
prières selon les rites de la juste religion du Prophète. Il vécut pendant six
mois. Il ne parlait à personne et se consacrait aux prières et aux dévotions.
Il mangeait et dormait comme tout autre être humain. Après six mois, il
mourut. Une fois que son coips fut préparé et recouvert d'un linceul, il fut
enterré.
Farid Bhakkari note solennellement que cette histoire semble quelque peu
improbable. Mais elle lui fut racontée par des hommes bien nés et tout à
fait dignes de foi, et ne pouvait donc être niée totalement. Il poursuivit ainsi :
Mizra Muhammad Sacid dit que cet événement eut lieu en sa présence.
Cet événement est [pourtant] loin des arguments rationnels. D'abord, un
être humain est fait d'argile, elle-même faite de terre et d'eau. Et d'après
Hazrat, Adam, l'élu (que les salutations et la paix d'Allah soient avec lui),
jusqu'à l'an 1060 de l'hégire [l'année 1650 du calendrier chrétien], une
période de huit mille ans s'est écoulée, tandis que cet homme qui apparut
dans le bâtiment à coupole a prospéré, selon la croyance des hindous, avant
l'incarnation de Raja Ram Chandra qui vécut il y a quatre millions d'années,
lorsque vivait la communauté des génies créés à partir du feu. [...] La
Création de Dieu ne fait aucun doute. N'en déplaise aux arguments
rationnels, considérer encore la parole de Mirza Muhammad Sacid comme un
mensonge est un grave péché : car pourquoi un haut dignitaire comme lui
raconterait-il un mensonge, deviendrait-il pécheur et serait-il privé de la
miséricorde de Dieu ?65
75
HISTOIRE GLOBALE
reçoit d'autres traditions, souvent bien plus anciennes, pour les incorporer
dans une position implicitement subalterne. Les principaux avatars de
Vishnou, Rama et Krishna sont donc inscrits ici dans une succession qui se
termine sur le « Sceau de la Prophétie », c'est-à-dire Mahomet lui-même.
Du Gange au Tage
76
S. SUBRAHMANYAM TEMPS CROISES
pouvait être pris de façon littérale69. Entre Jean Ier et l'infortuné roi
Sébastien, à la fin du xvf siècle, on a souvent supposé que les courants
messianiques portugais se limitaient aux communautés juives et néo-chrétiennes70.
Au cours des vingt dernières années cependant, on a montré que cette
hypothèse était trompeuse, même si aujourd'hui certains historiens préfèrent
défendre une vision simpliste, et totalement matérialiste, de l'expansion
portugaise du début du xvf siècle, inspirée des écrits de Vitorino Magalhâes
Godinho71.
Depuis environ une dizaine d'années, les recherches se sont centrées
sur le règne de Manuel Ier (r. 1495-1521) et tentent de démontrer que les
premières expéditions portugaises dans l'océan Indien étaient inspirées par
une conscience millénariste. Manuel Ier, ancien duc de Bej a et prétendant
assez lointain à la succession de Jean II au début des années 1480, se
trouva catapulté sur le trône au milieu des années 1490, à la suite d'une
série d'accidents, de coïncidences et de conspirations. Convaincu que cette
conjonction d'événements souvent tragiques, tel l'assassinat du frère de
Manuel Ier par le roi Jean, était un signe divin indiquant que les humbles
et les doux étaient destinés à confondre les orgueilleux et les puissants, le
roi Manuel y vit une métaphore valant autant pour lui-même que pour la
position du Portugal dans le monde. Son éducation chez les franciscains — à
tendance nettement j o achimite — le conduisit à s'entourer de conseillers tels
que Duarte Galvâo et dom Martinho de Castelo-Branco, qui pensaient comme
lui que la route maritime de l'océan Indien pouvait être un moyen décisif
pour conquérir Jérusalem72.
