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Revue de Toulouse et du

Midi de la France

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


. Revue de Toulouse et du Midi de la France. 1859-02-16.

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I
REVUE

DE

TOULOUSE.
TOllL(¡lISE,¡)!P.liEA.ClL\U\T'i,
3.
Hue Mirepuix,
REVUE

TOULOUSE
DE

ET

DU MIDI DE LA FRANCE,

SOUS LA DIRECTION

DE m. F. LACOINTA.

- —

CINQUIÈME ANNÉE. NEUVIÈME.


— TOME

TOULOUSE,
AU BUREAU DE LA REVUE, RUE MIREPOIX, 3,
,
CHEZ CHAUVIN IMPRIMEUR-ÉDITEUR.

1859.
REVUE

TOULOUSE DE

ET

DU MIDI DE LA FRANCE.

BEAUX-ARTS.

Itlichel-Ange et son temps.

PREMIÈRE PARTIE (1).

I.

Michel-Ange Buonarotti, né en 1474, à Caprese, aux environs de


Florence, descendait de l'ancienne maison des comtes de Canossa.
Son père, employé obscur de la Seigneurie, n'essaya pas longtemps
de lutter contre la vocation précoce et merveilleuse de son fils pour

,
les arts du dessin. Il le plaça chez le Ghirlandajo, un des meilleurs
peintres de son époque dont on admire encore l'habileté de main
et le goût pur et élégant dans les fresques du chœur de Sainte-
Marie-Nouvelle. On assure que dans un des compartiments de ces

(t) Voir l'Introduction A la livraison précédente, lomu VIII, p. 453.


fresques, celui dela Visitation, Michel-Ange, encore enfant,-a
peint des figures d'hommes appuyés sur une terrasse dans le fond
du tableau. C'est le premier essai connu de cette main qui a pro-
duit tant de chefs-d'œuvre, et à ce titre on ne peut le regarder
sans émotion.
Quand Laurent de Médicis eut fondé une Académie de sculpture
dans ses jardins de Saint-Marc, pleins des plus magnifiques statues
antiques, il demanda au Ghirlandajo ses deux meilleurs élèves, pour
les former dans l'art de la sculpture, qui semblait négligé depuis
le Donatello. Ghirlandajo désigna le Granacci et Michel-Ange Buo-
narotti. La vue des chefs-d'œuvre de l'art antique fut pour Michel-
Ange une révélation ;et, pour emprunter les expressions du célè-
bre critique Raphaël Mengs, « il ouvrit alors les yeux, et connut que
les anciens avaient eu, en imitant la nature, un certain art qui
rendait l'imitation plus belle et plus intelligible que l'original. »
Laurent le magnifique, émerveillé du précoce génie de Michel-

,
Ange, lui donna pour guide et pour conseiller le poète Ange Poli-
tien qui pouvait mieux que personne lui expliquer l'art antique,
par l'étude des historiens, des philosophes et des poètes de la Grèce.
Mais à l'enseignement des lettrés de l'Académie de Careggi, l'ardent
;
jeune homme mêlait déjà l'étude des vieux maîtres italiens et son
esprit, prédestiné aux grandes choses, se nourrissait à la fois de
Dante et de Platon.
Ce fut à l'instigation de Politien que Michel-Ange exécuta, à l'âge
de dix-sept ans, ce bas-reliefdes Centaures qui est encore conservé
dans la casa Buonarotti. Cette œuvre, d'une touche déjà magis-

suffrage du plus difficile des juges,


trale et du sentiment antique le plus fin et le plus vrai, a obtenu le
de Michel-Ange lui-même.
Condivi nous raconte que Michel-Ange, en revoyant,.après bien
des années, cette œuvre de sajeunessfe, ne put s'empêcher de l'ad-
mirer, et s'écria « qu'il comprenait bien quel tort il avait fait à sa
nature en ne s'adonnant pas tout entier à l'art de la sculpture,
jugeant par cette œuvre à quel point il pouvait arriver. »
Les dernières années de la vie de Laurent de Médicis furent pour
Florence l'âge d'or; mais cette période fut aussi courte que bril-
lante; le bonheur ne peut pas vivre longtemps au milieu des hom-
mes. Quand Laurent mourut, en 1492, Michel-Ange avait dix-huit
ans. L'héritier du nom et de la puissance des Médicis, Pierre était
le plus vain et le plus incapable des hommes. En peu d'années, l'hé-
ritage glorieux de son père se dissipa entre ses mains, et il dut
-
quitter honteusement cette Florence que son père avait faite si
grande et si belle, et qu'il avait, luiy trahie et livrée sans défense

prendre Michel-Ange ;
aux mains de l'étranger. Un tel homme n'était pas capable de com-
le jeune maître n'était à ses yeux qu'une
sorte de phénomène d'érudition. « J'ai, disait-il, deux hommes
:
bien remarquables dans mes Etats le sculpteur Michel-Ange et
mon coureur espagnol, qui n'a pas de rival pour son agilité. »
Michel-Ange, retiré chez son père, se plongeait dans les études les
plus sévèreset les plus patientes. Pendant deux années, il fit des
dissections à l'hôpital de San Spirito, et c'est là qu'il acquit cette
science de l'anatomie, qu'il poussa à la dernière perfection dans
ses applications artistiques. Dans ce temps, il sculpta un crucifix en
bois pour San Spirito, et fit l'Hercule de bronze pour la cour du
palais Strozzi. Cette statue, premier jet d'un si puissant génie, fut

,
depuis transportée en France et perdue. Probablement, elle a dû
être fondue dans quelque guerre comme le fut plus tard lamagni-
fique statue de Jules II.
Une seule fois, Pierre l'imbécile fit appel au talent de Buonarotti.
;
C'était l'hiver il était, par grande merveille, tombé beaucoup de
neige à Florence, et Médicis voulut que Buonarotti lui fit une
statue colossale de neige. Michel-Ange exécuta en quelques heures
ce fantôme de statue pour ce fantôme de souverain.
Un élève de Michel-Ange, qui nous a laissé un curieux récit de
sa vie, raconte que, vers ce temps, l'Improvisateur Cardière, fa-
milier du palais Médicis, vit en songe le grand Laurent, qui lui
ordonna d'aller trouver son fils Pierre et de lui dire qu'il allait être

cette apparition , qui se renouvela la nuit suivante ;


pour ses méfaits chassé de sa maison. Cardière ne tint compte de
seulement,
cette fois, pour forcer Cardière à remplir son message, le spectre
de Laurent lui appliqua un vigoureux soufflet. Cardière s'empressa
d'obéir et alla tout raconter à Pierre, qui ne fit qu'en rire. L'Impro-
visateur prit alors pour confident Michel-Ange, qui fut si profondé-
ment ému de ce récit, que sur-le-champ il quitta Florence et se
réfugia à Bologne et à Venise. Peu de semaines après, Pierre de
Médicis fut chassé de Florence et n'y rentra jamais. On sait que ce
cœur pusillanime avait souscrit un indigne traité qui livrait Florence
à la discrétion de Charles VIII. L'héroïque Capponi, au nom des
magistrats de la République, en refusa l'exécution. « Je ferai sonner
mes trompettes, s'écria le roi irrité. — Et nous, nous ferons sonner
nos cloches, » répondit Capponi. Cette parole courageuse intimida
le roi et sauva les libertés et l'honneur de Florence.
L'étrange anecdote de Cardière prouve du moins que l'esprit de
Michel-Ange participait alors de la profonde exaltation religieuse qui
envahissait Florence entière à la voix de Savonarole. Les Médicis
chassés, le réformateur dominicain régna sans partage à Florence,
et y établit pendant quelques années une sorte de démocratie mona-
cale, dont la curieuse histoire ne saurait entrer dans le cadre de ce
travail. Savonarole, croyant qu'un Etat n'a de force et de vitalité que
par la complète harmonie de la loi politique avec la loi religieuse,

une religion démocratique ;


avait essayé d'organiser à Florence une république chrétienne et
mais sa tentative n'eut d'autre effet
que de précipiter la ruine des libertés florentines, en armant contre
elles le Pape et l'Empereur.

,
Après un an de séjour à Bologne, où Aldovrandini, l'un des seize
du grand Conseil l'accueillit comme un fils, et se plaisait à lui en-
tendre lire Dante, Pétrarque et Boccace, Michel-Ange revint à Flo-
rence et y passa deux années dans l'étude et le travail. Auditeur
assidu de Savonarole, il s'appropria en quelque sorte ce grand génie
biblique, qu'il devait traduire bientôt en figures inspirées sur les
murs du Vatican. C'est aussi de ce temps que date sans doute
l'admiration toujours plus profonde de Michel-Ange pour le génie du
Dante. On sait qu'il avait lui-même illustré les poésies du grand
poète gibelin par de magnifiques dessins à la plume tracés en marge
d'un exemplaire de l'édition de 1481, imprimée à Florence avec les

;
commentaires du Landino. Les contemporains de Michel-Ange ont
dit des merveilles de ces dessins mais malheureusement, ce volume
si précieux a péri dans un naufrage sur les côtes de l'Etat romain;
et nous ne croyons pas que la mer ait jamais englouti un plus ines-

Michel-Ange!
-
timable trésor Dante traduit, commenté, éclairé par la main de

,
Vers le même temps, il faisait un Cupidon dans le goût antique,
qui trompa les yeux des connaisseurs et fut vendu à Rome au car-
dinal de San Gallo, comme un chef-d'œuvre retrouvé dans quelque
fouille. Ainsi se continuait le double courant qui devait alimenter
la grandeur de Michel-Ange. D'une part, Dante et Savonarole, le
génie biblique; de l'autre, Praxitèle ou Phidias, le génie grec dans
son exquise pureté.

II.

La PIetà. — David. — Le Carton.

Michel-Ange n'assista pas aux dernières et tragiques péripéties de


la réforme de Savonarole. Au moment où le dominicain montait
sur le bûcher allumé par son imprudence, l'artiste déjà célèbre était
à Rome, où il exécutait pour le cardinal de Saint-Denis le groupe
en marbre de la Vierge embrassant son fils mort, qu'on admire
dans la chapelle du Baptême à Saint-Pierre. Cette Pietà fut la pre-
mière œuvre de Michel-Ange qui l'éleva au premier rang et apprit

;
son nom à tous les échos du monde civilisé. L'exécution était d'une
puissance, d'une souplesse et d'une science merveilleuse mais la
conception de l'œuvre n'était pas aussi irréprochable. Les critiques
du temps remarquèrent-que l'artiste avait donné à la Vierge un
visage beaucoup plus jeune que celui de son fils; on aurait plutôt
dit unesœur pleurant sur le corps de son frère aîné. Michel-Ange
défendit sa création par des arguments plus subtils que sérieux,
puisés dans cet arsenal de métaphysique, toujours ouvert aux que-
relles de ce temps. Quoi qu'il en soit de la valeur du concetto, pour
employer ici dans son sens le plus vrai l'expression italienne, plutôt
dénaturée que naturalisée en France, la polémique même qui s'éle-
vait au sujet de la Pietà ne fit qu'accroître sa réputation à Rome et
au-dehors.
Aussi les compatriotes de Michel-Ange commencèrent-ils à se

,
douter de la grandeur de son génie, et Pierre Soderini, qui prési-
,
dait alors avec le titre de gonfalonier à vie aux changeantes des-
tinées de la République de Florence, lui offrit un magnifique bloc
de marbre pour y tailler une statue gigantesque de David, destinée

;
à décorer la place du Palais-Vieux. Soderini n'était qu'un esprit fai-
ble et borné mais sous son nom régnait un âpré et profond génie,
qui fut aussi grand, plus grand peut-être dans les lettres que dans
la politique; c'est ce Nicolas Macchiavel, alors secrétaire de la Répu-
blique, ardemment dévoué à ses institutions, et qui devait léguer à
la postérité, dans le sinistre et mystérieux livre du Pr-ince., le
résultat désolant de son expérience et les prophéties douloureuses de
son génie. Macchiavel était, lui, de taille, à comprendre Michel-
Ange. Les deux géants, tournés dans des voies différentes, étaient
sortis du même sol; tous deux portaient au cœur, comme un cachet
d'origine, l'activité et la tristesse florentines; mais Macchiavel, dans
ses écrits, dégradait les hommes, quand Michel-Ange-, dans ses
œuvres, glorifiait l'humanité.

pierre. Cette statue ,


Le David sortit comme par miracle de sa dure enveloppe de
destinée à la décoration d'une place déjà
peuplée de chefs-d'œuvre, dut être placée auprès de la sombre
forteresse du Palais-Vieux que couronne la tour la plus hardie qu'ait
pu concevoir et exécuter l'imagination humaine, tandis qu'à quel-
ques pas se dressent les sveltes arceaux de la loge des Lanzi. Le
David, par la magnifique harmonie de ses proportions, par la lar-
geur de l'exécution et la science du modelé, réalise le calme dans
la force; il est jeune, beau, prêt à s'élancer au combat; mais on

caractère;
ne saurait se dissimuler qu'il manque un peu d'expression et de
et le passant ou l'artiste qui l'admirent ne lui diront

statue de Donatello, dans sa niche d'Or San Michele


donc ! Marc parle donc 1 »
:
jamais ce que Buonarotti lui-même disait à cette belle et vivante

, « Parle

On reprocha au David la jambe gauche trop longue, la tête trop


;
grosse qu'il n'était beau que vu de face, et qu'il laissait beaucoup
à désirer sous les autres aspects.

Ange,
On sait que sous le règne du duc Cosme, les ennemis de Michel-
qui voulaient lui susciter un rival dans l'habile et ambitieux
Bandinelli, commandèrent à cet artiste le groupe d'Hercule et de
Cacus, pour faire le pendant et la critique du David, en opposant à
sa figure immobile un groupe plein de mouvement et d'intérêt. Ban-

;
dinelli voulut si bien faire, qu'il outra son talent, tomba dans
l'exagération et l'enflure et Cellini a fort heureusement comparé le
torse de Cacus, gonflé de muscles impossibles, à un sac de melons
dressé contre un mur. Bandinelli ne fit qu'ajouter à la grandeur
de Michel-Ange, qui se comprend mieux par la comparaison. Tous
les autres artistes paraissent petits à côté de lui, et ce n'est qu'en le
voyant au-milieu des autres hommes qu'on reconnaît le géant.
Cependant, le David obtint ce grand succès qu'il méritait à tant
de titres, et Soderini, toujours inspiré par Macchiavel, n'hésita pas
à demander à son auteur le Carton d'une grande peinture murale
destinée à la salle du Conseil. Le sujet devait être un épisode,de
la guerre de Pise; et ce qui donnait à cette nouvelle œuvre du
jeune maître une importance singulière, c'est qu'il allait se trouver
ici en lutte directe avec le grand Léonard de Vinci, parvenu au
sommet de la gloire artistique, et qui exécutait un Carton pour la

Le dessin de Léonard parut le premier ; il


sallevoisine, sur unsujet analogue et dans les mêmes dimensions.
représentait une mêlée
de cavalerie. Ce peintre merveilleux de la grâce et de la beauté,
qui a fait la Gioconda de Paris et la Cène de Milan, avait mis dans
son œuvre toute sa science magistrale, et il reçut d'unanimes
applaudissements.
Quand Léonard de Vinci entreprit le Carton de la défaite de

,,
Piccinino, général milanais, à Anghiari, sa renommée était im-
mense mais moins vaste toutefois que son génie. Ingénieur,
poète
,
sculpteur, musicien, architecte, peintre, anatomiste, ma-
thématicien physicien, chimiste, écrivain, il avait pu dire sans
vanterie au duc Sforze : « Je sais faire tout ce qu'on peut atten-
dre d'une créature mortelle. » Léonard est aussi grand dans la
théorie que dans l'exécution. Personne n'a pénétré plus avant que
lui dans la compréhension des lois générales de la nature, et per-
sonne n'a su triompher des difficultés de la pratique avec plus de
verve, d'invention et de précision. Cette même main qui sculptait
la statue colossale du duc Sforze, qu'on devait un jour donner
pour but aux flèches des arbalétriers français, reproduisait avec la
plus prodigieuse finesse les plus microscopiques détails de l'insecte
ou de la fleur.
A la science et à l'inspiration de l'artiste, Léonard joignait tou-

;
-
tes les séductions de l'homme. Sa beauté était merveilleuse, sa

,
parole entraînante, sa force tenait du prodige toute sa personne
avait, au dire de ses contemporains quelque chose de magnifique
et de vraiment royal. C'est contre ce grand homme, ce favori de la
nature, comblé des dons les plus précieux et les plus charmants
que Michel-Ange entrait en lutte, sous les yeux du public le plus
,
;
éclairé et le plus sévère de l'Italie et cette fois encore la victoire
resta à la jeunesse.
Quand le Carton do Michel-Ange fut exposé a son tour, ce fut
dans Florence entière et dans toute l'Italie un long cri d'admira-
tion et de surprise. L'opinion universelle des contemporains fut que
jamais une œuvre aussi belle n'était sortie de la main des hom-
mes. Tout ce que la science a de précision et d'harmonie, tout ce
que lajeunesse a de poésie et de flamme, tout ce que l'exécution a

,
de finesse et de puissance se trouve réuni dans cette œuvre qui
fit révolution dans l'art. De tous les côtés les artistes accoururent
en foule à Florence pour l'étudier et la copier. Parmi ces pèlerins
glorieux de l'art, dont quelques-unsportaient déjà un nom célèbre,
se glissait un enfant à la figure douce et timide, aux regards pro-

,
fonds et pénétrants. Il consacrait tous ses jours de fête à contem-

;
pler dans une sorte d'extase ingénue, les beautés sublimes de ce
chef-d'œuvre et quand son crayon s'efforçait de les reproduire, le
travail de ces doigts, qu'on aurait crus novices et inexpérimentés,
surpassait en pureté, en finesse, en vérité de rendu et de senti-
ment les copies des plus habiles dessinateurs de toutes les écoles,
rassemblés autour de lui.
Cet enfant, qu'un peintre obscur de Florence venait d'enlever à
la boutique d'un orfèvre pour l'initier aux secrets de son art,était
le fils d'un pauvre tailleur, nommé Vanucchi; c'était cet Andrea del
Sarte, le plus charmant, le plus sympathique, le plus pur et le
plus correct des maîtres florentins, qui venait puiser dans le Carton
de Michel-Ange l'inspiration de ses premières fresques, comme il
devait plus tard trouver dans la contemplation des tombeaux des
Médicis une révélation plus complète de la grandeur et de la ma-

,
jesté de l'art. Non pas que nous voulions accuser d'imitation servile
ce fécond et adorable génie qui a peint avec tant de largeur et de
pureté, et avec un sentiment de la nature, si exquis et si vrai, la
Madonna del Sacco et les fresques merveilleuses des galeries dello
Scalzo et de l'Annunziatta. Andrea del Sarte au contraire, n'imita
,
jamais que la nature, et nul n'a su la reproduire avec plus de
charme, d'émotion et de suave pureté que ce grand et malheureux
artiste; ;
mais ce sont les œuvres de Michel-Ange qui lui aplanirent
cette voie, déjà entr'ouverte par Masaccio et c'est devant le Carton
de la guerre de Pise qu'il eut la première révélation de son génie.
Benvenuto nous dit, dans ses curieux mémoires, que « tout ce
que Michel-Ange a fait depuis ne peut donner une idée de la per-
fection de ce Carton, et que les peintures mêmes de la chapelle
!
jour de guerre civile a suffi pour le détruire ;
Sixtine ne valent pas la moitié de ce chef-d'œuvre. » Hélas un
on a cru que la
jalousie de Baccio Bandinelli avait commis ce crime, car c'est un
véritable crime dans le domaine de l'art. Quelqueslambeaux furent

;;
recueillis, et les musées de l'Angleterre renferment ces glorieuses
épaves
complète
on a même essayé d'en restituer récemment la gravure
mais où est la puissance, la flamme, l'intraduisible sen-
timent du modèle?
Ce Carton représentait des soldats florentins se baignant dans un

,
fleuve. Tout-à-coup, la trompette sonne l'alarme, l'ennemi s'appro-
che, et les soldats nus, ruisselants gravissent les berges du fleuve
et se précipitent sur leurs armes, tandis qu'un vieillard essaie de
faire glisser ses vêtements sur ses membres humides. On conçoit ce
qu'un tel sujet offrait de raccourcis, de gestes nouveaux et heureux,
de mouvementset de poses magnifiques à la science anatomique de

;
Michel-Ange. Plusieurs parties n'étaient tracées qu'au trait, et d'au-
tres presque achevées mais l'effet de l'ensemble était complet et
surprenant. Michel-Ange n'avait pas besoin d'autre chose que d'un
morceau de charbon pour traduire et immortaliser sa pensée. Qui
oublierait jamais, après l'avoir regardée quelques instants, cette
tête colossale d'enfant, tracée au charbon sur le plâtre humide de la
Farnésine, en regard de la Galathée de Raphaël, un jour que Michel-

,
Ange, venu le premier, s'ennuyait d'attendre? Certes, nulle œu-

,
vre du divin Sanzio n'est plus belle plus fraîche, plus séduisante

, ,
que la Galathée, et cependant cette esquisse improvisée ce char-
bon ce rien n'a-t-il pas plus de puissance et de grandeur, et ne
sent-on pas là la griffe du lion, l'empreinte écrasante et souveraine?
Pour nous, nous n'avons jamais contemplé cette tête sans songer au
Carton perdu, qui devait être traité avec cette même grandeur ma-
gistrale et cette même simplicité sublime.
Du reste, il faut reconnaître que la couleur n'ajoute rien au des-
sin de Michel-Ange; elle le gêne et l'embarrasse plutôt. Il met toute
son habileté à l'éteindre, à la reléguer au second plan, bien loin d'y
puiser ce charme, cette chaleur et cette magie que Giorgion en ce
même temps léguait à Titien.
Le petit tableau à l'huile conservé à la tribune de Florence, le
seul avec les Parques du palais Pitti dont l'authenticité soit bien
constatée, date de l'année même du Carton. C'est une Sainte Famille
qui, exécutée par un peintre, est à coup sûr conçue par un sculp-

,
teur. Les personnages ont de la raideur dans leurs attitudes savam-
ment tourmentées et l'idée mère du tableau, le geste par lequel la
Vierge présente l'enfant Jésus à saint Joseph par-dessus l'épaule,
manque de charme et d'onction religieuse. On peut s'assurer ici que

;
le sentiment chrétien manquait à Michel-Ange, le pur et doux esprit
de l'Evangile c'était un homme de l'ancienne loi, du Vieux-Testa-
ment; un géant des siècles passés, plus voisin des prophètes que des
apôtres.
Quand il veut sculpter ou peindre le Christ, malgré tout son
génie, ce n'est jamais le Christ qui naît sur le marbre ou sur la
,
toile c'est plutôt un Apollon comme à la Minerve, ou un Jupiter
comme à la Sixtine; mais quand il peint Esaïe etquand il sculpte
Moïse, qui ne les reconnaît pas dans leur grandeur surhumaine et
dans leur écrasante vérité? Qui n'emporte dans son esprit ces
immortelles images comme une révélation et comme un éblouis-
sement ? C'est de ce temps que date le projet de tombeau de
Jules II, les Deux esclaves du Louvre et le Moïse de San Pietro in
Vincoli.
En 1504, le pape Jules II, ce fougueux et belliqueux pontife,
auquel la postérité a pardonné bien des choses, à cause de la pro-
tection qu'il donna aux arts, et de son amitié ardente et jalouse
pour Michel-Ange, Jules II appela à Rome le grand artiste et lui
ordonna de lui construire à l'avance son tombeau et de rebâtir
Saint-Pierre pour l'y loger.
Si grande que fût la tâche, elle ne dépassait pas la puissance de
l'ouvrier.
Michel-Ange en quelques jours offrit au pape un projet d'une
grandeur et d'une magnificence inouie. Jules II émerveillé lui
ordonna de se mettre à l'œuvre sans retard, et d'aller lui-même à
Carrare choisir lesplus beaux marbres pour la plus belle œuvre
que la souveraine puissance ait jamais commandée au génie.
Vasari nous donne une description fort minutieuse et assez
obscure du tombeau de Jules II, tel que Buonarotti l'avait conçu.
Le maître y travailla plusieurs année s, tantôt à Rome, tantôt à
Florence où il se réfugiait quelquefois pour fuir le mauvais air, et
se retremper sur le sol natal. Le tombeau devait offrir un massif à
trois étages, décoré de quarante statues, dont quatre colossales:
la Vie active, la Vie contemplative, saint Paul et Moïse. Il était sur-
monté de deux grandes figures supportant un sarcophage, dont
l'une représentait la Terre, pleurant la perte du pontife, l'autre le
Ciel, se réjouissant de recevoir un élu.
Ce serait mal connaître l'histoire invariable du cœur humain que
de croire qu'une si magnifique entreprise pût s'exécuter sans exci-
ter l'envie, la calomnie, et toutes ces tracasseries puériles et
cruelles dont on a coutume d'entraver la marche des grands esprits.
Tous les artistes de Rome, offusqués de tant de grandeur, se liguè-
rent avec les courtisans du pape, pour faire avorter ce sublime
dessein; on employa tant de menées souterraines et tant d'habiles
perfidies, qu'on parvint à aliéner au sculpteur la faveur du pape
l'œuvre fut abandonnée, puis mutilée et réduite. Il n'en reste au-
;
jourd'hui qu'un bas côté, relégué dans l'église de Saint-Pierre-aux-
Liens. Cette façade élégante est loin de donner une idée du premier
dessin de Michel-Ange. Les esclaves d'une beauté divine, suivant
l'expression de. Vasari, qui devaient orner les niches, sont rempla-
cés par des Termes. La plupart des statues ont été exécutées par
des élèves, et le plus habile d'entre eux, Rafaëllo de Montelupo,
est resté ici tout-à-fait au-dessous de sa réputation. Mais ce mau-
solée ainsi réduit et mutilé sert de cadre au Moïse, c'est-à-dire à la
plus belle statue de l'art moderne.
Derrière le Colysée, dans le quartier le plus pauvre et le plus
solitaire de Rome, se dresse, sur les flancs d'une âpre colline, une
petite rue encaissée entre des murailles de couvent. — La tradi-
tion rapporte que c'est là cette via scelerata où la fille de Tarquin
fit rouler son char sur le corps de son père. — Quand on est péni-

;
blement parvenu au sommet de la colline étroite, un beau palmier
rafraîchit la vue de son riche éventail africain de tous côtés s'ou-
vrent des ruelles fangeuses descendant vers la place Suburra, qui
a gardé le nom et la tradition de ce faubourg mal famé de la Rome
antique. Mais vis-à-vis de vous, à l'extrémité du plateau, s'élève
une église qui paraîtrait belle et grande partout ailleurs qu'à Rome.
Vingt colonnes antiques de marbre grec la divisent en trois nefs.
C'est au fond de la petite nef de droite que le Moïse, assis en avant
de sa niche, attend les hommages des artistes et des voyageurs.
Tout le monde connaît par des réductions plus ou moins heureuses,
l'attitude, le costume, l'ensemble de cette statue. Ceux-là seuls qui
l'ont vue, savent que le marbre peut penser, regarder, respirer.
Nous croyons traduire fidèlement l'impression de tous en disant

,
qu'il ne semble pas possible que cette œuvre surhumaine soit sortie
de la main d'un de nos semblables. Quelle méditation quel songe
lui a révélé cette ressemblance qui nous écrase et nous éblouit!
Cette œuvre, que le seizième siècle avait tant admirée, fut bien-
tôt méconnue. A la décadence de l'art, et au dix-huitième siècle,
quand on admirait Vanloo et Boucher, on trouvait le Moïse effrayant
à voir, avec sa figure de bouc et sa barbe démesurée. Milizia, le
chevalier d'Azara et d'autres beaux esprits lui décochèrent de jolies
petites épigrammes. Au dix-huitième siècle, on ne comptait même
pas le Moïse au nombre des plus belles statues de Rome, et les criti-

, ,
ques du temps le mettaient bien au-dessous de la Sainte-Martine
de Menghino de la Sainte-Agnès de l'Algarde ou de la Sainte-
Suzanne de Duquesnoy. Quant à la Sainte-Bibiane du Bernini, elle

,
était regardée comme la plus belle entre les belles, et n'avait d'au-
tre rivale que la Sainte-Thérèse du même maître se pâmant à la

:
vue d'un joli ange mignard qui s'apprête à lui percer le cœur. Pour
le Moïse, voici ce qu'en disait le très-spirituel M. de Brosses « Le
Moïse est presque colossal, assis avec une longue tunique, une
chaussure à la barbare, une longue barbe jusqu'à la ceinture, deux

, , ;
bouts de cornes en saillie et une vraie physionomie de bouc. Les
bras sont nus et fortement musclés toute cette statue est belle et

,
savante à la vérité mais ainsi que presque tous les ouvrages de
Michel-Ange rude et sans goût. » Nous voudrions bien savoir
comment M. de Brosses conciliait tout cela, et comment une œuvre
qui est belle et savante peut être rude et sans goût ?
Mais le grand mouvement littéraire et artistique, qui illustrera
notre siècle, a remis le Moïse à la place qui lui appartient, en
tête de l'art moderne. C'est en effet un sentiment tout moderne,
l'expression, la pensée, la rêverie, qui fait la grandeur du Moïse.
L'art antique, calme, souriant, serein comme le ciel de la Grèce, ne
cherchait point son succès dans le mouvement et l'expression.
C'est dans la beauté idéalisée de la forme humaine qu'il trouvait
accomplissement de ses tendances, sa grandeur et sa séduction.
Mais sur ce marbre colossal, un souffle nouveau a passé; la

;
flamme du Sinaï le transfigure et éclate dans ses yeux. La pensée
bout dans son cerveau ce n'est plus seulement un homme aux for-
, ;
mes harmonieuses, élégantes ou robustes s'offrant comme un mo-

,
dèle inimitable aux lutteurs de Corinthe ou d'Olympie
homme qui a vu Dieu face à face qui a frissonné aux appelscé-
c'est un

lestes, et qui resté seul médite avec une tristesse immense, sur la
mission qui lui est donnée.
Cependant l'artiste continuait son œuvre et semblait devoir la
terminer en dépit des jaloux, au rang desquels on a regret de voir
figurer Bramante, et de reconnaître à demi l'ombre de Raphaël ;
un nouvel envoi de marbre de Carrare encombrait à moitié la
place de Saint-Pierre, quand un incident dès longtemps préparé
amena une rupture violente entre le pape et son artiste favori.
Michel-Ange ayant inutilement demandé au trésorier du pape
l'argent nécessaire pour payer les mariniers qui avaient transporté
ces marbres, acquitta tous les frais de ses propres deniers, croyant
en être promptement remboursé. Mais une barrière insurmonta-
ble semblait se dresser entre le pape et lui. Il ne pouvait plus
franchir les portes des appartements secrets; et quand un jour, à
bout de patience, il pressait un valet de le laisser entrer, ce valet,
se retranchant derrière sa consigne avec l'insolence familière à ses
pareils, déclara qu'il avait des ordres formels et qu'il saurait les
exécuter. « Mais, s'écria un évêque étonné de cette réponse, sais-
?
tu bien quel est celui que tu retiens ainsi — Je le sais, répondit
l'autre, mais j'exécute l'ordre formel de mes supérieurs et du pape
lui-même. — C'est bien, dit Michel-Ange avec toute la fierté du
génie outragé; mais dis à ton maître que quand il aura besoin de
moi, je serai allé ailleurs. » Et sur l'heure même, montant à che-
val, il partit à toute vitesse pour la frontière de Toscane.

,
Le pape, un moment abusé, n'eut pas plus tôt appris la fuite de
Michel-Ange, qu'il dépêcha coup sur coup, cinq courriers pour le
rejoindre et le ramener. Mais Buonarotti parvint avant eux à Pog-
gibonzi, sur le territoire florentin. Jules Il employa alternativement,
et toujours inutilement, les prières et les menaces; Michel-Ange
lui écrivit qu'il voulût bien lui pardonner, s'il ne reparaissait plus
en sa présence, mais qu'ayant été traité comme un misérable, pour
prix de ses services et de son attachement, il priait Sa Sainteté de
choisir un autre sculpteur.
Michel-Ange voulut alors se préparer à exécuter, en fresques,
son célèbre Carton de la guerre de Pise; mais le pape qui connais-
sait la faiblesse de Soderini et du grand Conseil de Florence, leur
envoya, dans ce court espace de temps, trois brefs de plus en plus
menaçants, pour les obliger à lui rendre Michel-Ange. Et en même
temps ce souverain, si absolu dans ses volontés et si énergique
dans ses résolutions, se rendit de sa personne à Bologne. — Il n'y
avait plus moyen de résister. — Soderini pressa Michel-Ange de
partir. Celui-ci conçut alors l'étrange résolution de s'enfuir à Cons-
tantinople, où le bruit de sa gloire était déjà parvenu. Le Sultan
l'avait, dit-on, fait inviter à venir lui bâtir un pont qui relierait,
par-dessus la Corne d'Or, Stamboul à Péra, jugeant que le seul
Michel-Ange était capable de réaliser un tel projet. Mais Soderini,
bien décidé à ne pas désobéir au pape, et voulant en même temps
mettre le grand artiste à l'abri des premiers effets de la colère du

;
plus violent souverain qui fût au monde, nomma Michel-Ange
ambassadeur de Florence auprès de Sa Sainteté donnant ainsi à sa
personne un caractère inviolable et sacré; et, de plus, il chargea
son frère, le cardinal Soderini, de l'accompagner et de le présenter
lui-même à Jules II.

:
Le pape, à la vue de Michel-Ange, s'avança vers lui, l'œil
flamboyant, et s'écria « Enfin, il a fallu que nous vinssions nous-
!
même te chercher » L'artiste s'agenouillant, répondit, avec une
respectueuse fermeté, « qu'il demandait pardon au pape de
l'avoir offensé, mais qu'il n'avait pu souffrir d'être traité et chassé
comme un valet. »
On ne sait comment aurait tourné l'explication ainsi entamée,
quand heureusement un évêque intervint et crut excuser Michel-
Ange, en disant au pape qu'il ne fallait pas attendre des artistes,
:
les égards et les convenances étrangères à leur état « Hors de

I
leur métier, ces gens-là, dit-il, ne sont que des ignorants. — Igno-
rant toi-même » s'écria le pape, qui, rejetant sa colère sur cet
officieux maladroit, le frappa de sa canne et le fit chasser par les
valets. — Vasari, à qui nous empruntons ce récit, ajoute même
que les valets n'épargnèrent pas les gourmades.

;
La paix fut ainsi faite entre ces deux puissances, l'artiste de
génie et le souverain pontife et, pour sceller la nouvelle alliance,
Jules II commanda à Michel-Ange d'exécuter en bronze sa statue
colossale, et de la placer dans la grande niche du portail de- la
cathédrale de Bologne. L'artiste, avec sa verve ordinaire, impro-
visa, en quelques jours, un modèle en terre, et le montra au
pape. — « Que veut dire le geste de ma main droite levée? dit

;
Jules Il à l'artiste. — Elle veut dire au peuple de Bologne de se
tenir tranquille et obéissant. » Le pape sourit — et l'artiste inter-
:?
rogeant à son tour « Saint-Père, laisserai-je ce livre dans votre
main gauche repliée — Je ne suis pas un lettré, dit fièrement
Jules II, mets-y une épée. »
Michel-Ange resta seize mois à Bologne, et termina la statue.
Mais quelques années après, quand les Bentivogli rentrèrent à
Bologne, d'où le pape les avait chassés, le peuple mit en pièces la
statue, et on en fit une couleuvrine qu'on appela la Giulia. La
tète seule fut conservée dans le cabinet du duc Alphonse de Fer-
rare.

III.

• La Sixtine.

Pendant que Michel-Ange achevait la statue de Jules II, le pape


retournait à Rome, et bientôt l'astucieux Bramante, son architecte
favori, et l'oncle de Raphaël, chercha et parvint à renouer avec les
courtisans sa ligue de haine et de jalousie contre le fier et grand

lui de songer à édifier son tombeau ;


Buonarotti. On persuada au pape qu'il n'était pas encore-temps pour

; qu'il avait de longues années


à vivre et à régner et que l'œuvre de Michel-Ange, lui présentant
sans cesse sous les yeux l'idée et l'image de la mort, pouvait attris-
ter inutilement son esprit, et réveiller, par un triste présage, les
espérances des ennemis de Sa Sainteté. Cette dernière raison
parut ébranler le pape. « Mais, dit-il, que ferai-je faire à ce grand
homme? —Puisqu'il est maître souverain dans tous les arts, sug-
géra perfidement Bramante, que ne lui faites-vous peindre à fres-
que la voûte de votre chapelle? » Le pape embrassa avec ardeur

, ;
cette idée et plein d'une entière confiance dans le génie de Michel-
Ange il ordonna au grand artiste, à son retour à Rome, de sus-
pendre les travaux du tombeau et d'entreprendre sans délai les
fresques de la voûte de la chapelle Sixtine.
Ce nouveau piège de ses ennemis écrasa d'abord Michel-Ange ;
il douta un instant de lui-même, et parut s'enfoncer dans un som -
bre désespoir. En effet, il n'avait jamais peint à fresque, il ignorait
même les premiers procédés de cette grande peinture, qui demande
de longues études et des qualités spéciales.' Et c'était là précisé-
ment le triomphe de Raphaël. — Ce jeune maître, dont le génie

,
souriant et facile semblait une sorte d'intuition, et qui improvisait
ses chefs-d'œuvre sans fatigue et presque sans étude avait déjà
entrepris ces merveilleuses fresques des Stanze, qui semblaient le
dernier mot de la peinture. La grâce, la beauté, l'harmonie des
visages, la disposition merveilleuse des groupes, l'habile arrange-
ment des costumes et des fabriques, le charme des fonds et des
paysages, tout se trouvait réuni dans ces pages si grandes et si
pures à la fois. Comment arriver à égaler jamais l'Ecole d'Athènes,
ce chef-d'œuvre de composition, où l'art et le génie antique se
reproduisent en groupes habilement variés, avec tant de vérité,
d'élégance et de grandeur 1 Et cette vision céleste du Parnasse
antique, et ce Saint Pierre aux Liens, où l'artiste inspiré a repro-
duit avec tant de puissance le sentiment et le visage de l'apôtre,
tandis que son pinceau magique fondait dans un ensemble harmo-
nieux trois scènes distinctes, éclairées par trois lumières différentes
de couleur et d'intensité! Par quelle combinaison nouvelle, un
rival, eût-il le génie de Michel-Ange, pourrait-il atteindre à la
beauté angélique de cette immense composition de la. Dispute du
Saint-Sacrement qui révéla, la première, Raphaël au souverain
pontife et au peuple romain ?
Cependant Michel-Ange, après quelques heures de doute et de
désespoir, se redressant dans le sentiment de sa force et de son
devoir, accepta la lutte avec tant de fierté, que ses jaloux com-
mencèrent à frémir à leur tour. Il fit venir de Florence quelques
habiles artistes habitués au travail de la fresque, et les mettant à
l'œuvre, il saisit bientôt d'un regard d'aigle le secret de leurs pro-
cédés, et l'insuffisance de leur habileté banale pour l'œuvre qu'il
voulait entreprendre. Alors, les renvoyant tous, il s'enferma seul

geait sans cesse de ses impatiences;


dans la chapelle, refusant l'entrée au pape lui-même, qui l'assié-
et les contemporains nous ont

,
conservé une curieuse anecdote à ce sujet.
— Un jour que le pape,
plus impatient que jamais interpellait du fond de la chapelle l'ar-
tiste, juché sur ses échafaudages inabordables qu'il avait construits
lui-même, Michel-Ange laissa tomber sur le pavé une énorme plan-
che, qui, se brisant en éclats à quelques pieds de Jules'll, l'avertit,
avec une brutalité significative, de ne plus s'approcher de là.
Michel-Ange trouva donc l'isolement et le calme nécessaires à
ses méditations et à ses essais, mais une nouvelle épreuve l'atten-
dait plus poignante que toutes les autres. — Le maître avait déjà
peint quelques grandes figures, quand il s'aperçut tout-à-coup que
sa peinture s'altérait comme par une espèce de sortilége invisible,
et se couvrait d'une efflorescence blanchâtre. Il fut au moment de
s'avouer vaincu, et tomba sérieusement malade devant cette nou-
velle persécution du sort s'ajoutant à celle des hommes. Heureuse-
ment, son ami, l'architecte San-Gallo, auquel il s'adressa, devina la
cause du mal et y porta un prompt remède. L'enduit, qui conte-
nait de la chaux d'une mauvaise qualité, fut changé, et devint
apte à recevoir et à conserver intactes les créations du génie.
Quand la voûte fut peinte à moitié, le pape, à bout de patience,

l'œuvre de son artiste favori ,


monta enfin sur l'échafaud de la charpente, et fut si émerveillé de
qu'il voulut que les charpentes
fussent abattues à l'instant et que Rome entière pût voir ce nou-
-
veau miracle du génie. Raphaël accourut un des premiers, et mêla son
admiration à la surprise universelle. Sur-le-champ, il étudia, ou
plutôt il devina, comme c'était sa coutume, le style de Michel-
Ange, et c'est de ce jour que date ce qu'on appelle sa troisième
manière, plus savante, plus forte, mais moins gracieuse et moins

de traduire aussitôt et sans effort sa pensée ,


pure que les deux autres. Avec cette facilité merveilleuse qu'il avait
Raphaël improvisa
dans les églises de Saint-Augustin et della Pace ses prophètes et ses
sibylles, pour lutter de force et de vigueur avec Michel-Ange lui-
même. — Mais il ne faisait ainsi que rendre hommage à son insu au
génie supérieur, dont il suivait la voie et reproduisait la manière.
Cependant Bramante, montrant au pape les nouveaux chefs-
d'œuvre de Raphaël, osa proposer de lui confier les travaux de la
Sixtine que Michel-Ange exécutait avec trop de lenteur. Buonarotti
connut cette nouvelle perfidie, et il redoubla d'efforts pour triom-
pher de tant de piéges et d'embûches. En vingt mois, il acheva la
seconde moitié de la voûte, y travaillant seul, sans avoir même un
manœuvre pour broyer les couleurs. « Lui-même, il fabriquait ses -

,
outils de peintre et de sculpteur, nous dit Varchi dans son oraison
funèbre, ne voulant pas se fier à ses ouvriers. » Enfin le 1er no-
vembre 1512, pour la fête de la Toussaint, le public put admirer,
dans son ensemble et dans sa perfection, cette fresque gigantesque,
qui est à nos yeux le plus beau fleuron de la couronne de Michel-
Ange, et nous le dirons, sans hésiter, le chef-d'œuvre de l'art
humain.
Comment décrire de sang-froid cette longue suite de merveilles;

,
tant de grâce alliée à tant de force, tant de science à tant d'imagi-
nation tant de profondeur à tant de charmes ! C'est qu'il n'y a
ici qu'à admirer, à étudier, à se prosterner, en quelque sorte,
devant la révélation la plus éclatante et la plus parfaite du
génie.
Cette immense fresque, si riche et si austère à la fois, se com-
pose d'une série de tableaux empruntés à l'histoire du Vieux-Testa-
ment, qui se succèdent dans les compartiments de la voûte; de
douze pendentifs décorés de figures colossales de sibylles et de
prophètes, et enfin d'une troisième série de sujets moins importants,
renfermés dans les espaces circulaires qui surmontent les fenêtres.
L'observation la plus générale que suscite la contemplation de
cette oeuvre, c'est que Michel-Ange a su lutter avec Raphaël et le
vaincre, sans le secours de tous ces brillants accessoires, fonds et
paysages, qui prêtent tant de charmes aux Stanze du divin San-
zio. La figure seule se détache sur un fond neutre, et trouve toute
sa valeur en elle-même, dans l'harmonie des proportions et dans
l'expression du visage. On a dit que les figures des prophètes et

des statues que des peintures;


des sibylles, dont la grandeur terrasse la critique, étaient plutôt
il est vrai qu'elles semblent sculp-
tées avec le pinceau, et cela tient surtout à l'absence des fonds et
des accessoires. Mais quelle simplicité sublime et quelle science
parfaite dans le tableau de la Création de l'homme 1 quelle majesté
étrange dans cette sibylle Erithrée lisant le livre de l'avenir, tandis
qu'un génie ailé secoue sur elle la torche de l'inspiration ! quelle
puissance de vie et de pensée dans ce prophète qui se retourne à
demi pour entendre une voix d'en haut ! quel mélange admirable
!
du style héroïque et du sentiment biblique et comme l'œil ébloui
de tant de grandeur se repose avec amour sur les délicieuses figures
de femmes à demi-cachées dans leurs cadres circulaires au-dessus
,
des croisées ! Ici Michel-Ange a voulu lutter avec Raphaël sur
son propre terrain, et il a montré qu'il savait lui aussi concevoir et
rendre la beauté féminine, seulement son idéal n'est pas celui de
Sanzio; ses femmes ont toujours dans leur grâce et dans leur pu-
,
reté je ne sais quoi de grave et d'héroïque, qui ne ressemble en
rien à la souriante volupté que Vinci et Corrége donnaient aux filles
de leur pinceau, et à l'ineffable candeur des vierges de Raphaël.
Cependant, il faut bien reconnaître que cette œuvre, la plus grande
et la plus parfaite de son auteur, n'a pas la même popularité, auprès
de la masse des touristes et des voyageurs, que la célèbre fresque
du Jugement dernier, qui l'avoisine et la continue. — Que de fois
nous avons vu avec une douloureuse surprise l'étranger visiter la
!
chapelle Sixtine sans jeter un regard au plafond IL est vrai que la
position du spectateur est gênante, et que la lumière est si mal
disposée qu'il lui faut un moment de sérieuse attention avant de se
rendre compte de toutes les merveilles qui s'étalent sur sa tête.

!
Mais que de trésors se déroulent un à un à ses yeux ravis 1 quelle
perfection de détails dans l'harmonie sévère de l'ensemble Il est
vrai que la couleur, chez Michel-Ange, n'est jamais qu'accessoire;
elle ne frappe point les yeux et ne cherche pas à briller et à
séduire, mais elle concourt dans une proportion parfaite à l'harmo-
nie de l'ensemble; elle fait valoir le dessin, en se dissimulant, en
quelque sorte, elle-même. La voûte de la Sixtine, sans avoir
l'éclat d'un Véronèse ou d'un Titien, est d'un beau ton, calme et
harmonieux. — Le pape avait d'abord demandé à Michel-Ange de

;
peindre sa fresque sur fond d'or, suivant la tradition orthodoxe
du moyen-âge mais le maître, qui ne voulait devoir son succès
qu'à l'art seul et dépouillé de tout prestige étranger, répondit spi-
rituellement « que les gens qu'il allait peindre avaient été trop pau-
vres de leur vivant pour les loger ainsi dans l'or. »
Pourrait-on croire qu'un des plus célèbres écrivains anglais, en
décrivant Rome et ses merveilles, après s'être arrêté devant le

,
Jugement dernier assez longtemps pour le cribler d'épigrammes
souvent fort spirituelles oublie de parler de la voûte comme d'une

temporains de Michel-Ange :
chose indifférente et banale.
— Telle ne fut pas l'attitude des con-
ils apprécièrent l'œuvre à sa juste
valeur, et ne placèrent au même niveau, sinon au-dessus, que le
seul Carton du même maître, la Guerre de Pise.
Un Français du dix-huitième siècle, le président de Brosses, a
résumé avec beaucoup de franchise et d'énergie l'expression que
produisait en ce temps Michel-Ange sur ses spirituels compa-
:
triotes
« Les
figures de la frise, dit-il, qui soutiennent le plafond en
» toutes sortes
d'attitudes forcées, sont une furie d'anatomie; ce
» sont
des prophètes et des sibylles, incomparables par la science
» et la force
du dessin. Les figures de cette frise, leur force et
» leur
raccourci, emportent l'imagination hors d'elle-même,
» comme le sublime du
grand Corneille. On n'a rien de plus beau
» en ce genre. »

quelques lignes plus bas:


Il est vrai que par une singulière contradiction l'écrivain ajoute,
« Michel-Ange, pour trancher le mot,
terrible dessinateur. » Nous avons
» était un mauvais, mais un
peine à comprendre comment un mauvais dessinateur a pu faire
des ouvrages incomparables par la science et la force du dessin.
Le pape fut transporté de joie et d'admiration; il combla
Michel-Ange de louanges et de présents. Mais il ne survécut
à
que peu de mois l'inauguration de la Sixtine, et dans son tes-
tament il chargeait expressément son ami, le cardinal San-Quat-
tro (Lorenzo Pucci), et son neveu, le cardinal Aginense (Leo-
nardo Grossi della Rovere), de faire terminer par Michel-Ange son
tombeau, mais sur un plan moins monumental, avec une seule
façade décorée de dix statues de la main du maître.
A Jules II, succéda le plus jeune et le plus brillant pontife qui
ait jamais gouverné l'Eglise romaine', ce Jean de Médicis, l'enfant
chéri et préféré de Laurent le magnifique, cardinal à treize ans,
diplomate à dix-huit, ministre à vingt-cinq, général d'armée à

,
trente, et pape à trente-six, sous le nom de Léon X.Esprit plus
actif que fécond et plus rusé qu'habile Léon X qui semblait devoir
porter à son apogée la grandeur de Rome, en amena au contraire
la décadence et l'abaissement. Mais l'histoire, toujours complaisante
pour les souverains amis des lettres et des arts, a baptisé de son
nom un des plus beaux siècles de l'histoire, et l'a élevé dans la mé-
moire des hommes au niveau d'Auguste et de Périclès.
La protection intelligente et dévouée d'un Médicis, promu au
trône de saint Pierre, semblait acquise au grand artiste florentin,
que Laurent le magnifique avait aimé comme son fils d'adoption.
Cependant, sous le nouveau pontificat, Buonarotti n'eut guère que
des déboires et des tracasseries. Léon X
ne lui permit pas de se
consacrer tout entier, comme il l'eût désiré, à l'exécution de ce
fameux tombeau de Jules II, tant de fois quitté et repris; soit ja-

,
lousie, soit étroit patriotisme, il prétendit employer exclusivement
Michel-Ange à décorer Florence leur patrie commune. Mais cette

tiste lui préparant ainsi, par de nouvelles épreuves


triomphes pour l'avenir.
,
fois, ce fut dans la voie de l'architecture qu'il poussa le grand ar-
, de nouveaux

Les maîtres de ce temps, comme leurs glorieux devanciers,


GiottoetOrgagna, et comme leur frère aîné, le grand Léonard,
abordaient toutes les branches de l'art avec la même aptitude et le

;
même bonheur. On ne comprenait pas alors ces spécialités étroites
et exclusives où le talent s'emprisonne aujourd'hui un peintre for-
tifiait les villes, un orfèvre sculptait des statues.
Il sembla tout naturel au pape Léon X de prendre pour archi-
tectes les plus habiles sculpteurs de son temps. Michel-Ange fut
donc chargé de construire la façade de San-Lorenzo, l'église des
Médicis à Florence. Mais il n'était pas appelé seul à cette œuvre
magnifique. San-Gallo, les deux Sansovini, et, — chose étrange,
— Raphaël lui-même, devaient aussi y concourir. Cependant, des
efforts simultanés de tous ces grands esprits, il ne résulta rien que
des projets confus, avortés, et la façade est encore à faire. Michel-
Ange consuma des années à chercher des marbres, à ouvrir de
nouvelles carrières, à percer des routes pour les exploiter puis ;
l'argent destiné à l'exécution de cette grande entreprise fut détourné
pour payer les frais de la guerre, et quand Léon X mourut, rien
n'était fait encore, et tout fut abandonné à l'instant. Son succes-
seur, Adrien VI, un moine flamand, refusa toute protection aux
artistes célèbres qui illustraient l'Italie. Heureusement son règne fut
court, et ce fut un autre Médicis, le cardinal Jules, qui fut élu
pontife sous le nom de Clément VII.
Raphaël avait précédé de quelques mois dans la tombe son pro-
tecteur Léon X. Il s'était éteint à trente-six ans ,. n'ayant plus rien
à demander aux gloires humaines. Son génie fut le plus aimable, le
plus spontané, le plus fécond qui jamais ait brillé sur la terre.
Comme un miroir magique, il refléta, en les embellissant, les
croyances, les passions, les grandeurs et les rêves de son siècle.
L'art, pour lui, fut plutôt une révélation qu'une étude. Dès le pre-
mier jour et sans effort apparent, il atteignit, il réalisa l'idéale per-
fection de la forme. Encore enfant, il comprit et rendit la beauté
terrestre dans son interprétation la plus pure et la plus charmante à
la fois. Son esprit, impressionnable à l'excès, recevait plus qu'il ne
donnait. Ainsi, Pérugin, Léonard de Vinci, Fra Bartholomeo,

dominante;
Giorgion, Michel-Ange exercèrent tour-à-tour sur lui une influence
mais tout ce qu'il acceptait des autres s'épurait, s'em-
bellissait sous sa main. Il est le seul homme dont on puisse dire
qu'il n'a laissé que des chefs-d'œuvre. Que son sujet fût païen ou
biblique, qu'il appartînt à l'histoire ou à la fantaisie, il le pénétrait
et l'exécutait avec la même puissance et la même intuition. Ses nym-
phes sont bien de l'olympe, ses portraits sont bien de leur siècle,
ses vierges sont bien du ciel.
Michel-Ange, plus inégal et plus exclusif, a plus d'initiative et
de virilité; après la mort de Raphaël et de Léonard, il resta seul,
comme un géant d'un siècle disparu. Il passa dix ans sans exécuter
aucun grand ouvrage de peinture et de sculpture, et c'est vers ce
temps qu'il commença à écrire ses sonnets, où il concentre ses dou-
leurs et ses vœux, dans une forme concise et choisie, comme un

fond
,
baume précieux recueilli dans un vase d'or.

,,Il habitait alors Florence qu'il aimait d'un amour austère et pro-
entouré d'un nombreux cortège d'amis, de clients et d'élè-
ves qu'il entretenait des grandeurs du passé, et prêtant toutefois
une oreille attentive aux agitations continuelles du présent. Bien-
,
tôt les grands mouvements qui agitèrent la cité l'arrachèrent lui-
même à ses méditations et à ses regrets. L'artiste fit place au citoyen,

,
et le grand Buonarotti nous apparait plus grand encore quand il
vient offrir à sa patrie menacée son dévouement héroïque et que
son génie, qui fut jusqu'alors la parure et l'orgueil de Florence, en
devient aussi le bouclier. Il est nécessaire de jeter un coup-d'œil
rapide sur les péripéties de la République florentine à cette époque,
pour bien apprécier l'importance de la mission nouvelle que Michel-
Ange fut appelé à remplir.
Gustave GARRISSON.

FIN DE LA. PREMIÈRE PARTIE.

(La suite à laprochaine livraison.)


REVUE SCIENTIFIQUE.

Sommaire.

De la constitution moléculaire des corps. M. DESPRETZ et M. DUMAS. — Des générations


spontanées, à propos d'une communication de M. POUCHET à l'Institut.

I.

Depuis longtemps les séances de l'Académie des Sciences des-


quelles la discussion est assez généralement bannie, n'avaient offert
,
un intérêt égal à celui qu'elles présentent en ce moment, grâce à
quelques mémoires sur plusieurs questions de principes, d'une
haute portée, qui lui ont été soumis presque simultanément, et
qui ont soulevé entre les membres de la docte assemblée un débat
qui dure encore, et qui apparemment se renouvellera, au grand
profit d'ailleurs de la science philosophique, chaque fois que de
semblables sujets seront abordés à la tribune académique.

,
Entre ces questions, aujourd'hui agitées par tous les échos du
monde scientifique, deux principales qu'unit le hasard d'une sin-
gulière coïncidence, méritent surtout d'être signalées. L'une a trait
à la constitution et à l'origine dela matière inorganique; l'autre a
pour objet la génération de la matière vivante ou organisée toutes
deux, comme on voit, se complétant réciproquement, et ne ten-
;
dant à rien moins, si elles offraient une solution possible, — éven-
tualité au moins douteuse, — qu'à divulguer le secret de la création
et de son auteur.
La première de ces questions ne sera pas absolument étrangère
pour les lecteurs de la Revue qui n'auront pas oublié le mémoire
de M. Dumas, de l'Institut, sur les équivalents chimiques, dont nous
avons ici, il y a six mois (voy. t. VII, p. 241) , donné l'analyse.
Partant de ce fait, découvert par le Dr Prout, que les équivalents
chimiques de tous les corps simples, c'est-à-dire les poids propor-
tionnels de leurs atomes respectifs, ne seraient que des multiples
par des nombres entiers du poidsatomique de l'hydrogène, le plus
léger de tous les corps connus, M. Dumas établissait dans son mé-
moire que tous les corps dits simples, dont le nombre s'élève ac-
tuellement à 62, au lieu d'être formés d'une matière spéciale propre
à chacun d'eux, pourraient bien n'être que le résultat de la con-
densation, à des degrés divers, d'une matière unique, soit celle de
l'hydrogène, soit celle d'un autre corps plus léger, mais encore
inconnu. De sorte que, dans cette hypothèse, les molécules de
chaque corps se trouveraient constituées par le groupement, en plus
ou moins grand nombre, et sous des formes diverses, des molécules
simples ou élémentaires du corps générateur.

,
Une doctrine aussi hardie ne pouvait être, on le conçoit, ac-
cueillie sans contestation d'autant que la loi de Prout sur laquelle
elle repose offre des lacunes en assez grand nombre qui, sans
infirmer absolument les déductions de M. Dumas, suffisent néan-
moins pour qu'on ne puisse envisager celles-ci comme rigoureu-

de n'être qu'un retour à l'alchimie ,


sement démontrées. On a reproché surtout, à ladite doctrine,
un plaidoyer en faveur de
la possibilité de la transmutation des métaux. Cette accusation, à

;,
laquelle certains esprits ont voulu donner de l'importance, n'en a
aucune les alchimistes, dont les travaux ont créé la chimie mo-
derne ne nous paraissant pas, après tout, aussi indignes d'estime et
aussi dénués de raison qu'on a voulu le dire, et la vérité d'ailleurs
par elle-même étant entièrement indépendante du caractère de
ceux. qui ont tenté de la découvrir, et des moyens qu'ils ont mis en
usage pour arriver à leur but.
Quoi qu'il en soit, la question se trouvait posée, attendant de nou-
velles recherches propres à l'éclairer dans un sens ou dans l'autre,
lorsque M. Despretz est venu lire à l'Académie (séance du 15 novem-
bre 1858), un long travail tendant à réfuter les conclusions de son
collègue. M. Despretz rapporte à cet effet grand nombre d'expé-
un
riences qui lui ont paru concluantes, mais qui n'auront peut-être
pas produit le même effet à tout le monde. L'une de ces expé-
riences a consisté à décomposer par la pile une dissolution de sul-
fate de cuivre, au sein de laquelle on avait plongé successivement

;
plusieurs lames de platine sur lesquelles se déposa le cuivre métal-
lique mis en liberté la décomposition achevée, on reconnut qu'il
ne s'était déposé sur les lames qu'un seul métal, d'où l'on conclut
que le cuivre est un corps simple, non décomposable.
Continuant l'examen de ce métal déposé, on le fit dissoudre dans
divers acides, et l'on trouva que les produits fournis par les lames
cuivrées restaient identiques, à quelque opération qu'on les sou-
mît. On décomposa ensuite du sulfate de cuivre par du zinc, ce qui
fournit encore le même résultat. Les expériences furent répétées
avec des sels de plomb, que l'on décomposa soit par l'hydrogène,
soit parla pile, et toujours, dans les produits obtenus, on retrouva
les caractères du plomb métallique ou de ses sels. On arriva au
même effet avec les sels de cadmium. On fit passer ensuite de forts
courants électriques à travers quelques gaz simples, sans les altérer
dans leur nature, et à travers des gaz composés, sans en obtenir
autre chose que les éléments déjà connus par l'union desquels ils
se trouvaient constitués. Enfin on soumit du mercure, dans un tube
fermé, à la plus haute température électrique possible, et l'on ne
put pas davantage réussir à le réduire en un gaz d'une nature diffé-
rente de celle du métal.
Et par tout cela M. Despretz se demande si on n'a pas prouvé :
,
taire indestructible dans sa nature intime;
que chaque métal est formé d'une matière particulière, élémen-
que les corps simples
ne sont pas composés de gaz hydrogène, ni d'un gaz plus léger,
condensé à un degré variable dans chacun d'eux.
A ces questions, s'il nous était donné de faire une réponse, nous
répondrions sans hésiter, non, on n'a rien prouvé de tout cela. On
a fait voir seulement, ce que l'on savait déjà, que les corps élé-
mentaires ne sont pas attaquables par les forces chimiques et physi-
ques ordinaires, et que leur constitution dépend de puissances plus
énergiques qui nous échappent. Et c'est fort heureux qu'il en soit
ainsi, car sans cela il n'y aurait aucune fixité dans la nature, et
l'on verrait la matière, cédant aux combinaisons qui s'offrent sans
cesse à elle, passer d'une forme à l'autre, dans une perpétuelle
mutation. Evidemment, dans cette question, M. Despretz s'est' mé-
pris; il n'a pas vu que, l'hypothèse de M. Dumas supposée admise,
les molécules des corps une fois constituées par le groupement de
plusieurs molécules simples ne sont plus décemposables entre nos
mains, et qu'il fallait autre chose qu'une attraction chimique ou un
courant électrique pour les désagréger.
Voilà pourquoi, malgré les épreuves énergiques auxquelles il a
soumis quelques corps simples, celle notamment d'une pile formée
de trois cents couples de Bunsen, M. Despretz n'a pu opérer la
décomposition de ces corps. Il a usé contre eux toutes les ressources
;
de la science moderne, dit-on. Soit mais ignore-t-on combien ces
ressources elles-même sont limitées, relativement à celles bien
autrement puissantes qui ont présidé à l'œuvre de la création? A-t-
on jamais, par exemple, pu faire du diamant, qui n'est pourtant
?
que du carbone dans son plus grand état de pureté M. Despretz
lui-même, si nous avons bonne mémoire, l'a tenté en vain, il y a
quelques années, et cet échec déjà aurait pu suffire pour lui démon-
trer l'insuffisance des forces électriques dans certaines circonstances.
—Parla même raison tombe l'objection tirée de la réhabilitation
de l'alchimie, M. Dumas, en admettant sa théorie comme dé-
montrée, n'ayant pas, pour cela, révélé le secret du grand œuvre.
En résumé, bien que la doctrine de M. Dumas n'ait pas droit encore
à être considérée autrement que comme une simple hypothèse, il faut
cependant reconnaître que rien encore ne l'a sérieusement ébranlée,
les objections qu'on lui a opposées ne l'ayant pas atteinte au fond ,
et la laissant subsister tout entière. Est-ce à dire pour cela que nous
croyions à son triomphe définitif un jour ou un autre? Pas davan-
;
tage la question telle qu'elle est posée ne nous paraissant pas sus-
ceptible d'une solution définitive, non plus que toutes celles de
même nature, touchant aux causes premières, qu'il n'est pas donné
au génie humain d'approfondir. Elle n'en mérite pas moins, cepen-
dant, l'attention des savants, comme une des plus heureuses con-
ceptions modernes de la science philosophique.

II.

Que répondre, maintenant, à cette autre question, si souvent faite :


?
Qu'est-ce que la vie cet impénétrable mystère à l'éclaircissement
duquel s'usent sans fruit, depuis les temps les plus reculés, la
science et l'imagination des savants et des philosophes. Ce n'est pas
que les explications aient fait défaut à ce merveilleux phénomène,

,
qui tient sous sa dépendance l'existence des êtres organisés. Mais
comme il n'en est aucune définitivement acceptable nous pouvons
nous dispenser de nous y arrêter, afin de nous en tenir à un point
limité du problème qui appelle en ce moment notre attention, par
suite du long et intéressant débat dont il vient d'être l'objet à l'Aca-
démie.
Nous voulons parler des générations ou du mode de transmission
de la vie aux diverses séries d'êtres animés qui se succèdent dans
le règne organique. Plusieurs théories ont été émises pour rendre
compte du phénomène. Suivant les uns, la matière organique et

réunion de ses éléments constitutifs ,


vivante peut se former de toutes pièces par le seul fait de la
groupés d'une certaine
façon et placés dans des conditions particulières. C'est là ce qu'on
nomme la génération spontanée, admise sans contestation par
les anciens, qui en avaient même beaucoup étendu le domaine.
Voyant les cadavres des grands animaux enfanter des insectes, des

résumé cette doctrine en une maxime :


vers, ils croyaient à une génération par putréfaction, et avaient
Corruptio unius est genera-
tio alterius,qui eut longtemps toute la force d'une loi chez les phi-
losophes anciens, au point qu'ils allaient jusqu'à s'imaginer, par
exemple, que les grenouilles naissaient du limon, les rats de la
terre des champs, etc.
Les progrès de l'histoire naturelle ont fait justice de si grossières
erreurs. Redi, Swammerdam et tous les observateurs, ont reconnu
que les vers et les insectes qui apparaissent sur les chairs pourries
proviennent d'œufs qui y avaient été déposés et qui y ont éclos. Le
même fait a été établi pour les vers intestinaux, auxquels on a

; ,
aussi attribué, pendant longtemps, la faculté de prendre vie spon-
tanément au sein des organismes et en généralisant ce fait, en
l'étendant à tous les êtres de la création on a donné naissance

:
à une doctrine nouvelle, résumée dans cet axiome, proclamé la
première fois par Guill. Harvey Omne vivum ex ovo.
;
,
Les idées en étaient là la nécessité d'un autre être vivant ou au
moins d'un germe, pour la création d'un être nouveau était à peu
près universellement admise par les savants, lorsque Needham
découvrit, en 1745, qu'en faisant infuser à l'air, dans de l'eau
ordinaire exposée à une douce température, des matières animales
ou végétales, on voyait bientôt apparaître, au sein de ces matiè-
res, un nombre considérable d'animaux infiniment petits, auxquels
Wrisberg donna le nom d'infusoires pour rappeler leur origine.
Cette découverte causa une profonde émotion dans le monde savant.
Elle fit croire de nouveau à la possibilité pour l'homme d'animer la

trairement à l'axiome antique :


nature morte, et l'on expliqua le miracle, en supposant que, con-
« Rien ne vient de rien, » ex
nihilo nihil, des êtres nouveaux pouvaient se former par la rencon-

,
tre fortuite de certains éléments créateurs, tels que les atomes cro-
chus d'Epicure, ou les molécules organiques de Buffon provenant
elles-mêmes de la désagrégation des substances animales ou végé-
tales soumises à la décomposition putride.
Ce système si simple, qui supprimait l'intervention du Créateur,
plut infiniment aux philosophes du dix-huitième siècle, lesquels
ensuite, disposés comme ils l'étaient à tout rapporter à des forces
naturelles, n'eurent pas, dans la circonstance qui nous occupe
un grand effort à faire pour étendre, des espèces inférieures aux
,
classes supérieures, l'hypothèse de la génération spontanée, etpour
conclure que si elle était vraie pour celles-là, il n'y avait pas de
raison pour que, dans des conditions également favorables, elle ne
fût aussi possible pour celles-ci, et pour que l'homme lui-même ne
pût être le produit d'un semblable concours de forces.
Cette doctrine, toute empreinte de ce rationalisme désespérant
dont le dix-huitième siècle, dans son ardeur de réaction contre les
idées religieuses excessives, ne sut pas assez se garder, commença
à être battue en brèche par les expériences de Spallanzani. Ce
dernier, en montrant que les infusoires pouvaient se multiplier à
l'infini par une simple scission de leur corps, fit voir combien il
est facile d'expliquer ainsi la formation si rapide de ces milliers
d'individus nouveaux qui apparaissent dans les liqueurs. Il dé-
montra encore que ces animalcules peuvent résister à la chaleur
;
de l'ébullition et même à une chaleur plus forte qu'ils peuvent
être desséchés, se conserver pendant plusieurs années comme des
corps inertes et revenir à la vie, dès qu'on les humecte; que cela
peut avoir lieu plusieurs fois de suite sur le même individu. Ainsi,
Spallanzani a fait dessécher et revivre onze fois le rotifère. Cette
résistance à la destruction ne suffit-elle pas à expliquer nombre de
ces apparitions d'infusoires dont on avait lieu de croire les germes
détruits ?
Mais ce qui a achevé de ruiner, dans l'esprit du plus grand nombre,
la doctrinedes générations spontanées, c'est la conséquence qu'elle
entraîne avec elle relativement à notre propre origine; c'est la pen-
sée que la vie, ainsi comprise, ne se trouve plus être autre chose
qu'un phénomène accidentel, le résultat d'une combinaison chimi-
que opérée sous l'influence de telles et telles conditions de chaleur
et d'humidité. Nous accorderons qu'on n'étend pas l'application du
système à tous les ordres de la création, et que l'on considère comme
assez grande la distance entre notre âme et l'existence éphémère
d'un imperceptible vibrion, pour qu'il n'y ait pas absolue nécessité
de conclure de l'une à l'autre. Mais entre ces deux degrés extrêmes
de l'échelle organique, il y a des intermédiaires; et qui marquera
le point fixe où commencent les espèces qui se régénèrent spontané-
ment et celles qui naissent exclusivement de
germes persistants ?
C'est ce que nul ne peut dire. Et cette difficulté était pour beau-
coup dans l'abandon dont la doctrine de la génération spontanée était
généralement l'objet depuis quelques années, malgré l'appui qu'elle

, ,
avait trouvé auprès d'un assez grand nombre de savants, tels que
Buffon Sténon 0. -F. Muller, Rudolphi, Tiedmann, Burdach
Lavoisier, Lamarck, Turpin, Geoffroy Saint-Hilaire, etc., lorsque,
,
,
tout récemment, elle est apparue de nouveau sous la forme d'une
note adressée à l'Institut par M. Pouchet, de Rouen que d'impor-
tants travaux sur l'ovulation ont depuis longtemps fait connaître.
M. Pouchet déclare qu'après avoir répété les expériences des
adversaires de l'hétérogénie, et notamment celles de MM. Schultz et

,
Schwann, considérées comme ayant porté le dernier coup à la doc-
trine et avoir suivi exactement les mêmes procédés, il a con-
stamment obtenu un résultat positif. Il a vu se produire des animal-
cules et des cryptogames dans des vases où tout germe organique

;
avait préalablement été détruit, et en présence d'un air atmosphé-
rique parfaitement purifié il en a vu naître également dans de l'air
artificiel et même, enfin, dans de l'oxygène pur.
L'Académie presque tout entière s'est soulevée, non contre les
expériences, mais contre les conclusions de M. Pouchet, et, par
l'organe principalement de M. Milne-Edwards, auquel se sont joints
M. Quatrefages, M. CI. Bernard et quelques autres, sans mettre en
doute la justesse des faits observés par l'expérimentateur de Rouen,
elle a repoussé les déductions qu'il en tire, s'appuyant sur ce que -
les germes d'infusoires ont pu se conserver, malgré les précautions
prises par M. Pouchet. Naturellement, ce dernier a répondu en
maintenant ses conclusions premières, et, comme de coutume, n'a
convaincu personne. Est-ce à dire qu'il soit dans le faux et ses
adversaires dans le vrai? Nous n'oserions l'affirmer, la question, en
définitive, ne nous paraissant pas de celles qu'il soit au pouvoir de
l'homme d'éclaircir.
En principe, la génération spontanée ne saurait être absolument
;
niée car elle a dû s'exercer pour chaque espèce au moins une fois,
à l'heure de sa création première. Mais après cela, l'espèce étant
formée, quel que soit d'ailleurs son degré dans l'échelle organique,
il paraît difficile d'admettre, sans entrevoir au bout d'une semblable
hypothèse une éternelle confusion dans la création, que la même
espèce puisse naître de nouveau spontanément, d'admettre surtout
que l'homme puisse coopérer à cette œuvre qui le ferait l'égal de
Dieu. Cela dit en manière de doute, et sans croire aucunement que
la question au fond; fût-elle résolue par l'affirmative, touche en
rien aux intérêts de la morale et de la foi religieuse, qu'on a fait,
bien à tort, intervenir dans le débat, concluons comme on conclura

:
nécessairement à la suite de la discussion engagée, quelques lu-
mières expérimentales dont on l'éclairé c'est que nous ne savons
rien à ce sujet.l La créature peut admirer le Créateur, mais elle ne
saurait l'imiter.
Dr J. GOURDON.
BIBLIOGRAPHIE.

1. De l'obligation naturelle en droit romain et en droit français,


par M. MASSOL, professeur de droit romain à la Faculté de Toulouse, membre de
l'ordre de Grégoire-le-Grand.

Nous croyons pouvoir appeler l'attentionde ceux qui s'occupent d'études


juridiques, sur cette monographie, qui traite d'une des matières les plus
délicates du droit romain et du droit français. Professeur de droit romain
à la Faculté de Toulouse, M. Massol a publié un travail utile au point de
vue théorique et pratique.
La théorie des obligations naturelles a de tout temps préoccupé les
jurisconsultes; laFaculté de Paris, alors que la médaille pour le con-
cours entre les aspirants au doctorat venait d'être instituée, indiquait
pour premier sujet celui que M Massol vient d'aborder de nouveau et de
traiter avec des idées neuves et personnelles.
Donnons d'abord une idée de la méthode qui a été suivie. Dans un
avant-propos, l'auteur indique les principes qui l'ont guidé dans ce
:
travail; on peut les ramener à trois 1° Distinction entre l'obligation
naturelle et l'obligation morale ou de conscience. L'obligation naturelle
est un intermédiaire entre l'obligation de conscience et l'obligation civile,
tout en se rapprochant davantage de cette dernière; — 2° toute obliga-
tion naturelle est apte à produire les mêmes effets, de sorte que, quelle
que soit l'espèce qui se présente, quand on veut savoir si elle constitue
une obligation naturelle, l'on n'a qu'à se demander si elle est susceptible
de produire les divers effets qui sont propres à cette obligation; —
3° l'obligation naturelle en France n'est que l'obligation naturelle des
Romains, sauf à tenir compte de l'état social différent chez les deux
peuples.
Sous la rubrique Dispositions générales, l'auteur détermine le véritable
caractère de l'obligation naturelle. Admise par le législateur, distincte de
1
l'obligation de conscience, elle repose sur l'équité, non sur l'équité envi-
sagée d'une manière absolue et qui est une et immuable, mais bien sur
celle dont l'ordre social peut tenir compte et qui quelquefois fléchit de-
vant l'intérêt public. Elle est l'obligation que les divers peuples et même
un seul peuple croient se relier au droit des gens ou au bien de la so-
ciété; elle constitue une dette et fait partie des biens du créancier (p. 1
et suiv.). En cela elle diffère essentiellement de la simple obligation
morale.
Le travail se divise naturellement en deux parties, l'une relative au

;
droit romain, l'autre au droit français.
L'auteur définit l'obligation naturelle puis, dans un premier chapitre,

:
il en recherche l'origine et le caractère. Il rattache les obligations natu-.
relies en droit romain à trois causes 4° l'inobservation de certaines
formes dans les engagements; 3° le vice provenant de l'incapacité civile
des contractants; 30 le rigorisme du droit civil qui enrichit le débiteur
eu arrêtant la réclamation du créancier (p. 10).
;
Le chapitre 2 traite des effets des obligations naturelles le chapitre 3,
des modes d'extinction de ces obligations; le chapitre 4, des divers casoù
il existe une obligation naturelle. La même division est appliquée au
droit français.
Maintenant dire combien de questions sont soulevées par l'auteur,
combien de principes sont mis en relief, ce serait vouloir, dans une ana-
lyse rapide, donner une idée de cet écrit substantiel qu'il faut lire la
plume à la main, en se hâtant de noter une interprétation nouvelle,
souvent originale et qui doit réveiller l'attention des jurisconsultes; car
M. Massol a mis à profit tous les travaux de ses devanciers, tout en con-
servant une grande indépendance.
Cependant nous croyons pouvoir, dans ce compte-rendu, donner une
idée de la physionomie de cet ouvrage.
Nous adoptons entièrement cette distinction fondamentale que fait
l'auteur entre l'obligation naturelle et l'obligation de conscience. Avec
M. Massol, il faut aussi conclure que l'obligation naturelle ne découle pas
de l'équité pure, mais de l'équité accueillie par le législateur, qui recon-
naît deux classes d'obligations sanctionnées avec plus ou moins d'énergie.
Enfin l'obligation naturelle fait partie des biens du créancier, et on ne
peut en dire autant de l'obligation morale, qui ne constitue pas une
dette, mais dont l'acquittement est considéré comme une libéralité.
Toutefois, nous nous séparons de M. Massol en ce qui concerne la
définition de l'obligation naturelle. Suivant nous, cette obligation est
celle qui produit tous les effets d'une obligation civile, sauf l'action. Elle
est vinculum œquitatis et non vinculum juris, parce que le débiteur ne
peut être contraint directement par une action.
M. Masâol :
rejette cette définition, qu'il remplace par celle-ci « L'obli-
gation naturelle est celle qui, basée sur le droit social, semble plutôt
tolérée que confirmée par le droit civil, qui ne lui accorde pas une ac-
tion, tout en lui laissant les effets qui n'exigent pas une intervention
aussi prononcée de l'autoritée (p. 6). » Cette définition a le défaut d'être
un peu vague et de ne pas saisir l'esprit commecelle que nous préférons,
ainsi que le font beaucoup de commentateurs.
Mais l'auteur prétend qu'à l'égard de la compensation, l'obligation na-
turelle ne donne pas autant d'avantages que l'obligation civile. Suivant
lui (p. 64 et suiv.) , le défendeur ne peut invoquer contre le deman-
deur une obligation naturelle que si elle provient ex eâdem causâ; la
compensation se confond alors avec le droit de rétention. C'est ainsi qu'il
interprète la loi 6 De compensationibus, au Digeste. Cette interprétation
très-ingénieuse, que l'auteur appuie sur des principes rationnels et sur
l'ouvrage d'où ce texte a été extrait, nous paraît fort contestable. Du
moment où l'on admet qu'il existe plus qu'une obligation de conscience,
c'est-à-dire une obligation naturelle, pourquoi le défendeur ne pourrait-
il pas opposer au demandeur, par voie d'exception, l'obligation natu-
relle dont ce dernier est tenu? Marc-Aurèle n'est-il pas parti du principe
général qu'il y avait dol de la part du demandeur à venir réclamer l'exé-
cution d'une obligation, alors qu'il était lui-même tenu vis-à-vis du
défendeur? L'obligation naturelle ne constitue-t-elle pas une dette qui
figure dans le patrimoine du créancier ?
Quoi qu'il en soit, cette discussion est digne de fixer l'attention du
lecteur, M, Massol appliquant au droit français la solution qu'il a adoptée
en droit romain
Faut-il encore reconnaître avec l'auteur que l'obligation naturelle est
la même en droit français qu'en droit romain ?
:
L'importance des obligations naturelles en droit romain ne tient-elle
pas à deux causes que nous ne saurions rencontrer de nos jours d'abord
à l'esprit de-la législation romaine, ensuite à l'état social, qui a dû pro-
fondément influer sur les sources de l'obligation naturelle?

:
La législation, à l'origine, œuvre du patriciat, se revêt d'un rigorisme
qui se traduit dans ce passage de la loi des douze Tables « Uti lingua
»
nuncupassit, ita jus esto. Puis elle se modifie successivement sous l'in-
fluence des préteurs et des jurisconsultes; et à la fin de la république
romaine, Cicéron nous apprend combien l'équité avait pénétré cette lé-
gislation. Mais dans cette période qui s'est écoulée depuis la loi des douze
Tables jusqu'à l'Empire, combien de faits méconnus par le droit positif
ont dû constituer des obligations naturelles, quand ils n'ont pas revêtu
!
le caractère d'obligations civiles
De pareilles circonstances peuvent-elles se représenter dans une légis-
lation comme la nôtre, qui part du principe de l'équité, au point que
des auteurs sont allés jusqu'à dire qu'en droit français il n'y avait pas
d'obligations naturelles?
Et les sources de ces obligations, combien sont-elles riches en droit
romain et pauvres en droit français !
A Rome, le pacte nu n'engendre qu'une obligation naturelle: cette
source, comme l'auteur le reconnait, est tarie dans notre droit (p. 222).
Puis, les rapports du maître et de l'esclave, du père et du fils de famille,
la constitution, en un mot, de la puissance dominicale et paternelle,
étaient des sources abondantes d'où provenait l'obligation naturelle. Rien
de tel en France.
L'auteur, il est vrai, en assimilant l'obligation naturelle du droit fran-
çais à celle du droitromain, n'a pas méconnu ces distinctions; c'est,

,
dit-il, un rapport qui porte sur les préceptes et non sur les détails.
Après l'exposition des principes généraux l'auteur entre dans l'exa-
men de plusieurs questions importantes', notamment dans les suivantes :
1° Le pupille qui traite sans l'autorisation de son tuteur s'oblige-l-il
naturellement ?
20 Le mineur de vingt-cinq ans adulte s'oblige-t-il sans le consensus
de son curateur? Peut-il consentir une aliénation sans ce même con-
sensus ?
3o La prescription et la chose jugée laissent-elles subsister l'obligation
naturelle?
D'après M. Massol, en droit romain, il n'y a plus obligation naturelle,
mais simple obligation de conscience, quand la prescription et l'autorité
de la chose jugée sont établies; si l'on ne peut répéter le paiement qui
aurait eu lieu, c'est que la condictio indebiti ne se donne pas alors qu'on a
acquitté une obligation de conscience.
M. Massol étend cette doctrine au droit français, et, sur ce point, il
est en désaccord avec Pothier, qui, parmi les obligations naturelles,
cite plusieurs fois le cas où la dette est prescrite et où elle est repoussée
par l'autorité de la chose jugée (Voir Traité des obligations, no 196).
De plus, M. Bigot de Préameneu, présentant le titreDes Contrats et

:
obligations au Corps législatif, sur l'article 1235, disait, en parlant des
obligations naturelles « Telles sont même les obligations civiles, lorsque
l'autorité de la chose jugée, le serment décisoire, la prescription ou
toute autre exception péremptoire rendraient sans effet l'action du créan-
cier. »
L'interprète du Code Napoléon est bien obligé de tenir compte des opi-
nions des jurisconsultes antérieurs, surtout quand les organes du pouvoir
législatif ont indiqué le principe qui était leur guide.
Il faut bien nous circonscrire dans ce compte-rendu, et cependant
que de passages aurions-nous à signaler, et quelquefois à critiquer Ici, !
des interprétations ingénieuses des lois 16, g 4, De fidejussoribus, et 25 du
même titre, de la loi 7, § 1, au Code, De proescriptioneXX-Yvel XL anno-
rum; en droit français, de l'article 2225, C. N.; des aperçus nouveaux
sur les contre-lettres en matière de cession d'offices, sur les marchés
de Bourse, sur la nature de l'obligation résullant d'un testament irrégu-
lier; là des opinions peut-être un peu trop absolues, ainsi la confusion
signalée comme n'opérant jamais que la soustraction d'une personne à
la dette.

:
Nous ne pouvons que dire une chose à ceux qui s'occupent de nos
chères études Prenez, lisez et jugez.
M. Massol nous a rendu un service éminent dont nous le félicitons
sincèrement. Il a montré une fois de plus que la science du droit ne
s'affaiblit pas dans le sein de nos Facultés, et que l'enseignement du
droit romain, toujours attaqué par ceux qui l'ignorent, offre à l'esprit
du jurisconsulte sérieux une source abondante où il peut largement
puiser.
G. DE CAQUEIUY ,
Professeur à la Faculté de Droit de Rennes.

Il. Grandes scènes de l'histoire moderne, par M. A. RÛDlÈRE, profes-


seur àla Faculté de Droit de Toulouse, membre de l'Académie des Jeux-Floraux.
— 1 vol. in-8°.

Nous défions la critique de s'attaquer à ce livre. L'ouvrît-on avec le


parti pris d'y trouver à reprendre, il est impossible de n'être pas désarmé
par le ton de bonne foi qui y règne d'un bout à l'autre. L'auteur est animé
d'une si vive passion du bien et d'une telle horreur du mal, que, fùt-on
en désaccord sur des points importants, on ne saurait lui tenir long-
temps rigueur; on regretterait presque d'avoir raison contre lui.
Ne recherchez pas à quelle école historique il appartient; n'attendez
ni vue générale, ni travail d'ensemble, ni principe nouveau capable
d'expliquer les effets par les causes ou les causes par les effets, ni ces
lueurs vives et soudaines qui vous font voir le fond des choses; vous en
demanderiez trop. Les intentions de l'auteur ne vont ni si loiu ni si haut.
Qu'est-ce donc que ce livre? quelle est la pensée qui l'a inspiré?
Ce livre ne s'adresse point aux savants, mais aux ignorants, «aux
personnes peu instruites, » comme dit l'auteur. Il a été composé pour
servir de contrepoids aux doctrines dangereuses qui, sous la forme sé-
duisante du roman, pénètrent dans tous les esprits et y font des ravages
affreux. C'est l'antidote qui doit neutraliser les effets du poison. L'auteur
ayant remarqué que le goût si prononcé pour la lecture des romans pro-
venait de ce que vivant sur une terre de misères, les hommes ont be-
soin de se soustraire un instant aux réalités de la vie, et de chercher
dans des œuvres d'imagination le tableau d'une situation meilleure, il
s'est demandé si l'histoire ne pouvait pas offrir une distraction aussi
agréable et plus instructive que les romans; à l'appui de son opinion, il
a choisi, à sa guise, dans l'histoire moderne, les évènements les plus
capables de récréer l'esprit, en présentant de grands exemples et les

,
enseignements les plus moraux. Ces récits, au nombre de cinquante-
quatre n'ont entre eux aucune corrélation, aucun lien. L'auteur
échappe ainsi à la plus grande difficulté de l'art de la composition ; et
il aurait pu tout aussi bien prendre quatre-vingts ou cent exemples,
puisqu'il n'a suivi d'autre règle que sa fantaisie.
Il expose chaque fait d'une façon animée et en quelque sorte drama-
tique. Il fait agir et parler les personnages; au besoin, il en invente,
quand ceux de l'histoire ne lui suffisent pas; et comme il veut plaire en
même temps qu'il moralise, il a recours à l'artifice, il emprunte au ro-
mancier sa palette et encadre tous ses tableaux dans de riches descrip-
tions. Le récit achevé, il termine en style d'homélie par un sursùm
corda, élevons nos cœurs.
!
Eh
!
Oh ,
quel est son vœu, son désir?
ce vœu est le plus généreux le plus chaud , le plus ardent qui
puisse sortir d'un cœur d'homme! L'auteur embrasse l'humanité entière
dans un immense amour. Mais s'il aime les hommes, il hait leurs erreurs.
Il les conjure donc, à la fin de chacun de ses récits, de cesser leurs
querelles, d'abandonner leurs folles croyances, de revenir à la foi catho-
lique, de hâter le jour où il ne doit plus y avoir qu'un seul troupeau et
un seul pasteur. Ce n'est pas nous qui nous élèverons contre un tel vœu.
Mais pourquoi n'est-ce qu'un vœu?
Le style de l'ouvrage comme celui de tout ouvrage descriptif, est pom-
peux et un peu déclamatoire. — C'est la critique du genre que nous fai-
,
sons non celle de l'auteur. — La prosopopée, l'apostrophe et l'excla-
mation sont les figures qui y dominent.
L'auteur désire sans doute que son livre soit répandu et lu; — et quel
auteur n'en désire autant du sien? -Il doit souhaiter de le voir dans
toutes les mains, puisque le but qu'il s'est proposé est de combattre
l'effet des mauvaises doctrines. Pourquoi alors lui avoir donné la forme
del'in-8°?Ce n'est pas celle des livres destinés à devenir populaires.
L'auteur doit, ce nous semble, réduire le format et abaisser le prix, s'il
veut que son livre aille à toutes les mains et à toutes les bourses.
F. L.
CONGRÈS MÉRIDIONAL.

Rapport de M. Emile Vaïsse, secrétaire-général du Congrès


méridional, lu en séance publique, le 81 août.

MESSIEURS,
Le 48 janvier 1834, un homme jeune, résolu, chez qui les élans
del'enthousiasme s'alliaient aux qualités d'une précoce érudition,

: !
M. Tournai, de Narbonne, jetait aux échos de la publicité ces sim-
ples mots Congrès méridional Et ces mots, véritable formule ma-
gique, accueillis avec la vivacitéd'impressionqui caractérise les hom-
mes du Midi, propagés avec un entraînement sympathique, suffirent,
en ce temps, pour faire sortir du sol une légion improviséede savants,
d'écrivains et d'artistes. Il vous souvient, Messieurs, de ce remarqua-
ble et fécond mouvement. A l'appel de cet ami de la science, qui pre-
nait aussi bravement l'initiative, des voix répondirent de toutes les
;;
villes du Midi des adhésions affluèrent de tous les points de l'hori-
zon intellectuel des vocations jusque-là hésitantes prirent leur es-
sor; des aptitudes, ignorées de ceux-là même qui les portaient
en germe, furent mises au jour. Jeunes ou vieux, obscurs ou illus-
,
tres tous ces volontaires de la pensée s'enrôlèrent avec une égale

;
ardeur sous la bannière du Congrès. Ce fut comme une levée
en masse des intelligences et ce jour-là, devant un tel élan, les
plus sceptiques durent croire à l'inépuisable fécondité de notre
vieille terre méridionale.
Ceci se passait en 1834, Messieurs, ne l'oublions pas; et cet en-
traînement, qui nous étonne aujourd'hui, mais dont la vivacité
perce encore à travers la lettre morte des procès-verbaux, trouva
sa cause dans un concours singulier de circonstances qu'il n'est pas
donné à tous les temps de voir se reproduire.

;
Chaque période de la vie des peuples a une physionomie qui lui
est propre chaque âge a ses penchants dominateurs, et si, nous
reportant par la pensée à un quart de siècle derrière nous, nous
voulions caractériser d'un mot l'époque où les Congrès furent fon-
- dés à Toulouse, nous dirions avec raison que ce fut une époque

;
essentiellement active et militante. Tous les esprits se tournaient
alors vers la discussion en aucun temps, chez le même peuple,
autant d'idées ne furent remuées, autant de systèmes livrés à la
controverse. La lutte, en 1834, semblait être le tempérament même
:
de la société française. Voyez en effet
Dans l'ordre politique, nous étions au lendemain d'une révo-
lution qui avait fait naître trop d'espérances pour ne pas engendrer
des déceptions.
Dans l'arène littéraire, les partis n'avaient abdiqué aucune des
passions, aucun des préjugés qui les tenaient en guerre depuis la
fin de la Restauration, et c'était encore une grave question de
savoir si on marcherait sous la bannière des classiques ou sous le
drapeau des romantiques. Enfin, comme si ce n'était pas assez des
dissensions politiques et des querelles littéraires, la lulte s'enga-
geait aussi autour d'une doctrine nouvelle, hardie, subitement
passée du huis-clos des cénacles au grand jour de la discussion,
et qui déjà arborait fièrement le nom de son fondateur, Saint-
Simon.
Au milieu de ce conflit belliqueux d'idées, nul ne restait oisif

!
sous la tente. L'indifférence n'avait point de prise sur des hommes
fortifiés d'une conviction; ils luttaient, parce qu'ils croyaient
neutralité leur eût semblé l'égale de la défection.
La

Il n'est donc pas étonnant, Messieurs, que la proposition de


M. Tournai, tombant au milieu de ces préoccupations ardentes, ait
attiré à elle un si grand concours de suffrages. Il n'est pas éton-
nant surtout qu'elle ait trouvé tant d'échos dans le cœur des jeu-
nes hommes voués au culte des lettres, des sciences et des arts.
C'a été de tout temps le glorieux apanage de la jeunesse de parta-
ger, même jusqu'à l'illusion, les croyances généreuses et d'embras-
ser, sans en mesurer les risques, la destinée des bonnes causes.
La jeunesse de 1834 aurait manqué à sa mission et à son rôle tra-
ditionnels si elle n'eût pas soutenu un projet qui portait en lui
tant de germes d'avenir. Mais ce n'estpas de la génération de 1830,
génération vaillante entre toutes, qu'on avait à craindre une sem-
blable désertion. Elle afflua au Congrès et y tint fière contenance.
Aussi, Messieurs, cette première session ouverte à Toulouse, le
-45mai 1834, fut-elle remarquable surtout par une verve, une
fougue, une exubérance de qualités natives qui réjouissent le cœur à
vingt-cinq ans de distance. Il y avait là de la foi, des convictions,
et tous ces hommes arrivaient dans la salle du Congrès avec la vo-
lonté, sinon avec la puissance de faire le bien. Ecoutez comment
l'homme éminent auprès duquel vos suffrages m'ont valu l'honneur
insigne de m'asseoir aujourd'hui, raconte cette allégresse, ce saint
enivrement qui firent du premier Congrès une véritable fête de
la pensée humaine :
« C'était merveille de voir ce zèle infatigable que chacun appor-

» tait à ses fonctions ; des hommes occupés pour la plupart d'in-

» térêts graves et compliqués quittaient leurs affaires pour se ren-


» dre à leur section. Pendant plusieurs jours, nous n'avons vécu
» que d'une vie fébrile, toujours dans l'ivresse de la discussion et

» dans l'emportement de la pensée. A peine si les heures des repas

» etdu sommeil étaient comptées dans la journée, et l'infinie va-

» riété des sujets traités dans les diverses sections servait seule de

» délassement à l'esprit. »
Ne vous sentez-vous pas rafraîchis, Messieurs, par ces paroles
éloquentes, et ne portent-elles pas à vos cœurs l'écho lointain de
la vingtième année ?
Pénétré de ce feu sacré, le Congrès de 1834 tint ses promesses ;
il eut des résultats. Ceux-là qui avaient salué son aurore de sinis-
tres prophéties durent changer de langage et retenir les sarcasmes
promis à son trépas anticipé. Les calculs de la froide prudence suc-
combaient cette fois devant les élans de l'enthousiasme.
Notre honorable président-général, plus compétent que tout
autre pour parler de notre généalogie et de nos titres de gloire,
vous signalait dans son discours d'ouverture deux entreprises dues
à l'initiative de nos devanciers: d'une part, l'amélioration de la
navigation entre Toulouse et Bordeaux, aujourd'hui accomplie; en
second lieu, la mise à l'étude d'un projet de communication, entre
la capitale de l'Aragon et notre vieille métropole du Languedoc,
projet confié à de trop bonnes mains pour que, malgré tous les
obstacles naturels, il ne soit pas un jour réalisé.
Le Congrès, fertile en œuvres, produisit aussi des hommes. On
a cité des vivants, on a cité des morts, dont la liste aurait pu
!
s'étendre, hélas mais on n'a pas tout dit, et je dois suppléer au
silence d'une bouche que la modestie empêchait d'être juste. La ses-

,
sion de 1834 et le rapport qui la couronna révélèrent au grand
jour, posèrent dans sa vraie lumière un jeune homme à l'esprit
solide et brillant, qui, poète et prosateur à vingt ans, lauréat hors
ligne dans le concours des Jeux-Floraux, pour son Eloge de la
Reine Blanche, devait bientôt quitter le théâtre de ses premiers
triomphes pour obtenir à Paris la consécration d'une renommée
éclose au bruit de vos applaudissements. Ne nous plaignons pas,
Messieurs, puisque l'Institut de France, puisque le pays tout entier
nous empruntent nos illustrations.
D'ailleurs, n'y a-t-il à attendre des congrès que des résultats
matériels1 Faut-il, pour qu'une institution accuse sa fécondité,
qu'elle parle aux yeux de la foule par des mouvements visibles,
palpables, qu'elle écrive son œuvre dans le marbre et le granit?
N'y a-t-il pas dans le domaine de l'intelligence une action qui ne
se traduit par aucun phénomène physique et qui n'en contribue
?
pas moins à l'amélioration des'sociétés Appeler "à un foyer com-
mun les hommes de bonne volonté que l'isolement énerve, les
retremperaux saines épreuves de l'étude, les solliciter aux joûtes
animées de la parole, créer entre eux le commerce de l'intelli-
gence, est-ce donc tenter une œuvre stérile? La diffusion des
lumières, la vulgarisation des connaissances ne doivent-elles pas
suivre ce chaleureux contact de quelques jours. Assurément, au point

;
de vue pratique, il ne nous est pas donné d'exécuter toutes nos
résolutions le budget le plus opulent n'y suffirait pas. Notre ambi-
tion n'est pas si grande, et l'on doit nous juger en raison même de

,
notre modestie. Les congrès sont des assemblées purement consul-
tatives formulant des vœux mûrement réfléchis, semant des idées
dans le champ de l'opinion. L'événement a prouvé que ces germes
ont souvent porté leurs fruits. Mais en eût-il été autrement, et nos
délibérations fussent-elles restées sans application immédiate, nous
n'aurions pas moins tiré de nos réunions, au point de vue spécu-
latif, des avantages dont la société profiterait avec nous.
Cette conviction animait, sans doute, nos prédécesseurs de
4834,ils avaient ressenti la salutaire influence de l'institution,
puisque avant de se séparer, ils décidèrent qu'une nouvelle session
du Congrès méridional s'ouvrirait l'année suivante à Toulouse, en
même temps que l'Exposition des Beaux-Arts et de l'Industrie. C'é-
tait un double attrait offert au zèle et à la curiosité des membres
non-résidants. Pour mieux assurer l'exécution de cette résolution
et révéler la parenté intime qui rattachait l'une à l'autre les sessions
de 4834 et 4835, une commission permanente fut nommée. Cette
commission dut s'occuper de l'impression des travaux jugés dignes
de figurer au recueil et des moyens propres à assurer, à jour fixe,
l'ouverture du nouveau Congrès. Elle ne faillit pas à son mandat,
et le 15 juin 1835, M. de Lavergne, à titre de secrétaire-général
de l'année précédente, inaugura, par quelques paroles simples et
affectueuses, la 2e session du Congrès méridional.
La nouvelle assemblée ne montra pas d'abord l'ardeur enthou-
siaste qui avait salué la naissance de l'institution. Les membres du
Congrès arrivèrent plus froids, mais mieux préparés peut-être aux
travaux sérieux. La session de 1834 avait déblayé le terrain; des
questions avaient été indiquées, un programme avait été tracé,
l'improvisation céda la place à des lectures réfléchies. Mais ce calme
même paraît avoir amené, par une cause que nous ne pouvons ap-
précier après tant d'années, un refroidissement graduel; néan-
moins, ranimé, à sa dernière heure, par la magnifique fête musi-
cale qui eut lieu dans l'église des Jacobins, sous la direction de

;
M. Becquié, le Congrès se sentit encore la force de fournir une
nouvelle carrière le rendez-vous, cette fois, fut fixé, non plus à
Toulouse, mais dans une autre métropole scientifique, à Montpellier.
Vingt-trois ans se sont écoulés, Messieurs, et vous vous retrou-
vez, non pas à Montpellier, mais encore à Toulouse. La destinée

;
que de brillants débuts avaient promise aux Congrès méridionaux
a subi une éclipse. On crut longtemps leur fin irrémissible le glas
de l'indifférence avait sonné sur leur agonie; mais on comptait sans
les germes vivaces que l'institution avait semés parmi nous on
comptait sans le zèle de la commission permanente qui ne s'en-
dormait pas, elle, au milieu de la torpeur générale; on comptait
surtout sans la persévérante énergie d'un homme voué, dans notre
cité, à l'acclimatation et à la garde de toutes les œuvres utiles.
Oui, Messieurs, disons-le bien haut, c'est au zèle de M. le Dr Cany
que nous devons de vivre, et si un peu de bien résulte de la labo-
rieuse session qui finit, le principal honneur doit lui en être attri-
bué. Non-seulement il a ressuscité le Congrès, mais encore il a
appelé parmi nous l'homme éminent qui nous préside, et dont la
seule présence-double l'autorité de nos décisions. Par là, peut-être,
M. Cany a été deux fois le sauveur de l'institution.
Maintenant, Messieurs, quelles espérances pouvons-nous conce-
voir de cette 3e session du Congrès méridional? Il faut le dire sans
hésiter, le premier jour ces espérances furent minimes. Nous ne
comptions pas assurément sur cette effervescence et cette ardeur

;
juvéniles qui caractérisèrent le Congrès de 1834. Le temps n'est
plus aux luttes, ni aux passions de l'arène les assemblées délibé-
rantes, qui furent le prototype de,nos réunions, ne tiennent plus

;
la première place dans les préoccupations de l'opinion publique. On
ne s'émeut plus à la voix de l'orateur pouvions-nous croire que
notre appel ressuscitât des échos décidément endormis? Non, nous
n'attendions pas de l'enthousiasme, mais nous pouvions espérer un
concours plus résolu, une attitude plus délibérée de ceux qui s'é-
taient inscrits sur nos listes.
Hâtons-nous de le dire toutefois, cette hésitation n'a duré qu'un
instant. Sitôt que l'assemblée s'est formée en sections, sitôt que les
spécialités, en se groupant, se sont senties à l'aise sur un# terrain

familier, la physionomie du Congrès a changé, la confiance a


rayonné sur nos fronts. Dès ce moment, nous avons été sûrs de
vivre, et de vivre d'une existence féconde. Les mémoires prudem-
ment tenus en réserve se sont montrés, les propositions ont surgi,
la discussion, ce symptôme de vie, s'est élevée, et dès mardi
matin nos différentes sections fonctionnaient avec une remarquable
activité.
Quelle a été, Messieurs, la part de chacune d'elles dans ce con-
cert intellectuel qui venait si à propos calmer nos appréhensions ?
La réponse à cette question vient de vous être faite par les secré-
taires-rapporteurs de vos différentes sections. Après eux, je ne
saurais avoir la prétention de résumer des travaux où se sont appli-
quées tant d'intelligences. La bienveillance qui vous a fait porter
au siège de secrétaire-général le moins méritant de vos collègues
n'a pu, en même temps, lui inoculer les connaissances qui lui

sel. La science ne lui est pas venue avec les honneurs


, !
ges hélas
;
manquent pour dignement retracer l'œuvre d'un Congrès univer-
vos suffra-
n'ont fait de lui ni un mathématicien, ni un médecin,
ni un artiste. Une autre cause s'est rendue complice de son em-
barras, c'est le temps, c'est la brièveté du délai que le règle-
ment nous assignait. Les séances ont fini hier soir à peine, et
les rapports dans lesquels le mien aurait pu puiser quelque auto-
rité, viennent d'être lus à l'instant. N'attendez donc pas de moi,
Messieurs, un travail que mon inaptitude d'abord, le temps
ensuite rendaient également impossible.
Ma tâche, superflue au demeurant, grâce aux comptes-rendus si
complets que vous venez d'entendre, va se borner à parcourir une
à une les différentes sections et à chercher dans leurs travaux la
réponse aux questions proposées par le programme.
Le Congrès de 1858 avait un double but à remplir :
Midi de la France
« 1° Déterminer les progrès accomplis par le

» depuis l'année 1835, dans les sciences, les beaux-arts et l'indus-


» trie agricole, commerciale et manufacturière;

» 2° Formuler pour l'avenir le programme des travaux le plus

» immédiatement réalisables dans cette triple direction. »


Deux questions graves, Messieurs, une qui regarde le passé,
l'autre qui regardel'avenir.
La manière la plus simple de résoudre le premier de ces pro-
blèmes était de demander à chaque section de rechercher, dans un
passé de vingt-cinq ans, la trace des améliorations et des progrès
accomplis. Cette division du travail a été sur-le-champ adoptée et
dans chacune de nos assemblées particulières un membre a fait
ainsi l'inventaire des richesses acquises depuis 1831. Ces investi-
gations rétrospectives ont généralement constaté des résultats satis-
faisants pour le passé et rassurants pour l'avenir. Sans se créer
des illusions, sans croire aux bénéfices très-contestables d'une dé-
centralisation rêvée par des esprits trop attachés peut-être aux
vieilles formes politiques, on peut espérer que notre Midi vivra
un jour de sa vie propre et n'attendra pas du Nord sa nourriture
intellectuelle. Le chemin qui mène à la décentralisation, c'est l'ac-
tivité, c'est la fécondité; relevons de la langueur, où elles s'affais-
sent depuis cinq siècles, les races gallo-romaines; excitons-les au
travail, à la production; et la décentralisation, qui n'est aujour-
d'hui qu'une machine de guerre, que le masque derrière lequel
s'abritent des rancunes invétérées, viendra d'elle-même rendre à
Toulouse son ancien éclat de métropole du Midi.
Nous vous signalons, Messieurs, l'égal mérite de tous ces rapports,
tous patiemment élaborés, tous conçus dans un véritable esprit
de justice et d'amour envers notre terre natale. Nous espérons que
la commission permanente les jugera dignes de figurer au recueil
imprimé des actes du Congrès.
Après avoir regardé en arrière, il a fallu, pour se conformer au
but précis de la session, interroger l'avenir, c'est-à-dire indiquer
les travaux le plus immédiatement réalisables pour satisfaire à la loi
du progrès. L'ensemble de nos délibérations orales, dont MM. les
secrétaires particuliers vous ont fait l'analyse, nous semble avoir
répondu à cette deuxième condition impérative de notre mandat.
C'est, Messieurs, dans le procès-verbal des débats, dans les mémoi-
res lus ou déposés, dans la photographie de nos séances qu'on trou-
vera peut-être quelques jalons propres à guider la marche des po-
pulations méridionales vers l'avenir. Suivons rapidement la trace
de nos sections, en indiquant brièvement la part que chacune a
prise à l'œuvre commune.
La re section, celle des Sciences mathématiques, physiques et
naturelles, n'a pas réuni le nombre d'adhérents qu'on pouvait atten-
dre dans une ville qui compte un si nombreux cortége d'associa-
tions scientifiques. Elle a regretté tout d'abord qu'une absence im-
prévue ait empêché M. Filhol de venir occuper la présidence qu'un
scrutin unanime lui avait décernée. Toutefois, soutenue du con-
cours de son vice-président, M. Petit, directeur de l'Observatoire
la 1re section n'a pas employé son temps sans profit, et vous avez
,
pu juger, par le rapport si complet de M. Roumeguère, de l'utile
coopération qu'elle a donnée à l'ensemble de nos travaux.
La 2" section, Sciences médicales, a montré dès la première heure
une résolution d'agir intrépide. Son exemple a réveillé l'émulation
parmi nous et communiqué à nos comices une animation inespérée.
Déterminés d'avance à faire beaucoup en peu de temps, MM. les
membres du corps médical ont entamé leurs travaux avec une re-
marquable vivacité d'attaque. A peine installé, le bureau a enre-
gistré plusieurs demandes de communication. Un sentiment délicat
l'a conduit à donner le premier tour de parole à ceux des membres

,
de la section que des opinions spéciales classaient dans la minorité.
Grâce à cet acte louable de tolérance la doctrine homœopathique,
qui ne trouve pas souvent dans les réunions académiques l'occasion
d'arborer et de défendre ses principes, a pu cette fois les exposer
en toute liberté. Le caractère des congrès, sortes de conciles ouverts

,
à toutes les Eglises, a été dignement compris, dans cette circon-
stance par les membres de la 2e section. L'attention d'une majo-
rité, fidèle aux vieilles traditions médicales, n'a pas manqué aux
champions des opinions nouvelles, et si, le premier jour, un brus-
que incident est venu couper court à la discussion, la faute n'en
est pas assurément aux représentants officiels de la médecine hip-

;
pocratique. Leur longanimité a été telle qu'on pouvait raisonnable-
ment l'espérer elle n'a cédé que devant l'emploi peu mesuré de
termes inadmissibles dans un débat contradictoire.
Rendue à des délibérations plus calmes, où les opinions dissiden-
tes ne venaient pas semer les tempêtes, et enrichie des lumières
de membres nouveaux, parmi lesquels nous aimons à citer un chi-
rurgien célèbre, vétéran de 1834, M. le Dr Rigal (de Gaillac) la
,
section de médecine a accompli une série de travaux intéressants,
dont M. J. Naudin a retracé devant vous le fidèle aperçu.
L'ordre de succession nous conduit des Sciences médicales aux
Sciences morales et économiques :
Le règlement, préparé par la commission permanente, avait
réparti dans cette 3e section, la philosophie, l'éducation, la légis-
lation, l'économie sociale, l'histoire et l'archéologie. Vous le voyez,
;
Messieurs, le champ était vaste un Congrès spécial n'eût pas été
de trop pour cette seule branche de nos études. Aussi vous étonne-

;
rez-vous médiocrement que certaines parties aient souffert quelque
peu de la précipitation forcée de nos débats la philosophie, par
exemple, manquant de représentants spéciaux, n'a pas été traitée
;
avec tous les égards qui lui sont dus l'économie sociale, on en
comprendra aisément les motifs, a été retranchée du programme.
Mais, par contre, la législation et l'archéologie, grâce à des travaux
préparés d'avance, ont jeté un vif éclat sur nos délibérations.- L'ex-
cellent rapport de M. Ernest Astrié sur l'origine et les travaux de
l'Académie de législation, celui de M. Du Mège, ce glorieux vétéran
de la science, sur l'état des études archéologiques dans les qua-
torze départements du sud-ouest, dont Toulouse est le centre, celui
de M. l'abbé Carrière sur le château de Saint-Elix, la communica-
tion de M. Rossignol sur les poteries romaines de Montaut, celle

Dr Cany sur les salles d'asile de l'enfance ,


de M. Chazottes sur l'éducation des sourds-muets, celle de M. le
les considérations de
M. Lacointa sur l'instruction supérieure et secondaire, prouvent
que la richesse de quelques sous-sections a glorieusement vengé
l'indigence des autres.
L'Agriculture, cette branche de la science si intéressante pour
notre pays, n'a pas manqué d'esprits éclairés qui sont venus la re-
présenter dans la 4e section du Congrès. Dirigées par un homme
expert et savant, M. Martegoute, les recherches ont porté sur tou-
tes les améliorations à introduire dans notre sud-ouest. Le rapport
si lucide de M. Théron de Montaugé vous a énuméré les résolutions
et les vœux que la section a cru devoir former pour atteindre le
but qu'elle poursuit. La compétence spéciale et le talent de l'hono-

,
rable rapporteur me dispensent d'insister sur un sujet où ma parole,
après la sienne n'apporterait aucune autorité.
La section du Commerce et celle des Manufactures, classées sous
les nos 5 et 6, avaient trop de questions communes à étudier pour
qu'on ne songeât pas à associer les lumières des savants et des in-
dustriels qui les composaient. Cette fusion, dont les débats ont
heureusement profité, a produit les résultats que l'honorable
M. L. Jougla, rapporteur, vous a fidèlement retracés. Consultée
sur la question de la liberté commerciale, particulièrement en ma-
tière de céréales, question dont se préoccupent à si bon droit tous
les esprits soucieux du bien-être social, la section n'a pas cru devoir
donner une réponse qui la liât complètement. Toutefois, les vœux
formulés à la suite de ce débat ont indiqué une tendance qui n'est
pas complètement hostile à la liberté des échanges. La question du
percement des Pyrénées centrales par un tunnel gigantesque des-
tiné à donner passage à un chemin de fer qui joindrait Toulouse à
Saragosse, la péninsule au continent, idée sortie de nos rangs,
vous le savez, Messieurs, a d'autant plus intéressé la 6e section que
l'auteur, M. Lézat lui-même, en a développé le projet. En atten-
dant que l'avenir réalise cette grande conception, M. Dutour,
agent-voyer en chef de la Haute-Garonne, a prouvé à ses collègues
du Congrès, en leur montrant sur les plans le chemin ouvert, sous
sa direction, de l'hospice de Luchon au port de la Glère, qu'on ne
doit jamais désespérer d'une œuvre où concourent l'habileté de
l'ingénieur et la protection éclairée de l'administration.
J'arrive, Messieurs, à la 7e section, à celle où l'on aurait cru ren-
contrer le plus d'affluence, celle peut-être qui a été la plus mal-
traitée dans la répartition du Congrès en assemblées particulières.
D'où vient cette défaveur, qui n'est pas nouvelle parmi vous
les procès-verbaux nous apprennent que la même section fut déshé-
; car

ritée d'adhérents en 1834 comme en 1858? Vient-elle du vague et


:
de l'incertitude d'un tel titre la Littérature? Qu'est-ce que la litté-
rature méridionale, ou plutôt existe-t-il une littérature méridio-
nale? Cette équivoque avait déjà frappé les excellents esprits, dont
l'honorable M. Fossé fut l'organe éloquent dans la session de 1834.

,
Il faut le dire pourtant, l'embarras n'a pas duré longtemps, pas plus
chez nous que chez nos devanciers. Quoique certains poètes parmi
lesquels il faut citer Goudelin au dix-septième siècle et Jasmin au
dix-neuvième, aient employé le dialecte populaire, issu de l'an-
cienne langue romane, pour exprimer les sentiments les plus déli-
cats , que par suite ils aient, en une certaine mesure, donné au
patois droit de cité parmi les langues poétiques, il ne nous a pas

: :
paru qu'il existât une littérature patoise. Nous avons trouvé plus
conforme au sens de l'esprit moderne de traduire ces mots litté-
rature méridionale, par ceux-ci compositions littéraires produites
en français dans le Midi. Ramenée à cette interprétation, la ques-
tion n'offrait plus d'obscurité ; la discussion s'est sentie à l'aise, et
l'élégant rapport de M. Pujol est venu satisfaire au programme en
retraçant les progrès littéraires accomplis dans notre Midi de-
puis 1835.
La section de littérature doit confesser encore qu'elle a commis,
une violation du règlement dans le but d'étendre la zone de ses
recherches. Dépassant la limite du Midi et du programme, elle s'est
posée, sur l'initiative de son honorable président, M. Lacointa, une
suite de questions relatives à l'état de l'esprit littéraire en général.
Vous lui avez déjà pardonné cette légère infraction, j'en suis sûr,
duites.
,
Messieurs en faveur des solutions intelligentes que ce débat a" pro-

;
De la littérature à la Musique il n'y a qu'un pas ces deux formes
de l'art ont un territoire commun où elles se rencontrent tous les
jours, c'est le théâtre. Nous avons ressenti plus que jamais cette
alliance intime à propos d'une question qui a été simultanément
débattue dans les deux sections. Cette question, grosse d'orages,
n'est autre que celle de la liberté des théâtres. Faut-il supprimer le
système des privilèges et des subventions pour lui substituer l'action
fécondante de la libre concurrence? Un spirituel journaliste, mem-
bre de la section de musique, le pense et le soutient avec une verve
qui a failli nous convaincre. Nous avons senti pourtant que dans

ment,
une question soumise depuis vingt ans aux conseils du gouverne-
nous n'apportions pas, nous, les éléments d'information
suffisants pour prendre une résolution radicale. Un moyen terme a
été adopté, et la proposition de M. Lomon, sans renfermer une
solution formelle, indique les moyens propres à régénérer l'art dra-

; ,
matique et à relever les théâtres qui se meurent en province.

,
La 9e et dernière section celle des Arts du dessin, a voulu rester
sur son territoire c'est au Musée qu'elle s'est livrée pendant qua-
tre jours, sous la présidence de M. Sabatié, à une série de lectures
intéressantes et de discussions fécondes. Le dessin, la peinture,
l'architecture, ont tour-à-tour, par des organes spéciaux, fourni

Toulouse d'une salle saine et


,
leur contingent à la tâche commune. Parmi les vœux les plus impor-
tants, vous avez déjà remarqué Messieurs, celui qui tend à doter
spacieuse pour nos tableaux, et sur-

,
tout celui dont la réalisation amènerait le percement de rues mo-
numentales. La cité palladienne a des places, des boulevards des
quais remarquables, elle n'a pas une seule rue à montrer aux étran-
gers. Les besoins d'une circulation croissante réclament impérieuse-
ment cette amélioration, et nous estimons que le Congrès ne sau-
rait trop appuyer d'une adhésion unanime la proposition de
M. Bonnal.
Vous le voyez, Messieurs, chacun a fait de son mieux dans le

,
Congrès que nous inaugurions lundi et qui finit à cette heure. Cha-
cun a apporté sa pierre à l'édifice contribué à rendre
féconde l'in-
stitution que Toulouse voit renaître après un intervalle de vingt-
trois ans. La tâche a été rude, le labeur hâtif et forcé; on aurait
pu mieux faire si on avait eu plus de temps, mais on n'aurait pas

:
fait avec plus de zèle et de conscience. Remarquez, Messieurs,
l'étrange phénomène qui se produit au début, notre attitude était
indécise, notre parole froide, notre confiance médiocre. Nous gar-
dions vis-à-vis l'un de l'autre cette réserve propre aux gens qui se
voient pour la première fois.
;
Mais bientôt nos réunions intimes se forment des questions inté-
ressantes sont soumises à notre examen, la discussion s'élève, la
vie souffle parmi nous. L'heure de nos séances devient l'heure atten-
due de la journée, l'entraînement nous porte là où la curiosité seule
nous conduisait auparavant. Cen est fait, le Congrès nous attire ;
nous sommes gagnés par son influence salutaire. Cette communion
intellectuelle a charmé les plus rebelles.
Il y a six jours à peine, nous trouvions long à parcourir le
terme assigné à notre existence; aujourd'hui il semble arrivé
trop tôt.

,
chose ,
Vous le voyez donc, Messieurs, les Congrès sont bons à quelque
puisqu'ils nous ont appris à nous connaître puisqu'ils nous
font trouver douloureux le moment de la séparation.
Mais rassurons-nous, Messieurs, une institution qui a eu assez de
vitalité pour ressusciter après vingt-trois ans, n'est pas destinée à

: :
périr dans le Midi, et le mot qui doit finir ce discours déjà bien long
n'est pas Adieu, mais Au revoir.
4
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.

1. — Exposition de M. Garipuy.

Avant d'expédier à Paris les quatre tableaux qu'il destine au salon de


a
1859, M. Garipuy voulu produire aux yeux de ses compatriotes ce
laborieux résultat de deux années d'études. L'atelier de l'artiste a élé
,
,
libéralement ouvert à tous ceux qui sont venus; chacun a pu s'assurer
par ses yeux que la ville de Toulouse serait dignement représentée
aux grandes assises artistiques qui vont se tenir, le printemps prochain,
à Paris.
,
Le caractère qui frappe d'abord dans cette exposition c'est la variété.
Chacun des tableaux est traité dans un style particulier; chacun d'eux
se rattache à un genre spécial. La Défaite des Teutons, — digne pendant
de l'Attila acheté par la ville pour le Musée de Toulouse, — appartient
évidemment à la grande peinture historique; le Meurtre d'Agrippine, tra-
duction énergique d'une page de Tacite, se range dans cette catégorie
d'oeuvres de demi-caractère qu'on appelle le genre Historique; la Mignon,
composition suave et pittoresque dans laquelle le peintre a su réaliser un
des plus doux rêves de la poésie allemande, est un tableau de genre
proprement dit. Enfin, la dernière toile, qui reproduit avec tant de
vigueur les traits bien connus d'un de nos collaborateurs les plus appré-
ciés, M. L. du V., complète par un échantillon du genre-portrait l'en-
voi du jeune maître toulousain.
On le voit, Garipuy ne s'est pas ménagé. L'intelligent artiste a voulu
bravement donner cette fois la mesure de ses forces. Il semble dire à la
:
critique « Me voilà tout entier, peintre d'histoire, peintre de genre,
» peintre de portrait; jugez-moi sans passion ni faiblesse o Nous
aimons ce franc-parler; nous estimons cette calme confiance justifiée
par quatre œuvres de mérite. Les faiseurs n'agissent pas de même;
ménagers d'une réputation habilement acquise, ils se confinent prudem-
ment dans un recoin de l'art, et se gardent d'en sortir de peur de mésa-
venture. Lorsque, comme Garipuy, on fait de l'art et non du métier, de
pareils calculs sont dédaignés. S'il s'attaque à tous les genres, le peintre
courttous les périls; mais s'il triomphe aussi, sa victoire est complète.
Quand, avec une exposition, comme celle de Garipuy, on obtient les
suffrages de la critique et ceux de la foule, on s'élève d'un coup aux
premiers rangs de l'école moderne.
?
Ces suffrages, notre compatriote les obtiendra-t-il Répondonsvite que
tout nous le fait espérer.
Garipuy a deux qualités qui, à différents degrés, percent dans ses
quatre tableaux : il est solide et brillant. Solide, je veux dire que le
peintre est doublé chez lui du dessinateur, de 'l'anatomiste, de l'obser-
vateur patient et laborieux; j'entends qu'il n'aborde pas une scène
historique, telle que l'A.ttila, la Défaite des Teutons ou la Mort (FAgrip-
pine, sans avoir lu et relu les livres qui la rapportent, sans avoir étudié
le personnage dans l'histoire, sans l'avoir interrogé sur la pierre ou sur
le marbre. Curieux du moindre détail, il s'informera du port, de la
stature et du costume de son héros. Si vous lui demandez, par exemple,
pourquoi le front d'Agrippine n'a pas la hauteur que nous prêtons au
type de la beauté moderne, il vous répondra par des proportions fidèle-
ment relevées sur le buste même de l'impératrice. Si vous êtes surpris
du charme qu'il a répandu sur la personne de la veuve de Claude, il
vous répondra par le passage de Tacite, dans lequel cet historien
raconte que Néron, devant le corps nu de sa mère, s'étonna de la trou-
ver si belle. Agrippine d'ailleurs, quoique mariée deux fois, avait à peine
quarante ans, quand elle succomba sous les coups des sicaires envoyés
par son fils.
Par brillant, je vux dire qu'une fois son ébauche établie sur les don-
nées de l'histoire, sur les informations de la statuaire, sur les vraisem-
blances des caractères, il sait l'orner de toutes les séductions de la cou-
leur. Quand la composition, — si facile pour lui qu'elle tient de
l'improvisation, — est bien arrêtée d'après les règles du dessin et de la
perspective, Garipuy se permet de sacrifier au dieu de Véronèse et de
Titien. Il nous prouve dans ses tableaux qu'il n'existe pas une incompa-
tibilité absolue entre deux qualités, la ligne et la couleur, dont on a
voulu faire l'apanage exclusif de deux écoles rivales.
Dans la Défaite des Teutons, comme dans l'Attila, le peintre a disposé
au premier plan un groupe principal, d'où se délache, rude et sévère

romain est celle du général qui observe ,


comme une médaille antique,, la figure de Marius. L'attitude du consul
avec inquiétude encore, le
cours de la bataille. Il s'agit du destin de la république. Pareils à l'ava-
lanche, les barbares sont descendus de leurs steppes glacées vers les
;
douces régions que favorise le soleil encore un mois de marche, et, si
rien ne les arrête, la ville éternelle verra, pour la seconde fois, ses
murailles insultées par les hordes venues du Nord. Le général comprend
la gravité de sa mission, et son regard s'étonne, s'alarme presque de
voir les destins indécis. Derrière lui, Martha la Syrienne, célèbre pro-
phétesse qui le suivait à la guerre, interroge les cieux d'un regard
profond; dela pique sacrée qu'elle tient à la main, elle désigne deux
vautours, présage de victoire, qui planent au-dessus du champ de
bataille. Des vieillards pensifs, — augures ou prêtres, — se tiennent
derrière le général et semblent mentalement prier les dieux pour le salut
de l'armée romaine.
Cependant la bataille continue, et déjà l'on peut pressentir que la
balance a penché en faveur des Romains. Une manœuvre hardie, ten-
dant à envelopper l'ennemi en le tournant, peut se suivre dans les plans
secondaires du tableau; les'barbares, furieux de se sentir cernés et accu-
lés, se jettent en avant avec des gestes de défi; les plus hardis essaient
de passer à la nage la rivière de l'Arc qui les sépare du groupe où com-
mande le consul. Vains efforts! on devine que le courage discipliné aura
bientôt raison de cette aveugle furie. Il ne restera plus à ces malheureux
qu'à mourir avec leurs femmes et leurs enfants; déjà même l'on voit
des mères qui, présageant la défaite des Teutons, et préférant pour les
leurs la mort à la servilude, précipitent dans les eaux du torrent leurs
enfants demi-nus.