Dom Manuel chercha ainsi à nier les aspirations d'une partie des
marchands et des propriétaires terriens de Lisbonne, qui s'intéressaient surtout
à l'exploitation commerciale de l'Atlantique, tout en résistant à la pression
d'un autre groupe de nobles dirigés par le duc de Bragance, dont les idéaux
guerriers correspondaient à une vision quelque peu idyllique du modèle
castillan. L'État portugais se lança donc dans son périple vers l'océan
Indien, projetant en même temps des incursions en Afrique du Nord. Il
envisageait d'attaquer sur deux fronts le sultanat mamelouk d'Egypte et de
s'emparer de Jérusalem et des autres lieux saints après avoir épuisé
l'économie égyptienne en faisant le blocus de la mer Rouge. Une fois ce projet
réalisé, le roi Manuel pensait que la vision joachimite d'un cinquième
empire serait accomplie, et qu'il pourrait alors se proclamer empereur
77
HISTOIRE GLOBALE
73. On trouvera l'étude plus approfondie de ces questions dans Luis Filipe F. R. Thomaz,
«L'idée impériale manueline », in J.Aubin (éd.), La découverte, le Portugal et l'Europe,
Paris, Fondation Calouste Gulbenkian, 1990, pp. 35-103 ; voir aussi Luis Filipe F. R. Thomaz,
De Ceuta a Timor, Lisbonne, Difel, 1994. Les critiques récentes de cette interprétation,
notamment celles de Diogo Ramada Curto, Francisco Bethencourt et Anthony J. R. Russell-
Wood, semblent plutôt relever de préjugés idéologiques que d'une interprétation factuelle. On
trouvera un aveu explicite de fondements idéologiques dans Maria Joâo Martins, « Vitorino
Magalhâes Godinho: Ideia de pátria substituída рог cotaçôes das boisas », Jornal de Letras,
Artes e Ideias, 18-723, 1-14 juillet 1998, pp. 14-16.
74. Lettre datée du 1er mars 1500. La traduction est de Jean Aubin, Le latin et l'astrolabe :
recherches sur le Portugal de la Renaissance, son expansion en Asie et les relations
internationales, vol. I, Paris, Centre Culturel Calouste Gulbenkian, 1996, pp. 32-33. On trouvera d'autres
commentaires sur ce passage dans Sanjay Subrahmanyam, The Career and Legend of Vasco
da Gama, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, pp. 159-163.
78
S. S U BRAHMAN YAM TEMPS CROISES
75. On trouvera une étude détaillée sur ce sujet dans Jean Aubin, « Duarte Galvâo »,
Arquivos do Centro Cultural Português, 9, 1975, pp. 43-85, reproduite avec d'autres textes
du même historien sur le sujet dans J. Aubin, Le latin et l'astrolabe..., op. cit., vol. I.
76. Duarte Galvâo, Crónica de El-Rei D. Afonso Henriques, Tomáš da Fonseca (éd.),
Lisbonne, Imprensa Nacionál, 1986.
77. J. Aubin, Le latin et l'astrolabe..., op. cit., vol. I, pp. 30-31 ; texte dans D. Galvâo,
Crónica..., op. cit., p. 4.
78. D. Galvâo, Crónica..., op. cit., p. 81 : « O Rey nam he Rey per ssi nem pera ssi [...].
E pois о coraçam do Rey he na maâo de Deus, e homde Deus quer ho emclina, segumdo diz
a sagrada escpritura ». La traduction (ici légèrement modifiée) est de J. Aubin dans Le latin
et l'astrolabe..., op. cit., vol. I, p. 30.
79. Ce point est discuté plus en détail dans Sanjay Subrahmanyam, L'Empire portugais
d'Asie, 1500-1700 : histoire politique et économique, Paris, Maisonneuve et Larose, 1999,
pp. 69-71 et 90-98.