,
Tout cela forme un ensemble grave, sévère. Le spectateur assiste à
une grande scène de l'histoire et se recueille involontairement. On se
demande ce qu'il serait advenu si le génie d'un soldat plébéien n'eût en
ce jour sauvé la république. C'en était fait du plus, bel âge de Rome !
L'héritage de l'intelligence humaine compterait en moins Cicéron et
César, Virgile et Horace, Tacite etTite-Live. La barbarie était avancée
!
de trois siècles

, ,
Malgré sa gravité, malgré sa rigidité historique, le tableau, dont nous
venons en quelques mots d'essayer l'interprétation est peint dans des
tons doux, clairs harmonieux et éclatants à la fois. Nous retrouvons ici
l'union des deux qualités que nous avons déjà signalées chez Garipuy,
c'est-à-dire la fermeté du modelé jointe au charme du coloris. L'artiste,
après avoir donné une précision technique aux traits et aux muscles de
ses personnages, après avoir bien étagé ses plans et disposé ses hori-

;
zons, selivre à ses goûts de coloriste. Ainsi, il se souvient que cette
tuerie d'hommes fut éclairée par le soleil de la Provence et il nous
donne dans son tableau le plus beau ciel de Provence qu'on puisse
rêver; il sait que l'horizon de ce champ de bataille, désormais histori-
que (campiputridi), est borné par des rochers aux arêtes saillantes, aux
teintes azurées, et l'œil de l'observateur reconnaît, à ces traits caracté-

dans l'exécution atteste que, sans être d'un fougueux romantisme Ga-
ripuy De répudie pas toute parenté avec les coloristes modernes.
,
ristiques, les rochers pittoresques de Sainte-Victoire. Tout, en un mot,

LaDéfaitedesTeutonsestun tableau commandé par l'Etat, dont la


place est marquée d'avance dans un grand Musée de province; la Mort
d'Agrippine est un sujet librement choisi par le peintre, qu'il a pu laisser
et reprendre à ses heures, et que son pinceau a caressé avec un soin,
nous pourrions dire avec un amour tout paternel. C'est encore une
scène d'histoire, mais une scène à quatre personnages. Pour la repro-
duire dans toute sa brutale exactitude, le peintre s'est inspiré du récit

:
que Tacite en fait au chap. VIII,liv. XIV, de ses Annales. L'artiste n'est ici
que l'interprète ou plutôt le traducteur fidèle de l'historien Agrippine,
éveillée en sursaut par l'entrée furtive d'Anicetus et de ses complices, se
lève de sa couche. Instruite déjà, par une tentative avortée, des des-
seins parricides de son fils, la mère de Néron ne se méprend pas sur le
sort qui l'attend. Livrée sans défense à des assassins mercenaires, elle
rejette ses voiles d'un geste noble et résigné, et, découvrant son sein,
elle dit au triérarque Herculeus qui s'avance le premier armé du glaive :
Ventren (en, « frappe ce sein qui porta un monstre tel que Néron. »
L'impératrice est belle, trop belle peut-être, diront ceux qui ne se sou-
viendront pas de l'exclamation historique que nous rappelions plus haut.
La vue de ses formes gracieuses, éclairées à demi par les rayons trem-
blants d'une lampe étrusque, inspire au spectateur une pitié involon-
taire. On plaint malgré soi ce corps harmonieux, tout tressaillant de vie,
que va percer bienU le fer d'un soldat stupide, et l'horreur d'une
pareille mort fait pardonner à la veuve de Claude ses crimes passés. On
oublie un instant que, la première, elle initia son fils aux pratiques du
mal, et que la main exécrable de Néron accomplit peut-être en ce
moment les arrêts souverains de la justice divine. En présence d'une
telle infortune, la pitié seule reste; Agrippine disparait devant la
femme, devant la mère lâchement assassinée. Le dessin des deux sicai-
res accuse une étude à vif de l'organisation musculaire de l'homme; il
semble difficile de mieux exprimer la force bestiale et la furie sangui-
naire. Herculeus perce le sein de l'impératrice d'un geste d'athlète; son
bras, pris en raccourci, se contracte violemment comme pour pénétrer
plus avant dans ce corps sans défense; le centurion de marine Oloari-
tus, placé de l'autre côté du lit, semble être là pour ajouter l'outrage à
l'assassinat; il frappe,
,
non avec le fer, mais avec le bâton, ce front
royal devant lequel se courbait, naguère encore le sénat tout entier :
Invisible et présente,
J'étais de ce grand corps l'âme toute-puissante.

Dans le fond, l'odieux Anicetus, digne compère de Narcisse, contem-


ple l'exécution du meurtre, et semble se pénétrer des moindres cir-
constances pour en faire à son maître un fidèle rapport.
Tel est ce tableau, exigu par le cadre, mais grand par la pensée et
grand par l'effet; nous le croyons, quant à nous, appelé à un succès
pour le moins égal à celui de Marius. L'exécution en est aussi remarqua-
ble, et l'intérêt, qui, dans une grande toile, se divise nécessairement,
est ici tout concentré sur les quatre personnages de ce drame histo-
rique.
La Mignon, — dont la délicieuse esquisse au fusain nous était connue
depuis longtemps, — nous transporte dans le monde vaporeux de la
fantaisie romantique. De la figure sévère d'une impératrice romaine,
nous passons à la physionomie rêveuse d'une enfant de Bohème. On ne
saurait, en vérité, mieux prouver la souplesse du pinceau et mieux
révéler une aptitude manifeste pour tous les genres. Nous avons voulu,
pour bien apprécier la composition de Garipuy, rechercher dans
Wilhelm Meister les linéaments de la figure de Mignon, ressaisir, en
quelque sorte, ce type charmant que Goëthe trouva dans un jour de
bonheur. Nous avons suivi dans le premier volume (Les années d'appren-
tissage) la vie errante de cette pauvre bohémienne fille des pays où
« fleurit le citronnier, où la pomme d'or de l'oranger mûrit à l'abri de
» son feuillage sombre, » et que les hasards de l'existence ont jetée
vers les régions brumeuses du Nord. Le charme poétique est là peut-
être plus vif que partout ailleurs; ce n'est pas cependant dans ce premier
volume, — celui qui raconte la vie de Mignon, — que se trouve
l'argument du tableau de Garipuy. Le peintre s'est bien inspiré, de ci,
delà, des passages intéressant le plus son héroïne; mais le sujet lui-
même a été décrit, sinon peint, par Goëthe en personne au liv. II,
chap. VII, du second volume (Années de voyage). Laissons la parole au
poète; nul, mieux que lui, n'interprétera la scène que Garipuy vient
de fixer sur la toile
«
,
Mignon était debout au milieu de rochers escarpés sur lesquels bril-
»lait la poussière humide des cascades et une horde d'hommes bigar-
»rés, dont la raison chercherait en vain à expliquer les costumes, les
»armes et les allures, l'entourait de toutes parts. Au fond, on voyait de
xrobustes mulets, chargés du bagage des Zigueners et des divers
» instruments dont ils composent leurs sauvages concerts. Le premier

, ;
»plan était occupé par les Zigueners eux-mêmes, êtres à la fois bar-
»bares et fantastiques, communs et bizarres trop grotesques pour
»inspirer la crainte trop extraordinaires pour mériter la con-
»fiance; et comme figure principale, une noble enfant, la pauvre
» Mignon,t»
Ceux qui ont vu l'exposition de Garipuy reconnaîtront combien le
peintre s'est montré fidèle au poète dans la composition de son tableau.
Quelles vraies figures de bandits ont ces Zigueners, ou Zingari, ou Gita-
nos, car sous ces diverses appellations ce sont toujours les fils errants de
!
l'humanité qu'on désigne Quel aspect picaresque a leur équipement de
spadassins-mélomanes ! Et leurs épouses donc, ne les avez-vous pas
rencontrées un jour de foire, dans une de nos villes du Midi, allaitant
des enfants roux et crépus, qu'il n'est pas aisé, au premier abord, de

!
reconnaître pour des frères en humanité? Et Mignon, par contraste,
comme elle est rêveuse et sympathique Ne se détache-t-il pas de sa
personne un charme attractif qui vous condamne à regarder et à regar-
!
der encore. Ah! dit-on, si telle fiction pouvait vivre Vain désir! L'idéal
n'est pas accessible aux profanes. Les poètes et les artistes ont seuls le
don de créer ces beaux types et d'entrer en commerce avec eux. Après
Goëthe et Ary Scheffer, Garipuy vient encore de le prouver1
Xa dernière toile de cette exposition si variée est, avons-nous dit, le
L. V.
portrait de M. du
;
Faisons vite la part de la ressemblance
physique qui est frappante dans ce portrait mais ce qu'il y a de
mieux ici que la conformité matérielle, c'est la ressemblance mo-
rale. Garipuy ne copiait pas un modèle vulgaire, il peignait un ami,
et je crois vraiment que le commerce -de chaque jour, l'entretien de
chaque heure lui ont permis de fixer sur la toile les traifs de l'âme
autant que ceux du visage. M. L. est là tout entier; il lit, dans une
attitude sans recherche, un livre assurément intéressant; son attention
est sincère, complète, je l'atteste; cet homme ne fait pas semblant de
lire pour fournir au peintre le prétexte de lui donner une attitude stu-
-dieùse; s'il a dû poser, c'est à son insu. La nature n'est pas plus vraie
que cela. Le cigare pi demi-consumé que tient la main gauche, les vête-
ments négligés qu'autorise le huis-clos de la chambre, tout, jusqu'au
lorgnon qui reste accroché à un des plis de la chemise, contribue à
prouver que le sujet a été saisi et non copié, qu'il a été pris aù vif et
non servilement imité.
Ce portrait vaudra, je le crois, à Garipuyun succès d'artiste; d'au-
tant que l'exécution,en est large, vigoureuse, inusitée, il faut le dire,
à Toulouse. Ce crâne chauve ressort comme une tête ascétique de
Ribera; tout le personnage est peint dans cette manière grasse, énergi-
que, empâtée, qui rappelle les procédés des meilleurs maîtres moder-
nes. Il y a là véritablement du style, et nul ne passera, je le crois,
dans les galeries de l'exposition sans s'arrêter, avec surprise d'abord,
avec admiration ensuite, devant cette remarquable étude du masque
humain.
Telle est, dans son ensemble, l'exposition de Garipuy; tel est le
fruit d'un travail assidûment continué pendant plusieurs années. Dans
quelques jours, ces toiles, devant lesquelles le peintre a passé tant
d'heures si douces et si rudes à la fois, vont être roulées et dirigées sur
Paris. Nous ne savons quelle sera pour Garipuy l'issue définitive du con-
cours où est conviée toute l'Europe artistique, mais ce que nous savons dès

,
aujourd'hui et ce qu'il nous plaît de constater, c'est que nul peintre ne
mit à son œuvre plus de conscience que nul n'y apporta plus de réso-
lution. Témoins de sa vie recluse, quasi-monacale, tous, amis et com-
patriotes, nous avons admiré son courage, nous avons applaudi ses
tableaux, et tous, — au moment du départ, — nous lui souhaitons,
auprès des juges du dernier ressort, le succès qui, tôt ou tard, revient
au vrai mérite et au travail persévérant.
Emile VAÏSSE,

II. - Nouvelles.
:
L'événement le plus important du mois dernier dans la région des
beaux-arts*, nous est venu de l'étranger c'est une étude de M. Théo-
phile Silvestre sur Les artistes et les arts en Angleterre, depuis la dernière
moitié du dix-huitième siècle jusqu'à ce jour. M. Silvestre qui étudiait
a
encore, il y une douzaine d'années, dans lès écoles de Toulouse, est
-
aujourd'hui un des critiques d'art le plus écoutés. Il est auteur d'une
Histoire des artistes vivants, ouvrage en cours de publication et qui obtient
un succès aussi complet que mérité. Envoyé en Angleterre par Son Exc.
le ministre d'Etat pour y étudier les musées, M. Silvestre a reçu des ar-
tistes anglais un accueil très-chaleureux et très-honorable, auquel il a
répondu parla lecture à la Société des Arts, — lecture en français, ce
qui n'avait pas de précédent, — d'un long travail qui peut passer à juste
titre comme un excellent tableau de l'école anglaise. Cette étude, qui a
excité un vif enthousiasme chez nos voisins, produit également enFrance
une grande sensation. Toutes les Revues spécialement consacrées aux
beaux-arts en ont unanimement parlé avec éloges. La Revue de Toulouse
l'aurait donnée, si déjà deux recueils fort répandus, l'Artiste et le Réveil,
ne l'avaient reproduite. Nos regrets sont d'autant plus grands que l'école
anglaise, si peu connue en France, ne saurait être présentée sous un
jour plus lumineux. C'est l'expression dont se sert le correspondant de
la Gazette desBeaux-Arts, nouveau recueil qui paraît à Paris depuis le
ter janvier sous la direction de M. Ch. Blanc. M. Rafaele Monti écrit de
Londres que l'effet produit par la lecture de M. Silvestre a été très-puis-
ant sur l'assemblée; il ajoute: «Cette composition est un essai aussi
» profond que lumineux sur la peinture et sur les peintres de ce pays.
» Ce discours passe en revue, avec beaucoup d'éclat, tous ceux qui sont

» la gloire de l'école anglaise, et fait de leurs jnériles comparés une ana-


» lyse si juste, si remarquablementaccentuée, que nous pouvons pro-
» mettre à ce travail un succès considérable partout où il sera connu. »
Si nous devons renoncer au plaisir de faire connaître ce travail à nos
lecteurs, nous ne pouvons résister au désir de leur en donner les der-
nières lignes:
,
« Semblable au vin généreux, qui mûrit au soleil de la France, l'art
anglais, excité par la douce et forte chaleur du foyer domestique a, lui
aussi, le goût du terroir, l'odeur de la patrie. Il est anglais, et non pas
un insipide imitateur des autres peuples; il est bien anglais, c'est-à-dire
;
libre anglais par toutes les fibres du cœur, par toutes les excitations de
untelIigence, et l'Europe admire la vive originalité, la forte indépen-
dance de vos maîtres. Ils ont ce vigoureux sentiment qui donne la vie,
Je mouvement, l'expression, aux plus humbles et aux plus nobles sujets.
Leurs peintures sont les vivants miroirs de votre caractère, de vos mœurs,
devptre civilisation. Ces vieillards, calmes et sévères, qui, les mains
• entrecroisées, le front clair, les yeux pensifs, semblent, sur ces toiles,

vos pères vénérés;


récapituler les longues années d'une existence laborieuse et sage, ce sont
ces femmes fortes, tranquilles et douces, si attachées
aux soins de l'intérieur, sans penser aux énervantes frivolités du monde,

,
ce sont vos épouses fidèles; ces enfants robustes, joyeux et dociles,
anges de la maison jouant avec les animaux familiers, et poussant, au
milieu des joujoux, les hourras de la Christmas, ce sont vos beaux en-

aimés et obéis, c'est vous-mêmes. Voilà, messieurs ,


fants; et ces hommes mûrs, dominant le tableau, comme des patriarches
les sujets favoris
:
des artistes anglais, de véritables poèmes intimes et touchants, inspirés
par l'amour de la plus sainte des institutions LA FAMLLLE. »
Il ne faut pas cependant que notre sympathie pour M. Silvestre nous
fasse oublier les mérites d'un autre de nos concitoyens, M. Léonce de
Pesquidoux. Nouveau venu dans la critique d'art, M. de Pesquidoux y a
conquis en peu de temps une place honorable. Ses articles sont fort goû-
tés des lecteurs habitués de l'Artiste et de l'Union; et on a pu lire, il ya
quelques mois, dans la Revue d'Aquitaine, sous le titre modeste de Cau-
seriesartistiques,des appréciations fort justes de notre dernière Exposi-
tion des Beaux-Arts. Or, M. de Pesquidoux a fait aussi un pèlerinage en
Angleterre; il a vu les trésors de la grande Exposition de Manchester; il
s'est arrêté à Oxford; il a visité à Londres le petit musée de Marlborough
House, le national Gallery, Greenwich et quelques autres collections; il
a étudié, parmi les peintres anglais, ceux qui lui ont paru réunir au
plus haut degré les particularités diverses du caractère britannique,
Thornillet Hogarth, Reynolds et Wilson, Gainsborough et Lawrence,
Wilkie, Turner et Constable; il a raconté sommairement leur vie et leur
oeuvre, et a donné à son livre le nom d'Ecole anglaise. La presse s'est long-
temps arrêtée sur cette publication. — Ainsi l'histoire de l'art anglais, si
peu connue en France, a été révélée, en quelque sorte, - par deux de nos

quidoux,
concitoyens, M. Théophile Silvestre, de l'Ariége, et M. Léonce de Pes-
du Gers.
*
* *
Nous n'en avons pas long à dire sur nos théâtres; ils ne marchent
pas, ils se traînent. L'empressement du public, si grand à l'époque des
débuts, s'est bien ralenti le mois dernier, etles recettes ont dû être peu
productives pour la direction. Cependant, nous répéterons encore que la
troupe d'opéra est une des meilleures que Toulouse ait eues depuis long-

pend,
temps. Mais la représentation d'une œuvre lyrique ou dramatique dé-
pour être satisfaisante, de tant de conditions diverses, que si une
seule vient à manquer, au lieu du plaisir qu'on attendait, on ne trouve
que déception. Ainsi le baryton actuel ne fait le compte ni des abonnés
ni de la direction. Sous l'influence déplorable d'une maladie de larynx
qui l'a pris à son arrivée à Toulouse, M. Gaudemar en est venu à ne
pouvoir plus chanter du tout, et avant peu il rendra impossible la repré-

lade s'est tourné vers tous les points de l'horizon, :


sentation de l'opéra. Comprenant le danger de la situation, M. Lafeuil-
demandant à grands
cris un baryton. Trois sont venus, ont joué et sont repartis artistes par
trop médiocres, le dernier surtout. L'affiche annonçait de nouvelles piè-

:
ces; les répétitions sont arrêtées. La reprise de Joccmde était une heu-
reuse idée. Les malins disaient Bien, en faisant la moue « petite musi-
que! »
l'ont trouvée ;
C'est possible. Mais des gens moins dédaigneux ou moins difficiles
délicieuse elle rappelait aux anciens les beaux jours de
leur jeunesse, et initiait les plus jeunes à de charmantes mélodies. On
pouvait compter sur un succès, et voilà que le baryton a fait fuir le pu-
blic. Nous plaignons sincèrement la direction. Comment arrivera-t-elle
à se tirer de la difficulté?.
Si du théâtre du Capitole nous passons au théâtre des Variétés, la si-
tuation n'est pas plus belle. Nous ne sommes pas un habitué de ce théâ-
tre: salle froide et malpropre, littérature fort débraillée; en somme, lieu
malsain. On y joue peu la belle et bonne comédie. Gabrielle, d'Emile
Augier; Pardroit deconquête, de Legouvé; Mlle de la Seiglière, de Jules
Sandeau; voilà ce qu'on a donné de mieux. Nous mentionnerons encore
un drame bien fait, les Crochets du père Martin. Les bons acteurs y sont
rares, et mal secondés; il n'y a pas là une troupe d'ensemble. — Nous
avons entendu sur cette scène un monologue de trois à quatre cents vers,
intitulé Progrès et martyre, dû à la plume de M. Ilip. Philibert, auteur
de la cantate qui a été chantée dans la galerie du Musée, le jour de la
remise des médailles aux lauréats de l'Exposition. Le nouvel ouvrage du
jeune toulousain a été favorablement accueilli par le public. La pen-
sée de l'auteur a trouvé un interprète intelligent dans M. Saint-Léger,
qui s'est bien pénétré de son rôle et l'a rendu avec beaucoup d'âme. Il
y a dans les vers de M. Philibert du mouvement, de la chaleur, nous
craignons même qu'il n'y en ait trop. L'enthousiasme sied bien à la
jeunesse; c'est vrai. Mais encore faut-il qu'il soit réglé et vienne à propos.

,
Or, au titre seul ou dès les premiers vers, qui ne croirait qu'il s'agit
de quelqu'un de ces grands génies méconnus de leur siècle, dont la vie
s'est usée en efforts stériles contre les préjugés de leurs contemporains,
et sont tombés victimes de leur amour de la vérité? Et n'est-on pas
désenchanté, quand on voit que ce génie incompris, le héros de M. Phi-
libert, n'est niSocrate, ni Galilée, mais M. Aimé Paris, propagateur
d'une méthode musicale, lalangue des durées, inventée par M. Galin, de
?
Samatan (Gers) Nous ne nous ferons point le détracteur de M. Aimé
Paris; nous sommes même prêt à lui reconnaître toute espèce de mérites;
mais nous ne verrons jamais en lui un des plus grands hommes du
monde, un des héros incompris de l'humanité. - Les vers de M. Phili-
bert donneraient bien aussi quelque prise à la critique. On y désirerait
un peu plus de correction et surtout l'emploi du mot propre. Ainsi nous
engagerons l'auteur à ne plus faire des vers comme celui-ci :
! !.
Quand on finit un vase, on le jette, on le COUPE
«
* *
Indépendamment de trois journaux politiques, le Courrier de Lyon,
leSalutpublicet
cinq revues ou publications périodiques:
la Gazette, Lyon comptait, l'année dernière, vingt-
« nous trouvions le total fort
honnête, ditla RevueduLyonnais, lorsque tout-à-coup, sans que rien
pût faire présager une pareille avalanche, Lyon a vu tomber sur lui, un
beau matin, le Trouvère, revue musicale, artistique etlittéraire; le Ca-
sino lyrique, chronique des cafés-concerts; l'Indicateurde la navigation;
le La-i-tou, autre revue critique et amusante des cafés-concerts et des
divertissements lyonnais; enfin, le plus beau de tous, pour leluxe et
l'élégance, l'Artiste lyonnais (littérature, théâtre, beaux-arts). Mais où
trouver assez de rédacteurs pour remplir toutes ces feuilles, assez d'es-
prit et de malice pour les rendre amusantes, assez d'éditeurs pour les édi-
ter, d'imprimeurs pour les imprimer et de lecteurs pour les lire? »
Toulouse n'a pas le même embarras; si l'on excepte les journaux et
recueils publiés par nos Académies et Sociétés savantes, et qui ne
s'adressent qu'à des lecteurs spéciaux, Toulouse ne compte pas plus de
cinq ou six journaux, dont deux politiques. Comme on le voit, la con-
currence chez nous, en matière de presse, est peu active, et les rangs des

,
journaux, qui déjà n'étaient guère serrés, viennent encore de s'éclaircir.
LaProvince, journal littéraire, qui paraissait tous les dimanches a été
supprimée judiciairement, la semaine dernière, pour contravention aux
lois sur la presse. Toulouse se trouve donc bien distancée par Lyon , et
si les goûts, les instincts d'une ville se révèlent par le nombre des publi-
cations périodiques qui s'y produisent, Lyort peut, à bon droit, se dire
la ville la plus artistique et la plus littéraire dela France.

— L'Académie des Sciences morales et politiques a décidé, dans une


de ses dernières séances, que M. Laferrière passerait de la section poli-
tique dans la section de législation, en remplacement de M. Portalis,
décédé.
— La grammaire béarnaise de M. V. Lespy, dont M. le Dr Noulet a
donné une appréciation dans la Revue, vient d'être admise à concourir
pour le prix Volney, à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
- Quinsac, peintre estimé de notre ville, exposera, dimanche, au
M.
Musée, un tableau qu'il destine au Salon de 1859.
F. L.

16 février 1859.
BEAUX-ARTS.

Michel-Ange et son temps.

DEUXIÈME PARTIE (1).

I.

Le siège de Florence.

Florence eut le triste et glorieux privilége de jouer et de perdre,


dans une partie suprême, la cause des libertés italiennes. Seule,
elle représentait l'indépendance politique et religieuse de ce grand et
malheureux peuple, qui a toujours gardé, dans ses souffrances et ses
misères, le souvenir de son passé et la confiance dans son avenir. Si
la tête de l'Italie du moyen-âgeétait à Rome, le cœur même de la nation -

,
sance ;
palpitait à Florence. C'est là qu'avait dû naître, avec la Renais-
le réveil de l'esprit humain c'est là que Savonarole avait
;
voulu fonder la religion des peuples libres c'est là enfin que toutes
les espérances et toutes les promesses de la plus brillante aurore
qui ait lui sur l'humanité devaient avorter et s'évanouir sans retour.
Si nous arrêtons quelques instants l'attention de nos lecteurs sur les
péripéties de ce grand drame florentin, ce n'est pas seulement
parce que Michel-Ange Buonarotti brille au premier rang de ses

(1) Voir tome VIII, p. 453, et tome IX, p. 5.


acteurs héroïques, c'est surtout parce que son dénouement intéresse
l'Italie et l'humanité tout entière.
En 1513 , les Médicis étaient rentrés à Florence, et avaient recon-
quis tout à la fois leur puissance et leur popularité par un de ces
revirements si fréquents dans les démocraties. Pendant quelques
années d'apaisement et de bien-être, le pape Léon X fut le vérita-
ble roi de Florence, que Julien de Médicis, duc de Nemours, et
Laurent de Médicis, duc d'Urbin, gouvernèrent sous son nom. Mais
cette ville tumultueuse et envahissante, qui avait si longtemps pré-
sidé aux destinées de l'Italie, fut réduite par Léon X au rôle de
simple satellite de la papauté.
A la mort prématurée de Laurent, que Julien avait déjà précédé
dans la tombe, Léon X se hâta d'envoyer à Florence le cardinal
Jules, fils naturel de ce premier Julien de Médicis qui fut assassiné
aux pieds de l'autel par les Pazzi. Ce fut au milieu du désordre qui
accompagna la mort de Laurent que le magnifique Carton de
Michel-Ange sur la guerre de Pise fut déchiré ou volé dans les
salles du Palais-Vieux.
L'arrivée du cardinal Jules apaisa les esprits, endormit les impa-
tiences et les regrets, et Florence, sous sa tutelle habile, vit reluire

,
comme un dernier reflet des beaux temps de Laurent le magnifique.
Mais au bout de trois ans, le cardinal fut lui-même appelé à la
papauté, sous le nom de Clément VII. En quittant Florence, il
chargea Michel-Ange d'élever les tombeaux des deux derniers Médi-
cis, Laurent et Julien, dans la sacristie neuve de Saint-Laurent; et
le grand artiste avait déjà commencé cette œuvre magnifique,
quand les agitations de Florence vinrent l'arracher à ses paisibles
travaux et le lancer dans la vie active et militante.
Clément VII, fils naturel d'un Médicis, avait choisi pour gouver-
ner Florence à sa place deux bâtards de sa maison, tous deux jeu-

:
nes, inexpérimentés, incapables de commander le respect ou
d'inspirer la crainte c'étaient le cardinal Hippolyte, fils naturel de
Julien, duc de Nemours, et le trop célèbre Alexandre de Médicis,
dont la mère était une esclave africaine, mariée à un muletier du
duc d'Urbin. Le duc lui-même, d'autres disent le cardinal Jules,
qui devint le pape Clément VII, prétendirent à la paternité de cet
enfant, qui fut arraché à la position basse et obscure qu'il occupait
dans les écuries du palais Médicis, pour devenir le souverain de
Florence et de la Toscane entière, et le gendre de l'empereur
Charles-Quint.
L'opinion publique accueillit avec dégoût ce règne des bâtards ,
et le pape, informé du mauvais succès de sa faiblesse, envoya vai-
nement les plus sages conseillers de sa cour pour calmer les esprits
à Florence et étouffer en germe les séditions qu'on voyait déjà poin-
dre. La jeunesse intelligente et généreuse de cette grande cité se
souleva une première fois, le 26 août 1527, ayant à sa tête le chef
de la famille héroïque des Capponi. Mais l'historien Guicciardini,
cet esprit mielleux et perfide, parvint à faire un accord qui ne dura
guère. Philippe Strozzi, le citoyen le plus illustre de Florence après
lesMédicis, dont il avait épousé la fille, esprit ardent, généreux,
nourri de la philosophie antique, Philippe Strozzi apporta bientôt
aux mécontents l'autorité de son nom et de sa fortune.
La position des Médicis devenait tous les jours plus désespérée,
et quand on apprit coup sur coup à Florence la déclaration de
guerre de Charles-Quint au pape, la marche triomphante du conné-
table de Bourbon, enfin le siège, la prise et le sac de Rome, Flo-
rence tout entière se souleva et chassa avec mépris cet indigne gou-
vernement qui froissait la dignité du pays et l'honnêteté publique.
Alors éclata dans Florence un de ces mouvements d'enthousiasme
et de folle espérance qui semblent assurer pour jamais à un peuple
le règne de la justice et de la liberté 1 Tous brûlant du même

;
amour pour la grandeur de leur patrie, ils voulurent lui remettre au
front la couronne qu'elle avait perdue nobles, artistes, marchands,
les femmes elles-mêmes, parcouraient les places et les rues pavoi-
sées avec ces transports de patriotisme que tant de désastres et de
supplices n'ont pu éteindre encore dans les veines de la malheu-
reuse Italie. D'un commun accord, on voulut mettre les droits et la
grandeur de Florence sous la consécration de la religion et sous la
sauvegarde divine. Dans un élan mystique, qui prouve combien la
semence de Savonarole germait encore dans les cœurs, la popula-

,
tion entière proclama Jésus-Christ roi de Florence.
Il ne fallait rien moins en effet, que la protection divine pour
préserver Florence de tous les périls qui s'amassaient contre elle.
Le pape avait fait la paix avec l'empereur, et une des conditions du
traité était la réduction de Florence. Le bâtard Alexandre devait
épouser Marguerite, bâtarde de Charles-Quint, et recevoir le titre
,
de duc de Florence avec un pouvoir absolu. Une armée formidable,
sous les ordres des plus vaillants capitaines espagnols du prince
d'Orange et de Ferdinand de Gonzague, se mit en marche et péné-
tra bientôt en Toscane.
,
Florence alors appela aux armes tous ses enfants sachant bien
que les dangers de la patrie enfanteraient des héros sur cette terre
féconde et généreuse. En même temps, elle chargeait Michel-Ange
de fortifier la ville et d'appliquer à la défense de sa patrie toutes les

, ,
ressources de son génie, doublées par son patriotisme. Deux corps
:
;
furent levés dans la ville l'un composé de trois cents jeunes gens,
la fleur de la noblesse fut chargé de la garde du palais l'autre, de
quatre mille bourgeois, prit le nom de milice urbaine. En même
temps, on armait les milices des campagnes, selon le plan admira-
ble donné par Macchiavel, qui malheureusement mourut peu de
temps après la restauration de l'état populaire. — Ces troupes
vigoureuses et dévouées prirent le nom d'Ordinanza et furent com-
mandées par Ferruccio, un ancien officier des bandes noires.
Cependant, le gonfalonier Nicolo Capponi, esprit conciliant et
modéré, manquait de ces qualités énergiques et de cette confiante

,
audace que réclament les situations suprêmes. Il fut remplacé par
Carducci à la tête des conseils de la Seigneurie et le commande-
ment de l'armée florentine fut remis à Malatesta Baglione, seigneur
de Pérouse, un de ces condottieri qui vendaient au plus offrant
leurs bandes de pillards et leur banale expérience. Cette faute per-

,
dit Florence. Si elle avait confié l'épée du commandement à l'héroïque
partisan Ferruccio sa liberté. et sa gloire n'auraient pas succombé
dans un piège infâme.
Michel-Ange, avec le coup-d'œil du génie, avait sur-le-champ
deviné la partie faible de la ville, et il improvisait avec une
étonnante énergie des fortifications formidables sur le mont San
Miniato.
Ces bastions, auxquels travaillait la population tout entière ,
riches et pauvres, vieux et jeunes, femmes et vieillards, excitèrent
l'admiration universelle comme tous les ouvrages de Buonarotti-, et
cent cinquante ans après l'illustre Vauban les étudiait encore, consa-
crant ainsi, par le suffrage de la postérité et du génie, l'excellence
de ces travaux improvisés.
Les chroniqueurs contemporains nous racontent que Michel-Ange,
alors àgé de cinquante ans environ, mais ayant conservé toute la
vigueur et toutes les flammes de la jeunesse, courait sans cesse d'un
point à un autre sans se reposer jamais, animant et dirigeant tout
du geste et de la voix. — Cependant, tant d'activité physique ne
suffisait point à éteindre l'énergie créatrice de son cerveau, et après

;
avoir passé ses journées au milieu des travailleurs, traçant, calcu-
lant, inventant sans cesse de nouveaux moyens de défense la nuit,
au lieu de dormir, il prenait le ciseau. Tantôt il s'en allait travailler
en cachette à San Lorenzo, aux tombeaux desMédicis; tantôt, sur
la hauteur même de San Miniato, sous sa tente, il sculptait dans
la pierre vive une grande figure de la Victoire, armée et ailée. Pour
travailler ainsi la nuit, Buonarotti coiffait un casque de carton, sur
lequel il plantait une torche, et il attaquait alors à coups de ciseaux
la pierre vivement éclairée.
Ici se place un épisode fort étrange de la vie de Buonarotti, et
qui a été bien diversement apprécié par les historiens. Le 28 juillet
4529, au moment où le prince d'Orange, repoussant tous les avant-
postes florentins, commençait à serrer de près la ville, Michel-
Ange partit tout-à-coup pour Bologne, et de là poussa jusqu'à
Venise. Il rentra à Florence en novembre de la même année, quand
les périls de sa ville natale, grandissant toujours, rendaient sa
chute inévitable et prochaine.
Quel fut le motif de ce brusque départ ?
Est-ce la peur? comme l'a insinué Sismondi, en disant que les
imaginations les plus ardentes éprouvent les impressions les plus
vives de découragement et de terreur. Mais, outre qu'une telle
supposition s'accorde bien mal avec le caractère énergique et fier de

,
Michel-Ange, n'est-il pas absurde de croire que Michel-Ange, s'il
avait été accessible à la peur soit revenu de lui-même à Florence
précisément à l'heure où le péril était le plus grand, sachant bien,
d'ailleurs, que le duc Alexandre lui portait une haine mortelle et ne
lui pardonnerait jamais de l'avoir si longtemps arrêté au pied des
bastions de San Miniato ?

,
phe
Ascanio Condivi, l'élève de Michel-Auge et son premier biogra-
croit que le génie de Buonarotti avait percé le noir mystère
d'iniquités et de trahison qui se tramait parmi les défenseurs
mêmes de Florence. Il aurait révélé à Carducci les perfides des-
seins de Malatcsta, et comme le gonfalonier demeurait incrédule,
Michel-Ange, dans son désespoir, aurait fui cette ville aveugle et
condamnée.
Vasari, qui avait reçu tant de confidences de la bouche même
de Buonarotti, et qui professait un véritable culte pour sa per-
sonne et son génie, Vasari nous apprend que la Seigneurie de Flo-
rence « avait envoyé Michel-Ange à Ferrare pour étudier le nou-
» veau genre
de fortifications et le système de défense que le duc
» Alphonse avait
récemment employé. » Enfin, Varchi assure que
Michel-Ange partit pour Ferrare, perpaura, emportant 18,000 flo-
rins d'or.
Cette accusation honteuse, lancée à la mémoire d'un si grand
homme, soulève dans l'esprit autant d'incrédulité que de répul-
sion. Aussi ne doit-on pas s'étonner des tentatives, en quelque
sorte pieuses, faites par tous les écrivains florentins pour éclaircir
ce fait et en découvrir les véritables causes. De nos jours, un
homme illustre, qui a gouverné Florence dans des jours difficiles
et glorieux, a pu trouver enfin dans les archives les plus secrètes
de l'ancienne Seigneurie la clef de ce mystère.
Le 28 juillet 1529, la Seigneurie de Florence écrivait les lignes
suivantes à Galeotto Giugni, son envoyé (oratore) à la cour de Fer-
:
rare « Cette lettre vous sera

» qui est député par les Neuf


remise par Michel-Ange Buonarotti,
de la milice pour voir cesmanières de
» fortifier que vient d'employer SonExc. le duc,
auprès duquel
» vous lui ferez toutes les faveurs possibles,
comme'le méritent ses
» talents et l'intérêt de la cité au profit de
laquelle a lieu ce
» voyage. »
Pour être tardive, la justification n'en est pas moins complète et
éclatante, et les admirateurs du génie de Michel-Ange n'ont plus à
gémir de cette tache jusqu'ici inexplicable de sa vie.
L'histoire a prouvé, — ce que la conscience affirmait déjà,
qu'une telle làcheté ne pouvait appartenir à un si grand cœur.
-
Michel-Ange, rentré en novembre, passa six mois entiers sur le
bastion de San Miniato, et il n'en descendit que lorsque Malatesta
alla grossir la liste déjà si longue des Judas.
Le jour où Florence, défendue par Michel-Ange, tomba aux
mains du duc Alexandre, ce jour-là sonna la dernière heure de la
Renaissance italienne. Cette grande époque de régénération, d'in-
dépendance, d'aspirations immenses et hardies fit place à un siè-
cle fatigué de luttes, soucieux de son bien-être et de son repos,
et tout façonné à une loi plus uniforme et plus étroite. Michel-Ange

;
conserva seul dans ses vertus et son génie la tradition sacrée d'une

,
génération disparue il survécut longtemps à son siècle, à ses espé-
rances à sa foi, isolé dans sa grandeur et sa tristesse, comme un
Titan foudroyé.
Alexandre, devenu par la trahison maître absolu de Florence,
se précipita dans la ville avec une meute de bannis altérés de
vengeance. La maison de Michel-Ange fut fouillée en tous sens par
les sicaires étrangers que le duc avait amenés avec lui, et dont la
férocité est devenue proverbiale à Florence. Mais le grand artiste
s'était réfugié dans le Campanile de San Niccolo, attendant une
occasion favorable pour fuir sa patrie vaincue et décimée. A quel-
ques jours de là, arriva un courrier du pape, portant au duc

Ange,
Alexandre l'ordre formel de respecter la vie et la liberté de Michel-
et de lui laisser continuer en paix la sépulture des Médicis.
Alexandre ne pouvait pas désobéir au pape dont il dépendait abso-
lument; il rengaina donc sa vengeance, et l'artiste reprit son œuvre
le cœur saignant, le front plus sombre, mais la main plus ferme et
le génie plus puissant que jamais.
Alexandre de Médicis est une des plus curieuses figures de ce

; ,
temps, si fécond en crimes et en vertus. Il avait gardé de sa mère les
traits bizarres et les ardeurs du sang africain des Médicis il avait
hérité la finesse, la pénétration, l'audace, et toutes les qualités
qui font le grand politique. Fort de l'appui tout-puissant du pape
et de l'empereur, il entreprit de courber par la peur le front si
fier et si impatient de la noblesse florentine, et de chercher la
popularité dans les masses par l'humiliation de toute supériorité de
naissance, de talent ou de fortune.
Il gorgea d'or ses sbires et ses soldats, ne menaça jamais sans
frapper aussitôt, et souvent même frappa avant de menacer. Hau-
tain avec les grands, d'abord facile avec les petits, il devint en peu
d'années dominateur paisible de cette turbulente cité qui avait usé
tant de grands hommes.
Mais, par une juste punition du ciel, ce tyran d'un peuple était
l'esclave de ses passions. La colère, la luxure, la débauche le domi-
naient, le maîtrisaient, le poussaient à sa perte, d'excès en excès,
malgré les avertissements de sa froide raison et de son esprit sin-
;
gulièremcnt pénétrant et subtil. Il eut bientôt un ennemi dans cha-
que ménage honnête à Florence tous les pères et tous les maris le
regardaient passer avec un mélange de haine et de terreur. L'oppo-
sition de toutes les consciences indignées, de toutes les espérances
trahies, de tous les droits violés, se concentrait alors, à Florence,
au sein de la famille des Strozzi, dans leur palais austère et magni-
fique de Santa Trinita, comme dans un asile impénétrable aux
fureurs et aux vengeances du duc Alexandre.
Philippe Strozzi, en effet, était l'oncle de la jeune duchesse

;
Catherine de Médicis, qui venait, par une faveur inespérée,

;
d'épouser le second fils du roi de France il était le banquier du
pape et son cousin sa femme Clarice était l'héritière directe du
grand Laurent. A tous ces titres, sa maison était inviolable et sa
tête sacrée. Philippe, cet homme antique, qui vécut comme Péri-
clès et mourut comme Caton, avait réuni autour de lui tous les
artistes et tous les grands esprits de Florence; Michel-Ange était
devenu un des familiers de cette maison; il s'était épris d'une ten-
dresse touchante et paternelle pour la jeune Louisa Strozzi, créa-
ture d'une angélique pureté, et d'une âme ardente et généreuse,
que le duc poursuivait alors de ses odieux hommages. Comme
Louisa ne cachait pas assez son aversion et son mépris, le duc
tenta de la déshonorer dans une entreprise nocturne, qui avorta
et le couvrit de honte et d'infamie. Mais, à quelques jours de là,
Louisa Strozzi fut empoisonnée dans un banquet. La mort de
cette nouvelle Virginie fut un deuil général dans la ville sa ;
famille frappée de terreur se dispersa en tous sens. Seul, son frère
;
Pierre jura de la venger et ne pouvant atteindre le duc de son
épée, il s'enrôla dans l'armée française et devint ce terrible maré-
chal Strozzi, dont les vengeances couvrirent de sang les plaines de
la Toscane. Vers ce temps, on apprit à Florence que le pape Clé-
ment VII se mourait.
Michel-Ange comprit sur-le-champ qu'il était perdu, s'il ne se
;
hâtait de fuir il monta alors sur ce mont San Miniato, immortalisé
par son génie, et jetant sur Florence un dernier adieu, plein d'une
indicible tristesse et d'un immense amour, il quitta cette patrie
qu'il ne devait plus revoir.
On sait que le duc Alexandre tomba sous le poignard de Loren-
zino son cousin, mais que Florence, déjà énervée.par la servitude,
ne sut pas reconquérir sa liberté. Le pouvoir souverain glissa
aux mains de l'astucieux et cruel Cosme de Médicis, fils du condot-
tiere Jean, des bandes noires, et premier grand-duc de Toscane.

;
Michel-Ange, en partant précipitamment pour Rome, n'avait pu
mettre la dernière main aux tombeaux des Médicis mais les quel-
ques détails inachevés de ce magnifique ouvrage n'enlèvent rien à
son aspect et à sa valeur.

II.

Les tombeaux des Médicis.

Michel-Ange, sachant bien que l'harmonie est la première loi du


beau, voulut construire lui-même la chapelle où devaient s'élever
les deux mausolées. Tous les ornements qui décorent cet élégant
petit temple dans le style de la Renaissance, ont été dessinés par
la main du maître, pour concourir, dans une juste proportion, à
l'effet de l'ensemble. C'est là comme un sanctuaire, où tout esprit
touché du sentiment de l'art, vient s'incliner et admirer en silence.
La vue de ces deux chefs-d'œuvre produit, en effet, dans l'âme un
calme religieux, qui la subjugue doucement. Ce n'est plus l'impres-
sion de surprise et d'épouvante qui vous terrasse à la vue du
Moïse, c'est un sentiment d'admiration plus sympathique et plus
attendri. Tout le monde connaît la disposition de ces deux tombes.
D'un côté, Julien de Médicis, duc de Nemours, en costume de
commandement, assis dans sa niche de marbre, au-dessus d'un

,
sarcophage de forme élégante, que surmontent les deux figures
couchées, du Jaur et de la Nuit. De l'autre le duc d'Urbin, Lau-
rent de Médicis, dans cette attitude rêveuse et recueillie, qui a fait
donner à son admirable figure le nom de 11 Pensiero (La Rêverie).
Son sarcophage porte, dans une disposition symétrique, les deux
statues couchées de l'Aurore et du Crépuscule.
La disposition des groupes est merveilleuse d'élégance, de clarté,
d'harmonie. La figure du Pensiero est peut-être la plus vivante

que Michel-Ange la sculpta dans le marbre même ,


qui soit sortie du marbre, sous la main du génie inspiré. — On dit
sans modèle
et qu'il attribuait lui-même à cela la vigueur et la franchise de
,
cette création du premier jet. — « Un sculpteur, disait-il, qui repro-
» duit en marbre son modèle d'argile, est comme un poète qui
» traduirait en vers une œuvre conçue en prose. »
La figure de la Nuit est plus belle et plus parfaite encore, car ce
n'est pas seulement la vie reproduite, c'est l'idéal réalisé. Comment
décrire ces contours adorables de grâce et de pureté, cette science
qui semble de l'inspiration, cette attitude si savante et si natu-
,
relle ce beau corps si souple et si ferme, qui n'est pas cepen-
dant, on le sent bien, le corps d'une femme, mais d'une déesse1
Quand cette admirable statue fut découverte, un des Strozzi,
émerveillé de sa beauté, écrivit ce madrigal gracieux, que l'his-
toire a conservé.
La notte, che tu vedi in si dolci atti
Dormire, fu da un angelo scolpita
,
In questo sasso et perche dorme, ha vila
Destala se nol credi, e parlerati.
La nuit, que tu vois dans une si douce pose

,
Dormir, fut par un ange sculptée
Dans ce marbre et puisqu'elle dort, elle vit,
Eveille-la, si tu ne le crois point, et elle te parlera.

Michel-Ange répondit par ces quatre vers admirables, qui jet-


tent un si grand jour sur l'état de son esprit et sur la conception
de son œuvre. C'est la Nuit qui répond :
Grata m'è'l sonno e più l'esser di sasso
,
Mentre ch'l danno, e la vergogna dura;
Non veder, non sentir, m'è gran ventura.
Perô non mi destar, ma parla basso.
Il m'est doux de dormir, et plus encore d'être de marbre,
Tant que le crime et la honte durent ;
N'entendre, ni ne voir, m'est un grand bonheur.
Ne m'éveille donc point, mais parle bas.

Nous croyons que le sens réel de cette allégorie tant de fois dis-
-
:
cuté et si diversement interprété, se trouve dans ces lignes em
preintes d'une si énergique tristesse Ascanio nous dit « que Michel-
Ange ne donnait pas un coup de ciseau aux figures des Médicis ,
sans l'accompagner d'un gémissement sur la liberté perdue. Sa
haine et son mépris pour le duc Alexandre éclataient dans son
cœur avec une force nouvelle, tandis que sa main reproduisait
l'image de celui qu'on croyait alors son père. »
De ces deux hommes , insignifiants en eux-mêmes et immorta-

sanguinaire Alexandre ;
lisés par leur tombeau, l'un devait léguer au monde l'impur et
l'autre, l'exécrable Catherine de Médicis.
Est-ce là le secret qui fait courber le front de cette statue de
marbre sous une si profonde et si amère rêverie ? Les commenta-
teurs ont cherché à ces deux groupes les significations les plus
bizarres. Les flatteurs des Médicis ont dit que Michel-Ange, vou-
lant représenter toute la grandeur de cette famille, avait cru que
la terre ne suffisait point à leur sépulture, mais qu'il y avait appelé

,
vie active et de la vie contemplative. Les critiques modernes ,
toutes lesparties du monde. D'autres ont vu là l'opposition de la
de

figures du Jour, de la Nuit, de YAurore et du Crépuscule sans


autre intention que de faire une sorte d'antithèse artistique
,
leur côté ont pensé que Michel-Ange avait rassemblé ces quatre

:
« C'est, disent-ils, de la fantaisie pure, et la grandeur de ces

» figures n'est pas dans l'intention, mais dans la forme. »

losophique et subtil de Michel-Ange ,


Il nous semble que c'est mal connaître l'esprit méditatif, phi-
que de supposer qu'il n'y a
point dans son œuvre, une idée mère, unlien, un concetto plus
ou moins saisissable. Michel-Ange ne faisait rien sans réflexion et

;
sans intention. H a voulu immortaliser dans ces groupes sa haine
contre Alexandre de Médicis la pensée qui a inspiré son oeuvre,
c'est que la tyrannie n'a qu'un jour. C'est là ce que son madrigal
à Strozzi nous révèle, d'ailleurs, avec une clarté qui n'a point
;
échappé aux écrivains modernes de l'Italie et l'interprétation que
nous donnons est aujourd'hui généralement acceptée à Florence.
La même chapelle renferme encore un groupe non terminé de la

magnifiques' candélabres de marbre blanc ;


Vierge et de l'Enfant Jésus, qui se dresse sur l'autel entre deux
mais ce groupe n'est
point à la hauteur des figures magnifiques qui l'avoisinent. Il man-
que de caractère et d'inspiration. -

III.

Le Jugement dernier.

Michel-Ange arriva à Rome en 1533, et le pape Clément VII lui


demanda de compléter la décoration de la chapelle Sixtine en ,
peignant sur le mur du fond la fresque gigantesque du Jugement
dernier. — L'artiste se mit à l'œuvre et composa son Carton ;
mais Clément VII mourut bientôt après, et ce fut sous le pontificat
de Paul III que cette fresque célèbre fut exécutée et terminée,
après huit années de travail. — Elle fut découverte le jour de
Noël1541 : «Je quittai aussitôt Venise, nous dit Vasari, pour aller
admirer ce chef-d'œuvre qui me plongea dans la stupeur. » Le
jugement dernier est l'œuvre la plus connue, la plus populaire de

,
Michel-Ange. Il y a, dans cette immense composition, une science
anatomique, une hardiesse de dessin une variété de groupes,
d'attitudes, de gestes, que le génie humain ne pourra jamais sur-
passer. C'est pour les artistes une mine inépuisable d'études, et,
— chose merveilleuse, — la grandeur surhumaine de l'ensemble
n'ôte rien à la perfection du détail. — Le faire est soigné, le rendu
est parfait, comme dans une toile de trois pieds carrés. Cette pein-
ture gigantesque peut se regarder à la loupe; ce qui étonnera
peut-être bien des gens disposés à croire que les grandes pages se
brossent à grands traits, et qui chercheraient volontiers dans la
main de Michel-Ange le balai dont se servait Goya.
L'idée mère et le plan général de cette immense composition sont
plus clairement révélés par les gravures contemporaines que par
l'inspection d'une peinture altérée, dégradée par les hommes et par
le temps, qu'un immense dais de velours rouge' cache en partie, et
qu'éclaire un jour faux et douteux.
Le Christ domine et résume toute la composition, debout dans
une auréole de gloire, dans l'attitude d'un juge qui vient de rendre
la sentence suprême. Sa mère, à demi-agenouillée à ses côtés, in-
tercède encore pour les pécheurs, dont le supplice commence. Les
apôtres et les prophètes forment comme une couronne de gloire
autour du Christ et de sa mère. En dehors de l'auréole qui rehausse
vivement cette partie centrale du tableau, deux légions d'élus se

;
pressent pour contempler face à face la perfection divine. A droite
sont les saintes femmes, les vierges, les martyres à gauche, tous
les héroïques acteurs de la grande épopée chrétienne. Chacun étale
avec orgueil l'instrument de son supplice. Des frères, des amis se
retrouvant dans ce jour de joie éternelle, après les séparations
douloureuses du monde, s'embrassent avec des transports de ten-
dresse et de reconnaissance. Il ya dans ce groupe, de l'arrangement
le plus savant et le plus heureux, des figures d'une beauté incompa-
rable et du sentiment le plus louchant et le plus vrai. Les femmes,
-il faut bien le reconnaître,—sont plutôt des nymphes ou des
déesses de l'Olympe, que des saintes de la légende chrétienne. L'ar-
tiste souverain s'est trop laissé aller aux réminiscences involontaires
de l'art grec ; mais son pinceau a trouvé les expressions les plus
pathétiques pour peindre les saintes joies d'une mère qui revoit sa
fille, après le supplice, au premier rang des élus du paradis. L'élan
de la jeune fille qui se précipite, les bras tendus, vers sa vieille
mère écrasée par l'émotion, agenouillée, les mains jointes, -
cet
élan d'une tendresse si vive et d'une grâee si exquise, se rattache
sans doute plutôt aux émotions de la terre qu'aux joies ineffables
;
du ciel mais Michel-Ange n'a pas vécu,comme les peintres mys-
tiques, dans les visions et les extases; c'est un Titan audacieux
qui cherche à escalader le ciel, en entassant l'une au-dessus de
l'autre toutes les grandeurs et toutes les gloires de la terre.
Au-dessous des élus, se dessine, comme une bande étroite, le

,
purgatoire, séparé en deux parties symétriques par les anges du
jugement dernier, qui sonnent leurs formidables trompettes tour-
nés vers tous les coins du monde, avec un souffle si puissant que
leurs veines se gontlent, leurs muscles se crispent, et leurs larges
poitrines semblent près d'éclater, dans un effort suprême. Le pein-
tre a réuni, dans le purgatoire, les éléments les plus dramati-

,
ques de son œuvre. Le ciel et l'enfer, les vices et le repentir, les
démons et les anges se disputent avec acharnement les âmes fai-
bles, inégales, incertaines, qui flottent encore, après leur mort
comme dans leur vie, entre la perdition et le salut.
Il y a là des groupes d'une énergie, d'une puissance, d'une
grandeur qui dépassent tout ce qu'on pouvait rêver, et défient
toute description. Les démons les plus hideux s'accrochent avec des
efforts désespérés aux pieds des malheureux pécheurs que les

souvent l'enfer l'emporte, etle ciel est vaincu ;


anges au doux visage cherchent à retenir dans leurs bras. Trop
d'autres fois, les
anges rayonnants plongent jusque'dans l'enfer même, et arrachent
quelques âmes aux tourments qui les enveloppaient déjà. Nous
n'oublierons jamais le mouvement sublime d'une mère qui, des-
cendant du groupe des élus, s'élance pour retenir les siens prêts à
tomber dans l'abîme. D'une main victorieuse, elle retient son fils
dans les régions de l'espérance, et le fils lui-même, penché sur le
gouffre, cherche à ressaisir son vieux père, qui descend lentement
entraîné par le poids de ses fautes. Quelques figures d'enfant hale-
tantes suivent les péripéties de ce drame terrible, le plus émouvant

,
qui ait été conçu et écrit par la main des hommes.
Dans la partie inférieure du tableau se déroulent l'enfer et tous
ses supplices, empruntés pour la plupart aux réminiscences mytho-
logiques; au-dessus des fournaises et de la barque deCaron passent
rapidement, comme une vision céleste, Dante et Virgile, emportés
dans l'éther vers les régions plus sereines. Enfin, dominant cette
page immense, dans les deux arcs de la voûte, pyramident vague-
ment les figures symboliques de l'Eglise triomphante.
On n'étudie jamais cette grande œuvre sans découvrir des beau-

,
tés nouvelles, et tout ce que l'on regarde après cela, paraît mes-
quin flasque et incorrect. Cette œuvre est certainement le dernier
mot dela science; mais nous croyons aussi qu'elle est le commen-
cement de la décadence. Où sont la simplicité, l'harmonie ? où sont

?
jeunesse Ici, tout est calcul, tour de force, complication :
les grâces et les charmes, et toutes les brillantes inspirations dela
l'œil et

, ,
l'esprit du spectateur se fatiguent devant- tant de prodiges, d'atti-
tudes forcées de bizarreries de difficultés entassées.
Si l'on ne peut admettre comme sérieuses les critiques de Sis-
mondi, et les épigrammes de Dickens, il faut bien convenir avec
eux qu'il n'y a pas d'unité dans cet ensemble, que l'œil n'est pas
attiré vers un centre où tout rayonne, que le Christ est un Jupiter
et que les anges sont de jeunes Hercules. Il faut bien reconnaître
aussi, avec la critique contemporaine, que Michel-Ange a pris
plusieurs figures dans Luca Signorelli, comme Molière prenait des
phrases dans Cyrano de Bergerac, quià nominor leo.
L'artiste a plus que jamais dédaigné le secours des accessoires,
des fonds, des paysages. Tout est sec, froid, découpé à l'emporte-
pièce. Le temps cependant a jeté sur cette fresque, comme un
voile doux et verdàtre qui estompe les crudités de ton, et nous
croyons que cette grande peinture, ainsi adoucie et fondue, est
plus belle aujourd'hui qu'au jour où elle apparut pour la première
fois. Ce fut le dernier adieu de Michel-Ange à la peinture, car les
travaux exécutés par lui vers ce temps dans la chapelle Pauline
n'eurent pas la même importance, et sont aujourd'hui perdussous
;
la moisissure mais malheureusement cette page immortelle ouvrit
la voie et servit d'excuse à l'art des siècles suivants, au style con-
tourné, strapassé, violenté, à cette école absurde qui fuyait le na-
turel comme un défaut, et la simplicité comme une faiblesse.
Toutes les contorsions des damnés de Michel-Ange sont devenues
longtemps contagieuses dans la sculpture et dans la peinture, et on
ne peut s'empêcher de reconnaitre que de cet enfer-là sont sortis
plusieurs siècles de mauvais goût et plusieurs générations de mau-
vais peintres.
Michel-Ange se délassait quelquefois des travaux grandioses de
sa fresque en dessinant des Cartons que ses élèves favoris se dis-
putaient l'honneur d'exécuter ensuite, à l'huile ou à la détrempe.
Les contemporains ont dit que le grand dessinateur florentin avait
fondé de grandes espérances sur sa collaboration avec un jeune
peintre vénitien, Sébastien del Piombo. Il semblait, en effet, que
des tableaux conçus et exécutés par Michel-Ange, avec sa science
magistrale, et peints ensuite par un des plus habiles coloristes de
l'école du Titien, devaient atteindre la perfection de l'art; il n'en
fut rien cependant, et la Flagellation de saint Pierre in Montorio,
que Frà Sébastien peignit avec tant d'amour et d'orgueil sur les
dessins du grand maître, n'est pas classée aujourd'hui parmi les
ouvrages de premier ordre.
Michel-Ange, cependant, ne renonça pas à son projet, et dé-
daignant lui-même la peinture à l'huile qu'il appelait un métier de
femme ou de paresseux, il confia tour-à-tour ses Cartons aux meil-
leurs coloristes, sans parvenir jamais à réaliser l'effet heureux qu'il
s'était promis. Marcello Venusti exécuta ainsi une Annonciation,
dans l'église della Pace, côte à côte avec les merveilleuses sibylles

;
de Raphaël; Michel-Ange avait donné les dessins du tableau et de la

,
chapelle qui devait le contenir mais ce grand génie, en cherchant

:
à se compléter par cette sorte d'alliance adultère s'est rapetissé
la couleur et le dessin n'ayant pas jailli du même cer-

,
lui-même
veau n'ont pu que se nuire l'un à l'autre. C'est ainsi qu'une autre
peinture de Saint-Jean-de-Latran due à la même collaboration
illustre, attire à peine l'attention malgré des beautés très-réelles de
conception et de sentiment.
Giovan de' Vecchi, le Pontormo et quelques autres artistes se
consacrèrent tour-à-tour à cette tàche ingrate, et ne réussirent
qu'à faire de mauvais tableaux avec de superbes Cartons.-Tant il
est vrai que la première loi du beau, dans toute œuvre d'art,
c'est l'unité de conception et d'exécution. Sans doute les plus grands
maîtres ont fait travailler leurs élèves à la plupart de leurs ta-
bleaux, mais ces élèves obéissaient docilement à une inspiration
supérieure, tandis que les artistes chargés de peindre les Cartons
de Michel-Ange agissaient avec une complète indépendance, et
s'abandonnaient tout entiers à leurs préoccupations de coloristes.
La quantité de dessins à la plume ou au crayon rehaussé de blanc
que Michel-Ange a produite dans sa longue vie est véritablement
incalculable. Illes distribuait à ses amis avec une prodigalité royale.
La marquise de Pescaire, les Médicis, les Strozzi, les cardinaux,
les souverains, ses élèves favoris et les collectionneurs du temps,
comme Baptiste della Palla, chargé des achats du roi de France, se
partagèrent et dispersèrent dans tous les coins de l'Europe ces jets

;
puissants et spontanés d'un génie toujours en travail. Beaucoup et
des plus beaux se sont perdus beaucoup d'autres sont enfouis dans
les catacombes des collections particulières; les musées de Paris et de
Florence en ont heureusement recueilli et sauvé un nombre consi-
dérable. La seule galerie des Uffizi en contient plus de deux cents,
qui malheureusement ne sont pas tous livrés à l'admiration publi-
que et aux études des artistes. « Si le nombre des dessins produits

Quincy,
par Michel-Ange pouvait être rassemblé, dit M. Quatremère de
on serait tout porté à croire qu'ils avaient dû occuper tout
son temps, et qu'au lieu d'avoir été des improvisations, amuse-
ment de ses loisirs, ils avaient dû constituer une grande partie de
ses travaux. »
Quelques-uns de ces dessins perdus nous ont été conservés par la
gravure, comme cette magnifique composition du Songe de la vie
humaine, qu'un excellent recueil moderne a reproduite, sans oser
toutefois en conserver toutes les hardiesses.
On ne saurait trop déplorer que Michel-Ange ait mis tant de
négligence à faire graver ses ouvrages. Il semble n'avoir pas compris
toute l'importance de cet art merveilleux de la gravure, qui donne
aux créations du génie, dans tous les arts du dessin, la durée, la
popularité, et le don féerique de se reproduire sans cesse et de se
répandre en tous lieux. Tandis que Raphaël trouvait dans Marc-
Antonio le plus habile et le plus dévoué des interprètes, tandis
qu'Albert Durer, maniant tour-à-tour le'burin et le pinceau, répan-
dait dans l'Europe entière son nom, ses enseignements et ses œu-
vres, Michel-Ange laissait à des graveurs inexpérimentés ou à des
spéculateurs inintelligents le soin de reproduire les plus belles con-
ceptions de son génie. Vasari, si jaloux de la gloire de son illustre
maître, gémit sur l'avidité de ces imprimeurs qui songeaient plus à
l'argent qu'à l'honneur, et faisaient exécuter à la hâte par des mains
novices des planches détestables. A peine cite-t-il avec quelque
éloge la gravure du Jugement dernier, par Giorgio de Mantoue, et
les belles épreuves de la chapelle Pauline, de Giov. Battista di
Cavalieri.

; ,
La gravure, on le sait, est un art florentin sorti comme tous les
autres de la boutique d'un orfèvre car, à Florence, on retrouve
l'orfèvrerie à l'origine de toutes les branches du dessin. Ce fut
en 44521 que l'orfèvre Maso Finiguerra, appuyant par hasard une
feuille de papier humide sur une patène d'argent où il venait d'in-
ciser un couronnement de la Vierge, s'aperçut avec surprise que la
composition onctueuse et noirâtre dont il avait enduit les entailles
de son travail, pour se rendre compte à l'avance de l'effet que pro-
duirait le niellage, s'attachait au papierjet y déposait une empreinte

; ,
exactement pareille à sa gravure en creux. — Ce fut pour lui un
trait de lumière sur-le-champ il se mit à tirer des épreuves sur
papier de ses planches de métal, et la gravure fut trouvée.

,
Michel-Ange aurait dû vouer un intérêt tout particulier à cet art
qui devait un jour servir si puissamment sa gloire et dont il lui
fut donné de voir en quelque sorte les premiers essais et les plus
éclatants triomphes. En effet, quand Buonarotti naquit, Finiguerra
vivait encore, et les épreuves de son art étaient rares et impar-
faites; et Marc Antonio, qui devait porter la gravure à un degré
de perfection qu'Albert Durer seul a égalé, est mort bien avant
Michel-Ange.

IV.

Saint-Pierre.

La vieillesse de Michel-Ange fut tout entière consacrée à l'archi-


tecture. En 4546, à la mort de San Gallo, qui avait commencé la
reconstruction de Saint-Pierre, Michel-Ange fut chargé par le pape
de diriger les travaux, avec la liberté absolue de modifier les plans
à son gré, et de disposer des hommes et des choses avec une autorité
sans bornes, suivant les termes mêmes du motu proprio, qui le
nommait architecte en chef de la grande basilique. San Gallo avait
introduit dans sa construction de nombreuses réminiscences du style
gothique. « L'église, nous dit Vasari, devait être hérissée d'un amas
de colonnes, de pyramides et d'aiguilles, se rapprochant plus de la
manière barbare et tudesque que du beau style antique ou du goût
épuré de la Renaissance. » Michel-Ange, à l'inspection du modèle
en bois laissé par son prédécesseur, s'écria qu'on pouvait économi-
ser cinquante années de travail pour achever cette église, tout en

avec une dépense de 25 écus, il exécuta un nouveau modèle qui ,


lui donnant plus de majesté et de grandeur; et, en quinze jours,

fut définitivement adopté. Sans plus tarder, on mit la main à l'œu-


vre, malgré les manœuvres, les perfidies, les calomnies habituelles
de tous les jaloux et de tous les fripons, que le génie et la probité
austère de Michel-Ange effrayaient au même degré. Le vieux maî-
,
tre fort de l'appui des souverains pontifes qui se succédèrent pen-
dant les dernières années de sa vie, marcha à son but avec cette
indomptable énergie qui ne l'abandonna jamais. En même temps,
et comme pour se distraire de son immense entreprise, il recon-
struisit le Capitole, bâtit plusieurs portes de Rome, et exécuta le
célèbre entablement du palais Farnèse.
Michel-Ange architecte est certainement plus incorrect, plus iné-
,
gal plus discutable, que Michel-Ange peintre ou sculpteur. Les
constructions élégantes du Capitole ne sont point à la hauteur
de leur destination. Elles trompent l'attente du voyageur et dépa-
,
rent — il faut bien le reconnaître, — la majesté du lieu et la
grandeur du nom. Sur ce rocher, qui a été la tête du monde,

;
au-dessus du Forum romain, peuplé de tant de souvenirs augustes
et de ruines superbes en face du palais des Césars, dont les mas-
ses renversées couvrent les collines, ayant pour vis-à-vis le Colysée
et pour base les assises cyclopéennes du Tabularium, Michel-Ange
aurait pu construire un monument digne à la fois du passé de
Rome et de son avenir. — Son génie était à la hauteur de cette
entreprise. — Il ne nous a laissé qu'une décoration assez vulgaire,
sans caractère, sans harmonie, et qui pourrait faire croire que la
vieillesse avait éteint le génie créateur de ce grand homme, si de
ce lieu même on ne voyait s'élever dans les airs la coupole sublime
de Saint-Pierre.

celui que Michel-Ange avait conçu. Son oeuvre a été mutilée ,


Le Saint-Pierre que nous voyons aujourd'hui n'est pas tout-à-fait

rigée, défigurée en bien des endroits. La façade qu'il avait conçue


cor-

n'a malheureusement pas été exécutée, et l'insignifiant placage du


Maderne est venu s'interposer maladroitement entre la coupole et
fœil du spectateur qui- s'approche de l'église. Ce n'est plus que
de loin que l'on peut admirer les magnifiques proportions de ce
dôme sans rival.

,
Dans le plan de Michel-Ange, tout était subordonné à l'effet de la
coupole vue de l'intérieur de l'église aussi bien que de l'extérieur.
Elle était le centre de l'édifice, le but de tous les regards. L'église
elle-même devait former une croix grecque, bâtie dans le style
corinthien le plus pur, et précédée d'un portique à colonnes déta-
chées comme celui du Panthéon. Michel-Ange, après avoir pris le
dôme d'Agrippa pour le transporter dans les airs, voulait aussi

son unité et son harmonie ;


s'approprier son portique. L'édifice de Saint-Pierre aurait eu alors

, mais si Michel-Ange avait pu achever


son œuvre il faut bien avouer qu'il n'aurait fait qu'un magnifique
temple païen, au lieu d'une église chrétienne.

,
Cette enceinte immense et régulière, d'une si parfaite élégance
de proportions et de décorations inondée de lumière, étincelante
de dorure, peuplée de statues, décorée de tableaux et de mosaïques,
ne pouvait pas inviter l'âme à la prière et au recueillement. C'est
encore là aujourd'hui le vice capital de Saint-Pierre, quoique des
chapelles ajoutées, des sacristies ouvertes et de longues rangées
de tombeaux gigantesques expliquent mieux la destination de
l'édifice.
La coupole, vue du pied de l'autel, dont le baldaquin de bronze
a été aussi arraché au Panthéon, présente un des plus étonnants
spectacles qui aient jamais saisi, fasciné, terrassé l'imagination
humaine. Elle s'ouvre à l'œil ébloui comme une immense montagne
de marbre et d'or, évidée et suspendue dans les airs. On reste comme
écrasé d'admiration et de terreur devant tant de hardiesse, de
grandeur, d'éclat et d'harmonie !
Toutefois, on ne saurait oublier que lorsque Michel-Ange a bâti
gance et de proportions, le Panthéon d'Agrippa ,
sa coupole, il avait sous les yeux, comme un modèle parfait'd'élé-
et présent à ses
souvenirs, le dôme imposant et hardi dont Brunelleschi avait cou-
ronné Sainte-Marie-des-Fleurs.
Ici encore, dans cette dernière et sublime création de Michel-
Ange, nous retrouvons, combinées et fondues dans la synthèse

,
merveilleuse de sa science et de son génie, la double inspiration,
ou, pour mieux dire l'appropriation simultanée de l'école floren-

,
tine et de l'art antique. Mais en imitant le Panthéon et Sainte-Marie-
des-Fleurs Michel-Ange les surpasse l'un et l'autre.
Buonarotti consacra à la construction de Saint-Pierre les dix-
sept dernières années de sa vie, et mourut avec la douleur de
n'avoir pu terminer son œuvre. — Cependant les papes, qui se suc-
cédaient à des intervalles assez rapprochés, détournaient sou-
vent le génie de leur grand architecte pour d'autres travaux d'une
importance secondaire, mais qui répondaient à des nécessités ou à
des fantaisies impérieuses. C'est ainsi que sous le pontificat de
Paul IV, rejeton d'une branche éloignée de la maison de Médicis,
Michel-Ange fut chargé d'édifier l'église de Sainte-Marie-des-Anges
avec les magnifiques débris des Thermes de Dioclétien. — On sait
que les Thermes des empereurs couvraient des collines entières de
l'ancienne Rome, et renfermaient dans leur sein des temples, des
théâtres, des palais, des musées. La Pinacothèque encore debout,
dans un état merveilleux de conservation, avec sa voûte peinte à
fresque et son pavé de mosaïque, mesurait plus de 300 pieds de

,
longueur. — Sous la main de Michel-Ange, elle devint la nef du
temple chétien mais cette restauration est à jamais regrettable au
point de vue de l'art, car d'une ruine superbe, on n'a pu faire
qu'une fort vilaine église, une sorte de cave humide et glacée. Les
peintures antiques, qui seraient aujourd'hui d'un prix inestimable
pour l'art et pour l'histoire, ont disparu sous une couche épaisse et
dévorante de chaux et de badigeon. Les colonnes gigantesques de
granit ont été en partie enterrées dans l'exhaussement du pavé de
;
la nouvelle église il eût été plus digne du génie de Michel-Ange
de rendre à l'antique édifice sa forme et sa beauté premières,
que de le mutiler ainsi, en l'appliquant à une destination nou-
velle.
Quelques esprits judicieux ont regretté, non sans raison, que
Michel-Ange, trop préoccupé de l'imitation des anciens, n'ait pas
suivi plus franchement les architectes florentins dans la voie nou-
velle et hardie qu'ils s'étaient ouverte. Les monuments du Giotto,
et ceux d'Arnolfo di Lapo, sont intimement reliés au sol et au cli-
mat par la forme et par la couleur.Les revêtements de marbres
polychromes semblent donner plus d'élégance et de hardiesse aux
tours, aux églises, aux coupoles de Florence; mais Michel-Ange
voulut rentrer dans la pure tradition antique, et il en résulte que

,
ses constructions ont un caractère moins original et une appro-
priation moins distincte. Quelquefois même comme au palais Far-

;
nèse, en poursuivant le grandiose, il tombe dans l'incorrection et
la bizarrerie et l'on chercherait en vain dans les édifices érigés
par lui-même ou sur ses dessins, cette grâce, cette abondance,
cette sève de jeunesse et d'originalité qui distinguaient l'architecture
française de cette époque.

Ange,
Cependant l'âge, qui respectait le cœur et le génie de Michel-
avait affaibli ses yeux et courbé son corps vers la tombe.
On raconte que dans les dernières années de sa vie, ne pouvant
plus assez nettement distinguer les admirables beautés de l'art
antique, dispersées dans les palais et dans les ruines de Rome, il se
faisait conduire auprès du Torse Farnèse, qu'il regardait, à juste
ait
,
titre, comme le morceau d'art le plus parfait que nous légué l'an-
tiquité et là, promenant ses mains sur ces masses si larges et si
justes, sur ces formes si puissantes, sur tous ces détails de la plus
savante simplicité, il éprouvait les pures et suprêmes jouissances
de son art.

;
Il se servait alors pour exécuter ses dessins d'un jeune artiste
florentin, bon sculpteur et bon architecte, Tiberio Galcagni il le

beau,
chargea de terminer le groupe de marbre qu'il destinait à son tom-
et le buste de Brutus qu'il avait ébauché dans ses jours de

;
lutte patriotique et de foi républicaine. Mais le jeune sculpteur
n'osa point porter la main sur l'œuvre du maître la Pietà inache-
vée, qui devait couronner la tombe de Michel-Ange, s'abrite

;
aujourd'hui à l'ombre du maître-autel de Sainte-Marie-des-Fleurs
sous la coupole de Brunelleschi et le Brutus, si fier et si beau
,
dans son énergique rudesse, a pris place parmi les chefs-d'œuvre
du Musée des Offices.
On sait que le grand-duc Cosme avait fait graver sur le socle
de ce buste inachevé, l'inscription ou plutôt l'explication qu'on y lit
encore:
Dam Bruti efligiem sculplor e marmore ducit,
In mentem sceleris venit, et abstinuit.
Quand le sculpteur tira de ce marbre la figure de Brutus,
il se rappela tout-à-coup son crime, et s'arrêta.

Un anglais, le comte de Sandwich, crut devoir interpréter autre-


ment la pensée de Michel-Ange dans ce distique célèbre :
Brutum effecisset sculplor, sed mente recursat
Tanti viri virtus, sistit et abstinuit.

d'un si grand ,
Le sculpteur aurait achevé Drutus, mais en se rappelant
homme
la
vertu
il s'est arrêté tout-à-coup.

Ce duc Cosme, que ses contemporains accusaient d'inceste et de


parricide, et qui porta sur le trône tous les vices et tous les crimes
de son temps, n'avait que trop profité des leçons de Guicciardini son
maître. Il eut le génie du mensonge et de la dissimulation, poussé
jusqu'à ses plus extrêmes limites. Florence, sous ses mains perfi-
des et insidieuses, s'endormit de ce sommeil dont elle ne s'est plus
réveillée. Cosme, sous prétexte de protéger les arts, cherchait à
tenir en laisse les artistes, étouffant, sous ses faveurs chèrement
achetées, l'indépendance de leurs inspirations et de leur vie. Un
tel homme avait compris bien vite que le nom du grand Michel-
Ange pouvait lui être utile dans l'opinion des contemporains et de

, ;
la postérité. Il chercha donc par tous les moyens à l'attirer vers
lui, faisant appel à son patriotisme florentin lui députant tour-à-
tour Vasari, son élève, et Benvenuto, son admirateur lui offrant,
enfin, une place au sénat aristocratique et muet de Florence
asservie. Michel-Ange ne répondit à ces avances intéressées que
par un refus froid et inébranlable. Alors, le duc Cosme, dans un
voyage qu'il fit à Rome, vint lui-même voir le grand artiste dans
sa modeste maison au pied du Capitole. Ille combla de caresses et
de louanges, et ordonna à ses fils de ne parler à ce grand homme
que chapeau bas. Mais Buonarotti comprit le piège, et se résigna
à mourir loin de cette Florence qu'il aimait d'un amour si tendre
et si pieux. Ce fut une des grandes douleurs de sa vieillesse, de ne
pouvoir, fils respectueux, aller saluer d'un dernier hommage le
foyer domestique et le tombeau paternel. Mais la haine qu'il avait

;
vouée à l'usurpateur Alexandre, se continuait en mépris sur le
duc Cosme, qui asservissait et déshonorait Florence Michel-Ange,
s'isolant de plus en plus des hommes, cherchait ses dernières
consolations dans la poésie, et les plus beaux vers qu'il ait tracés
datent des heures suprêmes de sa vieillesse et de sa douleur.
Son serviteur et son ami, le fidèle Urbino, venait de le précéder
dans la tombe, s'en allant, suivant l'expression touchante d'un de ses
sonnets, « lui préparer au ciel ses logements. » La marquise de Pes-
caire, qu'il avait aimée d'un amour si respectueux et si profond,
était morte aussi, lui léguant d'éternels regrets. Sa poésie, jusqu'alors
inspirée des traditions platoniciennes, prit tout-à-coup un élan plus
intime, une émotion plus religieuse et plus vraie. — Elle se
purifia, s'agrandit, et se rapprocha de plus en plus de la perfection
jusqu'au dernier souffle exhalé de ses lèvres. C'est donc ici le lieu

,
d'analyser les œuvres poétiques de ce grand et fécond génie, et de
l'étudier sous une nouvelle faee qui n'est pas la moins curieuse
ni la moins belle, bien qu'elle soit la moins connue.

Gustave GARRISSON.

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE.

(Lafin à laprochaine livraison.)


LITTÈRATURE.

i
Essai sur histoire littéraire des patois du midi de
la France (Suite) (1).

— L'Amoureux tranti,
Arnaud Daubasse, de Moissac. — Pierre Borel, de Castres.
en patois de Cahors.
de Carcassonne.
- Le P. Amilha, chanoine de Pamiers. — Poète anonyme

;;
A l'époque où nous sommes, le Quercy eut un ouvrier-poète qui fut
le sujet d'une véritable surprise nous voulons parler d'Arnaud Dau-
basse. Il naquit, en 1664, à Moissac il était fils d'un pauvre peignier.
Après avoir rimé de méchants couplets dans sa ville natale, jeune encore,
il s'établit à Villeneuve-d'Agen, où il devint maître peignier à son
tour. Là, il ouvrit bientôt un cabaret, dont il fit un bureau de bel
esprit, non pas du plus fin, comme on le pense bien, mais suffisant
pour allécher la clientèle, n'eût-ce été que par les épigrammes qu'il y
débitait; le tavernier entretenait d'ailleurs de cette façon son goût pour
les rimes françaises et patoises. Daubasse ne savait pas même lire; cette
circonstance, jointe à sa position d'ouvrier, donna une telle vogue aux
fruits de sa verve naturelle, qu'il devint l'objet de l'engouement, non pas
seulement des deux petites villes où il s'était produit avec une sorte

; ; ;
(1) Voir tome II de. la Revue, p. 282 tome III, p. 1 et 279 tome IV,
161 et 253 ; tome V, p. 233 tome VI, p. 22 et 369 ; tome VIII, p. 193.
p-, 64,
,
d'éclal, mais encore de toute la contréa depuis Bordeaux jusqu'à Tou-
louse. Les principaux seigneurs le prirent sous leur protection, en

chancetés rimées
peignier.
,
échange de quelques vers flatteurs à leur adresse, ou de quelques mé-
lancées, de droite et de gauche, par le malin

Malgré tout le bruit que fit alors cette singulière renommée, Dau-
basse n'était à tout prendre qu'un poétastre, que sa position exception-
nelle d'homme complètement illettré faisait valoir bien au-delà de son
mérite réel, comme cela arrive encore de notre temps et parmi nous. En
lisant aujourd'hui ses compositions, qui ont été certainement retouchées
et amendées par les deux éditeurs qu'elles ont eus, on serait tenté de les
juger sévèrement, à cause du trop grand bruit qu'elles ont fait autrefois,

:
si on ne se rappelait l'humble condition de l'auteur. Daubasse était donc
franchement du peuple à ce titre, il avait du naturel et de la rondeur,
mais sans délicatesse et sans grâces. Ses brutales épigrammes vont droit
au but, selon son intention, et, dans les petites guerres qu'il soutenait
contre d'autres rimeurs, ses détracteurs jaloux, et certains aussi peu let-
trés que lui, il se trouva bien d'ignorer qu'il existait des armes courtoi-
ses: comme il frappait surtout plus fort, il eut le plus souvent les
rieurs pour lui.

;
Au reste, pour le montrer dans tout son jour, faisons-lui quelques
emprunts choisissons une épigramme contre les bouchers de Villeneuve,
que l'on a dit avoir été improvisée. Un jour que l'on demandait à Dau-
:
basse d'où il venait, il aurait répondu tout aussitôt

Beni de chès de Mazillès,


Que lou fau pes danno à millès,
Amay praco nat nou s'alarmo.
Cresès-bous que mountoun al cèl,
Se Sen Miquèl lour pèso l'armo
Din la balanço del irtazèl ?

,
Daubasse eut aussi son côté sérieux; il composa plusieurs pièces
,
de vers sur des sujets religieux et il n'attendit pas comme l'un de ses
biographes l'a supposé, d'être arrivé à la vieillesse pour donner cette
:
tournure à ses écrits à trente-cinq ans, il faisait imprimer à Toulouse
deux odes, l'une sur le saint sacrement (Odo sur le sant sacromen), et
(
l'autre sur la passion de notre Seigneur Odo sur la passiu de Nostre
Scigne). La seule composition où son talent se soit un peu élevé est celle
intitulée
début:
: La grandeur de Dieu(Lagrandou de Diu); il y dit au

Lou bras de Nostre Seigne es un bras fort et loung,


Lous princes al près d'el l'an plus feble qu'un xoung
Lous Reis nou soun ta fiers, que perme l'on lous crcigne
,
,
Se ne soun axudats pel bras de Nostre Seigne,
Que ten de toux lous tens las bitorios en ma,
Cal que dins lou nean s'angoun toux abîma ;
,
Car del plus nau del cèl ount coumensèc la guèrro
Diu xitèt lou Demoun al centre de la tèrro.
,
Daquel tens Lucifèr, aquel moustre infernal,
Ataquèt nostre Diu per esta soun egal.

Il finit ainsi, en célébrant le créateur de l'univers :


De mèmo qu'a tirat lou mounde del cahos,
Ount fayt beluguexa d'hommes de car et d'os ,
Dan d'autres animais d'espèssos differentos;
Ount soun soursos et rius et ribièros courentos
,
Uno Autouno, un Hibèr, un Printens un Estiu
, ,
Quatre sazous de l'an qu'a reglat aquel Diu.
Y a mai de cinq millo ans que sa douço clemenso
,

»
Fai prene soin de nous, amay sa proubidenso,
Que claufis l'unibèrs de tresors infinix,
Et nouiris tout reptile, jusquos à las fourmix ;
Que lou soin paternèl de sas creaturetos
Nouiris l'anièl de lèid et las aouillos d'herbetos ;
Et l'homme qu'a besoun de dinna, de soupa,
Per el sur uno paillo exoquo pla prou pa ;
Que fai sourti lou bi del bourrou de la trillo,
De mèmo que la ciro et lou mel de l'abeillo,
Qu'abilho lous ausèls dan ta pauc d'atirals,
D'un xipou sans cousturo, amay es de retals.

On doit à Daubasse une foule de Noëls, qui, répandus tous les ans
aux fêtes de la Nativité, durent maintenir et étendre même sa renommée

;
au-delà de sa vie. Ces petites compositions sont jetées dans le même
moule que celles que nous avons déjà signalées c'est le pire du laisser-
le bon
aller dans genre pastoral et religieux. Enfin, Daubasse composa
nombre de vers français, que son premier biographe a rapportés avec
trop de complaisance, en les encadrant dans des historiettes plus ou
moins acceptables; quant aux vers, ils ne le sont jamais.

La comédie de circonstance de l'abbé Fabre, dont la scène se passait


à Cahors, n'est pas la seule composition en vers patois cadurciens que
nous fournisse le dix-septième siècle. L'érudit médecin Pierre Borel, de
Castres, auteur du Trésor des recherches et antiquitéz gauloises et fran-
çoises, imprimées en 1655, nous a conservé dans ce même ouvrage une
poésie lyrique, L'Amoureux transi, dont il parle en ces termes, au
mot Glouper : « La pièce susdite est si excellente en cette langue, qu'il
» ne se peut voir rien de meilleur. C'est pourquoy ie croy que ie la dois
» mettre toute entière, afin de la garentir d'estre esteinte par
l'oubly. »
Nous ferons observer, en la reproduisant d'après Borel, que nous nous
sommes permis quelques corrections indispensables pour bien l'entendre ;
le savant lexicographe en a certainement altéré l'orthographe, qui se
rapproche beaucoup trop de celle qui est particulière aux idiomes tou-
lousains et castrais, en s'éloignant d'autant de celle du patois de
Cahors.

leu trabèrsi las nèch sans poude brio dourmi,


Dèl sè jusques à l'albo ieu non fau que gemi
Dauan la tieuno porto.

, ,
Lous que mi anbist un cop n'y passoun que de jour;
Car ieu ay lou regard la bouts et la coulour
D'uno personno morto.

Sa dison lous besis, que m'entenden dellèch


,
Qu'es aquo que se planch et tusto cado nèch
Eco de la besino ?
Cresèts qu'aquelse crits presagoun calque mal,
Et lou bruch que se fa dauan aquel oustal,
Re de bou non debino.

leu non soui counougut de cap d'homme biben,


Espetousit, transit., moun cos, al mendre beu
,
Trondolo et magogno
,
Et me cal un bastou, per tan que les ausèls
,
En me besen tan sec nou me curon lous èls
Como d'uno carrogno.
,

Mous oses se poüirion counta jouts la camio


,
Ettoun èl ma cambiat emb'uno analouinio,
Que degu nou bol beire.
Coumo un pargan rimat la mio pèl se fronzis
,
Agacho-lo de prèp,l'esclaire ne lusis
Como d'un tros de beir§.

leu pregui lous passans al mèch des cairefours,


Que calcun per piatat fasso fini mous jours
,
Ou mon mal me garisco.
Mas, se degu me trobo al mèch de son cami,
Me dis , tout englatiat de passa prèp de mi,
Lou boun Dieu t'abalisco !

Las fillos que l'autr'an me sarraboun lous dets,


Et me prenion pes pièls per me fa de poutets,
San m'en poudc dedire
,
Alloc qu'al temps passat me rompion lou mantèl,
Se de dèts passes len me beson de co d'él,
Dison que me retire.

leu n'èy cap de paren que nou siègue estounat


De beire dins sa rasso un paoure estourinat ;

,
Et ma maire a vergonjo
De m'ave mes al monde et planch que son jouven
Per emplega millou sa bido en un couben,
,
,

Nou se sio facho monjo.

Que me resto à la fin per abe tant cridat?


,
,
Res qu'uno bouco largo un fron triste et ridât,
Et la caro fanido ;
Lou nas teugne et pounchat, et lous pels erissats ;
Lous èls toutses bourrous palles et enfonsats ,
,
La barbo espeloufido!

Laissats-me, se vous play, que sèrt de me baila


De brèus et de perfums per me rebiscoula ?
Pauc à pane ieu m'arrèdi :

Mas,
Lous medecis m'on dich qu'ieu bieurio tout demo
ieu non cresi re s' Isaba). de sa mo
,
Non donno lou remèdi ! ,
,

Borel, après avoir traduit avec bonheur cette pièce, ajoute qu'elle lui
avait été communiquée par Paul Pellisson de Fontanier, dont il fait à ce
propos le plus magnifique éloge. Ainsi, l'ami de Fouquet, l'amant de
MlleScudéri, l'historien de l'Académie française, avait recherche lui
aussi les monuments épars de cettelittérature populaire qui se maintenait
dans le midi de la France. Le tendre intérêt que Borel portait aux mots
qui, de son temps, devenaient déjà difficiles à interpréter, ou dont les ori-
gines lui semblaient perdues, lui a fait insérer dans son long répertoire
une foule de passages de divers ouvrages écrits dans les patois du Midi.
C'est à cause de cela qu'il a pris soin de nous apprendre, au mot
bouirac, signifiant carquois, que Jacques Borel, son. père, avait com-
posé une pastorale dont il s'est contenté de rapporter le passage suivant :
Trai lou trait del bouirac lou meu bèl Cupidou,
E pèis agacho-lo tiro-Ii calquo flècho
, ,
Que fasquo dins soun cor uno tan grando brècho
Couruo aquello que tu me fegos l'autre jour : ,

Pèi veiren que sera; nou m'auses poun amour?

,
Ai pou que n'as pas d'èls mai tu sios sans aureilios,
,
Se al sou de mon planch aros non te reveillos.

Borel cite encore des vers sans importance littéraire de Lacroix de


Réalmont. Lui-même, voulant un jour célébrer le grand Balzac, qui
venait de mourir, et lui consacrer six épitaphes écrites dans six langues

, 1
différentes, vraie fantaisie d'érudit il fait choix, tout Castrais qu'il était,
de l'idiome toulousain pour tresser sa guirlande poétique en l'honneur
du bel esprit, qui, après sa mort, faisait encore les délices de la
France.
Donnons ces stances, enregistrées par Borel lui-même dans son Trésor
des recherches (au mot sacher), en les corrigeant dans quelques pas-
,
sages qui nous semblent avoir été défigurés à l'impression :
Coumpagnous, aro es tens que quadun, coumo ieu,
En fabou de Balsac adouzille sa beno,
Afi que tout pais sapio que le boun Dieu
L'a boulgut retira per le tira de peno.

El es aro guarit de toutos sas doulous


,
Cessen dounquos, cessen de ploura soun absenso,
E toutis acampan calquos poulidos flous ,
Per ne crubi la flou de la raro élouquenso.

Courounen-ne soun cos, qu'es dedins le taiit,


Afi que soun esprit, qu'es amoun pie de bido,
,
Besen qu'en soun aounou nou y a degus de mut,
Nou blaime pas la mort de la y abe rabido.
Ces vers où la recherche était presque de mise en faveur du sujet, ne
,
tiennent pas trop mal leur place à côté des cinq épitaphescomposées par
Borel, en grec, en latin, en castiilan, en italien et en français; ils
prouvent une fois de plus le cas que l'on faisait, au dix-septième siècle,
de l'idiome récemment illustré par le génie de Goudelin.

Avant d'en venir aux auteurs du bas Languedoc et de la Provence,


mentionnons quelques poètes que nous rencontrerons sur notre route et
qui nous conduiront à eux. D'abord le père Amilha, chanoine régulier
de saint Augustin, dans l'église cathédrale de Pamiers, auteur du Tableau
de la vie du parfaitchrétien,livre qui parut en 1673 (Le tablèu de la
,
bido del parfèt crestia que represento l'exercici de la fe, etc. ). C'est à
proprement parler, plutôt un livre de doctrine que de poésie, unique-
ment destiné à faciliter au peuple l'intelligence des dogmes de l'Eglise, à
l'imitation de la Doctrine chrétienne, que nous avons déjà signalée, et
à la rédaction de laquelle le père Amilha ne fut pas étranger. C'est donc
l'œuvre d'un zélé missionnaire, tout dévoué au salut des âmes, employant,
pour amener les pécheurs obstinés à composition, non pas tant les

<
,
effroyables peintures des tourments de l'enfer, que le tableau des joies
célestes persuadé qu'il faut attirer tout d'abord, sauf ensuite à convain-
cre. Voici donc comment le père Amilha entendait l'effet de ses canti-
:
ques « Coumo le cant es le soulatjomen des oubriès, qu'adoucis la
» pesantou .del trébal, jou speri qu'agradaran que jou y mèscle la dou-
» çou de mous aires spirituèls, qu'auran, se Diu plai, la bertutd'atira

» aquelis que le trouneire de la Paraulo de Diu predicado ambe touto sa


» forço, pouïrio trop espauri et rebuta. »
Les airs spirituels du bon père sont d'une naïveté charmante et biea
propres certainement à être compris et goùtés des populations des cam-
pagnes. Nous leur emprunterons l'Oraison dominicale contractée en deux
couplets, de telle sorte qu'étant chantés, la mémoire la plus obtuse peut
les retenir et les redire.

LE PATÈR.

,
cèl, Paire tout nostre
Diu qu'èts al
Bostre noum sio per tout bantat,
Abengo le rouyalme bostre
,
Faito sio bostro boulountat.
Dounals-nouspercadojournado,
Perdounals coumo nous fasen
,
Nou laissets pas nostr'armo tentado,
Deliurats-nous de mal. Amen.

Parfois, le style du père Amilha, sans cesser d'être familier, prend


du coloris et de l'animation. C'est ainsi que, pour exhorter la création
entière à célébrer son auteur, il dira :
Douço musiquo des ausèls,
Que gasoüilhats su la berduro,
Benissèts le Diu des angèls,
Al loc de cado crealuro,
E counfoundèts les peccadous
De l'aire de bostres fredous.

Cardinos è Roussignoulets,
Que ta pla scarnissèts les anjos
,
B'es d'oumatge que non parlets
Permilhou dire sas loüanjos
,à è
Cardino Roussignol Gay!
Fasèts quicantaramay.

Tourtourèlo que neit è jour


,
Plouros la mort de toun semblable,
Jou te preguicambio d'amour,
E d'un regret pu resounable,
Plourolamortd'aquelespous,
Que mourie per l'amour de nous.

Jouyousmessatgedelbèltens,
Arcoula, mirai de naturo
,

ta
De mirgailhadopinturo
Digos-nous quicon de noubèl
,
Que rendes mous èls ta countens

Del pintre que t'a fait ta bèl.

Ritches capdobros de belous,


Liris, toulipans, englantinos,
Que pourtats en bostros coulous
Un trait de las beutats dibinos,
Lausats la flou que s'csplandis
Dins le jardi del Paradis.
, è
Pèrlos diamans rubis,
Bèlos enseignos de noublesso,
Petit escai que descrubis
Le magasin de sa ritchesso
,
LouantjatsDiudequitenèts
Touto la beutatè le prêts.
Luno,stelos,souleil,foc,
Qu'illuminats la tèrro è l'aire,
Descrubissètsencadoloc
Diu que boun a dounat l'esclaire
,
Lengos de foc è de clartat
Predicats pertout sa bountat.

Au milieu de tant de cantiques pieux, le père Amilha a consacré un


long chant à l'examen des superstitions qui avaient cours de son temps,
afin de les combattre, sans espérer probablement de les faire cesser. C'est
là un curieux tableau des croyances populaires du dix-septième siècle,
qui offre un incontestable intérêt de mœurs, à défaut de véritable valeur
poétique.

Une pièce de vers d'un auteur de Carcassonne, dont le nom ne nous


a pas été conservé, nous arrêtera un instant dans la vieille ville com-
tale, qu'une intelligente restauration rend à la vie à l'heure présente.
Dans cette merveilleuse cité du moyen-âge se trouve un puits profondé-
ment creusé dans le roc vif, offrant de grandes excavations, ce qui lui
donne la physionomie d'une immense caverne. G. Besse, auteur de
l'Histoire des antiquités et Comtes de Carcassonne, n'a point passé
sous silence cette curiosité, véritable merveille à ses yeux, où les
Goths auraient jeté, affirme-t-il, un riche trésor, que les entrailles du
rocher n'ont plus rendu. Aussi ne s'est-il pas fait faute de lui accorder,
non-seulement une place dans ses récits, mais encore a-t-il invoqué, à
son occasion, pour mieux la célébrer, le secours de la poésie locale,
en rapportant complaisamment les stances que nous allons reproduire et
telles qu'il nous les a conservées, regrettant même qu'il ait abrégé sa
citation. Ce que nous en connaissons nous donne pourtant une idée suffi-
sante de l'état de l'idiome patois, à Carcassonne, dans la première moi-
tié du dix-septième siècle, et une assez bonne opinion du talent du fai-
seur de vers, comme Besse l'appelle.
Dejoiitslallassadoilrlcèl
.Famaynonfourèc poux pus bet,
Quinze pèiros l'y
fan sarodo ,
Trespansquadagunoenlirgeou
Etaylaltrovoquilerodo
Quaranto-cinq pans dins sa rondou.

Tres carcillos de latou Ii

à
Servisson quadovesi,
Per de soun aigo fa pousados ;
Las goutos que tournon abal
Sembloun de perlos degrunados
Ou de coulobros de cristal.

Abal, acos un roc prigoun ,


Que s'on le regardo d'amoun
, ,
Fa besel'aigo touto escuro.
Et l'œil se trovo pla trompât,
Quand sa visto ly asseguro
Que l'argen a menx de beaulat.

Lajouts ,
aco soun de palaix,
Ont la voux trovo le relaix
Que fa l'Echo dins sa caverno ;
Las Naïados, à tout perpaux,
Davan le Dieux que las gouverno,
Y canton et fan millo sautz.

Aqui, de toutis les coustatz,


A de bans dins le roc taillatz
En bèl cisèl de la nature,
Et bel copx, de coulcats ou dreitx,
Sembloun de Giaganx, en pousturo
De lour voule fa las aleix.

L'aigo aqui rajo de pertout,


La peirorix de sou degout ,
Tout y par dinx qualquo alegresso
Etdiriox ,à beseleloc,
Que la qu'es de la mar princesso
,

Es nascudo dinx aquel roc.

Atabededinxsagrandou
Et dinx sa largio proufoundou
,
7
Que trovo la terro à soun centre,
Diriox qu'asseguradomen
Soun sourtidos d'aquel gran ventre
Nostros tours tout entièromen.

Tout cela ne manque pas d'intention littéraire et touche il la poésie

,
de plus près qu'une foule de grandes compositions qui nous restent à étu-
dier et qui ont pourtant suffi à entourer d'un certain éclat le nom de
leurs auteurs.

Dr NOULET.

( La suite prochainement. )
LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE.

Une ltluse espagnole.

Quoi qu'en ait dit le Grand Roi, il y a encore des Pyrénées. On


serait même tenté de croire que ces montagnes forment, entre l'Espa-
gne et nous, une barrière, une espèce de cordon sanitaire intellec-
tuel qu'il nous est défendu de franchir. C'est par là seulement que
nous pouvons nous expliquer l'ignorance profonde où nous sommes
de la vie littéraire, scientifique et artistique actuelle de ce pays
limitrophe. Et cependant, le peuple espagnol offre en ce moment
même un phénomène assez rare et bien digne d'être étudié dans
ses causes et dans ses effets. Malgré les discordes civiles qui ensan-
glantent sa patrie, au milieu du bruit des armes qui s'entrecho-
quent, il a su se créer une littérature vivace et féconde, sinon
toujours conforme aux règles du goût classique le plus pur et le plus
exigeant. Néanmoins, qui d'entre nous connaît, je ne dirai pas les
œuvres, mais seulement les noms de Ferrer, d'Hermosilla, d'Al-
berto Lista, de Quintana, de Burgos, de Mariana', de Toreno,
de Juan N. Gallego, de Zorilla, et de tant d'autres que je pourrais
citer, et que l'Espagne compte au nombre de ses plus illustres
enfants ? Qui se doutait naguère encore qu'il existe en Espagne une
femme de génie, une Muse éloquente et majestueuse, que ses com-
patriotes proclament comme une des gloires les plus brillantes de
ronnes ,
la nation, et à laquelle ils ont déjà décerné de nombreuses cou-
sans préjudice de celles que lui réserve l'avenir?
Je veux parler de la senora Gertrudis Gomez de Avellaneda, cette
perle des Antilles (1), cette gracieuse poétisa, ou plutôt ce poète
sévère qui, dès 1843, donnait à la scène espagnole une tragédie
classique alors très-applaudie, et qui, il y a quelques mois à
peine, assistait au triomphe éclatant qu'obtenait son drame sacré
de Balthasar.
Nous avons pensé qu'une étude sur cette femme célèbre et sur
ses œuvres poétiques pourrait intéresser ceux des lecteurs de la
Revue de Toulouse qui pensent, avec nous, que l'âme des grands
poètes, à quelque nation qu'ils appartiennent, doit trouverun écho
sympathique dans l'âme des vrais amants de la nature. D'ailleurs,
poètes et naturalistes ne sont-ils pas de la même famille N'avaient- ?
ils pas aussi le feu sacré les Buffon, les Képler, les Cuvier, les
Geoffroy Saint-Hilaire, les Arago, les A. de Humboldt? Ne
lisaient-ils pas, eux aussi, dans ce livre magnifique, liber scriptus,
dont les caractères bien interprétés deviennent la source des plus
sublimes inspirations?
Loin de nous cependant la pensée ambitieuse de placer notre
nom obscur à côté de ces noms fameux. Notre unique but en ce
moment est de faire partager aux amis du beau l'impression favo-
rable que nous a causée la lecture attentive des ouvrages de
Mme de Avellaneda : nous laisserons à ses compatriotes, à ses frères
en poésie, le soin de juger son magnifique talent (2).
Mais avant d'apprécier les œuvres, faisons d'abord connaître
l'écrivain. La senora dona Gertrudis de AVELLANEDA est née le
17 octobre 1816, à Port-au-Prince, dans l'île de Cuba. Son père,
le capitaine de navire don Manuel Gomez de Avellaneda, étaitalors

(1) C'est le nom que l'on donne ordinairement à l'île de Cuba.


,
encore, selon nous à l'aimable auteur de la Hija de las Flores.
Il convient mieux

(2) Pour les détails biographiques et les appréciations littéraires qui vont suivre,

des poètes les plus distingués de l'Espagne, et par don Pastor Diaz,
nous avons largement emprunté aux Notices publiées par don Juan Nicasio Gallego, l'un
ministre d'Etat.
Nous nous sommes également inspiré des comptes-rendus insérés dans les journaux
espagnols, et signés par d'éminents critiques, parmi lesquels il suffira de nommer
Catalina, Pacheco, Pedro A. de Alarcon et don Juan Valera, frère de la duchesse de
Malakoff.
commandant en chef de la marine du port où elle venait de naître.
Il était lui-même originaire de Constantine, en Espagne (province
de Séville), et c'est à Cuba qu'il avait épousé dona Francesca de Ar-
teaga, comme lui de race espagnole. Le père et la mère furent les
seuls précepteurs de leur fille. Son intelligence fit le reste. Dès sa
plus tendre enfance, elle eut un goût décidé pour la poésie; à peine
adolescente, elle composa des drames. Très-jeune encore, elle
perdit son père. Mariée en secondes noces avec le colonel Escalada,
sa mère vint en France en 1836, accompagnée du nouvel époux
qu'elle s'était choisi et de sa fille Tula (1), alors âgée de vingt
ans.
,
Ils séjournèrent pendant quelques mois à Bordeaux puis ils allè-
rent se fixer dans la Corogne. Cependant le climat du midi de la
France, pas plus que le nord de la Péninsule, ne put faire oublier
à la fille des tropiques, ni le soleil ardent de son pays natal, ni les.
palmiers à l'ombre desquels s'était écoulée son enfance. Une
affreuse nostalgie s'empara de son âme; mais la muse, confidente
de toutes ses douleurs, lui prodigua des consolations heureusement
efficaces. En 1840, Tula parut à Madrid, précédée de la réputa-
tion que lui avaient faite quelques poésies lyriques, signées du pseu-
donyme de la Peregrina. A cette époque, la société madrilène vivait
de guerre, de politique et de poésie. Une bataille en Navarre, une
ode de Zorilla ou de Espronceda, un drame de Garcia Gutterez ou
de Hartzembusch, l'annonce d'un pronunciamento, une discussion
orageuse aux Cortes, <5u bien une séance du Lycée, intéressaient
et préoccupaient également le public de la capitale, dans ces an-
nées d'activité juvénile, d'ardeur désintéressée, d'enthousiasme
généreux, devenus, pour ainsi dire, contagieux dans toutes les
provinces. Aussi l'apparition de Mlle de Avellaneda sur le Parnasse
de Madrid fut-elle un véritable événement. Quand on la vit si sim-
ple et si modeste sous le poids des couronnes dont les Lycées de
"Séville, de Malaga et de Grenade avaient déjà chargé son front, on
la salua comme une brillante étoile, comme une muse véritable-
ment inspirée.
« Malgré les préventions qui règnent contre les femmes auteurs,

(1) Tula est le nom de tendresse que l'on donne en Espagne aux Gerlrudis, comme
on appelle les Dolores , Lola.
dit un de ses biographes (1), Tula domina toutes les défiances, fit
taire toutes les antipathies par la supériorité reconnue de son
immense talent, par la puissance d'une inspiration vigoureuse et
virile, par le classicisme, le bon goût et l'élégance d'une forme
toujours pure et correcte, par la souplesse et la majesté d'un lan-
gage qui, chez unê femme, faisaient un contraste frappant avec la
négligence et les écarts que beaucoup d'hommes se permettent ou

distinguée:
ne savent pas éviter. On avait espéré trouver en elle une poétisa
elle était mieux que cela. Aussi fut-elle placée de
prime abord au premier rang de nos meilleurs poètes. Un de nos

parlant d'elle, après avoir entendu l'une de ses compositions Es


mucho hombre esa muger (cette femme est un grand homme).
:
écrivains les plus célèbres et les plus justement populaires a dit, en

» Aussi, bien que, par un heureux privilège, la nature l'ait


dotée
d'une beauté peu commune et de rares attraits personnels, on
oublia son sexe pour ne songer qu'à son mérite. Les écrivains les
plus renommés de la capitale, sans distinction d'âge ni d'école,
l'entourèrent, depuis ce moment, d'hommages d'affection et d'en-
thousiasme, qui s'adressaient exclusivement au talent, à l'inspiration,
au génie.
» Le duc de Frias, don Juan Nicasio
,
Gallego, don Juan Manuel
Quintana, Espronceda, Zorilla, Garcia Tassara Roca de Togores,
Pastor Diaz, Breton de Los Herreros, Hartzembusch, etc., ont été

;
elle reçut des conseils des autres, des encouragements ;
depuis ce moment ses amis dévoués ou ses admirateurs. Des uns,

cette communication depensées, d'impressions, dont le talent a


de tous,

besoin pour vivre et pour se développer, comme les fleurs et les


plantes ont besoin d'air et de lumière pour croître et se nuancer.
Mais le génie et le goût de Mlle de Avellaneda étaient trop originaux,
trop spontanés pour avoir besoin de direction et de secours sa
supériorité était trop grande, pour qu'elle repoussât la censure
;
comme une offense, pour qu'elle n'accueillît pas la critique, pour
qu'elle prêtât une oreille complaisante aux adulations.» -
Un des événements les plus remarquables, non-seulement dans
la vie de Mme Gertrudis de Avellaneda, mais encore dans les annales
poétiques de tous les peuples, c'est le double triomphe qu'obtint

(1) Don PastorDiaz, ministre d'Etat.


l'auteur de Balthasar au concours ouvert en 1845 par le Lycée de
Madrid. La Clémence de la reine Isabelle accordant un généreux
pardon aux condamnés politiques qu'attendait l'échafaud, tel était

:
le sujet proposé. Deux compositions furent surtout remarquées :
;
l'une d'elles, placée au second rang, était signée Segnorita Ger-
trudis Gomez de Avellaneda l'autre, qui avait mérité le premier
prix, portait le nom de don Felipe Escalada, nom entièrement
inconnu jusqu'alors dans la littérature. Justement étonnés de cette
circonstance, les juges et le public recherchèrent avidement quel
pouvait être le paladin qui se présentait dans la lice avec une si
brillante armure. On le découvrit enfin, et dès qu'il eut levé sa
visière, on reconnut en lui cette mêmesenoritadeAvellaneda, quiavait
remporté le second prix. Peu satisfaite de son premier travail, elle
en avait envoyé un autre au concours, sous le nom de son frère,
jeune officier du génie, très-estimé de ses chefs, mais entièrement
étranger au langage des dieux. Grands furent l'étonnement et l'ad-
miration qui accueillirent ce double triomphe, dont les fastes litté-
raires n'offraient encore aucun exemple. Grands furent aussi la
pompe et la solennité avec lesquelles le Lycée célébra la victoire de

,
l'heureux lauréat. Une foule immense se réunit dans les salons
splendides et animés du Cercle littéraire de Madrid pour admirer,
dans le chantre harmonieux de la clémence royale, le poète sévère
et terrible de Don Alfonso Munio. Outre les deux prix ci-dessus
mentionnés, le Lycée offrit à l'auteur une couronne de laurier en
or, qui, en l'absence de la reine, fut placée sur le front de Tula

;
par l'Infant don Francisco. La couronne triomphale du Tasse n'avait
orné qu'un sépulcre la couronne d'or de notre poète fut sa guir-
lande nuptiale, guirlande fatalement destinée à rester suspendue
au marbre d'une tombe.
Jusqu'à présent nous avons parlé de la Muse au front Tayonnant
de l'étincelle du génie; il est temps de faire connaître l'épouse
aimante et dévouée jusqu'à la mort.
Au commencement de l'année 1846, touchée du tendre intérêt
ou plutôt de la passion profonde qu'avait conçue pour elle don Pedro

,
de Sabater, député aux Cortès et l'un des chefs politiques de Ma-
drid elle se résolut à lui donner
sa main. Ce fut de sa part plus
:
que la récompense d'un amour respectueux et vrai ce fut un acte
de pitié délicate, une consolation pour adoucir les derniers jours
de son ami. Attaqué d'une maladie cruelle qui, jusqu'alorsavait
résisté à tous les efforts de l'art, don Pedro deSabater devait bien-
tôt descendre dans la tombe. Tula elle-même le pressentait; elle
comprenait que le seul rôle qu'elle aurait à remplir dans sa nou-
velle existence serait celui d'une infirmière. Ses pressentiments ne
furent que trop justifiés.
« La femme poète, l'écrivain détaché des intérêts de la vie, la
fille ardente des tropiques, le caractère viril peu fait aux soins de
l'existence domestique, fit place à la tendresse la plus féminine, à
l'accomplissement assidu des obligations les plus casanières, à une
sollicitude minutieuse, dans laquelle les sentiments de la bonne
épouse se confondaient avec le zèle religieux de la sœur de charité.
Jamais elle ne s'étendit sur sa couche pendant les longues nuits
qu'elle passait auprès de son cher malade; jamais elle ne consentit
à ce qu'une main mercenaire le servît. Puis elle l'accompagna
presque mourant, dans un voyage qu'il fit à Paris pour consulter
,
les médecins les plus fameux de la capitale. Elle assista avec une
résignation douloureuse et contrainte à la terrible opération de la
trachéotomie, que pratiqua le docteur Trousseau (1). »
Peu de jours après, au mois d'août de l'année même où elle
s'était mariée, son époux témoigna le désir de retourner en Espa-
gne. Mais à peine furent-ils arrivés à Bordeaux, qu'elle reçut son
dernier soupir, se trouvant ainsi seule, abandonnée, sur une terre
étrangère, avec un cadavre dans ses bras. Je renonce à peindre
l'horrible douleur que dut éprouver cette âme ardente et douée de
cette exquise sensibilité qui s'exhale partout dans ses poèmes. Qu'il
me suffise de dire qu'elle demanda à la religion et à la solitude le
courage et les consolations dont elle avait tant besoin. Elle s'enferma
pendant quelques mois au couvent de Notre-Dame-de-Lorette, à
Bordeaux, afin de pouvoir donner un libre cours à sa tristesse :
de si poignante mémoire
traite presque absolue.
:
puis elle revint à Madrid vers la fin de cette année 4846, pour elle
et là elle vécut longtemps dans une re-

Un de nos plus aimables poètes a dit :


L'homme est un apprenti, la douleur est son livre ,
Et nul ne se connaît, tant qu'il n'a pas souffert (A. DE MUSSET).

(1) Don Pastor Diaz.


En lisant les productions sorties de la plume de Mme de Avella-
neda, depuis cette fatale époque, il est facile de voir que, chez elle
aussi, ce cruel apprentissage a porté ses fruits utilement amers.
En effet, à partir de ce moment, sa poésie semble légèrement
voilée par l'ombre solennelle que répandent les cyprès, un peu
contenue dans cette majesté sévère qu'impose la proximité d'une
tombe.
Toutefois, pendant son long veuvage (de 1846 à 1855), la senora
Gomez de Avellaneda ne resta point absorbée dans une douleur sté-
,
rile ou dans un abattement plein de langueur. La Muse, ce démon
familier qui la domine et l'entraîne, secoua bientôt l'espèce de
léthargie morale où l'avait plongée la perte d'un époux chéri et
sincèrement regretté. Dans cette période, qu'elle-même appelle le
temps de sa paresse, outre quelques nouvelles intéressantes (Dolores,
la Montagne maudite, le Don du Diable, l'Ondine du lac bleu) et
un assez grand nombre d'odes religieuses et bibliques, dont une
( àYOde )
la Croix a été traduite en français par M. Villemain, la
senora de Avellaneda a publié plusieurs pièces dramatiques, en
,
mées:
;
vers ou en prose en voici les plus importantes et les plus esti-

40 Recaredo; 20 Saül; 30 la Verdad vence las apariencias (la Vé-


rité triomphe des apparences) ; 40 Errores del corazon (les Erreurs
du cœur) ; 50 Oraculos de Talia (les Oracles de Thalie) ; 60 la Hija

;
delrey Rene (la Fille du roi René), imitation de la piècç française
du même nom 70 Los très Amores (les trois Amours) ; 8° enfin, la
Hija de las Flores (la Fille des Fleurs) représentée pour la première
,
fois, en 1852, sur le théâtre de Madrid, où elle obtint un succès
extraordinaire, et jouée tout récemment encore (au mois d'octobre
dernier) sur le théâtre de Barcelone, avec un succès d'affectueux
enthousiasme non moins glorieux pour l'auteur.
Voici les vers que lui adressèrent, à cette occasion, les littéra-
teurs barcelonais, en lui offrant une couronne d'or :
Salud Tula, salud ! Alborazada
,
Aplaude Barcelona à la que arrullan
,
Con su beso las brisas de la gloria
Y con su coro las Castalias Musas.
Huespeda illustre, bien venida seas !
Hoy con placer te admira Cataluna ,
yalanadirunlauroaLucorona,
La ciudad de los Condes te saluda (1).

Mais toutes caressantes que sont les brises de la gloire, il est des
douleurs qu'elles ne peuvent apaiser, et encore moins guérir.
Heureuse d'un second mariage contracté, en 1855, avec le colonel
don Domingo de Verdugo, député aux Cortès et premier chambellan
de la reine Isabelle, honorée comme lui de la bienveillance de la

,
souveraine et de son royal époux, entourée du respect, de l'admi-
ration de l'estime et de l'affection générale, il semblait que rien
ne pouvait troubler le bonheur dont jouissait enfin la Muse des An-
tilles. En effet, pendant trois années entières, cette félicité demeura
sans mélange. Mais, au mois de mai 1858, un coup de poignard
semi-politique et semi-littéraire mit le colonel aux portes du tom-
beau. Echappé, comme par miracle, à ce lâche assassinat, et grâce
aux soins dévoués dont l'entoura sa digne compagne, Verdugo put
enfin aller avec elle respirer l'air tiède et parfumé des environs de
Valencia. C'est là, c'est dans cetle ville, où elle s'est exilée pour
remplir un devoir et pour obéir aux nobles instincts de son coeur,
que Mme de Avellaneda a reçu, tout récemment encore (3 février
1859), l'accueil le plus enthousiaste et le plus sympathique. A la
séance extraordinaire donnée en son honneur par le Lycée des
Sciences et Lettres de Valencia, elle sut occuper, avec autant de
distinction que de modestie, le fauteuil de la présidence que ve-
nait de lui offrir le comte de Parcent; et elle répondit, avec la
grâce et le talent qui la caractérisent, aux hommages délicats qui
lui furent adressés par les Muses du Manzanarès (2).
Dans un prochain article, je me propose d'analyser rapidement
les œuvres principales de Mme de Avellaneda. En attendant, je
transcris ici le jugement qu'a porté sur ses poésies lyriques un des
aristarques les plus compétents du Parnasse espagnol :
« Les qualités qui
distinguent le plus ses compositions, dit le

(1) Salut, Tula, !


salut Barcelone enchantée applaudit à celle que les brises de la

,
gloire caressent de leurs baisers et que les Muses de Castalie bercent de leurs chansons.
Hôtesse illustre !
sois la bienvenue
,
Aujourd'hui la Catalogne t'admire avec une vive
te
(2) Voir El Correo de Vlllencia, Jueves ,
satisfaction, et en ajoutant un laurier à ta couronne la ville des Comtes salue
3 de fehrcro de 1859.
poète don Juan Nicasio Gallego, sont la gravité et l'élévation des

: ,
pensées, l'abondance et la propriété des images, et une versifica-
tion toujours égale, harmonieuse et forte. Dans ses chants tout est
mâle et nerveux aussi a-t-on de la peine à se persuader qu'ils ne
sont pas l'œuvre d'un écrivain de l'autre sexe. On n'y voit pas
briller à un si haut degré les mouvements de tendresse, ni les for-
mes un peu molles et délicates qui sont naturelles au cœur féminin,

tropiques qui éclaira son berceau. Néanmoins ,


ni la douce langueur que répand sur ses filles l'ardent soleil des
elle sait être affec-
tueuse quand elle le veut, comme dans le Sonnet à Cuba, qui peut
rivaliser avec les meilleurs sonnets de notre Parnasse; comme aussi
dans les compositions adressées à sa mère, à un enfant endormi,
enfin dans sa prière à la Vierge. Il ne pourra qu'être surpris de la
flexibilité de son talent, celui qui, après avoir lu les strophes à la
Poésie, à la Jeunesse, à l'Espérance, et les stances magnifiques au
Génie, repassera dans sa mémoire les gracieux badinages du
Papillon et du Chardonneret. Il en sera bien plus surpris encore,
celui qui, après avoir admiré la pensée profonde et philosophique
qui domine dans le morceau A la France, écoutera la douce et
poétique intonation des stances A lui, ou bien enfin contemplera la
grâce et l'inimitable souplesse de la Promenade sur le Bétis.
» Il ne causera pas moins d'étonnement le talent tout magistral

,
avec lequel elle a su interpréter, en vers castillans, les inspirations
de Lamartine notamment celle qui a pour titre Napoléon. Que le
'poète le plus exercé dans cette tâche si difficile essaie de traduire ce
morceau, et il verra s'il réussit aussi bien que l'a fait la Muse de
Cuba. » (JuanN. GALLEGO.)
Quant aux œuvres dramatiques de la senora Gomez de Avellaneda,
je me borne pour le moment à laisser l'auteur lui-même nous don-
ner, en manière d'avant-propos, une idée de sa tragédie de Bal-
thasar; je citerai ensuite quelques-uns de ses vers.
Après avoir dit, dans sa Préface, que le festin sacrilége de Bal-
thasar apparaît aux yeux de la philosophie comme une des pages
les plus éloquentes de l'histoire de l'humanité, comme le sceau d'une
civilisation matérialiste, l'auteur continue en ces termes :
:
« Elda et Ruben représentent, dans ce cadre raccourci, les deux
êtres les plus débiles et les plus abjects de la société antique la
femme et l'esclave réhabilités par le christianisme. C'est néanmoins
dans ces deux êtres que le despote oriental rencontre un obstacle
invincible à son pouvoir tyrannique. Balthasar, cette âme consumée

;
par le dégoût de la vie, au milieu de toutes les jouissances maté-
rielles et de toutes les pompes de la vanité mondaine cette âme
Sans Dieu, qui ne peut être satisfaite en recevant de la terre les
adorations qu'elle refuse au ciel; cette âme superbe, qui s'imagine
n'avoir pas sa pareille parmi les hommes, trouve dans la femme et
dans l'esclave la première révélation de la dignité humaine et de la
petitesse des grandeurs de la terre. Le sceptre du dieu mortel de
Babylone se brise contre la vertu de deux cœurs fidèles, et en vain
illeur demande l'amour et le bonheur dont il se trouve deshérité
sur le faite solitaire de sa grandeur égoïste. Balthasar, aveuglé par
l'impuissance de son premier désir, venge sa vanité d'homme avec
sa tyrannie de despote; il foule aux pieds la vertu qu'il a niée dans
son scepticisme et qu'il rencontre et reconnaît pour son châtiment.

,
La vertu, en lui refusant le bonheur, lui laisse le remords. Il com-
prend dans son isolement désespéré, qu'il existe pour l'âme des
joies très-pures que Dieu accorde aux conditions sociales les plus
infimes, mais qu'il refuse au superbe qui méconnaît ses semblables
sur la terre et son Juge infaillible dans le ciel. Il comprend le vide
immense d'une âme sans foi et sans amour, et il cherche vaine-
ment à étouffer au milieu des vapeurs de l'orgie le cri de cette dou-
leur profonde, expiation providentielle de l'orgueil. » (Préface de
Balthasar. )
Dans toutes les langues, la poésie est intraduisible; si elle ne
l'était pas, elle ne serait plus la poésie. Je vais cependant essayer de

,
faire passer dans notre idiome un peu rebelle, sinon la richesse et
l'harmonie du moins le sens littéral des quelques vers destinés à
peindre le caractère de Balthasar.
C'est le prophète Daniel qui parle.

,« De
Nabuchodonosor, ce tyran oppresseur de la triste huma-
nité naquit le despote qui voit le monde prosterné à ses pieds
qui le foule non avec colère, mais avec un dédain profond. Dieu n'a
,
pas mis dans sa poitrine un cœur avili, non ; mais ses lèvres ont
vidé de bonne heure la coupe empoisonnée du vice. Dès le berceau
puissant, heureux dès le berceau, il n'a rencontré aucune gloire
qui lui parût digne d'être conquise. H a eu tout en naissant; il a pu
abuser de tout-, il a possédé sans désir et il a joui sans plaisir. Il
a vu dans ses dieux de vains noms ; dans les lois, ses caprices
dans le monde, son héritage et des troupeaux, de vils troupeaux
;
dans les hommes 1.
»
Rassasié de commandement, de grandeur et de jouissances, son
front est sillonné de rides précoces, et dans l'âge de la beauté et de
la vigueur, son âme flétrie, énervée, consumée d'ennui, s'amoin-
drit chaque jour sans pouvoir trouver le repos. Tel est le. roi
Balthasar. »
Dans l'impossibilité de citer en entier cette scène émouvante, où
le roi, entouré de fleurs, de parfums, de belles esclaves et de vils
courtisans, témoigne un dégoût profond pour cette pompe tout
orientale, je me bornerai à traduire le passage qui suit :
« Nérégel (courtisan)
à Balthasar. —J'ose espérer, en tremblant,
grand roi, que vous verrez d'un œil bienveillant la fête préparée
pour vous plaire.
Balthasar. — Oui, tu étales mille primeurs, tu m'environnes
de plaisirs,.
,
Il se lève et repoussant du pied les guirlandes étendues devant
lui, il passe sans les regarder au milieu des femmes agenouillées, qui
se retirent toutes confuses et rougissant de honte, lorsque le roi
s'écrie:
1
— Que ces femmes s'éloignent ôtez d'ici ces fleurs1
Nérégel. — Que mon roi me pardonne.
Balthasar. — Tant d'encens me suffoque.
Nérégel balbutiant. — Dans mon audace insensée, je voulais
lutter contre le profond ennui qui vous consume.
Baùhasar. — Ton arbitre tout-puissant a-t-il donc voulu con-
denser l'air que je respire et fatiguer mes yeux ?
Nérégel, mettant un genou en terre. — Je suis bien coupable.
Que votre clémence.
Balthasar. — C'est bien, j'aurai de la patience 1 Mais, dis-moi,

Nérégel. — Seigneur1.
Nérégel, n'y a-t-il plus rien de nouveau dans ce monde?

Balthasar. — N'y a-t-il plus que cette vieille splendeur? Ny a-


t-il plus que cette magnificence usée? N'y a-t-il plus que des plaisirs
qui s'accumulent, sans même enflammer un vil caprice? N'y a-t-il
plus que des beautés qui se vendent et des courtisans qui adulent?
-
Nérégel. Seigneur!.
Balthasar. — Si tu veux vaincre cet infécond ennui,. contre
lequel je lutte en vain, parce.qu'il s'incarne dans mon être, mon-
tre-moi un bien souverain que l'âme doive admirer et que je ne

,
puisse atteindre seulement en étendant la main. Donne-moi,
n'importe à quel prix quelque grande passion propre à remplir un
grand cœur, qui n'abrite que le mépris. Allume dans ce cœur un
désir d'amour,. de haine ou de vengeance. Mais donne-moi une
espérance digne de l'emploi de toutes mes forces 1 Donne-moi un
pouvoir à dompter, des crimes à commettre, des bonheurs à méri-
ter ou des tourments à souffrir!
Donne-moi un plaisir ou un regret digne de cette âme infinie
qui ne borne pas son ambition au seul voir et jouir 1.
Donne-moi, enfin, comme l'a rêvé mon esprit dans son anxiété
profonde, quelque chose. plus grand que le monde, — quelque
chose. plus élevé que moi. »
Profonde connaissance du sujet et du cœur humain, jugement
exquis et plein de rectitude dans l'appréciation des évènements et des

matique ,
caractères, élévation, pureté de sentiments, grande habileté dra-
abondance de pensées sublimes, richesse et majesté de
langage; telles sont, d'après un critique bien connu (Catalina), les
qualités qui distinguent Balthasar et que nous retrouverons, à
des degrés divers, dans Saül et dans Alfonso Munio.

:
La fille des Fleurs, les Trois Amours, etc., nous montreront l'au-
teur sous des aspects plus féminins mais dans l'âme de la femme
à tant d'égards exceptionnelle, à côté d'une morale très-pure et
d'une exquise délicatesse, nous verrons toujours cette profondeur,
cette énergie de pensée qui surprend dans un sexe que l'on dit
plutôt fait pour nous charmer par ses grâces, que pour nous éton-
ner par sa vigueur d'intelligence.
Mais ce qui ne surprendra personne, après tout ce que nous
avons ditjusqu'à présent, ce sera d'apprendre que, à l'exemple de
Mlle l'Héritier de Villaudon, que nos ancêtres, peut-être plus jus-
tes et, à coup sûr, moins exclusifs que nous, admirent au nombre
des associés correspondants de l'Académie des Lanternistes (1); à

,
(1) Voir dans les Mémoires de l'Académie impériale des Sciences etc., de Tou-
louse, tome V, p.120, 3e série, l'intéressant travail de M. le D' Desbarreaux-Bernnrd ,
sur l'ancienne Académie des Lanternistes.
l'exemple de Clotilde Tambroni, qui professa le grec à Bologne (1),
Mme de Avellaneda fait déjà partie de la plupart des sociétés litté-
raires de l'Espagne. L'Académie de Madrid songe même, à ce qu'on
assure, à lui ouvrir ses portes. Enfin, si nous sommes bien informé,
l'auteur de Balthasar s'occupe en ce moment d'un ouvrage L'Es- (
,
pagne contemporaine) qui ne peut qu'augmenter ses titres à un
pareil honneur et que le public lettré attend avec une vive impa-
tience.Faisons des vœux pour que la douleur qui, dit-elle, a
brisé les cordes de sa lyre (2), lui permette, en s'éloignant pour
jamais, de manier longtemps encore la plume qui a écrit tant
d'oeuvres remarquables, à peu près totalement inconnues en deçà
des Pyrénées, mais justement admirées au delà.

N. JOLY,
Professeur à la Faculté des Sciences de Toulouse.

(1) On sait que l'Université de Bologne a compté plusieurs femmes parmi ses profes-
seurs. L'une d'elles, la célèbre Clotilde Tambroni, élève du fameux d'Aponte, enseigna
le grec avec distinction dans la chaire qu'avait illustrée le cardinal Mezzofanti, si connu

foule de sociétés savantes ou littéraires ,


lui-même par son prodigieux savoir en linguistique. Clotilde appartenait, également à une

, ,
telles que l'Académie degli Inestricati, les Ar-
cades de Rome l'Académie étrangère de Cortone l'Académie Clémentine de Bolo-
,
gne etc. L'empereur Napoléon 1er lai témoigna une estime toute particulière en faisant
rétablir son nom sur la liste des professeurs, d'où on l'avait effacé en 1798, parce qu'elle
avaiuclusé àla nouvelle constitution de son pays un serment qu'elle regardait comme un
parj ure (').
(2) ! Si la
Ah mano del dolor tirana
Rompiô 415 cuerdas de mi lira ruda etc.
,
(Réponse aux littérateurs de Valence, 3 février 1859.)

(*) Voir A. Manavit, Esquisse historiquesurle cardinal Mezzofanti, p. 31, 2' éd. Paris, 1854.
CONGRÈS MÉRIDIONAL.

Discours de clôture prononcé par M. de Lavei,gne, président du


Congrès méridional.

« MESSIEURS,

» Aide-toi, le Ciel t'aidera. Cette devise, qui a eu dans d'autres


temps une application politique est celle des Congrès. Ces assem-
blées éphémères, qui n'ont aucun caractère officiel, aucune auto-
rité légale, aucun résultat positif, qui par la rapidité même de leur
durée ne peuvent se livrer à aucun travail approfondi, qui ne
reconnaissent d'autre distinction que la distinction personnelle et
invitent indifféremment le premier venu à s'asseoir auprès des
hommes les plus éprouvés, ne s'expliquent et ne se justifient que
:
par ce but fournir à tous les hommes et à toutes les idées de nou-
veaux moyens de publicité. Sous ce rapport, leur utilité est réelle
et généralement reconnue. Un pays voisin qui n'a, j'en conviens,
que très-peu de rapports avec la France et surtout avec le Midi,
mais qui n'en est pas moins digne d'étude, parce qu'il a conquis
une puissance colossale avec de faibles moyens naturels, l'Angle-
terre, doit autant à ses simples meetings qu'à ses autres institu-
tions.
Ces sortes d'assemblées entreront-elles définitivement dans nos
mœurs? Cette question n'a pas été encore complètement résolue
par le Congrès de 1858, mais on ne peut méconnaître qu'elle a fait
un pas. Il y a eu beaucoup d'appelés, peu de répondants. Cent
cinquante adhérents seulement, dont la moitié à peine a assisté
aux séances, c'est bien peu pour Toulouse et le Midi. Le choix
du moment, qui a été déterminé par l'époque de l'Exposition, a
pu avoir une influence fâcheuse, mais qui ne suffit pas pour ren-
dre compte de ce petit nombre d'adhésions. La véritable cause
doit être dans la disposition générale des esprits, peu favorable
aujourd'hui à toute espèce d'effort. Malgré la facilité bien plus
grande des communications, les pays voisins ont fourni beaucoup
moins de membres qu'aux premières sessions, et le Congrès méri-

A Toulouse même ,
dional est devenu, cette année, parle fait, un Congrès toulousain.
il s'en faut de beaucoup qu'il ait obtenu toutes
les adhésions désirables. Ainsi nous sommes loin d'avoir vu cette
fois le corps enseignant tout entier prendre part aux discussions,

mie,
comme il l'avait fait en 1834, ayant à sa tête le recteur de l'Acadé-
M. Ozaneaux, mort depuis inspecteur-général des études.

» Cependant, malgré cet abandon du


Congrès par ses membres
les plus naturels, il a fini, grâce au zèle des membres présents,
par accomplir suffisamment sa tâche. L'intérêt des séances, assez
faible au début, n'a fait que s'accroître de jour en jour, et les der-
nières ont été sans comparaison les plus vivantes. Les sections
scientifiques et littéraires ont souffert un peu de leur petit nombre,
mais ceux qui les composaient ont vaillamment soutenu l'honneur
du drapeau, et vous avez vu qu'en définitive le but du Congrès y a

;
été rempli. Les sections des beaux-arts se sont montrées plus plei-
nes et plus actives mais les principaux résultats ont été obtenus
dans celles d'agriculture, des manufactures et du commerce. Le
travail de ces dernières sections me paraît même très-supérieur à
celui de 1834 et 1835, en ce qu'il a été plus précis, plus pratique,
et qu'il révèle visiblement d'immenses progrès accomplis. Je n'ai
besoin, pour mon compte, que de ce que j'ai entendu dans la sec-
tion d'agriculture pour avoir pleine confiance dans l'avenir agricole
du sud-ouest, et il suffit d'avoir vu comment l'immense et délicate
question des tarifs sur les chemins de fer et sur les canaux du Midi
a été abordée par la section du commerce et des manufactures,
pour voir qu'il y a là de grands intérêts qui savent et qui veulent
se défendre.
»
,
Permettez-moi seulement, pour l'honneur des principes que je
soutiens ailleurs de faire une réserve personnelle sur un point
important. Les représentants les plus éminents des intérêts méri-
dionaux me paraissent imbus d'une idée que je ne crois pas juste :
ils se regardent comme menacés par les idées de liberté commer-
ciale. Une pareille question ne pouvait se résoudre dans une réu-
;
;
nion de quatre jours occupée de mille sujets à la fois nous n'avons
eu ni le temps ni les moyens de la discuter sérieusement et j'ai,

;
des premiers, souscrit très-volontiers au vote qui l'a laissée indé-
cise en demandant une enquête mais je ne saurais trop conjurer
ceux qui seront appelés à la débattre de se délivrer de toute idée
préconçue et de ne juger que par les faits. Je ne doute pas qu'ils
n'arrivent à se convaincre que le Midi de la France a beaucoup
plus à gagner qu'à perdre au progrès de la liberté commerciale,
non-seulement comme consommateur des produits d'autrui, mais
encore et surtout comme producteur agricole, industriel et com-
mercial.
» Ce qui semble prouver que
l'opinion contraire ne peut être
que l'effet d'un malentendu, c'est qu'on se montre en même temps

,
nication comme le réseau pyrénéen ,
très-justement préoccupé de l'utilité des nouvelles voies de commu-
la jonction de Toulouse au

,
Grand-Central, l'ouverture de la route internationale avec l'Espa-
gne. Or, si l'on tient tant à ouvrir des routes même avec les pays
étrangers, c'est apparemment pour qu'il y passe quelque chose.
La liberté du commerce, c'est en d'autres termes le commerce lui-
même.
» Quoi qu'il en soit de cette question spéciale, nous ne pouvons
qu'être tous d'accord sur la plupart des vœux émis par les diverses
sections. Ce ne sont que des vœux sans doute, mais nous n'avions

,
ni le droit ni la prétention de faire plus. Félicitons-nous, après
tout, de notre entreprise; quand nous avons commencé je n'espé-
rais pas autant. Si les symptômes pénibles que je pressentais se
sont produits, nous en avons vu d'autres se manifester en un sens
opposé, et l'indifférence extérieure n'a rien empêché.
» On
entend dire souvent de nos jours qu'il n'y a plus de jeu-
nesse en France. Cette proposition, qui serait désolante si elle était
vraie, est heureusement fort exagérée. Sans doute la jeunesse a
perdu cette hardiesse un peu présomptueuse qu'elle avait de mon
temps, et comme elle ne sait rien faire modérément, elle a passé
de l'excès de confiance à l'excès d'abattement. Beaucoup de jeunes
gens dissimulent leur paresse sous une affectation facile de scepti-

,
cisme et de dénigrement. Mais cette triste maladie n'est pas uni-
verselle quoi qu'on en dise; l'année n'a pas tout-à-fait perdu son
printemps. Le Congrès de 1834 avait vu accourir une foule de jeu-

; ;
nes gens ardents et laborieux qui occupent aujourd'hui presque tous
de brillantes positions dans diverses carrières le même empresse-
ment ne s'est malheureusement pas reproduit en 1858 mais il n'est
pas vrai non plus que ce contingent, le plus précieux de tous puis-
qu'il apporte l'avenir, nous ait complètement manqué. La plupart
des secrétaires de section dont vous avez entendu les intéressants
rapports, sont des jeunes gens déjà parvenus à la notoriété par des
travaux sérieux. Un des plus jeunes, le plus jeune peut-être de
cette assemblée, M. Théron de Montaugé, secrétaire de la section
d'agriculture, s'est fait particulièrement remarquer par l'union des
qualités agréables et des qualités solides, et vous connaissez tous

, ,
depuis longtemps le talent élégant et facile de votre secrétaire-géné-
ral, qui n'a pas encore que je sache de cheveux gris.
» Je ne puis, Messieurs, terminer ces quelques mots sans vous
exprimer de nouveau ma reconnaissance pour l'honneur que vous
m'avez fait. Quoique ces évènements de la vie dont on n'est pas.
toujours maître eussent en apparence relâché quelques-uns des liens
qui m'attachaient à vous, vous avez compris que mon esprit et mon
cœur étaient toujours restés fidèles aupays qui a encouragé mes
premiers pas. Je vous en remercie. Je me fais aussi un agréable
devoir de renouveler publiquement à M. le préfet de la Haute-
Garonne et à M. le maire de Toulouse les remercîments du Con-
grès tout entier, pour le concours libéralet éclairé qu'ils ont donné
à cette réunion. »

*
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.

1. - Académie des Jeux-Floraux.


:
L'Académie des Jeux-Floraux vient de tenir coup sur coup, à huit
jours d'intervalle, deux séances publiques la première, pour la récep-
tion de M. le marquis d'Aiguesvives et l'éloge de M. Féral; la seconde,
pour la réception de M. Albert, avocat à la Cour impériale, et l'éloge
de M. Delquié. M. Théophile de Barbot, modérateur, présidait l'une et
l'autre séance.
L'assemblée a été fort nombreuse, le premier jour surtout; si nom-

;
breuse que, longtemps avant l'heure, il n'était plus possible de se placer.

:
Le second jour, la foule n'était pas aussi grande on remarquait moins de
beau monde dans la salle, moins d'équipages devant la porte l'avocat
n'a pas rencontré autant de sympathies que le représentant de l'aristocra-
tie toulousaine.
La première séance a été ouverte par l'éloge de M. Féral. L'honorable
M. Rodière, à qui cette tâche avait été confiée, a rempli l'attente de l'Aca-
démie et celle de l'auditoire exceptionnel par la manière dont il s'en est

:
acquitté. Il a raconté dans son ensemble et dans ses détails, la vie et la
mort du grand avocat vie honnête et laborieuse, mort édifiante et
chrétienne. Il a apprécié tour-à-tour l'homme de bien, le jurisconsulte,
l'orateur, l'administrateur des hospices, le défenseur des intérêts de la
commune et du département; mettant en relief, à chacun de ces points
de vue, ce qui pouvait le mieux éclairer cette belle et noble figure.
Venait ensuite le tour de parole du premier récipiendaire, M. d'Ay-
guesvives. Son discours est la glorification du mouvement littéraire qui
s'est produit sous le gouvernement de la Restauration. Or, glorifier la
littérature de cette époque, c'est lui donner ses préférences, et, par suite,
placer à un rang inférieur ce qui s'est fait depuis.

:
M. d'Ayguesvives attribue le grand mouvement littéraire de la Restau-
ration à la situation morale du pays, à ses tendances «Epoque de lutte,
dit-il, mais époque de foi et de liberté, durant laquelle les caractères
avaient toute l'énergie qu'inspirent les convictions sincères. La France

,
recherchait, pour les admirer, toutes les belles et grandes choses; il y
avait, pour toutes les manifestations de l'art, un public ému passionné,
enthousiaste; et c'est à cet amour, à cet enthousiasme, qu'elle dut ses

,
poètes, ses écrivains, ses orateurs, ses artistes inspirés. »
En regard de cette situation que voit-il aujourd'hui? « Les envahisse-
ments du matérialisme, l'abaissement des esprits, l'action nuisible de la
littérature sur les mœurs et des mœurs sur la littérature, l'absence de
croyances, le spectacle des jeux de la force, de fortunes faites en une
heure, de transactions de conscience. »
Et bien, nous regrettons que l'honorable M. d'Ayguesvives ait pris ce
sujet pour texte de son remercîment. Nous n'approuvons pas ces récrimi-
nations contre les hommes et les choses de son temps. Outre que le thème
n'est pas neuf, ces accusations manquent souvent de justesse. Oui, le
mouvement littéraire de la Restauration a été grand et beau. C'était
comme un épanouissement, un réveil de l'esprit humain, une nouvelle
Renaissance. La pensée eut une explosion soudaine, semblable au torrent
qui éclate avec force quand la digue qui arrêtait son cours est tombée.
Il n'y a rieh aujourd'hui de l'ardeur, de la fougue qui entraînait alors

, ;
Les esprits, c'est vrai au lieu de la fièvre d'action qui brûlait le sang
de la jeunesse il règne aujourd'hui une sorte de somnolence, c'est en-
core vrai. Mais aussi les conditions sont bien différentes. Si à ce premier

,
moment on était impatient de se refaire d'un trop long silence, nous

,
, sortons, nous d'une époque de liberté poussée jusqu'au délire; nous y
avons dépensé en bien et en mal, .,.. en mal plus qu'en bien — toutes
les ardeurs de notre âme. Est-il étonnant qu'il y ait un peu de lassitude
après tant de fatigue? N'est-ce pas dans l'ordre naturel des choses ?
- Mais si nous portons nos regards autour de nous, nous ne voyons pas
tant de sujets de s'attrister. Bien des noms d'écrivains célèbres, que
l'Europe admire et nous envie, brillent encore sur notre horizon. Sans
doute la littérature actuelle n'est pas pure de tout alliage. Eh ! à quelle
?
époque n'a-t-elle roulé dans ses flots que des paillettes d'or Prenez les
plus belles époques littéraires, et sans cesse à côté des meilleures produc-
tions de l'esprit vous en verrez de fatales, parce que sur cette terre le
mal est toujours à côté du bien. Il faut en prendre son parti. Il y a des
;
taches partout, même dans le soleil mais les taches du soleil se perdent
dans son éclat,' comme les taches que font les mauvais livres se perdent
-
dans le rayonnement des bons. Ces ouvrages, d'ailleurs, que vous appe-
lez réalistes, ne sont que des excroissances du tronc littéraire, et ne

,
constituent pas plus la Littérature, que, dans les arts, les tableaux de
tel peintre ne constituent la Peinture. Sommes-nous bien d'ailleurs,
assez libres d'esprit pour porter un jugement définitif et vrai sur des
œuvres qui ne sont pas classées et que l'on discute encore? n'ont-elles

,
pas besoin, pour la plupart, de l'épreuve du temps? Ainsi, parmi les

, ,
écrivains que M. d'Ayguesvives propose aujourd'hui à notre admiration
combien dont la valeur a été longtemps contestée et dont le nom seul
,
prononcé, il y a vingt ans, en séances non pas publiques — on ne
l'aurait pas permis, — mais particulières, aurait provoqué des orages
au sein de l'Académie!
M. d'Ayguesvives est-il bien fondé à dire aussi que la société actuelle,
descendue des régions élevées de l'intelligence, se rarale aujourd'hui à
la recherche des jouissances matérielles; que, sans nobles aspirations,
sans croyances fortes, elle n'offre de toutes parts que le triste spectacle

,
des jeux de la force et des palinodies ? Ce ne sont peut-être pas les ter-
mes mais c'est bien la pensée de l'orateur.
Il y a de l'exagération dans ces plaintes. Nous ne nous ferons pas le
défenseur quand même de la société; mais nous sommes bien obligé de
dire que ce qui se passe de nos jours n'est pas, comme on semblerait le
croire, un fait anormal, dont l'histoire ne présente aucun exemple. Quand
donc a-t-on vu les hommes épris d'un culte désintéressé pour la vertu,
attendre toujours avec patience, du travail de leurs mains et de leur es-
prit, l'aisance et le bien-être? De tout temps, la fortune a été l'objet des
plus ardentes convoitises; de tout temps, elle a été présentée devant les
yeux comme le but qu'il fallait atteindre; et de tout temps, on a voulu y

tion qu'on faisait aux jeunes Romains:


arriver par tous les moyens, per fas et nefas. Entendez la recommanda-
« Citoyens, occupez-vous
d'abord
de trouver la fortune; la vertu viendra plus tard, virtuspost nummos. »
La fièvre de l'or a gagné bien du monde aujourd'hui, dans toutes les

;
classes de la société; elle n'est pas aussi grande cependant qu'à d'autres
époques de notre histoire nous ne sommes pas encore tombés dans les
folies de la Régence, où l'on vit français et étrangers, nobles et bour-
geois, ambassadeurs de toutes les puissances et les rois eux-mêmes par
leurs ambassadeurs, pris de je ne sais quel vertige, accourir chez un
aventurier, sur les fallacieuses promesses d'un crédit imaginaire, sur
l'espoir d'immenses fortunes à réaliser, et se dépouiller entre ses mains
de leur argent, de leur or et de leurs bijoux.
Nous avons trop souvent contracté l'habitude de rehausser nosdèvan-
;
ciers aux dépens des contemporains. Horace disait déjà de son temps :
« Nos pères valaient moins que leurs aïeux nous valons moins que nos
pères, et nos fils vaudront moins que nous. » A ce compte-là, il y a long-
temps que la pauvre humanité serait arrivée au dernier degré de la
décrépitude. Mais ces appréciationsne sont pas justes. Nous ne valons ni
;
plus ni moins que nos pères. Si en dépit de ce que nous voyons, nous
valons mieux que nos pères. Nous avons à un bien plus haut degré
qu'eux l'esprit de tolérance et de charité. Cet esprit, ingénieux à faire le
bien, témoigne que l'ardeur des appétits matériels n'a pas desséché tous
les cœurs, qu'elle n'en a atteint que quelques-uns, et qu'il est resté une

; ,
grande partie saine dans la société. Nous manquons de fortes croyances,
dites-vous; si vous voulez parler de croyances politiques nous n'avons
ni le droit ni l'intention de mettre le pied sur ce terrain nous dirons seu-
lement que lorsqu'une société a été ravagée par tant de révolutions, et
qu'elle s'est vue tant de fois sur le bord de l'abîme, il n'est pas surpre-
nant qu'elle n'ait plus foi en ceux qui n'ont pas su la diriger, et qu'elle
se cramponne au bras fort qui l'a sauvée. Si vous entendez parler de

,
croyances religieuses, nous répondrons par un argument sans réplique;
c'est que dans quelquesjours, il y aura difficilement place dans les égli-
ses pour la foule qui courra se presser autour de la chaire évangélique.
La société n'est donc pas aussi corrompue qu'on le croit et qu'on le dit;
nous ne voyons pas monter, monter le flot du matérialisme qui doit l'en,.
gloutir. Ily a, si l'on veut, temps d'arrêt, lassitude, un peu d'ombre;
mais le repos n'est pas la mort, un nuage n'est pas la nuit.
L'Académie a consacré sa seconde séance du 27 février, à la réception

,
de M. Albert, avocat à la Cour impériale. Nous nous plaignions, en
commençant ce compte-rendu de ce que le public n'avait pas été plus
nombreux; nous aurions voulu que les trois rangs de dames qui for-

;
maient une gracieuse ceinture autour du premier récipiendaire, n'eus-
sent pas fait défaut au second elles se sont privées du plaisir d'enten-
dre un langage qui leur eût été très-agréable.
La séance a été ouverte par l'éloge de M. Delquié, auquel succédait
M. Albert. M. Caze, que des liens d'amitié et des goûts littéraires unis-
saient à l'honorable membre, avait été chargé de ce pieux devoir, et
il l'a rempli dans cette sage mesure que ne sait pas toujours garder
le zèle parfois compromettant de l'amitié.
M. Albert s'est levé ensuite pour lire son remercîment.
Nous estimons que le discours de l'honorable avocat est une des com-
positions les plus réellement littéraires que nous ayons entendues depuis
longtemps à l'Académie des Jeux-Floraux. Mais ce discours est un
plaidoyer, et ce plaidoyer, un événement. Telle est l'impression qu'il
nous a faite. Nous allons dire maintenant en quoi ce discours nous pa-
raît être un événement.
Il existe au sein de l'Académie deux éléments, l'esprit ancien et l'es-
prit moderne. L'esprit ancien, qui n'est autre que l'esprit essentiellement
monarchique et religieux, y domine et y faitla loi. Si parfois, l'esprit
moderne, qui est celui des principes de la Révolution, y pénètre à lasuite
d'un des membres nouvellement élus, c'est que le parti qui gouverne
a bien voulu le permettre; mais il ne se l'assimile point; l'idée ancienne
;
et l'idée moderne vivent côte à côte ce sont deux principes juxtaposés. Ce

,,
parti du passé était depuis longtemps en butte à de vives attaques. Or,

,
soit qu'il ne voulût pas se défendre soit qu'il attendît qu'une voix s'éle-
vât de son sein ou hors de son sein exoriare aliquis il n'avait opposé
jusqu'ici que l'immobilité de la force. Et voilà que ce défenseur inespéré
!
lui est venu Un homme jeune, plein de talent, une des plus vives
lumières de notre Barreau, quatre fois lauréat dans les concours du
gai savoir, a apporté à ce parti l'appui de son éloquence en reconnais-
sance des couronnes qu'il a reçues de l'Académie et de l'honneur qu'elle
lui fait en l'admettant dans ses rangs. M. Albert a défendu l'Académie

;
dans le passé et dans le présent, c'est-à-dire dans son archéologie, dans
son esprit et dans ses tendances il a porté sa main à toutes les plaies
gu'on lui a faites, et a versé sur toutes le baume vivifiant de sa parole.
Le président, M. de Barbot, a répondu aux deux récipiendaires.—
Dans sa réponse à M. d'Ayguesvives, il a salué en lui le filsdeses
pères et le représentant des salons. L'Académie est heureuse de vous
posséder, a-t-il dit, parce qu'il est des noms qui doivent se perpétuer
dans son sein; elle honore en vous l'homme du monde, parce que le lan-
gage dela bonne compagnie a plus d'un point d'affinité avec la littéra-
ture. — Et il est vrai de dire que si le discours entier de M. d'Aygues-

:
vives a été trouvé élégant et fin, l'exorde peut passer pour la fleur du
beau langage on ne dit pas avec plus de grâce « qu'on n'a pas le droit
d'être modeste. » — Dans sa réponse à M. Albert, M. de Barbot a rappelé

;;
les triomphes du jeune homme de vingt ans dans les concours acadé-
miques il a démontré ensuite que l'étude des lettres était indispensable
à l'avocat que l'art de bien dire est inséparable de l'art de bien écrire, et
que l'un et l'autre se rencontrent toujours en un point, lejuste et le beau.
Telle a été autant qu'on puisse l'exprimer dans un simple compte-
,
rendu, la physionomie de ces deux séances qui avaient attiré beaucoup
d'hommes de goût et d'intelligence auxquels nous avons entendu expri-
mer le regret de ne pas voir se renouveler plus souvent ces véritables
fêtes des lettres.
F. L.
II. — Concert de M. Goria.

Lesjours se suivent, mais ne se ressemblent pas. Dans une de nos


dernières revues, nous relevions avec regret la coupable indifférence avec
le
laquelle le public avait accueilli célèbre violoniste, M. Sainton; aujour-
d'hui, nous constatons avec bonheur qu'un auditoire nombreux et choisi
s'était donné rendez-vous, le 47 février, dans lps salons de la Société de
Saint-François-Xavier, au concert de M. Goria. Cet empressement à
répondre à l'appel de l'éminent pianiste, ne nous a nullement surpris ;
il était légitime. M. Goria est certainement un virtuose bien digne d'être

,
parfaite, fini irréprochable grande égalité d'exécution ,
entendu. Il brille par les qualités les plus remarquables. — Correction
tels sont les
caractères saillants de son talent. A ce mérite déjà assez rare, il joint une
connaissance intime du mécanisme qui lui permet de se jouer des plus
;
grandes difficultés. Le trait est sur ses doigts toujours pur et rapide les
octaves, soit à la basse, soit à la main droite, s'élancent avec une net-
teté, une légèreté et une vigueur incomparables. Les sons se fondent
habilement en une harmonie parfaite. La phrase a de la rondeur et de la
distinction; parfois, seulement, elle est un peu monotone, l'artiste aimant
à reproduire trop souvent les mêmes cadences.

,
Et maintenant, si laissant M. Goria comme exécutant, nous nous
demandons ce qu'il est comme compositeur nous trouvons dans ses com-
positions d'agréables fantaisies qu'on écoute toujours .avec plaisir. Cet
artiste semble avoir compris le véritable caractère de l'instrument dont il
est le si habile interprète. Il sait qu'un morceau de piano trop longue-
ment développé doit inévitablement fatiguer et déplaire. C'est qu'en effet,
au point de vue du concerto, cet instrument a des ressources très-res-
treintes.

,
Un clavier froid et inerte arrête sans merci les sentiments passion-
nés qui pourraient agiter l'âme de l'artiste et ne lui laisse pas les
moyens de les faire passer dans celle des auditeurs. Les sons, échappant
au pouvoir de l'exécutant aussitôt qu'ils sont produits, lui interdisent de

pensée. Aussi M. Goria donne à ses compositions peu d'étendue une ;


traduire dans une phrase large et pleine la grandeur et la noblesse de sa

idée originalement exprimée lui suffit pour composer un morceau. Et en


cela, il fait preuve de goût et d'intelligence.
:
-

Parmi ses œuvres, celles que nous avons le plus admirées sont là
Marche triomphale pour deux pianos, et la Danse villageoise. — La pre-
mière est d'un style large et majestueux, les idées s'y enchaînent avec
art et les développements ne manquent pas d'élégance.
La Danse villageoise est charmante d'entrain et d'originalité et en
,
même temps qu'elle est une fantaisie brillante, elle est une étude excel-
lente d'octaves, elle joint l'utile à l'agréable; nous l'a recommandons aux
élèves de piano. — Les autres compositions qu'il nous a été donné d'en-
tendre, ne sont pour la plupart que des arrangements sur des motifs
d'opéra. Ainsi en est-il de la fantaisie sur le Trouvère et de la romance
de Guillaume Tell (sombres forêts). — Nous ne dirons rien de ces compo-

,
sitions qui ont demandé à l'auteur plus d'habileté que de génie. Pourtant
nous devons signaler le Caprice de concert sur des motifs d'Obéron avec
accompagnement de quatuor. M. Goria a pris, pour sujet de son caprice,
le délicieux duo du troisième acte entre Scherasmin etFatime, et le
célèbre final du grand air de Rezia qui caractérise à un si haut point la
grandeur du génie de Weber. — Ce morceau est d'un effet entraînant.
Tel est le talent de M. Goria. Cet éminent pianiste n'est pas sans doute
un de ces artistes qui, s'élançant hors de la voie commune, caractéri-
sent un genre et méritent d'être considérés comme chefs ou représentants
d'une école. Il n'a, en effet, ni la grandeur magnifique de Thalberg, ni
la mélancolie suave de Chopin ni la fougue parfois si saisissante de Litz.
,
Mais s'il ne s'est point élevé aux sommets de l'art où sont arrivés ces
grands maîtres, il n'y a pas une gloire médiocre d'avoir su les suivre de
près et de venir immédiatement après eux.

,
Nous avons entendu dans la même soirée une jeune pianiste, lauréat
du Conservatoire de Toulouse élève de M. Goria, Mlle Lucie Deldébat,
qui a exécuté avec son maître la Marche triomphale arrangée pour deux
pianos, et le magnifique morceau de concert (concert Stück) de Weber,
transcrit également par M. Goria pour deux pianos. Le talent de cette
jeune artiste brille par les mêmes qualités qui distinguent celui de son
maître. Nous avons admiré beaucoup de fini dans l'exécution, une grande
correction dans les détails, un doigté vigoureux et flexible. Elle a dit
avec chaleur l'allegro passionate du concert Stück, et elle a fait preuve
d'une certaine élégance d'exécution dans -la marche qui précède cet alle-
gro. — Nous regrettons vivement que Mlle Deldébat ne se soit pas fait
entendre seule, nous aurions pu porter sur elle un jugement plus com-
;
plet elle a reculé par modestie sans doute et par timidité, devant cette
,
épreuve décisive qui nous eût révélé le côté vraiment original et créateur
de son talent. Sans doute il est beau de ne pas fléchir, de tenir digne-
,
;
ment son rang à côté de M. Goria mais il est plus beau encore de voler
hardiment de ses propres ailes, sans le secours de l'inspiration du maî-
,
tre et de ne demander qu'à son propre cœur les élans qui doivent vous
agiter.
Nous ne pouvons clore notre revue sans payer un tribut d'éloges à
Mlle Geismar et à M. Marthieu qui ont prêté à M. Goria le concours de
leur talent. Mlle Geismar a dit avec une ravissante mélancolie une déli-
- a
cieuse mélodie de M. L. Peucbot, le Soir. Elle chanté dans la seconde
partie du concert la romance du Carillonneur de Bruges. Nous aurions

Quant à M. Marthieu ,
désiré à l'égard de cette romance un peu plus de justesse dans la voix.
dont l'organe est magnifique, il a chanté d'une
manière irréprochable la romance du Val d'Andorre (le Soupçon, Thérèse),
-
et les magnifiques Stances à l'éternité de M. Delsarte. Il aurait dû seule-
ment briser par une diction plus variée et plus chaleureuse la monotonie
sans cela inévitable de ce chant large et sombre.
Il y a bien eu deux jours après, un deuxième concert donné par
,
Mlle Pinel, et dont le profit doit être employé à l'achèvement de l'église

;
de Saint-Aubin. Nous n'avons pu y assister; nous ne pourrions alors en
parler que parouï-dire nous aimons mieux nous taire.
J. BIBENT.

III. — Chronique Théâtrale.


Martha, de M. de Flotow. — Suite des représentations du Trouvère. — Apparition de
Cartouche aux Variétés. — Une parodie malheureuse.

Il y a eu réveil au théâtre dans la quinzaine qui vient de finir; la


léthargie n'a été que momentanée. Souhaitons que la vie, qui vient rani-
mer notre scène, se maintienne jusqu'à la fin de la campagne théâtrale.
Ce souffle de renouveau, qui coïncide avec les premières effluves du
printemps, peut être attribué à l'apparition d'un opéra mi-sérieux,
Martha,dû àla muse tempérée d'un compositeur homme du monde,
M. de Flotow. Constatons le succès franc, unanime de cet ouvrage, in-
connu jusqu'ici même de nom à Toulouse. Les mélodies en sont simples,
faciles; elles soulagent de l'effort parfois laborieux que l'esprit du specta-
teur est obligé de faire pour saisir les savantes combinaisons de Verdi et
deMeyerbeer. Après le Trouvère et le Prophète on est heureux de retrouver
la source bénie où puisèrent avec tant de bonheur Bellini et Donizetti.
L'orchestration est plus que suffisante pour servir de fond aux gracieuses
inspirations du compositeur, v Musique d'amateur, » diront les critiques
techniques, cela est vrai en une certaine mesure. Il est certain que tous
les motifs de l'ouvrage brillent plus par la grâce, légère ou touchante,
que par ce caractère profond de maëstria dont sont empreintes à un si
haut degré les grandes machines du répertoire en vogue. L'originalité
manque quelquefois et, deci delà, on regrette de rencontrer quelques
phrases musicales qui ont le malheur d'appartenir à tout le monde. Mais
cette impression fâcheuse disparaît bientôt sous le charme que vous don-
nent des mélodies réellement trouvées.
(
;
Le livret, s'il n'avait l'excuse de la traduction traduttore, traditore),
mériterait toutes les colères de la critique mais il est tacitement entendu
aujourd'hui que les traductions d'ouvrages lyriques sont admises franches
de contrôle grammatical. On permet tout au traducteur, hormis de
supprimer les situations nécessaires à l'effet musical. M. Crevel de Charle-
magne s'est montré fidèle à cette règle, et de l'ouvrage primitif, — sorte
de vaudeville à la façon de Scribe, — il resle tout ce qu'il faut pour don-
ner une couleur raisonnable à la fable sur laquelle M. de Flotow a brodé
ses fraîches mélodies.
L'exécution, confiée à MM. Dufrêne, Filliol et Nesmes pour la partie
masculine, à Mmes Laurent et Latouche pour la partie féminine, a été
suffisante dans l'ensemble. Tous les artistes néanmoins n'ont pas obtenu
une part égale dans les bravôs du public. M. Filliol garde toujours ce carac-
tère de vulgarité — moins choquant, toutefois, dans un rôle de fermier
que dans ses autres rôles, — dont sa personne, sa voix et son jeu sont
fatalement marqués. Mme Laurent, douée, en dépit de ses traits un peu
brusques, d'une sorte de distinction native, a rendu vraisemblablele
personnage de la Dame d'honneur, travestie en servante. Sa voix molle,
flexible, mais dépourvue de vigueur et de mordant, a interprété sans
effort, comme sans relief, les faciles mélodies de l'ouvrage. Mme La-
touche, n'eût-elle pas une voixcharmante, se ferait applaudir partout
grâce aux qualités de race qui font d'elle le modèle des dugazons. M. Du-
frêne, dont nous aimons tant l'exquise méthode, n'aurait-il pas un peu
dans Martha forcé son organe et ses moyens? L'estimable artiste, ré-
cemment engagé à l'Académie impériale de musique, n'a-t-il pas voulu
préluder à son nouveau métier de ténor de grand opéra? Nous avons
failli le craindre, surtout à la représentation de mercredi, 23 février, où
l'organe, ordinairement si docile de notre ténor léger, a complètement
manqué dans un passage du troisième acte.
Entre deux représentations deMartha, le Trouvère a fait une appari-
tion inattendue. On s'est accoutumé, — nous nous en sommes aperçu
mardi soir, — à la musique violente, scandée, mais émouvante de
M. Verdi. En toutes choses et surtout en musique, il faut une initiation.
Meyerbeer n'est pas arrivé du premier coup à ce ciel du succès où le
maintient une expérience musicale de vingt-cinq années. Les tragiques
accents d'Othello, de Sèmiramis, de Moïse et surtout de Guillaume Tell,
ne trouvèrent pas, dès le premier jour, en France, un public facile à
convaincre. Il en est de même pouc Verdi. Créateur en Italie et importa-
teur en Europe d'une manière nouvelle, ii n'est admis sans conteste que
là où il a eu le temps de s'acclimater. Laissez prendre pied, chez nous,
après le Trouvère, à Rigoletto, à la Traviata, aux Vêpres siciliennes, et
dans quelque temps on rendra au maître la justice et la faveur que lui
refuse encore un public surpris et dépaysé. Nous avons, à la dernière
audition du Trouvère, senti que l'éducation verdiste du parterre toulousain
commençait à se faire. L'ouvrage, remarquablement exécuté sur notre
scène, àM. Gaudemar près, a soulevéde sincères et unanimesapplaudisse-
ments. On s'accorde àtrouver pathétique aujourd'hui ce qu'on qualifiaitde
brutal au premier jour. L'oreille se fait à ces mélodies courtes mais élo-
quentes, à ces situations tragiques, — comme celle du Miserere, — qui
justifient si pleinement l'analogie qu'on a signalée entre Verdi et Victor
Hugo. Le musicien, du reste, a senti la secrète affinité qui le rattache au
poète. Il s'efforce d'exprimer dans la langue universelle, — car qu'est-ce
donc que la musique sinon la langue de tous les hommes? — les senti-
ments et les passions familiers à l'auteur d'Hernani. L'amour ingénu,
la sentimentalité naïve sont aussi étrangers à l'un qu'à l'autre; mais là
où leur double génie se rencontre c'est dans l'expression terrible dela
haine, de lacolère, del'amourfataliste, en un mot, dans l'expression des
passions éminemment tragiques, de celles qui règnent en souveraines
dans le théâtre d'Eschyle et de Shakespeare.
C'est tomber de haut que de ces grands noms descendre à celui de
Cartouche. Telle est pourtant la destinée du critique. Les hasards de la
scène le conduisent parfois de ceux qui font l'orgueil de l'humanité, à
ceux qui en font la honte, et, pour accomplir son mandat en conscience,
il doit subir de pareilles transitions.
Cartouche, comme Erostrate, a obtenu tout ce qu'il souhaitait, la célé-
brité. Si vous en doutez encore, allez voir le drame qu'ont bâti, sur cette
illustration de gibet, MM. Dennery et Dugué. Le héros est intéressant,
ma foi; il a toute la faveur du public, et je ne sais trop si les applau-
dissements qu'il provoque ne feront naître chez d'aucuns l'envie d'une
telle célébrité. — 11 faut y prendre garde : les pièces de ce genre sont ha-
bilement faites, j'en conviens; elles révèlent une science de charpente
une stratégie scènique vraiment remarquables; elles amusent même, et
,
vous tiennent sans contrainte fixé, quatre heures durant, sur un banc
qui n'est pas complice de leur charme; mais ces choses-là ne peuvent
être impunément jouées que devant des spectateurs bien sûrs d'eux
et de leur conscience. L'homme éclairé sait bien qu'au fond tout cela
est fiction, que loin d'être un galant homme, orné de toutes les vertus
chevaleresques, le vrai Cartouche ne fut qu'un sacripant grossier, puant
le sang et le vin, et qui finit sur la roue, en place deGrève, une exis-
le
tence remplie de tous les crimes et de toutes les lâchetés. Mais spec-
tateur naïf, populaire, l'illettré, quelle impression ressentira-t-il de
cette fable où le volé est toujours ridicule, où le voleur est, toujours
triomphant, où l'assassin parle avec l'accent de la générosité, où tout

,
l'intérêt, en un mot, va de la vertu niaise au vice intelligent, de l'hon-
nêteté banale au crime de génie? Cette impression nous en redoutons le
fâcheux retentissement au fond de certaines consciences. Nous nous gar-
derons certes bien d'écrire jamais une ligne qui puisse laisser croire que
nous souhaitons quelque entrave nouvelle à la liberté de la scène. Seule-

vœu:
ment, instruit par une expérience quasi-personnelle, nous émettrions un
de même que, dans certaines galeries publiques et dans certaines
expositions, on réserve un coin ignoré, un arcanum, où sont discrètement
disposés les tableaux et les marbres que tous les yeux ne pourraient voir
le
sans danger; de même nous voudrions pour théâtre une sorte de musée

;
secret; nous désirerions qu'on fixât une catégorie de pièces au spectacle
desquelles les adultes et les lettrés seraient seuls admis et si pareille
fantaisie se réalise un jour, nous proposerions, pour les y renfermer au
,
plus vite Robert Macaire et Cartouche.
La représentation de jeudi, qui a donné à Cartouche l'occasion, unique
peut-être, de se faire applaudir à Toulouse, a été terminée par une
parodie du Trouvère. L'auteur de cette méchante action ayant gardé
l'anonyme, nous nous garderons de troubler, par de trop légitimes cri-
tiques, la paix de son incognito. Disons que, même devant un public
très-disposé à célébrer les derniers jours du carnaval, cette chargen'a pas
rencontré l'indulgence du rire.
L'auteur, je le crains, aura oublié que, pour réussir dans le genre bur-
lesque, il faut plus d'art peut-être que partout ailleurs. Dans les compo-

: ,
sitions ordinaires, un écrivain tient à sa disposition plusieurs éléments
de succès le style, l'érudition l'éloquence, la sensibilité. Tel qui pèche

:
par un côté, se relève par un autre. Dans le genre bouffon, au con-
traire, il n'est qu'une arme de succès l'esprit et toujours l'esprit. Si
votre pointe s'émousse, si votre sarcasme s'affadit, vous tombez plus bas
que celui dont vous prétendez mettre les défauts en lumière. C'est en ce
genre surtout que le sublime est voisin du ridicule; et c'est dans ce
genre enfin que ne doivent pas se hasarder ceux qui ne sont pas sûrs
d'avoir, à l'heure dite, la pointe prête et le mot aiguisé.
Il se peut donc que l'auteur anonyme de Trop-Vert soit un écrivain de
talent,un dramaturge intelligent; mais dans son propre intérêt même

voie n'est pas la vôtre. »


:
nous nous croyons autorisé à lui dire « Laissez ce genre difficile, cette
E. V.
IV. — Nouvelles et faits divers.
M.
,
George, ancien commissaire expert du Musée du Louvre, que
le maire, M. Caillassou avait appelé de Paris, pour apprécier l'urgence
des réparations à faire subir aux tableaux de notre Musée tombés dans
un déplorable état de dégradation, a terminé sa mission en remettant,
a
il y quelques mois, son rapport à M. le Maire.
M. George a bien voulu nous communiquer ce rapport, qui nous a
paru fort remarquable. Nous espérons que M. le Maire ne tardera pas à
faire imprimer un travail qui intéresse au plus haut point les amis des
arts.

,
— Ou lit dans l'Aigle de Toulouse,

, ,
du 47 février:

,
Dans sa séance ordinaire d'hier la Société impériale archéologique du
Midi de la France a élu à l'unanimité et par acclamation M. Rocher,
recteur de l'Académie de Toulouse membre honoraire de la Société.

,
La Société archéologique a témoigné par ce vote spontané de sa juste
appréciation des lumières de M. Rocher des sympathies de ce haut fonc-
tionnaire pour les études historiques, et de la considération qu'a méri-
tée parmi nous, à tous les titres, le délégué de S. Exc. le ministre de
l'instruction publique.
— On lit encore dans le même journal, à la date du 19 :
Hier, M. Mériel, directeur du Conservatoire, a eu l'honneur d'être
reçu par M. Boselli, le nouveau Préfet, et de lui présenter tous les pro-

, lui
fesseurs. M. le Préfet leur a fait le plus gracieux accueil. M. Mériel
parlé de l'état du Conservatoire de la nécessité de fonder une seconde
classe de chant pour les hommes et d'assigner au Conservatoire un local
a

convenable. M. le Préfet a écouté ces observations avec une extrême bien-


veillance, et a répondu qu'il seconderait les efforts que M. Mériel se pro-
pose de tenter pour améliorer l'école importante placée sous sa direction.
— La Société chorale de Clèmence-Isaure vient d'être choisie par l'Ad-
ministration pourdevenir la sociétéorphéonique de Toulouse, et demeurera
désormais placée sous le patronage immédiat de l'autorité municipale.
Les nouveaux statuts adoptés par elle eL approuvés par M. le Préfet ser-
viront de modèle aux orphéons qui existent déjà età ceux qui s'établiront
à l'avenir. En recevant cette haute marque de distinction, la Société de
Clémence-Isaurea obtenu la juste récompense des services qu'elle a ren-
dus parmi nous depuis huit ans qu'elle est fondée. C'est dans une séance
publique tenue au Capitole, le 20 février, sous la présidence de M. le
Maire, qu'il lui a été donné connaissance de cette décision. Aux termes des
nouveaux statuts, qui laissent à M. le Maire la nomination des trois prin-
a
cipaux membres, M. Bories été nommé président, M. Laburthe, secré-

, :
taire, et M. Debax, trésorier. On a procédé ensuite au scrutin pour les

;
autres membres. Ont été nommés à l'unanimité MM. le marquis d'Agui-
lar, vice-président Prévost, Cuzon Fossé, Passerieu Fortuné, mem-
,
bres. — La Société doit représenter notre ville au concours général des
Orphéons, qui aura lieu à Paris, les 11, 12 et 13 mars prochain, et
elle s'y présentera sous la direction de notre habile chef d'orchestre,
M. Beaudouin.

— Dans la séance du 9 février, la Société impériale archéologique du


Midi dela France a admis dans son sein, en qualité de membre rési-
dant, et par un suffrage unanime, M. Barry, professeur d'histoire à la
Faculté des Lettres et membre de plusieurs sociétés savantes.
,
— A la suite du dernier concours ouvert à Paris, MM. Hue (Louis-
Etienne-Théophile) et Humbert (Gustave-Amédée) ont été attachés, par
arrêté ministériel, en date du 12 février, en qualité de professeurs agré-
gés, à la Faculté de Droit de Toulouse.
— Par décision de Son Exc. le Ministre de l'instruction publique, l'ou-
verture de la session d'examen pour le baccalauréat aura lieu, par
exception, cette année, dans l'une et l'autre Faculté, le samedi 2 avril
prochain.
D'après cettedisposition, le registre d'inscription sera ouvert à Tou-
louse, au Secrétariat, rue du Sénéchal, 13, dès le 10 mars, et clos le 25
du même mois, à six heures du soir.
Aux termes de l'arrêté du15juillet 1858, qui a pour but d'assurer la

,
régularité des études et de la discipline dans les divers établissements
d'instruction publique, nul ne peut être admis à subir pour la première
fois, à la session d'avril, l'examen du baccalauréat ès-lettres ou ès-
sciences, s'il n'y a été autorisé, pour des motifs graves, par le ministre
de l'instruction publique, sur la proposition du recteur de l'Académie.
Tout candidat pourvu déjà d'un diplôme de bachelier est dispensé de
faire une demande en autorisation.
Les étudiants en médecine, candidats au baccalauréat ès-sciences res-
treint, peuvent être admis à concourir à la session d'avril, s'ils sont
déjà bacheliers ès-lettres, et s'ils justifient de deux inscriptions pour le

;
doctorat. — Les pièces exigées sont les mêmes que pour les autres for-
mes de baccalauréat mais les droits sont réduits à 50 fr. 35. Le tour de

,
ces candidats viendra à la suite des aspirants au grade de bachelier ès-
sciences
examen.
et ils seront avertis, par un avis ultérieur, du jour de leur
F. L.

1er mars 1859.


BEAUX-ARTS.

Michel-Ange et son temps

TROISIÈME PARTIE (1).

I.

L'amour platonique.

;
Les poésies de Michel-Ange sont le meilleur commentaire de sa
vie et de son génie elles révèlent le sens le plus vrai et le plus
intime de sa nature. Dans ses sonnets, ciselés avec tant d'amour,
il a, en quelque sorte, enseveli la meilleure part de lui-même, ses
aspirations vers l'Idéal, ses ardentes et pures sympathies pour la
beauté, ses méditations philosophiques, ses amitiés, ses dédains,
et, par-dessus tout, ses tristesses sans fond, et son amer désen-

pinceau,
chantement de toutes les grandeurs d'ici-bas. Sa plume, comme son
dédaigne tous les ornements frivoles, tous les faux bril-
lants, toutes les séductions banales et creuses; mais elle exprime le
trait nécessaire, le détail important avec un relief et une vigueur
magistrale.
Les sonnets et les madrigaux de Buonarotti sont classiques en Ita-
lie. L'Académie de la Crusca, dont les arrêts sont souverains en

(1) Voir tome VIII, p. 453, et tome IX, p. 5 et 65.


matière de goût, les cite en modèle pour la perfection de la lan-
gue, et place leur auteur immédiatement au-dessous de Dante, de
Pétrarque et d'Arioste. Déjà, ses contemporains l'avaient salué du
nom d'excellent et souverain poète. La célèbre Vittoria Colonna
accordait à ses vers la même admiration qu'à ses tableaux ou à ses
;
statues Berni, un des plus ingénieux esprits de son siècle, s'écriait :
, ,
« J'ai vu quelques-uns de ses ouvrages, et il m'a semblé lire Pla-
ton! » Varchi, dans son oraison funèbre parle de ses sonnets et
de ses madrigaux pleins de beautés neuves et de divines senten-
;
ces Vasari nous dit que « le ciel voulut doter Michel-Ange, en

;
outre de ses autres dons artistiques, de la vraie philosophie morale

;
avec l'ornement de la belle poésie » Salviati s'écrie que « la poésie
a été une quatrième couronne au front de Michel-Ange ,
» enfin

,
celui qu'on appelait le fléau de la république des lettres, le mali-
cieux et caustique Arétin s'incline devant la muse de Michel-Ange
et nous dit que « les poésies de ce grand homme méritent d'être

,
conservées dans une urne d'émeraude. »
De nos jours la critique italienne professe pour les sonnets et les
madrigaux de Buonarotti la plus vive et la plus juste admiration.

une qualité bien rare dans la poésie italienne ;


En effet, ces petits chefs-d'œuvre d'élégance et de grand style ont
ils sont sobres de
mots et riches d'idées. Ce n'est pas seulement une fugitive mélodie
qui caresse un moment l'oreille, c'est un thème nourri qui appelle
la méditation et berce longtemps la pensée. Michel-Ange, qui avait
tant étudié, tant deviné, tant souffert, a concentré dans ces cour-
tes et substantielles compositions la moelle de sa pensée, le dernier

lement , il ne procède pas par la méthode française ;


mot de sa croyance, le but de ses rêves, le secret de sa vie. Seu-
le sens réel et
profond de son œuvre ne saute pas tout d'abord aux yeux du lec-
teur; sa muse n'a point la vivacité ni la clarté inimitable de la

-
au contraire,
poésie philosophique du dix-huitième siècle. Chacun de ses vers,
a besoin d'être étudié et médité quelque temps
pour être compris. Il y a là tant d'idées resserrées en si peu
de mots qu'il a fallu supprimer tous les intermédiaires habi-
tuels qui lient la phrase et guident le lecteur; le style est plein
de sous-entendus et de raccourcis, si l'on peut transporter à la
poésie cette image empruntée à la peinture, sa sœur. La divine
liqueur de poésie, qui coule à flots si limpides et si sereins de la
source française, est ici concentrée à l'état d'essence. — Voilà
pourquoi les poésies de Michel-Ange sont restées inconnues en
France; voilà pourquoi d'excellents critiques les ont, à diverses re-
prises, proclamées intraduisibles. Notre impatience d'esprit ne
s'accommode point de trouver dans chaque vers un problème à

;
résoudre et une énigme à déchiffrer. Il nous faut tout embrasser,
tout saisir d'un coup-d'œil mais les Italiens du moyen-âge, d'accord
en cela avec les Orientaux, aimaient en poésie le mystère et la
;
profondeur. Sous le mot, ils voulaient l'idée sous la forme brillante,
la vérité hardie, se révélant à l'initié et échappant à l'œil du vul-
gaire. C'est ainsi que Dante et Pétrarque ont écrit en tercets et en
chansons tout un système de théologie et de politique. Seulement,
il faut savoir le lire. Chaque mot a son allusion, chaque phrase son
sous-entendu, chaque figure son allégorie. C'est le joug de fer du
despotisme qui, comprimant la libre manifestation de la pensée,
oblige l'esprit humain à se réfugier dans la voie regrettable des
mots couverts et des sous-entendus. La pensée, qui ne peut plus
combattre en plein soleil, creuse des mines et n'en est que plus
dangereuse.
On sait que le langage de l'amour platonique, chez les poè-
tes italiens contemporains du Dante, n'était qu'un voile pour
cacher aux yeux du vulgaire les plus hardies spéculations de

:
la religion et de la politique. Dante lui-même a pris soin de nous
en instruire. Il nous dit dans le second livre du Banquet « J'affirme
donc que la Dame dont je devins amoureux après mon premier
amour, n'était autre que la très-belle et très-honnête fille de l'em-
pereur de l'univers, que Pythagore a nommée la Philosophie. » Et
plus loin, il ajoute « que tout écrit doit être expliqué de quatre ma-
nières différentes, selon le sens littéral, selon le sens allégorique,
selon le sens moral, et enfin selon le sens anagogique, » c'est-à-dire
en transportant les choses sensibles dans l'ordre des choses intellec-
tuelles; et c'est surtout cette dernière explication qu'il invite à cher-
cher dans ses vers.
Michel-Ange n'est pas assurément entré aussi profondément dans
ce système que Dante, son maître; mais cependant, on aurait
tort de s'arrêter à la surface de ses poésies et de n'accepter les mots
dont il se sert que dans leur acception vulgaire. Il y a dans ses
sonnets, soi-disant amoureux, beaucoup plus de métaphysique que
de volupté, et le Berni avait raison, en les lisant, d'y retrouver
Platon tout entier.
En essayant aujourd'hui d'analyser et d'expliquer ces poésies,
nous craignons bien de donner un argument de plus en faveur de
l'opinion si générale et si vraisemblable qui les proclame intradui-
sibles; mais nous croyons qu'on ne peut bien connaître Michel-
Ange qu'en l'étudiant à la fois dans toutes ses œuvres et sous tou-
tes les faces de son génie. Les fresques et les statues font admirer
l'artiste, les sonnets expliquent l'homme, et c'est à ce titre qu'ils se
recommandent à toutes les sympathies des amis de l'art, de l'Italie
et de l'humanité.
Mais, disons-le, ce que nous recherchons avant tout dans les poé-
sies de Michel-Ange, ce n'est pas seulement la pureté et l'élégance
exquise de la forme, ce sont les confidences à demi-voilées de son
esprit et de son cœur. C'est l'homme qui souffre, qui aime, qui

sements,
aspire à l'Idéal qu'on n'atteint jamais sur la terre; ce sont les frois-
les amertumes d'un grand cœur et les sombres revers des
plus éclatants triomphes. Quel étrange et douloureux enseignement!
Voilà un homme d'un immense génie, d'un orgueil suprême, que

;
la fortune et la nature ont à l'envi comblé de leurs faveurs les plus
inouïes un homme dont chaque pas a été un succès, chaque œu-
vre un triomphe, qui a vu à ses pieds tous les grands de la terre,
qui a été acclamé par les multitudes comme par les esprits d'élite,
qui a dominé et résumé toutes les gloires artistiques de son siècle,
eh bien 1 cet homme, que porte-t-il au fond du cœur ? Une amère
et incurable tristesse, un dédain immense pour toutes les jouis-
sances et tous les désirs d'ici-bas, une aspiration ardente vers
l'éternelle paix, vers la suprême consolation, la mort1
Que faut-il donc souhaiter dans ce monde, si le dernier mot de
toutes les grandeurs est vanité, et si le triomphe est aussi amer que

,
la défaite?
Certes nous ne croyons pas qu'aucun livre de philosophie porte
en soi de plus graves et de plus utiles enseignements que ces son-
nets et ces madrigaux, où l'œil inattentif du lecteur ne voit d'abord
qu'un petit bijou du travaille plus exquis et du goût le plus pur ;
mais sous la forme perce bientôt le fond; l'esprit éveillé médite,
devine, saisit le sens caché, et comme dans les initiations antiques ,
en soulevant le voile de la beauté, il découvre la sagesse !
C'est en abordant cette étude qu'il faut redire avec le Dante :
0 voi, ch'avele gl'intelletti sani
Mirate la dottrina che s'asconde
Sotio'l velame degli versi strani.

0 vous qui avez l'intelligence droite et saine,


Admirez la doctrine qui se cache
Sous le voile de ces vers étranges.

Michel-Ange, en effet, a toujours enveloppé sa pensée d'un


voile; mais heureusement, il n'est pas impossible de le soulever.
Lui-même vient à notre aide et nous enseigne la clef de son système
et la méthode d'interprétation qu'il faut suivre en lisant ses poésies,
dans son très-curieux commentaire sur un sonnet de Pétrarque.

;
C'est l'amour qui paraît avoir inspiré tous les vers du poète, et c'est
à une beauté mystérieuse et cruelle qu'il s'adresse seulement, sa
Béatrix et sa Laure restent innommées, et c'est là une faute de ce
grand esprit, qui en commettait si peu. En donnant un nom à sa
Dame, ou plutôt à son -inspiration, il eût en même temps donné à
ses vers une chaleur et un attendrissement qui leur manquent. Ce
qui est humain nous intéresse toujours, et Dante l'avait bien com-
pris, quand il habilla l'Idéal de la blanche robe de Béatrix.
Mais quel est cet amour qui inspire le poète, quelle est cette
beauté qu'il chante, quelle est cette mort qu'il appelle de ses
vœux? — L'auteur lui-même nous guidera dans cette recherche dif-

,
ficile à travers les subtilités de la métaphysique du temps, et en
nous expliquant Pétrarque il s'expliquera lui-même.
L'amour, pour Michel-Ange comme pour Pétrarque et le Dante,
leur père commun, n'est que l'aspiration vers l'Idéal et la beauté
humaine n'est qu'une manifestation plus ou moins pure de la beauté
;
,
divine, une sorte d'échelon vers la perfection éternelle. C'est là ce
que le poète lui-même toujours fidèle aux traditions de l'Académie
platonicienne que Laurent de Médicis avait fondée, exprime avec
tant d'élégance et de netteté dans un de ces rares passages où sa
pensée, dépouillant son enveloppe, se révèle dans toute sa pureté:
« La beauté, dit-il, est un fruit du ciel sur notre terre, et
c'est le culte pur de la beauté terrestre qui nous conduit à l'intelli-
gence de la beauté suprême dont elle n'est qu'un rayon. »
La même idée se dégage d'un de ses premiers sonnets adressés à
sa dame mystérieuse et symbolique :
SONNET 2.

Nonvider gliocchimieicosamortale.

Mes yeux ne virent point une chose mortelle,


Quand resplendit en moi la première lueur
De ta chaste beauté qui transforma mon cœur,
Et mon âme espéra trouver sa paix en elle ;
De ce séjour d'exil, ouvrant au ciel son aile,
L'âme ne cherche point ce Beau, vide et trompeur,
Qui séduit nos regards, mais vers un but meilleur
Elle aspire à saisir la forme universelle.

L'homme sage peut-il s'attacher un seul jour


A la beauté qui change et passe sans retour?
Et cet instinct brutal qui dégrade et qui souille,

Est-ce bien l'amour? — Non 1 Le véritable amour


Des taches d'ici-bas nous lave et nous dépouille,
Pour nous rendre parfaits dans l'éternel séjour.

Cette pièce, dont nous n'avons pu rendre la belle et sévère dic-


tion, est une des plus transparentes et des plus caractéristiques du
recueil de Michel-Ange. Elle résume sa doctrine, ses aspirations,
ses dédains. On y retrouve aussi comme un abrégé de la méthode
de ce grand maître. La forme procède de Dante, et la pensée, de
Platon.
L'œuvre poétique de Michel-Ange se compose d'environ soixante
sonnets, et d'un pareil nombre de madrigaux; mais il ne faut pas
confondre les compositions tour-à-tour sévères et charmantes qui
portent ce nom, quelque peu vieilli, avec les fadeurs de nos poètes
de ruelle. Michel-Ange nous a laissé aussi des stanze, des chansons
et des épigrammes.
II.

Les sonnets.

La poésie italienne a de tout temps affectionné le sonnet. Cette


forme ingrate et bizarre, qui semble devoir lier d'une triple entrave
le libre jet dela pensée, remonte aux premiers essais de la langue
vulgaire.
La poésie provençale, si raffinée dans ses élégances et si com-

;
pliquée dans sesrhythmes, a, dit-on, légué le sonnet aux prédé-
cesseurs du Dante mais ce fut le grand Alighieri qui écrivit les
premiers modèles du genre, dans sa Vita nuova. Les sonnets du
Dante, œuvre d'une profondeur étrange et d'une mystérieuse
grandeur, sont restés pour la postérité comme des vases scellés qui
renferment la foi secrète de ce sublime génie. On ne sait encore si
ces harmonieuses énigmes cachaient une allégorie politique ou reli-
gieuse un schisme ou une conspiration. Les amis du Dante adop-

;
,
tèrent comme lui la forme du sonnet pour y condenser leurs pas-
sions ou leurs espérances sous un voile impénétrable ce fut le mot
d'ordre des Gibelins.
Mais Pétrarque a contribué plus que tout autre à populariser ces
petits poèmes, où ses concetti subtils et ses finesses de diction
s'adaptent et se détachent à merveille.
«
La brièveté du sonnet, disait Laurent de Médicis, un des

,
maîtres du genre, ne comporte pas une seule parole inutile, et le
vrai sujet la matière du sonnet doit toujours être quelque gra-
cieuse et subtile sentence, exposée avec art, réduite en peu de
vers, sans obscurité et sans dureté de formes. »

;
Il est douteux que la littérature italienne ait retiré de grands
avantages de l'emploi du sonnet cependant Dante et Michel-Ange
ont su condenser de grandes pensées dans ces petites coupes ciselées
avec l'art le plus parfait; et si petit que soit le vase, leur inspira-

,
tion a su y contenir tout entière. Croit-on qu'un long poème consa-
cré à la gloire de Dante en dise plus sur sa vie, sur son génie sur
ses malheurs et ses consolations immortelles, que ce sonnet ma-
gnifique de irhel-AlIge
Dal mondo scese ai ciechi abissi, e poi.
Du monde, il descendit aux ténébreux abîmes,
Vit l'un et l'autre enfer, et, d'un vol glorieux,
Vivant, il s'éleva jusqu'aux célestes cimes,
Pour en faire briller la lumière à nos yeux.

A nos sens aveuglés, cet astre radieux


Dévoila de la mort les mystères sublimes
Et quel prix reçut-il de ce monde envieux
;
Qui des plus nobles cœurs fait toujours ses victimes ?
Dante fut méconnu par ces peuples ingrats
Qui pour les justes seuls arment la calomnie
Son œuvre fut niée et sa tête bannie.
;
Mais d'un destin pareil je ne me plaindrais pas,
Et pour son âpre exil et son brûlant génie,
Comme je donnerais tous les biens d'ici-bas 1

Dans l'original italien, rien ne manque au tableau; aucun trait


essentiel n'est oublié ; mais aussi pas un mot n'est inutile, pas une
épithète n'est oiseuse. Quelle profonde amertume, et quelle
effrayante connaissance du cœur humain a dicté ce vers sculptural
sur ce peuple ingrat, indulgent à tous les vices et sévère à toutes
les vertus 1 Ici le peintre est digne de son modèle, et nous ne con-
naissons pas dans l'histoire des lettres un plus beau témoignage
d'admiration, un plus riche monument dressé au génie par le génie.
Dans ce sonnet immortel, Michel-Ange A sculpté le mausolée de
Dante.
Nous citerons encore, comme opposition, un curieux sonnet où
semble palpiter l'âme du grand artiste. On croit qu'il fut adressé à
Vittoria Golonna:
Com'esser, donna, puote, e pur s'el vede.

Comment se l'expliquer? — et pourtant tu le vois,—


L'image qu'un sculpteur dans une pierre dure
Vivante a su créer et pétrir sous ses doigts,
Survit à son auteur. — Il succombe, elle dure I
La cause à son effet a cédé cette fois,
Et l'art dans cette lutte a vaincu la nature;
Et moi qui de la mort entends déjà la voix
Invoquerai-je en vain la divine sculpture 1

Va, je puis bien encor, si tu me le permets,


Au marbre obéissant confier ton visage,
Pour qu'il soit par le temps respecté désormais ;
Je puis sous mon pinceau retracer ton image,
Pour qu'on sache, mille ans après notre passage,
Et combien tu fus belle et combien je t'aimais 1

;
Nous pourrions prolonger les citations si nous ne désespérions
pas de rendre le sentiment si pur et si élevé du modèle nous ne
parlons point des beautés magistrales de la forme, qui s'évanouis-
sent si vite dans une traduction.
Si nous avons hasardé en tremblant cette reproduction en vers

,
français, et dans un rhythme analogue, des sonnets de Michel-
Ange c'est qu'à notre sens la poésie ne peut pas se traduire en

:
prose, sans perdre, par cela même, tout son charme et tout son
parfum d'un autre côté, la difficulté même d'une traduction rimée

;
est une excuse pour notre faiblesse. — Beaucoup de mots italiens

,
n'ont pas d'équivalents en français beaucoup de locutions et d'ima-
ges parfaitement acceptées dans une langue sont inadmissibles
dans l'autre. La poésie française surtout, si réservée, si exacte, si
limpide, se prête moins que toute autre à une traduction fidèle.
;
Aussi n'avons-nous en ce genre que des à peu près et toute l'ha-
bileté de Delille ou de Saint-Ange n'ont pu réussir qu'à fran-
ciser Ovide et Virgile, c'est-à-dire à les dénaturer. Certes, Michel-
Ange, dans ses sonnets et dans ses madrigaux, est d'une
irréprochable pureté de diction, et cependant si on voulait le serrer
de près dans une reproduction exacte, à chaque pas on serait
arrêté par une image trop hardie, ou par un détail d'un réalisme
trop vrai, trop brutal, si l'on veut.
;
Ce n'est pas là pour la langue française une preuve de pauvreté
et d'impuissance, au contraire nulle autre langue au monde n'a
donné une expression plus haute, plus pure et plus lumineuse à
la pensée humaine, soit qu'elle aborde les problèmes les plus
obscurs de la science, soit qu'elle monte en jets de poésie vers le
monde des rêves. Mais la langue française a les défauts de ses qua-
;
lités c'est la langue des grandes créations et des mauvaises tra-
ductions. Elle s'approprie, elle n'imite pas!
La langue italienne, moins complète que la nôtre, a d'admira-
;
bles qualités d'élégance et de coloris sa mélodie est d'une richesse
et d'une suavité inimitable, et sous la main des grands maîtres,
elle prend un accent plein d'énergie et de virilité. La langue de

elle donne à la pensée une vigueur et un relief inattendu ;


Dante, de Michel-Ange, d'Alfieri est brûlante et austère à la fois;

n'est plus cette courtisane lascive et complaisante que caressait


ce

Métastase, c'est la muse pure et sublime de la patrie et de la


liberté I
On reconnaît dans les sonnets de Michel-Ange deux manières,
ou plutôt deux sentiments bien distincts qui répondent à deux épo-
ques de sa longue carrière. Les sonnets écrits dans la jeunesse ou
dans l'âge mûr sont plus métaphysiques, plus voilés, plus savants
deforme peut-être, mais leur inspiration manque quelquefois d'ori-
ginalité; on y sent trop l'influence de la philosophie platonicienne
et le commerce assidu de Dante et de Pétrarque. Dans la dernière
partie de l'œuvre, au contraire, la poésie coule d'une source plus
intime et plus vraie; dans la phrase courte et précipitée, on sent
les battements d'un cœur consumé de ses dernières flammes. Les

;
subtilités de la forme, les réminiscences et les préoccupations de
l'école disparaissent le style a quelque chose de simple et de
puissant, un caractère plus auguste et plus humain à la fois; toutes
les colères s'apaisent; toutes les amertumes se dissipent; l'espérance
et la foi règnent seules sur cette âme où tant de passions ont bouil-
lonné, et éclairent enfin ces dernières productions du génie d'un
reflet des beautés éternelles.
On croit que Vittoria Colonna, qui a laissé dans la poésie reli-
gieuse une trace qui n'est pas encore effacée, exerça sa douce et
salutaire influence sur l'esprit morose et troublé de Michel-Ange, et
développa en lui le sentiment chrétien, auquel il était resté si long-
temps étranger. Le vieux Buonarotti l'indique lui-même dans un
de ses madrigaux adressés à cette femme célèbre :
« C'est vous, lui dit-il, qui avez
tourné ma vie vers le ciel par
les plus beaux sentiers. »
C'est à elle encore qu'il adressait le sonnet si connu qui se ter-
mine par cette magnifique image sculpturale :
remplir mon âme tournée vers
« L'art ne peut plus contenter et
!
cet amour divin qui, pour nous saisir, ouvrit ses bras sur la croix »
Cette dernière manière, si touchante, si émue, si pathétique,
a dicté le sonnet suivant, que nous nous hasardons encore à repro-
duire :

Deh 1 fammiti veder in ogni loco.

Révèle-toi, Seigneur l fais-toi voir en tout lieu !


Que mon cœur, éclairé de ta flamme immortelle,
Eteigne les ardeurs de sa lutte charnelle,
Et qu'il vive à jamais embrasé de ton feu !

Je t'invoque aujourd'hui, c'est toi seul que j'appelle !


Mon mérite est si faible, et pèserait si peu!
Fais que le repentir dans mon sein renouvelle
Ma raison défaillante, aux appels de mon Dieu !
Tu confias au temps qui passe et qui moissonne,
L'âme, fille du ciel, que le corps emprisonne
Dans sa frôle enveloppe et livre à son destin ;

Que mes pleurs jusqu'à toi ne montent pas en vain !


Tout me manque, Seigneur, quand ta main m'abandonne,
Et pour moi le salut est un présent divin.

III.

Les madrigaux.

Les madrigaux ont une allure plus vive et plus libre que les son-
nets, mais ils sont tout aussi difficiles à traduire, et nous n'en don-
nerons que quelques courts extraits :
MADRIGAL 9.

Ogni cosa ch'io veggio mi consiglia.

Tout ce que je vois me conseille


Et me commande de t'aimer;
Méprisant toute autre merveille,
L'amour que ton regard éveille
Dans ton sein vient se renfermer.

A ses beaux rêves infidèle,


Mon cœur n'aime et ne veut que toi,
Il ne voit plus que toi, ma belle ,
Ou ce qui de loin lui rappelle
Tes beaux yeux dont il suit la loi.

La lumière au regard qui t'aime


Fuit et revient avec tes pas;
Ta vue est la splendeur suprême,
Et je crois que le ciel lui-même
Ne peut pas être où tu n'es pas.

On voit que cette petite pièce appartient à la première manière


de l'auteur, et que c'est une des innombrables variations brodées
par les poètes de ce temps sur le thème de l'amour platonique.
En voici une autre, dont l'inspiration est plus haute et la touche
:
plus élégante

Gli occhi miei vaghi delle cose belle.

Mes regards amoureux des beautés éternelles,


Et mon âme aspirant à son salut divin,
Pour s'élever aux cieux n'auront point d'autres ailes
Que les ravissements d'une extase sans fin.
Des plus hautes étoiles ,
Descend un nouveau jour,
Qui dissipe nos voiles,
Et qui s'appelle amour!
Enfin, la pièce suivante a été écrite dans les derniers jours de la
vie de Michel-Ange, et porte le caractère d'une touchante mélan-
colie:
Ohime! ohime! che pur pensando.

Hélas 1 hélas ! lorsque je songe


A mes jours écoulés, je cherche avec effroi
S'il en est entre tous un seul qui fut à moi 1
Des bonheurs d'ici-bas je vois trop le mensonge
Mon cœur brûlant et pleurant tour-à-tour,
;
Battait toujours plus misérable,
Loin du seul bonheur véritable
Et du seul véritable amour.
Et maintenant ma route est enfin terminée,
Sur mes yeux le soleil s'éteint,
Malade et fatigué dans l'ombre qui m'atteint,
Je tombe, au bout de ma journée 1

Ce dernier trait est d'un sentiment exquis et d'une harmonie ini-


mitable dans l'original italien:
,
Crescemi ognor più l'ombra, e'l sol vien manco,
E son presso al cadere infermo e stanco.

Nous voudrions pouvoir citer encore les pièces très-curieuses où

,
Michel-Ange emprunte ses images aux procédés de la sculpture qui
était à ses yeux l'art souverain mais les bornes de ce recueil ne
nous permettent pas d'iusister plus longtemps sur les beautés si
neuves et si hardies de cette poésie inspirée. Nous ne saurions tou-
tefois passer sous silence deux pièces remarquables, et d'une fac-
ture bien différente. Dans l'une, Michel-Ange déplore la fin de son
père, qui s'éteignit parvenu aux limites de l'extrême vieillesse,
et la mort prématurée de son frère, avec des accents de la sensibi-
lité la plus touchante et la plus vraie. La résignation du chrétien
luttant avec la douleur d'un fils et le deuil d'un frère, les joies du
paradis entrevues à travers les larmes les plus amères qu'il soit
donné à l'homme de verser, et par-dessus tout le caractère profond
de naturel et de simplicité qui distingue cette pièce, rappel-lent les
plus heureuses inspirations de la muse moderne. Les vers jaillis-
sent à flots du fond du cœur comme les larmes, et les strophes
ailées montent vers le ciel comme la prière.
Dans la seconde de ces pièces, Michel-Ange, pour la première
fois, a voulu dessiner un paysage rustique, mais à peine réserve-
t-il quelques coups de pinceau énergiques et vrais à la nature
extérieure; c'est toujours l'homme, et l'homme seul qu'il cherche à
peindre, à pénétrer, à glorifier. S'il retrace après Virgile les roches
où pendent les chèvres hardies, c'est pour faire abriter à leur ombre
le pasteur et sa belle au cœur dur, qui se tient avec ses porcs fiè-
rement assise sous un chêne. Mais avec quelle profondeur il scrute
la pensée et les sentiments les plus intimes de ces rudes paysans
appesantis par le travail de la terre 1 Comme il sait dégager l'étin-

Quelle simple et pure philosophie dans ces belles maximes :


celle immortelle du beau, de ces éléments humbles et grossiers!

» qui gouvernent le monde, dit-il, et qui sont si grands, dési-


« Ceux

» rent encore quelque chose, et ils ne connaîtront jamais cette

» paix que le laboureur trouve avec ses bœufs. L'avoir et le


don-
» ner, les usages raffinés et étranges, le mieux et le pire, et la

»
splendeur des arts, ne sont pour le paysan que des choses
D
indifférentes. Il fait ses comptes sur ses mains calleuses qui lui
» servent
d'écritoire et de papier, et n'a d'autres soucis et d'autres
»
désirs que de voir vêler ses vaches et grandir ses taureaux. Il
m
honore, il craint, il aime Dieu, et le prie pour le troupeau, le
» bétail et la moisson. Le doute, le peut-être, le comment et
le
D
;
pourquoi ne le pervertissent point mais par le vrai et la simpli-
ciel à sa prière. »
» cité, il s'attache Dieu, et incline le
A-t-on fait beaucoup d'idylles d'une touche aussi vraie et d'une
morale aussi pure? On voit que Michel-Ange connaissait aussi bien
les passions qui agitent le cœur de l'homme, que les muscles qui

;
font mouvoir son corps. La forme de cette pastorale est éminem-
ment remarquable par sa robuste simplicité mais elle aborde le
mot propre avec tant de franchise, qu'il nous semble impossible de
la faire passer en français, sans lui enlever toute sa valeur.
Michel-Ange n'était pas à beaucoup près aussi bon prosateur
qu'excellent poète. Ses lettres écrites avec précipitation et consa-
crées le plus souvent à des affaires d'un intérêt restreint, man-
quent quelquefois de clarté, d'élégance, et on n'y retrouve que de
loin en loin la touche du maître.
Son œuvre en prose la plus importante à tous égards est le long
commentaire qu'il prononça devant l'Académie célèbre de la Crusca,
sur le sonnet de Pétrarque :
Amor che nel pensier rnio vive e regna.
L'amour qui dans ma pensée vit et règne.

dans cette pièce des indications si précieuses sur les idées


Il y a
philosophiques, littéraires et artistiques de Michel-Ange que nous
croyons devoir l'analyser avec détail, et en extraire quelques pas-
sages.
a Pétrarque, dit l'auteur en débutant, est un de ces médecins
D

»
;
de l'âme, qui guérissent ses plaies par leurs sages conseils et leur
pure doctrine et il s'applique à ce but avec tant de grâce et de
bonheur dans ce sonnet que celui qui l'ayant lu attentivement ne
» se sent pas guéri de ses vices, qui sont à l'àme ce que les mala-
»
dies sont au corps, celui-là peut désespérer de son salut. »
On comprend déjà clairement ici que Michel-Ange voyait bien
dans les sonnets de Pétrarque autre chose que des soupirs d'amour.
Il en établit, du premier mot, la haute valeur et le sens réel.
L'auteur abordant ensuite les plus hautes considérations de la phi-
losophie esthétique s'exprime ainsi, et nous croyons que jamais les
origines des arts n'ont été exposées d'une façon aussi magistrale et
aussi lumineuse :
Toutes les choses produites par la nature ont été créées par
«

n elle avec une extrême prévoyance et une disposition parfaite, si

» bien qu'il n'est aucune chose créée qui n'ait son secret et sa rai-

n son d'être, et aucune partie, si petite qu'elle soit, qui n'ait son

» but et sa fin.

» L'esprit humain, qui est naturellement enclin à l'imitation,

» voyant une si exquise prévoyance de la nature, s'efforce conti-

»
nuellement de se rendre semblable à elle dans tous ses actes, pour
11 la plus grande satisfaction et la plus grande utilité de notre vie.

n
Il crée donc, pour ainsi dire, une seconde nature, que nous ap-
»
pelons l'art, lequel art, selon la diversité de ses moyens et de
» ses
tendances, se subdivise en plusieurs espèces, dont les unes,
»ayant un but plus gentil et plus digne, sont réputées plus nobles
»que les autres. Il y a des branches de l'art qui sont estimées,
» non-seulement à cause de leur but, mais aussi parce qu'en imi-
»tant la nature, elles lui ressemblent tellement qu'on dirait
»qu'elle reproduisent réellement aux yeux les choses mêmes que
»la nature a créées. Ce sont la sculpture et la peinture, la pein-
»ture surtout. Non-seulement la peinture a le plus noble des buts,
»qui est d'améliorer les sentiments en imitant, avec les couleurs,
»les actions des hommes et les hommes eux-mêmes, mais encore
»elle reproduit la nature elle-même, et les arts, et toutes les
»choses qui s'offrent aux yeux, et sait exprimer aussi des choses
»qui dérivent de sentiments différents. Aussi on rapporte qu'Aris-
»tide de Thèbes, l'un des peintres les plus célèbres de l'anti-
»quité, qui savait rendre les passions humaines avec beaucoup
y de chaleur et
d'éclat, dut surtout sa célébrité à l'un de ses ta-
»bleaux où il avait représenté un petit enfant qui s'approche
;
»du sein de sa mère mais la mère blessée d'un coup mortel
»repousse son fils et le retient en arrière, par un geste admirable,
»exprimant ainsi sa crainte que l'enfant ne suçât, au lieu de lait,
»le sang qui coulait de sa blessure.
» Avec cet art de la peinture la poésie a grande ressemblance,
»de telle sorte que l'on a souvent appelé celle-ci une peinture par-
»lante et celle-là une poésie muette, et l'on a vu de tout temps
»les peintres et les poètes avoir entre eux un commerce d'intime

;
»amitié, comme celle qui exista entre Giotto et Dante, entre
»Pétrarque et Simon de Sienne et ce n'est pas un médiocre argu-
»ment en faveur de la fraternité de ces deux arts. »
L'auteur continue en disant:
« Qu'on voit souvent aussi des hommes
possédant les deux
»arts, comme Cratinus dans l'antiquité, Dante dans le monde
»
»
;
moderne et quelques-uns de nos jours et cette conformité vient,
non-seulement du besoin que l'un de ces arts a de l'autre, mais
»de leur but commun qui est l'imitation, la reproduction de la
»nature. Ainsi donc, poursuivant le même but d'utilité et de mo-
»raie, par des moyens divers, la peinture ne s'adresse qu'aux
»yeux, la poésie aux yeux et à l'oreille. Et comme la nature n'est
»trompeuse dans aucune de ses œuvres, ainsi ces deux arts fra-
»ternels, sous le voile des fictions, nous enseignent ce qu'il faut
»
rechercher et ce qu'il faut éviter pour notre bonheur et notre
• »
perfection morale. »

:
Nous ne suivrons pas l'auteur dans sa classification de l'amour
qu'il divise en quatre espèces « La forêt de la science amoureuse,
touffue, que celui qui s'y hasarde sans
» dit-il, est si vaste et si

» l'escorte d'une grande doctrine, court


grand risque de s'y égarer
» bientôt. » Toute cette métaphysique est devenue sans
intérêt
pour nous, tandis qu'il n'est pas un esprit ouvert au sentiment de
l'art qui ne puisse s'intéresser aux pages que nous venons de tran-
scrire. Nous ne saurions reproduire ni même analyser toutes les
beautés de langage, toutes les nobles et sages maximes, toutes les
finesses de pensée que renferme ce long commentaire. L'auteur
trouve en passant des accents de la plus virile énergie pour flétrir
la làcheté, comme s'il avait voulu protester ainsi par avance contre
les odieuses accusations qui devaient un jour s'élever contre lui.
Mais quand il en arrive à analyser le dernier vers du sonnet :
Che bel fin fa chi ben amando, more.
Quelle belle fin a celui qui meurt en bien nimant!
quelle élévation, quelle sérénité dans sa parole !
« Ce dernier vers, dit-il, écrit ici en guise de sentence, est le

» résumé et l'essence de tout le sonnet. Nous dirons à ce sujet que,


» comme
la mort est le terme fatal de notre vie si courte, cette
» mort est bonne ou cruelle, suivant ce qu'a été la vie qu'elle ter-

» mine. Et comme on voit le plus souvent que les chemins droits

» et bien battus conduisent à des lieux habités et agréables, tandis

» que les sentiers tortueux et rudes se perdent dans les buissons

» et les déserts, de même notre vie, quand elle a été conduite

» avec droiture, trouve sa fin aisée et pleine de délices ;


mais
» quand elle a été fourvoyée dans le vice, son terme devient plein

» bien exprimé dans les vers suivants :


» d'angoisses et d'horreurs. C'est ce que Pétrarque lui-même a si

« La mort est pour les esprits bons et purs la délivrance d'une

» prison obscure, mais elle est un supplice pour ceux qui ont en-

» fermé leurs désirs dans la fange de ce bas monde.

» Celui donc, reprend Michel-Ange, qui vit d'une vie honnête

» et louable, comme fait celui qui aime d'un vrai et parfait


» amour, soit en contemplant Dieu et les choses d'en haut,.soit en
» admirant les beautés de cette terre qui sont plus semblables à -

» nous, mais sans s'abandonner à l'appétit grossier qui pousse à


» en jouir immodérément, celui-là trouve une fin heureuse, et

» c'est ce qui est advenu à notre poète. Ainsi donc, si nous sui-

» vons ses traces, si nous apprenons de lui à aimer d'un amour

» pur et élevé, comme ce fut d'abord notre intention, nous tra-

» verserons sans péril le passage étroit et tremblant de la mort,

» et nous deviendrons heureux. Ce que veuille nous accorder

» celui qui fut et sera toujours le


plus large distributeur de tous
» les biens désirables! »
C'est ainsi que Michel-Ange s'avançait vers la tombe, soutenu

:
par les enseignements de la plus pure philosophie et les espérances
de la religion. Il avait coutume de dire à ses intimes « Puisque
nous aimons tant la vie, la mort, qui est du même maître, nous
devrions l'aimer aussi. »

IV.

L'homme.

Ce grand homme mourut le 17 février 563, âgé de quatre-


vingt-neuf ans. Sa vieillesse robuste avait été exempte d'infirmités,
grâce à la sobriété de sa vie et à l'activité continuelle de son corps.
« Il était, nous ditYasari,
d'une taille moyenne et bien proportion-

profondes;
née; il avait le front vaste et carré, plissé par sept rides droites et

,
la tête ronde, les lèvres minces, celle de dessous un peu
proéminente; ses sourcils étaient clairsemés ses yeux plutôt petits

;
que grands, d'une couleur de corne et tachetés d'étincelles bleues
et dorées ses cheveux étaient noirs, ainsi que sa barbe, peu
épaisse d'ailleurs et fourchue. On sait que son nez avait été écrasé,

Torregiani,
dans son enfance, par un coup de poing d'un camarade jaloux, ce
espèce de capitan doublé d'artiste, que Benvenuto
Cellini ne pouvait plus tard regarder sans horreur, en se rappelant
qu'il avait si brutalement défiguré ce grand homme. »
Michel-Ange s'est peint lui-même, dans le Jugement dernier,
sous la figure d'un moine qui appuie une main sur l'épaule d'un
mort réveillé par la fatale trompette, et de l'autre lui montre le Juge
suprême; mais cette image, à demi-effacée par le temps, ne donne
qu'une assez vague idée de sa physionomie puissante et sévère. Un
autre portrait de Michel-Ange peint par lui-même, conservé aux
Uffizi, n'est rien moins qu'authentique. Mais Fra Sébastien del Piombo
nous a laissé une reproduction exacte et vivante de la tête de son
vieux maître. Vasari cite aussi avec éloge le buste en bronze de ce
grand homme, exécuté avec beaucoup de talent et de fidélité parle
peintre Daniel de Volterre, et une belle médaille du chevalier
Leone, dont Michel-Ange lui-même se montra très-satisfait.
Les détracteurs de Michel-Ange, — et ils sont nombreux, — ont
jugé aussi sévèrement son caractère que son génie. On l'a accusé
de s'être montré plein d'orgueil et de mépris pour les hommes,
dur, hautain, égoïste, avare, vivant toujours seul, armé de défian-
ces et de soupçons. Nous croyons que les faits réfutent d'eux-mêmes

;
de pareilles accusations. Sans doute, Michel-Ange eut un grand
orgueil mais ce qu'il faut si souvent pardonner aux hommes les
plus médiocres semble un droit acquis aux hommes de génie.
Dante nous raconte avec sa naïveté sublime, qu'en traversant le
cercle des enfers où se punit l'orgueil, il lui semblait déjà sentir
sur sa tète le poids du châtiment. Mais quand l'orgueil, justifié par
le talent, est contenu par un cœur aimant et un esprit juste, il
devient plutôt une force qu'une faiblesse.
Michel-Ange, d'abord rude et de vie solitaire, avait cependant
un cœur sensible, tendre même, ouvert à toutes les délicatesses de
l'amitié. On ne peut relire sans attendrissement ses vers si tou-

son agonie. — S'il s'isolait du commerce des hommes ,


chants sur la mort du fidèle Urbino, qu'il veilla lui-même pendant

; c'était pour
concevoir et méditer ses grands desseins car il n'a jamais rien exé-
cuté sans de longues études et de profondes réflexions. Mais pour-
rait-on lui faire un grief de ce goût pour la retraite qui nous a
valu tant de chefs-d'œuvre ? Esprit droit et fier, il se passionnait
contre l'injustice, et il ressentit toujours

ces haines vigoureuses


Que doit donner le vice aux âmes vertueuses.

Nous ne surprenons dans sa vie aucune trace de ces mesquines


jalousies auxquelles Raphaël lui-même et le bon et pur André del
Sarte n'avaient pas échappé. Sans pitié pour les sots et les fripons,
et dominant du haut de son génie et de sa vertu les piéges de ses
ennemis, il fut équitable, bienveillant même pour tous les hommes
de talent.
Mais lui, qui avait donné le dernier mot de la science dans la
sculpture et dans la peinture, il eut la douleur immensed'assister
à la décadence de ces deux arts. « Ma science, avait-il dit lui-
même, enfantera les maîtres ignorants. » Ses successeurs, ses élè-
ves même, perdirent bientôt le sentiment simple et grand de la
nature et de l'harmonie. Ceux-là même qui admiraient le plus le
génie de Buonarotti, comme ce Vasari, qui a consacré à sa mémoire
des pages si belles d'enthousiasme et de conviction, s'éloignaient de
plus en plus dans leurs œuvres des austères traditions de l'école
florentine. Dans l'Italie entière, les caractères s'étaient abaissés avec

L'art, pour Michel-Ange ,


les institutions, et le génie des arts s'était éteint avec la liberté.

, ne fut pas un instrument de fortune


ou de gloire ce fut un sacerdoce auquel il se consacra tout entier.

;
Il n'avait jamais voulu se marier. « Mes ouvrages, disait-il, sont
mes enfants voyez Ghiberti, ses fils sont morts dans la misère, et
les portes du Baptistère vivront toujours. »
Toutefois, Buonarotti eut des amitiés vives et durables, et les
plus humbles n'étaient pas les moins chères à son cœur. On sait
qu'il accueillit toujours dans une affectueuse familiarité ses vieux
condisciples, comme le Granacci, le Topolino et le Méninghella.
Les plus grands seigneurs de l'Italie et tous les grands esprits de
son siècle lui prodiguaient à l'envi leurs louanges et leurs homma-
ges. Il conserva toujours sa dignité et son indépendance dans le
commerce des princes de la terre et des têtes couronnées. Son gé-
nie le mettait au niveau de toutes les grandeurs. Il traitait d'égal
à égal avec les papes et les rois. C'est ainsi que Pie IV, de la mai-
son des Médicis, le faisait asseoir à ses côtés, en présence de douze

,
cardinaux restés debout.
Sa nature aussi sensible que fière, se laissait facilement gagner
par le dévouement et la sympathie, et elle s'attachait alors profon-
dément et pour toujours. Celui de ses amis qu'il préférait à tous les
autres, selon Vasari, était un gentilhomme romain, plein de goût

:
pour les arts, Thomas Cavallieri. Il lui donna des dessins au crayon
noir et au crayon rouge d'une beauté surprenante une Bacchanale
aenfants, un Phaéton, un Ganymède, un Prométhée. — On ne
lui connut d'attachement que pour deux femmes, qu'il aima d'une
amitié toute platonique et presque paternelle : Louisa Strozzi, cette
belle et pure victime des débauches d'un tyran, et Vittoria Colonna,
marquise de Pescaire, qui venait souvent de Naples ou de Viterbe
le visiter, le consoler dans ses amertumes, et à laquelle il a dédié
quelques-uns de ses plus beaux sonnets. Condivi nous rapporte que
lorsque Michel-Ange apprit la mort de cette dame d'un esprit divin,
sa douleur fut si violente qu'elle le rendait quelquefois comme privé
de sens. Le biographe ajoute avec une naïveté touchante, que
Michel-Ange ne pouvait se consoler de n'avoir pas osé baiser le front
de Vittoria Colonna la dernière fois qu'il la vit, au lieu de lui bai-
ser la main. Il donna à cette femme célèbre beaucoup de dessins,
perdus aujourd'hui, mais dont quelques-uns ont été gravés.
Le corps de Michel-Ange fut porté en cachette à Florence par
ordre du Grand-Duc; des obsèques magnifiques lui furent faites par
ses concitoyens, justement fiers de sa gloire et de son génie; qua-

:
tre artistes présidèrent à cette pompeuse solennité, dont Vasari

,
nous a conservé une minutieuse et complaisante description deux
peintres Vasari et Bronzino, et deux sculpteurs, Cellini et l'Am-
manati. C'étaient bien là les meilleurs entre les lieutenants d'Alexan-
dre, mais l'empire des arts avait perdu son dernier souverain.
L'histoire a conservé l'oraison funèbre élégante et bien sentie que
prononça Varchi, un de ces esprits subtils et ingénieux si com-
muns à Florence. Le grand homme fut enseveli dans l'église de
Santa Croce, ce Panthéon des gloires florentines. Si le tombeau en
lui-même est indigne de celui qu'il recouvre, son ombre du moins
n'a pas à se plaindre du voisinage. Galilée et Macchiavel sont à ses
côtés, tandis que, près de là, un monument élevé à la mémoire
de Dante, l'aïeul commun de tous les grands florentins, rappelle
que ses cendres sont restées sur la terre d'exil1
Si l'on cherche maintenant à résumer en quelques mots l'œuvre et
le génie de Michel-Ange, après ce long et patient examen de ses
travaux, on voit que le but qu'il poursuivit sans cesse fut la réha-
bilitation de l'homme dans son esprit et dans sa forme. C'est dans
ce sens qu'il personnifie si glorieusement le caractère de la Renais-
sance. Dans tous ses ouvrages, en effet, c'est l'homme, l'homme
seul qu'il représente, qu'il idéalise, qu'il glorifie. L'homme, sous sa
main créatrice, devient aussi grand par la forme que par l'esprit;
son regard est plein de profondeur, sa tête pleine de pensées, et
son corps a la force d'un géant unie à la beauté d'un ange.
On a remarqué avec beaucoup de finesse que, dans les tableaux
ne
,
;
de Buonarotti, l'homme se voile pas la face devant la splendeur
de la divinité il traite d'égal à égal avec son Dieu; il le regarde
en face sans en être aveuglé, debout, confiant dans sa force et

,
dans sa liberté. Dans Raphaël, au contraire, esprit docile aux tra-

;
ditions les anges eux-mêmes s'abîment, prosternés aux pieds du
Créateur suprême la Vierge n'habite plus la terre, les saints

; ;
nagent dans l'éther sur les ailes de la foi1 Michel-Ange, lui, ne
peint jamais que l'homme et quand il veut faire un ange, il fait
un homme plus beau quand il veut faire un Dieu, il fait un homme
plus fort que les autres.

;
Cependant, ce n'est pas chez lui faiblesse de conception ou im-
puissance d'exécution c'est la conséquence naturelle de sa tournure
,
;;
d'esprit, de son génie particulier, de son éducation philosophique
de son amour pour l'art antique c'est le cachet de la Renaissance
imprimé sur tous ses ouvrages c'est le réveil de l'individualisme
longtemps comprimé, la réaction de l'homme longtemps oublié,
outragé dans l'art, et qui occupe maintenant la nature tout
entière.
Michel-Ange cependant n'était ni un athée, ni un esprit fort il ;
était très-profondément croyant. Les poésies de sa vieillesse le
;
prouvent à chaque ligne et s'il a tant idéalisé et glorifié la forme
humaine, c'est qu'il savait que l'homme est d'origine divine. Jamais
ce grand esprit n'a vu dans la beauté terrestre autre chose qu'un
échelon pour s'élever à la contemplation de l'Idéal.
Il serait oiseux, il nous semble, de rechercher si Michel-Ange fut
ou non un génie créateur. M. Quatremèrel'affirme, et MM. Jean-
ron et Leclanché le nient. Ce n'est là pour nous qu'une querelle de

,
mots. Il dut beaucoup à ses prédécesseurs, nous l'avons déjà dé-
montré rien à ses contemporains. Tandis que tous s'inspiraient de
lui, même les plus grands et les plus forts, Raphaël, André del

;
Sarte et Fra Bartoloméo lui-même dans son Saint-Marc, il conti-
nuait son œuvre sans rien emprunter à personne et dans ses lut-
tes suprêmes avec Léonard et Raphaël, il n'essaya pas même de
leur dérober leurs propres armes pour les mieux vaincre. Du
premier jour de sa vie au dernier, il resta le même, dans sa
manière, dans son but, dans sa foi. Et c'est là ce qui le rendit
invincible.
«Je marche, disait-il lui-même, seul et dans les sentiers les
moins foulés. a

10 vo per viemen calpestate e solo.

;
Sa manière consistait, selon Vasari, à dégager d'abord du mar-
bre les parties les plus saillantes c'est ce qui donne tant de largeur
et de puissance à son exécution. Nul n'a porté dans l'art un senti-
ment aussi énergique et aussi juste de la grandeur et de la force i
ses masses sont toujours d'une science et d'une beauté incompara-
;
bles
;
mais souvent il néglige les détails, et un très-grand nombre
de ses statues sont demeurées inachevées on a eu tort de voir là
un parti pris; cela tient plutôt à la fougue de son exécution. Le
moindre défaut de marbre le rebutait, et il abandonnait alors un
groupe presque achevé à cause d'un filou d'une cassure. D'autres
fois, la main n'obéissant pas assez vite aux ardeurs de l'inspiration,
il jetait son ciseau, désespérant de réaliser jamais son idéal, et
lui, le maître souverain, pleurait avec amertume sur sa faiblesse et
son impuissance. Il est arrivé aussi que, malgré son vif sentiment des
proportions et sa science profonde de l'anatomie humaine, il se
trompait dans ses mesures. Ainsi, dans les deux magnifiques Escla-
ves du Louvre, dont un seul est terminé, la place lui a manqué

;
pour les pieds, et il a été obligé de les enterrer dans le piédestal
même au lieu de les poser dessus mais ces maladresses du génie
ont quelque chose de touchant et de charmant. On comprend que

;
la poursuite de l'Idéal domine, absorbe, et quelquefois égare ces
grands esprits ce n'est certes pas un homme médiocre qui eût
commis des fautes pareilles. La nature a voulu qu'à côté des gran-
des qualités il y eut, en quelque sorte, des défauts inévitables,
comme des ombres aux rayons. Le seul Raphaël, dans le domaine
de l'art, n'a pas eu ce revers fatal de notre humanité. C'est un
génie de pleine lumière; Buonarotti est plus humain dans sa gran-
deur. L'un est un ange; l'autre, un géant.
Tel fut Michel-Ange Buonarotti. S'il est dans l'histoire des figu-
res qui inspirent plus de sympathie, iln'en est pas qui commandent
plus de respect et d'admiration. Sa vie de travail, de méditation,
d'austérité, de dévouement peut offrir à la génération présente plus
d'un enseignement salutaire. Au spiritualisme le plus élevé, au
culte ardent de l'Idéal, il joignit un sentiment profond de la dignité
humaine; il aima la philosophie, les arts, la poésie, la patrie, la
liberté, comme des manifestations lointaines de la justice et de la
sainteté divines; la beauté, comme un rayon affaibli de la perfec-
tion céleste; et l'homme, comme une image de Dieu !
Gustave GARRISSON.

Montauban, février 1859.

Les bornes de ce Recueil ne permettaient pas d'aborder tous les développements


que comporte un sujet aussi vaste. Bien des faits intéressants ont dû rester dans l'om-
bre. Mais l'auteur se propose de publier en volume son travail plus complet, en le fai-
sant suivre d'une traduction des poésies et des lettres de Michel-Ange.
NOUVELLE

Les épreuves de Jean Tricou.

1.

Dans un petit village de la Touraine, les bons paysans admi-


raient, il y a quelques années, l'intelligence d'un jeune orphelin
recueilli par le curé qui lui avait appris avec prodigalité tout ce
qu'il savait, en essayant de le tenir en garde contre ce que l'élève
ne savait pas.
Comme la distinction pourrait paraître trop subtile au lecteur,
nous lui dirons que le bon curé s'était attaché à prouver à son élève
que la véritable félicité dans ce monde consiste dans la paix du
cœur, dans le mépris des richesses et dans la satisfaction du
devoir accompli.
Le jeune homme grandissait donc en sagesse, et arrivé à l'âge
heureux de l'adolescence, ses yeux bleus étaient restés limpides et
;
purs son front n'avait pas été creusé par ces rides précoces, stig-
mates des passions ; et ses longs cheveux blonds, retombant en bou-
cles soyeuses sur ses épaules, rappelaient ces jeunes lévites de la
Bible qui passaient leur jeunesse dans le temple pour se préparer
au sacerdoce.
— Jean, es-tu heureux? lui demandait quelquefois le digne
prêtre.
— Oui, M'sieu le curé.
— Ne voudrais-tu pas mettre ton éducation à profit, voir la ville,
occuper une place? Ne ressens-tu pas en toi-même un peu de
vanité de ta supériorité sur tes camarades du village?
;
— C'est à vous que j'en suis redevable, M'sieu le curé à vous
tout le mérite.

:
— Tu me ravis, mon cher enfant; tu seras donc le soutien de
?
ma vieillesse d'ailleurs, que ferais-tu à la ville Ici, tu as tou-
jours des plaisirs, des spectacles nouveaux; tu peux, à chaque
heure, à chaque pas, honorer Dieu dans ses merveilles.
;
— M'sieu le curé, je n'ai besoin de rien je n'envie rien aux
autres ; conservez-moi votre amitié.
Tel était le thème habituel de leur conversation ; car, en voyant
grandir son élève, le curé redoutait pour lui les dangers qui nais-
sent sous les pas du jeune homme, trop enclin à écouter le lan-
gage perfide du démon de l'orgueil.
Or, l'adolescent entendit un jour autour de lui un concert una-
nime d'éloges.
!
— Est-il savant, ce Jean Tricou il sait le latin 1
— Il parle le grac, et il tient les comptes de tous les fermiers
des environs.

;
— Il n'est pas pu fier pour ça, ajoutait Sylvain Fauchat, un
des amis de Jean il met bravement sa petite main blanche dans
la mienne, quand je le rencontre revenant de la ferme desSaules-
Blancs. Francine serait ben heureuse si Jean voulait l'aimer.
J'crois qu'elle en tient un brin ; mais il est si timide, qu'il baisse
les yeux comme une fille.
— Et moi, j'crois ben, dit un madré, qu'il va
depuis une quin-
zaine aux Saules-Blancs pu souvent qu'à son tour, et que la belle
Catherine, la fille du fermier, l'a bien ensorcelé un tantinet.
- Vous me faites penser, père Bouriot, qu'il est un peu triste
mais les savants ont tous la mine renfrognée, parce qu'ils travail-
;

- !
lent de tête.
!Hum hum fit, en secouant la tête, le père Bouriot, qui
était loin de trouver l'explication satisfaisante.

de fondé dans son opinion ;


Nous sommes très-disposé à croire qu'il y avait quelque chose
pour tout dire, Jean Tricou., en
cachette du curé, avait pris à un voyageur de passage un billet
d'une loterie parisienne, et, depuis quelques jours, il écrivait
beaucoup. Le malheureux faisait des vers !
Oui, une ronde que devaient danser sur «l'air d'un vieux Noël
les jeunes garçons et les jeunes filles du village. Ambitieux et poète !
Cette contradiction cachait un mystère.
Quand il l'eut jouée sur le violon, — car il avait l'oreille musicale,
— il en fit une répétition générale avec la jeunesse de l'endroit,
et attendit un dimanche la fin des vêpres avec impatience pour se
rendre sur la place.

maëstro en herbe ;
— Quel garçon ben éduqué! disait Sylvain en attendant le
:
c'est l'homme à tout faire il chante au lutrin,
il joue du serpent, il nous fait danser.
— Et il est franc comme l'or, s'écria Francine avec un enthou-
siasme naïf.
L'arrivée de Jean Tricou avait mis fin aux raisonnements et ;
,
sous les rameaux touffus d'un chêne centenaire, l'essaim des villa-
geois protégé contre les ardeurs d'un soleil de juin, se préparait
au plaisir de la danse.
— Francine, vous chanterez la ronde aujourd'hui, dit Jean d'un
air timide; c'est vous qui la savez le mieux, et vous reprendrez
tous le refrain en chœur.
- Oui, M'sieu Jean, répondit en baissant les yeux la jeune
fille, heureuse d'avoir été distinguée.
Les mains s'enlacèrent. Aux préludes de l'instrument, chacun
choisit la danseuse préférée, et Francine allait chanter le début
poétique du savant du Yillage; elle ouvrait la bouche; déjà la pre-
mière note s'en échappait, et le public prononçait le chut de
rigueur en réclamant le silence.
1
;
— Holà M'sieu Jean, interrompit la voix du garde-champêtre,
en détournant l'attention générale de cette mise en scène on vous
attend à la Maison commune, vu que M'sieu le maire m'a chargé de
vous le dire verbalement.
— Et pourquoi? demanda le musicien, qui était devenu rouge
comme une pivoine, et dont les mains tremblaient.
— « Allez-y dire, m'a-t-il fait, qu'il est arrivé de Paris une
grosse lettre pour lui, et avec une adresse d'une écriture moulée
en anglaise. » Quant au reste, j'sais rien davantage.
Après cette communication, le garde, faisant demi-tour, revint
majestueusement à la Maison commune, où le retenaient ses fonc-
tions.
— Chantons d'abord la ronde
seur.
; tu iras ensuite, dit un dan-

— Non, mes amis, répondit Jean, dont l'agitation augmentait ;


du reste, je serai bientôt de retour.
— Qué qu'il a donc? il est tout en révolution; il y a quelque
manigance là-dessous, ajouta Sylvain.
Quelques minutes après, Jean revenait parmi ses camarades;
mais ce n'était plus le même homme. Sur sa figure se peignait une
joie inaccoutumée; ses yeux, qui d'habitude respiraient le calme
,
de son âme, brillaient de cette flamme qu'allume la cupidité et sa
démarche était celle d'un insensé agité par une idée fixe.
1
— Mes amis cria-t-il haletant.
Il ne put continuer ; des mots sans suite s'échappaient de sa
bouche crispée.
— Eh ben ? qué qu'il y a? s'écria Sylvain avec inquiétude
!
parleras-tu ? Dieu me pardonne il est toqué pour sûr.
;
— Je. suis. riche!
— Ah bah!
— J'ai gagné. à la loterie. une fortune !
— Combien?
— Cinquante. mille francs !
- 1
Cinquante mille francs répétait, comme un écho fidèle, la
bande des jeunes villageois, augmentée de tous ceux qui, connais-
sant la nouvelle, avaient suivi le nouveau Crésus.
à Paris présen-
— Oui, mes amis. Je vous quitte ce soir ; je vais
ter mon numéro et toucher la somme.
— T'es bien pressé !
C'est que, vois-tu, Sylvain, la fortune est une capricieuse.

et, comme l'anguille, elle glisse dans la main.

— Oh ;
— Mais tu reviendras?.
1 certainement je vais coucher ce
et demain je prendrai le chemin de fer, à Tours.
soir aux Saules-Blancs,

Vous reviendrez plus, M'sieu Jean, c'est fini, dit Francine


— ne
;
en sanglotant. La richesse vous est montée à la tête vous n'en gua-
rirez plus de c'te maladie.
Jean avait regardé la jeune fille, et il s'avançait pour lui serrer
;
la main mais il craignit l'effet de ce bon mouvement et lui adressa
un salut gauche et embarrassé.
— Allons, adieu, mes amis! danshuit jours je serai de nouveau
parmi vous.
Le bon curé lui fit une morale, en lui recommandant de revenir
bientôt.
— Avec l'intérêt de ton argent, lui dit l'excellent homme, il n'y
aura plus de pauvres dans la commune.

,
Jean Tricou l'écoutait à peine et l'embrassa d'un air distrait.
Un petit paquet pendu au bout de son bâton il partit, marchant
avec une activité fébrile et ne voulant pas regarder en arrière,
car, au fond, il avait le cœur gros.
A une demi-heure du village, il retourna pourtant la tête une
dernière fois. Il se trouvait en ce moment au sommet d'une colline

,
que la route traversait. Son regard plongeait dans le vallon où s'était
écoulée son enfance puis sa jeunesse, sous l'égide du bon vieillard
qui lui avait fait aimer la vie.

,
Il était huit heures. Le clocher de la petite église commençait à
disparaître dans les teintes noires du crépuscule et des haies du
chemin s'échappait l'odeur embaumée de l'aubépine, pendant que

, ,
la fauvette gazouillait sa dernière chanson.
Alors Jean Tricou l'enfant des bois et des vertes prairies, se dit
tristement que de quelques jours, il ne verrait plus le beau spec-

,
tacle qui se déroulait sous ses yeux.
,
— Et je quitte ce frais vallon et Francine qui m'aime Francine
qui vient de trahir le secret de son cœur!
Une larme humecta ses yeux.

;! ;
— Bah! pas de remords, reprit-il Catherine est plus belle; elle
préférait le grand Landry mais aujourd'hui je suis riche, et nous
verrons bien. En avant
Saules-Blancs !
,
redoublons le pas et à la ferme des

II.

A neuf heures , le villageois était dans l'avenue de la ferme, et


le cœur lui battait bien fort, car il connaissait le père Pécheux. Jean
n'ignorait pas qu'il ne voulait donner sa fille en mariage qu'à un
homme de travail sachant labourer, couper les foins, sarcler et
tailler la vigne, et réalisant en un mot le type de l'agriculteur. Peu
-
:
à peu il avait repris de l'assurance, et arrivé devant la porte, il heurta
avec force en se disant « Il aime l'argent, et je suis riche »
Les aboiements d'un chien de garde répondirent à cet appel,
1
et une voix rude se fit entendre, calmant les démonstrations vigi-
lantes du fidèle animal.
1
— Tais-toi, Médor Qui va là?
— C'est moi, père Pécheux, moi, Jean Tricou 1

;
— On y va, mon gas, on y va; couché, Médor! Tu arrives à
;
temps, Tricou nous allions au lit mais il y a encore une portion
de soupe au lard et une assiette de choux.
Jean entra dans la salle basse. à la suite du fermier. Au plafond
pendaient, rangés en file, des jambons destinés à l'alimentation de
la famille et des valets. A droite de la porte, de plain-pied avec
l'étable où ruminaient les bœufs, se trouvait un petit moulin à
cylindre servant à passer la farine; à gauche s'entassaient, sur un
vieux bahut en chêne, les plats en faïence jaune dans lesquels la
belle Catherine servait, arrosées avec un bon pichet de vin, les
entrecôtes aux haricots et aux pommes de terre, qui, après une
journée de travail, délectaient le palais des garçons de ferme, et

,
du beau Landry en particulier.

,
Dans le fond de la salle un gros garçon, d'une stature hercu-
léenne aiguisait sur une pierre le fer d'unecharrue, en jetant des

,
regards obliques à une grande fille brune qui ployait, une nappe en
treillis tachée de vin et se mettait en devoir de laver dans l'évier

,
les assiettes veuves de leur contenu.
— Tu le vois mon gas, t'arrives à temps.
Catherine va te faire
souper. Mais au fait, il y a feu cheux vous, ou il vous est arrivé
malheur. Qué que tu viens chercher à ct'heure?
Je vais vous le dire, père Pécheux, dit Jean Tricou d'un air

embarrassé. Bonsoir, Mam'selle Catherine.
— Bonsoir, M'sieu Jean.
Mais avant, veuillez dire à Landry de sortir, vu que c'est

une confidence que j'ai à vous faire. Mam'selle Catherine n'est pas
de trop.
— 1
Landry va-t'en voir si les foins sont bien tassés.
Le gros garçon, sans s'émouvoir, sortit en toisant le villageois
d'un air soupçonneux.
--Voici, père Pécheux. Je viens vous demander Mam'selle Ca-
therine en mariage. Vous saurez que je suis, depuis tantôt trois
heures, possesseur de cinquante mille francs que j'ai gagnés à la
loterie.
1
— Cinquante mille francs Par Notre-Dame
de la Chandeleur,
c'est pas une petite somme, et on ne la trouve pas tous les jours
dans le pas d'une mule.
de plus je suis à même de
— Vous savez, père Pécheux, que
remplir une place, et qu'avec cette fortune je peux arriver encore
plus haut. Voilà la lettre et mon numéro, ajouta Jean en montrant la

, ;
missive au méfiant fermier et à sa fille.
— Tout ça est très-bien mon garçon mais, pour moi, j'estime
que t'es pas capable de mener une ferme et de soigner toi-même du
bien, si t'en avais. D'abord, t'es maigrelet et tu ressembles pour la
force à une mauviette. Vois-moi ces mains 1
En même temps, le fermier montrait à Jean Tricou deux étaux
en chair humaine.

;
— Mais j'serai pas regardant, si Catherine veut de toi. Je vas
faire un tour à mes foins avant d'aller me coucher reste avec elle
accordez-vous, et si tu lui plais, foi de Pécheux ! je tape dans ta
;
main. A tantôt.
Depuis quelques instants, de sourds roulements, précurseur d'un
orage, retentissaient dans la plaine, et un éclair illumina de sa
vive lueur la figure timide du villageois, qui contemplait en silence
la beauté plantureuse de Catherine.
— Mam'selle, dit-il d'une voix faible, en baissant les yeux et
en roulant entre ses doigts son chapeau de paille; pour vous méri-
ter, je ferai mon apprentissage, s'il le faut, et je deviendrai fort
comme Landry.
1
— Ah 1 c'est-y drôle vous m'aimez ? Vrai, c'est pour tout
de bon1
— Oui, Mam'selle, car en revenant de la ferme, dans le petit
chemin des Trois-Croix j'ai effeuillé bien souvent à votre intention
: ,
la petite fleur qui dit Plus je vous vois, plus je vous aime.
— Et qu'a-t-elle répondu ?
— Je vous aime 1
— Cétait une petite sotte et vous un enjôleur.
— Oh 1 Mam'selle Catherine !
— La main sur le cœur, à la bonne franquette, dites lavérité,
:
la pure vérité vous avez aimé Francine1
,
— Je n'y ai jamais pensé, croyez-le, Mam'selle et votre image
était dans mon cœur comme dans mon esprit, si bien que la der-
nière fois, en tenant vos livres de compte, je me suis trompé dans
une addition.
-- Fallait pas vous tromper !
Vous me regardiez, et je tremblais!
Un coup de tonnerre plus fort que les précédents venait d'ébranler
la ferme, et des gouttes de pluie, chassées par le vent, s'abattaient
sur les carreaux.
!
— Holà ! hé Catherine ! criait du dehors le père Pécheux.

gar. L'orage commence ;


Viens-t'en nous aider; il faut enfermer les fourrages sous le han-
y a pas de temps à perdre.
— Voici le moment de vous montrer, dit Catherine à Jean. Lan-
;
dry est mon promis, j'men cache pas il est fort, il est vaillant.

Avec moi, voyez , ,


Prouvez-moi, ce soir, que vous êtes dégourdi, et je vous accepte.
!
faut pas faire le mirliflor. Allons au travail
Bientôt Landry eut attelé les bœufs à la charrette, et la condui-
sant dans la prairie, il avait armé Jean d'une fourche pour ramas-
,
ser le foin pendant que le père Pécheux, Catherine et Landry
formaient des meules pour les transporter à l'abri.
— Plus vite que ça, plus vite! Jarnicoton, criait au
travailleur
le père Pécheux.
— Qui me donne un coup de main pour mettre c'te meule sur la

,
charrette ? demanda Landry.
! ;
— Tiens Jean qu'est fort répondit le fermier en souriant avec
malice.
Le villageois s'était baissé et s'épuisait en vains efforts. De son
côté, la meule n'avait pas quitté le sol, tandis que Landry la tenait
perpendiculairement.
— Eh ben1 qué que tu fais ? lui demanda le gros garçon.
répondit Jean
— Je n'y suis pas encore, attends un peu,
essoufflé.
— C'est que nous n'avons pas de temps a
Pécheux.
perdre , reprit le père

de Jean Tricou,
— Tenez, s'écria Catherine en prenant la place
une1 deux !
et hopp ! voilà qui est fait.
Une seconde meule suivit le chemin de la première , pendant
que Jean, confus et honteux, comprenait que sa cause était déses-
pérée.
Bientôt la besogne fut terminée, et autour d'une table où étaient
disposés quelques verres, le père Pécheux, en essuyant son front

— Je crois, mon garçon,


,
baigné de sueur, interrogea sa fille du regard.
dit-il à Jean que tu ne conviens pas
;
à ma fille. Landry n'aura pas ta fortune, c'est vrai mais c'est un
bon travailleur, et c'est le principal. Tu chiffres, t'as de l'écriture,
tu chantes, tu joues du violon, et cependant à c'te heure, je pré-
fère Landry. Vois, mes deux autres valets étaient à Tours pour
porter une coupe de bois que j'ai vendue, et rien qu'avec les deux
bras de Landry nous avons avancé la besogne tout comme si les
autres y étaient.
— Ainsi, M'sieuJean, c'est inutile; je suis très-flattée, mais
franchement, ajouta Catherine, vous êtes trop monsieur pour moi,
et j'veux pas de vous.
;
— Ne soyons pas brouillés pour ça, mon gas bois un verre de
vin, couche ici à ta convenance, et viens nous voir queuque fois ,
quand tu seras riche. Tu seras toujours ben reçu.
— Merci, pèrePécheux, répondit Jean décontenancé, je vais
partir tout de suite.
;
— A ton aise, mon garçon t'as beau temps, il ne pleut plus,
dans une heure tu seras à Tours.
Landry, qui préparait dans l'étable la litière pour les bœufs, avait
lancé un gros éclat de rire en voyant sortir Jean de la salle basse.
;
— Sans rancune, Jean, lui dit-il mais t'es pas assez malin pour
me manger la laine sur le dos.

tête bonsoir, père Pécheux

— Bon voyage, mon gas !