79
HISTOIRE GLOBALE
plutôt qu'à Médine, et que la Kacaba était son tombeau. Ainsi que Galvâo
l'écrivit à Albuquerque en mars 1513 :
Plus loin dans la même lettre, Galvâo ajoute ceci, qui permet de bien
comprendre l'esprit du temps :
80. Cité dans J. Aubin, Le latin et l'astrolabe..., op. cit., vol. I, pp. 36-37.
81. Cf. Miriam Eliav-Feldon, « Invented Identities: Credulity in the Age of Prophecy and
Exploration », Journal of Early Modern History, 3-4, 1999, pp. 203-232.
80
S. SUBRAHMANYAM TEMPS CROISES
82. Lucette Valensi, Fables de la mémoire : la glorieuse bataille des trois rois, Paris,
Le Seuil, 1992.
83. Voir le passage de S. N. Banerjee et J. S. Hoyland (trad.), The Commentary of Father...,
op. cit., p. 14, sur la mort de dom Henrique en 1580, et son lien avec l'éclipsé de lune du
31 janvier de la même année, ainsi qu'une chute de neige inhabituelle à Lisbonne.
84. Cet aspect est encore plus prononcé dans son livre ultérieur, Norman Cohn, Cosmos,
Chaos and the World to Come: The Ancient Roots of Apocalyptic Faith, Londres, Yale
University Press, 1993. Pour une perspective assez différente de la mienne sur ces questions,
voir Carlo Ginzburg, Clues, Myths and the Historical Method, John et Anne Tedeschi (trad.),
Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1989, pp. 134-135.
85. Michael Adas, Prophets of Rebellion: Millenarian Protest against the European Colonial
Order, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1979.
81
HISTOIRE GLOBALE
86. Cf. l'important ouvrage du regretté Joseph Fletcher, « Integrative History: Parallels
and Interconnexions in the Early Modern Period, 1500-1800 », Journal of Turkish History, 9,
1985, pp. 37-57.
87. Cf. Jack A. Goldstone, Revolution and Rebellion in the Early Modern World, Berkeley,
University of California Press, 1991.
88. Id., Revolution and Rebellion..., op. cit., p. 448.
82
S. S U BRAHMAN YAM TEMPS CROISES
Il est intéressant de noter ici que, afin d'atteindre son but, degré par degré,
Castanheda doit déformer le texte latin, car le deuxième vers de l'inscription
sybilline affirme en fait exactement le contraire de ce qu'il voulait nous
faire croire : « Quand vous, ô Orient, verrez les richesses de l'Occident90 ».
89. F. L. Castanheda, Historici, op. cit., vol. I, pp. 71-72. Voir la biographie récente de
Castanheda, par Ana Paula Menino Avelar, Fernâo Lopes de Castanheda: Historiador dos
Portugueses na India ou Cronista do Governo de Nuno da Cunha ?, Lisbonne, Ediçôes
Cosmos, 1997.
90. Ce point a été soulevé par Inès Županov, que je remercie. On trouvera une discussion
plus approfondie de ce passage dans Maurice Kriegel et Sanjay Subrahmanyam, « The Unity
of Opposites: Abraham Zacut, Vasco da Gama and the Chronicler Gaspar Correia », in
A. Disney et E. Booth (éds), Vasco da Gama and the Linking of Europe and Asia, Delhi,
Oxford, Oxford University Press, 2000, pp. 48-71. Une inversion analogue fut exigée par les
lecteurs du Médée de Sénèque au xvic siècle afin de pouvoir servir de prophétie ; voir à ce
sujet Antonio Coimbra Martins, «Séneca e Vasco da Gama », in J. M. Garcia et T. de
Souza (éds), Vasco da Gama e a India, 3 vols, Lisbonne, Fundaçâo Calouste Gulbenkian,
1999, vol. III, pp. 113-116, et S. Subrahmanyam, The Career and Legend of Vasco da Gama,
op. cit., pp. 76-79.
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