;
— Je vous salue, Mam'selle, dit Jean tristement en baissant la
; adieu, Landry !
— Bon voyage 1 répéta Catherine dont la gaité s'augmentait de
celle du beau Landry.
La porte s'était refermée sur le villageois en grinçant.
- 1
dehors;
Ab elle s'est moquée de moi, se dit Jean Tricou une fois
mais quand je reviendrai de Paris avec des écus dans les
poches, nous verrons bien si elle rira. Préférer ce rustre de Lan-
dry à un garçon instruit comme moi !
L'amour-propre froissé mordait au cœur le savant du village.

Courage! reprit-il un moment après; avec ma fortune, je me
marierai à ma convenance, et c'est dans la grande ville que l'on

qu'une grossière paysanne : 1


appréciera mes talents. Arrière les soucis Je trouverai mieux
oublions cette mésaventure. Je suis
jeune. J'entre dans la vie par une porte dorée. A Paris 1

III.

Un mois après le départ de Jean Tricou, un jeune homme d'une


trentaine d'années, à la figure brune et accentuée, aux favoris
luxuriants, vêtu d'une robe de chambre en velours épinglé, coiffé
d'une grecque brodée, les pieds dans des babouches, fumait non-
chalamment un cigare, assis sur un divan moelleux, et semblait ne

bien-être:
conserver du monde extérieur qu'une vague sensation, celle du
c'était la fidèle image du far-niente.
a
M. Aristide Gausseret
:
ce qui embellit l'existence
beaucoup aimé, en facile épicurien, tout
le vin, le jeu, les femmes; mais il n'a

,
jamais su opposer le travail comme contrepoids à tous ces pen-
chants à toutes ces faiblesses. « Beau mérite, s'est-il dit souvent,
!
de voir arriver un homme qui travaille » Enhardi par cette morale

;
facile, il a dissipé en quelques années une fortune léguée par des
parents honorables et, après avoir traversé, comme un météore
lumineux, les coulisses des petits théâtres, les cabinets particuliers
des cabarets en renom, et les boudoirs des courtisanes, il s'est
vu un beau jour dans la situation du philosophe Bias, de piteuse
mémoire.
Cependant, comme la philosophie exige dans le caractère une
certaine énergie et une dose de raison suffisante, il a opté pour
l'insouciance, espérant qu'au fond du verre il trouverait fortune et
renommée. Cependant, pour boire il faut de l'argent, et, quand il

;
est épuisé, des amis qui ouvrent généreusement leur bourse. Les
amis avaient compati à son malheur mais ils n'avaient ouvert que
leur étui à cigares, et pas un seul de ces compagnons d'orgie qui
applaudissaient à ses saillies et lui prêtaient des mots, pas un seul
ne lui avait prêté le moindre billet de banque. Que faire? Accepter
un modeste emploi? C'est mauvais genre. Mais Clichy et sa perspec-
tive sinistre, ses porte-clefs et ses hautes murailles?. Cette idée
avait donné le vertige à M. Aristide Gausseret.
Il fallait prendre une résolution. Alors il avait vécu en véritable
condottiere, flairant une affaire aux environs de ce temple élevé à
Mercure sur la place de la Bourse, souvent rebuté et revenant à la
charge, éblouissant les disciples du report et de la différence par
un raisonnement serré sur les probabilités de la hausse et de la
baisse; étonnant les autres par la profondeur de ses vues en leur
répétant avec une-heureuse mémoire, les principaux passages du
Premier-Paris d'un journal industriel, dont le rédacteur en chef,
un industriel aussi, lui avait donné la primeur dans ses bureaux
et se tenant toujours en garde, sur cet océan périlleux, contre
,
;
les écueils qui hérissent les abords de la police correctionnelle.
Il vivait donc mais quand il avait ramassé dans le mois dix ou
quinze louis, hasardés le plus souvent sur le tapis vert d'une maison
de jeu, ou dépensés dans les habitudes contractées au sein de son
opulence d'autrefois, il revenait à la charge, et recommençait tous
les jours cette vie de luttes et d'aventure.
Il en était fatigué, et le bel Aristide changeait à vue d'oeil, lors-
qu'un jour ses amis n'avaient plus reconnu en lui l'humble remi-
sier (1), qui obsédait le client sous le péristyle de la Bourse, en
lui offrant ses services. Depuis quelques jours, Gausseret était
; ;
élégant dans sa mise il avait pris un appartement rue Taitbout,
et traitait des affaires pour son compte il était recherché, admiré,
salué 1
L'introduction d'un nouveau personnage qui frappe vivement
deux coups à la porte du salon, où le boursier rêvait, sans doute
à ses futures destinées, va donner au lecteur l'explication de ce
changement subit.
— Entrez donc, mon cher Tricou, je vous attendais avec une
vive impatience !
— Elle est partagée, mon cher M. Gausseret. Je n'ai pas fermé
l'œil de la nuit. Il me semble toujours qu'après avoir touché le mon-
tant des objets d'art qui composaient mon lot, j'aurais agi plus
sagement en partant pour mon village. Je ne vous le cache pas,

(1) Espèce de courtier marron, qui, moyennant une commission, propose des affai-
res qu'on lui met en main.
;
je crains pour mon argent. Ces spéculations, ces jeux troublent
mon esprit timoré; je perds l'appétit je ne vis plus.
Un long soupir suivit cette déclaration du villageois.
— Voilà bien les hommes! Jamais contents. Mais laissez-moi
d'abord vous regarder. Charmant ! prodigieux 1 Vous portez ces
habits avec une désinvolture aristocratique.
— Au contraire, M. Gausseret, je suis bien gêné dans ces panta-
lons collants, je vous assure, et je regrette bien mon ample vête-
ment de toile.
— Erreur! !
mon cher, erreur Dussautoy est le tailleur par excel-
lence, et vous lui faites vraiment honneur. Regardez-vous dans
cette armoire à glace.
Tricou vit son image répercutée des pieds à la tête.

lui renvoya
il pensa
;
Le villageois avait dessiné un sourire de satisfaction que la glace
;
la flatterie avait chatouillé les fibres de la vanité
intérieurement que Gausseret avait raison, et que ce vête-
ment rehaussait sa tournure et son joli physique.
— Découvrez-vous, continuait imperturbablement le boursier.
;
;
C'est parfait 1 la raie au milieu de la tête le lorgnon traditionnel
venant battre la poitrine rien n'y manque. Asseyez-vous mainte-
nant, et causons affaire. Acceptez-vous un cigare?
— Volontiers.
— Vous le supportez maintenant ?
— Je commence.
— Un verre d'absinthe ?

-
— 1
Oh ;
pour çà, non je ne peux pas.
Essayez; il faut s'habituer à tout.
Jean Tricou alluma son cigare, but une gorgée de la boisson
apéritive étendue d'eau, fit une grimace en toussant à plusieurs
reprises, et se mit en devoir d'écouter le bel Aristide qui, s'étant
levé, rejeta ses cheveux en arrière par un geste familier à un an-
cien acteur du boulevard, et se posant en face du villageois lui tint
le discours suivant:
—Mon cher ami, — car je vous aime comme un frère, et votre
inexpérience me touche jusques au fond du cœur, — votre heureuse
étoile vous a poussé vers moi, alors que me rencontrant le soir de
votre arrivée, vous m'avez demandé votre chemin et un conseil. Je
vous ai indiqué l'un, je vous ai donné l'autre. En êtes-vous fâché?
—Certes non , M.Gausserct.
— Par mes soins, par mes démarches actives, je vous ai faci-
lité la vente de vos objets d'arl et je vous ai remis fidèlement
quarante mille francs en beaux billets de banque.
— C'est vrai, mais.
l
— Attendez, bouillant jeune homme. Est-il donc pressé De plus,
me confiant vos rêves d'ambition, je vous ai aplani les voies, et
vous êtes possesseur en ce moment de cent actions d'Orléans à
1,070; affaire superbe, car les cours sont bien tenus, l'argent re-
vient à la surface et vous êtes à la veille de réaliser une fortune.
— Mais si la baisse. les bruits de guerre.
— La guerre? je n'y crois pas; impossible. Cette
opération a été
conçue par moi, avec cette connaissance pratique qui est le fruit
de mes veilles et de mes labeurs. D'ailleurs, admettons la baisse.
?
Eh bien nous reportons sur août, moyennant une prime de deux
francs par action, et nous voyons venir.
- C'est que pour moi, M. Gausseret, c'est prolonger mon sup-
plice. Un mois de plus, c'est l'insomnie, le dépérissement, la
mort!
— Vous êtes un enfant. Aujourd'hui, en mettant de côté votre
costume du village, ce superbe habit de votre première commu-
nion qui vous donnait un faux air de sacristain endimanché, vous
avez dû dépouiller aussi le vieil homme. Que diable 1 nous avons
tous aimé le village, le son de la cornemuse jouée par un méné-
trier au nez rougi, au chef branlant, les robustes jeunes filles luti-
nées par le beau Nicolas, les danses animées, les cris de joie, le
premier baiser, la promenade à deux sous les grands bois pendant
que les serines vertes viennent couver sur la branche fleurie, et
qu'un chevreuil timide s'enfuit en effleurant à peine le gazon.
- !
Oh ! c'est cela s'écria Jean Tricou dans son enthousiasme.
- Et bien, chansons que tout cela ! N'est-ce rien que de se voir
adulé par les courtisans de la fortune, salué par cette cohue de
faiseurs ambitieux qui mendient par des courbettes une comman-
dite ou un crédit. L'argent, mon cher, c'est le dieu du jour, le
fétiche, l'idole des croyants modernes. Avec l'argent, le monde
vous donnera son estime, ses honneurs et ses flatteries.
— Oui, dit sourdement le villageois dont le regard subissait la
;
fascination de l'intarissable Gausseret oui, la fortune mène à tout.
— Arrière donc les rêves du passé! soyez égoïste, mon cher
Tricou, et quand vous pèserez sur la considération publique à
l'aide de vos sacoches pleines, on recherchera bientôt l'homme po-
sitif, qui, comptant peu sur le dévouement des hommes, appréciera
à sa juste valeur le droit de les tenir en laisse au moyen d'un bor-
dereau ou d'un compte-courant !
— C'en est fait, M. Gausseret, je me fie à vous. Vous avez une
manière de dire les choses, qui raffermit mes résolutions et chasse
les vieux souvenirs.
I
— Enfin j'aime à vous voir dans ces dispositions. Ce soir, au
Passage de l'Opéra, je connaîtrai le résultat de notre spéculation.
Demain, je rédigerai les circulaires de notre nouvelle maison com-
merciale, et nous marcherons à grands pas vers le succès. En atten-
dant, voici la plaque qui sera sur la porte de mon salon transformé
en comptoir.
Jean Tricou lut la raison sociale suivante, et la nature des tran-
sactions qui en formaient la base :
Gausseret, Tricou et Ce, banque et recouvrements, placements de
fonds, avances sur consignations, commissions et transits.
— Dans ma circulaire, continuait Gausseret, j'annonce aussi de
beaux et vastes magasins pour recevoir les marchandises.
— Mais, oùsont-ils?
— Nous les aurons plus tard. N'ai-je pas ma chambre à coucher
?
et mon cabinet de toilette pour commencer l'essentiel est de faire
un peu de réclame.
- Réclame?
- Oui, l'art de prendre à la glu d'un mensonge monté sur
une belle périphrase, l'homme crédule et de bonne foi. Je vous
apprendrai en temps et lieu toutes ces feintes de la spéculation pa-
risienne. Ce soir, je vous présente à la famille Caqueteau qui vous
attend avec impatience. J'ai parlé à M. Caqueteau, un ancien entre-

jouotteàla ,
preneur de bâtiments, retiré des affaires, un de mes clients, qui
bourse.Mlle Amélia
,
sa fille, est charmante, un peu
maigre, mais la flexibilité d'une créole, et, de plus deux cent mille
francs en espérance. Soyez réservé, poli, aimable: c'est facile à
vous, et nul doute que pendant le dîner vous ne réussissiez à
plaire à la jeune personne.
- Mais me plaira-t-elle ?
N'en doutez pas; elle a du piquant dans la physionomie, de
grands bandeaux noirs, le sourire provocateur, des yeux de feu.
!
Heureux mortel ah 1 j'oubliais. J'ai dit que vous aviez cent mille
francs en capital, et un immeuble en Touraine d'une valeur triple.
Ne me démentez pas J'ai montré notre coupon d'achat pour l'affaire
à livrer. Maintenant confiez-moi vos trente-cinq billets de banque
afin de les faire papillonner après le dîner aux yeux du père Ga -
queteau.
— Les voilà, mon cher M. Gausseret.
— Fi
!
donc monsieur? Gausseret tout court, s'il vous plaît.
Entre nous, c'est à la vie et à la mort. Mais, quelle heure est-il?
— Onze heures.
—Allons déjeuner, Tricou !
En un tour de main, Aristide Gausseret eut composé une toilette
qu'il portait avec une aisance distinguée.
—Avez-vous faim, Tricou ?
- -Oui, mons.
—Eh 1
-- Oui, Gausseret.
Eh bien1 carissimo, je vais vous apprendre à composer un

,
déjeuner au Café anglais, et vous donner des leçons de savoir-
vivre dont l'application honorera le professeur chez l'estimable
famille Caqueteau.
Quelques minutes après cet entretien, les deux inséparables
entraient dans un salon du célèbre restaurant, et à la voix insi-
nuante de son mentor, échanson émérite, notre villageois, en sablant
force rasades d'un excellent vin de Bourgogne, voyait à peine dans
un passé lointain l'image du bon curé, de Sylvain Fauchat et de la
jolie Francine.

IV.

Aristide Gausseret, comme on vient de le lire, avait jeté son


M.
filet à ce goujon d'une nouvelle espèce qui avait nom Jean Tricou ,
et il s'apprêtait à le frire sans pitié, dès qu'il l'aurait enfermé dans
les fines mailles de ses ruses. Le pauvre garçon avait souvent op-
posé à son tyran, depuis un mois, ses craintes, ses remords et sa
nostalgie, tourments accompagnés d'une pantomime expressive qui
:
équivalait à ce désir intérieurement formulé « Je voudrais bien
m'en aller 1 » C'était en vain. Le vautour lâche-t-il sa proie? D'ail-
leurs, par un système machiavélique, Gausseret l'avait grisé de
raisonnements et de paradoxes. Insensiblement, il avait fait germer
le doute dans le cœur de ce paysan crédule. Confiant dans l'expé-
rience de son protecteur improvisé, Jean se laissait guider en
aveugle, semblable à un frêle esquif qui, gouverné par une main
habile, vogue à la dérive sur les flots irrités.
L'adroit spéculateur avait commencé par un coup de maitre en
s'entremettant pour la vente des objets d'art, et il avait bénéficié
de 5,000 fr., portés sans scrupule à son actif. De plus, il allait ter-
miner cette comédie par un dénouement où toute son adresse de-
vait briller dans le plus grand jour. A l'aide de cette phraséologie
brillante, si utile quand les chiffres lui prêtent leur éloquence, il
avait ébloui M. Caqueteau, vieux rentier, pour lequel la vie était
une course à l'heure avec le tarif en regard, et lui avait présenté à
la Bourse son futur associé.

— Il a bonne mine; sa gravité me plaît, avait dit l'ancien entre-


- preneur, en entraînant Gausseret à l'écart.

,
— Du reste, il réfléchit beaucoup et parle peu. Orphelin dès son
bas âge il appartient à une honorablefamille de la Touraine. Belle
position, physique charmant !
— Nous verrons, s'était écrié le bourgeois en barbouillant son
nez de tabac. J'en parlerai à ma femme. A bientôt, M. Gausseret !
à bientôt.
Six jours après, une invitation à dîner avait été adressée collec-
, tivement à Gausseret, et nos deux amis, après avoir endossé le
frac de rigueur, se dirigeaient, à six heures du soir, vers la de-
meure des époux Caqueteau.
La plus grande activité régnait depuis quelques heures dans un
appartement au deuxième étage d'une maison située dans la rue
Neuve-Coquenard. Plus d'un voisin se livrait à des commentaires
sur cette perturbation dans les habitudes, d'ordinaire si paisibles,
de la famille Caqueteau.
disait
— M. Caqueteau est nommé maire de son arrondissement,
l'un.
— Il est décoré, ajoutait un autre.
L'épicier avait voulu interroger Marguerite, la cuisinière, qui
était restée sourde à toutes ses questions.
de nougat, Mlle Marguerite, avait
— Veuillez accepter un peu

,
dit le rusé compère, en essayant de corrompre le cordon bleu.
— Merci bien M'sieu Chamouillart, mais j'ai pas le temps.
— Ecoutez donc.
— Nenni, je suis pressée.
A chaque moment, on voyait des émissaires arriver avec des
comestibles, et les suppositions ne tarissaient pas. A cinq heures,
M. Caqueteau s'était fait la barbe, et procédait à sa toilette avec la
lenteur minutieuse d'un homme coté. H avait une grosse figure, un
petit nez perdu dans les deux fossettes de ses joues rubicondes. Les
soucis avaient de bonne heure dégarni son front; mais, selon sa
femme, son mari n'en était que plus majestueux. Ses yeux à fleur

,
de tête semblaient vouloir sortir de leur orbite; et, dans la discus-
sion son regard prenait une expression farouche; au fond, il était
si bonhomme que dans l'intimité Mme Caqueteau l'appelait mon gros
mouton. Ilétait, en somme, petit, avait le ventre proéminent et
les jambes cagneuses. Il aimait l'argent, s'efforçait, par des place-
ments habiles,d'augmenter son capital et venait de faire imprimer
un traité sur la fumisterie, qui devait, disait-il, être l'objet d'un
rapport à l'Institut.
Sa femme était grande, sèche et maigre, comme Mlle Amélia. Les
mauvaises langues, depuis vingt-cinq ans qu'ils habitaient dans la
rueCoquenard, n'avaient jamais pu entamer sa réputation, quoi-
que, d'après M. Caqueteau, la beauté de sa femme dans sa jeunesse
lui eût donné beaucoup de tablature. « Mais heureusement, ajou-
tait-il aussitôt, pas coquette ! »
Elle avait de l'ordre, de l'économie jusqu'à la sordidité, parlait
lentement, avait dévoré dans le temps les romans de MmeRicco-
boni, ne comprenait rien à la littérature de nos jours et cherchait
du style dans la Cuisinière bourgeoise, élevant sa fille dans la crainte
de Dieu, l'amour du piano, et le développement de la crinoline.
MUe Amélia, assez insignifiante et soumise aveuglément aux vo-
lontés de ses parents, avait ouvert la veille de grands yeux éton-
nés quand on lui avait annoncé le mariage qui se mitonnait, expres-
sion figurée qu'employait son père.
Mmes Caqueteau étaient déjà en costume d'apparat et garnissaient
les candélabres du salon, allumaient le feu et disposaient .sur un
plateau la théière, les tasses et les liqueurs, lorsque Marguerite se
présenta apportant dans un panier un objet qu'elle s'efforçait de
dérober aux regards inquisiteurs de sa maîtresse.
— Que portez-vous là?
— Madame., je ne sais pas, balbutia-t-elle en essayant de con-
tinuer sa marche vers la salle à manger.

main impatiente dans le panier ,


Mme Caqueteau avait ouvert le couvercle, et, plongeant une
elle ramena un ananas d'une
grosseur fabuleuse, produit recherché d'un habile horticulteur.
— D'où vient ce fruit ?


!
— De chez Chevet, Madame.
Caqueteau criait la maîtresse.
L'ex-entrepreneur, en habit noir, pantalon casimir gris et gilet
blanc, accourut à l'appel de sa moitié.
!
— Tu as perdu la tête, mon ami encore une nouvelle dépense 1
Tu veux nous ruiner. C'est de l'extravagance.
— Ce n'est rien, ma chère Dorothée, une petite folie de 25 fr.
Je l'ai louée (1) seulement, on n'y touchera pas, et je regagnerai la
dépense à la Bourse, dans ma prochaine affaire au comptant.
— C'était inutile. Si, par malheur, un de nos convives manifes-
?
tait le désir d'y toucher ce serait une perte sèche.
1
— C'est impossible M. Tricou a vécu dans le
meilleur monde, et
il sait bien que ces fruits ne sont destinés qu'à orner la table.

!
D'ailleurs, ne regrette pas la dépense, ma chérie; nous établissons
notre fille au-delà de nos espérances. Amélia ajouta l'ex-entrepre-
neur, sois gracieuse, mais avec la timidité inséparable de ton sexe;
baisse les yeux, et de loin en loin un sourire.
— Oui, mon père.
— Quant à toi, dit-il "à Dorothée, tu es une maitresse femme.
1
Je n'ai rien à te dire. Belle toilette continua-t-il en regardant sa
:
fille robe de soie, corsage blanc. Allons, il ne nous prendra pas
pour des gens du commun. Marguerite, allez faire le guet chez le
portier, et venez nous avertir en toute hâte, dès que vous aperce-
vrez M. Gausseret et son ami.

,
(1) Depuis quelques années, à Paris les fournisseurs de tout genre ont trouvé cet
ingénieux moyen de satisfaire aux ridicules de certains bourgeois qui, au moyen- de ce
luxe d'emprunt, affectent la richesse.
La cuisinière obéissante était allée aussitôt se mettre en faction.

,
—Mon cher Tricou, disait dnns le trajet le boursier au villa-
geois parlez fort peu, regardez-moi toujours, quand vous hasar-
derez une parole. Nous allons chez des gens appartenant à cette
fraction de la bourgeoisie qui a gagné une honnête aisance à la
force du poignet. Ils sont très-vaniteux, très-ridicules, et tiennent
essentiellement à être pris au sérieux. Réglez-vous là-dessus.
- Je ne très-bien,
parlerai qu'après vous.
- C'est et surtout pas
;
de poésie. Les champs, l'onde
pure courant sur un lit de cailloux blancs laissez-moi ces rêvas-
series de côté.
— Je vous le promets.
— Alors, redressez-vous! la poitrine en avant, la tête haute;
ayez beaucoup d'empressement, des attentions pour la demoiselle.
Par exemple, partager un fruit au dessert, et lui en offrir la moitié
en l'accompagnant d'un compliment bien tourné. Si vous réussissez,
nous avons pour nous ce levier avec lequel Archimède voulait
soulever le monde. Aidés des capitaux du beau-père, nous sommes
dans un an millionnaires.
l
— Millionnaires
;
— Oui, mon très-cher ayez donc l'assurance d'un homme carré
par la base, et le succès est au bout.
Marguerite essoufflée entra dans ce moment.
1
!
— Les voici cria-t-elle.
!
;
— Vite ma brochure dit M. Caqueteau, qui se mit en devoir
de lire son traité sur la fumisterie toi, ma femme, brode les pan-
toufles que tu as commencées, et qu'Amélia se mette au piano en
chantant:
Vous voulez posséder mon cœur.e'
Cette romance est bien un peu ancienne, mais elle est jolie et de
circonstance.
En un clin-d'œil, toute la famille avait trouvé sa contenance. Les
invités montaient lentement; Gausseret préparait son entrée, et
Jean, agité d'une crainte insurmontable, sentait ses jambes se
dérober sous lui.
Henri Vl-ANDUZE.
(La fin à la prochaine livraison. )
HISTOIRE LITTÉRAIRE.

Quelques notes pour une histoire de la chanson (4).

XIII.

Essayant de remonter jusqu'à l'origine de la chanson, nous

;
l'avons montrée d'abord, dans les temps les plus reculés, au ber-
ceau de toutes les civilisations nous l'avons vue ensuite, à diver-
ses époques, chez tous les peuples, s'inspirant des mœurs, des

accidents de la vie privée. Enfin ,


sentiments individuels et publics, des faits de l'histoire et des
nous nous sommes attaché
particulièrement à la chanson française, et nous l'avons suivie,
depuis ses commencements, à travers toutes ses formes, jusqu'au
règne de Louis XIII.
Reprenons la chanson à ;
cette époque de notre histoire et, de
couplets en couplets, nous allons arriver à la chanson parfaite, au
chef-d'œuvre du genre, que notre siècle seul.peut, à bon droit,
s'honorer d'avoir produit.

XIV.

La chanson nous avait montré l'aimable et décent sourire de

(1) Voir la première partie, tome VIII, p. 465.


Mme de Hautefort égayant un peu l'humeur chagrine de Louis XIII.
Les couplets suivants témoignent de l'impression que la beauté de
cette chaste dame fit aussi sur le cœur du prince qui s'attacha plus
tard Fontanges, La Vallière et Montespan. Louis XIV, bien
jeune, fit faire par Benserade ces vers amoureux pour Mme de
Hautefort:
Objet aimable et vertueux ,
Comme un amant respectueux
Je mets à vos pieds mon empire.

De la reine et de vous j'apprends


Des préceptes bien différents
,
Qu'il ne faut pas que je dédaigne :
Elle, se faisant obéir,
M'instruit comme il faut que je règne,
Et vous m'apprenez à servir.

,
san
,
Benserade, dans cette circonstance se montra parfait courti-
mais ne fut qu'un médiocre poète. — Tallemant des Réaux
nous apprend qu'il fit aussi des chansons sur toutes les filles de la
reine et sur Mrae de Ségur, leur doyenne :
Quelle injustice pour Ségur!
Elle est blanche, elle est blonde,
Et trouve à tout le monde
Le cœur un peu dur.
Je la vois réduite
En un étrange point.
Les messieurs sont en fuite,
Et son embonpoint
Ne les rappelle point.

Mme de Chàtillon
voici un :
,
Comme le jeune roi s'entretenait assez familièrement avec
Benserade fit là-dessus des couplets en

Avec vous le roi cause,


Mais, en vérité,
Il faut quelqu'autre chose
Pour votre beauté
Qu'une minorité.

Mme :
de Châtillon dit au poète « Mon petit ami, s'il vous arrive
encore de parler de moi, je vous ferai rouer de coups de bâton. »
C'est ainsi qu'on se vengeait à cette époque des mauvaises plaisan-

recours à cette sorte d'arguments frappants ,


teries qui se traduisaient en chansons. Malherbe aussi avait eu
pour répondre à
un certain Berthelot qui l'avait piqué au vif dans les couplets
suivants:
Dire que Malherbe est habile
A reprendre Homère et Virgile ,
Cela se peut facilement :
Mais bien qu'il soit d'avis contraire,
De croire qu'il puisse mieux faire,
Cela ne se peut nullement.

Etre six ans à faire une ode ,


Et faire des loisàsa mode,
Cela se peut facilement ;
Mais de nous charmer les oreilles
Par sa merveille des merveilles,
Cela ne se peut nullement.

;
Nous avons dit que nulle part on n'avait fait autant de chansons
qu'en France il faut ajouter que jamais en France on n'a chan-
sonné les personnes et les choses autant que sous le règne de
Louis XIV. C'étaient, selon l'expression de Châteaubriand, les
libertés du temps.

se faire accepter de la régente ,


Mazarin gouvernait l'Etat. « Créature de Richelieu, il avait dû
comme ministre, et peut-être à
un autre titre. Richelieu, dit-on, avait trouvé sa force dans la
raison de Louis XIII, Mazarin dut chercher la sienne dans le cœur
d'Anne d'Autriche. Pendant les longues conférences qu'il avait
avec sa souveraine, il est probable qu'il ne manquait pas de faire
ce que la duchesse de Chevreuse conseillait comme un bon moyen
d'intéresser Sa Majesté, c'était d'attacher sur ses belles mains ,
dont elle était vaine, des yeux distraits et rêveurs. Il s'inquiétait
; ,
assez peu de ce que l'on pouvait penser et dire pourvu qu'il fit
montre de son ardeur il n'y regardait pas de plus près qu'un
page. Un jour, il s'élança galamment par-dessus la portière du

ce qui donna lieu à cette chanson » :


carrosse de la reine, le laquais s'étant fait attendre pour l'ouvrir,

Devant la reine, Mazarin


A fait une trivelinade;
Il a sauté, comme Arlequin ,
Devant la reine, Mazarin.

Sa qualité d'étranger, le pillage scandaleux des deniers publics,


pour lui et pour les siens, l'avaient rendu odieux. La Fronde
éclata. Des barricades s'élevèrent dans Paris; la chanson en-
tonna cet étrange alleluia :

Ce fut une grande rumeur,


Lorsque Paris, tout en fureur,
S'émut et se barricada ,
Alléluia !
Sur deux heures après dJné,
Dedans la rue Saint-Honoré
Toutes les vitres l'on cassa
Alléluia !
,

Si les bourgeois eussent voulu ,


Le cardinal était pendu ;
Mais son bonnet on respecta,
!
Alléluia

Mazarin fut alors assailli de sarcasmes, d'invectives, de mena-


,
ces
les noms de Blot et de Marigny :
dans des milliers de couplets, auxquels se rattachent surtout
Blot, dont Mme de Sévigné disait
;
que les chansons avaient le diable au corps Marigny, le plus gai,
le plus réjouissant des chansonniers de la Fronde, que le coadjuteur
détachait, — c'est son expression, — contre tous ceux qu'il voulait
rendre ridicules. Au lieu de traiter Mazarin d'Excellence, on l'ap-
pelait Sa Faquinancej et l'on chantait ainsi ses vertus :
IlestdeSicilenatif,
à
Il est toujours prompt mal faire;

,
Il est fourbe au superlatif,
Il est lâche il est mercenaire
Il n'est qu'à son bien attentif;
;
Si le nôtre le rend pensif,
Ce n'est que pour nous le soustraire.

On trouve encore dans le recueil de toutes les chanses maza


rinistes :

Quatre-vingts mulets chargés d'or


Ont déjà quitté la province ;
Ce méchant veut ruiner encor
L'authorité de notre prince.

Si dans Paris on le tenait,


On lui ferait grand' fête:
Chacun son corps déchirerait,
Et les autres sa tête;
Le marquis d'Ancre n'eût été
Jamais si bien que lui traité.

phlets et de chansons ;
La guerre de la Fronde, on le sait, fut une guerre de pam-
pamphlets souvent atroces, chansons qui
bravent plus d'une fois l'honnêteté la plus vulgaire. — « Faisons
carnage de l'autre parti, disait un pamphlétaire de ce temps, sans

,
respecter ni les grands, ni les petits, ni les jeunes, ni les vieux ,
ni les hommes, ni les femmes afin que même il n'en reste pas un
seul pour en conserver le nom. » La guerre civile ne s'est jamais
exprimée avec un tel cynisme de rage et de cruauté. Quant aux
chansons, on n'en peut décemment citer qu'un petit nombre, on
n'en peut donner que de courts extraits.
En 1649, lorsque Condé bloquait Paris, onchantait :
Que vous nous causez de tourment,
Fâcheux parlement !
Que vos arrêts
Sont ennemis de tous nos intérêts !
Le carnaval a perdu tous ses charmes ;
Tout est en armes,
Et les amours
Sont effrayés par le bruit des tambours.

La guerre va chasser l'amour ,


Ainsi que la cour ;
Et dans Paris
La peur bannit et les Jeux etles Ris.
Adieu le bal, adieu les promenades,
Les sérénades!
Car les amours
Sont effrayés par le bruit des tambours.

Mars est un fort mauvais galant,


;
Il est insolent
Et la beauté
Perd tous ses traits auprès de sa fierté.
L'on ne peut pas accorder les trompettes
Et les fleurettes.
Car les amonrs
Sont effrayés par le bruit des tambours.

Pour ne pas être soupçonnée d'entretenir des intelligences avec


son frère qui faisait le siège de Paris, Mme de Longueville, l'hé-
roïne de la Fronde, s'était donnée en ôtage à Môtel-de-Ville. On
:
fit ce couplet

Servir pour ôtage à la ville,


Croire son conseil très-utile,
Tandis que son mari nous vend ;
Tous les jours être à l'audience,
Et ne résoudre que du vent.
Honni soit qui mal y pense !
La chanson répétait à tout venant la liaison de la duchesse avec
La Rochefoucauld :
Si l'amour de Marsillac
Fait durer ce miquemac,
De longtemps la paix n'est faite.
Et bientôt cette aniourelie
Nous mettra tous au bissac.
Condé chansonnait ses adversaires, entre autres le comte de
Maure :
C'est un tigre affamé de sang
Que ce brave comte de Maure!
Quand il combat au premier rang,
C'est un tigre affamé de sang.
iln'y combat pas souvent;
Mais
C'est pourquoi Condé vit encore.
C'est un tigre affamé de sang
Que ce brave comte de Maure.

XV.

Sous le règne de Louis XIV, la chanson fut partout, osa tout.


Elle eut un séjour de prédilection dans cette fameuse demeure du
-
Temple, où se réunissaient les Vendôme, les Chaulieu, les La
Fare, le duc de Nevers. Autour d'une table, où l'on servait les
plus délicieux soupers, la muse de ces poètes viveurs se mettait

;
à l'aise. Je vous laisse à penser la vie que faisaient ces quatre
amis je vous laisse à penser aussi ce qu'ils pouvaient chanter. —

de Lorme, chez Ninon de Lenclos ,


On chantait dans les sociétés galantes et spirituelles, chez Marion
où se donnaient rendez-vous
les grands seigneurs et les beaux esprits. Scarron y apportait son
enjouement et sa malice, Bachaumont sa verbe et son entrain,
Chapelle ses saillies. Chapelle fut exclus pour son ivrognerie de la
société de Mlle de Lenclos. Il jura que, pendant un mois, il ne se

;
coucherait pas sans être ivre et sans avoir fait une chanson contre
Ninon
;
il tint parole. On faisait souvent chez Scarron des régals
entre gens de la meilleure compagnie le vin y était bon, la chère
délicate, et la conversation des plus enjouées. Ravagé par la

;
maladie, le poète burlesque n'avait conservé qu'un estomac à
toute épreuve aussi chantait-il :
Cher ami, tu m'y fais songer:
Chacun fait des chansons à boire ,
Et moi, qui n'ai plus rien de bon que la mâchoire,
Je n'en veux faire qu'à manger.

Quand on se gorge d'un potage,


Succulent comme un consommé
,
Si notre corps en est charmé,

Aussi Satan ,
Notre âme l'est bien davantage.
le faux glouton,
Pour tenter la femme première,
N'alla pas lui montrer du vin ou de la bière,
Mais de quoi faire aller l' menton.

Quatre fois l'homme de courage


En un jour peut manger son saoul ;
Le trop boire peut faire un fou
De la personne la plus sage.
A-t-on vidé mille tonneaux?
On n'a bu que la même chose ,
Au lieu qu'en un repas on peut doubler la dose
De mille différents morceaux.

Et maître Adam, le menuisier de Nevers, qui préférait le boire


au manger, répondait à Scarron :
Aussitôt que la lumière
Vient redorer nos coteaux
Poussé du désir de boire,
,
Je caresse les tonneaux.
Ravi de revoir l'aurore,
Le verre en main je lui dis :
Vois-tu donc plus, chez le More,
Que sur mon nez de rubis.

le Médecin malgré lui, à la scène VIe du premier acte Sgana-


:
relle chante
,
Molière éleva le couplet jusqu'à la hauteur de son théâtre. Dans

Qu'ils sont doux,


,
Bouteille jolie
Qu'ils sont doux,
Vos petits glougloux !
Mais mon sort ferait bien des jaloux,
Si vous étiez toujours remplie ,
Ah! bouteille m'amie ,
Pourquoi vous videz-vous !
Et Boileau fit asseoir la chanson à table entre le grave Lamoignon
et l'austère Bourdaloue :
Que Baville me semble aimable,
Quand des magistrats le plus grand
Permet que Bacchus à sa table
Soit notre premier président.

SiBourdaloue,unpeusévère,
: ;
Nous dit
,
— Craignez la volupté
— Escobar, lui dit-on mon père
Nous la permet pour la santé.
,
Contre ce docteur authentique
Si du jeûne il prend l'intérêt,
Bacchus le déclare hérétique
Et janséniste, qui pis est.

,
Il faut mêler le sévère au plaisant
cepte. L'abbé Cassagne
:
Boileau nous en fait un pré-
que le satirique a tant maltraité, a fait
une chanson qui vaut mieux que celle de Boileau :
Que chantez-vous, petits oiseaux
Je vous regarde et vous écoute.
?
C'est Dieu qui vous a faits si beaux :
Vous le chantez sans doute.

Son nom vous anime en ces bois,


Vous n'en célébrez jamais d'autre ;
Faut-il que mon ingrate voix
N'imite pas la vôtre !
Vos airs si tendres et si doux
Lui rendent tous les jours hommage !
Je le bénie moins bien que vous,
Et lui dois davantage.

Nous avons parlé de l'audace de la chanson :


avec ses allures
si libres, avec ses propos si peu retenus, elle eut l'impertinence
de pénétrer dans les couvents, elle eut la témérité de visiter la
Trappe, que réformait alors le saint abbé de Rancé. Elle revint,
la folle, de ce séjour de mort anticipée, en disant — c'est Chà-
teaubriand qui nous l'a rappelé :
,
Je suis revenu de la Trappe,
Cette maudite trappe à fou
Passons le reste. Quelle abomination !
— Au couvent, elle
rencontra un jour deux belles et charmantes créatures, qu'on y
:
avait enfermées pour avoir trop fait parler d'elles c'étaient Hortense
Mancini, nièce de Mazarin, etSidonie de Lenoncourt, marquise
de Courcelles. Comme elles étaient d'humeur joyeuse, elles plurent
à la chanson qui prit leur défense :
Mazarin et Courcelles
Sont dedans un couvent ;
Mais elles sont trop belles
Pour y rester longtemps.
Si on ne les retire,
On ne verra plus rire
De dame assurément.

«
la considération ;
Dans ce siècle, la grande fortune ne donnait pas à elle seule
les priviléges de la naissance l'emportaient sur
tout, et l'on n'admettait aucune de ces compensations qui, de-
puis 89, résultent du mérite personnel. Aussi les financiers, sim-
ples bourgeois, malgré leurs richesses, avaient souvent à dévorer

pas volontiers avec un bourgeois ;


de pénibles humiliations. Les dames nobles et titrées ne dansaient
elles accordaient tout au plus
cet honneur à l'homme de robe, qui par sa charge commençait à
sortir de la bourgeoisie. » C'est ce que nous montre le couplet
suivant :
Dépêchez vite de danser,
Nobles bourgeois, car voici La Feuillade (1)
Qui d'une œillade
Vous va terrasser.
Vous aurez beau donner le bal aux belles,
Il n'a respect, ni pour vous, ni pour elles.
Que vous êtes à craindre,
Messieurs les plumets (2) !

Que vous êtes à plaindre,


Messieurs du palais !

(1) La Feuillade, depuis maréchal de France, était un type de forfanterie aristocra-


tique.
(2j Les gentilshommes portaient seuls le plumet blanc au chapeau.
Sitôtquelanoblesse
Aura fendu la presse
Malgré tousvosécus,
,
Vous ne danserez plus.

Aussi la noblesse se trouva-t-elle souvent immolée dans les cou-


plets du temps. Cerizay chansonna MM. de Brissac, dont le nom
était Cossé, et qui prétendaient descendre de l'empereur Cocceius
Nerva:

Petit Brissac , chacun baise les mains


A vos aïeux les empereurs romains,
Et pour montrer comment la chose va,
Il n'est auteur
Qui ne soit serviteur
De Cocceius Nerva.

Votre cadet, le prince de Cossé ,


Tranche le mot et franchit le fossé ;
Et pour montrer comme la chose va,
Ce damoiseau
Dit qu'iladu museau
De Cocceius Nerva

En bonne foi, vous avez bien raison


De tant vanter votre illustre maison ;
De cette histoire on sait tout le détail,
Et comme on va
De Cocceius Nerva
Jusqu'à Rocher Portail.

François de Cossé, duc de Brissac, avait épousé la fille d'un


certain Gilles Ruelland, qui de simple voiturier était devenu riche
et puissant; on l'appela plus tard Rocher Portail, du nom de la
première terre qu'il acheta. Il avait donné à sa fille, Mme de Cossé,
500,000 livres.
V. LESPV.

(Lasuite à la prochaine livraison.)


BULLETIN DU MOIS.

Sommaire.

Le mélodrame à l'Odéon et le drame aux Boulevards. — Mort du comte Louis d'Assas.


— Coup d'essai dramatique d'un millionnaire. — Un beau Mariage. — Rêves
d'Amour. — Projets de réforme à la Comédie-Française. — Le Récit de Théra-
mène commenté par Thésée et Méry. — Réception de M. de Laprade à l'Académie.

Février et Mars 1859.

qu'un,
Analyser scène par scène une œuvre dramatique, a dit quel-
c'est faire un métier de préparateur de pièces anatomi-
ques. — Etant un peu de cet avis, nous nous bornons générale-
ment à une courte appréciation, et tout au plus à un exposé
très-sommaire de la donnée des ouvrages dont nous avons à men-
tionner l'apparition, renvoyant aux feuilletons du lundi ceux de
nos lecteurs qui seraient curieux de savoir par le menu quelles sui-
tes d'épreuves M. Anatole a dû subir avant d'épouser Mlle Malvina.
Aujourd'hui, nous voudrions expédier notre besogne plus rapide-
ment encore que de coutume, car, ayant fait relâche le mois der-
nier, suivant arrangements nouveaux que nous avons pris avec la
Revue, et dont s'accommode on ne peut mieux notre paresse,
puisqu'ils nous permettent de nous reposer un mois sur deux, nous
nous trouvons en présence d'un arriéré tel, que, si nous voulions
examiner en détail chaque nouveauté, notre Bulletin n'en finirait
plus. Allons donc droit au fait et ne parlons que des principaux
ouvrages représentés depuis notre dernier article.

,
L'Odéon vient d'apprendre à ses dépens que le public des scènes
littéraires et subventionnées comme telles n'aime pas qu'on lui
serve de ces grosses pièces de résistance dont s'arrangent à mer-
veille les amateurs de mélodrame. Les Grands Vassaux de M. Victor
Séjour, qui réunissaient toutes les conditions pour réussir beau-
coup à la Porte-Saint-Martin ou à la Gaîté, n'ont fait que paraître
et disparaître au Second Théâtre Français. Et pourtant, l'auteur y
avait déployé sa grande expérience, si appréciée au Boulevard du

,
Crime; Ligier reparaissait dans un Louis XI inédit, et l'administra-
tion déployant un luxe inusité de décorations, de costumes et
(
d'armures, et voulant lutter de splendeurs avec l'Ambigu est-ce
!),
assez littéraire avait fait des frais insensés de peinture, de ve-
lours et de ferblanterie. Toutes ces séductions combinées auraient
pu produire leur effet il y a vingt-cinq ou trente ans, lorsque la
mode était au moyen-âge; mais aujourd'hui, les pourpoints armo-
riés et les souliers à la poulaine ont fait leur temps; les atrocités,
accompagnées de messeigneurs, de jurons romantiques et de dagues
de Tolède, ne sont plus supportables, pour une assemblée choisie,
que mises en musique par Meyerbeer ou par Verdi, et toute la
dépense de l'Odéon n'a pu obtenir les bravos qu'eût enlevés si
facilement un peu de style mis au service d'un peu d'esprit, — ce
qui a fait dire plaisamment au Figaro que l'auteur du Fils de la
Nuit était moins heureux avec les Grands Vassaux qu'avec les
grands vaisseaux.
L'Odéon, jurant, nous l'espérons, qu'on ne l'y prendrait plus,
s'est hâté de revenir à la poésie, son véritable élément, et, en
attendant le Droit Chemin de M. Latour de Saint-Ybars, il a re-
pris la Jeunesse de M. Augier et la Vénus de Milo de ce gentilhomme
méridional, qui vient de mourir si-jeune, loin de ses montagnes
des Cévennes, où, dans ses rêves ambitieux de poète, il avait
peut-être espéré avoir un jour sa statue, comme son glorieux aïeul,
le héros de Klostercamp.
!
Pauvre comte Louis d'Assas un peu de ce bruit qu'aiment tant
les rimeurs commençait à se faire autour de son nom; il attendait
une lecture aux Français pour cinq actes en vers intitulés LaDot,
et il comptait bien être reçu, confiant dans la devise de sa mai-
son : Spera Francos, Espère les Français! Et le voilà qui s'éteint,
au moment de recueillir les fruits de la lutte qui l'a tué !
Et pendant que cet auteur dramatique sur lequel on comptait
s'en va, en voici venir un autre sur lequel on ne comptait guère.
Un financier millionnaire, abrité sous le nom autrefois célèbre de

,
l'hôtel où il a ses bureaux, M. Frascati (prononcez Millaud), assisté
de M. Clairville vient d'obtenir un succès de fou rire avec une
débauche d'esprit intitulée Ma Nièce et mon Ours, qui a fait évé-
nement dans ce théâtre des folies à bride abattue qu'on appelle le
Palais-Royal.
— Nous aimons à voir des industriels renommés
prouver ainsi que le goût des lettres n'est nullement incompatible
avec l'esprit des affaires, et qu'on peut devenir un parlait spécula-
teur et s'entendre à faire fortune, sans être tout-à-fait étranger aux
arts et à la littérature. Cette révélation va dérouter un peu les bons
bourgeois, convaincus, de père en fils et de temps immémorial,
que les gens de lettres n'entendent rien aux choses de la vie et que
nécessairement
Pégase est un cheval qui mène
Les poètes à l'hôpital,

et MM.Millaud, Solar et Mirès, dont les millions sont, à divers


degrés, entachés de littérature, M. Mario Uchard qu'on dit un
très-intelligent coulissier, vont fournir de terribles arguments aux
fils rebelles, obstinés à griffonner des vers ou de la prose, en
l
dépit des répugnances paternelles. — Eh qui sait s'il n'y aura pas
un jour à l'Académie française le parti des millionnaires, comme
!
il y a déjà, hélas le parti des ducs?
Le Palais-Royal ne s'en est pas tenu là. Il a encore fait rire aux

:
larmes son joyeux public, avec une folie intitulée l'Amour, un vo-
lume in-12, prix 3 fr. 50, application satirique des théories éro-
tico-médicales de M. Michelet à un petit ménage parisien. Il y

,
aurait là une belle occasion de formuler notre sentiment sur le der-
nier livre de l'illustre historien livre singulier, où la poésie senti-
mentale la plus éthérée se mêle à la physiologie la plus audacieu-
sement technique, où les brises amoureuses du printemps ont
grand'peine à dissiper nous ne savons quels miasmes d'infirmerie.
Bornons-nous à dire que, si ce poème inégal, où respire une pitié
si attendrie pour la femme, a été loué avec trop d'enthousiasme
peut-être d'un côté, il a été certainement critiqué avec trop d'amer-
tume de l'autre. C'est un ouvrage plein de cœur et d'intentions
honnêtes, qui a le malheur de choquer trop ce que les Anglais
appellent cant et d'atteindre parfois aux extrêmes limites de la
naïveté, mais qui, à coup sûr, comme dit Racine, ne méritait ni
cet excès d'honneur, ni cette indignité. — On devine que, dans
la pièce du Palais-Royal, le mari soigne, dorlote, médicamente,
et, en un mot, ennuie si bien sa femme, qu'elle est toute prête à
chercher des distractions dans le voisinage, lorsque M. Collache se
ravise, envoie le volume de 3 fr. 50 à tous les diables et rentre à
temps dans son rôle de mari bourgeois.
Si l'Odéon ne peut, sans déroger et sans s'exposer à de rudes
leçons, offrir à son parterre lettré de ces lourdes machines à grand

: ,
spectacle qui font fureur aux Boulevards, en revanche, on peut
très-bien réussir en jouant, aux Boulevards des drames sans fra-
cas qui conviendraient à l'Odéon cela fait l'éloge des deux publics.
La Porte-Saint-Martin a remporté un succès de larmes et d'argent
avec la simple histoire d'une pauvre fille devenue folle à la suite
d'un de ces attentats que les Cours d'assises jugent à huis-clos, et à
qui l'amour d'un galant homme rend la raison et le bonheur.

aussi longtemps, nous l'espérons, que les oripeaux , ;


L'Outrage est rempli de scènes émouvantes qui attireront la foule
les danses
éthiopiennes et les effets de Vésuve du Faust de M. Dennery les
noms de MM. Théodore Barrière et Edouard Plouvier ont été pro-
clamés au milieu d'un attendrissement général.
L'Ambigu, qui rivalise toujours avec la Porte-Saint-Martin, a
remporté aussi sa victoire sans avoir recours aux ressources rui-
neuses de la mise en scène. Au Fanfan-la-Tulipe de M. Paul Meu-
rice a succédé un drame du même auteur, drame intéressant,
simple et sans cheval, intitulé le Maître d'Ecole, où Frédérick
Lemaitre, ce glorieux vétéran des grandes batailles romantiques
de 1830, a su arracher des larmes au public sceptique des pre-
mières représentations, dans un rôle qui rappelle quelquefois le

,
Médecin de Campagne de Balzac.
Un autre succès non moins grand et que nous préférons, c'est

,
celui de la comédie intitulée Un beau Mariage, que viennent de
donner au Gymnase, les auteurs des Lionnes pauvres. L'associa-
tion de MM. Em. Augier et Ed. Foussier est décidément très-heu-
reuse, et le jeune académicien semble vouloir appuyer de faits
concluants la défense de la collaboration qu'il a spirituellement
présentée récemment, dans la préface des Lionnes pauvres. Les

,
pièces de ces deux auteurs, qui paraissent avoir la louable ambi-
tion de devenir des moralistes présentent toujours sous un aspect
saisissant et avec une grande énergie, le tableau plein de relief de
quelque infirmité sociale. Dernièrement, c'était la peinture de ces
vilains mariages où l'équilibre entre la recette et la dépense s'établit

;
par des moyens dont le monopole devrait appartenir à cette classe
de femmes qui ont déshonoré les camélias aujourd'hui, c'est d'Un
beau Mariage qu'il s'agit, ou du moins de ce qu'on appelle trop
facilement ainsi, lorsqu'on voit un jeune homme sans patrimoine
épouser une grosse dot. On ne s'inquiète guère de savoir-sur quel
- pied le marié entre dans ;
sa nouvelle famille on ne demande pas
si les salons où il se trouve admis, de par M. le Maire, neJe regar-
dent pas un peu comme un intrus, et si, l'écrasant sous le poids de
leurs écus, sa femme, et surtout sa belle-mère, quand il a le mal-
heur d'en avoir une, ne le croient pas trop honoré du rôle de patito,
porteur de châles et faiseur de commissions, qui le place un peu
au-dessus des domestiques, mais fort au-dessous des amis de la

,
maison. — Un beau Mariage! c'est bientôt dit; mais, en dépit de
l'opinion publique le héros de MM. Augier et Foussier se trouve
si peu satisfait du sort que le monde lui envie, qu'un beau jour il
déserte le toit conjugal et se réfugie stoïquement dans la mansarde

,
de sa jeunesse, où, retrouvant, avec sa misère passée, la dignité,
l'indépendance et les études d'autrefois il serait parfaitement heu-

femme est comme votre ombre, a dit un poète oriental courez


;
;
reux, s'il n'avait oublié son cœur dans la chambre nuptiale. La

après elle, elle vous fuit fuyez-la, elle court après vous. On de-
vine que le veuvage volontaire de notre homme n'est pas de longue
durée et que tout finit pour le mieux. — Cette comédie, pleine de
mots charmants, et écrite par deux poètes, serait une excellente
leçon de morale à l'adresse des coureurs d'héritières et des héritiè-
res qui se laissent attraper, si le mari était moins maussade, et si
les torts qu'il reproche à sa femme et à sa belle-mère étaient plus
réels. C'est là le côté faible de la pièce. On ne peut s'empêcher de
plaindre un peu les deux dames, comme on plaignait, si l'on en
croit Racine, ce pauvre Holopherne si méchamment mis à mort par
la Judith de Boyer, ce qui n'était probablement point dans les
intentions des auteurs.
Nous avons beau reculer autant que nous le pouvons, il faut
pourtant que nous finissions par mentionner l'échec que M. Scribe
vient d'essuyer aux Français. Après avoir surfait le mérite de
M. Scribe, on est tombé dans l'excès contraire, comme à la suite
de toute réaction, et voici la seconde fois, depuis peu de temps,
que cet auteur expie cruellement ses triomphes exagérés d'autrefois.

tales, un homme de cet âge et de cette renommée ,


Il nous est très-pénible de voir ainsi, en butte à des rigueurs bru-
un homme à
qui l'on doit des centaines d'oeuvres charmantes et qui, — s'il n'est
pas précisément un écrivain dans le sens élevé du mot, — n'en
possède pas moins un talent très-varié et très-réel, quoiqu'on die.
M. Scribe n'a-t-il pas assez fait pour pouvoir se tromper, sans en-
tendre sjffler les serpents d'Oreste? Nous aimerions à voir chez le
public plus d'égards pour un passé respectable, et il nous semble

démiciens,
qu'en pareil cas, un silence éloquent devrait être la leçon des aca-

,
comme il est celle des rois. Mais les provocations de la
claque, plus circonspecte pourtant aux Français qu'ailleurs irri-
tent le vrai public, et, si elles ne justifient pas, peuvent expliquer
du moins l'énergie de certaines manifestations. Depuis quelques
mois, nous l'avons vu, le parterre se fatigue de l'enthousiasme
aussi bruyant qu'intéressé des Romains, et il proteste, bruyam-
ment aussi, contre les succès de commande qu'on voudrait lui
imposer.
Lorsqu'on joua Catilina, Crébillon fils demanda à son père des

:
billets de parterre pour quelques-uns de ses amis qui lui en auraient
beaucoup de reconnaissance « — Vous savez, répliqua
le con-
» sciencieux auteur, que je ne veux pas qu'on se croie dans l'obli-

» gation de m'applaudir?—Vos billets, répondit Crébillon fils,

» ne vous vaudront pas cette grâce si la pièce ne le ;


mérite pas
» mes amis sont des hommes de goût. — Cela
étant, mon ami,
» vous aurez toutes les places dont vous avez
besoin. »
Si nos auteurs contemporains se montraient aussi scrupuleux que
le vieux tragique à qui revient l'honneur d'avoir introduit la pipe
dans nos mœurs littéraires, les spectateurs auraient peut-être été
plus réservés l'autre soir. Toujours est-il que les Rêves d'amour ont
été bel et bien sifflés; il y a même eu une sorte de tumulte, chose
inconnue à la Comédie Française depuis les tempêtes d'Hernani, à
tel point que la jeune princesse Clotilde a dû quitter sa loge avant
le troisième acte, elle qui, naguère encore, avait été témoin de
l'hommage rendu à l'auteur par la ville de Turin, le jour de l'inau-
,
guration du Théâtre-Scribe. Après tout, si l'on oublie le nom de
M. Scribe, que quarante ans de succès auraient dû assurer contre

:
des rigueurs aussi exceptionnelles, on doit avouer que la pièce
n'était guère faite pour obtenir le suffrage des connaisseurs c'est
un assemblage de situations usées, et, — comme on dit dans les
coulisses, — de vieilles ficelles de vaudeville, emmêlées laborieuse-
ment et cassant à tout bout de scène, le tout revêtu d'une prose
qui laisse de bien loin en arrière ce que l'ancien répertoire du

,
Théâtre de Madame renferme de laisser-aller et de négligences.
Est-il permis, par exemple de dire à la Comédie Française :
:
« Il est parti. — Par désespoir? — Non, par le chemin de fer, »
ou bien « Elle s'est laissée tomber dans le désespoir et dans les
1
» bras d'un fauteuil »
L'auditoire raffiné de notre première scène
n'admettra jamais ces tropes audacieux qui rentrent dans la rhéto-
rique spéciale du Tintamarre. Nous comprenons, à la rigueur, que

:;
ce journal burlesque prête à un Emballeur des aphorismes comme
celui-ci (f J'aime mieux avoir des pièces au coude que refusées à
» nous admettons encore qu'il promulgue, sous la rubri-
l'Odéon
que de Pensées d'un Paveur en chambre, des stances de cette force :
« J'ai souvent, pour des gourmets
Que Véron ne prime,
Trempé de la soupe, — mais
Jamais dans un crime, a

,
mais qu'un académicien, fût-il, comme dans Vespèce, — dirait un

,
juriste — associé à M. de Biéville du Siècle, se croie autorisé, par

,
la toute-puissance de son nom à introduire ce jargon extravagant
sur notre scène nationale il faut reconnaître que la plaisanterie
passe les bornes. Elle serait tout au plus admissible dans les casca-
des forcenées du Palais-Royal et des Bouffes-Parisiens, ou dans les
comédies de caractère du Petit-Lazary, un théâtre très-éclectique
en matière de goût, que, dans leur élégant dialecte, les habitués
du lieu appellent, par abréviation, le Petit-Laze.
A quelque chose malheur est bon. La chute des Rêves d'amour a
eu du retentissement; l'autorité s'en est émue, et s'est demandé
pourquoi tant d'actes infimes étaient accueillis à bras ouverts par

estimables ,
Messieurs les Sociétaires du Théâtre-Français, tandis que des œuvres
f
— comme Honneur et l'Argent, par exemple, — im- •
pitoyablement repoussées, n'auraient jamais vu le jour sans la loin-
taine cour d'appel de l'Odéon. On s'est demandé en outre pourquoi
les auteurs en vogue, comme MM. Dumas fils, Augier, Feuillet,
Barrière et autres, portaient leurs ouvrages aux scènes secondaires,
sans prendre la peine de frapper à la porte de la Comédie Française,
trop exclusivement hospitalière pour les vaudevillistes blanchis

,
sous le harnais et les littérateurs officiels. Une fois engagé dans
cette voie on a réfléchi que peut-être bien la constitution de cette
république dramatique, le fameux décret de Moscou avait pu
;
vieillir que Messieurs les comédiens étaient bien capables de
voter quelquefois pour l'admission ou le rejet d'un ouvrage, moins
en raison de son mérite qu'en considération du beau rôle qu'ils y
voyaient ou qu'ils n'y voyaient pas. On s'est aperçu, que, — toute
chose ayant augmenté de valeur depuis 4812, excepté l'argent, —

,
être sur notre premier théâtre,
les droits d'auteur, également réglés par ledit décret, se trouvaient
bien inférieurs à ce qu'ils sont à
la Porte-Saint-Martin. On a parlé aussi de quotidienneté (quel
vilain mot 1 est-il français? employons-le à tout hasard, puisqu'il est
à l'ordre du jour) on a parlé de quotidienneté pour la représenta-
,
tion des pièces nouvelles qui ne sont jouées d'ordinaire aux Fran-
çais que de deux jours l'un. Mais on objecte que le répertoire
classique, dont la Comédie Française est dépositaire, a ses exigen-
,
ces etc., etc. Bref, on a songé à faire des réformes. Une commis-
sion a été nommée pour étudier toutes ces questions et faire son

a ,
rapport au Ministre. Espérons qu'il n'en sera pas, cette fois, comme
il en été de tant de commissions dont les travaux ont grossi,
sans résultat, l'effroyable dépôt des paperasses administratives, et
faisons des vœux pour qu'on ne voie plus désormais les scènes de
genre éclipser le théâtre de Corneille, de Molière et de Racine.
Puisque nous venons de nommer Racine, donnons, pour égayer
la fin de ce trop long article, un échantillon d'une plaisanterie qui
a fort amusé les privilégiés admis à en être témoins. L'auteur de
cette plaisanterie, le marseillais Méry, a trop le sentiment du beau
pour ne pas apprécier, comme il convient, le poète dUAndromaque
et de Phèdre, mais en même temps il a trop d'indépendance pour
se laisser imposer des fétiches indiscutables et pour admirer les

,
yeux fermés et quand même. Tout en s'inclinant devant le génie
de Racine, Méry ce fils de Phocée, plein des souvenirs de l'anti-
quité grecque et latine, ne peut s'empêcher de protester contre la
poétique de la tragédie, telle que nous l'a léguée le dix-septième

,
siècle. Il est choqué au dernier point par la périphrase solennelle et
vague, par l'horreur du mot propre qui furent mises à la mode
dans le temps des perruques in-folio et de la pompe à tout prix, et
qui, faisant tache dans les admirables chefs-d'œuvre de Racine,
atteignent, chez ses imitateurs, des proportions déplorables. Méry
a particulièrement pris en grippe le Récit de Théramène, cette
amplification de rhétorique si malheureusement placée dans la
bouche d'un serviteur au désespoir, annonçant à son maître la
mort lamentable d'un fils innocent, amplification qu'on cite beau-
coup comme un modèle et qu'on apprend trop par cœur dans les
écoles. C'est précisément sur le compte du Récit de Théramène que
Méry vient d'égayer très-spirituellement un auditoire d'élite.
:
Nous copions textuellement dans la Gazette de Paris
« Chez un aimable banquier qui demande à n'être pas nommé
Méry et un illustre académicien, qui demande bien plus encore à
,
n'être pas nommé, de peur d'être massacré par ses classiques et
intolérants collègues, ont fait les frais d'une petite représentation
dramatico-satirique des plus amusantes, et qui a obtenu un suc-
cès fou.
» Vous savez que Méry fait des vers comme M. Jourdain faisait
de la prose. »
(Avec cette différence, ô Gazette de Paris, que M. Jourdain fai-
sait de la prose sans le savoir, tandis que, malgré sa modestie bien
connue, nous soupçonnons Méry de se douter un peu qu'il fait de
très-bons vers. )
« Il a improvisé une scène pleine de verve, de bon sens, de cri-
tique fine, de raillerie aimable, intitulée le Récit de Théramène.
J'ai sans façon tiré un crayon de ma poche, et j'ai sténographié
cette scène dont je transcris les principaux passages :
THÉSÉE, au désespoir.
Quel coup me l'a ravi? quelle foudre soudaine?
THÉRAMÈNE (il se mouche, , crache articule gutturalement : Hum Hum pour
éclaircir sa voix, prend une pose classique, et commence son récit).
! !
A peine nous sortions des portes de Trézène,
11était sur son char, ses gardes affligés
Imitaient son silence autour de lui rangés.

THÉSÉE.

Un instant. Est-ce ainsi qu'un précepteur commence?


Est-ce correct? dit-on imiter un silence?
Quant aux gardes rangés autour du char, vraiment
Je ne puis rien comprendre à cet arrangement.
Les gardes, mon ami, sont devant ou derrière ,
Jamais autour d'un char. Je te fais la prière
De soigner un peu plus ton style officiel.

THÉRAMÈNE,
Ainsi, pourquoi mets-tu portes au pluriel?

humblement.

Du côté de la mer nous n'avons qu'une porte,


C'est juste, mais le vers eût été faux.

THÉSÉE..

Q'importe ?
Mon ami, mettrais-tu ce vers dans tes écrits :
A peine nous sortions des portes de Paris?
Nous sortions de Paris, dirais-tu.
THÉRAMÈNE, souriant.

Cher Thésée,
On l'a dit avant nous, la critique est aisée.
THÉSÉE.

A ,
peine nous sortions il était. Est-ce ainsi
Qu'un précepteur grec parle en français réussi?

THÉRAMÈNE.

Oui, mon expression, je crois, est mal venue,


Mais le début toujours m'a gêné.
THÉSÉE.

Continue ;
Et songe bien que j'ai, pour les mots de travers,
L'oreille délicate, en prose comme en vers. »
fait du monstre sauvage ,
J'en passe et des meilleurs. Mais l'espace me manque. Thésée
du cri effroyable, de la voix lamentable,
du cri redoutable, des écailles jaunissantes, des cornes menaçan-
,
tes du flot épouvanté, la critique la plus amusante, la plus fine et
la plus sensée. — Théramène reprend :
«Tout fuit, et sans s'armer d'un courage inutile,
Dans le temple voisin chacun cherche un asile.

THÉSÉE.

Tas de poltrons ! ! Voyez ils prennent tous l'élan


Vers un temple voisin! Ils ont peur d'un merlan !
Ces lâches à l'effroi ne mettent point de bornes,
Ce peuple de bergers craint une bête à cornes !
Tu quoque, Théramène, et les gardes aussi !
!
Ils gardaient ;
Quels gardes N'ayant rien à garder jusqu'ici,
mais sitôt qu'avec une autre pose

,
Il a fallu veiller et garder quelque chose,
Ils n'ont plus rien gardé ces gardes, ils ont pris
La fuite et non l'épée, en poussant de grands cris 1
(Se retournant vers les gardes.)
Gardes nationaux ! eh bien, je m'associe
Au monstre jaunissant, et je vous licencie !
THÉRAMÈNE.

,
Uippolyle lui seul, digne fils d'un héros,
Arrête ses coursiers saisit ses javelots,
Pousse au monstre, et d'un dard lancé d'une main sûre
Il lui fait dans le flanc une large blessure.

THÉSÉE.

, ,
S'il prend ses javelots il ne peut aussitôt
Lancer un dard
On lance ce qu'on prend. Dirais-tu ,
mon cher, il lance un javelot.
vieille buse,
JI prend ses pistolets et lance une arquebuse ?
,
Pourquoi large blessure? Un dard est fort aigu,
Fort mince et le trou fait est toujours exigu.

THÉRAMÈNE, àpart.
Ah quel homme ennuyeux 1 J'avais encore à faire
1

Au moins quarante vers de récit ; je préfère


Lui lancer tout de suite et sans ménagement,
,
Le distique fatal qui fait le dénoûment.
,
Mais réfléchissons bien, je crois qu'il est utile
Cette fois, de soigner la pensée et le style.
(Haut.) J'ai vu, Seigneur, j'ai vu votre malheureux fils
Traîné par les chevaux'que sa main a nourris.

THÉSÉE, bondissant de douleur.

Ah! c'est mon fils. permets qu'un instant je le pleure.


(Il verse une larme.)
Ne pouvais-tu trouver une rime meilleure ?
Fils et nourris 1 Passons sur ces deux incidents,
Cherchons mieux. les chevaux ont pris le mors aux dents. »

Et la scène se termine par une très-réjouissante tirade à la fin de


laquelle Thésée, se souvenant qu'il a autrefois collaboré aux travaux
d'Hercule, jure de purger la terre du terrible merlan qu'il fera em-
pailler pour le Museum du Jardin des Plantes. de Trézène. —
Cette spirituelle bouffonnerie ne vaut-elle pas, à elle seule, les célè-
bres Rêveries renouvelées des Grecs et la tragédie pour rire intitulée
Bucéphale, que nous a fait connaître un collaborateur de la Revue,
dans une excellente biographie du Toulousain Pierre Rousseau ?
Et voilà qu'il ne nous reste plus de place pour parler de la récep-

,
tion de M. Victor de Laprade à l'Académie Française. Le récipien-
daire s'est montré éloquent et modeste et il a eu le bon goût de
ne pas sortir des riants domaines de la poésie, mérite inapprécia-
ble chez un homme dont la candidature avait, nous ne savons

M. Vitet a été spirituel et charmant ;


pourquoi, pris une certaine couleur politique. Dans sa réponse,
il aurait peut-être pu glisser
avec plus d'indulgence sur les faiblesses d'un grand poète, mort de
;
,
chagrin à la fleur de l'âge mais il a racheté cette sévérité exces-
sive par tant de grâce que les suffrages unanimes de son audi-
toire aristocratique l'ont suffisamment absous. — Nous pourrions

,
bien revenir, dans notre prochaine causerie, sur cette intéressante
solennité ; mais pour cela, nous pensons trop comme Champfort,
qui comparait les discours académiques, revus après coup, aux
carcasses d'un feu d'artifice après la Saint-Jean.
J. RENOULT.

Nous compléterons par quelques détails intimes les renseignements de


notre correspondit sur la séance de réception de M. Victor de Laprade
à l'Académie française. Nous apprendrons d'abord à beaucoup de per-
sonnes, qui paraissent l'ignorer, que M. de Laprade appartient à l'Uni-
versité, et qu'il occupe la chaire de littérature française à la Faculté des
Lettres de Lyon. Or, l'élection du nouvel académicien a été saluée dans
cette ville par les manifestations les plus sympathiques. On peut même
dire, sans exagération, que la ville entière s'est associée à son succès.
Assemblées publiques, réunions particulières, banquets, discours, vers,

,
naise qui, l'année dernière ,
rien n'a manqué au triomphe du poète. C'est d'abord l'Académie lyon-
à la nouvelle de l'élection de M. V. de La-
prade, s'est réunie dans un banquet de quarante couverts, pour célébrer
l'honneur fait à un de ses membres, honneur qui rejaillissait sur elle,
et dont elle avait droit de s'enorgueillir. Nous avons sous les yeux le
compte-rendu de cette belle fête de confraternité et de poésie, qui tira
un intérêt plus vif et plus touchant encore de la présence du père de
M. de Laprade, médecin fort distingué et membre lui-même de l'Acadé-
mie lyonnaise depuis cinquante et un ans. On ne peut lire sans émotion
la réponse de M. de Laprade et celle de son vénérable père aux discours
prononcés dans cette réunion par MM. les présidents de la section des
Sciences et de la section des Lettres, et par M. Gilardin, premier prési-
dent de la Cour impériale. A la fin du repas, un poète distingué, tra-
ducteur en vers français de l'OEdipe-roi et de l'Electre de Sophocle, a
apprécié, de la manière la plus heureuse, dans des vers qui ont été fort
applaudis, la nature du talent de M. de Laprade. Nous mentionnerons
encore une pièce de vers de M. Antoine Mollière parmi celles qui ont été
lues dans d'autres banquets; car les nombreux amis de M. de Laprade
ses confrères de l'Académie, les admirateurs de son talent, tous les
,
hommes qui ont le goût de la poésie et ceux qui savent apprécier la no-
blesse de la vie littéraire, se sont empressés de lui rendre un juste et

;
légitime hommage. « On dit, à tort ou à raison, beaucoup de mal de
notre temps nous sommes pour notre part disposés à être moins sévères,
lorsque nous voyons avec quelle unanimité et quel élan Lyon tout entier
a salué le triomphe académique d'un nom aimé et déjà célèbre, qui per-
sonnifie à ses yeux le spiritualisme le plus élevé et la plus grande di-
gnité du caractère (1). »

M. de Laprade à l'Académie française ,


Le 45 février dernier, — un mois avant la séance de réception de
— l'Académie de Lyon tenait une
de ses séances publiques annuelles, qui ont le privilége d'attirer tou-
jours l'élite de la société. M. de Laprade, de retour d'un voyage en Pro-

(1) Extrait desMémoires de l'Académieimpèiiale de Lyon; compte-rendu du


banquet eftert par l'Académie à M Victor de Laprade.
vence, devait y lire une Ode àLyon, une des plus riches et des plus
heureuses inspirations du poète. Le président de l'Académie, ancien pré-
sident de nos Assemblées législatives, M. Sauzet, que sonéloignement
de Lyon avait empêché d'assister au banquet de l'année dernière, s'ex-
primait ainsi dans le discours par lequel il ouvrait la séance :
« Notre ciel brumeux s'illuminera tout-à-l'heure aux splendides
;
rayons du poète de la cité vous tressaillerez d'émotion et d'orgueil, en
entendant cette sublime et touchante harmonie, que la patrie inspira ,
que l'Europe voudra redire, dernier hymne d'un voyage triomphal,
digne prélude d'une réception plus triomphale encore.
» L'Institut aura sa part dans l'éclatde la séance d'aujourd'hui; nous

:
sommes unis désormais par de communes gloires. Chaque jour il resserre
ses liens avec la seconde capitale des lettres françaises ses membres
entrent dans nos rangs et nous ouvrent les leurs. Il prend les œuvres de
nos collègues pour les couronner, leurs personnes pour s'en couronner
lui-même; les uns deviennent ses lauréats, les autres ses conquêtes.
» Et ces conquêtes, il vient les chercher sur notre sol. Heureusement,
il ne les en déracine pas, et leurs tributs ne sont pas des adieux. C'est
comme Lyonnais, c'est en restant notre collègue, que le nouvel élu va
prendre sa place dans le sénat littéraire de la France.
» Cette place est déjà marquée entre deux Lyonnais célèbres :
Ampère,
rare exemple de l'hérédité du génie, qui fait aimer les lettres comme
son glorieux père avait su populariser les sciences; et Vitet, esprit fin et
délicat entre tous, qui a su transporter dans la peinture des arts toutes
les grâces des lettres, et toutes les palpitations du drame dans la sévère
fidélité de l'histoire.
» Ainsi, notre cité sera représentée par trois fauteuils à l'Académie
française. Je ne sache pas qu'aucune autre ait surpassé cette noble fécon-
dité; aucune, sans excepter même la capitale, qui accueille, excite et
consacre le génie, mais qui lui sert plus souvent de piédestal que de
berceau.
» Et pour que rien ne manque à notre patriotique orgueil dans la
séance de réception qui s'apprête, c'est M. Vitet qui doit, au nom de
l'Académie, répondre au récipiendaire, en sorte que ce grand tournoi
littéraire ne sera, à vrai dire, qu'un dialogue lyonnais. Lyon aura tous
les honneurs d'une de ces solennités nationales, qui retentissent plus
que jamais dans les échos du monde civilisé (I). »
Nous ajouterons à ce magnifique langage un mot encore pour rap-
peler les titres littéraires et scientifiques qui rattachent actuellement

(1; Revue du Lyonnais, liv. de mars 1859. Allocution du président de l'Académie.


l'Académie de Lyon à toutes les branches de l'Institut. Nous empruntons
ces renseignements au rapport de M. Daresle de la Chavannc, secré-
:
taire adjoint de l'Académie (1)
,
« Grâce à cette dernière élection l'Académie de Lyon a aujourd'hui
le privilége unique d'être liée étroitement aux cinq classes de l'Institut.
Elle compte dans ses rangs un membre de l'Académie française, un
membre de l'Académie des Inscriptions etBelles-Lettres, deux corres-
pondants de la classe des Sciences, un de la classe des Inscriptions, un
de la classe des Sciences morales et politiques, deux de la classe des
Beaux-Arts. Lyon a donc le droit de se croire la seconde villede France,
aussi bien sous le rapport scientifique et littéraire que par l'importance
de ses affaires et le chiffre de sa population. Nous pouvons l'accuser
d'être généralement trop modeste à cet égard. Nous pouvons lui dire :
Levez-vous et voyez; sume superbiam quœsitam mentis. »

F. L.

;
(1) Extrait des Mémoires de l'Académie impériale de Lyon compte-rendu du
banquet offert par l'Académie à M. Victor de Laprade.
BIBLIOGRAPHIE.

M. V. Cousin et ses adversaires, ou examen des doctrines philo-


sophiques en conOit an dix-neuvième siècle, par M. l'abbé ROQUES
ancien professeur de philosophie. — 1 ;
vol. in-8° ,
à Toulouse chez Delboy.
,
M. l'abbé Roques a écrit un gros volume de plus de quatre cents pages
pour prouver aM. Cousin que sa philosophie n'est pas chrétienne; que,
loin de conduire au catholicisme, elle aboutit au rationalisme et au
déisme. Nous ne discuterons pas la démonstration. Mais suffit-il pour
renverser une doctrine philosophique de démontrer qu'elle n'est point
d'accord avec le dogme religieux? Vous reprochez au philosophe l'emploi
de la raison et du libre examen; mais son domaine n'est-il pas exclusive-

;
ment celui de la critique et de la science? Vous lui objectez que son Dieu
n'est pas le Dieu de l'Eglise mais oubliez-vous qu'il parle en homme et
non en apôtre; qu'il vous dit ce qu'il comprend et non ce qu'il croit? En
dehors de la révélation, y a-t-il une autre autorité que celle de la rai-
son? En dehors des mystères de la foi, y a-t-il un autre Dieu que
l'Intelligence éternelle à laquelle croyaient Platon et Aristote, Descartes
et Leibnitz? Si vous êtes la foi, pourquoi vous faites-vous juge de l'esprit?
quelle commune mesure entre vous? Dans quelque intention que vous
cherchiez à l'atteindre, vous risquez de vous perdre; comme l'esprit qui
voudrait, par ses seules forces, arriver à la foi tenterait une œuvre
impossible.
Ce qui donne raison à l'argumentation de M. Roques, c'est que
M. Cousin n'a pas reculé devant cette œuvre impossible, mais a offert à
la Religion de se faire son porte-flambeau et d'expliquer ses mystères.
M. Cousin a eu tort. Seulement, pourquoi ne pas se borner à lui dire de

,
ne point porter sur l'arche sainte une main profane et de ne pas mêler

:
les contraires la science humaine et la science divine? pourquoi ne pas
lui crier ferme les yeux pour entrer dans les ténèbres de la foi?

;
M. Roques se serait borné à ce rôle de défenseur du sanctuaire envahi,
son ouvrage serait inattaquable mais il a prétendu prendre l'offensive
et transporter les croyances révélées dans la science humaine. Nous ne
pouvons pas plus accepter cette confusion, au nom deM. Roques, que
nous ne l'acceptions au nom de M. Cousin. Nous ne pouvons voir aucun

,
rapport entre le mystère de l'Eucharistie et le principe de causalité,
entre un miracle que nous ne devons ni comprendre ni expliquer, et
un prfncipe qui nous sert à tout expliquer et à tout comprendre. Le dix-
septième siècle, qui a su être àla fois religieux et philosophe, a tou-
jours distingué, avec le plus grand soin la Philosophie et la Reli-
,
gion. Bossuet et Fénelon ont écrit de nombreux traités de philosophie.
Nulle part on n'y trouve l'évêque chrétien; à chaque page s'y montre
le disciple de Plalon et celui de Descartes. Cet exemple n'a peut-
être jamais été plus utile à rappeler que de notre temps où la philoso-
phie et la foi risquent de se perdre l'une et l'autre en cherchant trop
à s'unir. Il est à regretter que M. Roques ne s'en soit pas souvenu
davantage, et qu'il n'ait pas combattu M. Cousin avec les seules armes
philosophiques. Il n'aurait pas eu besoin, en terminant, d'appeleraù
secours du chrétien un philosophe, et de joindre à ses arguments les
arguments de M. Taine. Nous-même nous eussions été heureux de discu-
ter l'ouvrage tout entier de M. Roques avec la même liberté que le traité
« de la connaissance
de Dieu et de soi-même, » oucelui « de l'existence de
Dieu; » mais la plus grande partie de l'argumentation contre M. Cousin
est trop exclusivement théologique pour ne pas échapper à notre cri-
tique.
Afin de nous renfermer dans un débat purement philosophique, nous

Cette définition se résume en un mot:


ne discuterons que la définition que M. Roques donne de la philosophie.
« La philosophie est la théorie du
bon sens. « Cette formule pourrait ne pas paraître assez claire; il importe
d'y joindre un développement qui l'éclaircisse. Par le seul exercice
instinctif de son intelligence, l'homme acquiert des connaissances
usuelles et communes; c'est là le bon sens. Mais comment a-t-il obtenu,
pourquoi accepte-t-il ces connaissances? Il l'ignore. « Donner l'explica-
tion ou la raison des connaissances et des croyances comprises sous le
nom de bon sens ou sens commun, telle est la tâche du philosophe. »
Puisque l'objetde la science est ce que chacun sait, ce que chacun
croit, ne faites rien entrer dans la philosophie qu'un seul homme pour-
rait ignorer ou ne pas comprendre. Cet individu, quel qu'il soit, est votre
juge et il prononcerait sur votre doctrine une condamnation sans appel.
« Où trouver le juge de ces livres et de ces doctrines qu'on appelle philo-
sophie? Ce juge est le bon sens de chacun, puisque c'est à lui que s'adres-
sent tous ceux qui parlent de philosophie. » « S'il ne comprend pas le
raisonnement qu'on lui présente, le langage qu'on emploie, les faits
qu'on lui signale, il a le droit d'en rejeter l'exposé comme défectueux.
Qu'un astronome lui annonce un fait ou une vérité dont il ne peut véri-
fier la preuve, il accusera son ignorance, n'ayant pas acquis les connais-
sances spéciales que cette démonstration suppose; et, sur sa parole, il
croira l'apparition future d'une éclipse ou d'une comète. Mais quand on
lui parle de ce qui se passe en lui-même et qui n'excède pas les limites
du bon sens, il a le droit de refuser sa croyance tant qu'on ne lui mon-
tre pas l'évidence. »
A en croire ces paroles, la philosophie n'est pas une science; l'igno-
rant peut résoudre ses problèmes avec la même aisance et la même auto-
rité que le savant. Ou bien, le bon sens de chacun n'est-il pas le bon

,
sens de tous? Sans descendre jusqu'à «la privation complète de cet
usage commun de la raison qu'on appelle le bon sens», n'y a-t-il pas
des degrés divers dans la possession du bon sens? Ce mot, en effet,
c'est M. Roques lui-même qui nous le dit, « ce mot exprime, non-seu-
lement le simple usage de la raison , mais encore la possession des con-
naissances communes de la société qui varient d'un siècle à l'autre avec
le degré de civilisation. »
Si le bon sens n'est pas le même aux diverses époques, s'il varie d'un
individu à l'autre, comment prétendre soumettre la philosophie à une
règle aussi variable? La vérité admet-elle ces changements et ces contra-
dictions?
M. Roques est loin de le soutenir. Quand il parle du bon sens de cha-
cun, il ne veut point parler du jugement de l'ignorant ou du sauvage,
mais du bon sens de l'homme instruit, de l'homme civilisé, « Le juge
naturel d'un exposé ou d'un cours de philosophie est la raison ou le
bon sens de tout homme qui connaît suffisamment la langue usuelle de la
société, qui peut comprendre un raisonnement et réfléchir sur son inté-
rieur. » « Le bon sens public, chez lespeuples civilisés, possède des con-
naissances empruntées aux diverses sciences, et le philosophe peut en
user pour rendre son exposé intelligible. » « Un auteur serait donc en
défaut, si à desesprits éclairés qui blâment sa doctrine, il n'avait à
répliquer autre chose, sinon qu'ils ne l'ont pas comprise. »
Il faut ainsi distinguer entre l'intelligence qui est développée et juge
bien et l'intelligence bornée ou égarée. Mais comment reconnaître les
époques et les individus dans lesquels le bon sens triomphe, dans les-
quels la raison a toute son autorité? La moralité seule justifie les doctri-
«
nes. Un'homme immoral comme Voltaire n'a eu ni bon sens ni philo-
»
sophie. «Un Régulus, voilà l'hommedans sa splendeur, voilà le
:
philosophe. » « L'époque la plus mémorable de la décadence du bon
sens et de la philosophie a été celle de Noé omnis caro corruperat viam
suam. »
Nous ne défendrons point la philosophie de l'époque de Noé, faute de
documents. Nous ne parlerons point de celle de Régulus, pour le même
motif. Quant à la doctrine de Voltaire, si nous la discutions, ce serait
sans nous occuper de sa vie privée. Nous dirons seulement d'une
manière générale que les gens qui passent pour les plus honnêtes peu-
vent l'être sans philosophie, comme ils peuvent l'être sans religion, et
que leur honnêteté ne les rend pas plus juges en matière de science hu-
maine qu'en matière de foi.
M. Roques, malgré Régulus, ferait ses réserves pour la religion
il a sans doute plusieurs définitions de l'honnêteté, comme il en a
; car

plusieurs du bon sens; il n'admettrait pas qu'on peut être honnête sans
croyance religieuse ; mais il soutiendrait qu'on peut être fort honnête
sans philosophie, et il serait ainsi bien près de conclure que la philoso-
phie est inutile.
« Les difficultés qui entourent les études philosophiques, les écarts aux-
quels l'esprit humain est exposé dans ces explorations, et que l'histoire
nous montre dans les divers siècles, tout cela ne doit-il pas les faire
regarder comme inutiles et faire proclamer le bon sens naturel comme
l'unique génie de l'homme, en lui adjoignant la foi religieuse aux ensei-
gnements émanés de la divinité? »
«L'humanité, sans doute, n'aurait pas été plus malheureuse si elle
s'était toujours laissé guider par le bon sens naturel, sans recourir à des
théories philosophiques, et l'on ne saurait prendre un meilleur parti si
le monde présentait partout la droiture de ce bon sens uni à des mœurs
patriarcales; mais les progrès de la civilisation avec les vices qui l'ac-
compagnent lèguent aux divers siècles des besoins analogues, et l'un des
besoins les plus impérieux du monde à l'époque où il est parvenu, dans
le dix-neuvième siècle, est sans doute l'étude de la philosophie. »
Si nous ne nous trompons dans l'interprétation de ce passage le fond
,

;
de la pensée de M. Roques est que l'homme a reçu d'abord la raison et
la parole dans toute leur perfection que, depuis, la pensée s'est perver-
tie et le langage s'est fait l'interprète de l'erreur; que la philosophie n'a
d'autre objet que de rétablir dans la langue et dans la pensée de l'homme
;
la perfection primitive en d'autres termes, de rendre à l'humanité le
bon sens.
Si tel est le rôle de la philosophie, où est, dans la société humaine
son objet et son contrôle? Où est ce prétendu bon sens, si divers, si
,
insaisissable, qui doit suppléer à tout et qui a besoin lui-même d'être
suppléé, qu'on donne comme la base et le couronnement de la science et
qui n'est rien sans la science?
Tant de difficultés et de contradictions ne prouvent-elles pas surabon-

, ;
damment que la philosophie esfautre chose que le bon sens que la rai-
son à la lumière de laquelle elle marche, ne doit pas se confondre avec
les croyances vulgaires; qu'elle n'est pas l'esclave du sens commun et de
ce qu'on nomme le jugement public, mais la reine et le guide des intel-

,
ligences; que ce n'est pas aux origines, mais à l'apogée des civilisations
qu'il faut la chercher; qu'elle n'est jamais entièrement à faire ni jamais
achevée; qu'elle grandit chaque jour, comme les sciences dont elle s'ap-
puie et qu'elle couronne; que, comme elles, elle n'est pas l'œuvre de la
foule, mais du petit nombre; en un mot, qu'elle n'est pas le bienfait de
la nature, mais de l'art, et que, pour l'humanité comme pour l'homme ,
elle est le fruit tardif des efforts constants de l'esprit et de la volonté de
toujours apprendre.
E. de S.
NECROLOGIE.

M. Flavien d'Aldéguier.

Le 2 mars, est mort à Toulouse, regretté de toutes les classes de la


société, et principalement des pauvres dont il avait été le bienfaiteur et
le père, M. Basile-Paulin-Epiphane-Flavien d'Aldéguier, officier supé-
rieur de cavalerie, chevalier de Saint-Louis et de Saint-Ferdinand,
ancien vice-président de la commission administrative des hospices, etc.
Né à Toulouse le 6 janvier 1797, M. d'Aldéguier commença sa carrière
militaire à seize ans, en 1813, en qualité d'enrôlé volontaire au 3e régi-
ment des gardes d'honneur. II fut successivement lieutenant aux gardes
du corps du roi et au 22e chasseurs à cheval, capitaine au 19e chasseurs
et au 7e lanciers, membre de la commission de cavalerie, au ministère de
la guerre, pour réviser les statuts sur l'exercice et les évolutions de cette
arme, capitaine instructeur'à l'école de cavalerie de Saumur, comman-
dant instructeur au camp de Lunéville, et s'est retiré chef d'escadron en
1846, après trente-deux ans et plus de service.
Dans toutes ses campagnes, en Allemagne, en France, en Espagne,
M. d'Aldéguier s'est signalé par son courage et par ses qualités militaires;
il eut plusieurs fois l'honneur d'être mis à l'ordre du jour de l'armée,
notamment en Espagne, en 1823, après l'affaire de Guarda-Hortuna;
il était chevalier de la Légion-d'Honneur à dix-sept ans, et fut nommé
officier en 1845.
Rentré, l'année suivante, dans la vie civile, M. d'Aldéguier déploya
au service de ses concitoyens le même dévouement qu'il avait montré,
dans les camps, au service de son pays. On le vit porter la bonté de son
cœur et l'activité de son esprit partout où il y avait du bien à faire et un
progrès à réaliser.
,
Plein de sollicitude pour ses anciens compagnons d'armes il s'occupa
d'établir la Société militaire de Saint-Martin sur des bases de durée, et
contribua, pour une bonne part, à la rédaction de ses statuts qui ont
été pris pour modèle, dans d'autres villes, par des associations sembla-
bles. Comme membre de la Société d'Agriculture de la Haute-Garonne,

la guerre, et du ministre lui-même le maréchal duc de Dalmatie l'un


,
:
il rédigea deux rapports qui furent alors fort remarqués au ministère de

sur les remontes de cavalerie, l'autre sur les chevaux arabes amenés d'Orient
et de passage à Toulouse. On doit encore à M. d'Aldéguier un ouvrage
intitulé Des principes qui servent de base à l'instruction et à la tactique de
cavalerie, deux mémoires contre la suppression du remplacement mili-
taire, et un grand nombre de notices sur les principales illustrations, et
particulièrement sur les grandes renommées militaires de nos contrées.
M. d'Aldéguier avait des goûts très-littéraires. En 1855, la Société des
Sciences et Belles-Lettres de Tarn-et-Garonne lui décerna une médaille
pour son Eloge du comte de Guibert, maréchal-decamp,auteur de l'Essai
général de tactique, du Traité de la forcepublique, etc., né à Montauban
a
en 4743. LaRevue donné, en son temps, une analyse du mémoire
couronné (voir tome 1er, p. 400). La Revue se plaît à rappeler aussi qu'elle
a trouvé, dès l'origine, un suffrage très-sympathique dans l'officier de
cavalerie.
Mais l'homme vaut plus par le cœur que par l'esprit ; une bonne œuvre
a plus de prix qu'un bon livre. Qu'est-ce donc, lorsque chaque jour de
lavie a été marqué par une mesure de prévoyance, une institution
utileou un acte de charité? C'est une erreur de croire que les militaires
ont moins de sensibilité que les autres hommes. Quand on est naturelle-
ment bon, on l'est dans toutes les circonstances et dans toutes les situa-
tions. C'est par ce côté surtout que la mémoire de M. d'Aldéguier a mérité
d'être bénie de tous ceux qui l'ont connu. Maiscette partie, la plus belle
de sa vie, est aussi celle à laquelle il faut le moins toucher. Le bien que
l'on fait doit rester enveloppé de mystère. Eh! comment, d'ailleurs,
rappeler toutes les libéralités, tous les actes charitables de cet homme de
bien? Un mot rapporté sur sa tombe par l'honorable M. Ramel, le peint
tout entier. Lorsque frappé, coup sur coup, dans ses plus chères affec-
tions, par la mort de ses deux filles, anéanti, le cœur brisé, il dut
résigner ses fonctions de vice-président de la commission administrative
des hospices; Tenez, dit-il à ses collègues, en leur tendant sa main
«
pleine d'or, soulagez ceux que je ne puis plus visiter. »
C'est par cette belle parole, qui résume toute sa vie, que M. d'Aldé-
guier a marqué sa retraite d'un poste où. il avait fait tant de bien. Il
s'éloigna dans un état de prostration et d'abattement qui donnait de légi-
times craintes à sa famille et à ses amis. Il mourut, en effet, peu de
temps après; mais il mourut, comme il avait vécu, avec le courage d'un
soldat et la résignation d'un chrétien. F. L.

M. Peeh.
Le 4 mars, une foule attendrie, appartenant à toutes les classes de

:
la société, accompagnait à sa dernière demeure celui qu'on avait sur-
nommé le Père des pauvres M. Flavien d'Aldéguier le lendemain, une
,
foule non moins grande et non moins émue, formée de la jeunesse des
écoles, des hommes de l'instruction libre, et d'un grand nombre de

,
personnes de distinction, conduisait à ce même rendez-vous commun,
où ntJbs devons tous aller un peu plus tôt, un peu plus tard, le véné-
rable doyen des chefs d'institution de Toulouse, celui qu'on peut appeler
avec raison le Père de l'enfance, M. Guillaume Pech, directeur du Collége
Saint-Raymond. Si notre mérite en ce monde consiste dans l'accomplis-
sement du devoir, qui a plus de droits aux regrets de ses concitoyens et
à la récompense réservée aux justes que l'homme dont la vie entière
s'est écoulée dans les pénibles fonctions de l'enseignement ?
la
; ,
A dix-huit ans, M. Pech entrait dans cette carrière pour ne
quitter il y a trois semaines encore il donnait ses soins à la direction
de sa Maison, et il vient de mourir à l'âge de soixante-dix ans 1 Ainsi,
point

;
che
,
pendant cinquante ans il a vécu sur la brèche, sans trêve, sansrelà-
et ce n'est qu'à la tombe qu'il a demandé le repos de sa vie. Cin-
1
quante années d'exercice! quelle vie pleine C'est assurément le plus long
terme qu'il ait été donné à un maître de parcourir. Aussi M. Pech n'était
pas seulement le doyen des instituteurs de Toulouse, il l'était de tous les
chefs d'institution de France. Eh ! que de vicissitudes, que de haut et de
bas dans cette longue carrière 1 A une époque, la Maison de M. Pech
étaitla première, dominant de toute la tète les autres institutions, le
Lycée Lui-même. Puis, les mauvais jours sont venus. Des associations
imprudentes, rendues plus malheureuses parles évènements politiques
ont précipité la Maison du faite où elle s'était placée. 11 a fallu travailler
sur de nouveaux frais pour relever une institution qui était à terre, et
refaire une fortune qui était anéantie. M. Pech apporta dans ces divers
courants la résignation d'un chrétien et l'énergie d'un caractère fortement
trempé. Il releva sa Maison.
Le nom.de M. Pech et assurément le nom le plus populaire de tous
: ,
les instituteurs de Toulouse. Que de générations ont passé sous la
de ce digne maître! Et, parmi tant d'élèves, combien aujourd'hui mar-
quants, se sont formés sous sa direction MM. Léonce de Lavergne,
main

membre de l'Institut; Granier de Cassagnac, et bien d'autres dont la liste


serait trop longue à énumérer !
La grande famille de ses élèves se pressait aux funérailles. Les plus
jeunes marchaient en tète du convoi, les anciens suivaient, ainsi que
les élèves des principales institutions de la ville, au nombre de deux à
trois cents. Les coins du premier drap mortuaire étaient tenus par
MM. Peyrot, inspecteur de l'Académie; Lacointa, secrétaire des Facultés;
Assiot, Musset, Vert et Cadas, chefs d'institution. Le second drap était
porté par des élèves pris parmi les anciens et les derniers venus dans la
Maison. Sur la tombe, M. Assiot s'est rendu l'organe des chefs d'institu-
tion, en adressant un dernier adieu à leur vénéré collègue; il a raconté
avec émotion cette vie si pleine, traversée par tant de péripéties, et qu'a
terminée une mort édifiante et chrétienne. *

:
Il a annoncé, en finissant, que le dernier vœu exprimé par M. Pech ,
;
à son lit de mort, serait rempli que la Maison fondée par ce digne maî-
tre se continuerait que l'autorité académique avait pris de sages mesures
pour qu'elle n'éprouvât pas d'interruption; et qu'elle marcherait, comme
par le passé, avec le concours des collaborateurs de M. Pech, sous la
direction de M. Sarrau, qui, depuis quinze ans, est associé aux travaux
de la Maison. Un des élèves de l'institution a payé, au nom de ses con-
disciples, la dette de la reconnaissance dans des paroles de regret qui
ont provoqué des larmes dans tous les yeux. Puis, après avoir salué une
dernière fois la dépouille mortelle de cet homme regrettable à tant de
titres, l'assemblée s'est retirée avec recueillement, chacun se disant:
« Quand on a aussi dignement
rempli sa vie, on s'est bien préparé à
paraître devant Dieu. »
Nous ajouterons un dernier mot à ces quelques lignes que nous adres-
sions à un journal de la ville, le soir des obsèques de M. Pech. Cet
homme de mœurs si douces et si affables était en telle estime auprès de
ses collègues, les chefs d'institution de Toulouse, que, peu de temps
avant sa mort, une démarche avait été faite par les membres du Conseil
de discipline auprès de M. le Recteur, à l'effet d'obtenir sa bienveillante
intervention auprès de M. le Ministre de l'instruction publique, pour que
le titre honorifique d'officier d'Académie fût accordé à M. Pech, en ré-
compense de ses longs services. Cette démarche, très-favorablement
,
accueillie, aurait été couronnée de succès, si la mort de M. Pech sur-
venue bientôt après, n'avait pas arrêté les bonnes dispositions de l'hono-
rable chef de l'Académie. F. L.
Justin Dupuy.

;
Les premiers jours du mois de mars ont été durs pour les hommes de
cœur et d'intelligence. Bordeaux aussi a eu son deuil il lui est mort un
écrivain distingué, un journaliste en renom qui, par l'honorabilité de son
caractère, a mérité d'être regretté de tous les partis. Cet exemple est trop
rare pour que nous ne nous fassions pas un devoir de publier la notice
suivante qui nous a été adressée de Bordeaux par M. Ch. de Batz-Tren-
quelléon :
« Ce siècle a des
grandeurs qu'il est impossible de méconnaître. Du
sein des luttes politiques ou littéraires qui l'ont rempli jusqu'à ce jour,
sur les champs de bataille, à la tribune, au forum tumultueux et dans

: ,
la presse, nous avons vu surgir des esprits élevés et de fiers courages.
Aussi, tout en rendant justice au mérite de nos devanciers pouvons-
nous dire avec un certain orgueil « Le cerveau humain s'est élargi. »
» Mais ce qui manque, de nos jours, ou du moins ce qui
tend à s'ef-

marchent résolûment dans la même voie, du berceau à la tombe on :


facer de nos mœurs, ce sont les caractères. Peu d'hommes, parmi nous,

brûle trop souvent ce qu'on adorait naguère, et l'âge mûr de quelques


hommes célèbres est plein de retours qui, réels ou simulés, sont un
déplorable indice de l'instabilité des croyances.
» Ce reproche, nul ne saurait l'adresser à l'honnête homme et à l'ad-

nière demeure. Nous voulons parler de M. Justin Dupuy ,


mirable écrivain que Bordeaux éploré conduisait l'autre jour à sa der-
rédacteur en
chef de la Guienne. — Cette belle existence réclame un volume ou une
page: le cœur et le talent écriront sans doute le premier; qu'il soit per-
mis à l'amitié d'écrire l'autre.
» Justin Dupuy est né dans le peuple. Des prêtres le formèrent, et sa
reconnaissance valut à la religion un défenseur aussi éclairé que coura-
geux. A seize ans, il était un écolier ordinaire; quatre ans après,
l'homme que nous avons connu se révélait et mettait le pied dans la

:
noble voie où la mort est venue si tôt le surprendre. Deux grands prin-
cipes le dominèrent de prime abord le catholicisme et la royauté. C'est
sa vie tout entière, depuis ses premiers essais dans la Gazette duMidi
jusqu'à son dernier mot dans la Guienne. Ce qu'il a dépensé de cœur,
d'esprit, de tact, d'énergie et d'enthousiasme dans la défense de ces
deux principes, voilà ce que nous ne pouvons dire, mais ce dont on
peut se rendre compte en sachant que Justin Dupuy avait une renommée
française.
» Et pourtant jamais il ne chercha la célébrité. C'est en vain que Paris
a voulu l'enlever à la province; c'est en vain que son esprit, éminem-
ment souple et fécond, lui assurait une haute fortune dans les spécula-

:
tions purement littéraires; c'est en vain que la fantaisie, le prenant corps
à corps, en a voulu faire un de ses secrétaires favoris aussi indépen-
dant que fidèle, toujours simple et toujours grand, il se dégageait deces
étreintes, deces caresses, de ces séductions, prètant l'oreille au seul
devoir, n'adorant que le sacrifice.

Cet enfant du peuple, monté si haut dans l'estime publique ,


» La simplicité et la grandeur de l'écrivain se reflétaient dans l'homme.
ne se sou-
venait du peuple que pour l'aimer, et ne le flattait point. Sa main qui
corrigeait les écarts populaires, s'ouvrait en silence à toutes les infor-

:
tunes qui passaient à sa portée. Sa vie privée était un commentaire vivant
de la vertu aimable. Son inaltérable bonté défiait l'indifférence il ne
connaissait pas la moitié de ses amis, et si lame perçoit les choses d'ici-
bas, la sienne a dû tressaillir d'une douce surprise en voyant la con-
sternation et les regrets amers de la foule immense qui rendait les su-
prèmes devoirs à son enveloppe terrestre.
» En ce jour de deuil pour la cité, veuve d'un de ses meilleurs et
de
ses plus illustres citoyens, la presse de Bordeaux s'est honorée par la
franchise et la spontanéité des éloges qu'elle a déposés sur la tombe du
rédacteur en chef de la Guienne. Elle a éveillé un écho retentissant dans
la province, et Paris en a été douloureusement ému.
» Cette imposante unanimité ne consolera
point une femme et un fils,
— le présent est aux
larmes; mais qu'ils en gardent pieusement le sou-

:
venir. Ce n'est pas un frivole honneur que cette clameur douloureuse et
-
universelle c'est la voix de Dieu sur la terre, vox populi, vox Dei, -
,
et c'est en même temps le premier mot de la postérité sur les actes du
vaillant écrivain de l'homme vertueux devant qui s'est ouvert si brus-
quement le seuil de la patrie éternelle! »

CH. DE BATZ-TRENQUELLÉON.

,
Bordeaux 11 mars 1859.
CHRONIQUE DU MOIS.

Avis.
L'année dernière, en présence des obligations que nous imposait la
double solennilé de l'Exposition de Toulouse et de la session du Congrès
Méridional, nous avons, sans hésiter, rapproché les époques de publicité
delaRevue, qui a paru, depuis lors, deux fois par mois, au lieu d'une.
Cette modification dans nos habitudes nous a donné les moyens de pu-
blier, en temps utile, des comptes-rendus de l'Exposition, et de recueillir
les principaux travaux du Congrès. Maintenant, nous en avons fini avec
ces deux événements, si importants pour nos contrées. L'Exposition est
fermée depuis plusieurs mois, et notre dernière livraison renfermait le
discours par lequel M. de Lavergne a clôturé la session du Congrès. Nous
croyons avoir amplement satisfait aux exigences de la situation. Désor-
mais, nous reprendrons notre ancien mode de publication que nous
n'avions quitté, sans augmenter le prix de l'abonnement, que pour
faire face à des nécessités exceptionnelles; désormais, la Revue paraîtra,
comme à l'origine, le 1er jour de chaque mois. Mais nos abonnés per-
dront peu à ce changement, parce que si nous réduisons le nombre des
livraisons, nous augmenterons le nombre des feuilles, ce qui nous per-
mettra un meilleur agencement dans l'ordre des articles, et plus d'abon-
dauce et de variété dans les matières.
Le Directeur de la REVUE.

t. — Réception de la Société de Clémence-Isaure.


Toulouse était en liesse, jeudi soir, 24 mars. Des flots énormes de
population se mouvaient de la place du Capitole à la gare du chemin de
fer; un éclairage à giorno illuminait la façade de l'Ilôtel-de-Ville; les
drapeaux déployaient au vent les couleurs nationales; le buis et le lau-
rier tapissaient de leurs verts festons les murailles de notre Capitole; les
accents de la musique militaire s'alliaient aux détonations des pièces
d'artifice pour porter au loin le témoignage de l'allégresse publique. Il
était minuit et nul n'était couché dans la paisible cité d'Isaure. Evidem-
ment, un évènement d'importance était attendu : « Quelqu'un de grand
va naître , » disait le poète au souvenir des émotions populaires de 1811.
L'étranger, jeté par le hasard dans Toulouse à cette heure avancée de la
nuit, aurait cru à l'explosion subite d'un de ces évènements qui exaltent
ou rabaissent lesort des nations, à un Austerlitz, à un Waterloo, à la
prise de Milan ou à un second Novarel — Il n'était rien pourtant de
:
tout cela les préoccupations de cette foule n'étaient ni pour la paix ni

:
pour la guerre, ni pour l'Italie ni pour l'Autriche; le hasard des batailles
ne la tenait pas en suspens. Ses pensées étaient toutes pacifiques tout ce
monde, joyeux, content, ému, allait au débarcadère du chemin de fer
recevoir la société de Clémence-Isaure.
11 faut être du Midi pour bien comprendre cet empressement qui ne se

produirait pas plus fiévreux peut-être à l'occasion d'un fait national et


politique. Parmi nous la musique est en honneur à tous les degrés de
l'échelle sociale. On peut ne pas toujours bien juger les œuvres musicales,
mais on aime la musique avec ardeur. L'ouvrier à son établi, l'amateur
dans son cabinet, répètent les mélodies apprises la veille au théâtre; et
pour se redire à soi-même ces souvenirs charmants, l'organe et le senti-
ment ne manquent pas. Ils savaient d'instinct la musique ces ouvriers
qui, sans leçon et sans maître, ont, longtemps avant l'organisation offi-
cielle des sociétés chorales, enchanté nos oreilles de leurs concerts noc-
turnes. Il leur manquait peut-être la règle et la méthode, l'art des nuan-
ces, le fini en un mot, mais ils se sont soumis à de rudes et patientes
études; ils ont accepté comme un travail sérieux ce qu'ils n'avaient pris,
au commencement, que comme un frivole délassement; l'émulation s'est
mise de la partie; la nature s'est assouplie aux exigences de l'art, et de
nos dix ou vingt groupesd'ouvriers chanteurs sont sorties les trois sociétés
chorales, Clémence-Isaure, Les Enfants de Toulouse et La Lyre toulousaine,
dont la première et la plus ancienne vient de remporter un triomphe
éclatant au concours des Orphéons de France.
C'était donc pour fêter le succès de la société de Clémence-Isaure, succès

,
consacré par une médaille d'or (prix hors ligne), obtenue dans une des
premières divisions du concours de Paris que la ville entière s'est
portée, jeudi soir, à la gare du chemin de fer. Annoncée d'abord pour
quatre heures et demie, l'arrivée des triomphateurs n'a eu lieu qu'après
onze heures; mais la fête n'a rien perdu à ce retard. Au contraire, elle
a pris de l'heure et des circonstances un caractère singulier et imprévu.
La députation municipale, que conduisait l'honorable M. Ozenne, adjoint
au maire, et qu'escortaient les musiques de la ville et de la garnison,
s'est rendue à la gare entre deux rangs de torches et de lanternes qui
jetaient des lueurs étranges sur la foule amassée. Les fanfares de la mu-
sique et les chants de l'orphéon des Enfants de Toulouse ont salué les
nouveaux troubadours à la descente du wagon. Au retour, c'était mer-
veille devoir, d'un point élevé, ce cortège fantastique, descendant l'allée
Louis-Napoléonau bruit de la musique militaire et des applaudissements
de la foule. Arrivée au Capitole, la bannière victorieuse a été saluée par
M. le maire et par les principales autorités du département. Les mem-
bres de la Société ont été introduits dans les galeries de l'Hôtelde-Ville où
le premier magistrat de la cité leur a prodigué ses chaudes félicitations,
et a remis une couronne d'or à leur habile directeur, à qui revient une
grande part du succès, M. Baudouin, chef d'orchestre du Grand-Théâ-
tre. La poésie s'est mêlée à la fête et par la bouche de notre excellent
poète patois, Lucien Mengaud elle a adressé un fraternel hommage à sa
,
sœur, la musique. Des rafraîchissements ont été servis aux voyageurs;
pendant ce temps, les musiques instrumentales et les Enfants de Tou-
louse continuaient leur concert sur la place du Capitole que la foule fidèle
garnissait toujours. A deux heures du matin seulement, les derniers
éclats de la joie publique s'apaisaient, et chacun regagnait sa demeure
sans regretter les heures ravies au sommeil, et en emportant un souve-
nir heureux de cette fête que toutes les circonstances ont contribué à
rendre à la fois cordiale et pittoresque. E. V.

H. — Revue théâtrale : Les Dragons de Villars.

Nous enregistrerons un grand et légitime succès. Les Dragons de


Villars, opéra comique en trois actes, par MM. Lockroy et Cormon,
musique de M. Maillart, ont été représentés pour-la première fois, à Tou-
louse, le 45 mars, et ont reçu du public un accueil étourdissant. Jamais
nous n'avions vu un pareil enthousiasme. C'était peu d'applaudir des

,
mains et des pieds, on se levait encore pour crier bravo Etrange chose 1
cet opéra, qui a réussi tout juste au Théâtre-Lyrique il y a deux ans, est
le grand succès de la saison à Lyon, à Bordeaux et à Toulouse. A quoi
?
tient cette différence? A une différence d'appréciation sans doute Pas du
tuut. A quoi donc? Et qui a tort, qui se trompe? Paris ou la province?
Ni l'un ni l'autre. Pourquoi enfin le public parisien a-t-il goûté médio-
crement l'œuvre de M. Maillart, tandis que le public de Toulouse la
et
trouve ravissante l'applaudit à tout rompre? Parce qu'ilssontplacés à un
point de vue différent. Nous sommes le premier à reconnaître qu'on ne
s'assimile pas mieux un rôle que ne le fait notre première chanteuse
dans cette pièce; mais nous croyons que si Mlle Geismar n'eût pas
appartenu à notre scène depuis six mois, qu'elle n'y eût pas chanté le
grand opéra et rien que le grand opéra, que si, arrivée de la veille,
elle ûtjoué à son début, comme elle a joué cette fois, avec un rare
mérite, nous croyons que le public se serait montré moins passionné.
C'est la surprise qui a donné le diapason de l'enthousiasme. Le parterre
passait d'étonnement en étonnement. Accoutumé aux poses nobles, au
chant dramatique, à la tenue toujours digne de sa première chanteuse,
il n'en revenait pas de la voir transformée en petite fille, fière et libre
d'allures, disant le dialogue en vraie comédienne, rendant toutes les
nuances de son rôle avec une grande intelligence, se révélant enfin, à
chaque scène, sous un jour nouveau, imprévu. Voilà pourquoi le public
applaudissait avec frénésie. Le musicien n'a donc rien à voir dans l'en-
thousiasme qui a éclaté l'autre soir. Le public de Toulouse n'en pense pas

;
plus que le public de Paris sur les mélodies qui parsèment son œuvre.
C'est l'actrice qui a fait valoir la pièce c'est elle qui a enlevé le succès.
Au reste, soyons juste, Mlle Geismar est très-bien secondée; par M. Laget
d'abord, qui a été vivement applaudi dans le rôle de Sylvain. M. Laget
doit être d'autant plus heureux d'avoir réussi dans ce rôle un peu froid
et contenu, que par la nature de son talent, il est plus à l'aise dans les
rôles qui demandent de l'entrain et où il a toute facilité pour répandre

,
autour de lui la gaîté et la chaleur. M. Gaudemar a recouvré une partie
de sa voix; c'était le froid, sans doute qui la paralysait; elle se réveille
aux premières brises du printemps. Mais voulant prouver qu'il en a
beaucoup, il s'épuise en grands efforts qui dégénèrent souvent en con-
torsions, et a peu souci du caractère de son rôle. Mme Latouche chante
avec goût et joue avec finesse et désinvolture le rôle un peu déluré de
Georgette. M. Arquié est un bon grime; il a le don d'amuser et de faire
rire; c'est très-bien; mais il vise à l'esprit; et, peu satisfait de celui
de ses rôles, il y mêle trop souvent du sien, qui n'est pas toujours du
titre le plus pur.
Nous signalerons encore la reprise des Martyrs, qui a laissé beaucoup
à désirer, et une tentative de notre premier ténor léger dans le grand
opéra. Quoiqu'il ait réussi au-delà de toute espérance, — car le public
n'était pas sans inquiétude, — M. Dufrène a un peu forcé son organe et
ses moyens dans le rôle de Fernand de la Favorite. La Revue luifaisait
dernièrement le même reproche à propos de Martha. Nous regrettons,
dans l'intérêt de son avenir, que M. Dufrêne ait contracté un engage-

;
ment avec l'Académie impériale de musique, et qu'il renonce ainsi à
l'opéra comique pour le grand opéra nous craignons que sa voix ne
puisse résister longtemps aux efforts et à l'extrême fatigue qu'impose
ce genre, et qu'il n'use trop vite un organe charmant, qui se serait con-
servé bien des années encore, à ne chanter que l'opéra-comique. «Ne
forçons point notre talent. »
Nousne dirons pas du Théâtre des Variétés qu'il dort, au contraire; il

,
y règne trop d'activité peut-être; c'est-à-dire que les nouveautés s'y
succèdent avec une étrange facilité que l'une n'attend pas l'autre, que

:
chaque jour presque apporte son fruit nouveau. Mais cette trop grande

;
précipitation nuit aux études les acteurs ne savent pas leurs rôles, à
tout moment la mémoire leur manque les entrées et les sorties ne se
font pas à propos; les effets de scène ne sont pas bien arrêtés d'avance ;
ces hésitations produisent du décousu, enlèvent l'illusion et font perdre
aux meilleures pièces une grande partie de leur valeur. A la première
représentation de Fanfan-la-Tulipe, le souffleur a récité tous les rôles,
c'est à la lettre. Puis, on a supprimé le principal personnage de cette
pièce, celui qui en a fait le succès, le cheval. Fanfan-la-Tulipe a été
mis à pied. Il entre sur la scène, comme un homme ordinaire, et non
plus comme Mélingue, sur un cheval lancé à toutes brides, s'arrêtant
court devant le trou du souffleur. Quelle punition, grands dieux! quel
?
crime a-t-il donc commis — Ma Nièce et mon Ours, cette débauche d'es-

,
prit qui vient d'obtenir un succès de fou rire, dit notre correspondant pari-
sien au théâtre du Palais-Royal, a été bien près d'une chute, à la pre-
-
mière représentation. La charmante pièce de M Octave Feuillet, Le
romand'un jeune homme pauvre, a été jouée samedi dernier avec un peu
plus d'ensemble, mais ce n'était guère encore qu'une répétition générale.
Il est évident qu'il faut renoncer à ces habitudes de précipitation. La
Revue prendrait plaisir à parler de ces ouvrages, mais il faudrait que
ceux qui Les jouent les prissent un peu plus au sérieux.

111. — Nouvelles.
Lesjournaux de Paris se sont montrés d'une discrétion et d'une
réserve absolue sur le concours des Orphéons. Ils n'en ont pas soufflé le
plus petit mot. Une réunion de six mille chanteurs venus de tous les
points de la France n'est pas cependant un fait si ordinaire qu'il doive
passer sans allirer un instant l'attention. Tout ce que les journaux nous
ont appris, c'est le partage des sociétés chorales en trois divisions, et le
résultat des concours; en voici le détail :

:
— Sociétés de province — 1er prix
DIVISION SUPÉRIEURE. :
la Chorale

:
de Saint-Quentin;
1er prix
:
Enfants de Lutèce; — 2e prix
mention honorable Neustriens de Caen.
:
— 2e prix l'Orphéon de Poitiers. — Sociétés de Paris.
Orphéon de Versailles; —

::
— Sociétés de province. — 1ER prix Enfants du Jura ;
- :-
PREMIÈRE DIVISION.
2e prix la Chorale de Bourg;
— mention honorable

; : Orphéon de
Montpellier. Sociétés de Paris. — 1er prix (hors ligne) Clémence-isaure,
:
de Toulouse — 2e prix Enfants de la Belgique, de Paris.

;
DEUXIÈME DIVISION.
: :
— Sociétés deprovince. — 1er prix Orphéon de Car-

;
(hors ligne) : Orphéon de Cherbourg — mentions honorables
liens de Montmartre et le Choral de Montmartre.
:
cassonne — 2e prix Orphéon d'Agen. — Sociétés de Paris. — 1er prix
les Tyro-

:
TROISIÈME DIVISION.
; :
— 1resection. — 1re subdivision. — 1er prix Orphéon
:
;- ::
de Narbonne; — 2e prix Orphéon de Bayeux — 3e prix Vénitiens de
Bayeux
:
— 4e prix Association chorale de Valenciennes. — 2e subdivi-

;;- :
sion.
Metz
1er prix
3e prix ; :
Orphéon de La Réole; — 2e prix Orphéon de
Orphéon de Béziers — 4e prix Orphéon de Dun-
kerque
Enfants d'Apollon d'Angoulême ; — mention honorable :
— 5e prix ex œquo : Société philharmonique de Dieppe et
Orphéon de
Tours.

;
2e section. — re subdivision. — 1er prix
: : Orphéon de Salins; —
2e prix Cercle choral de Brumalh — 3e prix ex œquo : Chorale de
Saint-Macaire et Orphéon de Donnemarie. — 2e subdivision. — 1er prix :
Chorale de Séclin; — 2e prix: Orphéon de Saint-Jean-de-Losne; —
3e prix: Orphéon de Bédarieux.
: Orphéon de Plombières; —
2e prix:
3e section. — 1re subdivision. — 1er prix
Sainte-Cécile, de Colomiers. — 2e subdivision. — 1er prix
Société de Zimmersheim.
:
Ainsi deux prix hors ligne ont été donnés par lejury de Paris, l'un à
la Société de Clémence-Isaure, de Toulouse, l'autre à l'Orphéon de Cher-
bourg. Sur les trente prix accordés, les Sociétés chorales du Midi en ont
obtenu huit; quatre premiers (Toulouse, Carcassonne, Narbonne et La
Réole), deux seconds (Agen et Colomiers), deux troisièmes (Béziers
et Bédarieux), et une mention honorable (Montpellier). C'est un beau
succès.

,
Nous recevons de notre honorable collaborateur, M. Henri Vié-An-
duze les renseignements suivants sur l'Orphéon de Narbonne
« Notre Orphéon fonctionne depuis peu de temps. Le mérite
: de l'ini-
tiative revient tout entier à nos édiles; MM. Coural et Osmin Labadié
n'ont pas hésité à prêter leur concours actif et intelligent à une institu-
tion si éminemment utile au point de vue moralisateur des classes ou-
vrières.
a Un premier succès avait sanctionné leurs efforts au concours qui
eut lieu à Toulouse au mois de juin dernier, et dans lequel notre
Orphéon remporta un premier prix. Paris vient de sanctionner le juge-
ment de Toulouse. Dans l'exécution du chœur si remarquable des Mois-
sonneursde la Brie, nos chanteurs ont enlevé avec les applaudissements
d'un public d'élite la décision du jury, qui vient d'attacher à leur ban-
nière une nouvelle médaille d'or à côté de celle qui était destinée à
encourager leurs progrès naissants.
» Que MM. Coural et Osmin Labadié reçoivent ici nos sincèresfélicita-
tions. Nous étions depuis longtemps au nombre de ceux qui les enga-
geaient à persévérer dans la voie difficile où ils étaient entrés. Ils
doivent se féliciter aujourd'hui d'avoir fermé l'oreille à certaines insi-
nuations, à certaines attaques. Ils en sont bien vengés; et les opposants
de la veille sont peut-être, à cette heure, les plus chauds admirateurs du
lendemain.
I
»Honneur donc à l'Orphéon narbonnais Honneur et merci à ses
,
chefs intelligents 1 Grâce à eux grâce à cette impulsion nouvelle qu'ils
ont donnée à l'art, l'antique Narbonne se réveillera par l'émulation et
vivra un peu plus par l'intelligence 1 »
-Il est rare que les Facultés de province fassent des docteurs dans
les lettres ou dans les sciences. Ce privilège paraît être réservé aux Fa-
cultés de Paris. Ainsi les quinze Académies de province n'en ont donné
qu'un, un seul, en 4857, et c'est de la Faculté des Sciences de Lille qu'il
est sorti. La Faculté des Lettres de Montpellier a eu dernièrement cette

:
même bonne fortune M. L. Mandon, chef d'institution dans cette ville, a
soutenu, avecpleine réussite, deux thèses devant cette Faculté l'une sur
faSyntagma philosophicum de Gassendi, l'autre sur la confiance que l'on
doit avoir à Lucain, au point de vue de l'histoire, quœnam Lucano (ides
sitadhibenda. L'argumentation a été vive et pressante du côté des juges,
brillante et solide du côté du candidat, courtoise des deux parts. Mais
elle n'a pas fini avec la séance et avec la proclamation du nom du nou-
veau docteur; elle s'est prolongée au dehors; et bien que l'époque de
l'examen remonte déjà à quelques mois, elle dure encore et ne paraît
pas près de finir. M. l'abbé Flottes, professeur honoraire de philosophie
à la Faculté des Lettres de Moutpellier, s'est ému des opinions qui se
sont manifestées dans le sein de la Faculté, à propos de la thèse sur
Gassendi, et a attaqué les doctrines de son successeur, M. Jeannel, pro-
fesseur titulaire actuel de la chaire de philosophie. Gassendi était-il
matérialiste ou spiritualiste? Ce fut d'abord le seul point en litige,
MM. Flottes et Jeannel étaient seuls en présence; ils s'attaquaient et se
répondaient par des brochures. Puis le débat s'est agrandi; d'autres
contradicteurs sont intervenus, et d'autres difficultés ont été soulevées.
Vive, mais convenable dans le commencement, la discussion a pris

,
insensiblement un caractère acerbe, presque injurieux. LaRevue s'oc-
cupe à rassembler toutes les pièces du procès c'est-à-dire toutes les bro-
chures qui ont été publiées de part et d'autre, afin de bien établir les
points contestés.
-Les partisansde la substitutiondes troupes ambulantes de comédiens
aux troupes sédentaires viennent de faire une tentative qui n'a pas été
couronnée de succès. Le conseil municipal de Cahors avait proposé au
conseil municipal de Montauban d'entretenir une seule troupe de comé-
diens qui jouerait alternativement dans les deux villes. Sur le rapport
de la commission qui avait été chargée de l'examen de la proposition le
conseil municipal de Montauban a rejeté la demande dela ville de
,
Cahors. Voici les termes du rapport
» dans un moment où le gouvernement
: « Votre commission pense que
s'occupe de l'organisation des
» théâtres de province, et
dans la position où se trouve notre ville qui,
» au moyen des sacrifices qu'elle fait, entretient depuis plusieurs années
» une troupe sédentaire, il n'y a pas lieu à donner suite à la
proposition
» qui vous est faite, tendant à remplacer une troupe
sédentaire par une
» troupe ambulante, quineviendrait peut-être à Montauban que
dansles
» saisons où l'on n'estpas dans fusage d'aller au théâtre, et qui
satisferait
» mal le public. »
— Une jeune artiste qui donnait les plus
belles espérances, Mlle Vir-
ginie Rey, vient de mourir à Paris à la fleur de l'âge Elle avait obtenu
au dernier concours du Conservatoire de Toulouse un prix d'honneur
avec éloges, et il paraissait à peu près sûr qu'elle aurait remporté, cette
année, le premier prix au Conservatoire de Paris. iiiiie-Rey travaillait
de
avec une extrême ardeur, et a été martyre de son trop grand amour
l'art.
F. L.

1er avril 1859.


LES VILLES DU MIDI DE LA FRANCE.

Il(1).
Marseille.

1.

Marseille, colonie grecque contemporaine de Tarquin, émule de


Carthage, amie de Rome, surnommée par Tacite l'Athènes des
Gaules, Marseille, patrie de Pythéas et d'Euthymènes, n'offre rien
qui rappelle sa glorieuse antiquité.
Les masures noires et chancelantes qui constituent la Vieille-
Ville, — mais dont la plus ancienne ne remonte pas au-delà du
siècle du Bon Réné, — échappent presque toujours à la curiosité
de l'étranger, perchées qu'elles sont sur un coteau d'un accès peu
facile, loin des hôtels en vogue, loin des rues commerçantes. Et, à

sales, tortueuses, et de tous les


:
dire vrai, une promenade à travers ces vieux quartiers n'aurait rien
de bien intéressant pour l'archéologue des ruelles montantes,
côtés.
de soleil privées; des
carrefours solitaires où l'herbe croit entre les pavés;des habitations
enfumées et nauséabondes; d'ignobles étalages de friperie; des en-

(1) Voir l'ludc sur Bordeaux, tome VIII, p. 389.


fants crasseux qui pataugent dans les immondices du ruissçau —
telle est la physionomie de cette ville déchue.
;
Les érudits montrent, je le sais, deux ou trois bicoques histori-

le tout d'une antiquité suspecte ;:


ques, quelques colonnes de marbre tronquées, un bas-relief fruste:
puis ils vous disent religieu-

éphésienne, ici le sanctuaire d'Apollon


Thermes
;
sement, en désignant tel ou tel point « Làfut le temple de Diane

; plus loin s'élevaient les


de ce côté s'allongeaient les remparts construits par Jules
César. » Mais vous n'apercevez rien que des pâtés de maisons
vulgaires; vous êtes obligé de croire nos savants sur parole.
Le moyen-âge, qui a légué à tant d'autres cités plus modestes

épiscopale des Salvien, des Théodore ,


d'impérissables monuments, a complètement déshérité la résidence
des Benoît d'Alignano, des

,
Claude de Seyssel, des Cibo.
Marseille la ville catholique par excellence, n'a pas d'églises
car on ne saurait appeler de ce nom les grossiers ouvrages en ma-
;
çonnerie les constructions mesquines où se célèbrent les solennités
,
du culte, — bâtiments lourds et délabrés, qui ont bien plutôt l'air
de manufactures que d'édifices consacrés à Dieu.
Mais s'il ne subsiste à Marseille aucune trace du passé, — en
revanche, nulle part le génie moderne n'a déployé une activité
plus grande, nulle part le commerce n'excite pareille émulation.
;
Une agitation perpétuelle règne autour des ports des milliers de
navires viennent verser sur les quais les denrées de tous les pays
et reçoivent, en échange, les produits de l'industrie française.

mis, surveille et dirige ces opérations


vont et viennent des ports aux fabriques,
;-
Tout un monde de négociants, de douaniers, de portefaix, de com-
d'innombrables véhicules
dont les hautes che-
minées dominent la cité manufacturière,
ports.
- et des fabriques aux

Liverpool et New-York offrent seuls le spectacle d'un mouvement


commercial aussi prodigieux.

,
En vérité, depuis la conquête de l'Algérie, depuis que la Médi-
terranée purgée des pirates qui l'ont infestée si longtemps, est
redevenue un grand lac européen, depuis que des centaines de
pyroscaphes peuvent librement sillonner cette mer intérieure qui
baigne les plus riches et les plus florissantes contrées du monde
Marseille a vu naître pour elle une prospérité qui est allée tous les
,
jours croissant. — L'ancienne enceinte a été bientôt insuffisante
pour contenir la population, qui, en moins de cinquante ans, a
;
presque triplé 4e trop-plein s'est répandu tout autour du vieux
port, perçant des artères spacieuses, édifiant des demeures confor-
tables et élégantes et déplaçant le centre des affaires. Puis, le flot,
grossi chaque jour par de nouvelles immigrations, s'est élevé insen-
siblement sur le versant des collines adjacentes et a fini par attein-
dre deshauteurs abruptes, jusqu'alors abandonnées aux troupeaux
de chèvres (1).
Cette merveilleuse activité, ce mouvement d'extension qui n'est
pas près d'avoir son terme, cette fièvre de bâtisses, voilà ce qui
caractérise Marseille, ce qui doane à cette ville, fondée il y a
près de vingt-cinq siècles, l'apparence d'une cité toute moderne.
Le percement de l'isthme de Suez, qui doit faire de ce centre

,
privilégié le point de départ et le siège de nos transactions avec
les Indes, la Chine, le Japon et l'Océanie — en augmentera déme-
surément l'importance maritime. Aussi la France tout entière a-t-elle
les yeux fixés sur ce foyer où viendront converger et d'où rayonne-
ront toutes nos forces commerciales.

;
Marseille a compris qu'elle ne pouvait pas rester au-dessous du
rôle magnifique qui l'attend elle veut être prête à recevoir, dans
,
un avenir très-prochain, cet accroissement de prospérité et, pour
cela, elle a entrepris des travaux gigantesques dont l'accomplisse-
ment étonnera l'univers. Son ancien port étant devenu insuffisant,
elle s'était donné tout récemment un second port, — celui de la
Joliette, — et déjà les môles d'un troisième port surgissent du sein
des flots. Sur les immenses terrains qui avoisinent ce nouveau bassin
et celui de la Joliette, on bâtit des maisons monumentales, on crée
de vastes docks qui, reliés à la gare de la ligne de Lyon par une
voie ferrée, procureront d'incalculables avantages aux négociants
marseillais.
Tout le monde connaît les projets conçus et à demi-réalisés par la
Société des Ports, sous l'impulsion de M. Mires, le célèbre ban-
quier : des collines qui arrêtaient, du côté du nord, le développe-
ment de Marseille, ont été éventrées, nivelées, et leurs débris,

(1) C'est ainsi que les rochers de Notre-Dame-de-Ia-Garde se couvrent peu à peu
d'habitations.
jetés à la mer, ont servi à conquérir de nouveaux emplacements
dans le voisinage du port Napoléon. Une ville neuve s'élève comme
par enchantement sur ce point naguère abandonné, et des études
sont faites pour doter prochainement ces riches quartiers de tous

,
les embellissements et de tout le confort désirables.
L'édilité marseillaise, de son côté n'est pas restée inactive elle
ne s'est pas dissimulé que Marseille, formée d'agglomérations suc-
;
cessives, a été construite, en grande partie, suivant le caprice et

;
l'instinct des nombreux colons qui y ont été attirés par l'espoir d'y
faire fortune elle a senti la nécessité de mettre un peu d'ordre

,
dans cette cité improvisée, d'ouvrir de grandes voies de communi-
cation de relier les quartiers naissants du Lazaret à l'ancien port,
en démolissant les ignobles bicoques du Vieux-Marseille et en apla-
nissant la colline sur laquelle s'élève cette ville si justement délais-

,
sée. — En même temps elle a songé à enrichir Marseille, ainsi
régénérée des monuments qui lui font depuis si longtemps défaut.
Mais pour réaliser les projets d'une restauration aussi urgente, le
;
bon vouloir ne suffit pas il faut des sommes considérables. — Plu-

;
sieurs riches capitalistes ont présenté des propositions en vue d'ob-
tenir l'entreprise de cette opération colossale on a fait beaucoup de
bruit notamment des plans soumis par M. Mirès à la municipalité
marseillaise pour la reconstruction des vieux quartiers.
Le Conseil municipal, après avoir étudié longuement tous les
projets et toutes les propositions, a fini par prendre une décision
;
bien digne d'une grande cité il a résolu de mettre à la charge de
la ville elle-même l'entreprise des travaux. A cet effet, l'autorisa-

gouvernement :
tion de contracter un emprunt de 55 millions a été demandée au
Marseille emploierait 45 millions à éteindre sa dette
et 40 millions à mettre à exécution les projets d'une utilité pres-
sante. (1).
Les habitants ont accueilli avec enthousiasme cette délibération
patriotique, prise en décembre 1858, sur la proposition de M. le
maire Honnorat et après le rapport très-lucide et très-chaleureux
de M. Onfroy, membre du Conseil.

(1) Nous avons vu avec regret que le remaniement de la Vieille-Ville n'était point
compris parmi les travaux dont la municipalité aura à s'occuper immédiatement. Quoi de
plus urgent cependant?
Le bruit, — qui s'était répandu depuis, — de la suppression,
de la mairie de Marseille et de son remplacement par une commis-
sion municipale placée sous la direction d'un préfet, — qui eût été
chargé de pleins pouvoirs, comme le préfet de Lyon, — avait fait
craindre l'ajournement des travaux.
Aujourd'hui que le maintien de notre administration municipale
«

:
est un fait bien certain, tout nous porte à croire que la rénovation
ne saurait se faire plus longtemps attendre nos édiles parviendront,
il faut l'espérer, à triompher des difficultés sans nombre qui ont
entravé jusqu'à ce jour l'exécution des plans auxquels se rattachent
l'avenir et la prospérité du premier port commercial de l'empire.

II.

En dehors des travaux publics qui avancent assez lentement et


dont beaucoup n'existent encore qu'à l'état de projets, de rêves
peut-être, on peut dire qu'il n'est pas de ville en France où il se
remue plus de pierres qu'à Marseille. On ne voit de tous côtés, en
effet, que maisons qui s'élèvent avec une rapidité merveilleuse les
faubourgs s'étendent de jour en jour et empiètent sur la banlieue.
; *

D'autre part, le renchérissement des loyers est une preuve de l'in-


suffisance des logements, et, partant, de l'accroissement continu
de la population.
Et vraiment, le nombre de ceux qui, de tous les points du
globe, accourent à Marseille avec l'espérance de s'y enrichir, est
incroyable. Sans vouloir faire un dénombrement exact des étran-
gers qui se sont fixés dans cette métropole marchande, nous pou-
vons citer, parmi les colonies qui y ont pris le plus d'extension,
la colonie grecque, la colonie piémontaise, la colonie basalpine.
Marseille, depuis sa fondation, n'a pas cessé d'entretenir des
relations avec les riches contrées d'où vinrent ses premiers habi-
tants. De tout temps, elle a eu des comptoirs dans le Levant, et,
depuis que la liberté des cultes a été proclamée en France, depuis
la guerre de l'insurrection hellénique surtout, de puissantes mai-
sons grecques sont venues à leur tour s'établir dans la vieille colo-
nie phocéenne (4).

(1) Au nombre de celles qui se distinguent aujourd'hui par leur importance et leurs
Les Piémontais,dont

;
le nombre ne s'élève pas à moins de
20,000, n'appartiennent pas tous, comme les Grecs à l'aristocra-,
:
tie du négoce ils remplissent au contraire, pour la plupart, des
occupations assez infimes les hommes travaillent en qualité de
;
; ;
manœuvres dans les usines de la ville et de la banlieue les femmes
exercent un métier non moins rude elles portent sur leur tête des
fardeaux souvent très-lourds — les Marseillais les désignent sous
le nom de Porteïris, et la population piémontaise, en général, sous
celui de Batchins.
Les Batchins sont presque tous originaires de Gênes; ils habitent

;
les. vieux quartiers, mais ils ne se mêlent que très-lentement à la
race marseillaise les femmes se font aisément reconnaître au mou-
choir de couleur qui enveloppe leur chevelure et aux grands
anneaux d'or qui pendent à leurs oreilles.
Les Bas-Alpins (indigènes des Basses-Alpes) ou, comme on les
,
appelle communément, les Gavots, sont au moins aussi nombreux

:
à Marseille que les Génois. Ils sont à la capitale de la Provence ce
que sont à Paris les Auvergnats et les Savoyards ils ont même

-
;
pauvreté à l'origine, même courage, même persistance au tra-
vail, même sobriété ils remplissent aussi à peu près les mêmes
emplois..
Ils arrivent de leurs montagnes sans un denier vaillant, grossiè-
rement vêtus, ignorants de toute chose,. mais bien convaincus

,
chande. Le premier métier leur est bon :
qu'ils parviendront à çonquérir un petit pécule dans la cité mar-
ils se font commis-

ques ,
sionnaires
brocanteurs ambulants
mécomptes ne les rebutent point
,;
crocheteurs, garçons épiciers ouvriers dans les fabri-
,
que sais-je ?.
Les fatigues
ils sont soutenus par une idée
les ,
fixe, par une espérance qui a pour eux le caractère de la certitude :
ils seront riches un jour 1.
Il est bien rare qu'ils soient déçus; leur tenacité et leurs habitu-
des d'extrême économie surmontent tous les obstacles. Ils amassent
,
le pécule tant convoité sou à sou peut-être; mais jusqu'au jour où
le magot aura atteint les proportions voulues, n'allez pas croire

,
,
Spartali, Zizinia, Baltazzi, Agelasto Lascaridi, Ralli Vlasto Apalyra
Sechiari, Chimichi, Sepsi, Prassacaclii, Mavrogordalo etc.
,
,
richesses il nous suffira de mentionner les maisons Rodoeanaehi, Azuelos , Reggio
,

-
Argenti

,
qu'ils en distrairont un centime pour améliorer leur genre de vie ,
pour se procurer quelques douceurs. — J'ai connu un gavot qui

,
avait commencé à installer, dans l'encoignure d'un escalier, une
petite boutique d'objets à un sou pièce qui peu à peu avait agrandi
,
- ,
cette échoppe jusqu'à en faire un bel et bon magasin de mercerie
l'un des mieux achalandés de Marseille — et qui, parvenu à
une fortune de 2 à 300,000 fr., logeait encore à un quatrième
étage, — avec sa femme maladive, — dans une maison qui lui
appartenait 1.
Je suis loin de prétendre que tous les Bas-Alpins soient d'une
parcimonie, disons mieux, d'une ladrerie aussi exagérée. Mais il
est bien avéré que la plupart vivent de fort peu et ne se donnent
pas de répit qu'ils n'aient entassé une fortune qui leur permette
d'acheter un domaine plus ou moins grand dans leur pays natal. —
Puis, ils s'en vont là se reposer de leurs labeurs, à moins que leur
soif de l'or ne soit devenue inextinguible. ce qui est assez rare
contrairement à ce qu'on pourrait supposer.
,
On dirait que toute l'ambition de ces gens-là, — comme celle
de la plupart des colons, du reste, — soit de s'enrichir le plus vite
possible et de retourner, aussitôt après, dans leurs foyers, d'où
les a éloignés la nécessité, mais dont ils ont conservé un ineffaça-
ble souvenir.
Voilà ce qui explique pourquoi Marseille, habitée en grande par-
tie par des étrangers, - je parle de la population riche, — n'a
rien créé de grand et de durable en fait de monuments. On com-
prend que les entreprises qui ont pour but l'honneur de la cité
soient accueillies avec froideur et indifférence par des gens qui ne
sont là, pour ainsi dire, que de passage. — Dans les autres villes,

;
à Lyon par exemple, dès qu'un projet d'intérêt local est mis en
avant, les capitalistes s'empressent d'offrir leur concours à Mar-
seille, s'il est question d'une œuvre qui ne soit pas d'une utilité
absolue pour le commerce, disons plus, qui ne présente pas aux
spéculateurs des chances èertaines de bénéfices,. toutes les caisses
se ferment. — Nous avons vu ce qui est arrivé, entre autres, pour
l'élargissement de la rue Noailles.
A dire vrai, le négociant marseillais,
- ,
qu'il possède 3, 4 5 et

nibles ! Tout son avoir est dans le commerce ;


même 40 millions de fortune, n'a presque jamais 50,000 fr. dispo-
il croirait faire acte
;
de niaiserie en laissant dormir le moindre capital ou en le plaçant
dans une spéculation bénigne il ne connait que les grandes affai-

;
res. Nulle part les entreprises ne se montent sur une plus vaste
échelle nulle part la fortune n'est tentée, — c'est le mot,
plus d'audace.
- avec

Aussi quels gains fabuleux et quelles chutes terribles I


Tel a débuté dans le commerce en achetant des balayures de
sucre qu'il revendait à des marchandes de sirop à un sou le verre
;
il était arrivé à Marseille avec 50 écus pour tout avoir aujourd'hui
il est huit à dix. fois millionnaire et il figure en tête de la liste des
notables Marseillais.
Tel autre, sachant à peine lire et écrire, est parvenu d'abord à

;;
se faire intéresser pour un vingtième dans la propriété d'une petite
goëlette
trois-mâts
cinq à six ans après, il faisait construire à ses frais un
actuellement, c'est l'un de nos premiers armateurs
français.
Ce serait une histdire fort curieuse, ,
mais aussi fort longue que
celle de toutes les fortunes colossales qui se sont formées à Marseille
depuis une trentaine d'années.
Nous avons cité les principales maisons grecques par l'intermé-
diaire desquelles Marseille entretient des rapports commerciaux avec

, ,
là Grèce, la Turquie, la Russie méridionale et les diverses échelles
du Levant, d'où nous viennent les blés les cotons, les laines les
soies, les huiles, les éponges, la cire les sésames, etc. Le perce-

,
,
ment de l'isthme de Suez, en amenant dans ces parages lointains
une recrudescence de négoce doublera l'importance de nos comp-
toirs et nous ouvrira de nouveaux et immenses débouchés. Déjà

:
l'Egypte, — grâce à nos lignes de paquebots, — est en relations
incessantes avec la France plusieurs négociants marseillais y font
des affaires considérables, dont les cotons, les laines, les gommes,

,
le café d'Arabie, la graine de coton, sont les principaux éléments.
— MM. Pastré frères entre autres, ont acquis sur
la place une
influence sans rivale; on sait que c'est à leur intermédiaire près du
pacha d'Egypte, à leur concours persévérant, que M. de Lesseps
doit en partie l'aplanissement des obstacles qu'a rencontrés si long-
temps son magnifique projet.
Notre commerce d'échange n'est pas moins considérable en Italie
et en Espagne; nous expédions dans ces divers pays, ainsi qu'en
: ,, ,
Orient, la plupart de nos produits manufacturés et nous recevons
— des Deux-Siciles du soufre, de l'huile d'olive,
eu retour
,
des citrons, des fruits secs des soies du chanvre teillé, des vins
de liqueur, des pâtes alimentaires, de la graine de lin, du jus de
citron, du sumac, etc; — de Toscane, des chapeaux et des tresses
de paille, du minerai de fer, du chanvre, du suif brut, de l'albâ-
tre, des bois en éclisses, etc. ; — des Etats-Sardes, de l'huile d'olive,

Romains , ;
des fruits frais, du riz, des bœufs, des chevaux, etc ; — des Etats-
du marbre — d'Espagne, des huiles, du plomb brut,.
du cuivre> des vins, des oranges, du safran, du liège, etc.
Je ne dis rien des autres pays d'Europe avec lesquels Marseille
est en rapports plus ou moins directs, — de l'Angleterre, qui nous
envoie d'énormes quantités de houille pour l'approvisionnement de
nos bateaux à vapeur, et à laquelle nous expédions, en transit,

ses possessions méditerranéennes; — de la


,
une grande partie des marchandises qu'elle reçoit des Indes et dé
Suède du Danemarck

; , ,
et de la Russie du nord, d'où nous tirons presque tous nos bois de
construction — de l'Allemagne de la Prusse, de la Suisse que
nous approvisionnons de céréales, de laines, de cotons, de denrées
coloniales, etc.
Le commerce de l'Algérie avec la France se fait presque tout en-
tier par la voie de Marseille, et nous n'exagérons pas en disant que
l'antique colonie phocéenne a reçu de la création de cette jeune
colonie un accroissement considérable d'importance maritime.
Sur la côte occidentale d'Afrique, des comptoirs florissants ont
été fondés récemment par nos négociants marseillais. Celui. que

ment;
MM. Régis frères ont établi à Whydah est presque un gouverne-
plus de deux mille personnes sont constamment occupées à
préparer et à diriger, pour le compte de ces riches et intelligents
armateurs, des embarquements d'arachides, d'huile de palme,
d'huile de ricin, de dents d'éléphant, de bois d'ébénisterie. —
L'importation en France des arachides occupe à elle seule cent cin-
quante navires environ. Il y a vingt-cinq ans à peine que MM. Régis
introduisirent à Marseille, pour la première fois, 500 kilogrammes
de ce produit oléagineux, qui depuis a été employé avec un grand
succès pour la savonnerie et l'éclairage. Les quantités importées
annuellement, de nos jours, ne s'élèvent pas à moins de 350,000
quintaux métriques.
Le jury de l'Exposition coloniale a cru devoir, en 1856, décerner
à M. Régis aîné une médaille d'or, à propos de l'exposition faite par
ce négociant des produits oléagineux qu'on tire de la côte d'Afri-
:
que tout le monde a applaudi à cette aistinction flatteuse et si
bien méritée.
Dans son commerce avec l'Amérique, Marseille a deux redouta-
bles concurrents, Bordeaux et surtout Le Hâvre; ce commerce
néanmoins acquiert chaque jour plus d'extension. — L'importation
des cotons provenant des Etats-Unis, — comme aussi de ceux qui
viennent d'Egypte, — prendrait assurément beaucoup plus de
développement, si des filatures étaient établies à proximité de la
ville.

,
Les arrivages de denrées coloniales, — notamment de café et de
sucre — sont considérables. La plupart des manipulations aux-
quelles ces denrées sont soumises, avant d'être livrées à la con-
sommation, s'effectuent à Marseille. — De vastes raffineries, en
tête desquelles sont placées celle de M. Grandval, celle de la com-
pagnie franco-belge, celle de MM. Roux et Bernabo, occupent en-

, ,
semble près de quinze cents ouvriers. — Les quantités de sucre
raffiné exportées de Marseille avec jouissance de prime s'élèvent
chaque année à 20 millions de kilogrammes environ.
Ce rapide exposé suffira pour indiquer l'étendue des transactions
commerciales que Marseille opère avec toutes les nations du monde.

:
L'industrie locale se développe et progresse sous l'influence de cette
prospérité du négoce les fabriques et les usines vont sans cesse se
multipliant. Nous venons de parler des raffineries de sucre; elles
peuvent rivaliser avec les établissements de ce genre les plus consi-
dérables qu'il y ait en France. — L'industrie savonnière, — qui
produit annuellement plus de 60 millions de kilogrammes, — a
conservé son antique réputation; elle a obtenu une médaille d'hon-
neur à l'Exposition universelle de 1855, pour l'excellence de ses
produits.
A cette branche importante de fabrication se rattachent les huile-
ries de graines, qui n'emploient pas moins de six mille ouvriers et
dont les produits alimentent les savonneries. — Les matières pre-
mières sont les sésames qui nous viennent de l'Inde, de l'Afrique et
du Levant; les arachides, les noix palmistes, que nous tirons de
la côte occidentale d'Afrique; les graines de lin et de coton-, que
nousenvoient le Levant, la Russie et l'Italie. Les résidus de la

che particulière de commerce :


fabrication, connus sous le nom de tourteaux, forment une bran-
il s'expédie chaque année, pour
l'Angleterre, de 440 à <50,000 quintaux métriques de tourteaux
de lin.
Des usines métallurgiques considérables sont établies à Marseille
même ou à ses portes. Nous mentionnerons seulement celle de
MM. Taylor et Ce, à la Capelette; celle de MM. Falguière et Ce, à

,
sociale Mirès et Ce) à Saint-Louis;
Arenc; celle de la Société des Hauts-Fourneaux (sous la raison
et les fonderies de plomb de
M. Figueroa, de MM. Luce et Rozan, et de M. Gauthier.
La soude et les divers produits chimiques sont encore du ressort
de l'industrie marseillaise; il en existe de nombreuses manufactu-
res dans la ville et la banlieue.
Nous pourrions compléter cette statistique en mentionnant diver-
ses fabriques plus ou moins florissantes dans d'autres spécialités;
mais nous craignons d'avoir été déjà trop long. Le lecteur voudra

:
bien nous excuser de nous être étendu trop complaisamment peut-
êtse sur ce sujet le moyen de ne pas parler commerce et indus-

'l.
trie lorsqu'il est question d'une ville essentiellement marchande et
manufacturière
A bien prendre, du reste, l'animation des grandes usines, le
bruit des machines, le va-et-vient incessant des véhicules chargés
de marchandises, le mouvement des ports, l'activité presque fié-
vreuse d'une immense population toujours affairée, forment un
spectacle qui impressionne vivement l'observateur.
Les esprits les moins positifs ne peuvent s'empêcher de s'incliner

des matières brutes et informes en produits luxueux ,


devant cette merveilleuse puissance de l'industrie qui transforme
devant cette
ardeur au travail qui anime des milliers d'hommes et les pousse à
la recherche d'un bien qui, pour être tout matériel, n'en forme pas
moins une partie très-réelle du bonheur. Comment ne pas applau-
dir à la réussite de ceux d'entre ces hommes qui, partis de l'obscu-
rité, pour ne pas dire de la misère, parviennent à force d'habileté,
de labeur, de persévérance, à s'élever au-dessus de leur position,
à prendre rang dans la classe riche et considérée?
Nous l'avons dit, il existe à Marseille bon nombre de grandes
;
fortunes qui n'ont pas eu d'autre source que le travail ceux qui en
jouissent ont pu avoir des chances heureuses, exceptionnelles
mais on vous dira aussi que leur probité a toujours été à l'abri du
;
soupçon. Quant à ceux qui se sont enrichis par des voies déshon-
--
nêtes, et il s'en trouve malheureusement à Marseille comme par-
tout,
valeur ; ces gens-là sont connus de chacun, appréciés à leur juste
et si on ne les montre pas au doigt, si on ne les met pas

toutes les turpitudes;


au ban de la société, c'est que la richesse, hélas! est un palliatif à
c'est qu'aujourd'hui, comme au temps de
:
Juvénal, on dit en parlant d'un individu, non pas « Qui est-il? »
mais: « Combien a-t-il? »
Les spéculations de bourse, qui suscitent autant d'escrocs que de
victimes, ne laissent pas de causer des ravages à Marseille; mais
la confiance du commerce, en général, n'a rien perdu encore à ces
jeux scandaleux, qui font dépendre d'un hasard le succès d'une
affaire. Qu'on y prenne garde, pourtant ! L'influence de l'agiot fini-
rait par être fatale aux maisons les mieux accréditées.

III.

ter des avantages que Marseille doit à son immense commerce le


bien-être s'étend aux travailleurs les plus humbles. Les portefaix
:,
La classe des négociants et des armateurs n'est pas seule à profi-

notamment, réalisent des gains parfois considérables. Placés dans


les autres villes au dernier degré de l'échelle sociale, ils forment
ici une classe à part, riche, — je dirai presque influente, —
ayant ses privilèges et ses prérogatives. Nul ne peut entrer dans

pose préalablement, entre les mains du trésorier ,


leur corporation s'il n'est présenté par deux membres et s'il ne dé-
une somme de
1,000 fr. Chaque négociant a à son service une compagnie de por-
tefaix plus ou moins nombreuse, suivant l'importance de ses affai-

quement des marchandises ;


res. Cette compagnie est chargée du débarquement et de l'embar-
elle fait peser et vérifier les colis par
la douane, elle les place dans les entrepôts ou sur les navires, le

;
tout ordinairement sans le contrôle des négociants. Il n'est pas
d'exemple que cette confiance ait jamais été trahie les portefaix
sont tout dévoués à leur patron, et l'on cite plusieurs d'entre eux
qui, en temps de crise, ont soutenu de leurs deniers la maison
pour laquelle ils travaillaient.
Certains portefaix gagnent de 45 à 20 fr. par jour, et ceux qui
sont à la tête des compagnies, ou maitres-portefaix, touchent par-

,
foisJiO, 60 et même 100 fr. dans une seule journée. Il est assez
rare, toutefois que ces hommes laborieux s'enrichissent la plu- ;
:,
part ont des habitudes de luxe qui paraissent assez peu compati-
bles avec leur profession il faut les voir, le dimanche, lorsqu'ils
ont déposé la barre (4) endosser des vêtements d'une finesse
et d'une coupe irréprochables, se carrer sur les promenades ou
dans les cafés, faire voler au Prado d'élégants tilburys ou se pré-
lasser dans leur maison de campagne, dans leur bastide. Au théâ-
,
tre vous êtes presque certain de les rencontrer chaque soir ils y ;
font la pluie et le beau temps, et c'est un vrai bonheur pour un

; :
artiste d'avoir su se les ménager. Et n'allez pas croire qu'ils se con-
tentent modestement d'une place' de parterre le grand nombre se
tient aux premières quelques-uns occupent des loges.

; ; ;
Il n'est pas étonnant qu'avec un train de vie pareil ils fassent
peu d'économies mais leur ambition n'est pas grande ils travail-
lent aussi longtemps que leurs forces le permettent au bout de leur
carrière, quand ils se sentent épuisés par l'âge, ils demandent
leur retraite à la Société dont ils font partie, et tous leurs désirs
sont accomplis s'il leur reste assez d'argent pour acheter une bas-

Tous ne se comportent pas de même ,


tide, où ils puissent aller se reposer de leurs fatigues.
cela va sans dire quel-
ques-uns vivent avec moins d'ostentation et placent leurs écono-
;
mies entre les mains de leur patron, qui les fait fructifier. J'en
pourrais citer plusieurs qui sont arrivés ainsi à être maîtres à leur
tour.
A Marseille, la population ouvrière est généralement aisée; on
n'y rencontre nulle part le spectacle de ces misères hideuses qui
déshonorent les grandes cités industrielles et commerçantes de l'An-
gleterre. Ici tout le monde s'occupe, et les travaux, — de quelque

;
nature qu'ils soient, — sont bien rétribués. La vie matérielle, à
dire vrai, est extrêmement dispendieuse les vivres sont à des
prix très-élevés et les loyers sont exorbitants; mais les petits ren-
- ,
tiers les employés des diverses administrations et les commis de

(1) Les portefaix se servent d'une barre de bois ou d'une tige de bambou pour trans-
porter les fardeaux.
:
négociants sont presque seuls à se plaindre de cette cherté exces-
sive, et cela par une raison bien simple leurs revenus étant tou-
-
,
jours les mêmes, ils ont tout à perdre à l'accroissement de la popu-
lation qui, pour les industriels et les ouvriers, est une cause de
gains plus considérables.

Marseille toutes les bornes :


Le luxe, qui est une conséquence fatale de la richesse, dépasse à
parmi tant de gens partis du même
point et chez lesquels l'éducation est à peu près nulle, celui qui
paraît le plus est d'ordinaire aussi celui qui est le plus considéré.
L'enrichi, le simple portefaix écrasent l'homme intelligent, qui n'a
pour lui que ses idées.
;
Paraître, voilà le grand but pour y parvenir, il n'est rien
qu'on ne fasse. Que de gens se serrent le ventre à table et s'en

nade,
vont, élégants et fashionnables, étaler au théâtre, à la prome-
une toilette coûteuse ! — Les femmes, en cela, renchéris-
:
sent sur les hommes, comme on pense bien la Marseillaise la plus

:
modeste porte la soie, le velours, les dentelles; mais elle n'a pas

;
encore adopté le chapeau elle a eu le bon esprit de conserver son
petit bonnet, qui lui sied à ravir en revanche, elle se surcharge
de bijoux.
Le luxe n'est pas moins effréné dans l'intérieur des habitations
à :
le mobilier de l'artisan aisé ne le cède guère en élégance celui de
l'avocat ou du médecin; et, un fait digne de remarque, c'est que
la jeune fille à marier s'enquiert avant tout de la manière dont son
prétendant meublera la chambre nuptiale. On me parlait dernière-

ration,
ment de la fille d'un maître-portefaix qui voulait plaider en sépa-
parce qu'elle n'avait point trouvé à son gré les meubles que
lui avait offerts son mari (1).
Si tels sont les goûts de la petite bourgeoisie et de la classe ou-
vrière, je laisse à deviner ce que doit être le faste de l'aristocratie
commerciale. Paris n'a pas de salons plus somptueux que ceux de
nos négociants. Un libraire de mes amis a remarqué qu'il ne man-
quait qu'un meuble dans ces appartements princiers il a cherché
inutilement dans la plupart. une bibliothèque. Ajoutons qu'en
;
fait d'ornements, il n'y manque que.des objets d'art.

(t) Ceque je dis là paraît exagéré; mais je suis bien sûr que pas un Marseillais ne
-
me démentira.
Ce qui peut servir jusqu'à un certain point d'excuse à ces oublis
impardonnables, c'est que le Marseillais passe le moins de temps
possible dans son intérieur. Les femmes seules se tiennent à la mai-
son; elles sortent rarement et vivent un peu comme des recluses,
à la façon orientale; surtout, elles n'accompagnent jamais leurs
maris à la promenade.
La fréquentation entre familles n'existe pas; les gens un peu

;
hiver ,
apparents, les hauts fonctionnaires, donnent quelques soirées en
mais tout s'y passe sur le ton officiel. On se borne pour le
reste, aux visites de simple politesse.
Ainsi, à proprement parler, il n'y a pas de société à Marseille ;
les cercles intimes y sont du moins extrêmement rares. On dirait

:
que le Marseillais éprouve une sorte d'appréhension à introduire des
étrangers dans son intérieur cette réserve a sans doute son bon

;
côté, et je veux croire qu'elle prévienne beaucoup de désordres
dans les familles mais il faut convenir aussi que les femmes, aban-
données la plupart du temps à elles-mêmes, ont besoin de toute
leur vertu pour résister aux mauvais conseils de l'ennui.

nable, ;
LaMarseillaise est de son naturel vive, spirituelle, impression-
sans tomber toutefois dans le romanesque elle s'occupe
à
beaucoup de sa toilette et met tout son bonheur à éblouir, écra-
ser ses bonnes amies par quelque nouveau colifichet. Ce qui est
surtout précieux chez elle, c'est son ardent amour pour ses enfants;
il n'est pas rare que le plaisir qu'elle prend à les parer lui fasse ou-

;
blier sa propre coquetterie. Ce n'est pas peu dire.
Je ne parle point de sa beauté — le sang est naturellement fort

,
mêlé dans une ville qui, depuis plus de deux mille ans, voit sa

;
population se grossir sans cesse de gens de toutes les races de tous
les pays. Le type italien est toutefois le type dominant l'admira-
ble type grec s'est conservé à peu près pur dans quelques recoins
de la Vieille-Ville.
, ;
Les Marseillaises sont spirituelles ai-je dit je ne crois pourtant
pas qu'il y ait parmi elles aucun bas-bleu. En revanche, elles
savent toutes jouer du piano, je le constate avec douleur. — Après
«ela, il faut bien qu'elles aient le moyen de faire du bruit, pour
!
s'étourdir dans le silence de leur solitude
Si en dehors de la maison les distractions sont nulles pour les
femmes, elles sont au contraire fort nombreuses pour les hommes.
Les cercles, les cafés, les théâtres, les boudoirs du demi-monde
jouissent d'une vogue dont il n'est pas d'exemple ailleurs.

,
Chaque quartier, disons mieux, chaque classe d'habitants, a son
cercle, où l'on boit, où l'on cause, où l'on fume où l'on joue
surtout.
VAthénée, — qui était jadis une réunion littéraire, — ne compte
pas moins de cinq à six cents membres; ses salons sont splendi-
;, ;
des sa bibliothèque, extrêmement riche en ouvrages contempo-
rains
,
est peu, très-peu fréquentée par les habitués mais on fait
pour l'augmenter chaque année, une dépense assez forte.
Le luxe et le confort ne sont pas moindres au Cercle des Pho-
céens, qui est le rendez-vous du haut commerce et que j'appellerai
volontiers une succursale de la Bourse, tant pour la nature des
conversations qui s'y tiennent qu'à cause des joueurs, qui y sont
nombreux.

,
Cette passion du cercle est tellement innée chez le Marseillais,
que nous avons vu des jeunes gens de bonne famille à peine sortis
du collège, s'associer pour former une réunion qu'ils ont baptisée
eux-mêmes du nom de Cercle des moutards. Certains viveurs d'un
âge douteux, mais qui n'ont rien tant à cœur que de paraître tou-

,
jours jeunes, se sont empressés de se joindre à cette bande d'épi-
curiens précoces. — Un autre cercle composé un peu moins aris-
tocratiquement peut-être, mais auquel président toute la fougue de
la jeunesse et une gaîté folle, s'est constitué sous le titre assez signi-
ficatif de Pipe's club.

:
L'existence de pareilles réunions ne contribue pas peu à favori-
ser les tendances matérialistes de la population les propos licen-
cieux, les émotions du jeu, les bruits de l'orgie ont pour effet
inévitable d'énerver la jeunesse, de la détourner des grandes
idées, des nobles plaisirs de l'intelligence.
Les cafés ne sont pas moins fréquentés que les cercles; ils jouis-
sent d'une réputation de somptuosité qui n'a rien d'exagéré. Le
café de France, le café de l'Univers, le café Turc, le café du Pan-
théon, le café des Deux-Mondes étincellent de dorures, et leurs
murailles sont couvertes de peintures signées par des artistes d'ur..
vrai talent. Le même luxe d'ornementation se retrouve au Casino et
à l'Alcazar, — deux vastes établissements où aux plaisirs vulgaires
de l'estaminet s'ajoute le charme d'une bonne musique.
;,
A voir la foule qui se presse dans ces divers endroits, on serait
tenté de croire les théâtres déserts
public pour les distractions bruyantes
mais tel est l'engouement du
et si grand est le nombre
des étrangers qui sont de passage à Marseille, que la vogue s'atta-
che à tous les lieux ouverts aux plaisirs.
Nous parlerons plus loin de l'aptitude musicale des Marseillais ;
constatons seulement qu'à part un très-petit nombre de dilettanti
sérieux, les hommes se rendent au théâtre bien plus pour s'y en-
tretenir avec les femmes du demi-monde que pour y chercher des
jouissances artistiques. Quant aux dames de la bonne société, la
crainte d'être en contact avec les Marcos et les Fédoras est justement
ce qui les éloigne.
Il faut bien l'avouer, le bruit que l'on a fait dans les livres et à
la scène autour de ces courtisanes leur a donné une importance, et,
pour ainsi dire, un éclat auquel les hommes se sont laissé prendre
plutôt par vanité que par passion. A Marseille, comme à Paris,

;
comme dans toutes les grandes villes, ces filles vénales ont causé la
ruine de bon nombre de leurs adorateurs mais ce ne serait rien
que de prodiguer l'or pour elles, si nos libertins, jeunes et vieux ,
n'avaient pris l'habitude d'aller demander aux boudoirs de ces
créatures effrontées les distractions qu'ils ont écartées si soigneu-
sement de leur chaste et solitaire foyer.
Mais tirons un voile sur ces tristes faiblesses et envisageons sous
une autre face la société marseillaise.

IV.

, ,
L'historien Ruffi — qui écrivait vers le milieu du dix-septième
siècle
— faisait remarquer comme une chose prodigieuse la quan-
tité de maisons de campagne, de bastides, qui s'élevaient de son
temps aux environs de Marseille, — quantité qu'il évaluait à
cinq mille.
Aujourd'hui, ce nombre est presque quintuplé, et tout porte à

banlieue que dans la ville même ,


croire qu'il ne s'arrêtera pas là : on bâtit presque autant dans la
et l'on peut dire qu'une seconde
cité, une sorte de village, à la manière chinoise, se forme autour
de la métropole.
Les grandes propriétés ont successivement disparu dans ce mor-
cellenient à l'infini, et l'on est réduit aujourd'hui à conquérir,
disons mieux, à créer de nouveaux terrains là où, depuis des siè-
, ,
cles n'apparaissait pas la moindre culture, là où il n'y avait que
collines abruptes que rochers stériles.
Le canal de la Durance a largement contribué à ces métamor-
phoses : qui ne sait qu'avec de l'eau et du soleil, la lande la plus
aride devient féconde ? Grâce aux nombreuses saignées faites à ce
bienfaisant canal, le territoire marseillais, que l'on accusait si jus-
tement d'être d'une sècheresse désolante, a pu se couvrir en peu
de temps d'une luxuriante végétation. « Maintenant, la verdure et
les arbres sont partout, disait dernièrement Méry. Il y a même
trop d'ombre; les anciens fervents, — et j'appartiens à cette secte
d'Incas, — soutiennent que les arbres ont le tort de cacher le
soleil. Si la végétation devient trop exubérante, on arrivera donc
au déboisement partiel. Le canal abuse de sa fécondité.»
On le voit, le charmant poète tient à conserver quand même sa

,
réputation d'homme frileux. Quoi qu'il en soit de sa spirituelle bou-
tade on peut dire qu'il existe encore dans le voisinage de Marseille
pas mal d'endroits incultes dont la villégiature aura tôt ou tard à
s'emparer.
Un architecte justement estimé, M. Emile Roche, vient d'entre-
prendre la régénération et le morcellement d'une immense pro-

,
priété du nom de Palama, située à une heure de Marseille, sur le
versant des collines de l'Etoile. Cette propriété qui depuis de lon-
gues années était dévastée par les troupeaux de chèvres et les
bûcherons, renferme des localités d'un terrain excellent et qui ne
demande qu'un peu de culture pour être productif; elle est placée
au-dessus de la ligne du canal, mais des sources abondantes qui
jaillissent dans les parties élevées et les torrents qui se forment en
hiver dans les vallons, permettront, — une fois canalisés, — d'ar-
roser tout le domaine de Palama. Déjà de larges boulevards sillon-
nent la colline et conduisent sur les hauteurs, d'où l'œil embrasse
le plus merveilleux panorama qu'il soit possible d'imaginer. M. Roche
a subdivisé sa propriété, qui n'a pas moins de 600 hectares, en un
grand nombre de lots dont la vente sera faite à des conditions
extrêmement avantageuses. Moyennant une centaine de francs, le
plus modeste ouvrier pourra acquérir suffisamment d'espace pour
construire une maisonnette et l'entourer d'un petit jardin.
Ilest permis de prédire un grand succès au propriétaire
dansutes de
Palama. Aujourd'hui que l'aisance s'est répandue les
classes de la population marseillaise, chacun veut avoir sa maison
des champs où il puisse aller se reposer, le dimanche, des fatigues
et des soucis de la semaine.
Le riche négociant, l'armateur, le banquier élèvent, à grands
frais, des villas somptueuses, avec vastes jardins, serres, bosquets,
tonnelles, kiosques, châlets, lacs, cascades, jets d'eau; des som-
mes énormes sont consacrées à l'embellissement de ces demeures
princières, où se retrouvent tout le luxe et tout le confort des

;:
habitations urbaines. Le goût qui préside à l'architecture de ces
villas n'est pas toujours irréprochable l'ornementation en est le plus
souvent lourde, ridiculement fastueuse elle ressemble à la toi-
lette de quelques-uns des propriétaires, parvenus ignorants qui
croient en imposer au public par les bijoux dont ils se cha-
marrent.
Les anciens Marseillais n'apportaient pas tant de recherche

,
chaussée ;
dans la décoration de leurs maisons de campagne. Au rez-de-
une cuisine, — la pièce importante — une sorte de
grand antichambre où l'on se réunissait, aux heures chaudes de la
;
journée, pour jouer et pour causer puis, un vaste salon faible-

,
ment éclairé (les ombrages dont se plaint Méry étaient rares
alors1 ); dans ce salon, une table quelques chaises et un immense
;;
divan, sur lequel on faisait la sieste en famille au premier et uni-
que étage, deux ou trois chambres à coucher les murailles exté-

;
rieures lavées -au lait de chaux et décorées parfois de contrevents
verts, comme les aimait Jean-Jacques — telle était l'antique bas-

,
tide, telle est encore, à peu de choses près, aujourd'hui, celle
du maitre-portefaix de l'honnête rentier du petit commerçant.
,

;
Quelques pieds d'oliviers et de figuiers sont les ornements ordi-
naires du coin de terre qui dépend de la bastide ce n'est que de-
puis peu qu'on a ajouté les arbustes d'agrément. — Si un bouquet
de pins, une pinède, s'élève sur quelque butte voisine et qu'un
poste à feu s'abrite sous le feuillage, l'heureux propriétaire n'a plus
rien à envier. Les pins ont des senteurs qui enivrent, des bruisse-
ments dont la mélodie plaintive ressemble au murmure de la mer;
et quant au poste à feu, Dieu sait quels attraits cette cabane rusti-
que doit offrir au chasseur, pour que celui-ci ait le courage de s'y
,
enfermer de longues heures, à l'affût des passereaux qui vien-
nent folâtrer sur les branches sèches sur les cimeaux de la
pinède1
Celui qui n'est pas assez riche pour posséder une bastide se con-

,
tente du modeste cabanon, — une habitation des plus simples,
composée d'une chambre et d'une cuisine perchée d'ordinaire sur
un rocher stérile, ou cachée dans un pli des collines, une bastide
en raccourci, un bastidon, comme on l'appelle encore dans la lan-
gue du pays. Il n'ya le
plus souvent pas un pouce de terrain au-
tour du cabanon; un pin serait un véritable trésor pour les habi-
tants, qui n'ont guère d'autre ombre que celle formée par les
murailles, lorsque le soleil est à son déclin.
Les roches dénudées de Notre-Dame-de-la-Garde et d'Endoume
sont peuplées de bastidons qui, généralement, sont habités toute
l'année, — les propriétaires étant pour la plupart des ouvriers
économes que la cherté des loyers a chassés de la ville.
;
A l'heure qu'il est, Endoume est une véritable petite cité plus
de deux mille maisons s'y pressent, dans un désordre pittores-
que: chacun a bâti suivant son caprice, et les constructions ont
marché si vite, que l'édilité n'a pas eu le temps de prendre des
mesures pour régulariser les rues, pour aplanir le sol par trop
accidenté en certains endroits. — Le voisinage de la mer a été
pour beaucoup dans les motifs qui ont attiré de ce côté la popula-
tion ouvrière de Marseille. Le plaisir de la pêche, comme celui de
la chasse au poste, compte parmi les Marseillais des amateurs fana-
tiques.

s'en vont côtoyer le rivage ,


Ceux qui n'ont pas les moyens de se procurer une embarcation
une ligne, — ou, comme on dit en

poissonneux, ils s'accroupissent au bord ,


provençal, une cannetto (1) à la main. Ont-ils découvert un fond
sur quelque pan de
rocher solitaire, et restent là, une matinée et souvent même une
journée entière, dans l'attente du frétin. — L'histoire du pêcheur
à la cannetto marseillais est d'ailleurs l'histoire de tous les pêcheurs

,
à la ligne du monde, de ces philosophes sans le savoir que l'on a
tant tournés en ridicule je ne comprends guère pourquoi.
Mais heureux, mille fois heureux celui qui peut aller, dans un

(1) Cannetto est un diminutif de canno qui signifie roseau.


,
baleau à lui, se bercer au doux roulis des vagues et fouiller les
! :
abîmes de la haule mer — Les intrépides partent de grand matin,
avant même que le soleil ne soit levé les engins de pêche ,
;
cannes, lignes, palangres, palangrottes, les escos (appâts), em-
;
plissent la nacelle chacun s'installe un pilote improvisé se tient

, ,
au gouvernail, et, si une bonne brise enfle la jolie voile latine, on
jettera avant peu, la booudo — grosse pierre qui sert d'amarre.
Bientôt, girellos, roucaous, lucreissos, rascassos,gobis,bôguos,

, ,
pito-nwuffo, sMans, gardis-dé-villo, moustellos et cent autres
petits poissons de toutes les couleurs, jaunes, dorés rouges bleus,
violets, argentés, sautilleront dans l'embarcation, — gracieuses et
succulentes victimes dont se composera la bouillabaïsso monstre
que la ménagère apprêtera au cabanon.

,
sie qui se livre le dimanche aux plaisirs de la villégiature
sa journée à peu près de la même façon. — La matinée est em-
,
Tout Marseillais de la classe ouvrière ou de la petite bourgeoi-
règle

ployée à préparer le déjeuner, qui a lieu vers midi; hommes et


femmes sont occupés à la cuisine, où se confectionnent les mets
indigènes, la bouillabaïsso, la bourrido, Yaïolli, si chers aux Pro-
vençaux. Si la pêche et la chasse n'ont rien produit, — ce qui
arrive souvent, — on étale les provisions qu'on a eu soin d'appor-
;
ter de la ville. La gaîté la plus vive préside au repas la conversa-
tion a lieu invariablement, — à la bastide comme au cabanon, —

;
en provençal, dans ce patois si riche en expressions pittoresques
et en saillies piquantes mais les anecdotes grivoises, les propos
licencieux sont sévèrement proscrits, par respect pour les femmes
et les jeunes filles.
Après le diner vient la sieste, que l'on prolonge avec volupté :
; ; ,
les uns s'étendent sur la banquette classique, large divan insépa-
rable de toute habitation des champs les autres se bercent dans
des hamacs suspendus aux arbres de la pinède d'autres vérita-
bles lazMJroni, se couchent dans l'encoignure d'un rocher tapissé
de mousse et de lichens, la tête à l'ombre, le reste du corps au
:
soleil ceux-là sont les Incas dont parle Méry.

secoue le sommeil ; les jeux commencent ; ,


Vers quatre heures, quand la chaleur est plus tolérable, on
les boules les cer-
ceaux, les raquettes, le tonneau sont les principaux amusements
dela bastide. Parfois, on se réunit entre voisins, et l'on impro-
:
La journée se termine par une légère collation;
vise un bal un joueur de galoubet est loué pour la circonstance.
et, tandis que
les propriétaires de villas sont ramenés chez eux en équipage, l'ha-
bitant du cabanon, profitant de la fraîcheur du soir, retourne
pédestrement à la ville, avec une provision de gaité pour toute la
semaine,
Un illustre économiste, M. Blanqui, de l'Institut, constatant les

,
heureux résultats de cette journée de repos passée à la campagne
sous l'œil des mères et des épouses loua hautement cette distrac-
tion favorite du Marseillais et la proposa comme exemple aux ou-
vriers de la capitale qui s'en vont, le dimanche, dépenser dans les

,
guinguettes de la barrière leur argent et leur santé.
Il est hors de doute en effet, que l'habitude du cabanon entre-
tient chez la population laborieuse de Marseille l'amour du chez-soi
et la plupart des autres vertus familiales. L'ivresse, qui est le
terme ordinaire des réjouissances de la barrière, est chose à peu
près inconnue du véritable Marseillais: les cabarets de la banlieue,
comme ceux de la ville, ne sont guère fréquentés que par les ma-
rins et les ouvriers étrangers.
Le territoire de Marseille, si riche en habitations de plaisance,
en bosquets ombreux, en parterres ravissants, n'offre guère pour-
tant de retraites agréables au simple promeneur. Je sais bien que
les familles auxquelles leur pauvreté ne permet pas même la jouis-

,
sance d'un cabanon loué, n'hésitent pas à gagner, chaque diman-
che quelque rocher solitaire et abandonné sur lequel elles cam-

,
pent tout le jour, en plein air; mais les gens qui ne sont que de
passage à Marseille ceux surtout qui, y étant nouvellement fixés
,
,
par leur position, ne sont pas encore initiés aux mœurs locales
dis-je, sont fort embarrassés sur la direction qu'ils ont

,
ceux-là
à suivre pour aller jouir des agréments de la campagne. La multi-

;-
plicité des murailles de clôture rend la promenade sinon impossi-
ble du moins extrêmement monotone les bords de la mer, — là
,
où la mer a des bords accessibles, sont dépourvus de toute
espèce d'ombrage. Nulle part on ne rencontre ces bois épais, ces
prairies verdoyantes qui, aux environs de Paris et de Lyon, par
exemple, sont autant de séjours délicieux ouverts à tout venant.
On ne peut qu'admirer, sans doute, la large et majestueuse ave-
- nue du Prado que continue, le long de la mer, la pittoresquecor-
niche du Boncas-Blanc ; ,
mais ces promenades fréquentées à bon
droit par les équipages et les cavaliers fashionnables, sont pleines
de poussière et de bruit, et, par suite, très-peu attrayantes pour
celui qui demande aux champs de la fraîcheur et du recueillement.
Pour trouver ce calme salutaire et pour apprécier la beauté du
paysage marseillais, il faut vous armer d'un peu de courage et
prendre le chemin des hautes collines qui enveloppent le territoire.
La distance la plus longue à parcourir est celle qui sépare Marseille
du pied de ces collines. Une fois cet espace franchi, il ne vous reste
plus qu'à gravir quelques pentes un peu raides, il est vrai, mais
toutes embaumées des parfums sauvages du thym, de la menthe,
du genêt, du romarin, de la lavande, et caressées par un air vif
et pur.
Arrivé à une certaine hauteur, arrêtez-vous sous ces pins qui

;
se balancent à la brise et laissent tomber de leurs vertes aiguilles
des frémissements harmonieux puis, regardez à vos pieds.

,
tre forment l'enceinte,
Un cirque immense, dont les montagnes, étagées en amphithéâ-
;
se déroule devant vous c'est le territoire
de Marseille, dont les coteaux font à peine saillie à travers leur
riche draperie végétale, et que constellent des milliers de bastides.

;,
A l'horizon, la mer, d'un bleu étincelant, se confond avec le ciel
bleu
alcyons
de blanches voiles voltigent, comme des mouettes ou des
à la surface de la plaine liquide. Le soleil qui éclairè cet

;
tout
;
admirable tableau n'a pas ces lueurs indécises et blafardes aux-
quelles sont habitués les gens du Nord la lumière pénètre par-
elle fait ressortir les moindres détails du paysage et donne
aux rochers, aux montagnes, à la mer, des teintes éblouis-
santes.

V.

Une nature aussi splendide est bien faite pour inspirer des poè-
,
tes et l'on conçoit que le soleil, qui illumine et féconde cette terre
privilégiée, échauffe de même l'imagination des hommes.
Aussi peu de villes ont-elles produit autant d'artistes, autant
d'écrivains distingués que Marseille. Parmi ceux qui ont conquis
de notre temps un renom européen, et que Paris a attirés à son
:
foyer de gloire, il nous suffira de citer
:
Dans les lettres Barthélémy, le satirique véhément de la-Némé-

;
sis; — Méry, son frère jumeau, le plus fin, le plus amusant des
conteurs, le plus brillant des romanciers — Joseph Autran, qui

la place est marquée à l'Académie française ;


a chanté la mer (Poèmes de la mer) en vers lamartiniens, et dont

;
— Thiers, le plus
spirituel des orateurs, le plus profond des historiens — Louis
Reybaud, auteur de Jérôme Paturot, cette piquante étude de
mœurs contemporaines qui suffirait à sa réputation, s'il n'était de
plus économiste de premier ordre; — Léon Gozlan, Marie Aycard,

dans toutes les mains;; -


Eugène Guinot, Amédée Achard, romanciers dont les œuvres sont
Capefigue, l'un des hommes qui ont le
plus écrit sur l'histoire - Taxile Delord, Joseph Cohen, Eugène

;
Forcade, publicistes distingués; — Marc Michel, l'un de nos plus

;
désopilants vaudevillistes — Garcin de Tassy et Reynaud, qui

:
figurent au premier rang parmi les orientalistes etc.
Dans la peinture Barry, Gustave Ricard, Beaume, Daumier
le caricaturiste, Dominique Papety, mort si tôt!. et d'autres

:
encore dont les noms m'échappent.
Dans la musique Félicien David, Xavier Boisselot, Bazin, Reyer,
Jules Cohen, etc.

,
Chose singulière ! les Marseillais se glorifient d'avoir pour com-
patriotes ces hommes d'élite et c'est à peine s'ils connaissent les
titres de leurs principaux ouvrages.

;
On parle beaucoup contre la centralisation qui enlève à la pro-
vince ses intelligences les plus vaillantes mais ne devons-nous pas
croire que s'ils eussent été condamnés à vivre dans leur pays natal,
les Méry, les Barthélémy, les Thiers, les Reybaud, les David, les
Ricard, n'auraient pu produire des œuvres aussi remarquables que
celles dont ils ont enrichi la France ? N'est-il pas certain, du moins,
qu'ils seraient demeurés à jamais obscurs et ignorés 1 — Les Mar-
seillais, — comme tous les provinciaux, — sont habitués à ne con-

;
sidérer, comme étant dignes de leur attention, que les ouvrages
qui ont reçu L'estampille de la métropole il leur faut des répu-
tations toutes faites, et ils ne consentent à admirer que sur la foi
!
des critiques parisiens
C'est beaucoup, d'ailleurs, lorsqu'ils prennent la peine d'exami-
ner en quoi consiste ce qu'on leur commande de trouver parfait.
Ils savent peut-êlre que M. X. a écrit un poème superbe, que
M. Y. a peint un tableau irréprochable, que M. Z. a composé
un opéra ravissant; mais ils ne liront jamais ce poème; ils accor-
deront un coup-d'œil distrait au tableau, s'il s'offre de lui-même,
enquelque sorte, à leur vue ; et quant à l'opéra, si on le joue à
la salle Bcauvau, ils iront l'entendre en amateurs superficiels plu-
tôt qu'en dilettanti sérieux; ils feront moins attention à la valeur
musicale de l'ouvrage qu'à la façon dont il sera interprété par les
;
artistes et cela est si vrai que de médiocres partitions ont pu être
sauvées par les éclats de voix formidables d'un chanteur favori.
Il va sans dire que nous nous plaçons toujours à un point de

;
vue général, et que nous n'entendons pas envelopper dans la
même critique tous les Marseillais, sans exception mais ce que

;
nous tenons à constater, c'est que la masse du public est tout-à-fait
indifférente au mouvement artistique et littéraire l'esprit de mer-
cantilisme qui la pousse sans cesse et dirige tous ses actes, étouffe
en elle tout autre sentiment, et si parfois encore elle recherche
les distractions intellectuelles, c'est plutôt par désœuvrement que
par goût.
Dans une ville où tout se rapporte au commerce, où le bien-
être matériel est le but des efforts de chacun, où la considération
ne s'attache qu'à la fortune, — faut-il s'étonner que le positivisme
soit si complet, que l'industrialisme absorbe et domine tout? Les

;
jeunes gens, au sortir du collège, semblent oublier ce qu'ils ont
appris ils renient ce qui a fait battre leur cœur, ce qui a éveillé
leur intelligence, pour se jeter à corps perdu dans les jouissances
brutales, et, comme ils n'ont pas l'exemple de leurs pères pour
frein, ils s'embourbent de plus en plus et se vautrent dans un
matérialisme honteux 1 Dès-lors, ils n'ont pas d'autre ambition
que celle d'augmenter leurs plaisirs en. augmentant leur fortune
ils prennent en pitié tout ce qui a la moindre apparence d'idéal
;:
un littérateur est pour eux un songe creux, et je ne sais trop s'ils
établissent une différence entre un élève de Delacroix et un peintre
d'enseignes.
Le premier libraire de Marseille,
— je pourrais dire l'un des
premiers de la province, — m'assurait dernièrement qu'il ne ven-
dait guère plus de quatre à cinq exemplaires de Molière par année.
En admettant que les autres libraires de la ville en vendent autant
à eux tous, voilà donc les œuvres de l'un des plus grands écri-
vains de la langue française répandues annuellement, au nombre
de dix exemplaires, chez une population de 300,000 âmes!

,
ble
:
Je laisse le lecteur libre de tirer de cette simple donnée statisti-
que une déduction rigoureuse — ce qu'il y a de bien incontesta-
c'est qu'on ne lit pas à Marseille, ou, du moins, qu'on ne
lit aucun des livres qui sont propres à élever l'intelligence, à puri-
fier le cœur.
La Bibliothèque publique n'est guère fréquentée que par une
trentaine d'habitués studieux. Les cabinets littéraires regorgent de
romans, mais les ouvrages sérieux ne s'y trouvent point ils n'y
, :
seraient pas demandés. Quant aux lecteurs de journaux ils s'appe-
santissent sur la partie commerciale et industrielle ils dévorent :
, ;
le cours de la Bourse et les dépêches télégraphiques qui peuvent
faire hausser ou baisser les fonds mais ils font fi des articles litté-
raires qu'ils traitent de futilités pour ne pas dire de niaiseries.
Nous devons le reconnaître toutefois, la classe ouvrière de Mar-
seille est moins étrangère que la classe riche aux choses de l'es-
;
ment,
prit l'instruction, qui était si négligée, il y a trente ans seule-
a fait depuis des progrès rapides parmi le peuple
écoles communales et les institutions des Frères de la Doctrine
les :
chrétienne comptent une multitude d'élèves, et ce nombre serait
beaucoup plus grand sans doute, si les enfants pauvres ne trou-
vaient très-facilement l'occasion de gagner quelques sous en s'oc-
cupant sur les quais et dans les fabriques.
Ce qui manque surtout au peuple, c'est une nourriture intellec-
tuelle, saine et fortifiante; la librairie à bon marché n'a guère
mis en circulation que des ouvrages de rebut, des romans de paco-
tille. Les journaux illustrés à 5, 10 et 15 c.,— donton nous a
inondés dans ces derniers temps, — ne sont pas tous irréprocha-
bles quant au fonds, et la lecture n'en est rien moins qu'instruc-
tive. Le débit considérable qui se fait de ces publications (1)
atteste, du moins, le plaisir que la population laborieuse trouve
dans les délassements de l'esprit.
Il serait à désirer que des cours publics, à la portée des intelli-
gences les plus humbles, eussent lieu tous les soirs, et que les

Marseille, plus de vingt mille exemplaires du Jour-


,
(1) Il se vend, par semaine, à
nalpourtous duVoleur,duJournaldudimanche,etc.
ouvriers marseillais y fussent conviés. La Faculté des Sciences, dont

,
le gouvernement a doté tout récemment Marseille, remplirait par-
faitement cette lacune si les savants professeurs qui la composent
pouvaient réduire leur enseignement à l'exposé des théorèmes
scientifiques d'une application usuelle, au commentaire des chefs-
d'œuvre de la littérature et des arts, à l'histoire des principales
découvertes humaines et des progrès de la civilisation.
L'utilité de semblables conférences a été si bien comprise que de
simples artisans marseillais n'ont point hésité à créer, à frais com-
muns, une sorte de cercle littéraire auquel ils ont donné le nom

:
d'Athénée-Ouvrier, et où les plus instruits d'entre eux venaient,
dès l'origine, communiquer aux autres le peu qu'ils savaient ad-
mirable institution qui, pendant près de quinze ans, n'a cessé de
prospérer sous l'influence de l'amour des lettres et des arts, qui a
fondé un cabinet d'histoire naturelle et une bibliothèque riche en
bons ouvrages, qui a publié elle-même plusieurs volumes de poé-
sies et de variétés littéraires écrits par ses membres, qui a mérité
enfin les plus chaleureuses adhésions et les plus glorieux encoura-
ments, mais qui a dû déchoir du jour où la politique a introduit
dans son sein de funestes dissidences.
L'Athénée-Ouvrier n'est pas mort; mais ses cours sont depuis
longtemps suspendus, et ses séances publiques, naguères si bril-
:
lantes, deviennent de plus en plus rares il se fût relevé sans
doute, — si la chose eût été possible, — sous la présidence de
M. François Mazuy, notre cordonnier poète, l'un de ses plus actifs
et de ses plus intelligents fondateurs.

; ;
L'Athénée-Populaire, qui s'est formé d'une fraction de l'Athénée-
Ouvrier, n'est guère plus florissant que l'institution-mère comme
celle-ci, il a ses poètes et ses musiciens mais que sont devenues,
!
hélas l'émulation d'autrefois, l'ardeur à s'instruire et à instruire

:
les autres ? — Espérons toutefois que ces deux créations si utiles
renaîtront bientôt plus vivaces et plus fortes que jamais les sym-
pathies de la portion intelligente de la classe ouvrière ne sauraient
leur faire plus longtemps défaut.
S'il est vrai qu'à Marseille d'humbles artisans s'intéressent aux
productions de la pensée, nous n'en signalons qu'avec plus de
tristesse la froideur de la majorité des gens de commerce et de
Bourse pour tout ce qui tient aux lettres et aux arts.
Ce négociant dont on vante l'opulence, dont le nom est dans
toutes les bouches, — sait-il seulement. qu'il existe auprès de lui
des Académies et des Sociétés savantes qui réunissent dans leur
sein toute une pléiade d'écrivains distingués, d'érudits intrépides,
de penseurs profonds?. J'oserais presque en douter. Ce qu'il y a
de sûr, c'est que si les relations du monde l'ont mis en contact avec
quelques-uns de nos académiciens, il risquera fort de leur attribuer
les ouvrages qui appartiennent à leurs confrères.
C'est ainsi, il faut bien l'avouer, que nos compagnies savantes
sont réduites, en quelque sorte, à travailler pour elles-mêmes
mais l'indifférence du vulgaire ne saurait les décourager, et elles
;
poursuivent, avec persévérance, leur noble mission, qui est de

L'Académie" des Sciences , ,


lutter contre les tendances matérialistes de l'époque.
Belles-Lettres et Arts publie tous les
ans un volume de Mémoires, dans lequel se trouvent consignées
d'intéressantes notices archéologiques et de remarquables études
littéraires.
La Société de Statistique n'est ni moins active ni moins féconde.

; ,
Composée d'hommes spéciaux recrutés dans les diverses professions
libérales, dans les administrations publiques, dans le commerce
elle ne se borne pas à faire de l'histoire avec des chiffres elle pro-
duit encore de nombreux travaux d'érudition, et, comme elle a
joint à son titre celui de Société d'encouragement pour l'industrie ,
,
elle ne néglige aucune occasion de mettre en lumière et de propa-
ger les découvertes utiles les inventions et perfectionnements d'in-
vention nés à Marseille. M. le docteur P.-M. Roux est la cheville
ouvrière de cette laborieuse compagnie, dont il est d'ailleurs secré-
taire perpétuel. — Tout récemment, sur la proposition de M. Car-
pentin, président en exercice, la Société a décidé qu'elle organise-

celles qui ont eu lieu avec tant de succès à Toulouse ,


rait des expositions des produits de l'industrie, dans le genre de
à Bordeaux
à Metz, à Dijon. Les autorités locales ont promis de prêter tout
,
leur concours à l'exécution de cet important projet.
Sans être précisément une association académique, la Société
des Amis des Arts des Bouches-du-Rhône ne laisse pas de rendre

,
d'immenses services à la cause de la décentralisation artistique, —

,
seule décentralisation possible à notre avis. — Dirigée par un
comité d'amateurs éclairés de littérateurs et d'architectes-, elle
ouvre chaque année une exposition de peinture et de sculpture, à
laquelle prennent part nos meilleurs artistes de Paris et de la pro-

allocations qui lui sont accordées par l'Empereur ,


vince. Le produit des actions souscrites par ses membres et les
la ville et le Con-
seil général, lui permettent d'acquérir à cette exposition un cer-
tain nombre d'œuvres d'art qu'elle répartit ensuite, par la voie du
sort, entre les souscripteurs.

,
Grâce à l'impulsion énergique qui lui a été imprimée par M. Mar-
cotte
;
son avant-dernier président, la Société artistique de Mar-
seille est entrée dans la voie la plus prospère elle s'y maintient et
s'y maintiendra longtemps encore sans doute, sous la direction

ment,
de M. de Surian, le digne successeur de M. Marcotte (1). Actuelle-
le nombre des souscripteurs s'élève à plus de douze cents
ce sont, pour la plupart, des notables du commerce qui, s'il faut
;
tout dire, se sont déterminés, plutôt par amour-propre que par
goût, à participer à une œuvre patronnée par nos sommités admi-

;
nistratives. Mais peu importe à quelles causes la Société doit sa
prospérité l'essentiel est qu'elle vive et qu'elle possède des res-
sources suffisantes pour organiser son exposition et sa loterie
annuelles, dont l'effet inévitable est de propager le sentiment de
1art parmi la population marseillaise.
C'est un excellent moyen, après tout, que d'intéresser l'honneur
de nos riches négociants à la fondation des établissements que
réclame la grandeur toujours croissante de Marseille.
La Société Zoologique qui s'est constituée, il y a quelques années,
dans le but de réunir et d'acclimater des animaux de tous les pays
dans un jardin public, a rencontré, à ses débuts, des difficultés
presque insurmontables ; elle était même sur le point de succom-

,
ber, malgré tout le zèle déployé par M. Barthélemy-Lapommeraye,
directeur du Muséum d'histoire naturelle et par feu M. de Montri-
cher, 1habile ingénieur du canal de la Durance, qui tous deux
avaient eu l'idée de cette utile création. — Il appartenait à l'homme
distingué qui avait donné l'élan à la Société artistique, il apparte-
nait à M. Marcotte, esprit d'élite et doué d'une ardeur infatigable,

, ,
(1) M. Marcotte directeur des douanes à Marseille est parti il y a près de deux ans
peur Strasbourg, où il occupe les mêmes fonctions et où il vient d'être nommé prési-
dent de l'Association rhénane des Amis des Arts.
,
de relever la Société Zoologique de son affaissement et de l'asseoir
sur des bases désormais inébranlables. Mémoires articles de jour-
naux, démarches personnelles, sollicitations, rien ne lui coûta pour
vaincre les hésitations des capitalistes, qui refusaient de souscrire

,
des actions dans une entreprise dont ils se moquaient tout bas.
Aujourd'hui, le Jardin zoologique de Marseille comparable

affluence considérable de curieux


Société est des plus brillantes.
,
aux établissements du même genre les plus renommés, attire une
et la situation financière de la

L'acclimatation des plantes ne présente pas moins d'intérêt que


celle des animaux. La Société d'Horticulture de Marseille a intro-
duit en Provence bon nombre de végétaux utiles ou simplement
agréables. Ses expositions florales, — qui ont lieu tous les ans, —

dans un recueil mensuel, intitulé :


sont dignes d'attention. Elle publie le compte-rendu de ses travaux
Revue horticole des Bouches-
du-Rhône. Parmi les membres dont elle se compose, nous devons

;
gués
— M. le docteur Sicard ,
citer M. Lions, l'un de nos botanistes provençaux les plus distin-
qui s'est fait un nom dans le monde

,
agricole par ses belles expériences sur les applications diverses du
sorgho sucré — etc.
J'avoue humblement ne pas connaître quels sont les travaux de
la Société de Médecine et de la Société de Pharmacie de Marseille.
Ces deux compagnies font peu parler d'elles, bien qu'elles comptent
dans leurs rangs plus d'un habile praticien, plus d'un chimiste
savant. Leurs principaux membres, d'ailleurs, sont disséminés
dans les autres sociétés dont nous venons de parler.

, , ,
On a essayé inutilement, à diverses époques, de fonder à Mar-
seille une publication médicale. La tentative faite dans ces der-
niers temps par MM. Fraissines et Villars n'a pas été plus
heureuse.
La presse marseillaise subit fatalement l'influence de l'esprit
mercantile de la population. — Les journaux quotidiens, absorbés
par les matières industrielles et politiques, s'abstiennent d'ordinaire
de traiter les questions d'art et de littérature dont les lecteurs, à
dire vrai, n'ont aucun souci.
La Gazette du Midi a lutté, tant qu'elle a pu, contre le mauvais
goût du public; il n'y a pas longtemps encore qu'elle insérait de
charmants feuilletons signés par nos meilleurs écrivains marseillais,
des études archéologiques, des articles de critique littéraire, des
;
appréciations artistiques, etc. mais en présence des réclamations
de ses abonnés, que désolait l'absence de romans, elle a dû se ré-
signer, à la fin, à souscrire un traité avec la Société des gens de
lettres et à demander à Paris les œuvres plus ou moins émouvantes
des faiseurs à la mode.
Les rédacteurs de la Gazette déploient, du reste, un talent réel
dans les discussions qui ont pour objet la politique ou les grandes
questions d'intérêt local. — M. Abel, homme de dévouement et de
conviction, soutient vaillamment, depuis près de trente ans, le
fardeau de la rédaction en chef. MM. Eugène Roux et Justin Cau-
vière le secondent avec beaucoup d'habileté.
Les quelques articles purement littéraires qui sont encore insérés
dans la Gazette sont dus à MM. Barthélémy, Bayle, de Flotte,
Timothée Patot, Henri Patot, Jouve, G. Bousquet, Opper de
Blowitz, etc.
M. le baron Gaston de Flotte est l'auteur d'un beau poème sur la
-
Vendée, inspiration harmonieuse d'un gentilhomme et d'un pa-
triote. Indépendamment de plusieurs autres poésies charmantes, il
a publié, à diverses époques, d'excellents morceaux de critique
littéraire, et, il y a deux ans, une très-remarquable histoire des
Sectes protestantes.
M. l'abbé Bayle a débuté dans la carrière des lettres par des vers
(
d'une élégance et d'une suavité exquises Chants de l'adolescence) ;
il a composé depuis des études hagiographiques (Vie de saint Vic-
tor, Vie desaint Vincent Ferrier) , dans lesquelles il a fait preuve
d'une très-grande érudition.
Le Sémaphore est un journal essentiellement commercial. M. Mar-
quis y traite avec succès toutes les questions qui se rattachent à
l'industrie et au commerce marseillais. La rédaction du bulletin
politique est confiée à M. Adolphe Carie, et, chaque quinzaine,
M. Gustave Bénédit fait la revue des théâtres.

;
M. Carle a publié, dans sa jeunesse, quelques essais poétiques
qui ont été remarqués depuis, nous avons lu de lui de piquantes
études de mœurs, d'intéressants feuilletons qu'il a eu l'heureuse
idée de réunir plus tard en un volume sous le titre de Nouvelles
marseillaises. Malgré cette réimpression récente, on pouvait croire
M. Carle absorbé par les labeurs quotidiens du journalisme, quand
la
tout-à-coup (3 avril 1859) une feuille purement littérairey Bas-
tide, a paru sous la direction de ce charmant écrivain.
Comme feuilletoniste musical, M. Bénédit, professeur au Conser-
vatoire de Marseille, est un critique compétent dont les apprécia-
tions sont fort goûtées de nos dilettanti. C'est de plus un poète d'es-

— véritable chef-d'œuvre de verve satirique ,


prit, l'un de nos premiers troubaïres provençaux. Son Chichois,

; — n'est pas seule-


ment populaire à Marseille il est entre les mains de tous ceux qui
comprennent, de tous ceux qui aiment la littérature provençale. —
L'apparition de ce poème occasionna à Marseille une véritable révo-
lution dans les mœurs d'une certaine classe de la population. Les
Nervis, espèce de lazzaroni facétieux et batailleurs, engeance tur-
bulente que toutes les mesures de la police n'avaient pu détruire,
succombèrent sous les traits de la mordante raillerie du poète.
Eurent-ils honte d'eux-mêmes ou comprirent-ils qu'ils ne pouvaient
survivre à la ruine de leur prestige? Je l'ignore. Ce qu'il y a de
sûr, c'est qu'ils n'ont plus fait parler d'eux.
Le Nouvelliste, qui a pour rédacteur en chef M. Blanchard,
n'accorde qu'une place excessivement restreinte aux nouvelles ar--

:
tistiques et littéraires. Tout ce qui n'est pas politique, commerce
ou industrie est signé Ponson du Terrail, Moléri ou Clémence
Robert; on assure même que l'heureux choix des romans-feuilletons
est pour beaucoup dans le succès de ce journal
A côté de M. Blanchard, qui fait de la politique transcendante,
nous trouvons M. Bosq, un littérateur de talent, aussi modeste
qu'il est instruit.

,
Le Courrier de Marseille, publié sous la direction de MM. Louis
et Jules Barile, a fait, dans ces derniers temps l'acquisition d'un
collaborateur distingué, de M. Louis Méry, frère de notre grand
poète, professeur à la Faculté des Lettres d'Aix, écrivain brillant
qui, de 1830 à 1840, a été l'un des plus vaillants champions de
la presse marseillaise, auteur de nouvelles et chroniques proven-
çales justement estimées et d'une foule d'articles archéologiques
dans lesquels le charme d'un style coloré se joint à l'attrait d'une
érudition piquante.
A côté des quatre journaux quotidiens que nous venons de nom-
mer, il se publie à Marseille diverses feuilles hebdomadaires qui
végètent péniblement; presque toutes se soutiennent à l'aide de
combinaisons industrielles et la littérature ne s'y introduit, pour
ainsi dire, que par contrebande, sous le couvert des annonces et
des réclames.

,
Le Phocéen, — fondé en 1855 par MM. Arnaud et Ce, impri-
meurs et par nous, — semblait avoir triomphé de tous les obsta-
cles qui entravent en province l'essor des journaux non politiques ;
son tirage s'élevait vers la fin de 1858 à près de quinze cents exem-
plaires.En présence d'une situation aussi prospère, nous crûmes
devoir élargir le cadre de la rédaction littéraire et artistique au dé-

:
triment dela partie industrielle, et, dans ce but, nous adoptâmes
le format du Figaro de jeunes et actifs écrivains nous prêtèrent
leur collaboration, etEtienneCarjat, l'un des caricaturistes pari-
siens le plus en renom, consentit à nous envoyer régulièrement
le portrait-charge de l'une de nos illustrations marseillaises. — Le
résultat de cette transformation fut. la ruine du journal; les
abonnés, — commerçants et boutiquiers pour la plupart, — se
plaignirent amèrement de la suppression des faits divers, nouvelles
locales, chroniquesjudiciaires, etc., qui formaient, à leur avis, la
partie vraimentintéressante de l'ancienne rédaction du Phocéen.
Peu soucieux de rétrograder, pour être agréable à ces braves gens,
nous nous sommes décidé à remettre en d'autres mains la direc-
tion d'un journal qui s'est vu condamner, pour vivre, à laisser do-
miner de nouveau dans ses colonnes l'élément industriel.

;
La Publicité est actuellement l'organe le plus important de la
presse hebdomadaire elle a pour principaux rédacteurs M. Martiny
(Martin), esprit mordant, causeur agréable, et M. F.-R. Desalles,
chargé de la chronique musicale.
Nous avons signalé plus haut l'apparition récente de la Bastide,
publication rédigée dans un langage familier que comportent assez
bien d'ailleurs son titre et sa destination. Nommons encore, parmi
les feuilles hebdomadaires, l'Athénien, rédigé avec esprit par
MM. Réponti, Latour, Champsaur, etc.
— et le Mistral, journal
,
satirique, qui a été fondé il y a un peu plus de deux ans, et qui

:
n'a cessé de jouir, depuis cette époque, d'une vogue vraiment pro-
digieuse. La devise Autant en emporte le vent, adoptée par les
rédacteurs anonymes de ce charivari marseillais, indique assez qu'on
aurait tort de prendre au sérieux les petites méchancetés de cette
joyeuse publication. Et le moyen vraiment de nous fàcher pour une
épigramme décochée contre nous, lorsque notre vanité d'auteur est
seule en jeu et que notre honneur est respecté? — Quiconque
livre à la publicité une œuvre d'art ou de littérature s'expose à la
critique, et la critique, quelque malicieuse qu'elle soit, profite
toujours à celui qui en est l'objet:
teurs dont nous devions nous défier.
il n'y a que les éloges men-

sent ;
Les divers journaux littéraires que nous venons de citer compo-
, en quelque sorte, la presse militante de Marseille leurs
rédacteurs, jeunes et encore pleins d'illusion pour la plupart, sai-
sissent toutes les occasions de rompre des lances pour la cause des
lettres et des arts. Il leur arrive bien parfois de se fourvoyer et de
frapper à faux, mais le motif qui les guide ne doit-il pas leur ser-
vir d'excuse?
Malgré la quantité de petits journaux qui n'ont cessé de se succé-
der à Marseille, on pouvait regretter que cette patrie de Méry et
de Thiers ne possédât pas un organe littéraire vraiment important.
Ce n'est qu'en 1855 qu'une semblable publication a pu être établie,
grâce à une combinaison des plus heureuses imaginée par des
hommes bienfaisants qui sont en même temps des écrivains distin-
gués. A peine MM. Laforêt, de Flotte, l'abbé Bayle, Rondelet et
Joseph Mathieu eurent-ils annoncé qu'ils allaient fonder une revue
mensuelle dont tous les bénéfices seraient distribués aux pauvres,
— que de chaleureuses adhésions leur arrivèrent de tous côtés. Les
principaux notables de la cité tinrent à honneur de souscrire à une
œuvre qui avait pris pour devise le beau mot de Charité.
Depuis lors, le succès de la Revue de Marseille n'a fait que gran-
dir. Les bénéfices nets s'élèvent annuellement à près de 4,000 fr.
Si nous envisageons maintenant le côté purement littéraire de la
publication, nous constaterons avec plaisir que la plupart des
écrivains marseillais figurent sur la liste des collaborateurs. — Nous
ne reviendrons pas sur l'appréciation que nous avons faite du mé-
;
rite de plusieurs d'entre eux disons quelques mots des autres.
M. Auguste Laforêt, qui préside le comité de rédaction et qui
déploie au service de l'œuvre un zèle infatigable, est l'auteur d'une
intéressante notice historique sur les anciennes Galères de Marseille.
Nous ferons remarquer, à propos de cet opuscule, que les tra-
vaux les plus importants publiés par la Revue consistent en études
archéologiques. — Marseille, si pauvre en monuments anciens,
possède en revanche des archives considérables qui fournissent à
nos antiquaires des documents excessivement précieux pour la

:
composition de leurs ouvrages. M. Augustin Fabre a déjà attaché
son nom à de savantes publications son Histoire de Marseille et
son Histoire de Provence peuvent être considérées comme ce que
nous avons de plus complet sur la matière. L'Histoire des hôpitaux
de Marseille, qui a paru en 4856, forme les deux premiers volumes
d'une sorte d'encyclopédie qui doit comprendre les monographies
des plus intéressantes institutions de l'ancienne Marseille.
M. Bouillon-Landais, archiviste de la mairie, a publié dans la
Revue deux notices fort curieuses, l'une sur la trop célèbre Canne-
bière, l'autre sur l'Ile de Riou, où se trouvait jadis l'une des vigies
les plus importantes du littoral marseillais.
M. Borya donné au même recueil une étude des plus remarqua-
bles sur les Origines de l'imprimerie à Marseille.
MM. Mortreuil et Famin ont écrit, l'un et l'autre, sur les Pos-
sessions de l'ancienne Eglise de Marseille, de consciencieuses notices.
L'histoire monétaire de l'antique Massilia a été rédigée avec infi-
niment d'érudition par M. Carpentin.
M. Casimir Bousquet, travailleur infatigable qui s'occupe avec
une ardeur égale d'archéologie, de bibliographie et de statistique, a
publié la monographie de diverses églises marseillaises et notam-
ment celle de l'ancienne cathédrale nommée vulgairement la Major.
On doit au R. P. Dassy, missionnaire oblat, une étude sur les
Sceaux de l'Eglise de Marseille, et à M. l'abbé Magnan une savante
Notice sur la croix de Saint-André.
Enfin, divers opuscules archéologiques ont été publiés par
MIL Régis de la Colombière, Sardou, Kothen, Vérany, Brun de
Yillecroze, Reymonet, etc.
La sagacité de nos archéologues n'a pas manqué de s'exercer sur
les origines et les transformations successives de la langue proven-
çale. MM. Bory, Mortreuil et Bouillon-Landais, notamment, ont
consacré à cette étude quelques pages précieuses. Un membre de
l'Académie de Marseille, M. Hubaud, a publié, de son côté, un pi-
quant Aperçu sur les épopées provençales du moyen-dge, et M. Ca-
mille Arnaud a mis en lumière des textes fort curieux.
Certes, le temps est bien loin de nous où la littérature provençale,
tour-à-tour légère et maligne, badine et sérieuse, inspirait la muse
des La Bélaudière, des Paul, des Brueys, des Zerbin, des Tous-
saint Gros, des Germain. — Pierre Bellot a été parmi nous le der-
nier héritier de ces princes du gay saber, et, — si l'on excepte le
spirituel Chichois de M. Bénédit et les chansons devenues populaires
de M. Victor Gélu, — on chercherait inutilementdans les composi-
tions marseillaises de notre époque quelque œuvre vraiment digne
de survivre.
Ce n'est pas à dire que le provençal soit arrivé à sa dernière
heure; abandonné par les hautes classes, il est resté la langue favo-
rite du peuple et toutes les mesures prises dans les écoles pour
empêcher les enfants de le parler ne parviendront pas de sitôt à le
faire disparaître. On ne saurait s'imaginer d'ailleurs le nombre de
pièces qui se publient journellement dans cet idiome, et le débit
considérable qu'elles obtiennent. Pourquoi faut-il qu'au lieu de la
naïveté et de la grâce des anciens elles n'aient à nous offrir, pour
la plupart, que trivialité et mauvais goût? Leurs auteurs, s'exa-
gérant la liberté de paroles des vieux troubaïres, ont pensé qu'ils
atteindraient plus facilement le succès en retraçant des tableaux
licencieux ou tout au moins des scènes tirées des cloaques de la so-
; ;
ciété leur langage s'est fait bas et vulgaire afin d'être au niveau
des lecteurs dont ils convoitent les applaudissements une foule de
termes qui ont cours parmi la populace, mais qui ne sont rien
moins que de source provençale, se sont introduits dans leurs
écrits, et comme cette littérature de bas étage est accessible aux
plus inexpérimentés, nous sommes inondés par un véritable déluge
de compositions aussi grossières par le fond que par la forme.
Pour être juste, nous devons reconnaître que quelques écrivains
essaient de réagir contre cette fâcheuse décadence, en produisant
des pièces recommandables par la pureté du sentiment et la fraî-
cheur de l'expression. Nous regrettons que les limites de ce travail
ne nous permettent point de citer quelques bluettes charmantes
signées par MM. l'abbé Bayle, Chabert Emery, Ferrand, Maurel,
,
l'abbé Lambert, Martelly, Jules Lejourdan, Ricard-Bérard, d'As-
tros, Hippolyte Leydet, etc.
Les jolies imitations de quelques fables de Lafontaine, que ce
dernier a publiées, prouvent suffisamment que la langue proven-
çale ne le cède en flexibilité et en richesse à aucune autre et qu'elle
pourrait se prêter encore aux inspirations les plus élevées.
Ce n'est pas là toutefois l'opinion de M. Eugène de Porry, qui,
après avoir examiné dans la Revue de Marseille les Travaux de
l'Allemagne contemporaine sur la langue et la littérature provençale,
concluait en disant qu'il convient d'écrire le moins possible dans le
dialecte marseillais, « expressif, sans doute, et doué souvent d'une
naïveté charmante, mais au fond toujours rude, toujours inconsis-
tant, toujours rebelle aux lois d'une grammaire bien précise. » —
M. de Porry, qui voudra bien nous pardonner de ne pas être tout-
à-fait de son avis sur ce point, — possède, hâtons-nous de le dire,

, , ,
des connaissances philologiques très-vastes. Versé dans les langues
russe, polonaise, allemande italienne espagnole il a traduit en
vers français, facile(et corrects, quatre des principaux poèmes de
Pouchkine, — l'une des gloires de la Russie, — les plus beaux épi-
sodes de l'Arioste et une foule d'autres morceaux de littérature
étrangère. Il doit publier prochainement une œuvre originale:
Uranie, poème philosophique en quatre chants.
;
Les poètes ne font pas défaut à la Revue de Marseille indépen-
damment de ceux que nous avons déjà cités, nous trouvons encore:
— MM. de Laboulie, de Clinchamps et Roccofort, qui se sont
essayés dans un genre difficile, l'apologue; — M. Audiffret, avocat,
qui a fait paraître, sous le titre de Poèmesdu foyer, un recueil de

le sentiment; — M. Norbert Bonafous ,


vers dans lesquels l'expression rivalise de grâce et d'élévation avec
professeur à la Faculté des
Lettres d'Aix, qui unit le don de versifier agréablement au mérite
plus sérieux d'être l'un des premiers hellénistes de France, — tra-

Columelle;
ducteur de la Rhétorique d'Aristote, et du poème des Jardins de
— M. Louis Gérin, dont la muse
;
aborde avec un égal
bonheur l'élégie, la chanson et le genre philosophique — M. A.
Meyer, auteur de quelques poésies qui ne sont pas sans mérite,

;
d'une brochure sur le Percement de l'isthme de Suez, et d'articles de
critique sur les expositions de peinture de Marseille — etc.
Pour clore cette liste déjà fort longue des collaborateurs de la

,
Revue, — liste qui comprend, nous le répétons, la presque tota-
lité des écrivains marseillais — nous devous nommer :
,
tingué homme d'esprit autant que d'érudition ;- ,
M. Edouard Luce, président du tribunal civil, jurisconsulte dis-
M. Guys ancien
consul de France en Syrie, qui a consigné dans diverses brochures
des observations pleines d'intérêt sur les mœurs et la civilisation
;
de l'Orient
— M. Morren, doyen de la Faculté des Sciences, écri-
vain élégant sans prétention, savant sans pédantisme; — MM. Sé-
bastien Berteaut, secrétaire de la chambre de commerce, et Jules
Julliany, négociant, qui tous deux ont écrit des ouvrages estimés
sur le commerce de Marseille; — MM. Barthélemy Lapommeraye,

- ;
directeur du Muséum, Salze, directeur du Jardin-des-Plantes, au-
teurs d'articles scientifiques d'une lecture attrayante — etc.
Il était permis de s'étonner que parmi tant de publications nées
à Marseille, depuis trente ans, pas une ne fût consacrée spéciale-
ment à la critique des œuvres d'art, à la description des quelques
monuments qui subsistent dans nos contrées, à la biographie de
nos peintres et de nos sculpteurs célèbres, à l'inventaire des ri-
chesses de nos musées et de nos galeries particulières, à la défense
des intérêts artistiques de notre province. C'est à peine si, à de
longs intervalles, les journaux quotidiens effleuraient quelques-uns
de ces sujets, et nous avons vu de brillantes expositions de pein-
ture se produire dans notre ville, sans qu'aucun écrivain prît la
plume pour en signaler les œuvres capitales. — La Société Artisti-
que comprit tout ce qu'avait de regrettable une semblable lacune,

:
et elle jugea à propos de compléter son œuvre de propagande par
la création d'une revue mensuelle qu'elle intitula Tribune artisti-
à
que et littéraire du Midi, et qu'elle décida de distribuer tous ses
membres (décembre 1856). En acceptant la direction de cette pu-
blication, nous ne nous sommes dissimulé ni la lourdeur de la tâche,
;
ni la faiblesse de nos forces mais nous avions compté sur le con-

,
cours de quelques-uns des hommes qui s'occupent, à Marseille et
dans nos provinces du Sud d'études artistiques. Nos espérances
n'ont pas été déçues. —La Tribune doit à M. Mortreuil de savants
articles sur les anciennes fabriques marseillaises de faïences, de

;
verres, de cristaux; —àM. Tamisier, professeur du Lycée, écrivain
correct et élégant, diverses biographies d'artistes provençaux —

,
à MM. Léon Lagrange, collaborateur de la Gazette desBeaux-Arts,
Maccabelly, secrétaire de la Société Artistique etE. de Julienne,
secrétaire de la Faculté de Droit d'Aix, d'intéressantes communica-
tions sur des sujets artistiques; — enfin à MM. Louis Brès, Eugène
de Porry, Maurice Bouquet, Eugène Audouard, H. Fouquier,
nos anciens collaborateurs au Phocéen, — de nombreux articles.
-
Diverses correspondances sur les expositions du Midi nous sont
venues d'écrivains justement estimés ; il nous suffira de citer
parmi eux M. Jules de Gères, le délicieux poète bordelais, et
M. Jules Canonge, l'une des illustrations nîmoises.

VI.

Les arts ont cet avantage sur les lettres que, s'adressant pour le
moins autant aux sens qu'à l'esprit, ils produisent une impression
sur les intelligences les plus vulgaires, les plus prosaïques. Aussi
ne devons-nous pas nous étonner de ce que les Marseillais, si
pleins d'indifférence pour l'expression littéraire de la pensée,
montrent quelque goût pour la musique et ne témoignent aucune
aversion pour les œuvres de la peinture et de la sculpture.
Mais voyons d'abord où en est la musique.
Les provençaux, comme les italiens, sont naturellement organi-
sés pour le chant; il se rencontre, surtout parmi le peuple, des
voix admirablement timbrées et qui se prêtent parfaitement à
la culture. Marseille possède un Conservatoire d'où sont sortis quel-

:
ques bons élèves. Cet établissement est dirigé par de véritables
artistes MM. Auguste Morel, auteur de diverses mélodies et d'un

nement; ;
opéra intitulé le Jugement de Dieu et destiné à être joué prochai-
— Bénédit, professeur de déclamation musicale — Gus-
tave Perronnet, professeur d'harmonie, pianiste distingué; etc.
En dehors du Conservatoire, des Sociétés chorales se sont for-
mées sous la direction de jeunes et intelligents musiciens. Elles
sont composées en grande partie de portefaix, de simples artisans.

;
Ce sont encore des ouvriers qui constituent, il faut bien le dire,
la partie intelligente du public du grand théâtre sans doute, leurs
appréciations musicales ne sont pas toujours irréprochables, et l'on
n'a pas tout-à-fait tort de leur reprocher leur admiration exces-
;
sive pour les grands éclats de voix mais enfin ce sont eux qui
écoutent, ce sont eux qui se passionnent, ce sont eux qui sont les
véritables dilettanti. Le lion des loges, le dandy des premières n'ont
d'oreilles que pour la conversation de leur voisine Marco, d'yeux
que pour les beautés plastiques des dames du corps de ballet, de
préoccupation sérieuse que pour la manière plus ou moins élégante

,
dont ils posent eux-mêmes. S'il leur arrive parfois d'avoir de l'en-
thousiasme ;
soyez sûr que ce sera de l'enthousiasme à froid ils
savent, avant de mettre le pied au théâtre, s'ils applaudiront ou
s'ils chuteront. -- Et la preuve encore que c'est dans le peuple qu'il
faut chercher les amateurs sérieux de musique, c'est que les con-
certs donnés par nos plus grands virtuoses sont toujours à peu près
déserts, le prix d'entrée n'étant pas à la portée des ouvriers.
Il est peu de villes qui fassent autant de sacrifices pour leurs théâ-
tres que Marseille. Une allocation annuelle de 100,000 fr., — à
laquelle il faut ajouter régulièrement un supplément dit extraordi-
naire qui varie de 20 à 30 mille fr., — est accordée au directeur.
Il est vrai de dire que les deux scènes appartenant à des parti-
culiers, les frais de location absorbent une bonne part de ce bud-
get. Mais conçoit-on aussi une ville de 300,000 âmes qui n'ait pas
de théâtres à elle?.
,
Les Marseillais riches, qui ne sont que très-médiocrement musi-
ciens comme nous venons de le démontrer, peuvent revendiquer

;
du moins l'honneur d'être seuls à encourager la peinture et la
sculpture. Je crois bien tout le monde n'a pas les moyens de se
faire portraicturer à l'huile et de consacrer 10,000 fr. à la décora-

!
tion de ses appartements. — Mais il faut voir quel goût préside aux
commandes artistiques faites par nos Mécènes Les dorures éblouis-
santes du café de France et les bigarrures éclatantes du Casino
peuvent donner une idée de l'ornementation favorite de leurs
demeures, où nous avons déjà constaté l'absence complète de ta-
bleaux et de bronzes d'art.
Espérons que les expositions de la Société Artistique finiront par
inculquer le sentiment du beau à la population marseillaise.
Certes, ce ne sont ni les peintres ni les sculpteurs qui nous
manquent. Notre Ecole des Beaux-Arts voit sortir tous les jours, de

:
son sein, quelque artiste de talent. Son directeur, M. Loubon,
jouit d'une réputation bien méritée nul ne l'égale en vérité et en
chaleur dans la peinture des paysages provençaux.
Un de ses élèves, devenu maître à son tour, M. Simon, excelle à
peindre les troupeaux de chèvres et de moutons; ses tableaux
seraient presque parfaits, s'ils étaient plus habilement éclairés.
Du soleil, de la lumière, M. Huguet, — un tout jeune homme
de beaucoup d'avenir, — sait en verser à flots dans ses vues
d'Egypte, sur le sable des déserts que traverse la caravane des
hadjis.
M. Crapelet n'est ni moins chaud ni moins lumineux dans les
innombrables aquarelles que produit son pinceau facile.
M. Aiguier fait des paysages provençaux qui ne ressemblent à
rien moins qu'à la Provence, mais qui sont délicieux de tons et
qui ont un faux air de vieux tableaux.

;
MM, Bouillon-Landais fils et Suchet réussissent assez bien dans
la marine on sent qu'ils peignent sur nature.
Je nesais si je dois placer ici M. Rave, charmant peintre lyon-
,
nais qui a été nommé professeur à notre Ecole des Beaux-Arts.
M. Rave cherche la couleur, mais non pas à la façon de MM. Mon-
ticelli et Viola, décorateurs de la salle du Gymnase, qui ont peint
là un plafond où se heurtent des nuances impossibles.
En revanche, les plafonds que M. D. Magaud a peints pour le
café de France et le café des Deux-Mondes sont des œuvres hors

,
ligne, tant pour la couleur qui est harmonieuse que pour la com-
position dont on loue avec raison l'heureux arrangement.
Comme portraitistes, MM. Boze, Durangel et Fortin se distin-
guent par la largeur du style et la justesse de l'expression.
M. Bontoux, artiste modeste, excellent graveur sur camées,
professe la sculpture à l'Ecole des Beaux-Arts.

, ,
Un homme qui, si on le laisse faire, finira par remplir Marseille
et la Provence de ses ouvrages est M. Ramus auteur d'une sta-
tue en bronze de Belsunce et d'une statue en marbre de Puget,

,
deux œuvres lourdes et sans caractère, qui sont à peu près, pour-
tant tout ce que nous possédons à Marseille en fait de morceaux
d'art.
Il semble qu'une sorte de fatalité se soit opposée jusqu'ici à ce
que la métropole maritime de la France puisse être dotée d'un
monument vraiment digne de son opulence et de sa prospérité.
? -
,
L'heure de la régénération aurait-elle enfin sonné — Nous som-
mes tenté de le croire en voyant les nombreux travaux qui s'exé-
cutent sur divers points de la ville.
Déjà les murs de la nouvelle cathédrale, construite d'après les
plans de deux architectes distingués, MM. Vaudoyer et Espéran-
dieu, s'élèvent à plusieurs mètres de hauteur.
,
Le Palais de Justice, œuvre de MM. Dauban et Martin grandit
avec une rapidité merveilleuse.
La chapelle provisoire de Notre-Dame-dc-la-Garde disparaîtra
avant peu, pour laisser voir dans toute sa majestueuse élégance le
sanctuaire édifié sous la direction de M. Espérandieu.

,
Le promontoire pittoresque du Pharo, envahi par les ouvriers
de M. Vaucher se couronne des blanches constructions de la Rési-
dence impériale.
,
Avant la fin de l'année, la Bourse débarrassée des échafaudages

,
gracieuses
, ,
qui l'entourent, montrera les dentelles de pierres, les acanthes
les modillons coquets dont l'aura chargée sans doute,
son trop savant architecte M. Coste.
Enfin, bientôt la sape s'attaquera aux maisons qui bordent le
dangereux défilé de la rue Noailles, pour se porter ensuite sur les
masures du Vieux-Marseille.
L'exécution de ces divers travaux répondra-t-elle pleinement à
?
:
l'attente du public — Je n'oserais le prédire. — Mais qu'on y
songe bien à cette condition seulement Marseille pourra relever la
tête et aura le droit de se dire reine de la Méditerranée.

Marius CIIAUMELIN.

Marseille, le 15 avril 1859.


LITTÉRATURE.

Essai sur l'histoire littéraire des patois du midi de


la France (Suite) (1).

:;
Poètes du dix-septième siècle dans le bas Languedoc et la Provence
charité à Béziers et l'avocat Donnet, — Bergoing, de Narbonne
— Les fêtes de
— d'Estagniol,
de Béziers;
— David Sage, de Montpellier.

Parmi les villes du bas Languedoc et de la Provence où les produc-


tions patoises acquirent le plus de retentissement, Béziers nous semble
avoir tenu le premier rang, en considération de ses fêtes de charité,
célébrées tous les ans avec pompe au jour de l'Ascension.
Quand donc venait cette date printanière, Béziers voyait arriver avec
bonheur son renouveau populaire, rappelant de vagues souvenirs histo-
riques, où se mêlaient les fables de la tradition. Ces divertissements,
préparés avec un très-grand soin, amenaient toujours à leur suite quel-
ques pièces de théâtre jouées en plein vent, dans lesquelles la foule
devait avant tout trouver son compte.

,
Jean Martel, imprimeur de Béziers, nous a conservé ceux de ces
produits du crû qui lui semblèrent les meilleurs sous le titre de l'Anti-

161 et 253 ; tome V, p. 233 , ;


(1) Voir tome II de la Reme, p. 282 ; tome 111, p. 1 et 279
: ; , tome IV p, 64,
tome VI p. 22 et 369 tome VIII p. 193 ; tome
IX,p.88.
quité des triomphes de Besiers au jour de l'Ascension, hommage pieux
du Biterrois à sa ville natale, entrepris avec l'intention manifeste de con-
server le souvenir de ces solennités, dont on pouvait bien contester les
douze cents ans de durée, au temps du bon éditeur, mais non pas cer-
tes l'origine patriotique. Les recueils formés parJ. Martel, plus ou moins

la date de 1616 et la dernière celle de 1657


quemment une période de quarante et un ans.
;
complets, sont remplis par des pièces théâtrales, dont la première porte
elles embrassent consé-

Nous n'avons ni l'intention ni le temps d'apprécier ici une à une ces


œuvres diversement intéressantes, quoique rarement une suffisante dis-
tinction en soutienne le ton. Si donc parfois une pointe de sel attique s'y
fait sentir, c'est pour y produire l'effet d'une dissonnance. Nous ne dou-
tons pas que les plus grossières de ces farces, jouées sur des tréteaux,
n'aient été les mieux accueillies, et qu'elles n'aient, à cause de cela,
indiqué aux auteurs qui se succédèrent la voie qu'ils avaient à suivre
pour se faire applaudir.
Nous n'en distinguerons pas moins LejugementdePâris, par Bon-
net, avocat. Cette tragi-comédie, en un acte, dut être représentée,
ainsi qu'on peut l'induire du début du prologue, en 1616, dix jours
après la signature du traité de Loudun, conséquence du mariage de
Louis XIII avec Anne d'Autriche. On était donc à la paix; on annon-

,
çait la réduction, si impatiemment attendue, des impôts, et la province
de Languedoc, comme la France entière trouvait dans ces évènements
de vrais motifs de réjouissance. Après la pièce de circonstance, dont
nous dirons un mot., dut venir Le jugement de Pâris, où figurent,

,
comme personnages, Junon, Pallas, Vénus, Mercure, Paris, fils de
Priam, berger Enone, nymphe, lou Cousiniè et Colin, bergé.
;
Le Cuisinier et le berger Colin seuls s'expriment en patois ils sem-
blent avoir été introduits dans l'intrigue amoureuse, où ils forment un
choquant contraste, pour divertir et défrayer la foule; l'usage du fran-
çais est réservé à la cour céleste et à Pâris. Ne dirait-on pas un aveu
explicitement formulé de la précellence de la langue nationale sur les
idiomes des provinces?
Hâtons-nous de proclamer, à l'honneur de Bonnet, qu'il possédait
si bien le français, que sa plume devait être à l'aise en l'employant, et
que son éminent talent poétique est plus que suffisant d'ailleurs pour faire
excuser les défectuosités que l'on peut découvrir dans son œuvre élé-
gante et facile. Nous ne connaissons pas, au dix-septième siècle, de
poète méridional plus français, disons mieux, aussi français que lui.
En lisant ses vers, on croit entendre un dernier écho de cette Muse de
la Renaissance, parfumée d'antiquité païenne, que l'école de Ronsard
fit si bien valoir, quand elle n'en abusa pas.
Nous pensons, après ce que nous venons de dire, qu'avant d'arriver
aux citations patoises, il nous sera permis d'emprunter quelques passa-
ges français à la tragi-comédie de Bonnet.
Le berger Paris ouvre la scène par un monologue il retrace la
puissance de l'amour et fait entendre ses plaintes à l'endroit des rigueurs
:
d'Enone :

Le seul souci d'amour tient mon âme enlassée


Dans les fascheux liens d'une morne pensée :
Le soin de mes agneaux est l'ennuy de mon cœur,
Depuis que ce tyran s'en est rendu vainqueur.
11 se monstre partout puissant et redoutable :
,
Sortant des Cours des Roys, il devient boscager ;
Hore blaisse un grand Roy hor'un pauvre Berger
Ainsi parmi ce bois il a dressé son trosne,
:
Et alumé son feu dans les beaux yeux d'Enone ;
D'Enone que je sers, belle Nymphe des bois,
Qui tient ma liberté captive dans ses lois ;
Enone mon soucy, Enone impitoyable,
Qui se rend rigoureuse autant qu'elle est aymable.
Jay quitté mon troupeau pour la chercher partout,
Errant dans la forest de l'un à l'autre bout :
,
Ha !
,
Mais elle, qui se rit de mon âme captive
Fuit toujours devant moy errante et fugitive.
la voici venir cet astre qui reluit,
Elle m'a recognu, voyés comme elle fuit,
Il faut que i'aille après, et que cette inhumaine,
Ou me donne la mort, ou la fin de ma peine !.
PARIS.

Enone
ÉNONE.

Quelle voix entend-je ?


PARIS.

Enone, où es-tu?
ÉNONE (ripart.)
Il se faut rendre
C'est la voix de
, hélas ! C'est assez combattu
Pâris, ouy, ouy, c'est elle,
,

Enone est son refrein il me nomme et m'appelle


,
?
En écoutant ces plaintes, Enone, que Paris n'aperçoit point, se
laisse toucher et s'apprête à se rendre. Le berger, lui, interroge Echo
dans les vers imitatifs suivants, savamment étudiés et dans le goût de
:
l'époque

Echo , fille de l'air, Nymphe répétitive


Accommode à ma voix ton aureille attentive
,
Et fais que, reposant souz l'ombre de ce bois,
J'entende résonner les accens de ta vois;

Qui me donne ,
Dis-moy quel est le cœur de ta Nymphe volage,
en fuyant, un si triste présage — Sage.
Mais quoy, en dédaignant mon amoureux brandon
?
,
Ne s'acquiert-elle pas un barbare renom? — Non.
Hélas !Nymphe, dis-moy que dois-je donques faire
,
Pour fléchir la beauté que mon cœur désespère? — Espère.
Et que peut espérer un pauvre serviteur
En l'inhumanité d'une telle rigueur? — Heur.
Te mocques-tu de ;
moy si ma Nymphe est rebelle
Qui me pourra guérir du mal qui me bourrelle? — Elle.
,
J'attendrai donc encore, errant dans la forêt,
Cet heur non asseuré que ta voix me promet.

Colin survient
de son troupeau
;, Paris d'abandonner entièrement les soins
il reproche à
autrefois ses délices. Un contraste frappant dans le
style apparaît aussitôt ; les vers patois tranchent du tout au tout avec
l'urbanité et l'élégance des vers français :
COLIN.

Yeu
,
intri volontiès ,,
sanso tusta la porto ,
Vous vous fasèz cerca comme uno espillo torto
,
Despèys quatre à cinq jours, vostre paure troupèl
A lou ventre curât comme un quioul de capèl,
C'èst une cor doulou de veyre vostres fedos
Despèys dous ou tres jours teunos coumo de bledos ;

Lou loup vous a manjat, despèys que nou y sès ,


Dous moutous, tres anièls et quatre bertissès
Fasès aro l'amour après aquel carnatgc
,
Anas aro serca de lach et de fromatge.

PARIS.

Colin, mon cher Colin, pleust aux Dieux, fust-ce moy,


Car avec mon trépas finirait mon esmoy :
Je serois plus content de souffrir cette rage,
Que vivre plus long temps dans ce triste servage.

COLIN.

Paris, dont vous ? ouvrès-me vostre cor,


doulès
;
,
Un amie en amour val may qu'un gros trésor
Yeu ay vist, de mon tens per aquestos montagnos,
Qu'yeu la fasio peta comme bellos castagnos :
Lou gran Pan per fringa prenio lou pus souven
,
Per ana fa l'amour, mon simple habillamen.

PARIS.

Colin, elle n'est pas une simple bergère,


C'est une belle Nymphe, fille d'une rivière ;
Une Nymphe aux yeux verts, qui passe si souvent,
Au travers du troupeau, vite comme le vent.

COLIN.

Digas m'un pauc son nom ?


PARIS.

Elle s'appelle Enone.

Colin sera auprès de la nymphe le courtier d'amour ;


mais celle-ci
se montre, et un baiser qu'elle laisse prendre au beau berger scelle
son dernier aveu.
Tandis que les deux amants, désormais époux, sont entrés dans le
bois voisin, arrive Mercure annonçant les noces de Thétis. Le Cuisinier
de la cour céleste vient et raconte à son tour ce qui s'est passé au ban-
quet des dieux. Paris apprend ainsi qu'il est choisi pour arbitre de la
grande querelle survenue entre Junon, Vénus et Pallas, se disputant le
prix de la beauté.
Au moment où Paris et Colin se livrent à un combat musical, Mer-
cure annonce au premier, cette fois officiellement, que les trois déesses
l'ont, en effet, agréé pour juge. Au reste, Junon, Pallas et Vénus,
,
arrivant tour-à-tour, cherchent par de belles promesses à disposer Paris
chacune en sa faveur comme auraient pu le faire de simples mortelles.
Colin présent assaisonne de facéties triviales le dialogue, auquel il prend
part sans façon.
Paris, après avoir hésité, accepte le mandat qui lui est dévolu. Il dit
crûment aux trois divinités :
,
Déesses ce seroit un jugement volage
De juger d'un soleil au travers d'un nuage.
Votre riche parure ombrage vos trésors
,
,
Ces beautez sont dedans, il faut les voir dehors
Il vous faut exhiber à mes yeux toutes nues.

Elles ne se le font pas dire à deux fois, et on sait que Vénus obtint
la pomme.
Pour récompenser Paris, la déesse victorieuse lui promet le cœur
d'Hélène, et voilà que le fils de Priam, se rappelant tout-à-coup son

, ;
illustre origine, se décide aussitôt à quitter les forêts de l'Ida. Vaine-
ment Enone veut le détourner de ce dessein Paris, comme fatalement
entraîné, persiste dans sa résolution en promettant de bientôt revenir.
Mais Enone, sentant qu'elle est abandonnée sans retour, se donne la
mort.
Colin s'empare du poignard dont Enone s'est frappée, et après avoir
déploré la trahison de Pâris et gémi sur le sort de sa trop sensible
amante, il compose à celle-ci une épitaphe, où sa plaisante humeur est
mise dans tout son jour :
Passan, se vos save cal es ayssi dejots,
Acos lou paure cops d'uno jouve espousado
,
Que sur lou miliou cop qu'ello y prenio goust,
Pâris s'es embarcat, et ello s'es tuado.

composée à l'occasion de la paix ,


La pièce de circonstance, en cette année 1616, fut une allégorie
qui avait suivi, nous venons de le
:
sur ,
dire, le mariage du roi. Elle a pour titre Histoire de Pepesuc, faite
les mouvements des guerres. On dirait que l'auteur Bonnet, a eu
mission d'annoncer à la province de Languedoc, si rudement éprouvée
pendant la minorité de Louis XIII, qu'une ère de calme allait commencer.
Le petit théâtre de carrefour de la ville de Béziers devint, cette fois,
une tribune du haut de laquelle fut proclamée, avec la fin de la guerre,
la réduction des impôts qui pesaient depuis si longtemps sur le peuple.
Cet acte dut être improvisé en dix jours, et, certes, avec assez de
bonheur.
Mégère, soufflant la discorde, transporte, par ses tableaux de sang
et de carnage, un soldat français. Ses excitations n'entraînent qu'à demi
;
un soldat gascon celui-ci, s'exprimant en patois biterrois , ne se déci-
dera à prendre les armes qu'à la suite de Pepesuc, du grand capitaine
qui sauva autrefois le pays de la domination anglaise.
Pepesuc, habillé à la romaine, s'il faut en croire la vignette qui le
représente, apparaît à l'instant, et s'exprimant lui aussi dans l'idiome
local, commence par rappeler ses prouesses, non pas sans force forfan-
teries, ce qui décide les deux soldats à s'enrôler sous son drapeau.
Tandis que Mégère rentre pour les exciter de nouveau à la guerre, la
,
Paix arrive à son tour qui défend si bien sa cause, que, malgré leurs
regrets, elle range les deux soudards à son avis.
Mégère ne se tient pas pour battue; elle revient à la charge, aidée
cette fois de Pepesuc, et les deux soldats de se déclarer pour elle ; mais
la Paix coupe court à l'ardeur des guerriers, en leur annonçant que la
tranquillité est rétablie dans tout le royaume. Dès-lors, Pepesuc aban-
donne ses armes au soldat français et autorise le soldat gascon, cordon-
nier en vieux, d'établir son échoppe, franc de toute redevance, auprès
de sa statue (1).
En cette même année 1616, eut lieu la représentation de l'Histoire des
chambrières, composée à l'occasion des réparations récemment exécu-
tées qui avaient ramené l'eau à la fontaine de la ville. C'est là une suite
de tableaux de parade, sans talent, où les gravelures surabondent.
Tel sera désormais comme le sceau particulier des comédies amou-
reuses et des pastorales, plus nombreuses encore, et souvent peu dignes
de ce nom, qui défrayèrent le théâtre du jour de l'Ascension, sans que
l'invention ni la conduite des sujets, ni le.style, relèvent jamais suffi-
samment les pièces auxquelles prendront part, tantôt les Marchands,
tantôt les Praticiens de Béziers. En revanche, les discours risqués,
mis en relief sous le couvert de transparentes équivoques, ne leur feront
jamais défaut.

(1) Statue antique de marbre blanc fixée dans la façade d'une maison, dans la prin-
cipale rue de Beziers, appelée sans doute Pepesuc (pied-lourd), de ses grands pieds
, ,
faisant saillie et qui, à en juger par ce qui en reste devaient être de forte dimen-
sion.
tant aux progrès qui s'étaient accomplis en France ,
Néanmoins, ce théâtre de Béziers, attardé d'un siècle, en se repor-
fut populaire au
même titre que les Moralités et les Sotties du seizième siècle, ces des-
cendantes en ligne directe du Fabliau, ce libre causeur du moyen-
âge.
,
Les fêtes de charité de Béziers furent donc fort goûtées de la foule et
il ne faut pas dès-lors leur demander ces raffinements de l'art que la tra-
gédie et la comédie avaient récemment adoptés; nos auteurs biterrois ne
se proposèrent point un but si élevé, et ils atteignirent celui auquel ils
visaient. Faut-il s'étonner qu'ils aient eu si souvent recours à la muse
patoise ?
En pensant aux succès de leurs pièces, cette question nous est venue

sentation dans le bas Languedoc ,


naturellement à l'esprit: lorsque J. -B. Poquelin de Molière, en repré-
fit jouer à Béziers, pour la première

,
fois, Le dépit amoureux, en 1656, obtint-il un aussi éclatant triomphe
que les auteurs aujourd'hui inconnus, des imbroglio composés pour
les fêtes de cette ville? — Nous nous sommes pris à en douter.

Appréciant plus haut l'œuvre burlesque de Valès, nous avons re-


présenté ce poète comme le premier qui s'employa, dans le Midi, au
travestissement des œuvres de Virgile. Cependant, vers la même épo-
que, — en 1652, — un poète narbonnais, de Bergoing, produisit,
lui aussi, le quatrième livre de l'Enéide, habillé à la burlesque.
L'Eneido de Virgilo, libre quatrième, revestit de naou è habilhat à
-
la brulèsco. — Il adressa son badinage à M. Jean-François de Casalets,
grand Archidiacre de Narbonne, son ami et son compère.
Dans l'épître dédicatoire, que Bergoing s'est efforcé, sans pourtant
trop y réussir, de rendre plaisante, il annonce que l'incomparable reine

,
velle ,
de Carthage, Didon en personne, vient d'aborder au port de la Nou-
et que se jetant dans ses bras elle l'a supplié de l'héberger pour
tout l'hiver qui commence. Or, comme il se trouve logé à l'étroit, il
supplie le grand Archidiacre de recevoir l'illustre voyageuse dans sa
somptueuse demeure, où, après lui avoir raconté ses malheurs, en

,
guise de passe-temps, Didon ne pourra faire autrement que de lui pas-
ser au doigt une bague d'un haut prix comme le fit à Paris, il y a peu
d'années, certaine grande dame, pour quelque signalé service qu'il lui

,
avait rendu. Au reste, Bergoing ne met pas un instant en doute la ga-
lante hospitalité de son ami l'archidiacre et il termine ainsi sa lettre :
Yeu m'en bau doncos vitomen à l'hostal li escrieure que tout es
«
;


» prèst quand li plaira de veni d'une causo soulomen vous prègi è cal
» que me la proumetax, si vous plai, que coumandex à vostris estajans
» quesion sajes, è que se tengon rejuns cadun à sa crambo, è que me
» cregax,
talèu que s'agira de vostre servisi, ferme coumo le roc de
» Fouix;
atabes soun yeu, sense cap de mesourgo, le pus assegurat,
» resolut è
enrassinat servitou que n'avèx. »
Ayant parachevé son compliment, assaisonné de toutes petites gaillar-

sobriété de moyens burlesques ,


dises, Bergoing arrive au travestissement de Virgile, mais avec une telle

, qu'il pourrait être tout aussi bien pris


pour une traduction libre écrite dans un langage familier. Au début,
il dira :
Mai qu'a desia long-temps que Didon se consumo,

Mai qu'un foc es aquel ,


E cougo'un foc secrèt que pauc-à-pauc s'alumo;
malheurous è fatal?
Hélas! un soul cop d'èl es causo de son mal.

Quand on trovo quicon de bèl sur un visatge,


Que cal pla regarda dauan que l'on s'engatge
Nou se cal pas grata talèu gue l'on se prux,
A l'enfourna, tousiours se fan les pas cornux.

Quand la pauro Didun, que jà se tirgousauo


E sentio cado jour le mal que la pressauo
Entretenio sa sor en un cantou d'hostal
, ,

(Aital fan les que son toucadis d'aquel mal) ,


Anno, ma bouno sor, disio nostro Princesso ,
Qu'yeu sentissi mon cor acablat de trislesso,
Yeu n'ay cap de repaus ny le jour ny la nèit,
Les songes me fan paou talèu qu'yeu son al lèil.

Aco dit, toutos dos s'en van per las capèllos ,


Visiton les Autas, allumon de candèllos,
Fan tout so que se pot per gania l'amistat
Das Dius (si per hazart n'y abio cap d'irritat),
Consulton les divins, rodon vint copx le temple,
E fan de devotius que sou de gran exemple.
Escorjon de bourrèx à l'honnou de Cerès,
A Phœbus atabes, è à Baccus après,
AJunondavantoux ,ello qu'aeurod'amos
(s'enten de las qu'himcn aluco de sas Ilamos)
Mesmes à qui Didon an le vase à la ma,
Vèrso d'aigo sul biou que devon assouma
,
Manejo les palmous regardo la tripallio
,
Dal bestial qu'es tout caut è qu'incaro badallio
;
Fa millo vox le jour mai que nou fas pas on
Per poude reussi quand on aymo quicon :
,

Cependan al castèl se preparo la fésto,


Là ont le pastissiè n'ajèc cinq frans per tèsto.
Prophèlos? que servis de faire tant de vox ,
Visita tant d'autas, souspira tant de copx ?
!
Ha paures ignorens gens de trucopetuco,
Belèu non besèx pas un foc mot que s'aluco,
Uno plago que vieu, que s'aumento è que creis
Ha! que le mal es grand quand on nou le couneis.

La paouro cependant, va, cour, se precipito


,

,
E porto le brasiè que jamai nou la quitto
N'es jamai en repaux a l'esprit agitat,
Fugis toutos las gens, è rodo la ciutat.
,

Aital,souuendecopxlabichoqu'espertino,
E que pren sous plases dins uno condomino,
Que n'a d'autro sousi qu'a s'emplena le quèr,
Le pastre cependan s'afusto su l' pè 'squer
E li laisso ana un cop d'un tros de fèr que vollo
!
Ha qui n'a vist aco ! la pauro cabirollo,
,

Atalèu que sentis que li an traucat le quèr


Se ronso à corps perdut è ne porto le fèr :
Aro cour per un grait, tantox travèrso un marge
E sauto de fousax de setse pans de large,
,
Aital, ni mai ni mens, la pauretto Didon ,
Nou fa pas qu'estralia tout le manne del jon

Tout le quatrième livre de l'Enéide est, de la même façon, offert en


holocauste au mauvais goût du moment, sans que rien vienne donner à
cette composition, que nous croyons avoir été soigneusement travaillée,
le moindre montant littéraire. C'est constamment le terre-à-terre du
burlesque, sans la triviale, mais parfois spirituelle faconde et les traits
risqués, dont Scarron avait assaisonné ce genre.
Nous n'aurons pas à nous arrêter longtemps au Retour de Didon
(LeRetourdeDidon), composition qui vient à la suite du traves-
,
tisscraent de Bcrgoing. Cette pièce comprend dix-sept strophes réguliè-
res ; l'auteur y reprend sa première fiction et s'adressant cette fois à
Didon elle-même, au moment où elle se serait apprêtée à quitter Nar-
bonne, il lui demande en quels lieux elle pourrait se mieux trouver que
dans cette ville, où elle a été si courtoisement accueillie. Déjà quelques-
uns de ses adorateurs, M. l'Archidiacre à leur tête, sont pleins d'émoi,
au seul bruit qui s'est fait de son départ. Cela conduit naturellement
Bergoing à vanter le riche hôtel de M. de Casalets, sa table délicate, si
libéralement ouverte, ses volières si rares et ses délicieux jardins. Ce ne
sont là que des rimes faciles, comme on les aimait à cette époque, où
la vie, dans les petites villes, était doucement égayée par une franche
cordialité. La société de M. l'Archidiacre et Narbonne tout entier durent
trouver charmants des vers comme ceux-ci :
Vous languissèx de von tourna,
Tout le monde bèy s'en estouno,
Ount, !
Diables voulex-vous ana ,
Que siox miliou que dins Narbouno ?
Vous nou trouvarex cap de loc
Plus janti dins le Languadoc i
Touton aissi vous y caresso
Mèsmomen le paure d'Albas,
,
Que se mourira de tristesso
,
Talèu que nou vous veyra pas.

Cresèx-me demourax aqui,


Nou serqucx pas d'autro demoro
,
E descargax-vous le bequi
Qu'a tant de temps que vous devoro
Sourtex dal cap vostre galan
,
E banisèx (aisi parlan)
Le pessomen de vostro crambo ;
Amai Pradèl ,
Après l'hivèr Monsur Sornia
qu'a bouno cambo
Vous aniran acompania.
,
,

Vous loutjax dins uno maisou,


Que n'y a fort paucos de plus bèllos,
E pèis y èx dins uno sasou
Que tout y va per escudellos
Aisi le mèstre nou plan re,
Tout le monde manjo son be
,
Senso qu'el digo uno paraulo
,
Ny que refronisco le fron,
Soncos sio calque cop en taulo
,
Quannouportonpas secon. le

Aisimillo petits ausèls,


Si vous vesen melancolico
,
Vous diran cent aires nouvels,
Sur toutis les tous de musico :
Vousausirexdevostre lèit
Le roussignol touto la nèit :
Desia me semble que fredouno
Eque vous dix cadomati,
Que l'Archidiacre de Narbouno
La pregat de vous diverti.

La dernière strophe nous donne lé mot de l'énigme que l'on aura


remarquée dans le passage cité de l'épître dédicatoire. Elle nous apprend
que la grande dame qui avait récompensé d'une riche bague M. de
Casalets, n'était autre que la princesse de Carignan, la même qui devint
la favorite du cardinal de Fleury.

Trente ans après la publication de l'œuvre facétieuse de Bergoing,


en 4682, — paraissait à Béziers une traduction des premier, deuxième,
-
quatrième et sixième livres de l'Enéide ( Traductieou del premiè, se-
cond, quatrième et sixième livre de l'Eneido de Virgilo). L'auteur,
d'Estagniol, avocat, ne signa son œuvre que des initiales de son nom.
Dans l'avertissement au lecteur, il semble avoir eu sérieusement l'inten-
tion de renoncer à toute imitation burlesque, et néanmoins, illaisse aller
tellement sa plume au courant de l'idiome populaire et de sa faconde

son tour, non plus avec intention ,


personnelle, qu'il oublie toutes les convenances de style et défigure, à
il est vrai, l'oeuvre virgilienne.
On en jugera par les vers qui ouvrent le second livre:
L'uchè per touto l'audiensso
Cridèt : ;
la pax et lou silensso
Degus nou gausavo parla,

,
Ausias uno mousco voula.
Alaro Eneo, lou boun pèro,
Pressat de counta sa misèro,
li
Dfllièt anloucapsulcoiiisst
Pie de chagrin et de souci
,
D'unsouveniquel'impourtuno,
Coumensso ailal soun infourtuno
Princesse, toun coumandamcn
Me renouvèlo moun tourmen
,
Coussi lous Grées ferou lour proyo
Del paoure Rouyaume de Troyo,
Talèii que fouregou dedins :
N'autres, coumo lous Grenadins,
Aven souffert, incaro pire,
De mais qu'oun se podou pas dire.
Aquel méchant pople de Grèsso
,
Voulio se tira de la prèsso,
Despèi loungtemps de guèrro las,
Per l'artifici de Pallas
Faguèt al mièch de la campanio
Unchivalcom'unomountanio
Et per miliou couvri soun joc
:,
Talèii qu'abandounètlou loc
,
la
Loubruchs'espandispcr plasso,
Qu'avioü fach per vœu la bestiasso ,
Afli que lour Dieous cauque jour,
L'y mouyenessou lou retour.
Pèï, secretomen , amb'adresso,
Meterou d'aquelo joüinesso ,
Lous qu'èrou pus faits al travat,
Dedins lou ventre del chival,
D'armos et de gens àlaroundo
D'aquelo caverno profoundo.

Voilà donc les Grecs, qui ont fait semblant de quitter le rivage, en y

,
l'artifice de Sinon. De leur côté, les Troyens ,
abandonnant leur cheval de bois, qui sera conduit dans la place par
se croyant désormais hors

,
de toute atteinte
gniol
se livrent à une joie immodérée. A ce sujet, d'Esta-
se substituant à Virgile, arrangera son récit à la française de la
façon que voici, et, il faut le reconnaître, avec plus de sentiment pa-
triotique que de bon goût :
Alaro pareguèt la j'oïo
Per touto la vilo de Troyo ,
Quand cresian que n'avioiianat :
Sus lourivatge abandounat,
Tantcquan lou poble s'amasso,
S'en va recounouïsse la plasso.
Coum'on véjèt lou paviliou
A la plasso de Roussiliou,
Del temps que fichèrou la colo
Al chèf de l'armado Espagniolo
Cad'un roudavo per aqui,
A la pouncho de Lafranqui,
Quand lous assiegeats de Leucato
,
Que cresioü d'èstre joust sa pato,
Nous ferou signe ambe de fioc,
Qu'avioü abandounat lou loc.
On voit que ces tirades ne s'éloignent pas sensiblement du ton des
burlesques inventions de Valès et de Bergoing, et méritent, sinon les

,
mêmes reproches, quant à l'intention de l'auteur, mais tout aussi peu
si ce n'est moins, de considération quant à leur mérite littéraire.
,
Nous ne comprenons pas l'engouement de Montpellier pour son

nom,
poète du dix-septième siècle, David Sage. Ce fut en jouant sur son

;
en complète opposition avec ses mœurs et avec le ton de ses vers,
que fut publié le recueil de ceux-ci, en 1650 on l'intitula Lesfolies
du sage de Montpellier (Las foulies d'au sage de Mounpelié). — Ce
livre est rempli par des badinages habituellement grossiers et obscènes à
la fois, des fantaisies carnavalesques et ordurières, d'où toute poésie
est exclue.
Il ne nous est pas possible de traiter avec moins de ménagement les
Satires, le Testament de l'auteur, et des pièces comme celles-ci :
L'embarquement, les conquêtes et l'heureux retour de Carèmentrant,
La prise du coucou à la glu, La chanson de la mal mariée, La requête
des chambrières de Montpellier, et bien d'autres compositions encore
d'une rare insignifiance, si on s'arrête à l'invention, et écrites avec une
crudité d'expressions vraiment inqualifiable. Comme pour augmenter le
dégoût que l'on éprouve en lisant ces sottises rimées, on y trouve con-
tinuellement les tristes confidences, ou plutôt les cyniques vantardises
de Sage, étalant aux yeux de tous son immoralité, s'appliquant ainsi à
donner raison à ses biographes, qui lui ont attribué des mœurs dissolues
que ses vers ne reflètent que trop, comme si
Ses discours, craints du chaste lecteur,
Ne se sentaient des lieux où fréquentait l'auteur
Parfois, il semblerait que Sage aurait voulu échapper à la fatale ten-
dance do son esprit, dirigé par ses habitudes plus que relâchées, mais
sans jamais y réussir suffisamment. Ainsi, à une époque où Montpellier
venait d'être cruellement ravagé par la peste, Sage semble s'être laissé
gagner par le s2ntiment d'affliction et d'abattement commun, qui se serait
augmenté chez lui de la perte de ses enfants, surtout de celle d'une fille
qu'il avait tendrement chérie ; mais après quelques vers suffisamment
émus adressés à l'Evêque et quelques accents sortis directement du cœur,

l'homme,
il oublie la douleur du père, les émotions du citoyen, la sensibilité de
les sentiments du chrétien, pour se complaire dans les propos
futiles et les images impures qui constituent le fonds obligé de ses écrits.
Il dit à Msr de Fenolliet :

Grand Prélat, qu'un Rey redoutable


Regardo d'un yol favourable
,
Et l'honoro de soun amour;
Grand Prelat, l'hounou de la Cour,
Escoutas, se vous play, ma plainto,
Et ma duro et tristo coumplainto,
Coumo au sant que me souy vouât,
Enib'aquest temps negre et troublât.
Pioy qu'a vous soulet yeu offrisse,
Mas candèllos et moun servisse.
Prenez dounc plaze, Mounseignou
,
D'ausy ma plainto et ma doulou
,
Plainto que nou sçaurié descrieure
,
Doulou que me gardo de vieure
,
Et que fay que dins l'atahut
M'en vau sans espoir de salut.
Car ma duro et tristo adventuro,
Fay que tousiours lou mau me duro,
Et me persecuto tant fort,
Que lou sort, l'amour et la mort
Troubloun moun repaus et ma vido.
Helas ! la Parquo m'a ravido
,
Moun bou Segnou tout moun tresor
, ,
moun efan, ma fillo, moun cor.

Moun Dieu
Moun fil
,, levas de ma pensado
amay ma fillo ainado ,
Quetournounveire
,
Ou fasez, urand Dieu
laclartat.
per pictat

Ici interviennent les Parques cruelles, le vieux Caron, la belle Cypris,


figures de l'Olympe qui n'étaient guère à leur place.
Un peu plus loin, il revient à Dieu, à Dieu qui tire une juste ven-
geance des crimes des hommes en les affligeant de maux cruels, sans
que ceux qui échappent à ses châtiments soient pour cela arrêtés dans
leurs débordements. Voilà le trait-d'union qui conduit Sage à tracer des
tableaux où la plus grossière obscénité trouve sa place.
La verve impure de Sage se montre pourtant retenue dans deux élé-
gies amoureuses ; l'une est exactement conduite d'après le canevas de
cette autre que nous avons distinguée dans les œuvres de l'abbé Rousset
et que nous avons précédemment analysée. De même que le poète péri-
gourdin, et pourtant avant lui, Sage, tout entier au culte de sa maî-
tresse, fait vœu de se retirer dans une grotte profonde, creusée par ses
larmes dans le plus dur des rochers; à l'entrée, il dressera un autel à
sa divinité, pour y brûler l'encens de sa tendresse.
Ce morceau, quoique maniéré et sans élévation, supporte la lecture.

ÉLÉGIE.

Dins l'espessou d'un bosc soulitari et sauvatge

, ,
Ounte n'y a res de bèl que vostre bèl imatge,
Que tousiour m'accompagno amourous affligeai,
Sans ne poude sourti, yeu demore assiegeat.
L'aiguo que de mous yols incessamen degouto
Y a cavat un roc en faissou d'uno vouto,
Que me pot ben defendre et la nioch et lou jour,
De l'injuro d'au ciel, may noun pas de l'amour.
De dessus un autat que se vey à l'intrado
,
Vous y ses de ma man au naturel pintrado.
Aqui cent fes lou jour lou visatge mouillât,
Et lou cor tout en foc me trove aginouillat.
Davan aquel pourtraict tout ravit yeu demore ,
Et devoutiousamen lou revere et l'adore ,
L'y demande secours et remedy à moun mau,
Et coumo s'èroun Dieu, de prières l'y fau.
L'honore de perfuns amay de sacrifices,
Bref, aquo d'aqui soun toutes mous exercisses
Car moun sort amouroux fay qu'emplegan lou tens,
Per un tant boun subjet, mous esprits soun countcns.
Oins aquelo caverno acatiquo et humido
,
Quand yeu vieuriè cent ans vole passa ma vido.
Aqui quand louprintensmiricouquat de nous.
La tèrro pintrara de cent millo coulous,
Yeu faray de ma man millo et millo guirlandos
De rosos, janssemins , girouflados, lavandos ,
Vieuletos et soucis que, de chaquo coustat,
Pengearay lou matin de dessus vostrc autat.
Touto sorto d'aussèls que soun dins le bouscatge
,
Y vendran tout exprès per faire leur ramatge :

Et acoumpagnaran de leur cant las cansous,


Que yeu ay coumpausat en divèrsos faisous.
Per vous, chèro Mestresso ô cruèlo memorio !
,
Dau tens qu'un millou sort me coumblauo de glorio
,
Que vesiè vostro faço, et d'amour enflamat,
Tant de mémo qu'aymauo, yeu èro autant aymat
Pioy après quand l'estieu que rend la tèrro essucho
,
Lous aubres d'aquest bosc aura cargat de frucho,
Ce que premieiramens yeu y rencountraray
De pus bèl et milhou vous on counsecraray.
,
La résto emb'un cantoun de ma caverno escuro
,
Metray per me servi l'hiver de nourrituro.
Aladounc qu'es lou tens de la casso en lou frech,
Anaray dins lou bosc, au pus sauvautge endrech
,
Per trouva cauquo bèstio alains rescoundudo
,
Que sera de ma man sur la plaço estendudo
, ,

,
Afin de vous en faire un sacrifice après
Dessus moun cor glassat oumbeageat de ciprès.
Bèlo, vesès aqui coussi serès servido.
Que se quand seray mort, per cop d'azard un jour,
Lou destin vous menavo emb'aqueste séjour,
Crese que de pietat dedins lou cor touquado
,
Sur ma toumbo de flous farias uno bauquado
,
Et quand de nostr'amour adounc vous souvendriè
,
Belèu de vostres yols cauque plou descendriè
Dessus moun cor glassat que sentiriè incaro
Deplasemerveillous d'uno favou tant raro :
Et sans doubte dirias que la Parquo a gran tort
De m'ave fach tant lèu lou butin de la mort.

Les amours du berger Florisée et de la bergère Olive (Las amours


dau bergè Floriséo et de la bergeiro Ohvo) tel est le titre d'une pas-
,
torale en strophes régulières, conduite sur le même plan que la pastorale
de Valés, déjà appréciée, mais dans laquelle l'intérêt se trouve fort

:
affaibli. C'est encore là une des rares compositions où Sage se soit suf-
fisamment respecté on y trouve une aisance et un naturel appropriés
au sujet, sans traces de distinction.
Il ne serait pas impossible que Sage, après avoir vieilli, et être de-
venu, de huguenot qu'il avait é:é, catholique zélé, sinon catholique fer-

,
vent, se fût amendé à la fin de sa vie. On peut tout au moins s'arrêter

;
à cette supposition
Montpellier
après avoir lu les vers adressés par lui à l'Evêque de
ils accusent des regrets sur ses faiblesses passées.
Quelques odes et force sonnets à la louange de ses protecteurs et de
ses amis, d'où ne s'exhalent que les vapeurs d'un encens peu délicat,
n'ajoutent rien à la valeur poétique de l'auteur. Ses amis, à leur tour ,
ne se montrèrent pas ingrats. A leurs yeux, Sage est le premier poète
du Midi, sinon de la France, voire même du monde entier. Il n'y a
point jusqu'à l'imprimeur de ces banalités et de ces ordures, qui, à la
vérité, n'osa point mettre son nom au livre qu'il publiait, qui n'ait pas
hésité à placer Sage en tête de nos poètes. A l'en croire, il méritait le
prix sur Gaillard de Rabastens, sur La Bellaudière d'Aix, sur Bonnet et
sur les facétieux auteurs du théâtre de Béziers, sur Goudelin même.
Voici son ridicule sixain :
L'IMPRIMEUR AU CURIOUS.

Roudas tant que voudres Rabastens et Toulouso


,
Ou ben lou Prouvençau ou lou bouffon Beziès
,
V'autes nou veires pas de Muso pus poumpouso
Dedins aquelles liochs que dins nostros fouliès ;
Ioy nou se vante pus la rimo Goudelino ,
L'Autheur que legissès emporto l'Englentino.

C'est là le seul outrage public que nous connaissions fait à la mémoire


glorieuse du grand poète de Toulouse.
Un avocat de Montpellier, Roudil, lui aussi poète languedocien ,
passe pour avoir été l'éditeur des Folies de Sage. Nous ne connaissons
pas les OEuvres mêlées qu'il a laissées; mais à les juger par un sonnet,
imité du français, que d'Aigrefeuille a rapporté dans son Histoire de
Montpellier, et que M. F. -R. Martin a reproduit dans ses Loisirs, le
talent de Roudil mériterait une suffisante estime.
LE Dr NOULET
(La fin prochainement.)
NOUVELLE.

Les épreuves de Jean Tricou (1).

V.

,
—Mesdames, dit Gausseret en saluant profondément et en ten-
dant la main à M. Caqueteau je vous présente mon ami et asso
cié M. Léon Tricou.
Le villageois, exagérant le salut de son mentor, s'inclina comme
une parenthèse, étonné de s'entendre baptiser d'un prénom qui
n'était pas le sien. Le boursier avait pensé que celui de Jean était
trop rustique.
On prit des sièges, et Tricou, dans l'attitude d'un homme au
carcan, s'assit timidement sur le bord d'un fauteuil, alignant ses
pieds comme un soldat sous les armes.
— Il est charmant, dit à sa fille Mme Caqueteau à voix basse,
mais pas assez pour que cet éloge n'arrivât point aux oreilles du
villageois.
Il rougit jusqu'au blanc des yeux, regarda le plafond et eut
recours à cette petite toux, premier symptôme de l'embarras des
gens qui sont sortis de leur élément.

(1) Voir la première partie à la livraison précédente, p. 153.


;
— Toujours occupé, reprit Gausseret, en s'adressant a l'ex-entre-
vous dérobez quelques heures aux affaires pour agrandir

,
preneur
par de savantes recherches le domaine de la science.

;
— Oui, mon cher Gausseret, répondit le petit homme
aussitôt un ton doctoral voici mon œuvre.
qui prit
— Il désignait la bro-

,
chure. — J'attends des hommes de l'art la récompense qui m'est
due ou la justice est un mot à rayer du dictionnaire.
— Pourrait-on rester indifférent devant votre mérite?
— Je ne le pense pas, continua M. Caqueteau, en se redressant
dans sa vanité. Lorsqu'on veut doter son pays d'une découverte, il

tion des cheminées;


y aurait crime à la nier. La France est en retard pour la construc-
elles fument toutes.
— Comme la génération actuelle, interrompit Gausseret, beau-
coup trop.

,
cessivement ,
— Pour faire disparaître cette incommodité, on a employé suc-

,
mais en vain les colipyles de Vitruve, les soupiraux
de Cardan, les moulinets à vent de Jean Bernard les chapiteaux
de Sébastien Serlio, et les tabourins et girouettes de Paduanus;
moi, j'ai trouvé un remède infaillible que j'offre à mon pays, à
cette belle France qu'au péril de mes jours j'ai défendue aux buttes
Montmartre contre l'invasion.
,
Après cette preuve d'érudition et de patriotisme M. Caqueteau
passa son mouchoir sur son front en soufflant bruyamment. Puis il

,
promena sur l'auditoire un regard satisfait, et il allait développer
son système lorsque la cuisinière vint parler bas à sa maîtresse.
— Messieurs 1 nous sommes servis, dit Mme Caqueteau.
galanterie
— Alors, Messieurs, la main aux dames, ajouta avec
l'amphitryon.
Gausseret avait vu Tricou se diriger vers Mlle Amélia ; il prévint

,
son erreur en offrant son bras à la jeune personne, et le villageois,
donnant sa main à Mme Caqueteau entra le premier avec elle dans
la salle à manger, où le fumet des viandes et du potage vint raffer-

— Quel âge avez-vous ,


mir en temps utile le cœur défaillant du prétendu.
?
Monsieur lui demanda Mme Caqueteau,
dont Tricou avait déjà gagné les bonnes grâces.
— Vingt ans, à la
Saint-Martin, Madame.
Le potage circulait, et le villageois, à la droite de Mme Caque-
teau, regardait avec inquiétude le bel Aristide, son chef de file,
dont la maîtresse de la maison le séparait, pour savoir s'il devait
commencer. Mlle Amélia venait immédiatement après son futur ;
l'ex-entrepreneur faisait face à sa femme.
du traité sur la fumisterie en s'adressant
— Monsieur, dit l'auteur
au villageois, après cette pause qui sert de transition entre le pre-
mier et le second service; vous êtes vrai ment bien jeune pour avoir
ce maintien sérieux.
— Vingt ans, à la Saint-Mar.
— Le chiffre1 mon cher Monsieur, interrompit le boursier, le
chiffre 1 voilà le secret de cette gravité précoce de mon associé.
« Gausseret, me
disait-il hier au soir en me montrant la robe de
chambre qu'il portait, je sens si bien bouillonner en moi l'amour
de la transaction, que je vendrais à l'instant ce vêtement si on m'en
offrait 10 fr. de bénéfice.
— Admirable 1 s'écria l'ex-entrepreneur.
— Délicieux
1

Mme Caqueteau faisait chorus.

— Vous avez habité longtemps la propriété patrimoniale de votre


famille?
— Non, Madame , le village où je suis né.
— Le village?
;
— Le village qui en dépend, se hâta d'ajouter le boursier car,
ennoblis sous Louis XV pour avoir découvert un système ingé-
nieux d'arrosage applicable aux prairies, les aïeux de mon associé
firent construire un château dont le voyageur admire encore l'archi-
tecture correcte.
— Mais alors, pourquoi ne pas conserver la particule?
— Vous allez admirer ce noble sacrifice, Monsieur, continua
l'imperturbable Gausseret. A la Révolution, fiers de marcher à
l'avant-garde avec cette phalange éclairée, composée des hommes
du tiers-état, les de Tricou abandonnèrent leurs titres pour avoir
le droit de crier avec plus d'autorité le mot de ralliement
liberté !
:
— Jeune homme, s'écria l'ex-entrepreneur en tendant la main
au villageois, ahuri de l'impudence de son mentor, c'est beau
comme l'antique 1
-- ,
Vous êtes bien bon Monsieur.
De la modestie 1 elle est déplacée, et M. Gausseret vient de re-
muer mon cœur, ce cœur d'un libéral qui est allé aux buttes Mont-
martre.
— C'est-y à présent, M'sieu, le Champagne?
— Oui, Marguerite, donnez cette bouteille.
— Ah 1 mon Dieu, mon père, vous savez que je crains l'ex-
plosion.
Mlle Amélia avait enfin parlé.
Marguerite apportait le dessert et Mme Caqueteau le disposait
avec un ordre symétrique.
Le fameux ananas attirait les regards par les nuances rosées et
les tons dorés de sa peau. Autour de ce beau fruit, les pommes,
les oranges, les poires, les gâteaux, les massepains semblaient
végéter dans leurs assiettes recouvertes d'un papier rose découpé,
onvrage délicat de Mlle Caqueteau. Le vin de Champagne retombait
en gerbes mousseuses dans les verres ; les gros yeux de l'ex-entre-

;
preneur brillaient d'un plaisir tout rabelaisien ; la conversation
devenait générale on se laissait aller à ce charme entraînant qui
est la conséquence d'un bon repas, et Tricou avait hasardé quel-
ques mots à sa future.
Entre Gausseret et le maître de la maison s'était élevée une dis-
-
;
cussion sur les chemins de fer ; Mme Caqueteau en suivait attenti
vement les répliques il n'est jamais trop tard pour s'instruire.
— Voici le moment, se dit intérieurement le villageois.
Il saisit son verre, le porta à ses lèvres, et l'avalant d'un trait
pour ranimer sa résolution chancelante, il ramena à lui la coupe
en porcelaine, où, sur une légère tige de fleurs violacées, l'ananas
phénoménal trônait en souverain. Mlle Amélia, occupée en ce
moment à l'absorption d'une friandise, inclinait sa tête vers la
table dans l'attitude de la réflexion. Alors, profitant de cette cir-
constance favorable, Jean Tricou avait laissé échapper de ses doigts
sur l'assiette de la jeune fille la moitié du fruit précieux, et on
entendit ces paroles mémorables, résultat d'un long enfantement.
deux parts de
— Mademoiselle, je voudrais aussi pouvoir faire
mon cœur 1
Dans cette lourde atmosphère, l'imagination du rêveur avait
replié ses ailes; son esprit, habitué à de vastes horizons, se trou-
vait à l'étroit dans ce domaine de la sottise et du ridicule, et sem-
blable à un homme frappé subitement d'une maladie contagieuse,
il essayait vainement d'enlever le cercle de fer qui serrait ses tem-
pes et annulait ses facultés.
Mme Caqueteau s'était retournée
main sortit de son gosier.
; un cri qui n'avait rien d'hu-

— Ah 1 mon Dieu !
Cette exclamation avait produit une émotion générale. Ainsi doit
rugir la louve privée de ses petits. — En apercevant dans l'assiette

;
du délinquant la preuve de cette audacieuse mutilation, la maî-
tresse de la maison s'était levée sur sa chaise la pile de Volta ne
produit pas un effet plus rapide.

;
— C'est dommage, Mademoiselle, disait à sa future le villageois
avec une tranquillité sereine ça ne vaut pas une poire de bon
chrétien.
— Monsieur, ce fruit vaut cent
francs, et d'habitude on n'y tou-
che pas.
— Je regrette mon erreur, Madame, balbutia Jean Tricou; j'ai
cru pouvoir. car, chez moi, quand on sert des fruits sur la
table, c'est donner le droit d'y porter la main.
— Madame, s'écria Gausseret, veuillez, je vous en prie, excu-
ser mon ami. Gentilhomme, il joint à cette qualité de la nais-
sance, la magnificence qui en est le corollaire. Il est prodigue, il
est distrait, il a tous les défauts, voire même celui de gagner trop
lestement l'argent. Encore une fois, regardez-le comme un original
fastueux, qui vit en dehors de son siècle et de ses lois, mais ne
lui tenez pas rancune, Madame, ou demain il vous envoie ici la
vitrine de Chevet.
— Bah 1 M. Tricou aura bientôt regagné cette misère. A votre
tour, Messieurs, veuillez être indulgent pour Madame, elle est
bonne ménagère et.
— Cette qualité, M. Caqueteau, est le plus beau joyau de sa
couronne de mère de famille. Madame nous a donné une leçon dont
nous tirerons un grand profit.
Cet éloge habile de Gausseret avait apaisé subitement la tem-
pèle, mais le calme n'était qu'à la surface.
On allait servir le café, et en passant dans le salon, Jean Tri-
cou avait senti frémir la main de la ménagère dans la sienne. La
rancune subsistait toujours dans le cœur de Mme Caqueteau, et le
malaise du villageois grandissait en raison de la contrainte provo-
quée par l'incident; puis le régime auquel il avait été soumis dans

,
la journée avait influé singulièrement sur son organisme. Le
déjeûner avait été copieux les libations répétées, et le dîner don-
nait le coup de grâce. La pauvre tête du campagnard, qui avait bu
souvent l'eau vive de la source dans le creux de sa main, résiste-
rait-elle à ces excès? Déjà les divers meubles du salon tournaient
devant ses yeux hagards avec une rapidité vertigineuse, et les
portraits des amphitryons exposés au-dessus du piano semblaient
se livrer à une véritable danse macabre.
-;
perdez
Qu'avez-vous donc? lui dit doucement Gausseret; vous vous
de l'aplomb, mon cher Tricou, je vais faire jouer les
grands ressorts.
En effet, le boursier avait entraîné M. Caqueteau dans un coin
du salon, et on aurait pu entendre, au milieu d'une conversation
animée, le froissement des billets de banque que le bel Aristide
déployait avec un redoublement calculé de mensonges éloquents
et de phrases à tiroir.
L'ex-entrepreneur, la bouche béante, écoutait le boursier comme
un oracle. La cause était gagnée.
Cependant le villageois recevait le café de Marguerite, mais un
-
éblouissement subit l'avait plongé pendant une minute dans un tel
état de surprise, que, fermant les yeux, il laissa tomber sur un
fauteuil la tasse de café et son contenu.
— Je vous l'avais bien dit, M'sieu, s'écria le cordon bleu, vous
avez voulu enlever les housses, et v'là un meuble perdu.
Tricou avait rouvert les yeux, et il put voir Mme Caque-
teau essuyer le fauteuil avec un linge mouillé, et lui lancer en
même temps un de ces regards gros de reproches et de menaces.

motait entre ses dents ;


— Ce ne sera rien, répétait M. Caqueteau à sa femme qui mar-
Gausseret vient de m'expliquer que
M. Tricou est très-impressionnable; puis le doux espoir d'un évé-
nement désiré, combiné avec les différents vins que nous avons
bus, a pu seul occasionner. Calme-toi, ajouta à voix basse
M. Caqueteau, en se baissant vers sa femme qui essayait toujours
de réparer le dégât; calme-toi, Dorothée; il est très-riche, Gaus-
seret vient de m'en donner des preuves, il a un oncle, son châ-
teau et cent mille francs 1
— Tenez-vous bien, répétait de son côté le bel Aristide à l'oreille

»
;
du villageois malgré vos distractions et votre air emprunté, nous
triomphons; dans dix minutes nous prendrons congé, et tout est
sauvé.
— Un peu de musique, ma
fille, un peu de musique. Ne
pourrais-tu pas nous jouer un air d'Alexis ou l'erreur dun bon
père? Vous en souvenez-vous, Madame? c'était en 1815, à Fey-
deau, pendant notre lune de miel, que nous avons vu jouer ce
charmant opéra.
— Oui, Monsieur, répondit d'un ton bourru Mme Caqueteau,

encore sous l'impression des deux délits commis par le villageois.


— Je vais jouer mon grand morceau.
— Ce que tu voudras, ma fille.
— Mademoiselle n'est pas embarrassée; quand on possède
comme elle un talent aussi distingué, on captive, on enivre. Ajou-
tez un verbe, dit tout bas Gausseret à Tricou.
— On séduit.
Mlle Amélia s'était inclinée en signe de remercîment ; sa mère
avait grimacé un sourire, et les doigts de la jeune personne com-
mençaient à courir sur le clavier du piano avec cette précipitation
confuse qui rend cet instrument antipathique aux gens nerveux.
,
,;
L'ex-entrepreneur renversé en arrière sur son fauteuil, les mains
croisées sur sa large poitrine accompagnait les variations en incli-
nant sa tête de bas en haut sa femme regardait avec orgueil les
deux invités, comme pour les prendre à témoin de ce prodige qui
se produisait en leur faveur. Le boursier s'était résigné, décidé à
subir la dernière note et sa vibration, et le villageois éprouvait
dans tout son être ces impatiences indéfinissables occasionnées par
deux orgues de Barbarie exécutant un air différent. Depuis dix
minutes, la virtuose captivait son auditoire, et le morceau
dire de son père, durait vingt minutes, montre en main.
, au

— Admirable 1 criait M. Caqueteau dans son enthousiasme.

;
— Ravissant 1 ajoutait Gausseret.
Jean Tricou ne pouvait apprécier cette musique bizarre échap-
pait à son analyse. A la vérité, il devait en éprouver les effets.
Dans son cerveau déjà en ébullition, il ressentit bientôt une dou-
,
-leur sourde et lancinante; en vain il voulut résister à cette impres-
1
;
sion; peine perdue Ses paupières devinrent lourdes, et, à plu-
sieurs reprises, il avait essayé d'opposer sa volonté mais agitées
d'une contraction insurmontable, elles se fermèrent insensiblement
sous cette influence soporifique, et le villageois s'endormit, victime
éloquente, dans son mutisme, de la contrainte, de l'intempérance,
de la sottise et du piano !

VI.

S'il résulte d'une composition jouée avec habileté sur un instru-


ment sonore des effets surprenants d'harmonie, il arrive .aussi que
le sens musical d'un exécutant n'atteint jamais à la perception déli-
cate de la phrase, et que, véritable automate, il ne saisit que la
note et se contente de la reproduire à un demi-ton de différence en

,
sons assourdissants. Habituellement, l'amateur qui se trouve dans
ces conditions accomplit son devoir avec conscience et les patients
témoins de cette débauche instrumentale expient le plus souvent
leur longanimité par une migraine ou une névralgie.
Mlle Amélia appartenait à cette catégorie d'amateurs, et les débor-
dements auxquels elle se livrait sur son instrument imitaient assez

,
les démêlés de deux plaideurs, continuant, par leurs criailleries
sur le seuil du palais les contestations de l'audience.
La jeune fille venait enfin de terminer. Dans son enthousiasme,
son père s'avançait rayonnant pour la serrer dans ses bras.
Mme Caqueteau fermait avec soin le piano, et le bel Aristide médi-
tait une tirade élogieuse, lorsqu'une musique d'un nouveau genre
arrêta les élans de cette ovation naissante.
,
Vous avez sans doute observé, ami lecteur dans un orchestre,

,
l'accompagnement important de la contre-basse. Modéré dans Vali-
dante
;
l'artiste concerte ses effets avec les modulations du motif et
suit les nuances indiquées mais tout-à-coup son archet mord
les cordes, et il tonne, il retentit, dominant toutes les parties et
mêlant la voix puissante de l'instrument à un allegro retentissant.
Ainsi avait débuté le villageois dans son sommeil réparateur. Quel-

,
ques timides bâillements avaient servi de prélude, puis des sou-
pirs enfin des ronflements aussi bruyants qu'une contre-basse
avaient soulevé sa poitrine dans un mouvement mesuré, comme.
celui du soufflet agité en cadence par le laborieux forgeron.
M. Caqueteau avait pâli.
- Monsieur! s'écria-t-il en remuant le bras du dormeur,
M. Tricou 1
Ile
Vains efforts villageois ne remuait pas. Tout en se confondant

,
en excuses, que cette fois le chef de la famille repoussait avec
fureur l'habile Gausseret, au désespoir, souleva par la taille son
incorrigible associé. Jean se frotta les yeux et murmura quelques
mots inintelligibles.
- Monsieur 1 cria l'ex-entrepreneur en bàtiment d'une voix ton-
nante, votre conduite est celle d'un homme de bas étage 1
— Les affaires l'ont rendu fou, hasarda timidement le boursier.

, ,
— Mépriser le talent de ma fille 1 ajouta Mme Caqueteau.
— Je vous ai excusé Monsieur quand vous avez commis cette
première distraction, dont les conséquences me coûteront une cen-
taine de francs ; j'ai redoublé d'indulgence à votre seconde gauche-
;
rie mais dormir, Monsieur 1 quand ma fille joue du piano, c'est
le fait d'un homme sans éducation.
Le villageois commençait à s'éveiller.
- —
Au nom de notre amitié, M. Caqueteau, calmez-vous
fumées du vin ont.
; les

- Je n'écoute rien, mon cher Gausseret; car il y a dans ce mépris


affecté du talent de ma fille une intention qui ne m'échappe pas.
Monsieur ne voit en nous que des bourgeois, et parce qu'il est
noble.
, ,
— Non Monsieur interrompit Jean Tricou avec la vivacité de
l'honnête homme, rejetant loin de lui des moyens odieux. Je ne

; ,
suis pas noble; je dois à la charité du curé de mon village de pos-
séder une certaine instruction je n'ai jamais eu de château et je
me repens d'en avoir trop fait en Espagne. Il est vrai, j'ai gagné
à la loterie cinquante mille francs, et j'avais fondé sur ce gain ines-
péré des espérances auxquelles je renonce, espérances encouragées

,,
par M. Gausseret, avec la verve et l'entrain qui le distinguent.

;
— N'en croj ez rien dit le boursier, sa tête déménage.
— J'étais insensé il y a quelques heures mais je recouvre la
raison. Dans peu de jours, je reverrai mon village, et pour tou-
jours je quitterai votre Paris.
— Ainsi, M. Gausseret, vous vouliez abuser de notre crédulité.
— Le mariage étant une affaire, répondit le boursier avec un
cynisme railleur, je m'efforçais d'en faire l'application à vos dépens.
-- Et la dot de nia fille ?
- Aurait servi à alimenter la caisse de la maison Gausseret,
Tricou et O. Malheureusement, ce naïf villageois a parlé trop tôt.
— Ce n'était pas mal imaginé, dit en ricanant Mme Caqueteau.
— Tout aussi bien que le traité de votre honorable époux sur la
fumisterie.
— Sortez! Messieurs, vociféra le bourgeois dans un paroxysme
de colère.
Le bel Aristide avait lancé son trait accompagné d'un sourire
narquois. Il salua d'un air ironique et sortit avec Jean Tricou.
Dans l'escalier, des éclats de voix annoncèrent au boursier qu'une
explication orageuse surgissait dans le ménage Caqueteau, et pen-

,
dant quelques jours les voisins se demandèrent si l'ex-entrepreneur
avait éprouvé des pertes à la Bourse ou si Mme Caqueteau, dont
l'humeur devenait de jour en jour plus chagrine, pouvait reprocher
à son mari une infidélité ou un dérangement.

VII.

- ,
Mon cher Tricou dit au villageois le boursier à la hauteur des
boulevards, vous avez donné bien mal à propos un furieux coup
de pied dans mon échafaudage ; je vous pardonne, mais je com-
prends un peu tard que la vie des champs est votre rêve. Loin de

,
votre village, vous végétez dans un marasme qui vous conduirait
au tombeau. Demain vous serez libre.
— Oh 1 tout de suite.
;
— Un moment, s'il vous plaît ; passons à la petite Bourse il est
à peine neuf heures, et nous allons savoir le résultat de notre opé-
ration. J'ai bon espoir, du reste.
— Peu m'importe, Monsieur, terminons-en. -
Dans le passage de l'Opéra, Gausseret fut arrêté par un jeune
homme d'une tenue irréprochable.

,
— Sais-tu la nouvelle, mon bon1
,
— Depuis ce matin répondit le boursier je vis pour mon
heur dans une ignorance complète et je traîne à ma suite ce joli
mal-

magot. Je te le cède pour rien, si tu le veux.


Du bout de sa badine, le bel Aristide désignait le villageois en
extase à quelques pas devant le magasin d'une fleuriste.
-
Russie.
Eh bien 1 mon pauvre vieux, la guerre est décidée avec la

?
— Que dis-tu c'est une plaisanterie.
— Hélas 1 rien de plus vrai, Gausseret de mon cœur, et l'Or-
léans est à 820. Tu étais preneur à 1,070, je crois?
— Cent actions.

;
— Différence deux cent cinquante francs par action, soit vingt-
cinq mille francs. C'est lourd te fais-tu reporter ?
— Merci. Je me fais emporter en chemin de fer, et demain au
soir je chanterai la Brabançonne en foulant la frontière belge. Jus-
que-là, motus.
— Dors tranquille, répondit en s'éloignant l'ami du bel Aristide ;
j'irai probablement te rejoindre.

;
— Mon cher Tricou, dit au villageois le boursier en lui tapant
surl'épaule, le sort nous accable nous perdons vingt-cinq mille
francs.
—Ah 1 vraiment, répondit avec sang-froid le prétendant écon-
;
duit ?
me restera-t-il encore quelques bribes 1

— Dix mille francs.


—Alors, arrangez le tout pour le mieux.
— Je suis bien heureux de vous voirconsolé, et vous prenez la
chose avec un stoïcisme digne de Caton.

;
— Ne parlez plus de mon mérite, Monsieur. Le bandeau qui cou-
vrait mes yeux est tombé mais il me reste encore un grand mal
;
à la tête l'air du pays rafraîchira mon front. Bonsoir et à demain.
,
;
Le villageois s'endormit heureux après cette journée de fatigues
d'émotions et de tortures il vit en rêve le presbytère, la treille
au-dessus de la porte, et le bon curé qui lui souriait avec indul-
gence ; puis Sylvain qui sautait autour de lui en signe d'allégresse
et la jolie Francine, dont la petite bouche s'entr'ouvrait dans un
,
frais éclat de rire en tendant ses bras à l'élu de son cœur.
Un rayon de soleil, inondant sa chambre d'une vive clarté,
l'arracha le lendemain au sommeil ; et, à son lever, il aperçut sur
sa table une lettre à son adresse. La décacheter et la lire fut pour
lui l'affaire d'un moment. En voici le contenu :
« MON CHER AMI,

» A l'heure où vous recevrez ces lignes, je dévorerai l'espace, et


la locomotive qui m'entraîne ne s'arrêtera qu'en Belgique.J'aurais
pu me venger de votre peu de soumission à mes vues ambitieuses,
et vous laisser entre les mains des gardes du commerce, ces vam-
pires de la spéculation parisienne. Heureusement, je suis bon
prince. L'affaire engagée était en mon nom, et vous partirez pour
votre village avec une conscience tranquille et votre honnêteté.
» Mon bagage est plus lourd. J'emporte avec moi vos trente-cinq
mille francs sans solder mes différences. Je sais que pour vous la

pagne,
privation ne sera pas grande. En effet, la vie uniforme de la cam-
le plaisir de revoir la mare aux canards et la promise ne
sont-ils pas une compensation suffisante de cet or que vous perdez
?
sans retour D'ailleurs, vous auriez peut-être fondé à votre arri-
vée au village un prix annuel pour le couronnement des rosières,
en oubliant étourdiment, malheureux 1 que la seule ville de Nan-
terre en possède le monopole, comme celui de ses petits gâteaux.
» J'ai voulu vous épargner cette mystification. Vous le voyez,

;
mon cher Tricou, mon amitié n'a pas varié depuis hier, et je vous
en donne une nouvelle preuve. Soyez donc heureux changez votre
existence en une riante idylle, et pensez quelquefois à celui qui se
dit
» Votre ami et obligé
»
Aristide GAUSSERET. »

- !
Le misérable ;
s'écria le villageois en serrant les poings il me
nargue encore. Allons, ajouta-t-il en soupirant, c'est ma dernière
épreuve, et le ciel me punit de ma folle ambition, de ma sotte

;
vanité. J'ai voulu sortir de ma sphère, et Dieu m'y replonge par un
coup du sort. Bénissons-le c'est pour mon bonheur. Combien me
reste-t-il?
Tricou, après s'être fouillé, étala sur la table une cinquantaine
de francs.
-
Avec cette modique somme, je suis plus riche que les poches

bourrées de billets de banque. J'ai le cœur content, la tête libre.
L'amour de Francine me reste-t-il au moins? Ah1 si elle a maudit
l'ingrat qui l'a quittée sans détourner la tête, sans s'émouvoir de
ses larmes, si elle a oublié l'ambitieux Jean Tricou, alors adieu le
bonheur, plus de joie au retour; je suis perdu, et sans elle je
serai vraiment pauvre. L'amour, n'est-ce pas la seule richesse?
Mais non, elle était si bonne. Sans doute, elle souffre, elle endort
sa douleur dans les illusions de l'espérance, elle m'attend 1
A cette pensée, le villageois, agité d'un trouble inexprimable,
avait jeté au fond d'une valise les habits à la mode qu'il portait
naguère, odieuse livrée dont il rougissait; puis il noua négligemment
sur une chemise en grosse toile une cravate en laine bleue dont les
bouts flottaient au vent, reprit sa blouse grise, et, le chapeau de
paille incliné sur l'oreille, il partit le pied leste, l'œil brillant, sem-
blable à l'alouette qui échappe au miroir du chasseur, et revient
au nid maternel en remplissant l'air de son ramage.

VIII.

Deux jours après son départ de Paris, Jean gravissait à l'aube


le sentier qui serpentait sur le flanc de cette colline d'où il avait
adressé ses adieux à son village. De temps en temps, il s'arrêtait
dans son ascension rapide pour jeter un regard dans l'espace ou-
vert devant lui. Arrivé sur la lande nue qui formait le plateau,
il aperçut de nouveau l'église du village qui dessinait les vives arê-
tes de son clocher au milieu des vapeurs du jour naissant.
— C'est là, se dit-il en accélérant le pas.

teau,
En face de lui et à une immense profondeur au-dessous du pla-
s'étendait à perte de vue une plaine magnifique traversée
par la Loire aux flots jaunes et lents, et ornée d'une végétation
confuse de vignes aux pampres vermeils, de prairies verdoyantes,
de bois mystérieux qui se teignaient de mille nuances, et contras-
taient avec la surface éclatante des eaux.
Il était cinq heures. Le soleil semblait puiser dans son écrin
céleste ses plus précieuses couleurs pour éclairer de ses premiers
feux cette scène vaste et sublime.
— Ah1 pensa Jean Tricou en posant la main sur sa poitrine pal-
pitante, Dieu avait mis en moi l'amour de tous ces trésors, et quand
j'ai osé blasphémer son ouvrage en méprisant les dons de cette
belle nature qui s'étale à ma vue charmée, il m'a infligé la
richesse 1
L'émotion étreignit son cœur; il s'étendit sur la bruyère, et
refit en imagination l'histoire de ce mois si vite écoulé aux yeux de
tant d'aulres, et qui lui avait paru un long siècle. Puis il se
demanda si cette existence orageuse de la grande ville avait pro-
curé à son esprit ce même charme de sérénité et d'innocence; il
pensa au bon curé, à sa douleur, murmura le nom de Francine,

,
— ce frais roman de sa jeunesse qui n'aurait dû avoir qu'un cha-
pitre et dont il avait essayé de déchirer les pages. Alors deux lar-
mes se détachèrent lentement de ses grands yeux, et on aurait pu
l'entendre, pendant quelques minutes, sangloter convulsivement.
Il serait peut-être resté longtemps plongé dans cette évocation
du passé, qui, en lui retraçant sa faute, lui permettait de se
repentir, lorsque du fond de la vallée les mesures d'un chant
connu arrivèrent jusqu'à lui.
— On chante ma ronde, se dit-il.
Il se cacha derrière une haie, et il attendit. Bientôt une douzaine
de jeunes filles, coiffées de larges chapeaux de paille, enlacées
deux à deux, et la joie dans les yeux, passèrent devant lui en

:
tourbillonnant dans un rayon de soleil; elles chantaient, en effet,
cette composition rustique de ses beaux jours c'étaient des mois-
sonneuses.
— Où est donc Francine ? dit l'une d'elles en s'arrêtant essouf-
flée.

,;
— La belle question, répondit sa compagne; tu ne sais donc
pas que depuis le départ de M'sieu Jean elle se traîne comme un
lièvre blessé. C'est dommage tout de même depuis deux jours elle
est au lit, et elle pleure que ça fend le cœur.
— Il ne reviendra donc plus de son Paris?

désolée pour lui donner de la confiance ; :


— Il n'écrit pas, mais Sylvain fait des menteries à la pauvre
il lui dit souvent
reviendra. » Mais bast 1 on n'en a plus entendu parler.
« Jean

Sylvain va venir dans un moment couper le blé du père Bou-



riot, faudra lui en demander des nouvelles. Pauvre Francine 1
L'essaim des jeunes filles avait continué son chemin.
L'inquiétude de Jean Tricou avait redoublé à ces paroles. Quelques
minutes avant cette nouvelle, dont le hasard l'avait fait dépositaire,
il brûlait de savoir la vérité. Maintenant il était sans force, et
cachait sa tête dans ses mains, épiant avec impatience le passage
de son ami Sylvain.
:
Tout-à-coup il tressaillit son ami passait, la faucille sur l'épaule,
mais la gaîté qui brillait autrefois sur sa bonne figure, avait fait
place à la tristesse. Sylvain Fauchat, le diseur de drôleries, avait
perdu son gros rire, et les commères du village prétendaient qu'il
était amoureux. Le pauvre garçon avait d'autres soucis.
— Sylvain 1 s'écria Jean en venant se placer sur le sentier en
face de son ami.
— Jean, c'est-y toi? C'est pas possible; je t'ai cru mort1
Pendant un moment les mains s'enlacèrent, et les yeux du gros
garçon étaient devenus humides.
— Et M'sieu le curé?
— M. le curé est en bonne santé, quoique ben triste, et à l'avan-

; ;
gile, le dimanche, on ne l'entend pas c'est pu la même voix.
-- Ahl mon Dieu et Francine?
Brigand 1 t'as le courage d'en parler. Pauvre petiote ! Tu te

;
souviens qu'elle avait de petites couleurs roses et que ses yeux
brillaient comme un ver luisant tu ne la reconnaîtrais pas, cou-
reur 1 Elle a changé de telle sorte que j'en ai l'estomac bouleversé.
Ça me détériore si bien, qu'autrefois, tu sais, j'mangeais mes trois
assiettes de pommes de terre relevées avec du petit salé.
- Eh bien?
- ; ;
J'n'en mange pu que deux 1 Enfin, t'es revenu suis-moi.
Allons voir le curé, puis ta délaissée ;
mais laisse-moi faire je
m'avancerai seul, parce que tout d'un coup ta vue la saisirait. Et
ton argent? t'en rapportes beaucoup ?
— Je n'ai plus rien.
— Oh 1 c'te farce ! t'as tout fricoté.
— Je te raconterai plus tard mes malheurs; on me l'a volé.
— Pardine ! à Paris, c'est tous des pince-maille dans le métier
des argenteurs. Vois-tu ces champs, ces prés, ces vignes? Ça ne

;
se perd pas, ça reste. Enfin, j'vas te laisser devant la maison de
M'sieu le curé puis tu viendras dans mon verger, et quand je te
ferai signe, tu commenceras à chanter ta ronde en t'avançant à pas
de loup. Elle me la demande toujours et j'ia dis comme je sais, et
ça met un peu de baume dans son p'tit cœur.

;
L'élève du curé était arrivé devant le presbytère ; il frappa
d'une main timide le bon pasteur vint ouvrir.
1 ;
— Jean cria-t-il en ouvrant ses bras tremblants Jean 1 mon
enfant, tu me reviens enfin 1
— Oui, RFsieu le curé, et pour ne plus vous quitter. J'ai voulu
vivre à la ville; mais au milieu de ce mouvement de la foule, je

;
n'ai pas vu l'honneur dominer le devoir; la vertu était effacée
dans les consciences les croyances étaient mortes.
— Pauvre enfant! tu avais donc oublié la fable des deux
pigeons, que tu me récitais avec tant de grâce dans ton jeune âge!
!
Enfin, tu me reviens ! Marie cria le bon curé à sa gouvernante,
;
qui accourait attirée par ses cris de joie nous déjeunerons de

Tuez deux volailles


!
Jean
,
meilleure heure aujourd'hui, et je vais dire la messe tout de suite.
;
préparez un festin mon fils m'est revenu.
Sylvain t'attend, je crois.
— Oui, M'sieu le curé.
— Va
;
calmer une autre douleur, mon enfant,
,dit -
en souriant
le bon prêtre je vais prier pour vous, et sous peu je l'espère, je
t'unirai dans un lien indissoluble à celle que tu avais méconnue.
Le villageois baissa la tête.
Ce fut le seul reproche du bon pasteur.
A l'autre extrémité du village, Sylvain poussait au même instant
avec mystère une porte qui fermait un mur de clôture en pierres
sèches. Dans les crevasses moussues du mur et jusqu'au faîte s'éta-
geaient, entremêlées dans un gracieux désordre, des broussailles
pendantes, les racines parasites du lierre et les fleurs odorantes du
chèvre-feuille. Il traversa la basse-cour en calmant de la voix les
poules effarouchées et monta quatre ou cinq degrés disjoints par
le temps.
— Tiens, t'es levée aujourd'hui, Francine ;t'es guérie 1 dit-il
à la jeune fille, qui leva lentement ses yeux bleus vers le gros
garçon.
de sa main
— Oh! non, répondit-elle, en désignant son cœur
;
amaigrie. J'ne pouvais pas rester au lit il me passait trop d'idées
dans la tête, et j'vas chercher à m'occuper un peu pour oublier.
— 1
Oublier tu tarirais plutôt la source de la Butte-au-Moulin
que de parvenir à sécher tes larmes, s'il continuait à être ingrat.
Pense à être heureuse.
— Heureuse! jamais, mon bon Sylvain.
Qui sait? petite. Peut-être dans queuque jours, il n'y
— ma
aura pas sur la terre ni au ciel une âme pu heureuse que celle de
la petite Francine.
moi.
— Ce n'est pas bien, Sylvain, de te gausser de
—Veux-tu entendre chanter la ronde qui change ta mine de
contrition en une figure de nouvelle épousée ?
— Oh! oui,
chante-la, Sylvain.
— Et la jeune fille releva sa jeune tête,
— Eh
écoute.
ben
illuminée de bonheur.
1 dit Sylvain en ouvrant la fenêtre toute grande ,
Derrière la haie qui défendait le verger de Sylvain, des notes
joyeuses, et sonores s'élevèrent en cadence vers le ciel. Le regard

,
fixe, la moitié du corps penchée en dehors de la fenêtre, Francine
écoutait haletante et la voix disait :
Le soleil rit dans les charmilles,
L'oiseau chante dans les buissons;
Sous les ormeaux, garçons et filles,
Accourez danser aux chansons.

Ce n'est qu'au village


Que l'on est heureux;
,
,
Vienne la plus sage
Elle aura je gage,
Plus d'un amoureux.

- J'en sais1 rien,


s'écria Francine.
C'est lui
-
l'œil.
j'suis pas devineur, dit Sylvain en clignant de

La voix se rapprochait.

Ehlacez vos mains pour la danse,


Fermez la ronde à mes refrains,
Et frappez le sol en cadence
Au gai signal des tabourins.

Ce n'est qu'au village , etc.

-Jean1 faites-vous voir, dit Francine éperdue, que Sylvain


retenait par la taille.
- Un peu de patience, en avant le troisième couplet ! cria le
gros garçon.
Le chanteur obéit aussitôt.

Mai fait naître les violettes


Que lutinent les papillons.
Pour danser, relevez, filleUcs ,
La bure de vos cotillons.
Cen'estqu'au village
Que l'on est heureux.
Vienne la plus sage,
Elle aura, jegage,
Plus d'un amoureux.

- Francine!
ayez pitié de moi, dit Jean, qui, d'un bond, avait
franchi le mur de clôture et couvrait de baisers les mains de la
jeune fille.
— A genoux ! ; I
cria Sylvain à genoux coureur.

!
Jean, dans cette posture humiliée, tendait les bras en suppliant.
— Pardon et oubli, Francine murmura-t-il, je suis corrigé.
— Et ruiné, ajouta Sylvain.

— Faut pardonner ; ,
— C'est ben fait, M'sieu Jean, et j'en suis ben contente 1
relève-le Francine.
La jeune fille obéit à Sylvain, et le bruit de deux baisers bruyants
annonça au gros garçon la clémence de Francine et une franche
réconciliation.
— Enfin, c'est donc si beau ce grand Paris, que t'aies procuré

bonsoir.
— C'est un amas de maisons, de palais et de monuments
bon Sylvain. Dans les rues traversées en tous sens par des gens
,
tant de mal à tes amis en les quittant presque sans dire bonjour ni

mon

qui courent avec frénésie aux honneurs, aux plaisirs ou aux affai-
res, on entend une clameur perpétuelle. C'est la voix des passions
qui se croisent, cherchant une victime et criant leur fameux ana-
thème: Malheur aux vaincus 1
- ; ;
T'es des vaincus, toi on t'a fait la nique mais tu rattraperas
le temps perdu. Vois, ajouta-t-il en désignant Francine, vois
comme est elle déjà ragaillardie. Hein ! trouve-moi à Paris une
jeunesse aussi jolie que ta promise; avec ça qu'on dit que les dames
de la haute se passent des ingrédients par la figure, et qu'elles
sont toutes peinturlurées comme l'enseigne de la mère Grinchet,
l'épicière.
— Vous ne partirez plus, au moins - M'sieu Jean?
— Pourrais-je vous abandonnermaintenant, Francine
je vous donne mon cœur. C'est tout ce que je possède.
, puisque

— D'ailleurs, dit Sylvain, tu me prêteras le costume que tu por-


tais là-bas, et, en carnaval, j'veux courir les rues du village
nE
nON

MlSIOU-; Il/;' .ILLUS LOCW1LS.


2f COUPLET.
déguisé en monsieur. Ce sera une souvenance de ton infidélité.
Alors, à quand le mariage ?
?
— Dans quinze jours
— Quand vous
mieux.
;
demanda Jean timidement.
voudrez, M'sieu Jean le plus tôt ne sera que le

La jeune fille baissa la tête en rougissant.


— J'vas-t'y sauter, rigoler,
1
boire et danser s'écria Sylvain en
jetant enl'air son chapeau en signe d'allégresse. Minute, mes amis,
une supposition. Y en a qui disent que le mariage est une loterie ;
si, après queuque temps, il vous arrive un petit mioche, ben rose,
ben blond, ben joli, t'auras gagné un lot, Jean, qui vaut bien
cinquante mille francs.
— Sylvain, tais-toi 1 fit Francine d'un air sévère en le menaçant
du doigt.

démangeait;
— Bah 1 tu sais que je suis un diseur de farces, et la langue m'en
fallait que je le dise.
La prédiction s'est réalisée. Jean Tricou est père d'un délicieux

, ;
chérubin, et sa mère lui a appris à sortir la langue et à rouler les
yeux, quand on prononce le nom de Paris la voix de M. le curé

;
retentit le dimanche à l'évangile, forte et vibrante comme par le
passé Sylvain Fauchat, le jour du mardi gras, parcourt le village,

,
revêtu de l'ancien costume de son ami, qui a le bon esprit de sou-
rire devant cette exhibition satirique et le savant du village,
guéri pour toujours de ses velléités vaniteuses, voit avec plaisir
sa Francine bien-aimée s'abandonner à sa gaité des anciens jours,

,
et il constate que le rire est aussi facile que naturel, depuis qu'il
a autour de lui le bonheur sans les folles ivresses de l'ambition et
le nécessaire sans les soucis d'une tyrannique richesse.

Henri VIÉ-ANDUZE.

Narbonne, 20 mars 1859.


POÉSIE.

Plianor.

A M. CHARLES BATAILLE.

Alerte ! laisse là ton flacon de genièvre :


Quand on boit, le coup-d'œil n'est pas sûr au tiré.
1
Alerte ton fusil arrête bien un lièvre.
Et j'entends les perdrix chanter dans le fourré1

Les guêtres au mollet 1 boucle ta carnassière !


Le gibier tiendra bien par ce temps chaud et clair.
C'est l'heure où les vieux coqs flânent dans la bruyère
Nous prendrons bien le vent, — et Phanor a du flair !
;
Le bon chien! du regard il te gronde et te
Son fouet impatient flagelle le plancher.
flatte.
Il gratte, en gémissant, la porte de sa patte.
Mais tu ne comprends pas ! il revient se coucher.

Oui, le sommeil est doux, et la chaleur est lourde;


Mais le lièvre est au gîte, — et tu marches sans bruit !
Ton fusil!. — le genièvre est déjà dans la gourde.
Et la crosse — au soleil qui la chauffe — reluit !
Les métayers ont fait, hier, lever une bande
De cailleteaux dodus, en coupant le maïs :landc.
Alerte compagnon ,
Nous les retrouverons sur le bord de la
! et battons le pays !
Lorsque nous aurons bien fouillé mont et vallée ,
Lorsque Phanor rendu n'aura plus de jarret,
Que sa langue pendra de sa gueule essoufflée
Et qu'il hésitera pour tomber à l'arrêt;
Je sais là-bas, — à l'ombre, — une source d'eau fraîche

Tu ragaillardiras d'un trait ta gorge sèche , :


Qui sort en frissonnant d'un bouquet de cresson

Et puis Phanor et moi nous te ferons raison 1

,,
La source un peu plus bas, s'épanouit en flaque
Là viennent jupe au vent et cheveux en fouillis,
:
Les laveuses d'Aza dont le battoir qui claque
Fait bondir, — par moments, — l'écho dans les taillis !

Dans la mare Phanor, s'abattant ventre à terre,


Les éclaboussera d'un flot, — mal à propos ;
Elles crieront bien fort! et, pour les faire taire,
Nous, nous embrasserons les Vénus en sabots 1

Nous rentrerons enfin au logis, — par les vignes


Que rasent, sur le soir, les engoulevents gris,
— En suivant les routins tracés entre leurs lignes :
Car la grappe est sacrée et le vin hors de prix !
Alerte! compagnon, alerte! Phanor jappe.
Il nous faut, pour demain ,
Il flaire ton fusil qui s'ennuie au repos.
un civet sur la nappe 1
— Les guêtres au mollet ! la carnassière au dos 1

Etienne MAURICE.
CHRONIQUE DU MOIS.

1. — Discussion entre deux professeurs de la Faculté


des lettres de Montpellier, à propos d'une thèse
sur Gassendi.

Les quelques lignes que nous avons écrites dans la dernière livraison
de la Revue, à propos du débat qu'une thèse sur Gassendi a soulevé
entre deux professeurs de la Faculté des Lettres deMontpellier, nous ont
jeté dans un grand embarras. Nous étions sansidée préconçue, -onpeut

:
nous en croire, —et nous ne demandions qu'à être éclairé, lorsque nous
disions « La Revue s'occupe à rassembler toutes les pièces du procès, c'est-
à-dire, toutes les brochures qui ont été publiées de part et d'autre, afin
de bien établir les points contestés. » Eloigné du lieu de la lutte, et par
conséquent des influences locales auxquelles les meilleurs esprits ne
savent pas toujours résister, sans rapports avec les parties intéressées,
nous nous croyions dans d'excellentes conditions pour nous poser, non
pas en juge du camp, — nous n'avions pas une telle prétention, — mais
en historien impartial du débat.
Plusieurs motifs nous portaient à rechercher ce rôle: la gravité du point
en litige, les noms des hommes honorables engagés dans la lutte, le
-
nom, pourquoi ne le dirions-nous-pas? — du récipiendaire lui-
même, M. L. Mandon, qui, comme nous assurément, s'honore, dans
ses états de service, d'avoir professé dans une célèbre Ecole. Il nous était
venu de bonne .source « que l'auteur de la thèse sur le syntagmaphiloso-
phicum de Gassendi, s'était défendu devant la Faculté avec une facilité
d'élocution, un à-propos de repartie, une présence d'esprit, une verve

)
qui avaient donné un intérêt tout particulier à la longue discussion (la
séance n'a pas duré moins de sept heures et demie qu'il avait soutenue

;
pour l'honneur et la réhabilitation de Gassendi. » On comprend tout le
plaisir que nous aurions eu à en rendre compte et voilà qu'au moment

,
d'écrire nous apprenons que « l'article promis est attendu à Montpellier
avec inquiétude. » Ce mot nous afflige. Craint-on, par hasard que la Revue
ne fasse du scandale? Croit-on qu'elle ira manquer aux bienséances
envers deux hommes de science? et pourquoi? Parce qu'ils ne sont pas
tombés d'accord dans leur manière d'apprécier les doctrines d'un philo-
sophe du dix-septième siècle?Tout ce que nous pouvions dire à la rigueur,
c'est qu'une divergence d'opinion entre philosophes n'est pas un cas rare ;
que de tout temps le terrain de la philosophie n'a pas été moins brûlant
que celui de la politique, et qu'aujourd'hui comme autrefois, les philoso-
phes ne sont pas près de s'entendre. C'est à cela que se seraient bornées
toutes les grandes malices que nous aurions pu nous permettre.
D'un autre côté, un ami nous adresse cet avis bienveillant : «Vou-
» loir rendre compte de tout ce qui s'est dit et de tout ce qui s'est
» écrit, c'est entreprendre une tâche qui n'est pas sans épines, et qui
» vous donnera nécessairement de l'ennui. il vous sera bien difficile

» discussions et des répliques peut-être fort désagréables ,


» de ne pas blesser quelqu'un, si ce n'est tout le monde, et d'éviter des
en remettant
» sur le tapis une discussion que l'on commence à oublier et qui n'a
» déjà eu que trop de retentissement. »

,
En présence de cette double déclaration, la Revue a sa ligne de conduite
toute tracée; elle s'abstiendra elle ne s'aventurera point dans une mêlée
de savants. Elle n'a d'ailleurs ni qualité pour intervenir, ni suffisamment
de lumières pour éclairer le débat.
Nous devons, toutefois, satisfaction à l'une des parties, à M. l'abbé Flot-
tes, qui nous a fait l'honneur de nous écrire. La lettre de l'honorable
professeur ne porte, à vrai dire, que sur un mot. Nous avions avancé,

;
dans notre précédent article, que M. Flottes avait attaqué les doctrines
de M. Jeannel sur Gassendi M. Flottes nous répond « qu'il n'a jamais
» été agresseur, et qu'il n'a fait que repousser les attaques non provo-
» quées de son successeur. » Nous n'avons aucun scrupule à retirer l'ex-
pression qui a déplu à l'honorable professeur. Mais nous ne dirons pas
un mot de plus. Nous laisserons les savants s'arranger entre eux.

Non nostium inter vos tautas componere lites.

F. L
Voici la lettre de M. l'abbé Flottes :
Montpellier le 17 avril 1859.
MONSIEUR LE DIRECTEUR,

» J'ai lu dans la de l'Instruction publique (7 avril, p. H), un extrait


Revue
delà Revue de Toulouse, qui contient des erreurs que je dois relever.
Voire religion, Monsieur le Directeur, a été trompée; permettez-moi de
l'éclairer.
» On lit dans la Revue de Toulouse: « M. l'abbé Flottes, professeur
honoraire de philosophie à la Faculté des Lettres de Montpellier, s'est ému
des opinions qui se sont manifestées dans le sein de la Faculté, à propos
de la thèse sur Gassendi, et a attaqué les doctrines de son successeur
M. Jeannel, etc. » Cette assertion est complètement inexacte.
» J'ai pris part, avec voix délibérative, à la soutenance de-la thèse sur
Gassendi, d'après l'invitation de M. le Recteur de l'Académie et de la
Faculté des Lettres tout entière. M. Jeannel et moi nous avons argumenté
dans des sens différents, mais il n'y a pas eu de lutte entre nous. Envi-
ron deux mois après cette soutenance, M. Jeannel a publié une réponse
au Montpellier Médical, où, sans que je l'aie provoqué directement ni in-
directement, il m'accuse d'avoir calomnié Gassendi, dans une de mes
leçons imprimées.

:
» On lit encore dans la Revue de Toulouse : « MM. Flottes et Jeannel
étaient d'abord seuls en présence ils s'attaquaient et se répondaient par
des brochures. Puis le débat s'est agrandi d'autres contradicteurs sont
intervenus, et d'autres difficultés ont été soulevées. »
» Voici la vérité. La polémique, dont parle votre Revue, adonné nais-
;
sance à six brochures. J'en ai fait paraître trois elles portent mon nom.
M. Jeannel en a publié deux, et les a signées. Une nouvelle brochure a
paru, il y a un mois environ; l'auteur ou les auteurs de cet écritsesont
:
cachés sous ces mots Joseph R. On sait à Montpellier comment cet écrit
anonyme y a été accueilli.
» Je vous envoie, Monsieur le Directeur, mes trois brochures; elles
vous prouveront que, dans cette polémique, je n'ai fait que repousser les
attaques non provoquées de mon successeur. Je n'ai jamais été l'agresseur.
» Je vous prie, Monsieur le Directeur, de vouloir bien insérer dans
votre Recueil, la réponse que j'ai l'honneur de vous adresser. Ma de-
mande, j'en suis sûr, sera accueillie. J'en ai pour garants votre justice et
votre impartialité.

,
» Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, avec mes remercîments an-
ticipés l'expression de ma considération la plus distinguée.
L'abbé FLOTTES. »
Il. — Nécrologie : M. Faget.
La mort éclaircit les rangs des chefs d'Institution de Toulouse. La
Revue, qui regarde comme un devoir d'enregistrer toutes les pertes qui
laissent un vide sensible dans la société, consacrait dernièrement quel-
ques lignes de regret au doyen des maîtres de pension, au vénérable
M. Pech, et voilà qu'à moins de deux mois d'intervalle elle est tenue de
rendre le même office à la mémoire du chef d'une des plus importantes
Institutions de cette ville. M. Faget, dont le nom est honorablementconnu
dans tout le Midi, a été enlevé à sa famille, à ses élèves et à ses nombreux
amis, le 28 avril, à l'Age de 59 ans. Nous allons rappeler les principales
circonstances de la vie de cet homme de bien, et ses titres à l'estime de ses
concitoyens.
M. Faget (Adrien) est né à Auch, le 27 novembre 1799. Il se consacra
de très-bonne heure à l'instruction de la jeunesse. Il débuta à 47 ans ,
»us les yeux deson père, qui dirigeait unepetite pension à Auch. A 20 ans,
il quitta la maison paternelle et devint instituteur primaire à Tarbes.
L'année suivante, il fut nommé professeur de troisième au collège de
Saint-Sever, dans les Landes. C'est là que le hasard lui donna pour col-
lègue Armand Marast, qu'il retrouva plus tard dans les Institutions de
Paris, et avec qui il se lia d'une étroite amitié, que le temps et les évé-
nements n'ont pu affaiblir. En 1824, M. Pélassy de l'Ousle, chef d'Insti-
tution, rue des Postes, à Paris, se l'attacha en qualité de sous-directeur.
Contrairement à l'exemple de beaucoup de jeunes gens, qui n'acceptent
souvent la place de surveillant dans les Maisons d'éducation que pour
s'assurer les moyens de suivre les cours de droit ou de médecine, et

;
n'ont guère souci de leurs engagements, M. Faget sut concilier-les
exigences de sa position avec son désir de s'instruire sans négliger aucun
des devoirs de sa place, il prit ses inscriptions de droit, et au bout de

:
trois ans, il fut reçu licencié par la Faculté de Paris. Il venait de tra-
vailler en vue d'être avocat ou avoué mais ses goûts le reportèrent vers
l'enseignement. Il vint alors se fixer à Toulouse, où il remplit, pendant
neuf ans, les fondions de directeur des études à la pension Saint-
Charlemagne, dirigée par M. Dupuy.
Lorsqu'il eut acquis, par la pratique, l'expérience nécessaire, lorsqu'il
se sentit assez fort, assez sûr de lui-même pour marcher seul, M. Faget
fonda, en 1837, l'institution à laquelle il a attaché son nom. Nous ne
craignons point d'être taxé d'exagération en disant que la direction de ces
pensionnats qui ne sont ouverts qu'à de grands jeunes gens est toujours
une tâche extrêmement difficile. 11 faut même être passé parcette épreuve,
,
pour en connaître toutes les épines. Or, M. Faget avait une qualité bien
rare, à laquelle il a dû une partie de ses succès une qualité qui fait la
force et la considération d'un maître comme d'un chef de Maison, l'égalité
de caractère. Il avait un tel empire sur lui-même, que jamais on ne l'a
vu sortir de ses habitudes de modération, même dans les cas les plus dif-
ficiles, et il s'en présente souvent où se briserait la patience de l'homme
le plus sage et le plus modéré. M. Faget possédait donc, au plus haut

:
degré, l'égalité d'humeur, qui attire la confiance et l'affection, qui fait dire
à l'élève « Le maître que je vois aujourd'hui est l'homme que j'ai vu
hier, le même que je verrai demain, que je verrai toujours. » Cette dou-

,
ceur inaltérable était son principal moyen d'action; il réussissait ainsi à
retenir les jeunes gens — souvent à leur insu, — dans le respect dela
règle et l'accomplissement du devoir.
Si l'on arrive à de pareils résultats parla modération, que n'obtient-on
pas lorsque cette précieuse qualité est soutenue encore par la bonté Or,?
la bonté était le fond et l'essence même du caractère de M. Faget; et pour
l'homme que Dieu a heureusement doué de ce côté, il est peu de positions
où il puisse plus utilement donner cours à ses penchants généreux que
la position de chef d'Institution. Si l'on scrutait la vie de cette classe
d'hommes, si souvent mal jugée, on serait frappé de tous les actes
de grandeur et de générosité qu'on y rencontrerait. Que d'élèves sont
redevables à M. Faget du bienfait de l'instruction gratuite! Combien ont
trouvé auprès de lui les bontés et jusqu'au désintéressement du père le

! !
plus tendre El comme sa main charitable s'ouvrait aisément aux mal-
heureux que de familles dans le besoin recevaient de lui leur nourri-
!
ture de chaque jour On doit naturellement laisser des regrets quand
:
on a passé sa vie à faire tant de bien aussi, à la première nouvelle de sa
mort, toutes les maisons voisines ont été dans le deuil et la désolation.
?
Le chef mort, que va devenir l'Institution que les familles soient
sans inquiétude. L'arbre a laissé des racines. Depuis plusieurs années
M. Faget avait associé à la direction de sa Maison son fils aîné qu'il avait
,
formé lui-même, et en qui les élèves se sont plu bientôt à reconnaître
toutes les qualilésqui distinguaient le père. L'avenir de la Maison estdonc
assuré. M. Faget en était pénétré en mourant, et cette pensée consolante
a contribué à répandre une grande sérénité sur ses derniers moments.
Après avoir demandé et reçu les secours de la religion, — car il avait
été toute sa vie profondément religieux, —M. Faget attendit la mortavec

tous ceux qui l'assistaient ;


un courage, une résignation, une fermeté qui remplirent d'admiration
on l'entendit supputer le nombre d'instants

; ;
qu'il avait encore à vivre, fixer, en quelque sorte, l'heure où il devait
mourir puis, il s'éteignit, sans laisser échapper un seul murmure sans
doute parce qu'il avait la conscience tranquille, parce qu'il pouvait se

;
rendre à lui-même cette justice qu'il n'avait jamais manqué à l'accomplis-
sement d'aucun de ses devoirs et sans doute aussi parce qu'il avait l'as-
surance que ses enfants soutiendraient dignement l'honneur de son nom,
et que l'Institution qu'il avait fondée grandirait encore dans leurs mains.
Les obsèques ont eu lieu aujourd'hui, 30 avril. Quoique nous soyons à
l'époque des vacances de Pâques, l'assistance était fort nombreuse. Les
deux fils du défunt conduisaient le deuil. M. le Recteur, M. l'Inspecteur
d'Académie, plusieurs professeurs de nos Facultés, M. le Proviseur du
Lycée impérial, et d'autres membres de l'enseignement officiel étaient
venus témoigner par leur présence de leurestime pour un des principaux

,
représentants de l'enseignement libre. M. le Doyen de la Faculté des
Lettres empêché depuis quelques jours par une maladie heureusement
sans gravité, s'était excusé de n'avoir pu rendre à M. Faget ce dernier
témoignage d'estime et d'attachement. Le cortége était formé des chefs

,
d'Institution et de leurs élèves, de tous les maîtres et de tous les élèves
de la Maison et des nombreux amis que M. Faget s'était faits dans tous
les rangs de la société. Trois discours ont été prononcés sur la tombe :
; ,
l'un, par celui qui écrit ces lignes, au nom des chefs d'Institution qui
l'en avaient chargé le second, par un des maîtres de la Maison au nom
de ses collègues; le troisième, par un élève, au nom de ses condisci-
ples. Ils ont été écoutés avec un pieux recueillement.
F. L.

M. Gergonne, ancien recteur de Montpellier.


L'Université vient de perdre l'un de ses membres les plus distingués,
dans la personne de M. Gergonne, décédé à Montpellier, le 5 avril
dernier.
M. Gergonne était ancien Recteur de l'Académie de Montpellier, pro-
fesseur honoraire à la Faculté des Sciences de cette ville, officier de la
Légion-d'Honneur, correspondant de l'Institut et d'une foule de Sociétés
savantes.
Tout ce que Montpellier compte d'hommes éminents dans les Lettres,
les Sciences, la Médecine et l'Administration, était venu rendre les der-
niers devoirs au savant illustre qui laisse dans cette ville tant de sou-
venirs.
M. Paul Gervais, doyen de la Faculté des Sciences, dans un discours
éloquent et plein de tact prononcé sur la tombe du défunt, a rappelé la
vie si honorable et si bien remplie de M. Gergonne. Nous extrayons de ce
discours les faits suivants:
Gergonne naquit à Nancy, en 1771, de parents sans fortune. A dix-sept
ans, il donnait des leçons de mathématiques, et eut le rare bonheur
d'avoir alors parmi ses élèves Haxo, qui devint plus tard officier supé-
rieur du génie.

,
Volontaire dans le 4e bataillon de la Meurthe et plus tard incorporé
au 47e régiment de ligne, il se présenta en 1793, au concours de l'Ecole
d'artillerie de Chàlons. Le célèbre géomètre Lacroix, l'un des examina-
teurs, distingua parmi tous les candidats le jeune militaire qui, un an
après son premier examen, obtenait le grade de lieutenant avec le ne 4
de la promotion.
Gergonne servit à l'armée des Pyrénées-Orientales, assista à divers
sièges, commanda une batterie devant Figuières et rentra en France
quand la paix eut été signée avec l'Espagne, en 1795.
Alors on le voit successivement professeur de mathématiques à Nîmes,
lors de l'institution des Ecoles Centrales, et faisant partie de l'Université,
dès sa création.
Ce qui a rendu populaire parmi les savants le nom de Gergonne, c'est
le recueil qui porte le titre d'Annales de mathématiques et qu'il commença
à faire paraître en 1810. Les travaux d'hommes depuis justement
célèbres, tels qu'Ampère, Poisson, Cauchy, Sturm, Poncelet, donnèrent
la plus grande valeur à cette publication que le fondateur enrichit lui-
même d'une foule de recherches qui grandirent sa réputation scientifique
et le menèrent aux honneurs. Gergonne devint doyen de la Faculté où
il professait, et, en 1830, recteur de l'Académie de Montpellier.
Dans cette haute position, il se montra d'une activité incroyable, d'une
fermeté égale à sa franchise; car on sait qu'il disait la vérité aux minis-
tres aussi bien qu'à ses inférieurs.
Gergonne, à qui ses connaissances universelles avaient permis d'occu-
per tour-à-tour dans la Faculté des Sciences les chaires de mathémati-
ques, d'astronomie et de physique, et qui avait conservé et rempli ses
fonctions de professeur, alors même qu'il dirigeait une grande Académie,
après plus de cinquante ans de services rendus à son pays, pritsaretraite
en 1844.
Il ne descendit plus dès-lors dans l'arène scientifique, cessa même de
prendre part aux travaux de ses anciens collègues sans cesser pour cela
d'aimer la science. Loin de là, pendant les quatorze années qu'il vécut
à
encore, il consacra tous ses loisirs ses chères études d'autrefois, et à la
religion qui a béni ses derniers moments.
111. — Baccalauréat ès-sciences et ès-lettres; session
d'avril 1859.

BACCALAURÉAT tS-SCIENCES.

Résultats de la session ouverte le 2 avril et close le 13.


séries.
Admis. compositions. i
Candidats inscrits, divisés en neuf 106

Ajournés à l'examen.
Eliminés pour les 58
12 i 70

36
Le nombre des candidats inscrits à la session correspondante de 4858
était de 121; différence, en moins, cette année, 15.
La mention passable a été donnée vingt-cinq fois, la mention assez
bien, neuf fois, et la mention bien, deux fois.
Les candidats qui ont obtenu la mention bien sont :
MM. Courtois (Paul-Frank) né à Toulouse;
,
Polier (Louis-Marie), né à Graulhet (Tarn), élève de l'Ecole de
Sorèze.
Sur le nombre des candidats qui se sont présentés, seize étaient déjà
pourvus du diplôme de bachelier ès-lettres; sept ont obtenu celui de
bachelier ès-sciences.

incrits.
Admis.
Candidats
Baccalauréat ès-sciences restreint.

2
3

Sujets de composition :
Du 2 avril. — 1° Aimantation par les courants. — En quoi consiste
l'électro-aimant?—Décrire le télégraphe électrique.
20 Un capital, réuni aux intérêts simples qu'il produirait en un an,
donnerait une somme de 4575 francs. Le même capital, réuni aux inté-
rêts composés qu'il produirait en deux ans, donnerait une somme de
4653,75. On demande la valeur de ce capital etle taux de l'intérêt.
Du 4. — 40 Démontrer les propositions suivantes :
Si une droite est perpendiculaire à un plan, toute parallèle à cette
droite est aussi perpendiculaire à ce plan; et réciproquement, deux
droites perpendiculaires à un même plan sont parallèles.
Deux droites parallèles à une troisième sont parallèles entre elles, ces
trois droites n'étant pas situées dans un même plnn.
Si une droite est perpendiculaire à un plan, tout plan passant par
celle droile est perpendiculaire au premier plan.
2° Lois de la formation des vapeurs dans le vide.
— Maximum de
-
tension. Comment mesure-t-on la force élastique, maximum de la
vapeur d'eau, à différentes températures, par le procédé de Dalton?
Loi du mélange des vapeurs avec les gaz.
-
Du 5. — Io Expliquer les images des objets que l'on voit dans les mi-
roirs sphériques concaves ou convexes, en indiquant quelles sont les
positions et les grandeurs relatives de l'image et de l'objet.
2° La surface d'une zône à une base est égale à 42 mètres carrés; le
rayon de cette base est égal à 1 mètre. On demande la hauteur de la
zône et le rayon de la sphère.

,
Du 6. — 1° En quoi consiste le principe de la transmission égale dans
tous les sens des pressions dans un fluide et comment l'explique-
t-on?
Comment trouve-t-on par l'expérience et par le raisonnement la pres-
sion supportée par le fond horizontal d'un vase rempli de liquide?
2o Construire une tangente commune à deux cercles donnés, en dis-
tinguant les deux cas où les cercles sont situés d'un même côté de la tan-
gente ou de côtés différents. — Si l'on donnait les valeurs numériques
des rayons et de la distance des centres, comment évaluerait-on la
distance au centre de chaque cercle du point où la ligne des centres est
coupée par la tangente commune ?
Du 7. — 1° Etablir la mesure du volume d'un prisme quelconque. —
On démontrera ensuite, 1° que deux pyramides de bases équivalentes
et de même hauteur sont équivalentes; 2° que tout prisme triangulaire
peut se décomposer en trois pyramides triangulaires équivalentes, de
même base et de même hauteur que le prisme; d'où l'on déduira la
mesure du volume d'une pyramide quelconque.

-
2° Définir la chaleur spécifique d'un corps. — Qu'est-ce que l'unité de
chaleur? Exposer la méthode des mélanges pour déterminer la cha-
leur spécifique d'un corps solide.
Du 8. — 1° Exposer les méthodes générales que l'on emploie pour
mesurer les dilatations linéaires des solides. — Quelles sont les lois géné-
rales que l'on a observées en rassemblant un grand nombre de résultats?
-Application au pendule compensateur.
2o Un angle de 60° est circonscrit à un cercle de 1 mètre de rayon;
évaluer les longueurs des côtés, comprises entre le sommet de l'angle et
chaque point de contact de ces côtés avec la circonférence. — Résoudre
la même question en supposant que l'angle soit de 120°.
On en conclura la valeur de la surface d'un parallélogramme circon-
scrit au même cercle, en supposant que les angles de ce parallélogramme
soient de 600 et 120°.
Du 9. —1° Etablir la similitude de deux triangles dans les deux cas
suivants: 4° lorsque les côtés homologues sont proportionnels; 20 lorsque
les triangles ont les côtés perpendiculaires chacun à chacun.
2° Exposer les phénomènes qui se produisent quand un faisceau de
rayons lumineux traverse un prisme. — Expliquer la décomposition et
la recomposition de la lumière.
-
Du 41. oExposer la théorie du condensateur électrique ou de
l'électricité dissimulée. — Formes que l'on donne habituellement au
condensateur.
2° Dans un triangle isoscèle, les deux côtés égaux valent chacun 180
mètres, et le troisième côté est égal à 288 mètres. On demande la valeur
de la surface du triangle, ainsi que les longueurs des perpendiculaires

-
abaissées des trois sommets sur les côtés opposés.
Du 42. 40 Montrer comment un tronc de pyramide quelconque à
bases parallèles peut se transformer en un autre tronc de pyramide de
même hauteur, dont les bases parallèlesseraient des triangles équivalents
aux bases du premier tronc. — On établira ensuite la mesure du volume
de chacun de ces troncs de pyramide.
-
:
2° Distribution de l'électricité dans les corps conducteurs. Pouvoir
des pointes 40 quand elles sont placées sur le corps électrisé; 2" quand
elles sont présentées au corps électrisé et communiquent avec le sol ou
sont isolées.

BACCALAURÉAT :
tS-SCIENCES restreint Sujet de composition:
Du 12 avril. — 1° Lois des vibrations des cordes. — Comment les déter-
mine-t-on par l'expérience?
2° Indiquer les principes qui ont servi de base à la méthode naturelle
deJussieu, et les caractères distinctifs des trois grands embranchements
du règne végétal.
BACCALAURÉAT ÈS-LETTRES.

Résultats de la session ouverte le 2 avril et close le 45.


séries 118
Admis.
Candidats inscrits, divisés en dix
compositions.
àl'examen. i
Eliminés pour les 52 j
66
Ajournés 14
52

,
Le nombre des candidats inscrits à la session correspondante de 1858
était de H7; différence, en plus, cette année 1.
La mention assez bien a été donnée quatre fois, et la mention-passante,
quarante-huit fois. Il n'y a pas eu lieu à donner les mentions très-bien
nibien.
;
Sur le nombre des candidats, cinq étaient pourvus du diplôme de ba-
chelier èssciences deux ont obtenu celui de bachelier ès-lettres.

Sujets de composition :

:
Du 2 avril. — Latinè vertetur Fontanii fabula quse inscribitur Quercus
et Arundo.
Du 4. — Antonius Oct'avium hortatur ut Csesaris interfectores armis
insequatur. Eum, inter caetera, his argumentis excitabit :
4° Apietatisofficio, non modo in Cœsarem, sed et in rempublicam
quae talem efflagitat operam; :
2o Quia sic vitae et utilitati suae consulit non enim conjurali se tulos
unquàm arbitrabuntur, donec filium parenti junxcrint, quem ulkJrem
semper, dùm vivet, pertimescent;
3o Adesse opportunam gloriœ comparandae occasionem.
Concludet revocando in memoriam fatalem illam horam, quâ percus-
sorum manu Csesar occubuit.
Du 5. — Desideria poetae oculis orbati.
Materiam quse subsequiturdilalabis:
Otu, qnæ terram recreas, ergô me fugis, lux aima!. Lumina pre-
muntur nocte. Mihijam non surgit aurora. Nox ubique occurrit.
Nec ver flores, nec seslas messes praebet aureas. Non mihi fluunt fontes,
non rident prata. Nulla mihijam spectacula natura explicat. Unum
superestsolatium, Musa.
Du 6. — Supremum Hectoris et Andromaches colloquium.
Postquàm argumentum brevissimâ narratione statueris, Andromachen
primo, Hectorem deindè induces loquentem, ut se res habet in sexto
lliadis libro.
-
Du 7. Mediocritatis encomium scribes.
Du 8. — Themistocles ad Athenienses, de urbe relinquendâ, verba
facit his argumentis :
Nova et extrema remedia in novis extremisque malis esse quaerenda ;
;
Instare Xerxem cum innumero exercitu Athenienses solos et inde-
fensos objici irruentibus; perituros, si restiterint; si contrà bellum
transtulerint in mare, etc.
Non enim civitatem moenibas ac domibus, sed civibus stare ;
Constare ex oraculi responso positam esse in navibus Atheniensium
salutem ;
Dii sua tuebuntur; tuebitur vacuam urbem praeses Minerva; etc.
Pulchrum esse, quidquid id sit, pro patriâ, Leonidae exemplo,
occumbere.
-
Du9. Juvenis rusticus, postquàm, per septem annos, stipendia
fecit, pagum tandem revisit, militari numismate donatus. —Tugurium,
rura, greges, laboris instrumenta, aeris campani turrem, ulmumque
ecclesiae proximam et aequaevam, omnia mirabnndossubindè recognoscit.
- ,
Hsec et alia tam laeti reditûs adjuncta describes.
Du 11. — Diogenis defensio qui, niediâ luce hominem Athenis
quaereret, accensâ face.
Dices plenum sapientiâ fuisse facinus illud Diogenis, quod ineptum
plurimis ac ridiculum visum est;
Vel in populosà civitate paucos exstitisse, qui nuncupari verè homines
possent ;
Non meminisse illos appellari homines qui, ambitioni, qui avaritiae,
quivoluptatibusunicè inserviant, et unitiscurandi corporis sollicili,
animiim negligant.
-
Du 13. Orator, coram Salomone, alteram è mulieribus quae ad
ipsius tribunal vénérant, falsam matrem arguit quôd infantem vivum,
quem ambac repetebant, geminas in partes dividi postulâsset. His quae
sequunturargumentis uletur:
40 Mater se prodit suâ in liberos caritate, ergô, etc.
2° Nil magis est contrarium materaisafiiectibusquàm velle et imperare
mortem illius quem filium suum vendicet;
3° Maires filios suos enutriunt, hsec enecat;
40 Matres exstiterunt quae, ne quid infantes paterentur, omnia pertu-
lère; quae, etc. Haec verô matrem se audet profiteri quœ, etc.
-
Du 44. Caroli quinti abdicantis oratio.
4° Incipiet dicendo esse etiam gloriæ et regni satietatem.
sa Mox, paucis verbis, quas res gesserit memorabit.
,
30 Subjunget se esse eâ ætale quae rebus gerendis par adhucOYideretur,
sedsenihilaliudjamdudiim expetere et peroptare quàm recessum et
purtum; igitur se imperio abdicat, ut in monasterio, etc.
4° Gratias aget omnibus quôd bonam et fidelem sibi navaverint ope-
rarn, oubilque ut eosdem se praesient ergà successorem suum.
ut, etc.
50 Conversus ad filium, hortabitur
IV. — Théâtre.

Peintres et Bourgeois, comédie en trois actes et en vers, de MM. Henry MONNIBU et


Jules RENOULT.

La comédie en vers, 'Peintres et Bourgeois, de M. Henry Monnier et de


notre excellent ami et collaborateur Jules Renoult, a fait, samedi soir 16
avril, son entrée victorieuse sur la scène des Variétés. Après les applau-
dissements unanimes du public d'élite qui remplissait la salle, après les
éloges si bien exprimés par la presse locale, nous ne venons pas louer
encore. Aussi bien, n'y aurait-il pas peut-être de modestie à célébrer un
triomphe remporté par un des nôtres, à chanter une victoire qui, pour
la Revue de Toulouse, est une victoire domestique. Non; maître de notre
joie, la main dans la main de notre ami, nous lui dirons seulement :
« Depuis longtemps, votre inflexible bon sens, votre goût si sûr, votre
» esprit faisaient nos délices intimes. Seul, avec quelques privilégiés,
» nous avions le secret d'un mérite qui n'aime guère à se produire hors
» du cercle de l'entretien familier. Votre talent et votre modestie nous
» avaient inspiré, dans le huis-clos de l'amitié, un véritable sentiment
» d'admiration littéraire. Eh! bien, nous sommes heureux que le public
» soit venu en tiers dans ce sentiment; nous sommes fier que nos con-
» citoyens vous aient dit tout haut ce que vos amis pensent de vous tout
» bas depuis longtemps. »
Qu'on écoute en effet Jules Renoult dans la conversation, qu'on le lise

:
dans les pages de la Revue, qu'on l'entende au théâtre, on retrouvera
toujours chez lui ces deux qualités inestimables — que nous lui envions
hélas ! nous qui marchons quelquefois dans la carrière d'un pas incer-
tain — le bon sens et le bon goût. Vous allez dire qu'il est Voltairien !
ParbleuI il ne s'en défend pas. De plus austères que lui ont pensé que
pour apprendre ces deux petites choses, le goût et le bon sens, il faudrait
longtemps encore aller frapper à la porte de l'auteur de Candide.et de la
COrTespondance.
Renoult a donc fait ses classes chez M. de Voltaire; mais un soir qu'on
entendait du bruit à la porte du collège, l'écolier voulut savoir la cause
du tumulte. Il mit furtivement le nez à la fenêtre et vit passer une cohue
de gens, à la démarche fière, à la chevelure opulente, paTlant une lan-
gue sonore, imagée, pleine de vie et depassion. Ces gens — novateurs
jusqu'à leur devise — portaient un drapeau où se lisait un mot inconnu :
Romantisme. L'écolier, vrai gamin de Paris, suivit la bandeinsurrection-
nelle qui s'en fut jeter des pierres aux vitres de l'Institut. Il parla -quel-
que temps l'argotdes nouveaux Barbares, se passionna pour leurs drames
et s'enivra de l'âcre senteur de leurs poèmes. Je ne sais au juste le nom-
bre de jours et de mois qu'il campa parmi eux. Mais dame nature n'avait
pas départi une mince dose de réflexion au petit bonhomme. Il se dit
:
un jour, à part lui « Ces gens-ci ont du bon assurément; ils colorent
»le roman d'une façon toute nouvelle, ils troussent galamment une
1
»ode et il faut convenir que leur théâtre est un peu plus animé et un
»peu plus amusant que celui de M. de Voltaire. Mais leur amour
))effréné de l'indépendance les entraîne quelquefois à l'absurde, ils
»vagabondent trop sur le dada de la fantaisie, et leur tort est de prendre
»souvent l'odieux pour le sublime et le burlesque pour le comique. M'est
»avis qu'en faisant de l'éclectisme, comme dit M. Cousin, en butinant de
))droite et de gauche, en laissant l'ivraie et en prenant le bon grain, on
» arriverait à un genre qui ne serait pas haïssable. »
Sitôt dit, sitôt fait.
Le transfuge revint à la classe de M. de Voltaire, y apprit pour ne plus
l'oublier, cette langue claire, nette, incisive que vous savez, et fortifia
en lui ce sens délicat — sixième sens propre aux lettrés — qu'on appelle
le goût. Il n'oublia pourtant pas que ces qualités, sans la passion, sans le
mouvement, ne ressorlent qu'à moitié. Il applaudit encore Hernani et
Ruy-Blas, sans mépriser Andromaque, Phèdre et Zaïre; il répéta les stro-
pheshéroïques de Hugo, les chants élégiaques de Musset, sans renier son

,est.
premier maître M. de Voltaire. Et voilà comme Jules Renoult, l'auteur
que vous applaudissiez l'autre soir, n'est ni classique, ni romantique ni
de l'école prétendue du bon sens, ni de l'école contraire, qu'il
lui-même
L'analyse de Peintres et Bourgeois a été trop bien faite, à cette place
même (1), par M. Lacointa, notre excellent directeur, pour que nous y
re\enions. Le but de l'auteur, — si une comédie toutefois peut avoir un
-
:
but social bien déterminé, c'est la réconciliation de deux espèces anti-
pathiques ayant nom le peintre et le bourgeois. Depuis longtemps, ces

:
nouveaux frères ennemis, — car ils sont frères en dépit d'eux-mêmes,—
se poursuivent de railleries amères et de mépris hautains Un bourgeois
un Philistin!. Ah! Fi! dit l'artiste. Un peintre! fait à son tour l'homme
!
établi, ayant pignon sur rue; ah1 « gueux comme un peintre, » c'est
tout dire!— Et
,
toujours ainsi, sempre bene, depuis que le monde est
monde. Jules Renoult a pensé que ces gens, si voisins et si hostiles s'a-
charnaient tant à se haïr, peut-être parce qu'ils ne se connaissaient pas.
Définissons, s'est-il dit, puisque M. de Buffon n'a pas pris la peine de le

t
(1) \oir IV de la Revue, p. 100.
:
faire, ces deux espèces si bizarres d'où la scène capitale de l'oeuvre, que
l'acleur Saint-Léger a dite avec un talent vraiment remarquable :
LÉON.

Asseyons-nous et cherchons tous les trois


D'où vient que de tout temps, l'artiste et le bourgeois ,
,
Au lieu de s'entr'aider habitent cette terre
,
En frères ennemis toujours sur pied de guerre.

ÉMILIE.

Voyons ; c'est un sujet digne d'attention.

CLÉMENCE, souriant.
Et cela rentre un peu dans notre question,
N'est-il pas vrai?

LÉON.

D'abord , qu'entend-on par artiste


Dans le monde bourgeois? Un rêveur à la piste
De mille songes creux; un pauvre diable, un fou,
Qui se promet la gloire et qui n'a pas le sou.

CLÉMENCE.

C'est cela.

LÉON.

Le bourgeois qui raisonne et qui compte,


Choisit vers la fortune une route plus prompte;
Ce qu'il veut, avant tout, c'est gagner des écus,
Et lorsqu'il en a trop , il en cherche encor plus.

EMILIE.

Oh ! !
c'est bien vrai

LÉON , s'asseyant.

L'artiste est-il dans la détresse?


Il se passe fort bien de luxe et de richesse ;
S'il n'a ni vaste hôtel, ni train, ni coffres-forts,
La folle du logis lui garde ses trésors :
Comme une bonne fée, elle vient en cachette
Lui bâtir des palais d'un coup de sa baguette,
Et sous les horizons d'un décor enchanté
Lui cache les murs nus de la réalité.
Comprenez-vous?

,
CLÉMENCE aprèsavoirregardésasoeur.
Pas trop.

LÉON.

Un but prémédité
L'unvit dans
; Le bourgeois suit sans trêve
l'artiste suit son rêve ;
l'idéal,l'autre dans le réel.

ÉUILIE , avec enthousiasme.

L'un rampe sur la terre, et l'autre plane au ciel !


LÉON.

Tenez ! pour le bourgeois, qu'est-ce que la campagne ?


C'est un luxe obligé que tout homme qui gagne
Un tant soit peu d'argent ne peut se refuser ;
Il y va, soi-disant, pour s'y bien amuser,
Mais pour faire, avant tout, comme les gentilshommes.
La campagne, pour lui, c'est du foin et des pommes,
Du bois à jeler.bas, des fruits à ramasser ;
C'est surtout de l'argent qu'on pourrait mieux placer.

CLÉMENCE , avecempressement.
Et pour l'artiste?

LÉON ,se levant.


lui ne voit dans la campagne
Oh !

Que les bois suspendus aux flancs de la montagne


Les gazons verdoyants, le cristal des ruisseaux,
,
Dont l'onde fugitive agite les roseaux.
Il y voit, sous l'abri d'une épaisse ramée.
La douce solitude avec la femme aimée ,
Et la lecture à deux, au pied des buissons verts,
Où le chant des oiseaux accompagne les vers.

CLÉMENCE , s'animant.
Je commence à comprendre.
EMILIE.

Allons, monsieur, courage !


Votre élève profite.

LÉON.

Ce lien
Enfin , le mariage
éternel, qu'est-ce pour le bourgeois?
C'est une affaire!
EMILIE.

Hélas!
LÉON.

Il ne fera pas choix


De la femme qui parle à son cœur, mais de celle
Dont la dot peut le mieux remplir son escarcelle
C'est un marché décent, exempt d'émotion
Et d'où l'arithmétique exclut la passion.
,
CLÉMENCE.

Et pour l'artiste?

LÉON.

Oh! lui,
dans ce lien sublime,
Voit le chaste roman de l'amour légitime ,
La longue causerie aux lueurs du foyer,
Lorsque le vent d'hiver pleure dans l'atelier ;
Puis, quand vient le printemps, c'est quelque beau voyage.
On entreprend ensemble un gai pélerinage
Et toutenmoissonnantletravail venir, à ,

On glane chaque jour quelque cher souvenir.


,
,
Enfin, dès que s'enfuit la dernière hirondelle
Vers le nid délaissé l'on vole à tire-d'aile,
Et l'on retrouve, avec ses amis, ses travaux ,
Mille petits bonheurs qui sont toujours nouveaux.

CLÉMENCE.

Je comprends maintenant !
Que dites-vous de ceci? est-ce exact? est-ce franc est-ce honnête ? ?
Parle-t-on mieux à la Comédie-Française, même le soir où de vraies da-
,
mes du monde, sous les traits de Mesdames Plessis et Brohan récitent en
se jouant les proverbes de Musset ou les comédies rimées d'Emile Augier?
Un homme de goût, dépaysé pour un soir au théâtre des Variétés, nous
:
disait, après avoir entendu le premier acte de Peintres et Bourgeois « Il
» me semble retrouver le bon ton
de la comédie. Le titre, ajoutait-il,
» m'avait inspiré d'abord quelque inquiétude; on ne peut prononcer
» certains mots, surtout les voir placés en antithèse, sans craindre des
» exagérations burlesques, sans appréhender des charges. Le nom du
» collaborateur Henry Monnier, esprit si fin, si .caustique, mais non
» exempt de cette tendance à l'exagération, n'était pas fait pour diminuer
a mes craintes. Le premier vers m'a rassuré, et j'ai vite compris qu'une
» intelligence forte et sûre avait conçu et accompli cet ouvrage, sans
» pencher un instant vers le péril que le sujet pouvait faire naître. »
Nous pensons comme ce confident anonyme. Il n'y a pas de charge et
c'est un mérite dans une pièce qui s'appelle Peintres et Bourgeois. Mais il
y a des caractères. Les Capron, Boulard et Clémence sont des bourgeois
de la rue, qui marchent, qui vivent à côté de nous, et non des bourgeois
de convention, des bourgeois d'atelier, comme se plaît à les créer M.
Champfleury. Raoul et Léon sont peintres, ma foi, mais pas gueux du
tout. Leur allure n'affecte aucun débraillé, et ces gens-là pourraient vous
donner l'adresse de leur tailleur. On comprend qu'avec de tels personna-
ges il est possible d'espérer la réconciliation du Rêve et de la Réalité, de
la Palette et de la Sacoche.
Le style ajoute encore au relief de ces types si bien accusés. Renoult
fait le vers facile, élégant; il le dégage des scories de J'épithète, et no
craint pas de briser la monotonie de l'alexandrin par un enjambement
opportun. Le ton familier de la comédie autorise ces audaces. Parfois un
souffle poétique vient animer le dialogue et lui communiquer un parfum
d'ode ou d'idylle. Telle est, entre autres, la tirade où Léon raconte les
merveilles de son voyage en Orient; telle est encore celle — citée plus
haut — où il peint les attraits que la campagne offre à l'artiste.
Le spectateur subit si bien le charme de ces vers qu'il ne s'aperçoit
pas de la marche un peu lente de l'action. On s'arrèle volontiers aux
buissons de la roule, quand les buissons sont couverts de si charmantes
fleurs. Pourtant le dénouement arrive et arrive heureux pour chacun. Dé-
sormais la femme bourgeoise appréciera l'époux artiste, et la peinture ne
passera plus dans certain monde pour « un art d'agrément, » puisque,
aussi bien el mieux que la finance, elle conduit à la fortune et aux
honneurs.
Les acteuis ont fait de leur mieux; mais leurs efforts n'ont guère
abouti, surtout à la première soirée. Nous ne voulons pas être sévère en
un jour qui est un jour de liesse pour la Revue. Nous prierons seulement
Jules Renoult de vouloir bien adresser ses félicitations et les nôtres à
M. Saint-Léger. Lui seul nous a littéralement fait entendre les vers de
notre ami.
La Revue de Toulouse, — car c'est d'elle tout entière que nous nous
sentons l'interprète aujourd'hui, — ne doit pas quitter ce sujet sans té-
moigner de sa sympathique gratitude envers MM. les rédacteurs du
Journal de Toulouse et de YAigle. En prètant à notre collaborateur la lu-
mière de leur critique, en lui apportant l'autorité de leur suffrage, ils

,
ont donné raison à une opinion qui nous était chère, accru les pro-
portions du succès et créé, entre eux et nous un nouveau lien de cor-
diale confraternité.

Le Château de Plouarnel, ou Les Deux Noblesses, drame en cinq actes et en prose,


de MM A. LOMON et J. NOUGARET.

La comédie de MM. Henry Monnier et Jules Renoult n'aura pas été le


seul événement littéraire du mois. Ce soir même, 30 avril, le théâtre
-
des Variétés qui n'est pas d'ordinaire si prodigue — vient de nous
donner la première représentation d'un drame en cinq actes et en prose,
Le Château de Plouamel, dû à la collaboration de MM. A. Lomon et
J. Nougaret.
;
Ce drame est une production du sol — c'est dire que le public est

,
arrivé avec ce sentiment de défiance qui ne l'abandonne jamais en pré-
sence d'une œuvre composée en province. De plus M. Lomon, l'un des
auteurs, jouit à Toulouse d'une notoriété fort embarrassante en pareil
cas. Un journaliste, à son insu, éveille des colères, attise des haines
qui ne demandent pas mieux qu'à s'exercer sous le couvert de l'anonyme.
Un sifflet venge commodément une contradiction et l'auteur dramatique
expie le franc-parler du publiciste. Nous estimons que la carrière du
,
théâtre, si difficile pour tous offre un surcroît d'obstacles à l'homme que
sa profession mêle aux luttes quotidiennes de la presse. Mais combien les
périls de cette carrière paraissent grandir, si l'on compare l'organisation
des scènes de Paris avec celle des scènes départementales. La-bas, grâce
à la discipline intérieure des théâtres, les répétitions sont multipliées et

;
strictement suivies par les acteurs chargés de l'interprétation ; la mise en
scène vient ajouter au prestige de la représention J'auteur est certain que
sa pièce sera sue et jouée avec assurance; s'il y a dans son œuvre un
point vulnérable, un comédien, consommé aux ruses du métier, le
déguisera habilement. A Paris, Mélingueet Frédérick sont les vrais colla-
borateurs de la pièce où ils jouent. En province, hélas! les répétitions
;
la vue du spectateur des décors ,
ont lieu suivant le bon plaisir de MM. les comédiens; le théâtre offre à
des costumes capables de lui ôter la

,
dernière illusion le poète dramatique a-t-il laissé dans son œuvre quel-
que partie anguleuse, le comédien loin de la dissimuler, lui donnera au
contraire un relief tout spécial. En un mot, à Paris l'auteur a pour lui le
concours des comédiens; ici il a besoin de lutter contre eux; à Paris il
suffit de triompher du public; en province il faut à la fois triompher du
public et des acteurs. Aussi avons-nous ressenti toujours une sincère
admiration pour les esprits résolus que toutes ces misères ne découra-
gent pM, et qui s'en vont encore à la poursuite de la gloire sur les scènes
de province.
Le drame joué ce soir n'est point fait pour modifier noire opinion. Une
communication, avant la lettre, nous avait permis de prendre connais-
sance de l'œuvre écrite, et cette lecture avait fait naître en nous des espé-
rances de succès que la représentation n'a pas complètement réalisées.
Malgré cette demi-déception, due surtout au jeu des acteurs, nous n'hé-
sitons pas à déclarer, aujourd'hui comme hier, que MM. Lomen et Kou-
garet ont fait preuve tout à la fois de talent et d'habileté.
Qu'on en juge, non par une analyse détaillée de la pièce que le temps
ne nous permet pas de donner, mais par la rapide esquisse de la scène
capitale, dela scène qui résume, en quelque sorte, le sens et l'intérêt
del'ouvrage.
:
Le véritable titre du drame devrait être FRANCE ETVENDÉE. Des raisons

; :
de convenance ont décidé les auteurs à prendre simplement pour ensei-
gne le nom du lieu où se passe l'action le Château de J'iouarnel. La Révo-

,
lution a éclaté deux jeunes hommes, nés à leur insu du même père,
oal suivi deux drapeaux différents. L'un fidèle à l'espritde sa caste, n'a

France son épée parricide.L'autre ,


pas craint d'embrasser lepartidel'émigration et de tourner contre la
élevé incognito dans les rangs du

,
peuple, a suivi le peuple au grand jour de l'alarme, s'est battu aux pre-
miers rangs pour sauver la patrie de l'invasion et grâce à une valeur
peu commune, a conquis un grade élevé dans l'armée républicaine. Ces
deux hommes, ces deux frères, jetés par le souffle des révolutions dans
des camps ennemis, se retrouvent, en un jour de douleur, sur un déplo-
rable champ de bataille, sur celui de la Vendée. C'est à la veille d'une
date lugubre, à la veille d'une victoire que la France a payée des flots

;
d'un sang généreux., -j'ai prononcé le nom sinistre etglorieux à te fois

,
de Quibocm. L'Anglais croise en vue de la côte bretonne une descente
est imminente. Maurice, l'officier républicain est avec son bataillon aux
avant-postes de l'armée française. On lui amène un prisonnier; ce pri-
sonnier. c'est son frère, Gaston de Plouarnel qu'il connaît, mais dont
,
, :
il n'est pas connu. On devine déjà tout l'intérêt d'une telle situation les

,
lois de la république sont formelles, impitoyables. Tout émigré pris les
,
armes à la main doit être sur l'heure fusillé. Gaston le sait et, sans
:
s'abaisser au rôle de suppliant, il dit fièrement aux gens qui l'entourent

;
« Donnez-vous le plaisir de voir mourir un gentilhomme. » Maurice veut
sauver Gaston la voix du devoir n'étouffe pas en lui la voix de la nature;

;
l'austérité républicaine ne peut exiger l'immolation d'un frère. Il cherche
à gagner du temps mais le vaincu, tirant de sa défaite un nouveau motif

:
d'orgueil, méconnaît cette intervention bienfaisante et dit, d'un ton altier

: »
à celui qui veut le sauver « Entre vous et nous, il y aura toujours un
mot incompris L'IIONNEUR A ce mot enfin, le sang de Maurice bouil-
loune, et dans une tirade éloquente, il définit hardiment ce qu'est l'hon-
neur de l'émigré qui se bat à la solde de l'Anglais contre la patrie, et ce
et
qu'est l'honneur du soldat républicain qui lutte verse son sang pour

, : , ,
elle. Et finissant par un Irait cruellement ironique, il dit à son interlo-
cuteur cette fois silencieux « Vous avez raison monsieur votre hon-
» neur n'est pas le nôtre, et nous ne nous entendrons jamais sur ce mot.»

,
Cette scène, pour laquelle nous confessons une prédilection particu-
lière dit assez que le sujet choisi par MM. Lomon et Nougaret était plein
d'intérêt, mais elle indique aussi qu'il était plein de périls. On n'aborde
pas, sans éveiller des passions mal assoupies, ces grandes péripélies du

,
drame révolutionnaire. Les auteurs ont heureusement évité cet écueil.
Leur œuvre au point de vue politique, respire une sincère équité. Dans
ce conflit douloureux, où des frères étaient jetés contre des frères, ils ne
prennent parti que pour la France. Rien n'exprime mieux leur généreuse
!
pensée à cet égard que le dénouement, — dénouement, hélas perdu à la
:,
représentation dans la débacle du cinquième acte — Au signal qui
,
annonce la descente de l'Anglais, tous les personnages bleus ou blancs
républicains ou chouans, mus du même sentiment patriotique, se préci-
pitent pour défendre le sol de la France envahie. Les esprits trop exacts

touchante unanimité , la
pourraient bien réclamer, au nom de vérité historique, contre cette
mais nous estimons qu'au théâtre un généreux
sentiment a le droit de passer même à l'encontre des attestations de l'his-
toire. Consolons-nous par la fiction des amertumes de la réalité.
En somme, il faut faire deux paris bien distinctes dans la critique du
Chdteau de Plouamel. Les auteurs ne doivent pas porter la peine de l'in-
suffisance de leurs interprètes. Il y a dans le drame de MM. Lomon et
Nougaret de quoi satisfaire les lettrés et les illettrés, les gourmets de
style et les amateurs d'épices mélodramatiques. La langue qu'on y parle
est pure, — ce qui déjà place l'ouvrage au-dessus du niveau moyen du
mélodrame. — La correction du style n'exclut- pas, en outre, l'habileté
du dialogue. Les exclamations, les pauses, les hachures et autres prati-
ques du métier y sont employées avec une rouerie digne d'un vétéran du

;
boulevard. — Pends-toi, brave Dennery! — Assurément la donnée
première, l'idée-mère manque d'originalité depuis la Thébaide de feu

;
Racine, chaque auteur tragique a, peu ou prou, touché à la question
des Frères ennemis les caractères bien conçus en principe, sont plutôt
esquissés que fermement dessinés. Mais demande-t-on des caractères à
M. Bouchardy? Il se rencontre, surtout dans le Château de Plouarnel,
des situations fortes, énergiques, qui, bien rendues, auraient dû vive-
ment impressionner le public. Des péripéties, des ébauches de caractères,
du style, en faut-il donc davantage, au théâtre de l'Ambigu, pour assurer
cent représentations à un mélodrame? Eh bien! tout cela, à Toulouse et
aji théâtre des Variétés, n'a pu assurer à MM Lomon etNougaret une
représentation sans encombre.
Les acteurs ont été au-dessous du médiocre. Grâce à eux, l'ouvrage
n'a marché que sur un pied jusqu'au quatrième acte; mais, au cin-
quième, cette fragile ressource a même manqué, etles scènes du dénoue-
ment sont devenues pour le public uTie série d'énigmes inexplicables.
M. Saint-Léger, à qui hier encore nous faisions des éloges à propos de sa
création du rôle de Léon dans Peintres et Bourgeois, nous force aujour-
d'hui à nous mettre en contradiction avec nous-même. Il a dit avec
effort, avec violence, sans justesse ni mesure, le rôle capital de Mau-
rice. Nous ne pardonnons pas à un artiste de sa valeur d'avoir, dans un
rôle d'officier républicain, revêtu un costume de bric-à-brac où l'on

;
frémit encore de voir réunis le pantalon collant d'Antony, le frac de ce
bon M. Germeuil et le gilet blanc de M. de Robespierre ajoutez les pisto-
lets de Fra-Diavolo brochant sur le tout. D'épaulettes point, et cependant,
dans le cours de l'ouvrage, les épaulettes absentes de M. le commandant
servent de prétexte à plusieurs antithèses parfaitement senties.
M. Fabert (Gaston) ne savait pas son rôle. Le public espérait, depuis
le Romand'unjeunehommepauvre, que M. Fabert avait renoncé à cette
mauvaise habitude. Il se trompait. M. Nesmes laisse à peine deviner le
caractère fort bien conçu du marquis de Plouarnel. M. Ortel est aussi
ténébreux et aussi scélérat que possible dans le rôle du traître Bernard.
MM. Lanes et Montcavrel ont rendu d'une façon relativement conve-
nable les rôles épisodiques de Brutus et d'André.
Nous ne dirons rien des dames par galanterie.
,
En résumé, MM. Lomon et Nougaret sont, de par la critique déchar-
gés de toute reconnaissance envers leurs interprètes. Leur drame gagnera
à la lecture, et nous sommes convaincu que le jour de sa publication
sera pour eux le jour de la véritable justice. La représentation néan-
moins n'a pas été sans gloire pour eux. Le public a applaudi de grand
cœur à plusieurs passages, et les auteurs, acclamés et demandés à la
fin, sont venus, suivant la mode nouvelle, recevoir sur la scène une
ovation à brûle-pourpoint. Emile VAÏSSK.
30 avril 1859.

V. — Nouvelles.
Le lundi, 4 avril, M. le ,
docteur Joly récemment nommé professeur
de physiologie à l'Ecole de Médecine de Toulouse, a ouvert son cours de-
vant un auditoire distingué, où l'on remarquait la présence de l'hono-
rable chef de l'Académie. Cette séance a offert un intérêt tout exceptionnel.
M. Joly, qui soutient avec honneur, à Toulouse, le fardeau d'un triple
enseignement, à la Faculté des Sciences, à l'Ecole de Médecine et au

,
Lycée, a abordé sa chaire avec la double autorité du savant et du lettré.
Son discours véritable déclaration de principes, joint au mérite du style
la fermeté de la conviction. Dans la grande querelle qui divise la science
médicale, dans ce conflit des organiciens et des vitalistes, M. Jolyse
prononce hardiment pour ces derniers. Nous n'avons pas encore ici à

,
prendre couleur dans un débat scientifique; nous constaterons seulement

l'auditoire..
le mérite littéraire du discours de M. Joly et les sympathies qu'il a ren-
contrées dans
— Un denosamis collaborateurs, M. L. du V., nousadressede Paris,
et
à la date du 26 avril, la note suivante sur l'Exposition :
« J'ai déjà fait trois visites au Salon.J'en suis sorti, chaque
fois, avec
cette fâcheuse impression que l'habileté matérielle se vulgarise d'une
manière désespérante, tandis que le rôle de l'intelligence pure s'amoin-
drit. Soyez persuadé que les beaux-arts ne sont qu'une fastueuse et vaine
décoration pour la génération actuelle, qui ne les préconise que par un
dilettantisme conventionnel; croyez bien aussi que les complaisances
de la presse et la soif immodérée de l'apothéose ont faussé le caractère
des artistes.
» Beaucoup de facultés dépensées en puérilités, tel est le caractère
distinctifdu Salon.
» Je n'essaie pas de vous parler en
détail de cette Exposition. La sim-
ple nomenclature des 3,045 toileset des 470 statues m'entraînerait trop
loin. Je mecontente de vous dire que nos deux compatriotes, Garipuy et
Bida, y figurent très-honorablement, l'un avec son Invasiondes Cimbres,
son Agrippine et sa Mignon; l'autre avec sa Prédicationmaronite dans le
Liban, son Corps degarded'Arnaules au Caire et sa Prière. »
1er mai 1859 F. L.
HISTOIRE ANCIENNE.

Alexandre le Grand (1).

Alexandre avait à peine vingt ans à la mort de son père (336). Il était
né le 19 juillet 356, l'année même où fut brûlé le temple de Diane à
Ephèse. Grecs au sud, barbares au nord, tous avaient cru le moment
venu de secouer un joug qui pesait à tout le monde. Mais on comprit
bientôt en le voyant voler des Thermopyles et de l'isthme de Corinthe
où il venait revendiquer ses droits à l'hégémonie, aux extrémités septen-
trionales de son empire, franchir l'Hémus avec l'expérience d'un vieux
capitaine, écraser ou désarmer les uns après les autres les Thraces, les
Illyriens, les Péones; poursuivre les Gétes jusqu'au-delà de l'Ister, qu'il
faudrait compter avec cet enfant (Démosthène) plus attentivement encore
qu'avec le roi Philippe. Le coup terrible frappé sur les Thébains et sur

,
leur ville, dont tous les habitants furent vendus comme esclaves, à l'ex-
ception des proxènes ou des hôtes de sa famille toutes les maisons rasées
jusqu'au sol, à l'exception de celle du poète Pindare (2), acheva de con-

(1) Le morceau suivant est détaché d'un Manuel d'histoire grecque que M. Barry
vient de remanier complètement et dont la quatrième édition est au moment de paraître

, ,
chez Privât, libraire-éditeur, à Toulouse. Nos lecteurs retrouveront avec plaisir dans
ce résumé rapide plus élémentaire de forme que de fond quelques-unes des qualités
d'esprit qui distinguent tous les travaux de notre savant collaborateur.
v.2) C'élait, avec Stésichore, un des poètes favoris du jeune roi
vaincre les plus obstinés que le jour des représailles n'était point arrivé
encore; et le jeune chef, rendu à lui-même, put revenir sérieusement
aux grands projets de guerre et de conquête que lui léguait son père, et
que caressait sa vive imagination nourrie depuis l'enfance de souvenirs
héroïques, des exploits des Héraclides dont il croyait descendre, et de la
lecture des poèmes d'Homère, plus puissants sur son esprit que les dis-

,
tinctions et les catégories de son maître Aristote (1).
En deux ans de préparatifs et d'épargnes il n'avait réuni, tout compte
fait, que trente mille hommes de pied, tant grecs que barbares, cinq
mille cavaliers thessaliens ou macédoniens, une flotte de cent soixante
trirèmes et un trésor de cent soixante talents ; mais c'était pour le fond
au moins d'excellentes troupes aussi bien dressées que bien conduites,
brisées de longue main aux fatigues et aux périls. La phalange, cette
muraille humaine hérissée de seize rangs de piques, comme l'infanterie
suisse du moyen-âge, semblait inventée tout exprès pour trouer ou
couper ces grandes et molles armées dont les Grecs ne s'effrayaient plus,

,
et le roi, avec ses instincts et son éducation toute militaire (exercices
continuels, Bucéphale etc.), son esprit enthousiaste et pratique tout à la
fois, son courage de jeune homme mêlé au sang-froid, à la ruse, à l'ex-
périence précoce du condottiere, semblait fait lui-même pour mener à
bonne fin ces rêveries irréalisables. En vingtjours, il était arrivé au
bord de l'Hellespont qu'il voulut franchir le premier en dirigeant lui-
même le vaisseau qui le portait (2). Puis, l'armée débarquée et campée
sur cette plage homérique, il avait été visiter l'antique Ilion (bien des fois

(1) En lisant ces poèmes auxquels l'avait initié son premier précepteur l'acarnane
Lysimachos (il ne paraît avoir suivi les leçons d'Aristote que de quatorze à dix-sept

,
ans), et dont il savait par cœur des chants entiers, il s'était épris surtout d'une admi-
ration passionnée et jalouse pour le divin Achille le héros du poète et celui de sa
famille. Comme lui il excellait à tous les exercices du corps, à la course particulière-
ment (-ibac,.ç wxù; 'AXd).tú.), dont il aurait disputé le prix dans le stade d'Olympie,
s'il avait été certain disait-il, d'y trouver des rois pour rivaux. Comme lui il jouait de
,

,
la lyre et de plusieurs autres instruments. Dans son pèlerinage à llion, au début de sa
campagne d'Asie en couronnant le tombeau de son héros pendant qu'Ephestion son ami
:
couronnait celui de Patrocle, il s'était écrié Heureux Achille, d'avoir eu un chantre
tel qu'Homère
(2) Pendant cette courte traversée, il avait fait des libations à Neptune et aux
Néréides. Avant de toucher la terre d'Asie, où il sauta le premier, il y avait lancé du
bord son javelot, qui s'enfonça profondément dans le sable.
rebâtie depuis le vieux Priam), où il entra couronné de laurier comme
tous ceux qui le suivaient, et où il consacra, dit Arrien, ses propres
armes à Jupiter Herkios et à Minerve Ilias, emportant en échange une
des antiques armures qu'y avaient appendues, à ce que disaient les prêtres,
les héros du temps d'Agamemnon.

Combat du Granique. — Conquête de l'Asie-Mineure. — Bataille d'Issus.

Le premier engagement de la campagne fut le combat du Granique


(334), petit fleuve de côte, torrentueux et encaissé (Mysie), sur les bords
duquel les satrapes de l'Asie-Mineure avaient réuni leurs contingents,
tirés en grande partie des villes grecques du rivage et commandés par le
meilleur des généraux de Darius, le rhodien Memnon. Le succès de la
journée, quelque temps disputé, ne fut dû qu'à la bravoure emportée
du jeune roi et à l'impétuosité de la cavalerie thessalienne qui, franchis-
sant le torrent en bon ordre et chargeant résolûment la cavalerie des
Perses, laissa leur infanterie exposée sans défense à l'attaque irrésistible
de la phalange. Mais il décida du sort de l'Asie-Mineure dont toutes les
villes, Sardes la première, envoyèrent au vainqueur des ambassades et
des paroles de paix. Pendant que sa petite flotte descendait avec pré-
caution la côte découpée de la Mysie (la flotte persane comptait plus de
quatre cents trirèmes), il traversa rapidement les hautes plaines de la
Phrygie et de la Lydie, recevant, chemin faisant, la soumission de la
plupart des villes grecques, où il rétablissait les bannis et relevait le
parti populaire, sacrifié partout par les Perses à l'oligarchie locale. A
Sardes, il avait signalé son passage par la construction d'un temple à
Jupiter olympien, au point le plus élevé de la citadelle persane. A
Ephèse, il avait alloué à la déesse les tributs annuels que les habitants
avaient payés jusqu'alors aux barbares. Milet, où s'étaient réunis et en-
fermés les débris de l'armée défaite au Granique, fut emportée d'assaut et
surprise après l'assaut de se voir pardonner. La prise d'lblicarnasse, que
Memnon défendait en personne, et dont le siège dura longtemps, entraina
celle de toutes les villes de la Carie, de la Lycie même et de la Pam-
phylie, qui se soumirent à l'exemple des villes ioniennes en envoyant au
vainqueur des ambassades et des couronnes d'or.
Grâce aux garnisons qu'il avait établies dans les villes les plus fortes
ou les mieux placées de la côte, et au corps d'armée qu'il avait laissé en
Carie, sous les ordres de Ptolémée Cranus, le littoral semblait si tran-
quille et si peu menacé qu'Alexandre put profiter de l'hiver qui com-
mençait pour pénétrer dans les plateaux élevés de l'intérieur (1). On le
voit successivement à Cœlènes, puis à Gordion, où il dénoua d'un coup
d'épée le nœud célèbre de Gordios, puis à Ancyra, où il reçut la soumis-
sion des Paphlagoniens et des Cappadociens. Ce fut au retour de cette
expédition et de cette conquête sans combats, où il n'avait eu qu'à rem-
placer les satrapes persans par des officiers macédoniens, que le héros
faillit périr dans les eaux duCydnus, après avoir franchi heureusement
le Taurus et les Pyles ciliciennes négligeamment gardées par les Perses
(histoire et dénonciation du médecin Philippe; guérison du roi). Les
villes, assyriennes d'origine, comme Tarse et Anchiale, fondées dans le
même jour par un des rois de Babylone, commençaient à alterner ici
avec les villes grecques auxquelles le jeune roi continuait à témoigner
les mêmes égards, sacrifiant partout aux anciens héros du pays, re-
mettant le tribut à celles qui rattachaient comme lui leur origine aux
Héraclides.
Ce fut là qu'il rencontra pour la première fois les armées orientales
de Darius. Fatigué d'attendre les Macédoniens dans la vaste plaine de
Socos, à l'entrée de la Comagène, le grand roi avait franchi le pas
amanique qui sépare la Cilicie de l'Assyrie proprement dite. Il était venu
de lui-même entasser son immense armée (quatre cent mille fantassins,
cent mille cavaliers) dans une plaine étroite et ondulée où tout lui
devenait inutile à la fois, et sa puissante cavalerie et ses coureurs légè-
rement armés, et ses chars de guerre dont les Macédoniens s'effrayaient
par avance. A la première nouvelle de cette manœuvre, qu'il refusait
de croire, Alexandre s'était hâté d'arrêter et de ramener ses troupes,
qui commençaient à franchir en sens inverse le défilé des Pyles syrien-
nes qui menaient de la Cilicie à la Comagène. 11 fallut pour le convain-
cre que quelques -uns de ses officiers montés sur une galère à trente
rames allassent eux-mêmes, à l'abri des falaises escarpées du rivage,
reconnaître la position du camp des Perses et confirmer au retour le
rapport de ses éclaireurs. L'armée d'Alexandre, sur ce champ de bataille
resserré (29 novembre 333), se trouvait au sud de celle des Perses, dont
elle était séparée comme au Granique par un faible cours d'eau, le
Pinaros, et le succès de la journée fut décidé par l'initiative de son aile

(1) Il avait, à Milet, renvoyé sa flotte menacée par la flotte de Memnon et devenue
inutile à ses nouveaux projets.
droite qu'il commandait en personne, et sur laquelle il avait successive-
ment concentré l'élite de ses troupes (1). Il y eut plus d'hésitation vers
le centre, où le mouvement en avant de l'aile droite avait disloqué par
degrés et entrouvert sa ligne de bataille, que les mercenaires grecs à
la solde des Perses s'acharnaient à couper. Mais un retour offensif du
roi, victorieux sur tous les points à l'aile droite, déconcerta les mer-
cenaires qui se virent attaqués de flanc par la phalange et réduits
(
bientôt à la défensive grand carnage). A l'aile gauche où des nuées de
cavaliers et de fantassins franchissant le Pinaros avaient enveloppé et
harcelaient la cavalerie thessalienne, elles se dispersèrent d'elles-mêmes
au bruit des succès du roi, que confirma bientôt l'apparition de ses
hétaires, et avant la fin du jour l'immense armée des Perses était en
pleine déroute du côté de l'Euphrate, encombrant de ses masses bigar-
rées les ravins des montagnes qui encadrent la plaine et les deux défilés
où il resta plus de monde écrasé par les fuyards qu'il n'en avait péri
sous le fer des Macédoniens (cent mille hommes en tout). Darius, qui
avait quitté dès le commencement de la déroute son char, ses armes et
sa robe de pourpre pour monter sur un de ces chevaux rapides que l'on
menait partout à la suite du grand roi, les avait franchis l'un des pre-
miers, laissant aux mains des Grecs ses bagages, ses trésors et sa famille
qui n'avait pas pu fuir aussi rapidement que lui.

Conquête de la Phénicie et de l'Egypte.

En se jetant dans les provinces continentales de l'Asie, où fuyaient


les débris de l'armée défaite à Issus, Alexandre eût pu porter dès ce
moment le dernier coup au grand empire dont il n'avait point cru jus-
qu'alors la destruction aussi facile. Mais il eût fallu pour cela laisser
sur ses derrières, en face de conquêtes trop rapides pour être bien affer-
mies, les grandes villes maritimes et les flottes de la Phénicie, qui pou-
vaient, à leur choix, intercepter ses convois d'hommes et de munitions,
porter la révolte en Grèce (2) ou la guerre sur les côtes d'Asie, comme

(1) Darius, au contraire, avait entassé à son aile droite, couverte par la mer, presque
toute sa cavalerie et une partie de son infanterie, dans le but évident de tourner et
d'envelopper, en franchissant le fleuve: la petite armée des Macédoniens.

,
(2J Il venait de trouver à Damas, où Parménion était allé se saisir du trésor des
Perses des députés de la plupart des villes grecques, de Thèbes notamment, de Sparte
et d'Athènes.
Venait de le tenter Memnon, mort à propos pour sa fortune (prise des
îles de Chios et de Lesbos ),
lui fermer à lui-même la retraite en cas
de revers. On pouvait croire d'ailleurs que la plupart des villes phéni-
ciennes se soumettraient d'elles-mêmes comme l'avait fait Arados, dont
le roi Straton, à la nouvelle de l'approche d'Alexandre, s'était hâté de
lui envoyer des présents et de livrer à ses officiers toutes les villes de ses
petits états. A l'exemple de Byblos et de Béryte, l'antique Sidon ouvrit
ses portes sans conditions et sans résistance (1). Mais il n'en fut pas
de même de la puissante ville de Tyr, où le roi avait fait demander la
permission de sacrifier au grand dieu du pays et où l'on jeta, pour toute
réponse, ses hérauts à la mer. Fière de sa position insulaire, de ses
murailles de 100 pieds, baignées presque partout par les eaux, des flot-
tes nombreuses, tyriennes ou alliées, qui se pressaient dans ses deux
ports, elle s'était flattée d'échapper à l'armée des Grecs qui manquaient
àla fois de vaisseaux et de machines. Ce ne fut, en effet, qu'après sept
mois d'un siège acharné (digue péniblement construite du rivage jusqu'à
l'île; attaque successive des deux ports, des murailles et des tours)
que cette antique rivale de la Grèce tomba, pour ne plus se relever,
sous les coups du vainqueur (332). Après le pillage de la ville, dont
les deux ports furent comblés et les murailles rasées jusques au roc, il
fit vendre, comme esclaves, tous ceux des-Tyriens (trente mille) qui
avaient échappé aux fatigues du siège et au massacre qui suivit l'assaut
(huit mille habitants égorgés, deux mille jeunes gens mis en croix). Il
ne resta d'entier dans cette cité si longtemps opulente que le temple
massif de Melkarth, au sommet du rocher et de la ville, où le
héros
voulut dédier aux dieux la catapulte qui avait ouvert la brèche, et fit
célébrer des jeux gymniques à la lueur de mille flambeaux (Arrien).
Avant le siége de Gaza, que l'exemple de Tyr n'avait point effrayé
et dont les habitants furent aussi vendus comme esclaves après deux
mois de blocus (histoire ou légende du gouverneur Bétis, traîné comme
Hector autour des murailles de sa ville en flammes), le conquérant, s'il
fallait en croire des traditions juives rapportées par Josèphe (liv. XI),
aurait poussé jusqu'à Jérusalem où il aurait, suivant son usage, sacrifié

) Sa population avait péri presque tout entière (quarante mille hommes ) dans une
(1
récente révolte des villes phéniciennes contre les Perses, où ses habitants avaient été
réduits à mettre eux-mêmes le feu à leur ville pour échapper.aux vengeances et à la
cruauté bien connue du roi Ochus (358-339).
au Dieu des Juifs et interrogé les livres des prophéties qui promettaient
l'empire à un chef venu de lOccident (Daniel). Mais on a remarqué que
le souvenir de ce fait ne nous a été conservé par aucun des historiens
grecs d'Alexandre aussi curieux qu'il l'était lui-même de ces signes et
de ces révélations surnaturelles.
En Egypte, où la domination des Perses avait froissé tous les senti-
ments religieux et nationaux du pays (1) et où le satrape Mazarès en
était réduit, pour toute armée, à quelques garnisons affaiblies, ce fut en
libérateur au contraire que fut accueilli partout le vainqueur de ces
maîtres athées, comme les appelaient les prêtres (2). De Péluse à Hélio-
polis toutes les villes du Delta ouvraient d'elles-mêmes leurs portes et
payaient sans murmurer la contribution de guerre à laquelle chacune
d'elles était taxée. A Memphis, où il séjourna quelque temps pour orga-
niser l'administration et la défense du Delta (3), on remarqua qu'un de
ses premiers actes avait été de sacrifier au bœuf Apis et aux divinités
les plus révérées du pays. Pendant qu'une partie de son armée travail-
lait, sous la direction de l'architecte Sostrate, à construire sur la plage
sablonneuse et.malsaine du Delta, entre la mer et le lac Maréotis, la
plus célèbre de ses treize Alexandries (orientation des rues dans le sens
des vents étésiens), héritière naturelle de cette Tyr qu'il venait d'effa-
cer, il voulut aller lui-même, en traversant militairement le désert,
interroger l'oracle d'Ammon, dont les prêtres le saluèrent du nom de fils
de Jupiter et lui promirent l'empire du monde, jusqu'au jour où il
s'assiérait parmi les dieux. Le jeune héros semblait tenir à ces arrêts du
sort, moins encore pour ses soldats dont ils frappaient l'esprit, que pour
les peuples crédules et fatalistes de l'Orient dont il semblait pénétrer par
degrés les instincts et le génie. Grossi en Egypte même des renforts
indispensables qu'Amyntas lui amena de la Grèce (il en avait reçu d'au-
tres pendant le siège meurtrier de Tyr), il se remit, par la Phénicie et
la Célésyrie, à la poursuite du grand roi, sans souci maintenant de ce
qu'il laissait derrière lui et plus assuré de sa fortune (adhésion des prin-
cipales îles de l'Archipel à l'alliance macédonienne). A deux ou trois
reprises déjà, Darius lui avait écrit pour lui recommander sa famille

(1) Sous les règnes de Cambyse et d'Ochus particulièrement.


(2) Kp.v'n¡. 6to.. Inscriptions du colosse de Mcmnon, chez M. Letronne.
;
(3) Deux satrapes égyptiens, surveillés par des chefs militaires de race grecque
division des pouvoirs et des emplois.
(après Issus), ou lui faire des propositions qui eussent pu tenter une
ambition moins élevée, celle de la moitié de son empire avec un don
de 10,000 talents. Mais le jeune héros répondait négligemment que le
moment du repos n'était pas encore venu ou que l.e ciel des Perses n'avait
point place pour deux soleils.

Bataille d'Arbelles. — Conquête des provinces orientales de l'empire.

L'armée,'en face de laquelle se trouvait Alexandre après avoir passé


l'Euphrate à Thapsaque et le Tigre au-dessus d'Arbèles (2 octobre 331),

d'hommes, deux cent mille cavaliers ,


était une de ces armées immenses et confuses où le nombre (un million
deux cents chars de guerre,
(Diod.), compliqué encore par la diversité des armures, de la tactique
et du commandement lui-même, devenait un embarras au lieu d'être
une force. La vaste plaine de Gaugamèle, que le roi avait fait niveler
pour y asseoir son camp, n'avait point suffi au déploiement de son
infanterie, dont il avait fallu rejeter sur le derrière des corps entiers,
divisés suivant l'usage par nations et par langues. Hors d'état avec sa
petite armée (quarante-sept mille combattants de toutes armes) de re-
muer cette énorme masse d'hommes, Alexandre paraît n'avoir eu d'autre
but que de la couper comme à Issus et de l'effrayer en réunissant toutes
ses forces disponibles sur son aile droite qui parvint, en dépit des chars
de guerre et des mercenaires grecs, lancés successivement contre elle,
à pénétrer comme un coin dans les masses profondes de l'infanterie per-
sane où la cavalerie des hétaires s'engagea avec elle. Il n'y eut à
vraiment parler de combat que vers le centre, où la cavalerie indienne
et persique, traversant à son tour la ligne distendue des Grecs, pénétra
jusqu'aux prisonniers et jusqu'aux bagages qu'elle aurait enlevés sans la
bonne contenance de l'arrière-garde que le roi avait étendue derrière lui
de manière à couvrir un instant au moins sa ligne de bataille que les
barbares visaient toujours à envelopper. A l'aile gauche, où Parménion
luttait avec quelque peine contre l'immense infanterie des Perses et des
nuées de cavalerie arménienne, le roi, qui accourait à son secours à la
tête des hétaires, donna tête baissée dans une épaisse colonne de cava-
lerie barbare qui se retirait en bon ordre et d'où lui et les siens ne sor-
tirent que par des efforts désespérés (1). Mais avant son arrivée, la

(1) Soixante hétaires et beaucoup de chevaux y périrent.


cavalerie thessalienne avait déjà réussi à rétablir le combat et l'on sut.
bientôt par des messages venus de divers côtés que les masses de l'armée
barbare, effrayées du mouvement irrésistiblede l'aile droite et de la
fuite du roi que les mercenaires grecs ne purent retenir, abandonnaient
le champ de bataille en se retirant pour la plupart du côté de la Médie.
Alexandre, après avoir couru jusqu'à Arbelles où il espérait atteindre
Darius (il n'y trouva que son char, ses armes et le trésor de l'armée),
les laissa se débander et se disperser d'elles-mêmes, pressé, dit Arrien,
d'aller mettre la main sur les villes royales et les trésors de l'empjre
qu'il craignait de trouver dévalisés par les fuyards. Il n'avait perdu dans
cette bataille décisive, et sanglante du côté des Perses (trois cent mille
barbares hors de combat?), que cent hommes et mille chevaux tués
par l'ennemi ou morts de fatigue.
A Babylone, où il arriva après quelques jours d'une marche rapide,
les magistrats, les prêtres et le peuple vinrent d'eux-mêmes lui offrir
l'entrée de leur ville. Il y sacrifia au dieu Bel, suivant les rites des
Chaldéens, et ordonna de relever son temple détruit par ordre de Xer-
xès. A Suze, ce fut le satrape persan lui-même qui lui livra le trésor
des rois de Perse dont la valeur, dit Arrien, montait à 50,000 talents,
tant en lingots ou en argent monnayé qu'en riches étoffes teintes de
pourpre. Après avoir soumis le peuple belliqueux des Uxiens, dont le
grand roi ne franchissait les montagnes qu'en payant un tribut aux
chefs barbares du pays, et tourné les Pyles persiques qu'Ariobarzane
(
s'était flatté de défendre à la tête d'une dernière armée persane qua-
rante mille hommes), il entra sans résistance à Persépolis. C'était là
que les Perses entassaient depuis plusieurs générations les trophées, les
captifs (Grecs d'Asie et d'Europe) et les trésors de leur immense empire
qu'il abandonna au pillage, ne se réservant pour sa part que 120,000
talents (630,000,000). Respectueux à Pasargade, la ville sainte des
Achéménides, de leurs tombeaux et de leurs souvenirs nationaux et
religieux, il traita sans pitié cette métropole fastueuse qui disparaît de la
terre en même temps à peu près que la dynastie dont elle avait abrité
les grandeurs passagères. L'immense palais dont Ker Porter dessinait,
il y a quelques années, les terrasses étagées, les murailles massives et
les salles immenses, ornées de bas-reliefs sculptés par des artistes
chaldéens, fut incendié par le roi lui-même à la suite d'une orgie noc-
turne où l'athénienne Thaïs lui reprochait d'oublier trop facilement les
injures de la Grèce qu'il était venu venger, les dévastations etles incen-
dies des guerres médiques dont on retrouvait jusqu'ici les troplrces (i).
Ce ne fut qu'en Médie, dans la ville sainte d'Ecbatane, où Alexandre
laissa, sous la garde d'Harpalos et de six mille Macédoniens, le lourd
trésor des Perses qu'il traînait à la suite de son armée, que l'on eut des
nouvelles précises de Darius qui fuyait, mal accompagné, disait-on,
du côté des Pyles caspiennes. Mais avant que les coureurs eussent pu le
joindre, on sut que ce malheureux prince avait été chargé de chaînes et
plus tard assassiné par le satrape Bessos (330), qui espérait se faire un
royaume indépendant dans les provinces du nord-est, où il avait des
relations tout établies et de nombreux partisans (funérailles royales de
Darius, etc.). Bien décidé à ne point laisser s'élever et grandir un pou-
voir usurpé dans l'empire au moment où il venait d'en renverser les mai-
,
tres, Alexandre se remit à la poursuite du roi Bessos, comme se faisait
appeler le satrape rebelle, et traversa avec sa rapidité ordinaire les pro-
vinces septentrionales et orientales de la Perse, domptant sur les côtes
montagneuses de la Caspienne les tribus belliqueuses des Mardes, paci-
fiant ou organisant les populations barbares qu'il traversait, fondant, au
bord des plateaux déserts de la Parthie et de l'Arie, la grande voie du
commerce de l'Inde du côté du nord, une de ses Alexandries restée
florissante jusqu'aujourd'hui (Hérat). De la Drangiane et de l'Arachosie,
où il se fit livrer un des complices de Bessos, il remonta jusqu'aux pro-
vinces accidentées du Paropamise (l'Indoukouh), vers la Bactriane
d'abord, où, après de nombreux combats contre de braves et pauvres
tribus de montagnards, il prit le rocher célèbre d'Aornos et la ville de

Darius) ;
Bactres (Spitamènes lui livre Bessos qu'il abandonne aux parents de

,
plus tard vers la Sogdiane (ville grecque des Branchides)
d'où il poussa jusqu'à l'Yuxartes franchi comme l'Oxus, jusqu'aux
,
steppes des Scythes, au bord desquelles il fonda, à l'exemple de Cyrus
(KGco7rô).c;), la plus septentrionale de ses Alexandries (2).

(1) Les statues d'Harmodius et d'Aristogiton, par exemple, que les Perses avaient
emportées d'Athènes en flammes quelques jours avant la bataille de Salamine, et que
les Macédoniens venaient de retrouver non sans surprise dans la ville royale de Suze,
d'où le roi les fit reporter à Athènes. Quelle perte, entre tant de pertes irréparables,
que celle de ces monuments de l'art primitif d'Athènes, antérieurs de deux générations
!
à l'école de Phidias dont ils nous permettaient d'apprécier les innovationset les progrès
(2) Révolte de Spitamènes (329). Insurrections et guerres locales qui retiennent le roi
pendant deux ans (330-328) dans ces provinces montagneuses, les plus belliqueuses et
à contenir
les plusdifficiles de lamonarchiepersane.
Changementdans l'esprit elles mœurs du conquérant. — Ses idées nouvelle
de politique et de gouvernement.

Quelle que soit l'admiration que nous inspire le jeune roi dans ces
régioas inconnues jusqu'alors, où l'empire de la terre semblait devenu
le prix de la course, comme l'a dit Montesquieu, il serait injuste cepen-
dant d'oublier cette petite armée où la tactique et la discipline semblaient
s'êtreélevées, pour servir ses desseins, au plus haut point où il leur
ait été donné d'atteindre chez les Grecs; où l'habitude du péril, des
fatigues et des succès, en trempant les corps et les âmes, ne laissait
d'impossible au jeune chef que ce qui était réellement surhumain. Elevé,
comme ses soldats, à cette rude école de la guerre devenue par degrés
un art et un métier, le jeune roi leur donnait lui-même l'exemple de
toutes les vertus militaires, du courage qui ne calcule point, de la rési-
gnation et de la patience plus héroïques souvent que le courage. Il mar-
chait à leur tête dans les déserts ardents de la Médie ou de la Drangiane
avec autant de gaîté qu'il les devançait un jour de combat. Libre et
familier avec eux sans cesser d'être digne, il les gagnait plus encore par
des mots venus du cœur que par une libéralité sans limite comme sa
fortune, et les dominait, comme ses officiers, par la rapidité de son
CWlp-d'œil et la sûreté de son jugement devenues pour l'armée comme
une seconde providence. C'est surtout à partir de la victoire d'Arbelles
que se révèlent chez lui ces qualités de tacticien et d'administrateur qui
prennent, aux yeux des gens du métier, quelque chose de plus mer-
veilleux dans des pays inconnus et divers, où il fallait tout à la fois
commander et diriger l'armée (absence de cartes, rareté des villes et
des routes tracées), pourvoir à ses besoins de tous les genres et de tous
les jours (vivres, habillements, équipements, etc.), deviner, pour ainsi
dire, les ressources ou le-climat des contrées qu'il traversait, modifier
dans chacune d'elles sa tactique et sa manière de combattre, et arriver
au but sans avoir laissé compromettre une seule fois le prestige de ses
armes.
Mais à mesure qu'il s'enfonçait dans ces vastes régions, devenues
maintenant son domaine, où le soleil plane sans rivaux et sans nuages
dans des horizons élargis, il semblait subir plus irrésistiblement tous les
jours l'influence de cette nature puissante et simple comme les sociétés
solennelles qu'elle encadre. Dans l'espèce de syncrétisme pieux où était
déjà tombée la Grèce, on lui eût pardonné sans doute ces aspirations
religieuses par lesquelles il s'assimilait lui-même aux héros et aux dieux
dont il rencontrait successivement les temples. Depuis que les prêtres
d'Ammon l'avaient salué fils de Jupiter, les artistes privilégiés auxquels
il était permis de reproduire ses traits (le sculpteur Lysippe, etc.) ne le
représentaient plus que coiffé de la dépouille du bélier sacré (v. ses mon-
naies) dont les cornes encadrent élégamment les lignes pures de son
profil et les contours élargis de son front d'où s'échappe un regard pro-
fond et mélancolique. Dans les provinces montagneuses où la Perse se
confond avec l'Inde, l'admiration et la flatterie le comparaient aux Dios-
cures dont on croyait y retrouver les traces, à l'Hercule et au Bacchus
indien dont il avait égalé les courses et les hauts faits, propageant comme
eux la civilisation par l'exemple et par la guerre, semant sur sa route
les populations et les villes (ses treize Alexandries), organisant par la
paix ce monde soumis et révélé par ses armes. Mais on avait plus de
peine à s'habituer, dans les rangs élevés de l'armée surtout, à cet appa-
reil tout oriental dont il avait commencé à s'entourer depuis la mort de
Darius, à ces airs de hauteur et d'autorité absolue qui ne souffraient
plus ni contradiction ni résistance, et qui se révélaient tour-à-tour par
les éclats de la colère ou les défiances ombrageuses du despotisme. Au
supplice de Philotas, accusé par le roi et lapidé par l'armée dans la
Drangiane (330) comme complice d'une conspiration imaginaire peut-
être, avait succédé, quelque temps après, celui du vieux Parménion,
père de Philotas, frappé traîtreusement à Ecbatane sans avoir été accusé
ni entendu. Puis vint le meurtre de Clitus, assassiné de la main du roi
dans une orgie nocturne où il avait eu le tort de rappeler chaudement
aux sophistes et aux flatteurs éhontés qui portaient jusqu'aux nues les
hauts faits du jeune roi, ceux du vieux Philippe, ceux de l'armée, les
siens eux-mêmes auxquels Alexandre avait dû la vie, disait-il, au
combat du Granique (Maracanda, 327). Puis ce fut celui du philoso-
phe Callisthène (disciple et neveu d'Aristote), impliqué aussi dans une
conspiration, parce qu'il conservait devant le roi lui-même une âme et
une parole libre, refusant de se prosterner et de l'adorer à la manière
des Perses.
Tout n'était point éteint à coup sûr dans ce cœur sympathique et dans
cette âme pleine de ressort où l'on retrouvait, à l'occasion, le vainqueur
bienveillant et généreux des premières années, l'ami confiant et tendre,
le chef affectueux et libéral que l'on eût suivi jusqu'aux extrémités de la
terre. Mais en le voyant, vêtu de la tunique blanche des rois de Perse
et du diadème bordé de pourpre, vivre comme eux au milieu des flat-
teurs, des eunuques et des femmes; siéger en public sur un trône
d'ivoire et d'or, entouré des nobles persans auxquels il confiait de pré-
férence les emplois les plus élevés et les plus lucratifs, les hommes
impartiaux et de bonne foi, ses amis les plus dévoués et les plus chers
avaient bien le droit de se demander si la Grèce n'allait point abjurer
son droit de conquête au milieu des vaincus, s'y effacer et s'y perdre
elle-même avec cette civilisation occidentale dont elle avait été le mis-
sionnaire et l'apôtre. A défaut de ces mille indices dont les contempo-
rains étaient vivement frappés et que les historiens nous laissent acci-
dentellement entrevoir, n'avait-on point eu une preuve matérielle de
cette abdication systématique dans la création toute récente du corps
oriental des épigones (f), destiné, comme son nom l'indiquait (les suc-
cesseurs), à remplacer bientôt l'armée macédonienne décimée par dix
ans de courses et de victoires1

Campagne de l'Inde. — Fusion tles deux civilisations et des deux races.


— Projets et mort du conquérant.

C'est dans les provinces du Paropamisos où nous l'avons laissé que le


jeune roi parait avoir conçu la première idée de la conquête de l'Inde,
dont les caravanes richement chargées se croisaient et se ramifiaient en
divers sens dans ces contrées montagneuses. Tout semble indiquer du
reste qu'il n'avait en la commençant que des notions fort vagues sur la
population, le climat et l'étendue de cette vaste contrée, dont les con-
tours et la forme précise n'ont été connus que longtemps après lui. On
sait positivement aujourd'hui que ses conquêtes (2), entravées dès le
début par les pluies périodiques du printemps, ne se sont pas étendues
au-delà du Pendjauh actud (îrivrî Tzirxfiiix, le pays des cinq rivières,
affluents supérieurs de l'indus), habité encore par les populations les
plus belliqueuses de la Péninsule, les Seïkhs et les Mahrattes. De

(t)
,
mes
C'était en réalité une nouvelle armée, une armée persane de trente mille hom-
dont les satrapes devaient recruter les hommes avec tout le soin possible dans
les populations les plus belliqueuses etles plus belles de l'empire, et qui devaient être
ensuite armés, équipés et dressés suivant la tactique macédonienne
(2) Son armée de cent vingt mille hommes et de quinze mille chevaux était composée
en majeure partie de barbares.
Taxila où il traverse l'Indus avec le roi Taxile (lui avait invoqué son
appui et ses armes, on le trouve successivement sur les bords de l'Hy-
daspe (le Djélem suivant le major Rennell), où il défait le rival de

de l'Acésinès (Tchennab;
Taxile, Porus, le plus brave et le plus puissant roi du pays, sur ceux
Rennell) et de l'Hydraotès (Raveï) qu'il fran-
chit l'un après l'autre, de l'ilypliase enfin où ses troupes refusèrent net-
tement de le suivre plus loin, au milieu de fatigues sans gloire et de
combats sans profit. Il fallut se contenter d'élever sur le bord du fleuve,
qui servit de limite à ses exploits, douze autels aux douze grands dieux

sion des Malliens, le Moultan actuel ,


des Grecs. Il redescendit par eau le cours de l'Indus (défaite et soumis-
et des Oxidraques) jusqu'au delta
du fleuve (Patala), et jusqu'à l'Océan dont les puissantes marées frap-
pèrent d'une sorte d'effroi généraux et soldats. Puis, divisant son armée
en trois corps, dont l'un suivit Néarque de l'Indus au golfe Persique,
il revint lui-même en Perse par les déserts ardents de la Gédrosie où
beaucoup de ses soldats et de ses officiers périrent de soif et de fatigues.

,
Ce fut à Suze, au retour de cette reconnaissance plus brillante
qu'utile que furent célébrées les noces symboliques de son armée, de
ce qu'il restait de grec et de valide dans son armée, avec dix mille jeu-
nes filles des plus nobles familles de la Perse auxquelles il fit donner
à ses frais des dots si elles étaient pauvres, des coupes d'or si elles
étaient riches. Il avait inauguré cette scène orientale en épousant lui-
même la fille aînée de Darius, qui vint à la manière persane s'asseoir
richement parée sur le lit aux pieds d'or où il était couché, et en mariant
à Ephestion une autre fille, à Cratère une des nièces du même prince.
Pour déguiser aux autres et se déguiser à lui-même l'espèce de fascina-
tion que semblaient exercer sur lui les mœurs et les idées de cet Orient
si distinct en toute chose de sa pauvre Macédoine, il redoublait d'atten-
tions, de prévenances, de libéralité même envers les débris de cette
armée dont les services et la présence semblaient l'embarrasser. A Opis,
sur le Tibre, il avait fait distribuer aux soldats 10,000 talents en un
jour (60,000,000 de francs) ; plus tard, il permit aux malades et aux
blessés de retourner en Macédoine. A la suite d'une émeute provoquée
dans le camp par l'apparition des épigones, dont les Grecs do race
étaient de plus en plus jaloux, il avait fait offrir des congés à tous ceux,
,
blessés ou non qui voudraient retourner en Grèce, avec un talent de
gratification et le plus sûr de ses amis pour les conduire.
De retour à Babylone, où l'attendaient les députés de toutes les nations
civilisées ou barbares venus pour lui faire hommage ou lui soumettre
leurs différends comme au maître de la terre, il semblait moins occupé
des immenses affaires de son immense empire que de vastes projets qu'il
consignait lui-même en brèves indications dans un journal (if.f'-epiL)
qui lui a survécu (4). Tantôt c'était vers la Grèce que se reportait sa
pensée, comme elle l'avait fait bien souvent dans cette vie d'émotions
aventureuses, au milieu des nouveautés et des splendeurs de sa con-

relever et de le grandir aux yeux des Athéniens eux-mêmes :


quête. Il y rêvait la construction de temples somptueux capables de le
à Dodone,
un temple de Jupiter ; à Delphes, un temple d'Apollon; un autre à la
Diane tauropole d'Amphipolis ; un autre à la Minerve d'Ilion, à laquelle
il avait voué ses armes en débarquant sur la côte d'Asie. A Philippe,
son père, il destinait une pyramide comme celles qu'il avait admirées à
Memphis ou celle qu'il venait d'élever lui-même à Babylone à son cher
Ephestion, le plus aimé de ses amis' avec Cratère, à la suite de funé-
railles fastueuses dont l'Orient lui-même s'était étonné (elles coûtèrent,
disent les historiens, 52 millions de francs).
Plus souvent, c'étaient des idées de conquête et de guerre lointaine
qui renaissaient dans cette âme sans repos et dans cette imagination
sans limite. Pour élever à toute sa prospérité son Alexandrie d'Egypte
dont il avait entrevu la grandeur future, pour lui assurer le transit du
commerce maritime de l'Inde, il faudrait reconnaître et soumettre les
côtes de l'Arabie et celles de la mer Rouge. Dans la Méditerranée, on
construirait une flotte de mille vaisseaux longs d'un fort tonnage, avec
la(luelle il balaierait toutes les marines de l'Occident (Carthaginois,
Etrusques, etc.), pendant qu'il ferait à la tête de son armée le tour de
ce lac maritime qui relie les trois mondes. Dans l'intérieur de l'empire,
sur l'Euphrate et dans les provinces montagneuses du Paropamisos, les
deux autres voies du commerce de l'Inde qu'il voulait s'assurer tout
entier, on créerait des étapes ou des villes intermédiaires peuplées en
Orient d'Asiatiques, en Occident d'Européens (2). A Babylone, dont il

(t) C'étaient sans doute des fragments de ce précieux Journal que Perdiccas, après
la mort du conquérant, lisait aux Macédoniens assemblés en supprimant audacieusement
tout ce qui était relatif à Héphestion. L'olynthien Ephippos parait les avoir eus plus
tard à sa disposition, et l'on suppose que c'est à lui que Diodore emprunte les passa-
ges et les extraits, trop peu nombreux malheureusement, qu'il nous en a conservés
(Diod.,XVII, i).
(2) a L'époque où le monde de l'Orient s'ouvrait ainsi devant les armes des Grecs
aimait la position merveilleuse, les monuments et la grandeur sans
égale, le polythéisme somptueux, les superstitions elles-mêmes, il
venait d'ordonner de grands travaux hydrauliques destinés à régulariser
l'étiage du fleuve, à en rendre le lit et les canaux accessibles aux plus

proque ,
grands navires. Peut-être, par un système bien entendu d'éducation réci-
d'institutions politiques et militaires, serait-il possible de rele-
ver ces grandes et fécondes nations de l'Orient auxquelles il espérait
rendre une jeunesse et une vigueur nouvelle en infusant dans ce corps
séculaire le sang plus vif et les idées plus humaines de la Grèce, de le
marier avec ce jeune Occident par un hymen fécond pour sa puissance
comme pour l'humanité.

,
Une maladie de quelques jours, produite, à ce qu'il parait, parles
exhalaisons des canaux de l'Euphrate asséchés dans les plaines voisines
jusqu'au lac Pallacopasqu'il avait récemment parcouru, et aggravée par
les fatigues et les excès de cette vie ardente qui n'avait rien ménagé,
vint arrêter brusquement ces vastes projets qui n'avaient rien d'ailleurs
de plus impossible que les prodiges de sa vie passée. Surpris, comme
J'étaient ses officiers, ses amis, ses médecins eux-mêmes, des progrès
rapides du mal dont chaque jour aggravait le caractère, ce fut inutile-
ment que le héros recourut à ses remèdes accoutumés, aux breuvages

coïncidait, par une correspondance merveilleuse, avec celle où les sciences essayaient
de se reconnaître et de s'organiser sous l'influence de la méthode péripatéticienne. Le

,
siècle tout entier devait la subir pour la transmettre aux siècles futurs, et Alexandre,
l'élève d'Aristote l'avait reçue lui-même plus directement qu'aucun de ses contempo-
rains. La conquête de l'Asie fut marquée la première de ce caractère élevé qui atténue
les désastres de la guerre en les faisant servir au moins à la civilisation et à la science.
Elle fut ce que nous appellerions aujourd'hui une reconnaissance scientifique de ce con-
,
tinent inconnu. Pendant que son armée traversait, non sans effroi les déserts et les

notaient et calculaient ses marches,


montagnes de l'intérieur où les géomètres Diagnètos et Biton, souvent cités par Pline,
les amiraux Onésicrite et Néarque en relevaient les
côtes méridionales des bouches de l'Indus jusqu'à celles de l'Euphrate » (E. Barry, Dis-
courssur la marche et les progrès des connaissances géographiques chez les Grecs.
6,1). Il venait de faire reconnaître par le naucrate Héraclidès les côtes de la Cas-
p.
, le
pienne, où il voulait construire une flotte; il fit relever plus tard par cilicien Hiéron,

Néarque ,
celles de la mer Erythrée et de la presqu'île arabique où s'était arrêté le périple de
complétant ainsi la reconnaissance géographique de ce vaste continent que la
Grèce connaissait bien mieux que nous, dans sa région occidentale au moins, et qu'il
avait eu la gloire, comme le dit Strabon (liv. Ir,
chap. 2), de lui révéler en grande
partie. -
savants, aux bains de températures diverses, aux sortilèges et aux divi-
nations des prêtres chaldéens, tous les jours plus puissants sur son
esprit. C'était en vain qu'impatient du mal et du repos, il faisait trans-

,
porter son lit d'ivoire de l'une à l'autre des salles ou des terrasses éta-
gées du palais. Affaibli et déjà sans parole il reconnut ses vieux soldats
qui avaient forcé les gardes et les portes pour le voir une dernière fois.
11 donnait à chacun d'eux sa main défaillante et répondait du regard à

leurs regards pleins de larmes. Ramené à lui-même et à l'humanité qu'il


avait oubliée par ces réalités toutes-puissantes de la mort, il semblait
comprendre que la durée de son œuvre n'excéderait point celle de sa vie
et que sa divinité touchait à son terme comme son empire. Aux flat-
teurs obstinés, qui lui demandaient quelques jours auparavant à quelle
époque il désirait que l'armée lui décernât les honneurs divins, il avait
:
répondu par un mot plein de tristesse « Quand vous serez heureux ! » et
il mourut (21 avril 323), sans avoir voulu se désigner officiellement de

successeur, convaincu d'avance que son choix ne serait point ratifié (1),
quel qu'il fût, et que ses généraux lui feraient « de sanglantes funé-
railles. » Il avait à peine trente-trois ans, et treize années de régne
lui avaient suffi pour remplir de son nom le monde et l'histoire.

Edw. BARRY ,
Professeur d'histoire à la Faculté des Lettres de Toulouse.

(1) Le mot romanesque sans doute que lui prêtent les historiens à sa dernière heure
!)
(au plus digne n'est que l'expression de cette triste conviction. Il s'était contenté de
laisser à Perdiccas l'anneau dont il scellait ses dépêches et ses actes officiels.
LETTRES SUR LE MIDI.

Quatrième lettre.

Orange, juin 1858.

MONSIEUR LE DIRECTEUR ,
On ne se lasserait vraiment jamais de parcourir les contrées du
Midi. Depuis que je vous ai écrit ma dernière lettre, datée des
Baux, j'ai vagabondé, au gré du caprice, m'arrêtant avec prédilec-

,
tion dans les localités avec lesquelles je suis depuis longtemps fami-
liarisé passant indifféremment devant des lieux que je n'ai jamais
eu la velléité de voir, avec ces alternatives d'activité et de non-
chalance qui font le charme des voyages et qu'on pourrait appeler
la coquetterie des touristes.
En quittant les Baux, j'ai regagné Tarascon, patrie du savant
abbé Expilly, exploré Beaucaire, l'antique Ugernum, dont le
château — aux élégantes et vieilles tours féodales, théâtre de plu-
sieurs évènements mémorables, — renferme une petite chapelle où
saint Louis entendit la messe avant de s'embarquer pour la Terre-
Sainte. J'ai aussi visité, à une demi-lieue de cette ville, au milieu
d'une plaine marécageuse, le monument connu sous le nom d'Ora-
toire de saint Louis, et suis allé jusqu'à Nîmes voir la momie Até-
phinofré, veuve du grand prêtre Phinofré, scribe du temple
d'Ammon-Ra, à Thèbes.
Un industriel, chargé pendant vingt ans de la surveillance de la

,
Maison-Carrée, ayant été révoqué de ses fonctions, a établi, en
face de ce merveilleux joyau corinthien un cabinet d'antiquités.
Chaque fois que j'étais allé à Nîmes, j'avais aperçu cet antiquaire

;
sur le pas de sa porte, d'où il provoque de la voix et du geste l'at-
tention des touristes mais j'avais toujours résisté à ses provoca-
tions, car peu me chaillait de son bric-à-brac, dont l'authenticité
m'inspirait des doutes, lorsque à mon dernier passage à Marseille,
un de mes amis m'ayant parlé de la momie Atéphinofré, qui fait
partie de la collection de l'antiquaire en question, je me décidai à
revenir sur mes pas pour l'aller voir.
Lorsque j'entrai dans le capharnaüm de l'antiquaire, où il n'y a
que des bibelots insignifiants, je tombai en rêverie devant le corps,
pénétré de bitume et de natrum, d'Atéphinofré, dont plus d'un

,
Rot-En-Ne-Rôme des bords du Nil fut sans doute énamouré ;
devant ses yeux éteints jadis brillants de tout l'éclat de la nuit des
;
lampes de Saïs devant sa bouche muette, que n'anime plus cet
indescriptible sourire osirien que gardent depuis plus de trois mille
ans les sphinx et les têtes qui surmontent les canopes. Le lotus, le
népenthès et les roses du Fayoum ne parent plus le front de cette
pauvre morte, qui a conservé une vague odeur de liqueur de
cèdre, de poudre de santal, de myrrhe et de cinnamone, qui me
reporta en imagination vers les syringes; mais je fus bien vite rap-

,
pelé au sentiment de la réalité par la voix de l'antiquaire spécula-

,
teur véritable showman qui profane la majesté du sommeil de la
fille du grand prêtre en expliquant à sa manière les hiéroglyphes

;
de son cercueil. Je le quittai, saisi de dégoût, au milieu de son
boniment
,
je payai ce qu'il me demanda en échange d'une bro-
chure sur les momies dont il est l'auteur, et m'en allai jeter un
coup-d'œil sur la Maison-Carrée, les Arènes, la tour Magne, la
fontaine de Diane, la porte d'Auguste et la porte de France.
Là-dessus, je partis de Nîmes et m'en allai à Avignon, jadis
,
belle et resplendissante ville aujourd'hui morne et froide dans
l'ombre de sa prospérité évanouie et de sa grandeur déchue.
Avignon, Avenio Cavarum, rile sonnante de Rabelais, résidence.
des papes pendant presque tout le quatorzième siècle, et que les
Rome la Babylone du Tibre ,
Gibelins appelèrent la Babylone du Rhône , comme ils nommèrent
a conservé de ses splendeurs dispa-
rues une empreinte mélancolique et solennelle qui vous attire en
réveillant des rêves oubliés.
J'y ai été hanté par le souvenir de cette formidable discussion
entre les gallicans et les ultramontains, qui commença à la fin du
treizième siècle par les différends survenus entre Philippe le Bel et
le violent et rusé Boniface VIII. L'ombre de son successeur

subitement empoisonné par les Colonna ,


Benoît IX, qui se réconcilia avec Philippe le Bel, mais qui mourut
se dressa ensuite devant
moi. Vous connaissez les suites de ce drame : le conclave se divisa

,
en deux factions, l'une française, l'autre italienne. Par une manœu-
vre habile les cardinaux français surent donner la tiare à Ber-
trand de Gôt, évêque de Bordeaux, qui, sous le nom de Clé-

,
ment V, se laissa entraîner, par l'appât du pouvoir, à toutes les
conditions que le roi de France voulut lui imposer et poussa la
condescendance jusqu'à transporter le siège pontifical à Avignon,
afin d'échapper à la pression des Gibelins. Son neveu, Gaillard de
Pressac évêque de Toulouse, qui résida presque continuellement
,
à la cour de son oncle, envoya dans la capitale du Languedoc des
artistes italiens qui exécutèrent sans doute, de 1310 à 1315, les
belles fresques peu connues de la chapelle des Sept-Dormants,
qu'on voit dans la basilique romane de Saint-Sernin. Le successeur
de Clément V Jean XXII, pontife énergique, habile et remuant,
,
fils d'un chaussetier ambulant de Cahors, élevé dans l'Université
de Toulouse, qui se glorifie d'avoir vu aussi sortir de son sein

,
Benoît XII, Innocent VI et Urbain V, reçut la tiare dans l'église
métropolitaine de Lyon le 8 septembre 1316. Ses luttes avec Louis

,
de Bavière, de la maison de Witelsbach, qui, secondé par les
Gibelins fit élire à Rome l'antipape Nicolas V, agitèrent la chré-
-

, ;
tienté. Jacques Fournier, — l'austère Benoit XII, — né aux envi-
rons de Saverdun petite ville du département de l'Ariége le fas-
tueux et mondain Clément VI; le modeste Innocent VI et le zélé
Urbain V ceignirent successivement la tiare et résidèrent dans la
Babylone des bords du Rhône, que l'évêque Durandi qualifia de

Urbain V quitta Avignon


fical à Rome
,
royaume de démons, de repaire de satyres.

; en 1367, pour rétablir le siège ponti-


mais il n'y séjourna que trois ans et revint mourir
aux bords du Rhône. Son successeur, le modeste, savant, vertueux
et libéral Grégoire XI, conseillé par sainte Brigitte de Suède et

;
sainte Catherine de Sienne, s'était également rendu aux vœux de
l'Italie en s'installant au Vatican la mort seule l'empêcha de re-
passer les Alpes et de retourner à Avignon. Il mit fin à ce que l'on
a appelé la captivité de Babylone de l'Eglise romaine.
Le peuple romain crut l'occasion favorable pour recouvrer enfin

bain VI. C'était un homme instruit et consciencieux ,


un pape italien. On élut l'évèque de Bari, qui prit le nom d'Ur-
mélancolique
et sévère, que les cardinaux vénérèrent pendant deux mois comme
à
pape et proclamèrent comme tel la chrétienté; mais lorsqu'il eut

,
pris des mesures pour diminuer leur influence et secouer leur
tutelle un parti considérable d'entre eux se retira à Avignon
déclara l'élection illégale et élut Robert de Genève, célèbre sous le
,
nom de Clément VII.
Alors commença le grand schisme pendant lequel le Saint-Siège
perdit le respect des fidèles. Clément VII, établi à Avignon, mul-

pontifical en royaume d'Adria ,


tiplia les cardinaux et prodigua les expectatives, constitua l'état

,
en faveur de Louis Ier d'Anjou
tandis qu'Urbain VI, en proie à de continuels soupçons
,
se soute-
nait par des moyens violents.
Les cardinaux de son obédience lui donnèrent pour successeur
Boniface IX, homme ignorant et avide, et de leur côté, les cardi-
naux de Clément VII proclamèrent à sa mort le cauteleux Benoît XIII,

,
le fameux et ambitieux Pierre de Luna.
Il était temps sous peine de la voir périr, de rétablir l'unité de
l'Eglise. Le roi de France chargea le maréchal Boucicaut d'assiéger,

,
dans son palais d'Avignon, le pape Benoit XIII, qui réussit à s'éva-
der. Dans cet intervalle, Innocent VII, en 1404 et Grégoire XII,
en 1406, se succédaient au Vatican.
Les cardinaux des deux obédiences,~lassés, après être convenus
d'assembler un concile à Pise, enjoignirent à chacun des deux papes
de s'y rendre. Les deux pontifes ne tinrent aucun compte de la
sommation. Grégoire XII convoqua un synode à Udine, et Benoît XIII
en ouvrit un autre à Perpignan, où il résidait depuis sa fuite
d'Avignon.

,
Les deux papes ne s'étant pas présentés, l'obédience leur fut
enlevée et on leur substitua Pierre Filargio, archevêque de Milan ,
,
Sous le nom d'Alexandre V. Il ferma le concile de Pise, et le cardi-
nal Balthasar de Cossa c'est-à-dire Jean XXIII, lui succéda.
Le concile de Constance fut assemblé. Il fit brûler Jean Russ et
Jérôme de Prague, déposa Jean XXIII et le tint en prison courtoise.
Ce pape finit par se racheter et échangea la tiare contre le chapeau

;
de cardinal de Frascati. Grégoire XII abdiqua loyalement et se con-
tenta de devenir cardinal de Porto l'obstiné Benoît XIII seul per-
sévéra dans sa criminelle opiniâtreté et déclara que l'Eglise était
en Espagne , à Péniscola, où il se trouvait, comme jadis tout le
genre humain dans. l'arche. Lorsque les Espagnols se réunirent aux

1417,
autres nations qui formaient le concile, il fut aussi déposé, et, en
le concile élut, sous le nom de Martin V, Otto Colonna, qui
fit la clôture du concile le 19 avril 1418.

celle des légats y commença ,


La puissance des papes à Avignon s'évanouit dans ces luttes, et
lorsque Alexandre V y envoya Pierre
de Thurrei reprendre la ville occupée par la garnison espagnole que
commandaitle , frère de Benoît XIII.
Dans cette ville où passèrent les compagnies blanches de l'archi-
prêtre Arnoux de Servole et les bandes de Duguesclin j'ai maintes
,
fois évoqué la splendeur de ses jours glorieux. J'y ai vu planer les
ombres saisissantes de ses papes et de ses légats, unies à celles de
Jeanne de Naples et de Louis de Tarente, de Laure et de Pétrar-
,
que de Rienzi et du podestat Barrai des Baux, des comtes de Tou-
louse et du chevalier Folard qui commenta Polybe.

,
Le formidable château des papes, commencé en 1336, terminé

,
en 1370 avec les lignes rigides, les sobres profils de ses murailles
crénelées et de ses donjons hautains ressemble plutôt à une bas-
tille qu'à un palais pontifical. C'était la forteresse sacerdotale de la
puissance théocratique aux prises avec la brutalité des pouvoirs
séculiers. Il était jadis flanqué des sept tours de Trouillas, chef-
;
d'œuvre d'Obreri, le' Vauban de son siècle de l'Estrapade, de
Saint-Jean, de la Campane, de Saint-Laurent, de Lagache et des
Anges, aujourd'hui démantelées.
La façade, tournée à l'ouest vis-à-vis l'ancien hôtel des Monnaies,

,
regarde le Rhône. La plus belle et la plus riche des tours bâtie
par Urbain V , celle des Anges ainsi nommée à cause des peintu-
res qui en décoraient l'intérieur, dominait cette façade. Le vice-
légat Colonna la fit détruire en 1664; mais les tourelles gothiques,
le balcon crénelé, les entrées souterraines, les poternes, les herses
et les voûtes gardent encore l'âpreté du terrorisme féodal.
L'intérieur de la tour Saint-Jean, dont Jean XXII avait fait sa
demeure, était décoré de fresques attribuées au Giotto. On ne
distingue plus de ces peintures que l'Histoire de saint Martial,
remarquable par le sentiment religieux des têtes et la naïveté de
l'expression. Le Calvaire en forme en quelque sorte le couronne-
mentet lui paraît postérieur. Ces fresques furent mutilées au com-
mencement de la Restauration par les soldats qu'on avait casernés
dans le palais, et qui en vendaient les fragments à vil prix. La
salle de l'ancien tribunal de la Rota renferme aussi des fresques
représentant un Christ en croix entouré des quatre docteurs de
l'Eglise, et un Jugement dernier, dont il ne subsiste que quelques
figures attribuées à Spinello Aretino.
Dans ce palais, dont l'architecture rustique a un bien autre carac-
tère que celle du Vatican, je me suis laissé montrer la prison et la
salle du tribunal de l'Inquisition, la salle destinée aux tortures et
l'endroit où était fixée la fameuse veille, instrument de torture d'in-
vention avignonaise, pal perfectionné dont le sinistre souvenir me
donne la chair de poule. -
Du côté de la tour Saint-Jean, un rempart formidable liait la
citadelle, dite du Cardinal Blanc, aux murs de Notre-Dame-des-
Doms, beau monument de transition du roman au gothique, dont
les Avignonais attribuent complaisamment la fondation à sainte
Marthe, qui, d'après eux, serait allée de Tarascon à Avignon,
après qu'elle eut dompté la Tarasque. Le porche, que certains
archéologues font remonter à Charlemagne et que d'autres disent
provenir de cette remarquable école bourguignone qui se développa
à la fin du onzième et dans le cours du douzième siècle, est roman.
Il donne majestueusement accès à la cathédrale, qui a la forme
d'une basilique.
J'ai remarqué dans cette église quelques fresques, dont une du
siennois Simon Memmi, que je crois dignes de l'admiration des

drapée dans une robe d'azur, la blonde Laure de Pétrarque ,


connaisseurs. J'en ai contemplé avec ravissement une représentant,
dont
le profil harmonieux brille comme une étoile d'or dans le firma-
ment. Le souvenir de cet astre du ciel poétique de Pétrarque ne
doit pas m'empêcher de vous parler des colonnes torses et des cha-
,
pitaux romans de la chapelle de Charlemagne, du siège byzantin
des papes, placé dans le chœur non loin du tombeau du brave

renferme une statue de la Vierge ,


Crillon, dela chapelle décorée par Eugène Dévéria ni de celle qui
,
de Pradier, où j'ai retrouvé

,
l'afféterie triviale et profane qui caractérise les créations de cet
improvisateur que je serais tenté d'appeler le vaudevilliste de la

,-
sculpture. Je vous recommande d'une manière spéciale la chapelle
Saint-Joseph qu'un passage mettait en communication avec le
château des papes, — où un sacristain exhibe flegmatiquement les
magnifiques tombeaux de Jean XXII et de Benoît XII.
J'ai passé bien des heures qui de longtemps ne reviendront ni si

,
belles ni si douces, sur l'esplanade du rocher des Doms, voisine
de la cathédrale autour de la statue du persan Jean Allhen, qui
importa la culture de la garance dans le comtat. Ma vue embras-
sait de là le panorama de la ville, étreinte d'un côté par le Rhône
et de l'autre par le chemin de fer. Du côté du fleuve j'apercevais
l'île de Piot, séparée de la Berthelesse par le Champ-de-Mars. Au
bout du pont rompu de Saint-Benezet, dont la légende est-mer-
veilleuse, apparaissait Villeneuve-lès-Avignon, où Jeanne de Naples

,
et son mari, Louis de Tarente, vécurent dans le palais du cardinal
Napoléon des Ursins, pendant la peste qui ravagea Avignon. La
tour carrée du cardinal de Luxembourg béatifié par Clément VII,
y profile son imposante silhouette, à quelque distance du fort

milieu des ruines amoncelées des remparts ,


Saint-André, dont les deux tours de Philippe le Bel s'élancent du
près d'une petite cha-
pelle obstruée de décombres. Du côté du chemin de fer s'étend le

;
Champ-Fleury, où l'on enterra les morts lors de la peste qui en-
leva Laure de Sades, en 1348 Saint-Ruf, que recommandent les
souvenirs de son ancien monastère; la*Bousasse, le grand Trillage,
le quartier des Baux, les clos des Peyres et de Saint-Jean, les Fon-

;
taines le cimetière Saint-Jean, et enfin Saint-Bonaventure.
,
L'histoire officielle m'émeut médiocrement mais j'adore les peti-
tes circonstances, les détails de caractère, les légendes mystérieu-
ses, et je ne sache pas de coin dans Avignon qui n'éveille d'émouvants
souvenirs. La nef gothique de Saint-Agricol se recommande par
une Vierge en bois de Coysevox, la chapelle des pénitents de la
Miséricorde par des tableaux de Mignard et le fameux Christ en
ivoire, — exécuté en 1659 par le lyonnais Gnilhermin. Ce chef-
d'œuvre m'a frappé par la navrante expression de douceur et
danéantissement empreinte sur la figure du Christ. Derrière l'église
et le couvent Saint-Martial, on voyait, dans l'ancien couvent des
Célestins, la succursale des Invalides établie au retour de l'expédi-
tion d'Egypte et supprimée en 4848. Laure de Sades, morte en
4318 avait été ensevelie dans l'église des Gordeliers, que la Révo-
,
lution saccagea, et le tombeau de la muse du poète d'Arezzo dispa-
rut. Un Anglais sentimental fit élever un monument à sa mémoire
dans la rue des Lices, aux abords de l'emplacement de l'église que

:
les fureurs révolutionnaires firent disparaître. Cet insignifiant mo-
nument , qui portait cette inscription Hune cippum posuit Caro-
lus Kalsall Anglicus, a m'a-t-on dit, été transporté au Musée. Je
,
n'ose pas vous l'affirmer, car je ne m'en suis pas assuré. Sur la
place Grillon, dans l'hôtel du Palais-Royal, en face de l'hôtel de
l'Europe, où j'étais logé, on montre la chambre où le maréchal
Brune fut assassiné, le 2 août 1815. Les lieux témoins des colères
populaires peuvent bien intéresser les bonnes gens qui se pâment
aux mélodrames de l'Ambigu; mais ils ont tellement le don de m'at-
trister que je n'ai pu me résoudre à visiter cette chambre, aux
sinistres et sanglants souvenirs. J'ai préféré consacrer mes loisirs à

,
parcourir le Musée.
Le Musée fondé par le docteur Calvet, renferme des objets

du Guespre, d'Hobbéma ,
précieux de l'antiquité et du moyen-âge, ainsi que des tableaux
de Mignard, de Largillière et de Sébas-
tien Bourdon. Le toulousain Subleyras et les avignonais Parrocel,
Antoine, Joseph et Carle Vernet y sont aussi représentés.
Quoique je me fusse promis de ne décrire aucun des objets que

,
ce Musée renferme, je ne résiste pas à la tentation de vous signaler
deux bas-reliefs venus du château de Marandi, à Vaison, dont je
vous parlerai tout-à-l'heure.
L'une des niches contenant ces bas-reliefs repose sur une sorte

,
de corniche soutenue par des consoles et surmontée d'un fronton
circulaire dont le tympan est occupé par une tête d'homme,
eueadrée d'un cercle d'oves. Le bas-relief représente deux person-
nages assis sur un char traîné par des chevaux qu'un automédon
conduit. De petites figures d'hommes et de chevaux formant une
scène à part, occupent le haut et le bas. L'autre niche est surmon-
tée d'un fronton triangulaire présentant un bélier au tympan. Le
sujet du bas-relief consiste dans un sacrifice, peut-être mithria-
que. Le victimaire est flanqué de deux assistants qui tiennent un
taureau par les cornes. Les ornements de ces deux monuments,

Je me complais dans mes souvenirs sur Avignon ,


dans le style contestable du Bas-Empire, sont fort intéressants.
car son passé
est si attrayant que j'éprouve un grand charme à vous en parler.

,
Ses remparts ne sont pas une des moindres curiosités de cette
ville qui a toujours été fortifiée. Lorsque Charles Martel s'en em-
para en 737 , il détruisit les remparts romains, qui furent rem-
placés par de nouvelles fortifications qu'on renversa lors du siège
de la ville par Louis VIII. Celles qui existent actuellement ont été

, ,
élevées de 1350 à 1368. On ne pénétrait, il n'y a pas longtemps

,
encore, dans Avignon que par les portes de l'Oulle, Saint-Domi-
nique
;
Saint-Roch, Saint-Michel, de l'Imbert., Saint-Lazare de la
Ligne et du Rhône, vis-à-vis le pont Bénezet mais on a récem-
ment percé une nouvelle ouverture en abattant les remparts, entre
les portes Saint-Roch et Saint-Michel, pour faciliter le service entre
la ville et la gare du chemin de fer.

Avenioventosa,
Sineventovenenosa,
Cum vento fastidiosa.

Ce dicton populaire est ;


peut-être exact mais j'ai constaté, dans

:
la patrie de Jourdan Goupe-Tête, un fléau plus redoutable que la

; ,
malaria et le mistral c'est la grossièreté de la populace. Vous con-
naissez ses portefaix de réputation quant aux dames de la halle,

,
vous croiriez, à entendre leurs aménités assister à ces singulières
fêtes athéniennes désignées sous le nom de Sténies, qu'au temps
de Périclès les femmes célébraient en s'injuriant. Leur éloquence
m'a souvent fait rêver au proverbe turc qui dit que « le silence est
l'ornement des femmes. »
Pendant mon séjour à Avignon, j'ai fait de fréquentes excursions
à Villeneuve-lès-Avignon, qui jusqu'au treizième siècle porta le
nom de Bourg-Saint-André. Sa nouvelle appellation ne date que de
1272, où PhHippe le Bel, voulant fonder en face d'Avignon une
ville rivale de la capitale du Comtat, promit aux habitants des pri-
viléges pareils à ceux dont jouissaient les Parisiens. Sa dénomina-
tion primitive provenait d'un monastère, fondé dans les premiers
siècles de notre ère par sainte Tasarie, fille d'un roi de Saragosse,
qui, abandonnant les pompes de la cour, serait allée à pied, à tra-
vers les montagnes d'Espagne et de France, se retirer dans une
grotte du mont Andouan.

,
Outre la tour de Luxembourg, le fort Saint-André et la petite
chapelle dont je vous ai parlé il faut voir à Villeneuve, attenante
au réfectoire des Chartreux, les belles fresques de la voûte de la

,
chapelle du palais qu'Innocent VI y fit contruire. Le tombeau gothi-
que de ce pontife primitivement placé dans l'église des Chartreux,

;
est actuellement dans celle de l'hôpital. Les statues d'albâtre, qui
en faisaient l'ornement, ont été vendues mais malgré les outrages
qu'il a subis, ce monument est remarquable par la légèreté, la
grâce et l'abondance de ses décorations. On ne doit pas sortir de
l'hôpital sans passer au parloir pour y contempler un Jugement
dernier, attribué au roi René, et le portrait de l'infortunée mar-
quise de Ganges, surnommée la belle Provençale, que Mignnrd
a peinte en robe de bure, tenant des roses dans son tablier.
L'église paroissiale, d'ailleurs assez insignifiante, se recommande
par une belle Descente de croix, que la tradition attribue à Gian
Bellin.
Une patache me transporta d'Avignon à Cavaillon, l'ancienne
capitale des Cavares où la pastèque et le melon mûrissent sur les
,
bords enchantés de la Durance. Le propriétaire de cette patache
ne paraît pas s'être inquiété de concilier les exigences de la crino-
line avec les égards dus aux touristes. Je m'encaquai au milieu
d'un conflit de falbalas annexés à des têtes de femmes indescripti-
bles, qui se livraient à une joie épaisse mais sincère, provoquée
par les facéties d'un monsieur qui voyageait avec elles. Ce monsieur
si
avait l'air satisfait de soi qu'il riait continuellement; mais il avait
la bouche si grande que je craignais que sa tête ne tombât dedans,
comme dit Cyrano. Tout ce que ces braves gens racontèrent pen-
dant le trajet est d'un grotesque inénarrable. Quoi qu'il en soit, j'ar-
rivai sain et sauf à Cavaillon.
Cette petite ville montre avec une certaine fierté son arc de
triomphe, jadis enclavé dans le palais épiscopal. Le palais a été
démoli, et l'arc, privé de son amortissement, -est en assez mauvais
arroi. Une partie est enfouie dans le sol. J'aime sa grande arcade
et son pilastre orné de feuillages et couronné par un chapiteau
corinthien. De chaque côté essore une Victoire ailée tenant une
palme de la main droite et une couronne de l'autre.
L'homme à la grande bouche, voué à la culture des melons et
des pastèques, m'avait recommandé de visiter la cathédrale, qui
porte le nom de Saint-Véran, quoiqu'elle ait été consacrée à la
Vierge en 1251 par Innocent IV, et le petit cloître attenant. Je me
suis félicité d'avoir suivi le conseil de cet estimable cultivateur.
Quoique personne ne me l'eût conseillé, j'ai fait le voyage senti-
mental et classique de la fontaine de Vaucluse. Dès que l'on a quitté
Avignon, après avoir dépassé l'abbaye de Saint-Ruf et la chartreuse
de Bonpas, la route poudreuse s'épanouit à travers des vignes
émaillées d'oliviers, d'églantiers et d'aubépines. On traverse le canal
de Grillon, dont les eaux arrivant de la Durance fertilisent le Com-

Lac, ,
tat, et on arrive au village du Thor, dont l'église Sainte-Marie-du-
où l'ogive se marie au plein cintre tire son nom d'une statue
de la Vierge miraculeusementretrouvée dans un étang, où un tau-
reau la fit découvrir.
,
Du Thor, on se rend en peu de temps à l'Isle assise sur une île
formée par les branches de la Sorgue, dont les eaux fertilisent la
contrée, et le romantique village de Vaucluse apparaît bientôt aux
yeux ravis des pèlerins. Au coude d'un défilé conduisant du village
à la fontaine surgissent les ruines d'un château qu'habita le cardinal
de Cabassol, évêque de Cavaillon et protecteur de Pétrarque.
La vallée de Vaucluse, située au fond d'une gorge formée par la
chaîne des monts qui joint le Ventoux au Luberon, se termine par
des masses calcaires, rougeâtres, abruptes et désolées, qui fer-

son nom:
ment brusquement le défilé comme un rempart, et lui ont valu
Vallis clausa. Le volume d'eau de la fontaine est impo-
sant, mais le site manque de grandeur; les rochers sont étriqués
et le paysage n'a ni l'âpre majesté de Gavarnie ni l'aspect pittores-
que des gorges d'Olliero.

,
Pour peu que l'imagination s'en mêle, elle se promène à son aise
dans ces lieux consacrés par dès-souvenirs historiques et légen-
daires. Ces lieux s'animent alors étrangement. On leur prête cette
âme secrète qui répand le charme mystérieux de la vie sur la
nature, à l'immensité de laquelle nous ajoutons l'infini de nos

, ,
rêves. L'homme et la nature se font des confidences réciproques5
aussi, dans ce pauvre monde on ne vit qu'où l'on aime et rien
ne vaut le coin où se révéla le cœur d'un être adoré. Voilà pour-
quoi tant de gens sont allés à Vaucluse voir les lieux où Pétrarque

,
chanta celle qui fit la gloire et le tourment de sa vie.
Pétrarque, vous le savez était né à Arezzo, de Petraco de
Parenzo et d'Eletta de Canigiani. Sa famille, bannie de Florence et

Dante ,
dépouillée de ses biens par la même révolution qui causa l'exil de
erra en Toscane jusqu'au moment où, ayant perdu l'espoir
de rentrer dans sa patrie, elle alla se fixer à Avignon. De là, notre
poète fut envoyé à Carpentras pour y apprendre la grammaire, la

nes de la médecine ; ,
dialectique, la rhétorique; à Montpellier, pour s'initier aux arca-
et à Bologne où il se livra à l'étude de la
jurisprudence. Il passa, en un mot, maître dans les sept arts libé-
raux contenus dans le Trivium et le Quadrivium. La mort prématu-
rée de sa mère, bientôt suivie de celle de son père, le rappela à
,
Avignon en 1326. Ce fut dans cette ville le 6 avril de l'année sui-
vante, à la première heure du jour, dans l'église Sainte-Claire,
qu'il vit Laure de Noves, femme d'Hugues de Sades, qu'il a immor-
talisée.
Pétrarque vécut à Avignon sous les pontificats de Jean XXII,
Benoît XII et Clément VI, qu'il sollicita vainement de retourner à
Rome et dont il paya l'hospitalité par des injures. Ce poète, qui
fut chanoine de la petite ville de Lombez, voisine de Toulouse ,
;
avait l'idolâtrie du culte de l'antiquité. On lui doit la découverte de
quelques parchemins et de nombreux palimpsestes il composa
des épîtres, des églogues en vers latins, et YAfrica, poème épi-
,
que dont le héros est Scipion, qu'il regardait comme le plus grand
homme de l'antiquité. Ce poème, écrit dans la langue de Virgile ,
lui valut, quoique fort médiocre les honneurs du Capitole. Toutes
,
;
ces productions sont justement tombées dans l'oubli mais ce qui
fait sa gloire immortelle ce sont ses Rime, composées de ballades,
de sixtInes, de sonnets et de canzones dont il est impossible de
,
traduire la suave mélodie dans notre langue. Il a surtout excellé
dans ces dernières, où les ardeurs du lyrisme s'unissent aux lan-
gueurs de l'élégie, et où la diversité infinie des images ne fait
jamais oublier l'unité constante de sentiment.
On assure que Laure ne repoussa jamais Pétrarque, et sut nour-
rir sa passion en la quintessencianL Aussi l'amour du poète prit-il
ce caractère mystique, qui place si haut l'être adoré, qu'il craint
,
de l'offenser alors même qu'il le célèbre. Bien qu'élevée dans une
sphère supérieure la passion du poète offre cependant des attrac-
tions sympathiques et ardentes qui nous font partager ses soupirs
et ses larmes. Pétrarque est parfois alambiqué, mais toujours atta-
chant, et s'il y a un reproche à lui faire, c'est d'avoir donné nais-
sance à une école d'élégiaques qui ont fatigué l'humanité des refrains
écœurants de leurs fades amours.

,
Il ne faudrait cependant pas être dupe du dilettantisme érotique
du chantre de Laure car ce rhapsode des amours sans- espoir et de
la félicité achetée par le sacrifice, eut, comme la plupart des poè-
tes pleurards, une existence assez orageuse, puisqu'il laissa plu-

,
sieurs bâtards. Il en est d'ailleurs de même de Dante, le chantre
mystique de Béatrix le bilieux époux de l'acariâtre Gemma

,
Donati, dont il eut sept enfants en dix ans, ce qui, vous en con-
viendrez est suffisant pour un poète platonique. Il n'y a donc pas
de témérité à supposer qu'il mena une existence assez licencieuse ,
:
puisque Boccace dit de lui In questo mirifico poeta trovo amplis-
simo luogo la lussuria.
Dans la petite église de Vaucluse où j'étais allé voir sur le mattre-
autel les Anges en adoration du sculpteur comtadm Bernus, je
retrouvai une famille anglaise à laquelle .j'avais été présenté il y a
quelques années à Bade. Lorsque je fis la connaissance de cette
famille, elle se composait du père, de la mère et d'une fille floris-
sante de jeunesse, dont la beauté.était surtout intérieure, comme
celle de l'Epouse du Cantique des cantiques. Elle résumait l'élé-
gance anglaise dans sa grâce vaporeuse et romanesque. Elle avait
une peau de cold-cream et de lait virginal, les cheveux du soleil
et les étoiles dans les yeux. L'ami qui me présenta à la famille était
aussi un anglais que j'avais connu à Malte et qui devait épouser la
jeune miss. Je me souviens avec ravissement des heures ineffables
passées avec lui à écouter chanter sa fiancée dans un cottage de
l'allée de Lichtenthal. J'ai lu quelque part qu'un certain Giannetto
Marietti, envoyé par les Florentins en ambassade auprès d'Al-
phonse d'Aragon, roi de Naples, le harangua avec un tel succès ,
s'était campée sur son nez. Quand la jeune miss chantait ,
que le roi ne leva pas même la main pour chasser une mouche qui

étions sous le charme comme Alphonse d'Aragon. J'ai rarement vu


nous

plus d'espérances réunies sur deux jeunes fronts. Ils étaient tous
les deux jeunes, ;
riches, beaux et heureux mais l'amour avait flatté
leurs vœux d'une fausse espérance. Au moment où il allait l'épouser,
le fiancé dut partir pour la guerre d'Orient, et il se fit tuer dans
la brillante et fameuse charge des Horse-Guards, à Balaklava. La
mort sépara ces deux cœurs en blessant mortellement celui de la
jeune miss. Les parents ont marié l'inconsolée à une espèce d'albi-
nos blond, glabre et blafard à faire lever le cœur; aussi dépérit-
elle depuis la mort de celui à qui elle avait donné son cœur en
échange du sien. Lorsque je l'ai retrouvée à Vaucluse, elle était
languissante et étiolée comme ces roses éphémères qui s'épanouis-
sent et meurent en quelques instants. Tandis que tout semblait
mort en elle, ses yeux brillaient encore d'un feu profond et exas-
péré, comme les lampes qui vont s'éteindre. Elle vient de s'éteindre
en effet le jour même de son arrivée à Hyères, où la conduisait sa
famille lorsque je la rencontrai à Vaucluse.
Je quittai ce village poétique sous l'impression de tristesse que
m'avait laissée la rencontre de la jeune anglaise, et que l'atroce
monument élevé par la duchesse d'Angoulême à la mémoire de
ramant de Laure, près du village, n'était pas fait pour dissiper.
Je pensais encore à la jeune mourante et au sculpteur Bernus
lorsque j'arrivai à Carpentras, qui partage avec Landernau Péze-
,
nas, Brives-la-Gaillarde et Saint-Malo le privilége d'exercer la verve
folâtre des vaudevillistes. Tenez pour certain que Carpentras vaut
mieux que sa réputation. C'est une petite ville qui, comme toutes
celles du Comtat, a l'aspect militaire. Je lui ai trouvé une assez fière
allure derrière ses remparts du quatorzième siècle, crénelés et flan-
qués de hautes et nombreuses tours, devant lesquelles échoua la
rage de cette hyène huguenote qu'on appelait le baron des Adrets.
Avant l'invasion des Gaules parles Romains, Carpentras était la
capitale des Méminiens. Pline l'appelait Carpentoracte Meminiorum,
et Ptolémée lui donna le nom de Forum Neronis. Les Bourguignons

, , ;
s'en emparèrent au cinquième siècle elle échut successivement aux
Ostrogoths aux rois de France aux comtes de Provence et de
Toulouse dont je retrouve à chaque pas l'imposant souvenir ; ceux-ci
la transmirent aux papes qui en firent cession à la république fran-
çaise.
La domination romaine la dota d'un arc de triomphe sur l'origine
duquel les savants se sont donné carrière sans arriver à une solu-
tion satisfaisante. Il resta longtemps enclavé dans les cuisines
aujourd'hui démolies de l'évêché. C'est un bloc rectangulaire de dix
mètres de hauteur sur trois de largeur, d'ordre composite, avec
une seule arcade. La façade méridionale est percée d'une voûte,
dont l'archivolte intérieur repose sur des pilastres cannelés et des
impostes. Dés colonnes saillantes, cannelées et rudentées, surmon-

,
tées de leur entablement, s'élèvent aux quatre angles extérieurs.
La façade orientale la mieux conservée, est ornée d'un bas-relief
représentant un tronc d'arbre, chargé d'un trophée composé de.
dépouilles opimes. Deux captifs, les mains liées derrière le dos ,
sont enchaînés, l'un à droite, l'autre à gauche du trophée. La déco-
ration de la façade occidentale offre à peu près le même motif avec
de légères variantes.
Du moyen-âge, Carpentras a conservé une porte ogivale et une
tour du château des comtes de Toulouse, ainsi que le palais des

,
évêques qu'habita le pape Clément V, — dans la grande salle duquel
se réunissaient les Etats de la province. La cathédrale bâtie, au
quatorzième siècle, sur les ruines d'une église primitive dédiée à
saint Siffrein, sanctus Suffredus m'ajaru intéressante, et je me
,
suis oublié devant son portail décoré de plusieurs colonnes en mar-
bre blanc et rose qui passent dans le pays pour avoir été enlevées
à un temple de Diane, à Vénasque, la plus importante cité des
Méminiens.
Comme vous pouvez en juger, l'antiquité et le moyen-âge ont
laissé leur empreinte dans le Comtat Venaissin, qui était habité
par les Cavares et les Méminiens au temps de César. La dénomina-
tion de Venaissin m'a longtemps intrigué, et après maintes recher-
ches j'ai eu le regret de constater que les étymologistes se sont cha-
maillés sans parvenir à s'accorder entre eux. Les uns font dériver ce
nom de la ville de Vénasque dont je viens de vous parler, les

,
autres du latin à venatione, c'est-à-dire propre à la chasse. Cette
dernière hypothèse me sourit assez car il est certain que les com-
tes de Toulouse, souverains du Comtat, y avaient fait construire,

,
au douzième siècle, le château de Sorgues, qui leur servait de
rendez-vous de chasse comme Cordes, dont il reste de si belles
choses dans le département du Tarn, leur servait d'asile quand ils
allaient chasser dans la forêt de la Grésigne.
-
Le château de Sorgues, que le baron des Adrets livra aux flam-
mes et dont la Révolution rasa les tours, n'offre plus que d'insigni-
fiants débris pour jamais endormis dans la poussière du passé ;
mais le temps et les révolutions n'ont pu y détruire la beauté des
femmes, dont les profils gréco-romains rivalisent, à mon avis, -avec
ceux des Arlésiennes, quoiqu'ils aient moins de notoriété. N'oubliez
pas que Sorgues, — véritable émeraude de verdure sortie dans le
sol calcaire du Midi, — est une des stations du chemin de fer de
Lyonà la Méditerranée, que cette station avoisine Roquemaure
remarquable par sa tour perchée au sommet d'un rocher escarpé
,,
et que c'est à deux pas de là qu'Annibal traversa le Rhône avec son
armée et ses éléphants, lorsqu'il se préparait à franchir les Alpes
en marchant sur Rome. Si le hasard des voyages vous conduit
dans ces parages, je vous engage à vous y attarder comme je l'ai
fait.
Sorgues m'a fait oublier que je n'en ai pas fini avec Carpentras,
dont les habitants vantent leur bibliothèque et leur Hôtel-Dieu,
fondés par Joseph-Dominique d'Inguimbert, né dans cette ville en
1683. Il entra dans l'ordre de saint Dominique, prit en religion le
nom de Dom Malachie, habita l'Italie où on l'appelait Giumberti,
et devint évêque de sa ville natale où il mourut en 4757. Sa
dépouille mortelle repose dans la chapelle de l'Hôtel-Dieu, où j'ai
vu dans le parloir, au milieu d'une foule de toiles insignifiantes, un
beau tableau de Rigaud représentant Ranci, dont le pape avait
fait cadeau à d'Inguimbert.

,
Depuis que j'avais remarqué au Musée d'Avignon les deux bas-
reliefs découverts à Vaison j'étais tourmenté du désir de visiter
cette ancienne grande cité des Gaules, dont j'avoue humblement

,
Vaison ,
que je connaissais à peine le nom il y a quinze jours.
jEria Vocontrium Vasio Nova Vocontrium, capitale des
Voconus et patrie de Trogue Pompée, historien latin, secrétaire de
César, résista longtemps aux Romains, dont elle finit cependant
par subir la domination en obtenant néanmoins le titre de ville

,
alliée. Elle s'élevait alors dans la plaine appelée aujourd'hui la .Vil-

,
lasse, au pied des quatre montagnes de Mars, de Puy-Min d'Au-
z et de Théos. Les barbares la détruisirent mais elle rena-
quit de ses cendres et était florissante en 1284, époque où son

comte de Toulouse j
évêque ayant refusé de reconnaître la suzeraineté de Raymond IV
celui-ci s'empara de la ville qu'il livra aux
,
flammes. On la reconstruisit sur l'autre rive deFOuvèze,surla
,
hauteur qu'elle occupe actuellement, avec des rues étroites som-
bres et maussades. Il y aurait de l'indiscrétion à vous entretenir de
cette ville relativement nouvelle qui n'a jamais fait parler d'elle.
Les archéologues se sont rués sur l'emplacement de l'ancienne
cité gallo-romaine et ont exhumé pas mal d'antiquités, mais la
terre avare en garde, sans doute, encore beaucoup dans ses flancs
mystérieux. Les vestiges de l'époque romaine sont rares au-dessus

,
du sol. J'ai cependant aperçu à l'extrémité septentrionale d'un fau-
bourg sur le revers de la colline de Puy-Min, les débris d'un
théâtre que les habitants désignent sous le nom des Arcades.
Pourvu qu'on y mette de la complaisance, on y peut retrouver les
traces demi-circulaires de la cavea, la ligne du proscenium, et
deux arcades qui s'élancent à l'extrémité orientale des gradins.
Un jeune archéologue du pays, parfait gentleman, mourant de
la nostalgie de Paris dans le marasme de la petite ville, s'offrit
courtoisement de me servir de cicerone et de me faire l'exhibition
des curiosités de la localité. Nous visitâmes ensemble des traces
d'acqueducs qui amenaient dans la ville les eaux de la fontaine de

l'Ouvèze,
Groseau, le pont romain d'une seule arche qui existe encore sur

de Diane.
les débris d'un quai romain et les fragments d'un temple

Les temples de cette riante mythologie antique, qui n'était qu'une


vaste allégorie de la nature représentée par les dieux et les déesses,

cendie qu'alluma le comte de Toulouse : ,


ont disparu ; mais deux églises de la vieille cité ont échappé à l'in-
la chapelle Saint-Quenin
sanctus Quinidius ou Clinidius, et la cathédrale. La chapelle,
située à l'ouest des Arcades, se reliait jadis à une abbaye, et peut
être considérée comme un des premiers oratoires chrétiens des Gau-
les. La cathédrale, placée sous la double invocation de la Vierge et
de saint Quinide, est isolée au milieu des champs. Mon obligeant
cicerone m'apprit qu'elle est classée parmi les monuments histori-

,
ques. C'est, en effet, un des plus anciens spécimens de l'architec-
ture romane puisqu'elle fut fondée en 910, par l'évêque Humbert.
Nous vîmes aussi au nord de cette église un admirable cloître con-
struit dans le même style, et terminâmes nos.explorations par une
station au curieux édifice du troisième siècle de notre ère, appelé
château de Maraldi ou Marandi, dans les murs duquel furent
trouvés les bas-reliefs du Musée d'Avignon que je vous décrivais
tout-à-l'heure.
Je rentrai à mon hôtel, où l'on me servit un dîner inavouable,
et je gagnai incontinent ma chambre dans l'espérance bien légitime
de me livrer au sommeil, pensant que Morphée me dédommagerait
de Cornus. J'avais compté sans mon hôte ou plutôt sans la vermine
inhospitalière de ses lits, et je passai stoïquement la nuit sur une
chaise à méditer sur les infortunes des touristes. Multa hospitia,
paucas amicitias.
:
,
J'ai été heureusement dédommagé en arrivant ici l'hôtel est
honorable, la nourriture avouable et si l'on y est un peu inquiété
par les mouches et les moustiques, on n'y est du moins pas dévoré
par les punaises.
Orange, Arausio Cavarum, importante cité des Gaules, tomba
de bonne heure au pouvoir de César, fut reprise et saccagée par
Vercingétorix, pour retomber sous la domination des Romains qui
,
y établirent la seconde légion et l'appelèrent Secundanorum Colonia.
Les Burgundes et les Ostrogoths y promenèrent plus tard leurs sau-
vages fureurs. Elle fit ensuite et successivement partie du royaume
d'Austrasie et des conquêtes des Sarrasins jusqu'au moment où les
princes carlovingiens en donnèrent le gouvernement au paladin
Guillaume-au-Cornet, déjà gouverneur et comte de Toulouse dont,
je vous ai parlé dans une précédente lettre, à propos de l'abbaye
de Saint-Guilhem-du-Désert.
Joseph de La Pise regarde ce paladin comme le chef de la pre-
mière maison d'Orange. Son fils lui succéda au comté de Toulouse ,
et sa fille dans celui d'Orange. Dix-neuf princes illustrèrent cette
branche, dont Bertrand des Baux épousa une des princesses, vers

, ,
la fin du douzième siècle. Cette union donna naissance à une seconde
lignée celle des Baux dont un des princes s'opposa à l'esprit albi-

,
geois que protégeaient les comtes de Toulouse. L'une de ses descen-
dantes Marie des Baux, épousa Jean de Châlons,d'où sortit la

, ,
troisième branche d'Orange, la dynastie de Chàlons, tombée en

,
quenouille avec la princesse Claude qui de son union avec Henri,
comte de Nassau eut un fils, René de Nassau en qui commença
la quatrième et dernière branche de la maison d'Orange, qui finit
en 1697.
Si ce que je vous dis vous a mis en goût à l'endroit de ces
,:
dynasties, je vous recommande un gros volume écrit par un enfant
du pays Joseph de La Pise. Cet in-folio, d'ailleurs assez indigeste,
est intitulé Tableau de l'histoire des princes et principauté
d'Orange, divisé en quatre parties, selon les quatre races qui y ont
régné depuis 793.
Je parcours depuis deux jours la ville en méditant sur la raille-
rie atroce des choses de ce monde. Je reconstruis mentalement ses
anciens remparts, à l'aide des vestiges épars que j'aperçois çà et
là, et me convaincs ainsi que cette ville, qui contient à peine
actuellement dix mille âmes, devait, en des jours plus prospères,
en contenir au moins quarante mille.
Lorsque je porte mes regards vers l'arc de triomphe, j'évoque la
mémoire de Domitius Enobarbus. entrant en triomphateur sur un
de ces éléphants auxquels il devait sa victoire sur les Allobroges.
Aux abords du théâtre bruissent ces inexprimables murmures que
j'entendais à Rome, près du Colysée et de la Meta Sudans. Le génie
des solitudes y chante son hymne de douleur, l'esprit du passé y
pleure sur les races éteintes, et la voix inquiète du comte Raim-
baud semble y revenir pour moduler ses languirs d'amour.
Raimbaud III, comte d'Orange et troubadour, a laissé de grands
souvenirs dans le pays. Au moyen-âge, il emplit la Provence de
ses chansons amoureuses. Il disait que lors même qu'il devrait
perdre Orange, il ne cesserait jamais d'être amoureux de la belle
comtesse de Die, qui, bien que mariée, célébra et divulgua folle-
ment ses amours avec le comte en vers énergiques qu'elle lui
adressa. Ce qui n'empêcha pas le comte de la tromper et de se
moquer d'elle dans ses chansons.
Je n'aime pas cet ingrat et perfide Raimbaud, dont j'ai vu ce
matin la statue en marbre blanc dans l'église Saint-Eutrope, et je
suis allé l'oublier devant l'arc de triomphe, voisin de l'hôtel, à l'ex-
trémité de la ville, sur la route de Valence. Les princes d'Orange
l'avaient incorporé dans leur palais-, et c'est à cet acte de vanda-
lisme que nous sommes redevables de sa conservation, ce qui
prouve qu'à quelque chose malheur est quelquefois bon. N'est-ce
pas grâce à des actes analogues qu'il m'a été permis de voir les
arcs de Cavaillon et de Carpentras, et que nous admirons encore
quelques beaux monuments de Rome païenne ? Au treizième siè-
,
cle tandis que. les Gaetani transformèrent en donjon le tombeau
de Cœcilia Metella, les Orsini s'emparèrent du théâtre de Marcellus
qu'ils fortifièrent, et les Frangipani convertirent en bastille l'arc
de Titus.
L'arc d'Orange mesure 22 mètres en hauteur , sur une largeur
de 21 et une épaisseur de 6. Il est percé de trois arcades, dont
l'intérieur est remarquable par l'élégance exquise de l'ornementa-
tion, et quatre colonnes corinthiennes cannelées décorent chacune
des façades principales.
J'ai distingué, sur la façade orientale, des captifs attachés deux
à deux, les mains derrière le dos. Des trophées suspendus à des
troncs d'arbre et surmontés du labarum dominent ces captifs. Un
combat de gladiateurs est représenté dans la frise, que couronne
un fronton surmonté de deux néréides. Au milieu du fronton,
dans une espèce de niche demi-circulaire, apparaît une tête radiée,
que l'on croit être le soleil, ayant à chacun de ses côtés une corne
d'abondance.
,
La face septentrionale, qui servait d'entrée à la ville est encore

,
la plus conservée. Des quatre colonnes qui la décoraient, il n'en
reste plus que trois. L'attique en forme de stylobate, porte, au-
dessus du grand arc, une bataille de cavaliers et de fantassins.
Les trophées du fronton sont presque entièrement composés d'at-
tributs maritimes.
La face méridionale, singulièrement dégradée, n'a conservé que
deux de ses quatre colonnes primitives. Le sujet du bas-relief de
l'attique, pareil à celui de la face septentrionale, lui est supérieur
comme exécution. Des inscriptions tronquées diaprent le côté gau-
che. Adroite du grand bas-relief, l'autelformant l'attique du petit
arceau, du côté du levant, porte un bas-relief représentant, dans
un cadre, un buste de femme, la tète penchée et appuyée sur la
main droite. Quelques archéologues pensent qu'il représente la
syrienne Martha, la sibylle de Marius.
Les bas-reliefs de la face tournée vers le sud-ouest sont presque
entièrement détruits. Les lambeaux qui ont résisté aux ravages du
temps ou aux fureurs révolutionnaires ne me paraissent pas dignes
d'être signalés.
Relativement à l'origine de cet arc, l'archéologie en est réduite à
de vaines hypothèses, et quoiqu'il soit à peu près certain que ces
sortes.de monuments ne furent pas connus avant les empereurs,
,
elle hésite entre Marius, César, Auguste, Domitius iEnobarbus,
Septime Sévère Adrien et Marc Aurèle.
Le théâtre, bâti en gros blocs de pierre coquillière, provenant
des environs de Courthezon, est un monument admirable, tant
par sa rareté que par sa conservation. La façade, d'une simplicité
grandiose, imposante et rigide, avait trois portes. Au-dessus s'élève
une rangée d'arcades surmontées d'une corniche et d'une ligne de
corbeaux, et, séparée de la première par une gouttière, une
seconde ligne de corbeaux. Une corniche saillante couronne le
sommet du gigantesque mur. On suppose, d'après certains indi-
,
ces que l'édifice était recouvert d'une toiture et non d'un vela-
rium. Il est adossé à une colline où les princes d'Orange avaient
bâti une citadelle dont il était le bastion avancé. Cette citadelle fut
rasée par Louis XIV, qui annexa la principauté d'Orange au Dau-
phiné.
La dévastation règne en dominatrice au-dedans de ce théâtre
silencieux et morne comme les solitudes de la Thébaïde. Les gra-
;
dins jonchent le sol des blocs de granit et de marbre, vestiges des
trois rangs de colonnes qui décoraient la scène, gisent épars comme
un collier rompu. A droite et à gauche de la scène ravagée, deux
corps de bâtiments avancés contiennent des corridors profonds,
des escaliers chancelants, de vastes salles destinées aux acteurs et
,
au service du théâtre. Là au milieu d'âpres senteurs aromatiques,
dans un recueillement que je n'ai guère éprouvé que dans les
• cathédrales désertes et les nécropoles abandonnées, j'ai pensé que
ce sont des ruines de ce genre qui durent inspirer à Burton son
Anatomie de la mélancolie, et à Zimmermann son Traité sur la
solitude.
Orange avait aussi un amphithéâtre, cirque cyclopéen où rugi-
rent les lions et où coula le sang des gladiateurs. Il consistait en
une seule enceinte ellyptique, percée de vingt-quatre portes. Les

,
traces de ce monument ont à peu près disparu, et les pierres ont,
dit-on servi à bâtir la plupart des maisons de la ville. Un porti-
que, qui le mettait en communication avec le théâtre, découpe
dans le ciel bleu son mélancolique profil. La main des hom-

:
mes, plus cruelle que la faux du temps, a tout détruit, et le pro-
verbe oriental a raison « Un fou jette une pierre dans la mer
cent sages ne la retireront pas. »
Dans la ville et aux environs, on vit au milieu des souvenirs de
l'antiquité, dont chaque grain de poussière atteste la grandeur
évanouie. Lorsque j'erre dans la campagne, je trouve à chaque
instant d'imposants débris. Ici ce sont des fragments des remparts
de l'antique Arausio, ailleurs des traces de voie romaine, là-bas,
sur la route de Malaucène à Vaison, les ruines d'un aqueduc qui
portait dans Orange les eaux de la fontaine de Groseau.
Le monde antique ne me fait cependant pas oublier celui au
milieu duquel nous vivons, et que nous devons aimer malgré les
déceptions dont il nous abreuve. Les pieux souvenirs du passé
n'excluent ni les affections du présent ni les généreuses espé-
rances en l'avenir. Quelles qu'aient été nos récentes déconvenues,
quoi que l'heure présente ait de morne, il ne faut pas déses-
pérer des futurs contingents. Chaque âge a sa chimère à extermi-
ner et sa toison d'or à conquérir. L'humanité, éclairée par les
leçons répétées et les châtiments de l'expérience, puise dans les
grandeurs et les misères du passé de salutaires enseignements qui
nous aideront dans la recherche du douloureux problème de l'al-
liance de l'ordre avec la liberté qui fait notre tourment et qui
fera la gloire de ceux qui le trouveront.
Tout-à-l'heure, au moment du coucher du soleil, j'étais sur le
sommet de la colline à laquelle est adossé le théâtre. Le pays
déroulait à mes regards sa parure de garance, de vignes, de
mûriers blancs et d'oliviers, culture principale de la principauté
d'Orange et des deux comtats. Le soleil, — lampe ardente suspen-
due à la voûte du ciel, — diamantait la robe de la Nature, l'odeur
des fleurs se mêlait au long frémissement des brises errantes, une
inexprimable harmonie régnait dans l'air et dilatait le cœur. L'irré-
sistible et douce tristesse que la solitude fait descendre dans l'âme
qu'elle remplit d'anxiétés solennelles et attendrissantes, pleines

;
d'un indéfinissable attrait, m'ont envahi. J'ai senti frémir les cor-
des intérieures comme une harpe éolienne la Nature a semblé
h
prête me dévoiler ses secrets, et j'ai cru que j'allais être initié à
ces mystères invisibles dont la création est pleine, depuis le brin
d'herbe que nous foulons sous nos pas, jusqu'aux sphères que nos
regards poursuivent dans l'espace.
Je veux bien admettre que nos affections commencent quelque-
fois par l'admiration, mais je crois qu'elles nous sont plus souvent
encore inspirées par l'attendrissement, parce que tout retentit dans
nos cœurs, dont le sang est pétri de larmes, et que nous devenons
l'écho sympathique des ivresses et des mélancolies des sites où
nous passons.
La Nature, — confidente des poètes et consolatrice des affligés,
— est morne et muette pour qui n'en saisit pas l'éloquente harmo-
nie; mais pour ceux qui la comprennent, elle a une voix qu'ani-
ment des souffles mystérieux. Elle souffre et se plaint, chante et
pleure comme nous. Elle a des sourires pour les cœurs enivrés, et
des baumes pour les âmes blessées. Je l'ai interrogée sous le ciel
embrasé de l'Egypte, du haut des promontoires ioniens, au bord
des lacs mélancoliques des Highlands, sur les golfes enchantés de
la Sicile, aux majestueuses solitudes de l'Agro-Romano, dans les
polders brumeux de la Néerlande, sous les ciels d'opale et à la
magique lueur des nuits polaires, au milieu des apparitions druidi-
ques des landes bretonnes, à l'ombre des pommiers qui diaprent
les gras pâturages émaillés de viornes et d'églantiers de la Norman-
die, en Espagne et en Allemagne; elle m'a toujours charmé aux
jours heureux et consolé aux heures de découragement.
On assure qu'un jour, en plein Institut, un célèbre physiolo-
giste affirma « sur l'honneur » que Dieu n'existe pas. Les harmo-

que tout nomme ,


nies de la terre et des cieux, qui célèbrent la gloire de Celui
n'avaient donc jamais ému cet infortuné ?
:
Un écrivain oriental raconte que Moïse ayant demandé à Dieu où
il le trouverait, Jéhovah lui répondit
me chercherez, vous m'aurez déjà trouvé. »
« Sachez que
lorsque vous

Pour ma part, je ne sais si je l'ai cherché, mais j'affirme que je


l'ai trouvé.
Agréez, etc.
LE BLANC DU VERNET.
HISTOIRELITTÉRAIRE.

Quelques notes pour une histoire de la chanson (1).

A leur tour, les financiers rapaces, ceux que l'on a flétris du


nom de maltûtiers, étaient durement traités par la chanson, qui
exprimait la haine publique dont ils étaient l'objet :
Le bien est chez les partisans,
Et chez le peuple l'indigence.
Tous Français en sont déplaisants :
Le bien est chez les partisans.

Par un équitable revers,


Leur fortune sera changée;
Et nous le verrons à leurs airs
Par un équitable revers.

Tous ces beaux palais enchantés,


Bâtis de vols et de rapines,
,
Ils ne seront plus habités
Tous ces beaux palais enchantés.

(1) Voir les deux premiers articles, tome VIII de la Revue, p.165, et tome IX,
p. 172.
Plus nobles que des courtisans,
Ces coquins vantent leurs ancêtres ,
Ces gros messieurs nés paysans
Parmi les sabots et les guêtres.

Quand on les renverrait tous nus ,


Ce n'est pas leur faire injustice ;
Ils sont de la sorte venus.
C'est pour eux le moindre supplice.

En même temps, la chanson poursuivait de ses railleries tes

,
modes ridicules. Les dames avaient inventé les mouches, les jeunes
gens la poudre et la chanson disait :
!
Dieu que la mouche a d'efficace !
Que cet animal est charmant !
Le plus parfait ajustement
Sans elle n'aurait point de grâce.
Si vous n'avez mouche sur nez,
Adieu galants, adieu fleurettes ;
Si vous n'avez mouche sur nez,
Adieu galants enfarinés.

Enfarinée bien votre tête,


Et les collets de vos manteaux,
Vous en serez cent fois plus beaux ,
Et ferez bien plus de conquêtes.

Aux couplets sur les choses les plus futiles, succédaient des
couplets sur les sujets les plus graves. La chanson se mêla aux
débats où se mesurèrent Bossuet et Fénelon. Elle se mit du coté
des mystiques. On doit lui reprocher d'avoir été sans respect pour
le caractère et 1 e génie de Bossuet :
Meaux est un très-grand esprit,
;
Tout plein de littérature
Mais quand on le contredit,
Il a l'âme un peu bien dure.

Aimer Dieu sans intérêt.


C'est pécher contre nature ;
La charité lui déplaît,
Quand sa flamme est toute pure.
diverses maisons religieuses ,
Les querelles du jansénisme, quelques désordres survenus dans
donnèrent lieu à de nombreuses
chansons. Les jésuites, qui avaient alors tant d'influence, ne fu-
rent pas épargnés. Le père La Chaise se vit en butte à d'amères
railleries, et l'on disait d'un autre :
Cet homme commode
Mène droit au ciel,
Et dans sa méthode
Tout est sucre et miel.

Il n'est point sévère


A ses chers enfants;
Sans tant de mystère
Il sauve les gens.

La Bruyère, -dans son livre des Caractères, avait tourné en


ridicule un grand nombre de personnages, que l'on avait recon-
nus, quoiqu'il leur eût donné de faux noms. Il s'était fait des enne-
:
mis on fit pleuvoir sur lui des chansons. En voici une qui circula
dans Paris, aussitôt après la réception de La Bruyère à l'Académie
:
française

Les quarante beaux esprits


Sont tombés dans le mépris ;
Ils n'avaient plus Furetière,

,
Ils ont pris La Bruyère
Lampon
,
Lampon, La Bruyère, Lampon !

Par des portraits ressemblants ,


Ils seront en beaux draps blancs ;
Chacun aura son affaire,
On ne les respecte guère.
Lampon, etc.

Il mordra ses
,
La Bruyère l'a promis
ennemis.
Mais chacun lui fait la guerre :
Mordra-t-il toute la terre?
Lampon, Lampon, La Bruyère , Lampon !
Haeine et Boi!eau n'avaient pas été non plus épargnés par la chan-
son. On reprochait à l'un de se croire supérieur à Corneille, à
l'autre d'avoir fait des vers trop mordants :
Ta vanité me chagrine;

La dévotion ,
Loin d'être friand d'honneur,
,
Racine
Veut qu'on soit humble de cœur.

Souffre que le grand Corneille


Soit mis au-dessus de toi:
-Je ne saurais.
- Qu'il soit en place pareille.
— J'en mourrais.

Taisez-vous, Boileau le critique,


On fait pour votre hiver grand amas de fagots.
Craignez donc qu'on ne vous applique
Cent coups de bâton sur le dos. -

La chanson se trompe, quant à Racine ,


ou bien l'auteur ôHAtha-
lie revint ensuite à de meilleurs sentiments. On lit dans un dis-

:
cours, qu'il prononça à l'Académie française, cette phrase sur
Pierre Corneille — « La France se souviendra avec plaisir que,
sous le règne du plus grand de ses rois, a fleuri le plus grand de
ses poètes. »
:
On le voit la chanson s'en prit à toutes les puissances de cette
époque, à la beauté, à la noblesse, à l'éloquence, à la piété, à la
gloire littéraire, à la richesse. On croit peut-être qu'elle eut des
ménagements pour le monarque qui tenait toutes ces puissances
au pied de son trône. Qu'on se détrompe. Louis XIV fut chan-
sonné. Bussy-Rabutin paya cher les hardiesses grossières auxquel-
;
les il se livra contre le grand roi mais combien d'autres purent
braver sa colère. La cour de Louis XIV, ses fils, ses ministres, ses
généraux, ses maîtresses, furent en butte aux traits de la chan-
son. Voici toute la famille royale dans un couplet, qui se termine
par un abominable conseil :
Le grand-père est un fanfaron ,
Le fils un imbécille,
Le petit-fils un grand poltron ;
Oh ! !
la belle famille
Soumis
,
Une je vous plains pauvres Français,
à cet empire !
Faites comme ont fait les Anglais :
C'est assez vous en dire.

Ainsi Louis XIV, qui avait dit si orgueilleusement : -l'Etat, c'est


moi, qui avait fait fléchir sous son autorité despotique la no-
blesse, le clergé, les parlements, Louis XIV dut subir le fouet de
la chanson, comme il dut écouter les leçons que l'éloquence sacrée
lui donnait du haut de la chaire. Il ne faut certes pas comparer
deux choses si différentes ; constatons seulement deux faits analo-
gues : c'est qu'il y a deux puissances avec lesquelles les rois doi-
vent compter, si absolus qu'ils soient, — la puissance qui vient
de Dieu, et celle qui vient du peuple. La chanson était alors la

faut le dire elle fut grossière et brutale ;


seule manifestation que pût se permettre l'opinion publique. Il
: non contente d'in-
sulter à la pudeur, elle outrageait à chaque pas le goût et la
langue.
C'était la faute des institutions du temps. « La presse satirique
de nos dernières années, même dans ses plus grands écarts,
fut chaste, réservée, polie, au prix de la plupart des chansons du
dix-septième siècle. Cette réserve relative fut un bienfait de la
liberté. Lorsque le droit de publier sa pensée s'exerce régulière-
ment sous le contrôle de la loi, la médisance elle-même s'impose
des limites, tandis que dans les écrits clandestins la calomnie n'en
reconnaît pas. La vie privée n'a pas de mystères pour eux, et ils
dévoilent ou inventent sans scrupule les scandales les plus hon-
teux. »
Louis XIV mourut en 1715. Il ne fut nullement regretté. L'his-
toire et la chanson s'accordent sur ce point. Un chansonnier rima
sur les derniers moments du monarque des couplets qui eurent
une grande vogue, malgré leur inconvenance :
tourne vers le dauphin
Il se
Et lui tient ce langage :
Mignon, je vous laisse à la fin
Un charmant héritage ;
Promez-en, car il est bon,
La faridondaine, la faridondon ;
Depuis la paix touty fleurit
AlafaçondeBiribi,
Barbari,
Mon ami.

Ensuite il parle àson neveu,


Et lui dit ce qu'il pense :
Je meurs content, puisque sous peu
Vous aurez la régence ;
Mon testament vous en fait don,
La faridondaine, la faridondon ;
Mon dernier codicille aussi
AlafaçondeBiribi,
Barbari,
Mon ami.

Français , préparez-vous au deuil;


Je le vois, il expire;
Il entre enfin dans le cercueil
En héros qu'on admire.

La faridondaine , ,
Plongez-vous dans l'affliction,

AlafaçondeBiribi
la faridondon
,

Barbari,
Mon ami.

Passants , ci-gît Louis le Grand


Qui fit plus qu'Alexandre ;
Quand il mourut, ce conquérant

Hommes, femmes,
N'avait plus rien à prendre.

deprofundis pour lui


Dites
filles, garçons,

AlafaçondeBiribi,
Barbari,
Mon ami.

Nous n'avons présenté qu'un tableau très-imparfait de la chanson


au dix-septième siècle. Nous avons dû nous taire sur toutes celles

Montbazon, de Chevreuse, d'Olonne , ,


qui firent du bruit dans Paris, et où l'on trouve les noms de MMmcs de
de Crussol, de Mazarin de
Montespan, de Maintenon, de LaFerté, de Boislandry, d'Alluy, et
de tant d'autres, mêlés à des choses intraduisibles dans un langage
!
honnête. Etrange contraste « A côté d'une littérature qui se fait
un honneur comme un devoir de n'accepter que de chastes orne-
ments, la chanson étale des images honteuses, de cyniques crudi-
tés. Beaucoup de ces couplets furent composés par les courtisans
les plus spirituels, et répétés dans les cercles les plus brillants.
Sans doute les chansons que nous avons en vue donnent d'abord

Mais il faut se tenir en garde contre cette impression;


une fâcheuse idée de la moralité des contemporains du grand roi.

; les chan-
sonniers parlent de beaucoup de monde mais le nombre des cour-
tisans et des dames dont ils ne parlent point, est infiniment plus
considérable. »

V. LESPY.

(La fin prochainement. )


BULLETIN LITTÉRAIRE.

Sommaire.

Le Droit Chemin, par M. Latour de Saint-Ybars. — Marguerite de Sainte-Gemme,


par Mme George Sand. — Une Seconde Jeunesse, par M. Mario Uchard. — L'Usu-

homme varie,
rier de Village. — Mlle Bertin à l'Odéon.
— Selma, parViennet. — Souvent
M.

par l'auteur de Tragaldabas. — Mort de M. de Humboldt.

Avril et Mai 1859.

Depuis notre dernier Bulletin, les soirées dramatiques qu'en style


de feuilleton on appelle des solennités littéraires ont été nombreuses
et importantes. Il semble que les théâtres, voyant l'été s'avancer à
grands pas, se hâtent de faire un dernier appel à la curiosité pu-
blique avant que la villégiature ne disperse leurs habitués. Si nous
voulions examiner en détail toutes les nouveautés de ces deux mois,
le numéro de la Revue n'y suffirait pas; nous nous bornerons donc,

,
comme nous avons fait la dernière fois, comme nous ferons désor-
mais à signaler les ouvrages les plus dignes d'attention.
A tout seigneur tout honneur. Imitons l'Académie française et ,
donnons le pas aux cinq actes en vers, — d'autant plus que les cinq
actes dont nous allons nous occuper sont d'un Toulousain
peuvent manquer, par conséquent, dintéresser particulièrement
et ne ,
nos lecteurs. Quand nous disons Toulousain, nous ne sommes pas
tout-à-fait exact. Comme nous ne voulons pas nous faire de mauvai-
ses affaires avec le département de l'Ariége où M. Latour de Saint-

,
Ybars est né, contentons-nous de dire que l'auteur du Droit Chemin
a fait ses classes et son droit à Toulouse qu'il y a figuré sur le ta-
bleau des avocats, qu'il y a écrit dans plusieurs journaux ou recueils
périodiques et que son nom figure avec honneur dans les annales
des Jeux-Floraux. Ajoutons enfin qu'il fit ses premiers pas et qu'il
obtint son premier succès dramatique sur la scène de Toulouse. —
N'en voilà-t-H pas assez pour que Toulouse ait le droit de compter
au nombre de ses enfants le poète de Vallia, de Virginie, du Vieux
de la Montagne, du Syrien et de Rosemonde, ces tragédies si bien
appréciées dans leur temps par la Critique et si justement applau-
dies par le public parisien?
Cette fois, c'est une comédie, et une comédie contemporaine à
la main, qu'après un trop long silence, M. Latour de Saint-Ybars
reparaît devant le parterre. Le Droit Chemin, représenté à l'Odéon

elle aux sujets modernes?


:
le 28 mars, a naturellement remis sur le tapis cette question qui
menace de n'être jamais résolue « La forme du vers convient-
» Ce serait bien le cas d'examiner si l'art
véritable consiste à idéaliser la nature, comme le pensent M. Ingres
et les poètes, ou à la reproduire avec une exactitude photographi-
que, comme l'affirment les Réalistes et M. Courbet; l'occasion serait
belle pour chercher ici laquelle des deux méthodes rivales convient
le mieux à cette haute comédie dont les lauréats de Clémence Isaure

,
viennent de prononcer si charitablement l'oraison funèbre antici-
pée
,
au moment même où l'un de leurs devanciers protestait, par
une œuvre vraiment littéraire, élevée et honnête contre leurs in-
croyables conclusions. Mais en plaidant la cause de la comédie en
vers, nous craindrions d'être accusé de partialité intéressée, comme
ce bon M. Josse l'orfèvre, et nous laisserons prudemment la parole

plus d'autorité que nous ne saurions le faire nous-même :


à un critique éminent, qui défendra notre opinion avec beaucoup

rendant compte du
« Le vers, — a dit M. Théophile Gautier en
Droit Chemin, — le vers a cela de bon au théâtre, qu'il s'oppose
;
à la reproduction matérielle de la vie il transpose, il éloigne, il
azure et élève dans la sphère de l'art la réalité grossière et bour-
geoise. Un des bonheurs de son cadre étroit, c'est de rejeter les
formules triviales, les banalités courantes, la menue monnaie des
:
conversations philistines. Il procède par ellipses et par effusions. Il
abrége et il allonge il abrège l'inutile, il allonge le beau.
» Maintenant
le vers est en défaveur sur la scène, surtout lors-

,
qu'il s'applique à des sujets modernes. — Nous admettons, contrai-
rement à l'avis général, le vers au théâtre parce que les hommes
ne parlent pas en vers, et qu'en l'employant ils se séparent de la
vie commune, pour entrer dans la région de l'art. Non-seulement
le vers nous paraît le langage naturel d'un monde factice, mais
nous voudrions encore qu'on introduisît des chœurs dans les comé-
dies modernes dites comédies en habit noir, afin de les éloigner le
plus possible des formes sociales habituelles. Nous ne concevons pas
le plaisir qu'on peut éprouver à des procès-verbaux et à des pho-
tographies de conversations et de gens qu'on ne voudrait ni écouter

,
ni regarder si on les rencontrait. Il faut, pour qu'il y ait œuvre
d'art, conception et transfiguration agrandissement et sacrifice,
mélange de l'âme du poète avec celle de ses personnages. Autre-
ment, la réalité vaudrait mieux (1). »
M. Latour de Saint-Ybars, qui partage les idées de M. Gautier,
moins l'introduction du chœur antique dans la comédie moderne,
— ce qui serait peut-être aller un peu loin, — a donc
écrit sa
comédie en vers, noble langue qu'il sait manier avec une facilité
et une grâce dont le style un peu tendu de la tragédie ne lui avait

alexandrin tragique ,
guère permis de nous donner l'idée. On connaît l'énergie de son

, tantôt frappé sur la forte enclume de Cor-


neille tantôt soupiré sur la douce lyre à sept cordes d'André Ché-
nier, et l'on n'a pas oublié les trépignements enthousiastes qui
saluaient le défi du Syrien aux faux dieux, défi sublime et digne
de Polyeucte, dont nous sommes heureux de retrouver un frag-
ment dans nos souvenirs :
Les dieux m'ont fatigué de leur lâche silence.
,
Je les veux irriter par tant de violence
A de pareils excès je prétends me porter ,
Que je veux les contraindre à se manifester !
Nous citons de mémoire, et nous supplions M. Latour de Saint-
Ybars de nous excuser si, par hasard, après une douzaine d'années,

(1) Moniteur Universel du 4 avril 1859.


nous défigurons quelqu'un de ses beaux vers. C'est le plus cruel
supplice qui puisse être infligé à un auteur, et nous serions désolé
de faire involontairement endurer au poète du Droit Chemin une
torture dont nous avons pu comprendre les angoisses.

notre société contemporaine ;


Le ton inspiré du Syrien ne pouvait convenir à la peinture de
aussi l'auteur semble-t-il, contraire-
ment au vers du poète, avoir retranché la corde d'airain de sa lyre.
Il s'est fait moderne, facile, spirituel, il cause en homme du monde,
et le trait, le mot, comme on dit aujourd'hui, vient à ce Romain,
ni plus ni moins qu'à un bel esprit du beau monde. Voyez, par
exemple, avec quelle aisance il obéit au précepte d'Horace, en fai-
sant parler un homme sur le retour, laudator temporis acti :

;
Ajournez, croyez-moi, vos plaintes calmez-vous
Et de votre âge ayez les instincts et les goûts :
,
Laissez aux. seuls vieillards l'humeur acariâtre,
,
; ,
Jeune homme, vous avez les femmes, le théâtre
Les chevaux à quoi donc pensez-vous jeunes gens?
On riait, on aimait, on soupait de mon temps :
Au spectacle, où parfois l'ennui vous assassine ,
Nous avons proclamé que Voltaire et Racine
Etaient des polissons; quels combats! quelles nuits
On donnait de grands bals dans de petits réduits.
!.
;
Toutes nos passions allaient vite en besogne
;
0n ferraillait alors dans le bois de Boulogne
L'amour de l'aventure animait ces cœurs chauds,

,
Et nous étions charmants jusque dans nos défauts.
Vous

:
messieurs, à vingt ans vous avez des affaires
Voilà les jeunes gens d'aujourd'hui tous notaires ;
;
De précoces vieillards, ne vivant que pour eux,
Et qui n'ont même pas l'honneur d'être amoureux.

Pourtant, çà et là, un mot, un vers, une tirade, laissent deviner


le patricien habitué aux grandes passions et au grand style du
Forum, et, en dépit de la crinoline dont elle s'enveloppe, un bout
de cothurne trahit quelquefois Melpomène. — Ecoutez plutôt en
quels termes l'héroïque colonel de Marsais répond aux bravades et
aux provocations du chevalier d'industrie Verdelier :

!
Vraiment On vous mettrait deux balles dans la tête
Que vous n'en seriez pas pour cela plus honnête ,
;
Chermonsieur sansraison vous courez ce péril ;
Carque prétendez-vous et de quoi s'agit-il')
On parle probité, vous répondez courage :
Le prix de la valeur est dans le bon usage;
La seule audace fait les brigands et les fous ;
Le bagne est plein de gens plus résolus que vous
Maintenant flétrissez d'une injure imprévue
Ce front qu'ont effleuré les balles, je vous lue
:
Sur place et sans pitié, je vous en avertis
Je le ferais, monsieur, comme je vous le dis.

<'On raconte, a dit un célèbre feuilletonniste, que Shakspeare


enfant, lorsqu'il égorgeait un simple agneau sur l'étal de son père
le boucher, se drapait en sacrificateur, si bien que l'étal devenait
un autel, l'agneau était une offrande à Jupiter, l'immolation était
un sacrifice et le jeune homme un officier du grand-prêtre. Ainsi
M. Latour de Saint-Ybars. Dans sa comédie, on retrouve encore le
citoyen de Rome, allié à toutes les grandes maisons de la ville
éternelle. Il gravit les degrés de la Bourse, on dirait qu'il monte
au Capitole (1). »
Nous ne connaissons M. Latour de Saint-Ybars que de vue, pour
l'avoir rencontré quelquefois dans les rues de Toulouse, sur les
boulevards de Paris ou dans les parages littéraires de l'Odéon, et,
en apprenant qu'on répétait une comédie de lui, nous nous deman-
dions quels effets comiques avaient pu se combiner dans l'imagina-
tion de cet homme grave, que nous avions toujours vu seul et
pensif, solennel comme un de ses héros tragiques, et austèrement
boutonné dans un sombre costume noir, dont le ruban de la
Légion-d'Honneur égayait seul le deuil éternel. L'événement a
prouvé que ces dehors sévères n'excluent ni la verve ni l'esprit.
Ce n'est pourtant pas précisément par la gaîté que brille le Droit
Chemin non plus que les comédies de M. Ponsard, avec lesquelles
il a plus d'un rapport de sujet et d'exécution ;
mais bien par le
style, les intentions honnêtes, la haute moralité et une opposition
pleine d'enseignements entre l'aigrefin, qui patauge dans les fangeu-
ses traverses de l'agiotage, et l'homme de cœur qui marche le
front haut dans le droit chemin de l'honneur. Le thème n'est pas

(t) Jules Janin. Journal des Débats du 4 avril 1859.


;
neuf assurément il l'est si peu que nous sommes très-porté à cpoire
que la pièce de M. Latour de Saint-Ybars est écrite depuis long-
temps et qu'elle a perdu sa première fraîcheur dans les cartons de
l'Odéon, ce carcere duro des drames et des comédies. Mais il
est des vérités salutaires qu'on ne se lasse pas d'entendre, et les
bravos du chaud public qui avait déjà applaudi l'Honneur et FAr-
gent, l'ont énergiquement prouvé en cette circonstance. —
M. Taxile Delord écrivait dernièrement dans le Magasin de Librai-
rie : « Supposons qu'on n'ait représenté ni l'Honneur et l'Argent,
ni la Bourse, ni la Question d'Argent, reportons-nous de trois ou
quatre ans en arrière, et le Droit Chemin aura peut-être un suc-
cès dans le genre de celui des pièces que nous venons de citer. » —
Cette opinion est tout-à-fait la nôtre, et elle ne date pas pour nous
du dernier ouvrage de l'auteur, car nous avons dit, il y a déjà plus
de deux ans, que M. Latour de Saint-Ybars est « un homme de
talent à qui, selon nous, on n'a pas assez rendu justice, et qui
occuperait peut-être aujourd'hui à l'Académie la place de M. Pon-
sard, si Virginie était venue avant Lucrèce (I). »
Nous nous sommes si bien laissé aller au plaisir de parler à des
méridionaux d'un littérateur méridional, qu'il ne nous reste plus
de place pour apprécier les œuvres dramatiques jouées depuis deux
mois.Les lecteurs de la Revue, qui aiment leurs compatriotes, ne
nous en voudront pas trop, nous l'espérons, si nous avons oublié
que plusieurs pièces importantes avaient droit à une mention dans
notre Bulletin, et'si nous nous bornons à signaler en courant les
ouvrages les plus littéraires.
Mme George Sand, qui, dans son théâtre, a toujours paru,
jusqu'ici, obsédée par les ombres de Diderot et de Sedaine,
semble préoccupée en ce moment de l'anodin fantôme de Berquin.
Sous le nom laborieusement composé de Marguerite de Sainte-
Gemme, — un titre qui, en latin, signifie deux fois perle, —
l'auteur a voulu réhabiliter les belles-mères si souvent maltraitées
au théâtre, sans renoncer pourtant à sa vieille guerre contre les
maris. Le public du Gymnase a paru trouver languissante et médio-

,
crement scénique cette comédie qui aurait bien pu tomber tout-
à-fait si elle n'avait été sauvée par l'admirable prose de l'auteur.

(t) Tome IV de la Revue, page 140.


Au Vaudeville, M. Mario Uchard a été plus heureux avec la
Seconde Jeunesse, malgré les périls du sujet et la brutalité du
dénouement. Dans cette pièce très-habilement charpentée, l'auteur
a carrément mis en scène un homme marié qui a deux ménages ;
un baron Hulot corrompant une jeune fille qui lui est confiée;
une AIme Marneffe de dix-huit ans ruinant le mari de sa bienfaitrice;
le tout couronné par un mariage révoltant; et le public, très-opti-
miste ce soir-là, a accepté toutes ces choses odieuses que Balzac, ce
grand audacieux, avait à peine osé aborder dans son admirable

,
étude des Parents pauvres. On assure qu'à la veille de la représen-
tation M. Uchard voulait retirer sa pièce, épouvanté qu'il était par
des dangers de toute sorte. Nous le croyons d'autant mieux que
nous connaissons très-particulièrement deux auteurs qui, ayant
entrepris cinq actes en vers sur le même sujet, et ayant poussé
leur travail assez loin, ont fini par l'abandonner, effrayés des mille
impossibilités qui se dressaient devant eux.

,
Après les cinq actes en vers de M. Latour de Saint-Ybars,
l'Odéon qui tient à passer du plaisant au sévère, suivant le pré-
cepte classique, a donné l'Usurier de Village, cinq actes en prose
de MM. Rolland et Bataille. On a dit que Balzac était au drame
moderne ce qu'Homère fut pour la tragédie antique, la grande
source où chacun va puiser, et les auteurs de l'Usurier ne nieront
pas la justesse de cette comparaison. Quoique un peu inspirée de
Balzac, leur pièce est tout simplement un gros mélodrame qui a
réussi, grâce à une action intéressante et à des caractères bien tra-
cés.— Nous avons été heureux d'y retrouver, après des éclipses trop

,
prolongées, une charmante actrice dont on avait remarqué, aux
Français la grâce et la beauté. Mlle Bertin est une comédienne de
la race de Mlle Mars; elle sait être pathétique dans les Dona Sol et
étincelante dans les Célimènes, mais nous aimerons toujours mieux
lui voir interpréter les finesses de la comédie que les terreurs du
drame. Espérons qu'elle rencontrera bientôt quelque création digne
de son esprit et de son talent.
N'oublions pas, toujours à l'Odéon, la Selma de M. Viennet, ce
spirituel académicien qui porte sa vieillesse avec tant de bonne
humeur. La scène de Selma se passe dans cet Orient de convention
que les tragiques nos aïeux peuplaient de Corasmins et d'Abufars.
Le drame de M. Viennet n'a qu'un acte, mais quoique surchargé
de crimes, comme une machine en quinze tableaux de M. Dennery,
cet acte arrive si péniblement à un dénoûment heureux qu'il nous

:
a fait songer au poète qui, ayant consulté Chamfort sur un distique,
obtint cette réponse « Excellent, sauf les longueurs. » Mais si nous
arrivons jamais à quatre-vingts ans, quelle littérature ferons-nous,
bon Dieu 1 tous tant que nous sommes ? Ayons donc pour cette
œuvre d'un aimable vieillard un peu du respect que les Parisiens
de 1778 montrèrent pour l'Irène de Voltaire.
Nous avons commencé notre Bulletin par un classique sincère
terminons-le par un romantique convaincu; nous avons cité des
,
vers de M. Latour de Saint-Ybars, citons des vers de M. Auguste
Vacquerie. De cette façon, aucune des deux écoles rivales n'aura à
se plaindre de notre partialité. Le Droit Chemin nous avait fait
;
assister à des scènes de la vie réelle anoblies par un poète Souvent
homme varie nous transporte dans le pays vague et fantastique de
Comme il vous plaira, et sous les arbres merveilleux dont le feuil-
lage bleuâtre abrite les Décamérons. On se défiait beaucoup de cette
pièce, due àla plume terrible qui avait écrit Trajaldabas, le man-

,
geur deporc aux choux. On parlait beaucoup porc aux choux au foyer
de la Comédie-Française le soir de la première représentation, et
tout le monde s'entretenait de ce Tragaldabas que bien peu de gens
connaissent, et qui, nous en sommes sûr, vaut mieux que sa ré-
putation. Ce qui nous rassurait un peu, c'est que si M. Auguste
Vacquerie, ce briseur d'idoles et d'alexandrins, avait mis au monde
un êffrayant Tragaldabas qui nous était inconnu, il avait produit
également une très-rassurante Antigone que nous connaissions par-
faitement et qui avait été une des fêtes de l'Odéon. Nous ne pou-
vions admettre qu'un homme qui avait traduit Sophocle avec
bonheur pût être aussi barbare que certaines gens se plaisaient à
le dire.Une courte citation prouvera que nos pressentiments ne
;
nous trompaient pas c'est l'amoureux Beppo qui parle à l'indiffé-
rente Fidéline :

Si vous vouliez m'aider, rien qu'un peu seulement,


j
J'éveillerais en vous le divin sentiment
Mais vous semblez haïr l'amour. 0 Fidéline,
Quand les beaux soirs de juin parfument la colline
,
Et qu'on voit sur le lac les étoiles trembler
Ne sentez-vous donc pas votre cœur se troubler?
Le vent parle d'amour en un ravissant style.
C'est donc bien amusant, dites, d'être inutile ,
,
D'être la coupe où nul ne boira, le repas
Sans convive la fleur qu'on ne respire pas?

,
C'est donc bien beau d'avoir vingt ans, le charme rare,
L'esprit, tout le bonheur d'un homme et d'être avare?
C'est donc bien grand et bien charmant, en vérité ,
L'égoïsme du cœur?

FIDÉLINE.

!
Dites la liberté

Un classique aurait-il mieux dit ?


nous n'oserions l'affirmer, mais
nous sommes sûr qu'il n'aurait pas mieux réussi. Les applaudisse-
ments unanimes par lesquels le public a salué le nom de l'auteur

;
nous ont été d'autant plus agréables que M. Vacquerie n'est pas seu-
lement un écrivain distingué c'est aussi un homme de cœur, qui
s'est condamné à un exil volontaire pour se faire le courtisan fidèle
de l'infortune d'un grand poète. M. Vacquerie possède un beau talent
allié à un beau caractère.
De l'exil à la tombe, la transition est facile. La science pleure
son plus illustre représentant. M. Alexandre de Humboldt vient de
s'éteindre à Berlin, plein de jours et de gloire, et la mort l'a trouvé
poursuivant, en dépit de ses quatre-vingt-dix ans, les immenses
recherches qui ont rempli sa vie. Il ne nous appartient pas d'ap-
précier dans ces pages futiles les travaux de ce grand homme;

,
bornons-nous à observer qu'il était né en 1769, cette année si
féconde en génies hors ligne qui a vu naître aussi Georges Cuvier
et l'empereur Napoléon.
Jules RENOULT.
POÉSIE-

Delacroix.

Poète autant que peintre, esprit plein de grandeur,


Il exerce sur nous un souverain empire;
Et mêlant dans son art Rubens avec Shakspeare,
Fait rêver la pensée et palpiter le cœur.

Quand il peint de Scio le crime plein d'horreur,


Son génie emporté touche presque au délire;
Et devant son Enfer j'entends vibrer la lyre
Du poète toscan qui chante la douleur.

Toujours harmonieux, il met nos yeux en fête,


En faisant chatoyer la sublime palette
;
Qu'il reçut des Flamands, ses illustres aïeux

Et sur le livre d'or où nul nom ne s'efface,


La main de l'avenir, qui met tout à sa place,
Inscrira Delacroix près des plus glorieux.
Decamps.

Peignant avec amour la vie orientale,


Le sabre constellé, le doliman vermeil,
Et l'Arabe domptant son ardente cavale,
Comme un Inca, Decamps adore le soleil.

Amant de l'Orient, il n'a pas de pareil


Pour rendre un minaret sur un beau ciel d'opale,
Et les Turcs accroupis, bercés par le sommeil,
Pendant que le Muezzin chante par intervalle.

Qui n'admira cent fois ses bazars, ses cafés,


Remplis de vieux fumeurs bizarrement coiffés,
Et ses bambins jouant avec une tortue !

Inondé de lumière, un mur blanchi de chaux,


Solidement bâti par ses rudes pinceaux,
Suffit pour me charmer et m'éblouir la vue.

J.-P. CAUSSAN.
ACADÉMIE DES JEUX-FLORAUX.

Concours de 18S9; séance du 3 niai.

«
it
» nir le chaos.
,
Si les Mainteneurs avaient existé lors de la créa-
tion du monde ils auraient supplié Dieu de mainte-
»
M. LOMON (l'Aigle, courrier du midi).

La spirituelle boutade qui sert d'épigraphe à notre article prouve que


nous ne sommes pas seul, cette fois, à réclamer, au nom de jus- la
tice, contre les habitudes systématiques de l'Académie des Jeux-Floraux.
« Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se casse. » Tant et si bien
fait le Collège desMainteneurs qu'il soulève à la fin toutes les consciences
équitables. Les plus patients se lassent de voir notre Aréopage toulousain
s'attaquer sans trêve à toutes les œuvres de la pensée moderne. L'Aca-
démie des Jeux-Floraux, — c'est là un de nos griefs contre elle, — ne
sait pas demeurer un corps simplement littéraire; le bruit des com-
;
bats l'attire les passions qui fermentent dans son sein l'entraînent
malencontreusement dans le champ de la polémique. Au lieu de rester
-
juge du camp, rôle qui convient seul à une Académie, elle se -
fait champion; elle prend couleur avec une vivacité qui trahit ses pen-
sées les plus secrètes.
Chez elle, nous l'avons déjà dit et nous le répétons parce que le con-
cours de 4859 confirme notre première allégation , le succès n'est possible
;
qu'à ceux d'un parti la couronne n'attend que les amis de la Maison
les opinions ne sont pas libres. L'Académie ne dira point aux concur-
;
:
rents « Eludiez telle question, et votre étude consciencieusement faite,
» ;
apportez-nous le résultat de vos recherches. » Non possédée de sa
vieille rancune contre le dix-neuvième siècle, elle trace d'avance la
voie aux compétiteurs et leur dit : « La littérature, la philosophie,
» les mœurs et les opinions de notre temps sont mauvaises. L'Académie

» motivera le mieux cet arrêt souverain ,


» le pense et l'Académie veut qu'on le pense aussi. Celuidevousqui

recevra ses couronnes. » Dès-


lors les prétendants, qu'un pareil avis ne décourage pas, n'ont plus qu'à
entonner, sur le mode élégiaque, une complainte touchante sur la litté-
la
rature qui se meurt, ou à s'armer du fouet de la satire contre philoso-
phie qui n'est pas morte. Des travaux ainsi conçus peuvent caresser les
préjugés et charmer les oreilles de MM. les Mainteneurs, mais je pense
que là se borne leur utilité. Les intérêts généraux des lettres françaises
n'ont rien de commun avec ces épanchements de famille.
Si l'on taxait d'exagération notre langage, nous invoquerions à l'appui
le concours d'éloquence de 1859. Jamais l'Académie peut-être n'a mieux
trahi sa tactique que cette année. Les doctes Mainteneurs avaient jugé à
propos d'appeler la lumière du concours sur un point assurément cu-
rieux de la littérature moderne, sur l'état présent de la Comédie en
, France. La question
ne manquait ni d'intérêt ni d'opportunité. Une So-
ciété littéraire, dégagée de toute prévention, jalouse d'ouvrir une en-
quête profitable sur les productions de la muse comique, eût simplement
demandé aux candidats, libres d'ailleurs de toute appréciation person-
nelle, une étude critique de la comédie au dix-neuvième siècle. Mais
dans le temple d'Isaure les esprits sont trop systématiquement hostiles
,

;
aux choses du temps pour qu'on se soit permis d'être juste en laissant à
chacun son libre arbitre. Non l'occasion était bonne de continuer la
guerre contre l'esprit moderne. L'Académie qui s'est donné la mission
de maintenir les traditions de 1324 a posé la question en ces termes :
« D'où vient que, de nos jours, la haute comédie a disparu de la
» scène pour céder la place à des compositions dramatiques où la mo-
» raie n'est pas moins offensée que l'art. »
Voilà, d'un trait et de par l'autorité de MM. les Mainteneurs, le théâ-
tre moderne destitué de toute moralité et de tout mérite litléraire. Voilà
Ponsard, EmileAugier, Sandeau, Feuillet, Latour deSaint-Ybars, re-
légués d'office parmi les corrupteurs de la morale et du goût public.
Voilà même l'Académie française incriminée, si je ne me trompe; car
dans un de ses derniers concours, elle trouva tant de morale et tant d'art
dans deux des œuvres produites, qu'elle partagea la couronne entre Ga-
brielled'Emile Augier et la Fille d'Eschyle deJ. Autran. « A priori, s'écrient
» les Mainteneurs, tout est mauvais, là-dessus point d'équivoque.
» Entrez en communion avec nous sur ce dogme, jeunes
néophytes.
» Sinon, soyez bannis de nos sanctuaires. Hors des traditions de 132i
,
» point de salut.»
Ce langage devient plus choquant encore quand on le compare à la
réserve qu'on s'impose ailleurs en pareille matière. L'Académie des Jeux-
Floraux n'a jamais eu peut-être le sentiment de sa moyenne influence ;
qu'elle l'apprenne donc des exemples de l'Académie française. Là-bas,
des hommes dont on se plaît à reconnaître généralement l'autorité,
MM. Villemain, Guizot, Cousin, etc. demandent simplement dans leurs

, ;
concours une étude sur Tite-Live, Lafontaine, Saint-Simon, ou bien un
mémoire sur l'état de la littérature à Toulouse, nos académiciens pro-
noncent, sans forme de procès une sentence de flétrissure contre une
littérature qu'ils connaissent, il faut le croire, mais qui ne peut trouver
de défenseur auprès d'eux! Un tel contraste dit assez de quel côté est la
mesure, de quel côté se trouvent la raison et l'équité.
Qu'attendre d'un concours où le ton est ainsi donné d'avance, où le
blâme est imposé par les termes mêmes du programme? Une succession
de satires, une série de réquisitoires contre la comédie moderne. Les
espérances des juges n'ont pas été trompées. Dix-neuf discours, dix-
neuf coups de sifflet ont réjoui les oreilles des détracteurs du théâtre
contemporain. M. le rapporteur nous a fait connaître les notes les plus
aiguës de ce concert de réprobation. Sept discours sont signalés dans
son compte-rendu. Quatre d'entre eux, quoique animés d'un beau feu
contre la comédie moderne, n'ont pu dépasser le seuil des bureaux
particuliers. Trois ont mérité l'examen des juges du grand bureau et
conquis, non la précieuse églantine, fleur du genre, mais ce que dans
la terminologie spéciale on appelle une fleur réservée.
Le premier lauréat dans l'ordre de nomination est un jeune docteur,
M. Achille Janot, que ses connaissances spéciales et le rôle brillant qu'il

a joué récemment dans un concours médical, sembleraient appeler à des


succès plus directement utiles à la société. Dénigrer les choses et les idées
à
deson époque,dans le butde complaire des juges prévenus, nous semble
un passe-temps frivole pour un homme voué aux austères labeurs de la
science. Je sais bien que dans le discours de M. Janot, des réserves sont
faites en faveur de quelques poètes dramatiques contemporains (I) ; que
l'auteur ose même, — l'imprudent 1- élever la voix en faveur de
Balzac, et que par là il échappe à l'accusation de parti-pris; mais
malgré ces variations de surface, le fond ne reste que trop en harmonie
avec les doctrines des Mainteneurs de 1324. On regrette de rencontrer
ici, comme dans le discours du même auteur couronné par l'Académie

(1) Page111 du Recueil.


en 1857 , des prosopopées ambitieuses, des tirades déclamatoires Contre
la régénération politique de 89 et les efforts généreux dela philosophie.
Une question littéraire peut, ce nous semble, être traitée sans qu'on
remue toutes ces passions et sans qu'on aille emprunter à certains jour-
naux le ton de la plus irritante polémique.
Ces procédés de style sont d'autant plus étonnants que, — nous le répé-
tons, — M. Janot est homme de science, c'est-à-dire, homme de libre
recherche. — Eh Lque sont les savants, sinon de rudes et modestes cher-
cheurs?. Aussi son langage nous paraît-il être en contradiction mani-
feste avec les principes qui ont fait la gloire et les progrès de sa profes-
sion. Où en serait la Médecine, science d'observation s'il en fut, sans les
« impatiences de la raison » et sans « la discussion universelle? » Les
progrès de la Physiologie ne sont-ils pas dus à la curiosité inquiète de
l'esprit humain, à ce besoin généreux de connaître qui est son plus bel
attribut, son trait-d'union le plus visible avec la divinité? Si, dans cette
branche des connaissances humaines, l'on s'était borné à maintenir,
comme l'on dit aux Jeux-Floraux, nous en serions probablement encore
à la stagnation du sang et à la médecine de Diafoirus.
,
M. l'abbé Calas, dont le discours a reçu un souci réservé est prêtre.
Il s'est cru en chaire, et a composé un sermon contre le théâtre. Ce qui
serait fort bien à l'église, a moins de prix en lieu profane. Assurément
la Comédie a tort devant la Théologie, et quiconque voudra juger le
théâtre avec les maximes des saints, n'aura jamais de compliments à lui
adresser. M. Calas ne se fait pas faute d'admonester et de proscrire; les
sévérités de son langage sont tempérées néanmoins par une harmonie
et une ampleur de style qui justifient le succès de son discours.
Le troisième lauréat, M. Feugères, professeur au Lycée d'Alençon,
s'est presque toujours tenu sur le terrain littéraire. C'est pour cela peut-

,
être qu'il n'a obtenu que la dernière couronne. Eloigné de Toulouse,
ignorant le ton qui est de mise aux Jeux-Floraux il a répondu simple-
ment à la question posée sans rompre des lances contre l'Esprit du Siè-
cle, contre l'Orgueil de la Raison et les Crimes d'une Epoque Impie. Dès-
lors, son succès s'est réduit à de maigres proportions. Le Parti dominant
à l'Académie n'a plus reconnu l'un des siens, et l'on a mis simplement à
la troisième place le prétendant qui se permettait de traiter en homme
de lettres une question de littérature.
?
Que dire du concours de poésie Il a désespéré, cette année, les plus
fervents apôtres de l'institution Isaurienne. D'un amas de médiocrités
d'un tas d'élucubrations échappées à l'imagination de jeunes rhétori-
,
ciens, l'Académie avait ordinairement la satisfaction de dégager quel-
ques pièces lisibles, quelques morceaux dignes d'être offerts, sansrou-
de la Page blanche, élégie de M. Juillerat
1858
,
geur, au public des deux séances. L'on garde souvenir, malgré tout,

; qui releva le concours de


du Postillon de Longjumeau, qui fit la fortune littéraire de Mine de

,
Saint-George. Cette fois, une telle consolation a été refusée à l'Académie.
Tous les prix moins un, celui de l'Idylle, sont restés dans la corbeille.
Peut-être même le lecteur, plus sévère que le juge, ne fera-t-il pas

;
Cueillette des Olives l'auteur, M. Eugène de Combaud ,
d'exception en faveur de cette pièce privilégiée. Le titre est Nanon ou la
de Lorgues
(Var). Cette composition a bien quelque saveur rustique, mais elle est
hérissée de termes spéciaux auxquels l'esprit du lecteur se heurte comme
à des énigmes. Il faut un vocabulaire pour la comprendre; et, de fait,
l'auteur a été forcé de mettre une clef, comme on en mettait au dix-
huitième siècle, à la finde son œuvre. Cette obscurité de langage est
particulièrement choquante dans un genre dont le premier mérite est la
simplicité.
Après M. de Combaud, qui seul a remporté le prix du genre, vien-
nent trois poètes que l'Académie a récompensés d'une fleur réservée.
Tous les trois sont des vétérans du concours, tous les trois connus du
public du 3 mai. M. Boulay-Paty s'offre en première ligne avec son ode
Le Câble transatlantique. De la grandeur, du mouvement, d'heureuses
antithèses ont fait applaudir ce morceau à la séance publique. Le vol iné-
gal de la pensée, la faiblesse intermittente de l'expression, ont empèché
M. Boulay-Paty de cueillir l'amarante d'or.
M. Hippolyte Maquan a obtenu un souci réservé pour une ode intitu-
lée : Les Poètes s'en vont. M. le rapporteur a dit gracieusement à l'auteur
que l'œuvre démentait le titre. Nous ne protesterons pas contre ce com-
pliment.

,
des églogues :
Enfin, M. Valéry, de Villefranche, a cueilli un œillet dans le genre
idylles, etc., pour son élégie A Riquet ou le canal des
deux mers en 1859.
Le Poème, la Fable, le Sonnet et les genres annexes n'ont point obtenu
de récompenses. Le concours poétique a été faible, on le voit. Jamais

;
l'Académie n'avait été réduite à tant épargner ses couronnes. Les préten-
dants n'ont pas manqué pourtant 397 pièces avaient été produites. Mais
les vrais poètes ne vont guère là où ne soufflent plus les grands courants
d'inspiration.
E. VAÏSSE.

20 mai 1859.
BIBLIOGRAPHIE.

9. — mInores de Philippe Féral, avocat à la Cour impériale de Toulouse


ancien bâtonnier de l'Ordre, membre de l'Académie des Jeux-Floraux et de l'Aca-
,
démie de Législation(1).

En publiant les principaux plaidoyers de son père, — cette vive


lumière trop tôt disparue, — M. Louis Féral a fait un acte louable de
piété filiale, et a enrichi en même temps d'une belle page les annales du
barreau moderne. Après avoir parcouru ces deux volumes, tout lecteur
se dira, comme nous, qu'il eût été vraiment dommage que ces divers
modèles de dialectique, de clarté, de méthode oratoire, où l'exposition
des faits et la discussion des points de droit s'animent et s'échauffent, aux
accents d'une éloquence honnête, fussent restés un patrimoine de
famille, au lieu de devenir un domaine public; et nous devons louer
M. Louis Féral avec d'autant moins de réserve, que les enfants ne pren-
nent pas toujours assez de souci de tout ce qui peut honorer la mémoire
de leur père et qu'ils laissent souvent prescrire et se perdre des titres
incontestables au respect de la postérité. Notre Romiguières fut
aussi un
grand avocat et un puissant orateur. Faute d'avoir conservé entiers les

que des anciens, de ceux qui l'ont vu à l'ceuvre ;


monuments qui ont fait sa réputation, il n'est bien connu aujourd'hui
la génération ac-
tuelle ne peut le juger que sur quelques bribes éparses de ses plai-

(1) 2 vol. io-S". Paris


libraires.
, chez Cotillon, rue Soufflot; ,
Toulouse chez tous les
;
doyers et c'est à peine si celle qui nous suivra aura retenu son nom. Ce
danger n'est pas à craindre pour la mémoire de PhilippeFéral. L'oubli
ne l'atteindra pas. Ses fils cependant ne nous ont guère donné que la
plus petite partie de lui-même ; il n'a pas été en leur pouvoir de nous
donner la meilleure. A l'exception du plaidoyer en faveur des héritiers
Riquet, qui a été recueilli par la sténographie, les autres appartiennent
à l'époque où il était encore d'usage au barreau de lire ses discours ils
sont donc de la première manière de M. Féral, et peuvent donner une
;
idée assez complète de l'écrivain, occupé, devant son pupitre, à ordon-
ner ses idées et à ciseler sa phrase, mais un à-peu-près peu ressemblant
de l'orateur. L'orateur qui lit n'est point un orateur; « l'orateur qui lit res-
semble, a-t-on dit, à la grosse cavalerie en ordre de bataille ; l'impro-
visateur monte à la manière des Numides, sans mors et sans frein (1). »
Les discours que publie la famille ont donc été écrits dans le cabinet et
lus à l'audience. Alors, si la comparaison que nous venons de rappeler

:
est juste, on ne sauraity trouver un indice sûr de ce que M. Féral a été
dans sa seconde manière, dans les discours improvisés or, il n'en a
point prononcé d'autres pendant les vingt-cinq dernières années de sa
vie. Où les rechercher aujourd'hui?. Nous avons donc raison de dire
que nous possédons à peine la moitié de lui-même.
Et encore, en lisant ses premiers discours , ne pouvons-nous nous
flatter de l'avoir tel qu'il fut à ses débuts. Pour dissimuler ce qu'il y a
de lourd et de compassé dans la lecture d'un travail dont toutes les
parties ont été réglées et calculées d'avance, où rien n'est laissé à
l'inspiration du moment, M. Féral savait donner la vie à ce qu'il
lisait. Il avait le débit accentué, chaleureux, le geste éloquent. Aujour-
d'hui sa paroleest figée sur le papier. Vie et âme, tout a disparu. Voilà
bien le discours, mais où est la comédie de ce discours? « Car, comme
on l'a fort bien dit encore, dans tout orateur, il y a deux choses, un
penseur et un comédien. Le penseur reste, le comédien s'en va avec
l'homme (2).m
Néanmoins, tels que nous les avons, ces discours seront lus avec
plaisir par toutle monde, et avec fruit par tout ce qui tient au barreau
et à la magistrature. Les sujets sont pleins d'intérêt, et d'un intérêt que
le temps n'a point affaibli. On peut dire qu'ils n'ont point vieilli. Sous la
plume de l'écrivain, ils ont pris un charme qui leur conserve la fraîcheur
première. Il est même telle page qui, pour l'esprit mordant et la finesse,
est comparable aux meilleurs passages des Mémoires de Beaumarchais.

(1) M. Dupin ainé. De l'improvisation.


(2) V. Hugo, Etudesur Mirabeau.
Un autre motif qui-en fera rechercher la lecture, c'est que la plupart
des questions traitées par M. Féral sont de celles qui se représentent sou-
vent. La défense du Mémorial de Toulouse contre le sieur Arpajou est un
procès en diffamation. La défense des gendarmes de Rodez contre le

; :
Constitutionnel et le Figaro est encore un procès en diffamation. Ces deux
affaires ont donné lieu à une étude des deux faces de la question dans
la première affaire, l'avocat défendait dans la seconde, il poursuivait.-
M. Féral est revenu une troisième fois sur ce même point, dans sa
plaidoirie pour Me Michel, avocat, incriminé comme auteur et signa-
taire de Mémoires injurieux, publiés par des clients dont il était le con-
seil. Il repoussa l'action en diffamation par des considérations tirées de
l'indépendance et de la liberté de la défense, et réussit, à force de logi-
que et d'éloquence, à faire adopter par les juges ses moyens de justifica-
tion, et son client fut relaxé. — La plaidoirie pour le sieur Pendariès

,
contre les héritiers Dugourg, a jeté une nouvelle lumière sur une ques-
tion diversement controversée la reconnaissancedesenfantsincestueux.
La question de la démence accompagnéed'intervalles lucides, est traitée
-
,
,
à fond dans le plaidoyer en faveur du comte de Clarac. Il ya beaucoup à
apprendre dans cette grande et savante étude même après les plai-
doyers du chancelier Daguesseau sur le testament de l'abbé d'Orléans, et
les traités ex professo de tous les écrivains physiologistes.

,
Mais le travail capital du Recueil et le plus considérable, puisqu'il ne

,
contient pas moins de 550 pages c'est l'ensemble des plaidoiries pro-
noncées par Me Féral en 1843 en faveur des héritiers Riquet. L'Ad- -
ministration du Domaine travaillait à les dépouiller de la propriété du
canal du midi, qui leur avait été reconnue par Louis XIV, par Colbert,
par les Etats de Languedoc, par le Parlement de Toulouse, par la Cour
des Aides de Montpellier, par la Législation de l'an V, par l'Empire, par
la Restauration, en un mot, par tous les pouvoirs, toutes les assemblées,
tous les corps judiciaires qui avaient eu à apprécier leurs titres à toutes
les époques et les avaient sanctionnés. La famille en avait joui pendant
cent quatre-vingts ans ,et, pour la première fois, ses droits venaient
d'être méconnus par le tribunal de première instance de Toulouse. Ces
plaidoiries forment l'historique complet de la création du canal des Deux-

;
Mers, et des difficultés sans nombre que son immortel auteur eut à
surmonter pour mener à fin ses projets on y trouve une discussion
savante des importantes questions de domanialité, de fief, de péage, soule-
vées par les nécessités de la cause. Animées souvent par de grands mou-
vements oratoires que provoquait dans l'orateur l'odieux de cette spolia-
tion, ces plaidoiries resteront comme le plus beau monument de savoir
et d'éloquence de Philippe Féral.
:
Le grand avocat avait naturellement sa place marquée dans nos assem-
blées littéraires aussi l'Académie des Jeux-Floraux et l'Académie de
législation s'étaient-elles empressées à l'appeler dans leur sein. Nous
trouvons, à la fin du Recueil, quelques œuvres qui relèvent des sujets
d'étude ordinaires à ces Sociétés et qui témoignent des aptitudes diver-
ses de M. Féral : un éloge de Clémence-Isaure, par lequel l'homme
de Lettres salua sa bienvenue dans le Collége du Gay-Savoir, en 1840;
un discours sur l'importance des études juridiques qu'il prononça, en

;
qualité de président, à la séance publique de l'Académie de Législa-
tion, en 1857 des considérations sur la réformation religieuse du
seizième siècle dans ses rapports avec le droit. M. Féral avait entrepris
de prouver dans ce Mémoire que l'espritde la Réforme n'avait jamais
ébranlé les principes qui .formaient la base de notre législation. Ce tra-
vail, le dernier et le plus important de ses œuvres académiques, est
malheureusement resté inachevé. L'auteur, qui en avait composé la plus
grande partie dans les rares moments de calme que lui laissaient les
cruelles souffrances auxquelles il a succombé, s'était flatté de l'espoir de
l'achever un jour. 11 n'a pas eu cette satisfaction. La mort l'a enlevé à ses
chères études, six mois après la communication qu'il avait faite à l'Aca-
démie de Législation du commencement de son Mémoire.
Les œuvres de M. Féral ont été publiées sous le patronage du barreau
de Toulouse et sont dédiées à l'honorable bâtonnier de l'Ordre, M. Alex.

:
Fourtanier. Une amitié sincère unissait depuis longtemps l'avocat qui
n'est plus à celui qui survit elle s'était formée dans ces luttes quoti-
diennes qui les mirent si souvent en présence, et où ils avaient appris
à s'estimer. D'ailleurs, en prononçant, aux bords de la tombe, les paro-
les touchantes qui ont attendri toute l'assistance, M. Fourtanier avait été
le premier à faire l'éloge de M. Féral. A qui mieux qu'à lui le fils pou-

:
vait-il dédier les œuvres de son père? A qui mieux qu'à lui pouvait-il

;
dire « En suivant les inspirations de mon cœur, j'acquitte une dette
de reconnaissance et je suis sûr aussi d'avoir compris les sympathies de
mon père et d'être agréable à sa mémoire. » F. LACOINTA.

«. — f.e Roitelet, verselets et dédicaces, par Jules DE GÈRES (1).


Il y a quelques mois, un versificateur écrivait à un poète
votre dernier poème, et je suis, convaincu, avec tous vos amis
:, « J'ai lu
que le

(1) Un beau volume grand in-18 jésus. Paris, E.


Horaires.
;
Dentu Bordeaux, chez tous les
jour où vous écrirez un livre, les yeux fixés sur la postérité, vous lui
lèguerez une œuvre digne de toute son admiration. » Le poète répondit :
« Je suis obligé d'avoir les yeux sur tant de choses, qu'il me reste bien
peu de temps pour les fixer sur la postérité. En outre, si la poésie se
transformait en travail, elle cesserait pour moi d'être la poésie. » Or, ce
poète vient d'écrire le Roitelet, et ce versificateur est chargé d'en rendre
comple.
M. Jules de Gères, dans les quelques mots qui précèdent, a dépeint
de la manière la plus exacte son tempérament poétique. Quoique ce soit
l'un des hommes les plus littéraires que j'aie rencontrés, on ne peut lui
appliquer la dénomination d'homme de lettres : il a du génie, et même
un génie de premier ordre, mais il n'a pas, il ne veut pas avoir de
métier. La pensée tressaille dans le cœur, se formule dans le cerveau
glisse sur le papier, vole à l'imprimerie, et tout cela sans la moindre
,
hésitation, sans la plus légère retouche. Comme on le pense bien, il

;
s'ensuit une foule de petites incorrections qui dépitent les gens pointil-
leux mais aussi, que de spontanéité, de fraîcheur et d'enthousiasme
! !
dans l'inspiration quelle riche nature

! ;
Je dois convenir que la correction dans l'art est majestueuse mais il
est des majestés si monotones Tenez, puisque nous sommes en plein
renouveau, permettez-moi une comparaison printanière. — Nous voici
:
aux portes de la ville devant nous, la route impériale avec ses poteaux
et ses bornes, ses arbres réglementaires et ses pierres cubées, sa pous-
sière et son aspect unicolores; à droite et à gauche, des sentiers tor-
tueux, bordés de haies qui chantent, de gazons qui frémissent, de fleurs
qui bourdonnent, d'arbres à toutes branches; des sentiers traversés de
et
ruisselets d'ornières pittoresques; des sentiers qui descendent dan&
les carrières, grimpent au flanc des collines, tournent, reviennent,,
repartent, s'égarent dans les grands bois, côtoient un cimetière ou une
église de campagne, et en une heure enfin vous offrent la nature sous
mille aspects. Auquel de ces deux chemins donnerez-vous la préfé-
rence? Quant à M. de Gères, il ne choisira point la grande route, et, à
parler franc, je vous conseille, si vous avez de bonnes jambes, de le
suivre dans sa promenade en zig-zag.
Mais je m'aperçois que la seconde partie de ma comparaison caracté-

mère:
rise le Roitelet. Le poète, en effet, chante à peu près tout ce qu'elle énu-
il fait parler les fleurs, il regarde le grand ciel bleu à travers la
feuillée, il surprend quelques notes du gloria in excelsis de la terre, il
écoute la feuille qui tombe et le torrent qui passe, il se heurte aux ron-
ces et aux cailloux du chemin, il encourage les travailleurs, il s'attriste
devant la misère, il sourit aux enfants du village, il se recueille devant
la croix, il s'agenouille et prie
sur les tombeaux. C'est, je crois bien, toute
la vie d'un homme encadrée dans un livre; mais qu'il l'ait voulu ou
non, vous y trouverez l'humanité; vous l'y trouverez d'autant plus que,

volume :
si M. de Gères pense beaucoup, il fait encore plus penser. Ouvrez ce
il touche à mille problèmes que vous vous êtes posés bien des

:
fois; il est rempli d'aspirations qui furent vôtres, et que vous saluerez
comme de vieilles connaissances c'est le réalisme dans la poésie, et la

:
poésie dans le réalisme. Mais, à propos de réalisme, il est temps que j'en
mette un peu dans cet article je vais donc parler au propre.
A part la question de métier, sur laquelle je n'ai point à revenir, je
ne crois pas qu'on puisse être doué d'une organisation poétique plus
riche et plus variée que celle de M. de Gères. Ses croquis humouristi-
ques sont de véritables poèmes, et par poèmes j'entends créations. Lisez
r
Bonjour, bonsoir, — Ce qu'est l'amour, — Inspiration. Sesbluettes senti-
le
mentales: Sœurdespauvres, — Paule, — les Nidsvides, — Sommeil d'une
mère, — Question d'enfant, — les Arbres qu'on a plantés, se glissent dou-
cement dans le cœur et n'en sortent plus. Quelques-unes de ses pièces,
:
telles que Un ami, — le Roc usé, — Sous la lampe, — Eternité, —
Alfred de Musset, ouvrent un vaste champ aux tendres rêveries, aux
mélancoliques retours, aux méditations religieuses aux grandioses con-
,
templations.
On rencontre dans le Roitelet des verselets écrits sans prétention, et
!
naturellement illustrés de négligences. Eh bien qu'on les lise une fois
je suis sûr qu'on voudra les relire, parce que l'hémistiche ému, le trait
:
gaulois, le franc sourire, l'emportent et doivent l'emporter sur le versi-
fiage magistral dont s'encombrent nos bibliothèques.

:
Je suis persuadé que M. de Gères s'imagine n'avoir écrit qu'un volume
de souvenirs et de politesses littéraires. Il se trompe son livre est une
épopée intime, où les Académies n'ont rien à voir, si elles prennent
Boileau au pied de la lettre, mais où la foule doit venir, car, à côté d'une
âme qui se raconte, elle retrouvera sa propre silhouette, croquée par un
artiste de la grande école.
Et maintenant, s'il faut dire ici toute ma pensée, j'adresserai un
reproche à M. Jules de Gères. Le titre de son volume est d'une modestie
superlative et d'uneflagrante inexactitude. Un roitelet, à la rigueur,
peut chanter les Nids vides :
J'ai vu la fauvette
La fauvette au nid ,
,

Frileuse et seulette;
Mais elle m'a dit :
«Ce matin, quand l'aube
»Sur le jardin clos
»Secouaitsarobe,
Mesceufssontéclos.

J'ai vu fauvette,
la
La fauvette au nid;
Heureuse et folette ,
L'imprudente dita :
petits,j'espère,
« Mes
»Alafindumois
IlEn
,,
suivant leur mère
IlVoleront au bois. »
J'aivulafiuvette
Lafauvetteaunid;
Elle était seulette.
Et ne m'a rien dit!

Mais le gosier du frêle chanteur ne s'accommodera jamais du souffle


puissant qui se joue dans la moitié des pièces dont se compose ce re-
cueil; voyez, par exemple, ces fragments de l'Eternité :
Ecoutez !- Dans le vide où s'éteint la pensée,
Unepierre lancée
Passe et fuit comme un trait vers un but inconnu.
D'où vient-elle? Où va-t-elle? On n'a pas vu la cime
Où se tenait l'archer ; et du muet abîme
Nul son profond n'est revenu !
Ah l'œil humain s'épuise à sonder ces prodiges
! !
Eternité ! mot sphinx, entouré de vertiges !
Ne penchez pas au bord vos rêves éperdus !.
Je me sens gagner, fasciner par la tombe ,,
Quand j'écoute longtemps cette pierre qui tombe
Sans passé, sans présent, sans avenir, sans paix!.
,
En vérité si je ne connaissais la patrie de M. de Gères, il me serait
permis de lui demander en vertu de quel phénomène les roitelets de son
pays ont un air de famijle avec les aigles du nôtre.
10 avril 1859.
Ch. DB Buz-TRBNQUELLÉON.
UI. — Satan, épopée eu treize chants, par M. Henri DELPECH (1).

, ,
Les épopées n'ont guère fait fortune en France, ou pour mieux dire,
la France n'en a jamais eu. Beaucoup d'écrivains ont paru se berçant de
l'espoir d'être ce poète épique français, ce grand désiré des nations que
l'on espère depuis des siècles, et leurs invocations, leurs songes, leurs
descriptions de bataille, en un mot, tout l'attirail classique du genre,
ont assoupi leurs vaines et retentissantes périodes dans le silence de l'ou-
bli. L'ennui les a tués.
C'est une triste chose que l'ennui, surtout en fait de poème épique ;
malheureusement, c'est comme une plante vivace qui croît sur tous les
terrains et ne distingue pas les frontières; il fleurit et végète dans les
plates campagnes des classiques, dans les sommets dénudés du roman-
tisme, comme sur les terrains vagues de la fusion.
Sans doute, se trouver en présence d'une vingtaine de chants compo-
sés chacun de plusieurs centaines de vers, voilà pour un lecteur une
redoutable perspective, et l'on peut comprendre jusqu'à un certain point
le découragement de ces profanes qui placent bien soigneusement le
volume dans le rayon le plus sacré de leur bibliothèque, lui épar-
gnant les moindres secousses, de peur de compromettre son immortelle
sérénité.
Et cependant, en notre siècle de prose, l'apparition d'un poème épi-
que est un heureux événement. Il faut savoir gré à l'écrivain des heures
de labeur patient, des longues et pénibles recherches, des embarras de
toute sorte qu'il s'est donnés pour monter cette périlleuse machine.
La Revue de Toulouse, toujours vivement intéressée par le mouvement
littéraire du Midi, ne saurait donc trop sincèrement applaudir à l'œuvre
de M. Henri Delpech.
S'il ya un héros dans l'épopée de M. Delpech,
-
ce dont je ne suis pas
bien sûr, — ce doit être Satan, car tel est le titre du poème. Ce titre suffit
pour vous montrer la voie où s'est engagé l'écrivain. Il nous emporte
aveclui aux temps de la création, commeaux derniers jours du monde,
parmi les célestes phalanges, dans les tourbillons de l'enfer, et se fait
notre guide en ces mystérieuses contrées.
On pourrait bien lui dire que ces pays ne sont pas tout-à-fait inexplo-
rés; qu'un certain Milton a bien voulu autrefois nous promener sous les
arbres du paradis, qu'un Klopstock nous a fait contempler toutes les hié-
rarchies angéliques, et qu'un diable d'homme, appelé Dante, qui ne

(1) Deux volumes in-li. Bordeaux, Dupuy et Ce.


manquait pas de mérite, a conduit notre marche dans les spirales sulfu-
reuses de l'enfer.
M. Delpech sait cela aussi bien que nous et mieux que nous; mais il a

,
pensé que des traits épars chez ses devanciers et réunis dans son poème,
de manière à former un ensemble ne nuiraient pas à l'individualité de
son œuvre. J'espère qu'on lui donnera raison.

;
Il y a dans tout cet ouvrage une idée touchante
d'un tombeau
; l'auteur s'est inspiré
le souvenir aimé qui jette un peu d'émotion dans ces
pages théologiques rafraîchit le pauvre mortel entraîné par le vol du
poète dans les régions lointaines où siègent les Puissances, les Trônes et
les Dominations. L'humanité est, après tout, l'étude la plus intéressante
pour l'homme. Jamais poète n'enchaînera son lecteur avec de l'éru-
dition.
L'érudition sied aux glossateurs et la théologie aux Pères des Conciles.
Au poète, il faut de l'âme, du mouvement, de la vie, et le plus beau
système philosophique, développé en rimes sonores, avec tout son cortège
de preuves intrinsèques et extrinsèques, ne sera jamais qu'un thème de
versification.
Je ne prétends pas assigner ce rang au poème de M. Delpech ; d'ail-
leurs, les poèmes épiques, toujours un peu longs, sont comme ces jeu-
nes gens grands et fluets dont la santé délicate veut des ménagements.
Pourtant, M. Delpech écrivain sérieux, me pardonnera de lui expri-
,
mer toute ma pensée. Je l'admire plus que personne pour ses patientes
recherches. Il aurait voulu refaire la Somme théologique de saint Tho-
mas d'Aquin, qu'il n'aurait point feuilleté plus d'in-folios sur ce grave
sujet. N'aurait-il retiré de ses lectures d'autre fruit que de devenir un
homme fort en théologie, la cause n'est pas commune par le temps qui
court, et je l'en féliciterais volontiers. Mais enfin la poésie n'est pas là,
et tant de science apporte bien un peu de lassitude. J'avoue que les notes
seules m'ont effrayé.
Du reste, il est assez dangereux pour un poète de s'aventurer en de
pareilles régions. Que devient une épopée théologique où la théologie
n'est pas invariablement respectée? S. E. Mgr le cardinal Donnet, arche-
vèque de Bordeaux, a souligné dans une lettre fort remarquable, impri-

:
mée par l'auteur en tète de son ouvrage, quelques points d'une ortho-
doxie au moins douteuse les amours des anges, pour n'en citer qu'un
seul exemple.
Au point de vue de la forme , on peut reprocher à M. Delpech des
vers heurtés, des phrases poétiques sans harmonie. Le style manque
généralement de cachet. L'abus de l'abstraction s'y trouve aussi poussé
jusqu'aux dernières limites. Le poème débute par un dialogue entre le
beaucoup d'imagination ;
Silence, la Nuit et le Néant. Faire parler le Silence témoigne déjà de
mais placer des paroles dans la bouche du
Néant qui n'est pas, voilà qui passe la mesure. Sans doute, les poètes
ont, d'après l'axiome classique, la permission de tout oser; mais faut-il
encore que la raison, surtout dans un poème philosophique, pose elle-
même des bornes à cette liberté. Que penser du Néant qui parle de ses
« impalpables os, » qui se dit « détrôné » par le destin ,
qui pleure de
voir « arracher la couronne à son front profané, » de sentir « déchirer
»
ses entrailles et qui demande au Créateur :
Où donc borneras-tu les terribles entailles
Que creuse dans mon flanc ton compas envieux?

Voilà pour l'abus des abstractions. Quant à la dureté des vers pour
justifier mon assertion, il suffira de lire la tirade suivante, qui ne man-
,
que pas, si l'on veut, d'une certaine énergie, mais d'une énergie un
peu rude :
Qui jamais du Maudit pourrait peindre la honte ,
Quand il se sut dompté par le faible Anathel !
Comme un tigre en festin, que le chasseur affronte,
Se retourne et bondit vers son ennemi, tel
Satan voulut bondir; mais dans sa volte prompte,
Par un effet du ciel dont l'enfer se troubla ,
Sur le bout de l'orteil il resta fixé là.

Un reproche non moins sérieux qu'on pourrait adresser à M. Delpech,


,
c'est que son poème épique n'est pas à vrai dire, un poème épique
c'est plutôt, ainsi que l'a très-bien formulé l\lgr Donnet dans sa lettre
;,
« une série de poésies lyriques sur les grandes luttes entre le bien et le
» mal, consignées dans nos divines Ecritures. »
Les divers poèmes lyriques dont se compose ce tout peu homogène se
font lire avec assez de charme. Il y a un souffle de poésie dans ce vaste
concert de la nature saluant le Créateur; l'hymne des montagnes, de
l'homme, de la fleur, des volcans, de l'étoile et du ver-luisant sont de
jolies pièces. Mais là, ce qui fait défaut, c'est la main habile et légère de
l'artiste. Comment trouver des notes harmonieuses dans un métal trempé
aux fleuves d'enfer?
Il faut étudier cette œuvre. Ainsi que nous le disions plus haut. par
ses veilles laborieuses, le poète qui travaille à l'enseignement et au plai-
sir de tous acquiert des droits sérieux à l'attention du public. Espérons
que l'on voudra bien examiner longuement le nouveau poème. Dans un
genre que l'on croyait épuisé par Soumet, venu après tant d'autres ,

Pandémonium
repentant.
, ,
M. Delpech a su encore garder son originalité.
On ]ira, je n'en doute pas avec intérêt le chant des Ruines, le
la Fin du monde et le touchant épisode de l'Ange

En résumé, le talent poétique de M. Delpech mérite d'être pris en


grande considération, et toutes les personnes qui aiment la haute et
saine littérature lui sauront gré sans contredit de ses inspirations élevées.
J'espère que M. Delpech nous pardonnera la franchise des observations
que nous a suggérées son poème. On ne critique sévèrement que les
ouvrages de valeur, et la beauté soutenue d'une œuvre donne le droit de
s'offenser des moindres taches.
Qu'on nous permette d'achever par un souhait. Nous nous berçons de
la pensée que M. Delpech n'arrêtera pas à cette production, déjà si
remarquable, l'essor de son talent poétique, et que, mûri par l'expérience,
il cherchera dans une entreprise nouvelle plus de chances d'originalité
et d'intérêt.
Ernest ROCHA.

IV. — La marquise d'Orgedeull, par M. Ch. de fîOGEKET (1).

Encore un ouvrage qui nous est venu de Bordeaux; c'est le troisième


dont il aura été rendu compte dans cette livraison de la Revue. Toulouse
n'arrive point à cette fécondité.

,
tou
:
La marquise d'Orgedeuil est ce qu'on est convenu d'appeler un roman

a perdu ses biens pendant la Révolution ;


de mœurs. En voici l'analyse M. de la Closeraie, gentilhomme du Poi-
tous les membres de
sa famille ont péri sur l'échafaud de 93, et lui-même n'a échappé à la
mort que par l'émigration. Rentré en France après la tourmente y il
demanda à la carrière des armes une position et des moyens d'existence,
et servit loyalement l'Empire et la Restauration; mais après la révolu-
tion de 4830, il brisa sou épée. Marié peu de temps auparavant, il était,
après quelques années de mariage, resté veuf avec une jeune enfant.
A la suite de ce malheur, il se retira du monde, acheta une petite pro-
priété près de l'ancien patrimoine de ses pères et y vécut de pieux souve-
nirs , au milieu de l'estime de toute la contrée. Il noua alors des relations

(1) 1 vol. in-12. Paris, Jules Tardieu; Bordeaux, chez tous les libraires.
avec quelques familles du voisinage et plus particulièrement avec la
famille de Branteuil, plus riche que la sienne, mais vers laquelle il se
sentait attiré par la conformité des goûts et des opinions. Gaston de Bran-
teuil devint l'ami d'enfance d'Aline de la Closeraie. Aux yeux du monde,

;
le père de la jeune fille paraissait résigné au rôle effacé auquel le con-

;
damnait la médiocrité de sa fortune mais il s'indignait parfois, dans son
orgueil aristocratique, de l'abaissement de sa maison et au lieu de
préparer sa fille à une existence modeste, il l'éleva dans les espérances
d'une position brillante. Belle, vive, spirituelle, Aline subit l'influence
de cette éducation et prit de bonne heure, avec les habitudes frivoles du
monde, l'air du commandement. Le compagnon de ses jeux, Gaston ,
se montra plus sérieux, plus réfléchi, plus délicat dans ses goûts et ses
impressions.
C'est la destinée de ces deux personnages qui fait tout le roman.
M. de la Closeraie, impatient de réaliser les espérances qu'il fondait
sur sa fille, vint à Paris et la produisit dans le monde de la noblesse, où
le rattachaient d'anciennes relations. Là, il retrouva parmi ses connais-

,
sances d'autrefois le marquis d'Orgedeuil, un grand seigneur, fort riche,
fort recherché, mais fort libertin ayant conservé, malgré ses cinquante

,
ans, tous les vices élégants de la jeunesse. Le vieux garçon fut frappé de
la beauté d'Aline, de la distinction de ses manières et l'idée lui vint
d'en faire sa femme. Le père, aveuglé par l'ambition, prêta la main à
ces projets, combattit les répugnances de sa fille qui résista quelque
temps et finit par se soumettre. Présentée dans le monde, Aline y pro-
duisit une impression qui flatta l'amour-propre de son mari. Mais au lieu

,
de se corriger de sa vie dissipée et de chercher à gagner l'affection de sa
jeune femme par l'honnêteté de sa conduite le marquis se jeta plus que
jamais dans le désordre. Froissée dans ses sentiments les plus intimes,
Aline voyant le bonheur lui échapper, espéra le trouver dans la satisfac-
tion de la vanité; elle courut les bals, les théâtres, et conquit bientôt le
sceptre de la mode. — Après trois ans de mariage, le marquis mourut
épuisé par les excès. Le père d'Aline le suivit de près, et la jeune femme
se trouva seule, sans appui, sans conseil, maîtresse d'elle-même et
d'une immense fortune.
Le temps du deuil écoulé, Aline reprit ses premières habitudes et
reparut dans le monde plus brillante que jamais. L'essaim des adora-
teurs recommença à tourbillonner autour d'elle, non plus en vue d'une
conquête d'un jour, mais dans le désir intéressé de disposer de sa for-
tune en obtenant sa main. La jeune veuve parut tenir à conserver son
indépendance; et si elle recherchaitles-hommages et s'en montrait
flattée, elle n'encouragea les espérances d'aucun de ses prétendants.
Pendant ce temps, que faisait Gaston, son ami d'enfance? Gaston
avait vu avec un grand serrement de cœur le mariage d'Aline. Un san-

,
glot mal comprimé avait même troublé le silence de l'assemblée et donné
sujet à beaucoup de conjectures. Aline partie il avait demandé des con-
solations à l'étude. Echappant par une vie réglée aux habitudes de dis-
sipation de ses condisciples, il suivit avec grand profit les cours de
droit, et il venait d'être nommé, à vingt-deux ans, attaché d'ambas-
sade. Ce titre l'obligeait à venir à Paris, à voir le monde; et à peine
arrivé, le pauvre jeune homme frappait à la porte de l'hôtel d'Aliue dont
ilallait solliciter le patronage pour faire son entrée dans le monde parisien.
Dans le salon d'attente, Gaston se rencontra avec le vicomte de Lon-
gré, un type de l'homme à la mode, qui lui parut, à ses airs libres,
un familier de la maison. Peu fait aux usages de la haute société,
dont il n'avait ni les airs ni le masque, Gaston déplut par sa fran-
chise au beau monsieur et prêta à rire à ses dépens. — L'entrevue
avec Aline fut pleine de charme et d'abandon. Gaston parla de ses pro-
jets d'avenir, toucha quelques mots des aspirations de son cœur. L'arri-
à
vée des habitués de la maison fit prendre un autre cours la conversa-

à Gaston d'un médiocre intérêt; et il sortit un peu désenchanté ,


tion. On parla bals, courses, spectacles, toutes choses qui parurent
laissant
l'assemblée fort peu édifiée sur sa science du monde.
,
Aline, qui était bien résolue à ne pas changer de position se tenait
en garde et contre ses propres sentiments et contrè tous les piéges de la
séduction. Le plus entreprenant de ses adorateurs, le vicomte de Longré,
devint de plus en plus pressant, et mit un jour en usage toutes les res-
sources d'une rhétorique longtemps étudiée pour arriver à ses fins. Aline
sortit victorieuse de la lutte et de manière à déconcerter pour jamais un
homme moins sûr de lui-même que le vicomte de Longré.
Cependant la jeune femme se laissait aller, —sans s'en douter peut-être,
—au sentiment qui l'attirait vers Gaston. Le monde s'en aperçut et ne lui
épargna ni les malins propos ni les épigrammes perfides. Tant de gens
!
étaient froissés Elle en prit de l'humeur, et pour faire taire les mauvai-
ses langues et reprendre ses avantages, un jour que Gaston était le point
de mire de la causticité des beaux esprits de ses salons, elle eut la cruauté
de grossir le parti des rieurs, et le pauvre Gaston, humilié, confus, se
vit contraint d'abandonner la place.
Cet affront exigeait une vengeance. Gaston la demande au sort des
armes. Il provoque en duel le vicomte de Longré comme l'instigateur
de cette scène de mystification. Le choix de l'adversaire était imprudent.
Le vicomte avait la réputation d'habile tireur. Gaston reçut en pleine
poitrine un coup d'épée terrible qui pénétra en même temps dans le
cœurd'Aline. Par surcroît, la révolution de 1848 éclata, et la fortune de
lamarquise fut engloutie dans le désastre de son agent de change. Aline
:
se résigna à ce dernier coup ce qui l'affligea plus.vivement que la perte
;
de sa fortune, c'est le vide qui se fit aussitôt autour d'elle la reine des
salons disparut du monde sans qu'aucune de ses anciennes connaissances
crût lui devoir une parole de consolation.
Rètirée dans un modeste appartement, à J'extrémité d'un des fau-
bourgs de Paris, alors que ses ennemis la faisaient trôner en Angleterre
parmi les femmes du demi-monde, Aline rougit de la légèreté de sa con-

;
duite passée et s'effraya de son isolement. De son côté, Gaston, après avoir
été longtemps en danger de mort, s'était remis de sa blessure mais à la
nouvelle de la ruine de la marquise et de sa fuite en Angleterre, il fut
pris d'un vif sentiment de tristesse et se rejeta dans l'étude avec plus
d'ardeur encore qu'autrefois. Il ne s'exila pas entièrement des salons; son
rôle politique l'obligeait à les fréquenter; mais il resta insensible aux

mode ,
séductions du monde, repoussa les avances des femmes les plus à la

mérite.
et se montra médiocrement touché des hommages rendus à son

, ,
Un jour, il entendit le vicomte de Longré, avec qui il s'était réconci-
lié parler d'Aline en termes méprisants. « J'ai aperçu hier disait-il au
» milieu d'un cercle de jeunes gens, la fameuse marquise d'Orgedeuil ;
» elle arrive d'Angleterre où elle a eu une vogue brillante, où elle a
» ruiné deux jeunes'lords. Je ne désespère pas de la rencontrer bientôt
a au coin d'une rue avec un singe et une guitare. »
Gaston fut près d'éclater. Il sut cependant contenir son indignation.
Après biendes recherches, il découvrit la demeure d'Aline et y courut.
Les propos du vicomte n'étaient que d'odieuses calomnies. Aline n'avait
point quitté la France; elle ne s'était pas éloignée un moment de la
retraite où elle avait enfoui sa vie. A cette révélation, Gaston sentit
renaître son amour. Mais il ne pouvait obéir aux élans de son cœur et
unir sa destinée à celle de la femme qu'il adorait sans l'avoir purifiée des
calomnies qui circulaient dans le monde. Une nouvelle rencontre eut
lieu entre Gaston et le vicomte. Le sort des armes favorisa encore M. de
Longré. Heureusement, la blessure de Gaston n'eut pas de suites fàcheu-
ses; il se remit promptement. La réputation d'Aline une fois reconnue
intègre et sans tache, il n'y eut plus d'obstacle à l'union des deux
amants. Aline reparut dans le monde au bras de son époux et y fut
accueillie avec la même faveur qu'autrefois.
Telle est la donnée du roman de M. Ch. de Nogeret; elle est simple et
n'a rien de forcé et d'invraisemblable. L'auteur est un homme du monde
et un observateur, on le voit. Il a fréquenté les salons et en a retenu la
,
langue, le ton enjoué, les formes polies. Aline, Gaston, le vicomte de

,
Longré sont des caractères vrais copiés sur nature. On rencontre tous
les jours des femmes .comme la marquise d'Orgedeuil en qui les flatte-
ries et les enivrements du monde étouffent le sens moral; les natures
d'élite, comme Gaston, sont plus rares, mais elles existent. Le vicomte
de Longré, ce fanfaron de vices, rappelle bien aussi par son esprit
entreprenant ces fils de famille qui, après s'être ruinés en folies, sont en
quête, pour se refaire, de la main de quelque riche héritière. Marie de
Fouqueuze, personnage accessoire, dont nous n'avons pas parlé, est
un caractère un peu effacé et pas assez agissant. Les lettres qu'écrit Aline
à cette amie d'enfance et qu'elle n'envoie point sont un moyen peu
habile de faire connaître le triste retour que la pauvre délaissée fait sur
elle-même, lorsqu'elle vient à résipiscence après tous ses malheurs. Quel
inconvénient y avait-il à ce que ces lettres parvinssent à leur adresse?.
L'épisode de la vallée de Montmorency nous paraît aussi une longueur et
une superfétation. Nous n'approuvons pas non plus le second duel de
?
Gaston avec le vicomte de Longré. A quoi bon cette rencontre était-elle
indispensable pour la réhabilitation d'Aline?. Sauf ces légères critiques,
qui ne sont d'ailleurs que nos impressions personnelles, La marquise
d'Orgedeuil est un roman honnête, dont la lecture, sans cesser d'être
attachante, ne provoque aucun des soubresauts violents qu'on ressent à
chaque page de Mmc Bovary, de Fanny et de Daniel, ces romans trop
vantés de l'école soi-disant réaliste. F. LACOINTA.

V. —
,
Notice historique et descriptive du chemin de fer de Montau-
ban a Rodez. — Contenant l'histoire des villes, des villages et des châteaux. la
description des lieux et des monuments les détails du tracé, la nomenclature des

,
gisements métallifères et des mines de houille, leur nature, leur richesse et les
conditions d'exploitation, la statistique agricole, industrielle, etc. etc., avec une
carte et un tableau des distances et du prix des places, éditée par Mme veuve Cestan,
née Moins, imprimeur-libraire à Villefranche-d'Aveyron (1).

Il y a tout près de nous, aux portes de Toulouse, un chemin de fer qui


passe à bon droit pour le plus curieux de France et peut-être d'Europe.
Nos lecteurs ont nommé la section du Grand-Central. Cette voie ferrée se
dirige de Montauban sur Rodez, en traversant des contrées sauvages,
qui semblaient porter un défi éternel aux efforts de la science et de l'ac-

moderne !;
tivité humaine. Et cependant, — tant est grande la puissance du génie

insoumise
— le double joug de fer a courbé l'orgueil
de cette nature
les montagnes ont été percées, les lits des rivières déplacés,

(1) Toulouse, Privât, libraire rue des Tourneurs


,
, 45.
;
la sape et la mine ont conquis de haute lutte le lit du nouveau
way. Aujourd'hui l'on va de Montauban à Saint-Christophe demain on
ira jusqu'à Rodez, plus commodément qu'on ne va de Toulouse à Muret.
rail-

Le voyageur peut sans effort, d'un confortable wagon de première classe,


assister à un spectacle qui rappelle tour-à-tour le Chaos de Gavarni et la
fertile vallée de Campan, contempler un défilé de paysages qui appor-
tent tour-à-tour à l'âme les sévères impressions de l'épopée et les fraî-
ches sensations de l'idylle. Deplus, comme aux bords du Rhin, ces
cimes altières sont couronnées de vieux manoirs aux tours effondrées,
aux créneaux sinistres, restes de la féodalité, dont se rit la civilisation
qui passe au bas sous la forme d'une locomotive. On pardonne à ces fan-
tômes leurs grands airs menaçants, en faveur de leur utilité pittoresque.
— Mais pour parcourir ce pays, il faut un guide. Pour connaître ces
vieux châteaux, il faut au touriste un cicerone qui lui en dise le nom et
l'histoire, qui restitue à ces spectres la vie du passé, qui dramatise en
quelque sorte l'itinéraire. Tous les chemins de fer avaient leur Guide du
Voyageur. La voie la plus intéressante de France en avait manqué jusqu'à
ce jour. Un éditeur intelligent de Villefranche-d'Aveyron, Mme veuve
Cestan, née Moins, a comblé cette lacune. La notice historiqueetdescrip-
tive du chemin de ferde Montauban à Rodez qu'elle vient de publier, ré-

: ,
pond à tous les désirs du voyageur. L'histoire du pays traversé est
écrite station par station Montauban, Nègrepelisse ,
Saint-Antonin
Laguépie, Villefranche, Rodez, ont là leurs annales résumées dans un
style brillant et facile. Les légendes sinistres, les sièges sanglants que
rappellent les châteaux de Penne, de Bruniquel et de Najac, sont pré-
sentés sous une forme dramatique qui n'exclue nullement l'exactitude
historique. On sent mieux la grandeur du spectacle quand on a évoqué
ces sombres souvenirs du passé. L'harmonie se fait dans le tableau.
La partie historique et légendaire n'est pas la seule traitée dans le
livre de Mme Cestan. Les esprits positifs trouveront à s'y renseigner exac-
tement sur la richesse des gisements métallifères et des bassins houil-
lers de la région. Cette question est du plus haut intérêt pour l'Aveyron
eUe Midi. On sait que les trésors métallurgiques d'Aubin et de Decaze-
ville ont été la raison déterminante de la construction du chemin de
fer Grand-Central. C'est par cette voie que nos charbons doivent gagner
les marchés du Midi, et nous exonérer du tribut que nous payons depuis

,
trop longtemps aux houilles anglaises.
Industriel ou simple touriste chacun trouvera profit à lire le beau
livre de Mme Cestan et nous remplissons un devoir de conscience en
,
nous associant aux éloges que lui ont déjà donnés les deux journaux
quotidiens do Toulouse. E. VAÏssB.
CORRESPONDANCE.

opinion philosophique , ,
La Revue est une tribune ouverte d'où personne n'est exclu. Toute
littéraire scientifique peut s'y produire
librement, sous le couvert de l'auteur qui en assume sur lui la
responsabilité. C'est ainsi que nous entendons la discussion.
M. l'abbé Roques nous adresse quelques observations critiques à
propos du compte-rendu de son ouvrage intitulé : M. V. Cousin et
ses adversaires, etc. Nous nous conformons, sans hésiter, au désir

:
de M. Roques, en publiant et la lettre qu'il nous fait l'honneur de
nous écrire et les observations dont il l'accompagne

A Monsieur le Directeur de la REVUE DE TOULOUSE.

MONSIEUR,

Votre estimable journal contient, à la date du 1er avril 1859, un


compte-rendu dans lequel se trouvent des erreurs de fait propres à don-
ner une fausse idée du livre qui en est l'objet. Comme vos lecteurs cher-

vous-même disposé à la leur présenter ,


chent naturellement la vérité dans un compte-rendu et que vous êtes
j'ose espérer de votre bonté
l'admission des observations que j'ai l'honneur de vous transmettre dans
le but de rétablir la vérité.
Veuillez agréer, Monsieur, l'hommage de mon estime et de mon pro-
fond respect.
ROQUES, prêtre
3
Toulouse, mai 1859.
un compte-rendupublié, le er avril 4859, dans le tome [Xc,
Observationssur
:
page <98, sous ce titre M. V. Cousin et ses adversaires, ou Examen
des doctrines philosophiques en conflit au dix-neuvième siècle, par
M. l'abbéROQDES, ancienprofesseur de philosophie. — 1 vol., à Toulouse,
chez Delboy.

Le but d'un compte-rendu est de faire connaître avant tout l'objet d'un
ouvrage à ceux qui l'ignorent. Or, le compte-rendu du 1er avril indique
ainsi l'objet du livre dont il contient la critique: « M. l'abbé Roques a
écrit un gros volume de plus de 400 pages pour prouver à M. Cousin que
sa philosophie n'est pas chrétienne; que loin de conduire au catholi-
cisme, elle aboutit au rationalisme et au déisme. » — Cette indication est

:
démentie par le titre de l'ouvrage, par l'avant-propos, par les titres de
dix chapitres, dont le cinquième seulement est intitulé « Doctrine de
H. Cousin accusée de déisme. » Le compte-rendu ne mentionne pas
l'accusation de panthéisme, objet du chapitre quatrième. Serait-ce parce
qu'ille comprend sous le nom de déisme? Serait-ce pour ne pas rappeler
un jugement sévère prononcé depuis longtemps par un professeur qui
liiége dans la ville de Toulouse? Otez ces deux chapitres, et le reste de

ce n'est pas sa philosophie proprement dite qui conduit au déisme :


l'ouvrage ne mentionne nullement cette accusation de déisme. Au reste,
ce
sont des vues particulières qu'il a proposées en dehors de sa philosophie.
Qu'on élague ces vues étrangères et quelques points de doctrine qui con-
duisent au panthéisme, et l'on peut, avec sa doctrine philosophique, être
sincèrement chrétien; on pourrait le prouver par des exemples. La cri-
tique de cette partie, qui est la plus considérable, aboutit uniquement à
relever des erreurs au tribunal de la raison et non pas de la révélation
divine.
L'objet véritable du volume est donc celui qu'indique l'avant-propos,
savoir, l'appréciation des doctrines qui pendant plusieurs années ont
donné lieu à des débats publics, et dont l'une a été adoptée dans l'ensei-
gnement. Dissiper la confusion des idées par un langage clair, mettre fin
à des malentendus et ramener les esprits à des idées saines en philoso-
phie, tel est le but de cette critique. Plusieurs esprits éclairés ont déjà
trouvé que ce but était atteint; mais il n'est pas surprenant que d'autres
portent un jugement opposé, surtout parmi ceux qui ont adopté quel-
qu'une des opinions critiquées; et il leur a été dit qu'une réfutation qui
mettrait en pleine évidence leur doctrine serait la plus douce récom-
pense de notre travail. Dans cette vue, un exemplaire a été offert à
M. Cousin dès la publication. Mais altérer les pensées ou les paroles-d'un
livre, ce n'est pas le réfuter.
Il faut savoir gré à l'auteur du compte-rendu d'avoir ajouté ces paro-
:
les « Ce qui donne raison à l'argumentation de M. Roques, c'est que
M. Cousin n'a pas reculé devant cette œuvre impossible, mais a offert à
la religion de se faire son porte-flambeau et d'expliquer ses mystères.
M. Cousin a eu tort. » Désormais l'accusation de déisme ne sera pas
appelée une calomnie.
Le compte-rendu exprime une plainte touchant l'introduction des
croyances révélées dans la science humaine, et il généralise ce reproche
en se fondant sur un passage unique où il est question du mystère de

à cette proposition de M. Cousin :


l'Eucharistie. Mais le lecteur observera que cette citation est une réponse
« Dieu ne peut faire qu'il y ait des
effets sans cause, des phénomènes sans substance (page 344). » Ce ne
sont pas les principes qui sont critiqués, mais une simple formule entre
plusieurs. La distinction si ancienne de l'apparence et de la réalité donne
comme possibles des phénomènes sans substance, et les catholiques
admettent comme réalisé dans FEucharistie ce qui est déclaré impossible
à Dieu dans la formule. Un écrivain ou professeur qui ne veut pas se
mettre en opposition avec ce dogme est ainsi averti du vice d'expression
la
à éviter. Un trait isolé et que justifie circonstance ne prouve rien pour
le reste de l'ouvrage.
On trouve une fausse allégation dans ces paroles : « Il n'aurait pas eu
besoin, en terminant, d'appeler au secours du chrétien un philosophe et
de joindre à ses arguments les arguments de M. Taine. » Le lecteur ne
trouvera dans le livre ni le nom ni les arguments de M. Taine, mais
une critique générale extraite de cinq articles contenus dans la Berne
de l'instruction publique en 4855. Cette citation d'un journal dévoué à la
cause de M. Cousin n'a été faite que pour établir la diminution de son
influence, et peu importe le nom de l'écrivain.
L'auteur du compte-rendu veut bien soumettre à la discussion la doc-
trine du premier chapitre, touchant l'objet de la philosophie. Il n'ap-

:
prouve pas la manière dont cet objet est déterminé, et il croit voir une
définition dans ces mots « La philosophie est la théorie du bon sens. »
Nous convenons avec lui que ce serait une très-mauvaise définition de la
philosophie; aussi la présentons-nous comme une simple proposition, et

,
l'on sait assez la différence de ces deux choses. « La philosophie n'est
donc en réalité que la théorie du bon sens de quelque manière qu'on la
définisse; et son objet naturel, ainsi déterminé, ne peut être renié par
aucun de ceux qui la professent (page 5). » L'auteur n'est pas satisfait de
ce langage. Il n'admet pas non plus que le bon sens d'un esprit cultivé
soit lejuge naturel des théories philosophiques. Nous laisserons au lecteur
le soin de décider si un auteur de philosophie propose ses doctrines à

,
tout autre qu'à son bon sens, si un professeur de philosophie n'adresse
pas ses leçons au bon sens de ses élèves si la philosophie, qu'on appelle
science première, suppose la connaissance de la chimie, de la physique,
des mathématiques, ou simplement les connaissances qui rendent capa-
ble de réfléchir sur son intérieur et de comprendre un raisonnement.
Notre but n'est pas de soutenir une discussion sur des doctrines que cha-
cun apprécie à son gré, mais de rétablir la vérité des citations.
Parmi ces citations inexactes, on trouve celles-ci: « Un homme immo-

voilà l'homme dans sa splendeur ,


ral comme Voltaire n'a eu ni bon sens ni philosophie. » « Un Régulus,
voilà le philosophe. » « L'époque la
plus mémorable de la décadence du bon sens et de la philosophie a été

:
celle de Noé. » Avec de telles altérations, la plaisanterie devient facile.
L'auteur ajoute « Nous ne défendrons point la philosophie de l'époque
de Noé, faute de documents. Nous ne parlerons point de celle de Régulus
pour la même raison. Quant à la doctrine de Voltaire, si nous la discu-
tions, ce serait sans nous occuper de sa vie privée. » Ces citations ne
rendent ni les pensées ni les paroles du livre. La conclusion des paroles
du livre, sur le premier point, est que les lecteurs sont naturellement
portés à la défiance d'une doctrine morale dont l'auteur affiche l'immora-
lité, ce qui n'empêche pas le philosophe de discuter sa doctrine sans
s'occuper de sa vie privée. Il est dit, page 11 : « Un écrivain tombe
facilement dans ce désordre (du philosophisme), si sa conduite est oppo-
sée au bon sens. L'homme dissolu qui s'érigerait en moraliste pourrait-il
inspirer la confiance à sa doctrine?. S'il affiche l'immoralité, la
défiance qu'il inspire au bon sens ne sera jamais apaisée par un grand
talent ni par la célébrité qui couronne des œuvres scientifiques ou litté-
raires, ce prétendu philosophe fût-il un Voltaire. » Quant au second
point, un Régulus n'est pas philosophe si à l'intrépidité il ne joint pas les

:
caractères dont se compose le tableau du vrai philosophe (page 13). Au
troisième point, le texte est altéré il est question du bon sens et non
pas de la philosophie en décadence à l'époque de Noé (page 14). La plai-
santerie de l'auteur est donc sans fondement.
,
Nous admettons la conclusion de l'auteur savoir, que la philosophie
est autre chose que le bon sens, puisqu'elle en est l'explication; qu'elle
n'est pas l'esclave du jugement public, pourvu qu'on la distingue des
théories si souvent vicieuses qu'on donne comme philosophiques, et qui
ne peuvent être appréciées que par le bon sens de ceux auxquels elles
s'adressent. Ajoutons que si la philosophie, ainsi distinguée des théories
si souvent opposées, est la reine et leguide des intelligences, elle ne ren.,
plira sa mission qu'autant qu'elle descendra de son trône pour se mon-
trer aux hommes dans quelqu'une d'elles. Si elle a accordé déjà cette
faveur, elle ne peut se faire reconnaître que par la clarté ou l'évidence
qui est la manifestation de la vérité; et la société sera pénétrée de recon-
naissance pour l'auteur du compte-rendu s'il daigne la faire luire à ses
yeux. En l'absence de cette lumière, il ne faudra pas s'étonner qu'elle
dédaigne l'autorité de cette reine et qu'elle se laisse guider encore par
son bon sens.

L'auteur du compte-rendu, après avoir pris connaissance des


observations de M. Roques, nous adresse la réponse suivante :
Pour maintenir contre la réponse de M. Roques l'exactitude de notre
compte-rendu, nous n'aurons besoin que de sa réponse même. Nous
avions plaidé, dans notre critique, moins pour M. Cousin que pour la
philosophie. Nous avions prétendu que celle-ci n'est pas le simple bon
sens mais la raison cultivée, et que M. Roques avait tort de la faire rele-
ver de l'un et de l'autre. Or, que dit le savapt abbé dans ses observations?

;
D'une part, « que le bon sens d'un esprit cultivé est le juge naturel des
théories philosophiques » d'autre part, « qu'il ne faut pas s'étonner que
la société dédaigne l'autorité de la philosophie et qu'elle se laisse encore
guider par son bon sens. » N'est-ce pas la contradiction fondamentale
que nous avons relevée? « La raison de chacun est juge. » « Il n'y a de
vrai juge que la raison cultivée. »
Notre plus grand reproche avait porté sur la confusion que M. Roques
établit entre la philosophie et la religion, quand il donne à la seconde le
contrôle de la première et qu'il prend pour criterium d'une doctrine phi-
losophique son accord avec le dogme révélé. « Je ne l'ai fait qu'une fois, »
dit M. Roques. Mais ce seul exemple lui suffit pour établir une règle
générale. « Un écrivain ou professeur, dit-il, qui ne veut pas se mettre
en opposition avec le dogme, est ainsi averti du vice d'expression à évi-
ter. » Ces quelques mots suffisent pour justifier ce que nous avons dit du
but et de l'esprit de l'ouvrage de M. Roques, et de l'erreur capitale de
1 auteur sur la nature et le caractère de la philosophie. S'il en fallait une

nouvelle preuve, nous la trouverions dans les passages suivants: « La


science philosophique est incomplète si elle n'expose pas les moyens de
s'assurer de l'existence de la révélation et l'obligation de croire toutes les
vérités révélées de Dieu. Une proposition opposée à un dogme révélé
est une erreur. La véritable philosophie ne peut contredire aucun article
de la religion chrétienne (page 69). » « De là il résulte que, pour main-
tenir l'alliance naturelle de la religion et de la philosophie, c'est à la phi-
Inophic de respecter les enseignements dela religion et non pas a la reli-
gion de suivre les exigences des doctrines qu'on présente comme
philosophiques (page 213). »
,
Accusé d'erreurs de faits et de citations inexactes nous avons tenu a
rétablir les faits et les textes, et nous devons remercier le savant abbé de
nous y avoir aidé par une réfutation qui est moins un démenti qu'un aveu.
Si maintenant nous ne sommes pas entré dans la discussion des diffé-
rentes parties de la critique, peut-être était-ce moins nécessaire que de
s'attaquer aux fondements mêmes sur lesquels elle repose. C'est du moins
l'avis de Descartes, l'un des maîtres reconnus de la philosophie moderne.
« Pour mettre en doute ces opinions, il ne sera pas besoin que je les exa-
mine chacune en particulier, ce qui serait d'un travail infini; mais parce
que la ruine des fondements entraîne nécessairement avec soi tout le
reste de l'édifice, je m'attaquerai d'abord aux principes (méditation
première). »
D'ailleurs, le but de la critique de M. Roques était, il nous le
dit lui-même, « de dissiper la confusion des idées par un langage
clair, de mettre fin à des malentendus et de ramener les esprits à des
idées saines en philosophie. » Notre premier, notre seul devoir était de
contester que le but fût atteint, en refusant au nom de la philosophie la
demi-libertéqui.lui était offerte, et réclamant pour elle une entière et
absolue indépendance. Nous y avons insisté d'autant plus que M. Ro-
ques, avec la meilleure intention de maintenir à la philosophie ses

,
droits, ne pensait pas lui retirer d'une main ce qu'il lui avait donné de
l'autre et qu'il n'y a pas d'erreur plus dangereuse que celle qui se pré-
sente à demi-voilée, avec la consécration de la bonne foi et du talent.
E. de S.
CHRONIQUE DU MOIS.

1. — Inauguration du cours de Droit français, étu-


dié dans ses origines féodales et eoutuniières.

M. Chambellan, appelé, par un récent décret, à professer un cours de


Législation féodale et coutumière, qui manquait à notre enseignement et
dont S. Exc. M. le Ministre de l'Instruction publique vient de doter notre
Faculté, a été installé dans ses fonctions, en séance solennelle, le 9 mai
dernier, par M. Rocher, Conseiller honoraire à la Cour de Cassation, Rec-
teur de l'Académie, Commandeur de l'Ordre Impérial de la Légion-
d'Honneur. Les membres des Facultés de Droit, des Sciences et des Let-
,
tres MM. les professeurs de l'Ecole de Médecine, les élèves dela Faculté
de Droit et un grand nombre de personnes vouées à l'enseignementassis-
taient à cette solennité.
Après avoir reçu le serment de M. Chambellan, M. le Recteur a pro-
noncé le discours suivant :
«
MESSIEURS,

» Un grand bienfait a été assuré à notre enseignement public :


seule entre toutes les Académies de l'Empire, la nôtre a été dotée
d'une chaire destinée à compléter l'étude du Droit français par une
appréciation raisonnée de notre législation féodale et coutumière.
Ce bienfait s'accroît pour nous, enfants du Midi, de l'intérêt spé-
cial que présente à une contrée placée autrefois sous un régime
dillérent, cette vieille législation qui, incorporée à nos Codes,
rayonne aujourd'hui sur toute la France.
» Les institutions civiles des peuples sont, Messieurs, un legs du
passé. Nées sous la double influence des instincts éternels de l'hu-
manité et des inspirations du génie national, elles varient dans
leurs formes, mais elles ne meurent pas. C'est une chaîne dont les
anneaux diversement façonnés par la main du temps se déroulent
d'âge en âge sans se rompre, et conservent, nonobstant les acci-
dents de leur passage à travers les siècles, l'uniforme empreinte
de leur origine.
» C'est, Messieurs, un spectacle digne
de frapper l'attention que
celui de ces institutions composées d'éléments étrangers entre eux,

:
traversant sous une même impulsion plus forte que leurs vicissitu-
des les trois grandes époques de notre histoire l'ère barbare,
l'ère féodale, l'ère monarchique; les mœurs produisant les usages;
les usages s'érigeant en loi; la loi adoucissant, au contact du chris-

;
tianisme, la rudesse qu'elle tenait d'un état de choses fondé sur la

;
violence tantôt subissant la domination du corps de doctrines que
Rome conquérante avait imposé au monde tantôt persistant avec
énergie dans un sentiment plus humain et plus épuré de la famille,
du mariage, de la propriété; se souvenant jusques dans ses plus

:
grands changements de ces caractères constitutifs de l'individualité
française dont elle était l'impérissable symbole la force des liens
du sang, la notion du devoir inséparable de la notion du droit, la
sainteté de la parole donnée, la fidélité au principe germanique de
la protection, dans les rapports de l'enfant au père, du pupille au

;
tuteur, du mari à la femme, en opposition avec le principe absolu
de la puissance établi par la loi romaine puis ces fluctuations, ces
résistances, ces modifications amenées par le cours des événements
ou des années ayant pour terme, à la suite du cataclysme qui a
ébranlé la France de la base au sommet, une transaction suprême
à laquelle nous devons la majestueuse unité de notre législation.
» Héritier des maximes qui ont régné sur nos pères, un Code,

;
immortel comme son auteur, a donné au statut civil d'un autre
temps une vie nouvelle le droit féodal et coutumier qu'il a retiré
des décombres amoncelées sur notre sol a besoin, pour être

la science dissipe les ténèbres de son berceau ;


fécondé dans son application à notre société, que le flambeau de
qu'elle le suive pas
à pas dans ses défaillances comme dans ses progrès, dans ses "lut-
tes comme dans ses transformations; que le sens des anciens

et par la doctrine ;
adages en qui il se résume soit fixé à la fois par la jurisprudence
que les textes empreints de son esprit ou
formés de sa substance s'interprètent, non plus par les simples
données de l'histoire, mais par une déduction logique des idées
;
et des faits auxquels il se lient qu'en un mot, il reçoive ce jour
d'en haut qui peut seul, en mettant à découvert ce qu'il fut, repla-
cer ce qui a été conservé de lui en pleine puissance et en pleine
lumière.

,
» A quel titre les chaires ouvertes au Droit romain lui attribue-
raient-elles à l'exclusion de ce droit contemporain de son exis-
tence dont l'empire s'étendait sur une moitié de nos provinces, le
privilège de venir en aide à l'intelligence d'une législation à laquelle
chacun d'eux a apporté une part presque égale?
»Si, se constituant juge du fréquent antagonisme de ces deux
droits, le législateur moderne a, dans plus d'un cas, donné raison
à l'un contre l'autre, ce n'est qu'en les rapprochant pour les
comparer qu'on peut apprécier les motifs et le but de cette préfé-
rence.
» Il ne suffit pas, en effet,
d'interroger un article de loi sur le
sens que laisse incertain la généralité de ses termes, ni même de
recourir pour s'en rendre compte aux discussions souvent incom-

;
plètes qui en ont précédé l'adoption. Rien ne dispense de remonter
aux sources rien ne remplace les connaissances propres à élucider
ce qui est écrit, à suppléer ce qui ne l'est pas, à expliquer un
principe proclamé nûment par les développements qu'il a reçus ou
les restrictions qu'il comporte. Quand la loi se tait, c'est à l'inter-
prétation qu'il est réservé de prêter pour ainsi dire une voix à
;
son silence lumineuse révélation semblable (s'il nous est permis
de chercher une image de notre pensée dans les souvenirs du
jeune âge) à ces rayons du soleil levant sous lesquels s'animait,
dès qu'elle en était frappée, la statue poétisée par les antiques
légendes.
» Y a-t-il
abrogation de dispositions antérieures? Les étudier en
s'y reportant est le plus sûr moyen de connaître la raison, la me-
,
sure les conséquences de cette abrogation.
»S'agit-il de dispositions nouvelles? Il n'en est aucune qui ait
pris naissance à l'heure où elles ont été formulées; chacune d'elles
a germé la veille pour fructifier le lendemain. Si l'on veut savoir
où elles tendent, il importe donc de s'enquérir d'où elles viennent.
» Combien de fois aussi le législateur ne
renvoie-t-il pas aux

; , ,
usages locaux et à l'équité naturelle ? Aux usages, cette tradition
vivante à l'équité ce jugement porté sur un point litigieux non
en vertu de l'appréciation arbitraire d'une conscience qui ne relève
que d'elle-même, mais d'après les règles établies par le consente-
ment commun. Dans ces divers cas, comme dans tous ceux où la
difficulté à résoudre échappe par sa nature ou par la date du fait
qui s'y rattache à l'application des lois en vigueur, n'y a-t-il pas
nécessité d'évoquer le droit primordial, et d'extraire de la pous-
sière qui le couvre les éléments de décision dont lui seul dispose?
Nécessité non moins impérieuse quand il s'agit de soumettre à un

:,
examen réfléchi cet ensemble d'axiomes que son souffle a fait
éclore
de meubles
Les meubles n'ont pas de suite par hypothèques; — en fait
;
lapossession vaut titre; — donner et retenir ne vaut
,
— le mort saisit le vif; — le partage est déclaratifet non attribu-
tifdepropriété etc., etc. Nécessité plus grande encore toutes les
fois qu'il y a lieu de trancher dans le vif les questions si longtemps
controversées ayant trait, soit à la théorie des actions possessoires,
soit au privilège du trésor substitué aux seigneurs dans le recou-
vrement des droits de mutation par décès, soit à la propriété des
biens des communes dans ses rapports avec le domaine public.
» A combien d'erreurs n'expose pas un demi-savoir, plus dan-
gereux par sa présomption qu'une complète ignorance ? C'est pour
avoir mis en oubli les conditions séculaires du mariage qu'une juris-
prudence contre laquelle s'élevèrent deux admirables réquisitoires ,
l'un du 4 août 1855, l'autre du 16 janvier 1858, avait jeté l'alarme
dans tous les intérêts ; il ne fallut rien moins que l'autorité de ces
deux grandes voix s'adressant à l'élite du Prétoire pour restituer à
la communauté conjugale son vrai caractère, et empêcher qu'un
règlement transplanté des coutumes dans nos codes n'eût le sort
d'un de ces arbres qui, frappés au pied par la sape, se voient

,
dépouillés de la sève qu'ils tenaient de leurs racines.
» J'ai dû jeunes étudiants, n'esquisser qu'à grands traits le
tableau qu'un des maîtres de la science déroulera successivement à
vos yeux dans le cours que nous inaugurons. Mais de ce rapide
aperçu ne ressort-il pas avec évidence qu'une lacune était à com-
bler dans l'organisation de nos chaires, et que c'est à juste titre
qu'inspirés par la prévoyante affection qu'ils vous ont vouée, vos
doctes professeurs se sont joints au chef de cette Académie pour
faire un appel devenu inutile à une sollicitude qui ne se laisse
devancer ni dans l'impulsion imprimée à vos travaux ni dans l'in-
térêt porté à votreavenir ?
» Rendons grâces à l'initiative éclairée, digne auxiliaire du pou-
voir qui veille sur vous, du soin qu'elle a pris d'ouvrir devant vos
pas la voie pleine de clartés nouvelles dans laquelle une main
habile et sûre vous servira de guide.
» La fondation d'un enseignement dont la principale valeur est

; ,
dans son utilité pratique est une satisfaction (légitime cette fois)
donnée à l'esprit de notre temps à cet esprit investigateur mais
positif, qui, s'il a encouru dans une autre sphère d'activité le
reproche d'asservir ses plus nobles aspirations aux choses maté-
rielles de la vie, a, du moins dans ses excursions récentes à tra-
vers les temps qui ne sont plus, assigné à ses efforts et à ses
recherches une portée morale aussi élevée que féconde 1
» Dans ces recherches tendantes à resserrer étroitement le lien de
famille qui unit deux sociétés issues l'une de l'autre, un peuple
voisin nous a précédés. Ces juristes allemands qui ont entrepris

,
sur notre domaine historique, les Savigny, les Sthald , les Bréwer,
les Gans les Mittermaier, nous ont laissé, avec de précieux ren-
seignements à recueillir, de graves erreurs à combattre.
» Laissons loin derrière nous cette école restée à moitié chemin
de la route que nous avons à suivre. Il nous appartient plus qu'à
elle d'interroger de près notre passé juridique, d'en parcourir d'un
œil pénétrant les régions inexplorées, de mettre à profit la part
qu'il s'est ménagée dans la raison des siècles. Cette part est plus
considérable qu'on ne l'a pensé jusqu'ici. Le mérite de nos législa-
teurs a été plutôt de se l'approprier que de l'accroître ; leur œuvre
:
est assez belle si elle porte tous ses fruits où elle a fini, la nôtre
commence. Les générations passent, Messieurs, le droit reste; le
droit, cette expression changeante mais indestructible des devoirs
de l'homme aux prises avec les nécessités sociales. Au code qui en a
reçu le dépôt, apportez, jeunes étudiants, le tribut de vos labo-
rieuses veilles. Seul il eût fait la France grande entre les nations.
Décernez-lui, ,
par un commerce plus intime avec les idées qu'il

,
représente, les maximes qu'il consacre le sentiment traditionnel
qu'il réfléchit ce culte de patriotique admiration qui lui est dû
que la lumière versée sur lui des hauteurs d'où il descend triomphe
;
de ses obscurités, dévoile ses secrets, rende ses profondeurs visi-
bles. Le manifester dans toute sa vérité est une tàche digne de
vous, car c'est à la fois offrir une garantie de plus dans l'avenir à la
justice du pays, et asseoir sur une base plus large et mieux assurée
l'un des plus magnifiques monuments de sa gloire. »

Après ce discours, qui a été :vivement applaudi, M. Chambellan a


exposé le but de son cours.

, ;
Etudier le Droit français dans l'une de ses origines les plus importan-
tes le Droit féodal et le Droit coutumier revenir vers ce passé glorieux,
qui a été la source de nos institutions juridiques, qui a préparé une légis-

;
lation uniforme et posé les solides et immortels fondements de notre
Code éclairer, en un mot, le présent par une étude consciencieuse de
ce qui a été: telle est la mission du professeur, mission grande et utile,
dont il ne se dissimule pas la difficulté, mais qu'il remplira dans la
mesure de ses forces, guidé dans sa tâche par l'exemple des éminents
professeurs de la Faculté et par les sympathies et le bon vouloir de la
jeunesse. C'est à cette jeunesse que M. Chambellan s'est adressé en ter-
minant, et les paroles du professeur ont trouvé auprès d'elle l'accueille
plus flatteur.

II. Nécrologie. M. le Dr Ducasse.


Le corps médical et le corps enseignant ont fait, ce mois-ci, une perte
bien sensible dans la personne de M. le Dr Ducasse, ancien directeur de
l'Ecole de Médecine, mort à Toulouse, le 7 mai, à l'âge de soixante-
treize ans.
Les professeurs de l'Ecole, en robe, les membres de l'Académie des
Sciences et de la Société de Médecine, dont M. Ducasse avait été secré-
taire pendant bien des années, et un cortège considérable d'amis ont
suivi le convoi. Pour rappeler les éminents services du défunt et ses
titres à l'estime et aux regrets de ses concitoyens, nous ne pouvons
mieux faire que de reproduire le discours qui a été prononcé sur sa tombe
par M. Filhol, directeur actuel de l'Ecole de Médecine:
«MESSIEURS,
» Le corps médical de Toulouse vient d'éprouver une perte considéra-
ble, et l'Ecole de Médecine en a plus particulièrement apprécié l'étendue.
Pouvait-elle oublier, en effet, que l'homme éminent qui vient de suc-

contribua,
comber aux atteintes d'une maladie cruelle fut longtemps son chef et
par l'habileté de son administration autant que par l'éclat de
son enseignement, à fonder pour elle une ère de prospérité?
» Messieurs, ce n'est pas au bord de cette tombe et sous l'impression
trop vive des regrets du premier moment, qu'il nous serait possible de
vous retracer, d'une manière convenable, les diverses phases de la vie
de notre honorable collègue. Laissez-moi pourtant vous rappeler en peu
de mots ce qu'il fut au milieu de nous. On éprouve toujours quelque
consolation à s'entretenir des vertus et des qualités de ceux qu'on a eu
le malheur de perdre, alors surtout qu'on les a entourés pendant leur
vie de respect et d'affection.

,
« Ducasse naquit à Toulouse en 1786. Son père, qui exerçait avec dis-
tinction dans notre ville la profession de médecin le dirigea de bonne
heure vers une carrière qu'il avait lui-même parcourue avec succès.
C'est en 1800, c'est-à-dire alors qu'il était à peine àgé de quatorze ans,
que Ducasse commença son stage dans les hôpitaux de Toulouse, sous le
patronage de l'une des illustrations médicales de notre ville, de M. Vi-
guerie.
» En 1804, il obtenait le premier prix au concours ouvert par l'admi-

,
nistration des hôpitaux civils, à la suite du cours d'opérations chirurgi-
cales. Il se rendit peu de temps après à Paris où il compléta ses études,
et fut reçu docteur en chirurgie, le 27 mars 1807.
» En 1808, c'est-à-dire à l'âge de vingt-deux ans, Ducasse recevait déjà
le titre de professeur-adjoint à l'Ecole secondaire de Médecine de Tou-
louse. Plus tard, il devint professeur titulaire de médecine légale.
» En 18,10, il obtint le prix de clinique interne,
fondé parle baron
Corvisart, à la Faculté de Médecine de Paris. Ces succès furent le pré-
lude de ceux bien autrement considérables qui l'attendaient dans la
carrière du professorat. Tous ceux qui ont assisté à ses cours ont con-
servé le souvenir de cette parole élégante et facile, de cette érudition sans
bornes, de cette grâce toute particulière qui firent de Ducasse, pendant
un grand nombre d'années, un des plus brillants professeurs.
» A ces avantages, notre éminent collègue joignait celui
d'avoir nourri
son esprit de fortes éludes littéraires qui lui permirent de se faire bien-
tôt remarquer comme un écrivain distingué. Parcourez ses écrits et vous
ne pourrez manquer d'être frappé de la noblesse des pensées et de la
pureté du style.
» Faut-il s'étonner
dès-lors si toutes les Sociétés savantes de Toulouse
s'empressèrent d'accueillir Ducasse, et s'il joua bientôt dans chacune
?
d'elles le rôle le plus important
» En 4&08, la Société de Médecine l'admit au nombre de ses correspon-
dants; en 1810, elle lui accorda le titre de membre résidant. Quelques
années plus tard, il devint secrétaire général de cette société, au succès
de laquelle il contribua d'une manière puissante, tant par ses travaux
personnels que par les comptes-rendus si remarquables qu'il publiait
tous les ans.
» Je laisse au secrétaire général de cette savante compagnie le soin de
vous faire connaître toute l'étendue des services que Ducasse rendit à la
science en sa qualité de secrétaire de la Société de Médecine de Tou-
louse.
» L'Académie des Sciences de notre ville voulut aussi s'associer notre
savant collègue. Après la mort de M. d'Aubuisson, elle lui offrit le titre
de secrétaire perpétuel. Ducasse s'acquitta pendant un grand nombre
d'années de ces fonctions délicates avec zèle et distinction.
» Plusieurs autres Sociétés voulurent aussi avoir l'avantage de compter

,
Ducasse au nombre de leurs correspondants. L'Académie de Médecine de
Paris, la Société anatomique la Société médicale d'émulation, l'Acadé-
mie spéciale d'accouchementl'admirent au nombre de leurs membres. Il
fut aussi nommé correspondant de l'Académie de Médecine de Madrid,
des Sociétés médicales de Marseille, de Lyon, de Bordeaux, de Tours,
des Sociétés de la Moselle, de l'Eure, et à l'étranger de celles de Liège,
de Leipsik, de Berlin, du grand-duché de Bade.
» Pendant qu'il prenait une si brillante position dans le monde médi-
cal, Ducasse ne négligeait pas les devoirs que lui imposait sa profession.
Une clientèle nombreuse et choisie réclamait les soins de notre laborieux
collègue. La commission des hospices l'avait chargé en outre des soins à
donner aux indigents dans la paroisse de la Dalbade et il s'acquittait
avec un noble dévouement de cette belle mission. On peut s'étonner à
bon droit que Ducasse ne fût pas écrasé sous le poids des occupations
sans nombre que lui imposaient la clientèle, les soinsdes pauvres, le
;
professorat et les fonctions si nombreuses dont il était investi un bon
emploi du temps lui permettait de suffire à tout. Nul n'était plus occupé
et pourtant nul n'était plus exact que lui dans l'accomplissement de ses
devoirs. Doué d'une merveilleuse facilité, il accomplissait en peu de
temps une somme considérable de travail et arrivait à temps partout où
il était attendu.
»
,
Ses brillantes qualités lui valurent bientôt de nouveaux témoignages
d'estime et de considération mais elles lui valurent aussi de nouvelles
charges devant lesquelles il ne recula pas.
» Nommé successivement conseiller municipal, membre du conseil
d'arrondissement, du comité d'hygiène, du comité de vaccine, il accom-
plit tous les devoirs que lui imposaient ces nouvelles fonctions avec une
facilité vraiment extraordinaire.
» Ducasse fut un des plus ardents propagateurs de la vaccine et il con-
tribua puissamment par ses écrits et par son zèle à populariser la prati-

,
que des vaccinations.
» Enfin
,
comme si tous les titres qu'il possédait déjà ne suffisaient pas
pour alimenter son activité Ducasse accepta en 1837 le grade de colonel
de la garde nationale.
» Peu de temps après, il recevait, comme juste récompense des nom-
breux services qu'il rendait à toutes les administrations, la croix de che-
valier dela Légion-d'Honneur.
» A l'époque où les Ecoles préparatoires de Médecine et de Pharmacie
furent instituées, Ducasse fut nommé directeur de celle de Toulouse, ce
qui lui fournit une fois de plus l'occasion de montrer son habileté comme
administrateur, la loyauté de son caractère et la rectitude de son juge-
ment.
» Messieurs, j'ai jeté avec vous un coup-d'œil rapide sur la brillante

;
carrière que parcourut Ducasse; nous l'avons suivi dans cette partie de
sa vie qui fut la plus belle et la plus occupée je vous dois quelques mots
sur son déclin.
» Ce n'est pas impunément qu'un homme, quelque haute que soit son
intelligence, quelque grande que soit sa facilité, supporte pendant plu-
sieurs années un fardeau pareil à celui qui fut imposé à Ducasse. Sans
doute une constitution robuste, jointe à une grande fermeté de caractère,
permet de suffire pendant un temps à des travaux aussi considérables,
mais il doit venir un moment où le corps succombe à la fatigue excessive
qui lui a été imposée. C'est ce qui est arrivé pour notre collègue, et si
nous avons le droit de nous étonner d'une chose, c'est bien certainement
de voir que Ducasse a pu mener pendant un grand nombre d'années une
vie aussi extraordinairement occupée.
» Dès la première apparition des infirmités dont il était menacé, Du-
casse comprit qu'il devait se retirer de la scène où il avait joué pendant
plus decinquante ans un rôle si honorable. Il se résigna donc et aban-
donna successivement chacune de ses nombreuses fonctions. L'Ecole de
Médecine eut cependant la joie de le voir attaché encore ù elle, par le
titre de professeur honoraire.
» Apartir de ce moment, il s'isola de plus en pluset se condamna
lui-même à une véritable retraite.
» Nous avions applaudi aux triomphes deDucasse, et nous aurions
été tous heureux de chercher à adoucir ses souffrances pendant les der-
niers temps de sa vie, mais il n'a voulu imposer à personne une partie
des douleurs qu'il avait à supporter. Entouré des soins d'une famille
affectueuse et dévouée, il est mort le 7 mai 1859, après avoir reçu les
consolations et les secours de la religion.
» Ainsi s'est écoulée au milieu de nous cette belle existence. Il m'eût
été bien doux, Messieurs, de vous en retracer tous les détails, de vous

;
entretenir des travaux scientifiques de Ducasse et de mettre complète-
ment en lumière ses éminentes qualités mais ce n'est ni le lieu ni le
moment où ce pieux devoir doit être accompli, et je ne veux pas oublier
que ce champ, qui est celui du repos pour les morts, doit être pour les
vivants celui du recueillement et de la prière. »

M. Canet.

On nous écrit d'Albi :


a Vous avez appris par les journaux le déplorable accident arrivé, à la
fin du mois dernier, à M. Canet, Bàtonnier de l'Ordre des avocats d'Albi.
La blessure involontaire que lui avait faite à l'œil le bras d'un ami, qui
en est resté inconsolable, vient d'avoir le fatal dénouement prévu dès le
principe par tous les hommes de l'art. M. Canet a succombé, le 17 de ce
mois, après une agonie de vingt jours. La ville entière a suivi ses funé-
railles. L'honorable M. Bermond, secrétaire de l'Ordre des avocats et
premier adjoint au maire, a parlé sur sa tombe, comme sait parler, sous
l'empire d'une sincère affliction, un homme éloquent. M. le Dr Rigal, qui
avait prodigué ses soins au malade, a adressé aussi un touchant adieu à
son ancien collègue de l'Assemblée législative. Je vous adresse pour la
Revue le discours dans lequel M. Bermond a esquissé, à grands traits, la
:
vie et le caractère du confrère que l'Ordre a perdu

,
« MESSIEURS

»Toute vie qui s'éteint laisse derrière elle de grandes douleurs. Mais
lorsqu'une belle intelligence est moissonnée avant le temps, dans sa
richesse et dans sa force; lorsqu'une horrible catastrophe, un de ces
terribles accidents qui déconcertent toutes les prévisions humaines mar-
quenl la dernière heure d'une existence d'élite, le deuil de la famille
devient un deuil public.
» Nous allons laisser dans son dernier asile un homme que le talent
avait grandi et qu'un coup de foudre a brisé1 — Sa mort est un malheur
pour tous, pourl'Ordre des avocats surtout, qu'il illustra et qui m'a
confié le douloureux honneur de lui adresser ses suprêmes adieux.
» Canet, Messieurs, était par-dessus tout, avant tout, avocat. La
carrière du barreau offrait un splendide avenir à son organisation privi-
légiée; d'admirables succès y marquèrent ses premiers pas, et bientôt
l'aigle du Midi, Romiguières, qui se connaissait en hommes, prenant le
jeune avocat par la main, le donnait à la magistrature. Après avoir tra-
versé le siège de Foix, Canet fut appelé au parquet de notre ville qui
devait devenir sa patrie d'adoption. Ce qu'il fut dans l'exercice de ses
fonctions, ai-je besoin de vous le dire à vous, Messieurs, qui si sou-

, ,
vent avez vu la foule se presser dans l'enceinte du palais pour écouter
dans les grandes causes criminelles, cette parole vive énergique ima-
,
gée, souvent indignée, toujours magnifiquement éloquente?
» Mais pendant que le magistrat se faisait admirer sur son siège,
à
l'homme privé avait su attirer lui les affections les plus vives. Un cœur
aimant, passionné, dévoué, une nature exceptionnellement affable,

,
enthousiaste des grandes choses et qui ne marchandait ni un sacrifice ni
un service lui avaient créé une société d'amis qui remplaçait auprès de
lui la famille absente. Aussi lorsque, en 1843, de légitimes susceptibili-
tés le firent descendre de son siège , le barreau d'Albi s'empressa de lui
ouvrir ses rangs où bientôt il conquit une des premières places.
» C'est dans le sein de notre Ordre, Messieurs, que Canet a fourni les
plus belles et les plus glorieuses étapes de sa vie.
» Vous savez tous avec quelle ardeur il embrassait les causes
dont la
défense lui était confiée; le devoir chez lui était fécondé par le dévoue-
ment; le feu intérieur qui l'animait se trahissait par les émotions de sa
voix et par les étincelantes lueurs d'une discussion nerveuse; et lors-

,
que sa bouche éloquente épanchait les flots pressés d'une chaleureuse
inspiration, sa parole nourrie, colorée, entraînante jetait les plusbril-
lants éclats.
» Ses triomphes au barreau et
la position qu'ils lui avaient conquise
dans le pays devaient cependant le conduire à d'autres destinées. Maire
d'Albi en 1848, il traversa des jours tourmentés, pendant lesquels l'or-
dre civil eut ses heures de luttes et d'épreuves. Au milieu des agitations
sans cesse renaissantes, il fallait enchaîner la licence qui étouffait la
liberté, et grâce à son énergie, à son activité, à son esprit de concilia-
tion, l'ordre fut maintenu et les passions s'apaisèrent.
» C'est alors que les suffrages de ses concitoyens l'appelèrent au Con-
seil général du Tarn et à l'Assemblée nationale. L'amour de sa patrie et
le désir de lui être utile, dans la mesure et selon les principes de ses
convictions personnelles, furent ses uniques guides dans l'accomplisse-
ment de son mandat, jusqu'au jour où d'historiques évènements le ren-
dirent à notre Ordre.
» U rapporta parmi nous, Messieurs, les dons providentiels dont il
était si merveilleusementdoué.
» Il
y a quelques semaines à peine, nous entendions encore sa parole
plus étincelante que jamais de mouvement, de force et de verve. —
C'était le chant du cygne. — Tout-à-coup cette organisation vigoureuse
a été frappée; le corps est tombé; l'âme, entourée des bénédictions des
ministres du ciel, s'est envolée vers sa source divine, et une grande

;
place est restée silencieuse et vide au sein de notre barreau désolé.
» Ainsi l'orage abat nos plus hauts chênes ainsi chaque jour s'éclair-
cissent nos rangs, et la mort, qui semble choisir parmi nous ses plus
nobles victimes, a frappé le Chef de notre Ordre.
» Et maintenant, de cette existence si bien remplie et, hier encore, si
pleine de sève, de celui qui fut CANET, il ne reste plus rien, rien que
l'opulent patrimoine de son nom, glorieux héritage qu'il lègue à ses amis
consternés, à sa famille abîmée de douleur.
» ADIEU! cher et regretté Confrère I. Du haut du séjour éternel, où
la main de Dieu t'a conduit, vois la tristesse unanime qui vient entourer
ton cercueil; entends les sanglots qui déchirent tant de poitrines; ils te
disent que la terre peut ensevelir ta dépouille mortelle, mais que ta
mémoire sera toujours vivante au milieu de nous.
! au nom de l'Ordre! Ta place restera marquée dans ses
rangs ;
» ADIEU
elle y sera consacrée par nos souvenirs, et nos traditions redi-

ADIEU !.
ront ton nom, entouré de regrets, aux générations qui nous suivent. —
»

III. — Concours régionaux agricoles à Albi, à


Carcassonne et à Foix.

Trois villes, avoisinant Toulouse, ont été cette année le théâtre de


concours régionaux. Du 42 au 15 mai, la fête agricole se tenait à Carcas-
sonne et à Albi; à l'heure où nous traçons ces lignes, la fête dure encore
à Foix. Malgré l'inclémence du temps, malgré les perfidies du mois de
mai, ces solennités ont eu partout un véritable éclat. Les villes, dési-
gnées dans les trois régions, ont rivalisé de zèle pour attirer l'étranger.
Carcassonne avait son exposition d'objets d'art et promettait une illu-
mination à giorno de sa vieille cité comtale; Albi, en outre de sa mer-
veille architectoniquede Sainte-Cécile, offrait un grand concert, une
ascension aérostatique, un feu d'artifice, enfin un grand banquet de cent
quatre-vingts couverts. Le chef-lieu de l'Ariége avait pour lui ses belles
montagnes, ses horizons sévères, sa vieille tour si pittoresque et toutes
sortes de divertissements de circonstance. — Desconcours d'orphéons,-
élément devenu aujourd'hui essentiel à toute fète publique, — étaient
annoncés à Carcassonne et à Foix. Dans cette dernière ville, la lutte se
restreignait aux Sociétés chorales du département. A Carcassonne, au
contraire, la lice s'ouvrait à tous venants. Aussi nos Toulousains ont-ils
figuré avec honneur dans ce champ clos de l'harmonie. Les Sociétés des
Enfantsde Toulouse et de la Lyre toulousaine, sœurs cadettes de la Société
de Clémence-Isaure, ont remporté, la première une médaille d'or, la
seconde une médaille de vermeil.
C'est là l'ornement, le côté purement agréable des concours. Le côté
utile n'a pas été moins bien traité. A Albi, l'exposition des bêtes à cor-
nes, s'élevant à un total de cent quatre-vingt-cinq individus, offrait de
magnifiques échantillons des races Salers et Aubrac; l'espèce ovine était
représentée par de remarquables lots de moutons-southdown, que M. de
Naurois a su acclimater dans les montagnes de Lacaune. Quelques beaux
sujets de l'espèce porcine témoignaient du profit qu'on peut tirer du
croisement de nos races indigènes avec les races anglaises. L'exposition
des produits était faible comme elle l'est généralement partout. Seul, le
vin de Gaillac a soutenu son vieux renom et a valu à M. Vieules une
médaille d'or. Les machines et les instruments agricoles étaient assez
nombreux. Un habile constructeur de Montauban, M. Capelle, a obtenu
trois prix dans cette catégorie du concours.
Ce qu'on louait d'une commune voix à Albi, c'est l'installation générale
et les aménagements de l'exhibition.
M. Thomas, architecte du département du Tarn, qui n'en est pas à
faire ses preuves de goût et de talent, avait su donner au local un carac-
tère à la fois élégant et rustique.
M. Armand Guibal agronome distingué de l'arrondissement de Cas-
,
tres, a obtenu le grand prix consistant en 5,000 fr. et une coupe d'ar-
gent. Cette haute récompense est attribuée, par M. le ministre de l'agri-
culture, au propriétaire dont le domaine est le mieux tenu. Les agricul-
teurs, résidant dans le département, siège du concours, peuvent seuls
prétendre à cette prime.
Albi dépendant d'une région montagneuse (t), où le cheval est rare,
n'avait pu étendre l'exposition à la race chevaline.
Carcassonne et Foix, agrégés à des régions plus favorisées n'avaient
pas ce vide à regretter. Le concours de Carcassonne, faible, dit-on, en
,
,
bêtes à corne, présentait quelque intérèvdans la catégorie des chevaux
et juments. Foix, centre, cette année de la riche région sud-ouest, a
offert une grande variété d'animaux de toute espèce. Toulouse était là
proche, et Toulouse a fourni un riche contingent à son humble vassale,
devenue capitale pour un jour. On ne comptait pas moins, à Foix, de
334 bêtes à cornes, 448 lots de brebis ou moutons, le reste en propor-
tion. Toutes nos belles et utiles races du Midi, la gasconne si précieuse
pour le travail, l'agenaise propre au labour et à l'engraissement, la
bazadaise, celle de Lourdes, qui produit de si bonnes laitières, étaient
représentées par de nombreux sujets. Les chevaux de l'Ariége, petits,
sobres et rudes comme de vrais montagnards, faisaient admirer leurs
formes gracieuses et leur solide membrure.
La prime d'honneur, pour le concours des domaines, a été décernée
à M. d'Uzech, propriétaire de l'arrondissementde Pamiers.
En résumé, le concours régional de Carcassonne est celui qui, grâce
au chemin de fer, a compté le plus de visiteurs; c'était néanmoins celui
qui offrait le moins d'animaux exposés et par suite le moins d'intérêt
aux hommes du métier.
Albi et Foix, dépourvus de moyens de communication ,
ont soutenu
la concurrence sur le terrain de l'agréable et l'ont emporté de beaucoup
sur le terrain de l'utile.
Mais, à Carcassonne comme à Foix et à Albi, un fait a été victorieuse-
ment démontré, c'est que l'institution des concours est en progrès;
c'est que tous les ans, d'après l'aveu de MM. les inspecteurs généraux
il y a accroissement dans le nombre et la qualité des animaux exposés.
,
Voilà surtout ce qu'il nous importe de constater pour le plus grand
bien de l'agriculture. E. V.

IV. — Nouvelles.
L'année théâtrale est close. Elle a fini, selon l'usage, par une avalan-
che de fleurs. Bouquets, couronnes, rappels, rien n'a manqué à la gloire

, ,
(1) La région dont Albi était le centre d'exposition en 1859 comprend la Lozère le
Puy-de-Dôme, le Cantal, la Corrèze, la Creuse, la Haute-Loire, l'Aveyron, le Lot
<-t le Tarn.
denos artistes. Le public a bien fait les choses. Les deux évènements du
mois ont été les représentations de Mme Alboni et de M. Merly. Merly est
de Toulouse, où il jouit d'une grande popularité qu'il doit à son talent.

:
Cependant il a paru un peu au-dessous de lui-même dans Guillaume Tell

:
et le Trouvère mais il a déployé dans le rôle de Saint-Bris, des Hugue-
nots, une grande puissance de moyens ce qui lui a valu d'être rappelé
et applaudi avec enthousiasme. Les trois représentations de Mme Alboni
ont fait salle comble. Que dire de ce talent hors ligne, de cette voix, la
plus belle peut-être qu'on ait jamais entendue?. Voici un sonnet que le
chant si pur de cette habile cantatrice a inspiré à un de ses plus chauds
admirateurs, M. CM. :

,
La fleur qui chante. — A Mme Alboni.
Or, madame au pays des jolis songes roses,
Il était une fleur qui chantait. — Chaque soir,
Sylphes et papillons, blottis au sein des roses,
S'éveillaient à sa voix dans leur petit boudoir.
Elle chantait si bien! — Pour l'entendre et la voir,

,
Le vieux hibou quittait ses ruines moroses ;
- Jamais oiseau caché sous le feuillage noir,
N'avait dit à l'écho d'aussi charmantes choses.
Mais voici qu'un matin, sur son arbuste vert,
Pour vous en faire hommage, une main l'a choisie.
Esclave en un bouquet, la fleur au doux concert
Tombe, triste, à vos pieds. Vous chantiez, applaudie !
;
Elle écoutait alors son calice entr'ouvert
Se referma. La fleur mourut de jalousie !
- Dans une de ses dernières séances, l'Académie de Législation a
admis au nombre de ses membres, à l'unanimité des suffrages, M. Er-
nest Astrié, docteur en droit, avocat à la cour impériale, collaborateur
à la Revue de Toulouse.
— Un de nos libraires les plus intelligents, grand connaisseur en
livres rares, M. Auguste Abadie, rueCroix-Baragnon, 20, a entrepris de
publier le Trésor des pièces tovlovsaines, c'est-à-dire les ouvrages de cu-

appartenir qu'à des amateurs privilégiés. Deux sont en vente Stansos de :


riosité, manuscrits ou déjà édités, qui, par leur rareté même, ne peuvent

P. Govdelin, à l'hvrovso memorio d'Henric-le-Gran,inbinciblerey de Franço


etdeNavarro, conforme à l'édition de 4610; et l'histoire véritable de ce
à
quis'estpassé Thoulouze, en la mortdeMonsieurde Montmorency, impri-
mée pour la première fois. Ces deux opuscules, dont les épreuves ontété
revues avec le plus grand soin par l'éditeur, sont des chefs-d'œuvre de
typographie, et sortent, le premier, des presses de MM. Bayret, Pradel
etCe; le second, des presses de M. A. Chauvin, imprimeur-éditeur de
la Revue de Toulouse.
— Un professeur bien connu à Toulouse pour l'excellence de son ensei-
gnement et pour le mérite deses livres de géographie.et d'histoire, M.Ca-
simir Raffy publie en ce moment, sous le nom de Lectures historiques,
une série de manuels à l'usage des colléges. Les trois qui ont paru se

,
rapportent aux classes de 6e, de 5e et de 4e, et n'ont trait qu'à l'histoire
ancienne ; dans ceux qui vont suivre il sera question de l'histoire du
moyen-âge et de l'histoire moderne. Il est aisé de faire comprendre d'un
mot le but que l'auteur s'est proposé et l'utilité de ses manuels. L'histoire
est une étude attrayante sans doute, mais qui se brouille dans la mémoire

,
des enfants et s'en efface vite. Pour enseigner avec fruit et laisser des
traces durables il faut que le maître intéresse ses élèves aux choses qu'il
dit; il faut qu'il parle à leur esprit et à leur cœur. Alors M. Raffy a ima-
giné de recueillir dans les meilleurs écrivains, tant anciens que moder-
,
nes
,
tous les passages relatifs à chaque cours d'histoire et d'en faire des

phon, Plutarque, , ,
volumes séparés. Il a mis à contribution Hérodote, Thucydide

, Salluste Tacite
Xéno-
Tite-Live, Rollin, Montesquieu,
Bossuet, etc etc. Il n'y a pas un mot qui lui appartienne en propre.
On comprend l'intérêt que prend un élève à lire dans ces grands auteurs
tous les extraits qui se rapportent à la leçon du jour, et la satisfaction du
maître qui est arrivé à faire fructifier son enseignement par le strata-
gème d'une bonne lecture. Ces manuels sont d'un prix peu élevé : 1 fr.
25 c., 1 fr. 75 c., 2 fr. et se trouvent à Paris, chez Durand, rue des
,
Grès; à Toulouse, chez tous les libraires.
— M. l'abbé Laubie, principal du Collége de Villefranche (Aveyron) ,
auteur d'un grand nombre de pièces de comédie, à l'usage des Collèges
et Institutions de demoiselles, vient d'augmenter sa collection d'une
pièce nouvelle, intitulée: L'OEuvre de la Sainte-Enfanceou le petitchi-
-
noisFan-Tri-Ko, drame historique en trois actes. A l'approche de la
fin de l'année scolaire, nous recommandons cette pièce à tous les chefs
d'établissement d'éducation.
— Nous recommandons aussi aux amateurs de beaux tableaux de
visiter l'atelier de M. Villemsens, place Rouaix, 40. Ce peintre, enfant
de Toulouse, obligé, à la suite d'une cruelle maladie, d'abandonner pour
jamais un art dans lequel il s'était signalé par tant d'oeuvres remarqua-
bles, couronnées, depuis trente ans, à toutes nos expositions, a mis sa
galerie en vente. On y trouvera des toiles de toute dimension, et beaucoup
de sujets religieux. F. L.
1" juin 1851.
TABLE DES MATIÈRES.

Livraison du 1G février 18^9.


Beaux-arts :
Revue scientifique, par M. le Dr J. GOURDON. Sommaire :
Michel-Ange et son temps (suite), par M. Gustave GARRISSON..
De la constitution
5

moléculaire des corps. M. Despretz et M. Dumas. — Des générations sponta-


l'Institut.
:
nées, à propos d'une communication de M. Pouclicl à 27

L.
Bibliographie De l'ohligation naturelle en droit romain et en droit français, par

M. G. DE CAQUERAY.
M. Massol, professeur à la Faculté de Droit de Toulouse; compte-rendu par

, 35

Congrès.
Grandes scènes de l'histoire moderne par M. A. Rodière, professeur à la Fa-

Travaux du Congrès méridional


du
:
culté de Droit de Toulouse; compte-rendu par M. F.
Rapport de M. E. VAÏSSE ,
secrétaire général
39

41

, :
,
divers.
Chronique de la quinzaine

Nouvelles: ;
Exposition de M. Garipuy par M. Emile VAïsSE..
Les artistes et les arts en Angleterre
Revue théâtrale Faits
,
par M. Thé. SYLVESTRE ;
54

GO

Livraison du 1er mars.


:
Beaux-arts Michel-Ange et son temps (suite), par M. Gustave GARIUSSON.. 65

Dr NOULET. Sommaire : ,
Essai sur l'histoire littéraire des patois du Midi de la France (suite), par M. le
Arnaud Daubasse --
de Moissac.
Castres. — L'Amoureux transi, en patois de Cahors.
Pierre Borel, de
Le P. Amilha.
Carcassonne.
Toulouse.
: ,
chanoine de Pamiers. — Poète anonyme de
Histoire littéraire Une muse espagnole, par M. N. JOLY professeur à la Fa-
88

:
culté des Sciences de

LAVERGNE,président
Travaux du Congrès méridional
DE
Discours de clôture prononcé par M. LÉONCE
99

11'2
:
Chronique de la quinzaine
Académie des Jeux-Floraux
de MM Ferai et Delquié
:; réception de MM. d'Ayguesvives et Albert ; éloges
compte-rendu par M. F. LACOINTA 116
:
Concert de M. Goria; compte-rendu par M. J. DInENT. 121

divers.
Chronique théâtrale Martha, de M. de Flotow. — Suite des représentations du

reuse : compte-rendu par M. E.


Nouvelles et faits
VAÏSSE.
Trouvère. — Apparition de Cartouche aux Variétés. — Une parodie malheu-

Livraison du 1" avril.


123
127

:
LESPY.
,
Beaux-arts Michel-Ange et son temps (suite et fin), par M. Gustave GARnISSON.
Les épreuves de Jean Tricou nouvelle, par M. Henri VIÉ-ANDUZE.
Histoire littéraire : Quelques notes pour une histoire de la chanson, par M. V.

:
Bulletin littéraire, par M. Jules RENOULT. Sommaire Le mélodrame à l'Odéon
et le drame aux Boulevards. — Mort du comte Louis d'Assas. — Coup d'essai
dramatique d'un millionnaire. — Un beau mariage. — Rêves d'amour. —
129
153

172

S.
Projets de réforme à la comédie française. — Le récit de Théramène commenté

:
par Thésée et Méry. Réception de M. de Laprade à l'Académie française. 183

,
Bibliographie M. V. Cousin et ses adversaires, ou examen des doctrines philo-
sophiques en conflit au dix-neuvième siècle par M. l'abbé Roques, ancien

::
professeur de philosophie; compte-rendu par
Notices nécrologiques M. Flavien d'Aldéguier
Chronique du mois
M.

,
E. DE
M. Pech et M. Justin Dupuy..
199
201

Revue
Avis, par le Directeur de la
V.
L.
209

,
etc.
Réception dela Société de Clémence-Isaure, compte-rendu par

: :
Revue théâtrale Les Dragons de Villars compte-rendu par
Nouvelles
M.
M.F.
E.

Polémique entre deux professeurs de la Faculté des Lettres de Mont-


209
211

pellier à propos d'une thèse sur Gassendi; 215

Livraison du fer mai.


:
Les villes du Midi de la France Il. Marseille, par M. Marius CHAUMELIN. 217

pellier. :
Essai sur l'histoire littéraire des patois du Midi de la France (suite), par M. le
Dr NOULET. Sommaire Poètes du dix-septième siècle dans le bas Languedoc
et la Provence. — Les fêtes de charité à Béziers et l'avocat Bonnet. — Ber-
going, de Narbonne — D'Estagniol, de Béziers.
— David Sage, de Mont-

Poésie: ,
Les épreuves de Jean Tricou nouvelle (suite et fin), par M. Henri VIÉ-ANDUZE.

Chronique du mois
: :
,
Phanor, par M. Etienne MAURICE.
259
277
296

Correspondance
Gassendi.
Polémique entre deux professeurs de la Faculté des Lettres de

: Fagetet; Gergonne.
Montpellier, à propos d'une thèse sur 298

composition.
Notices nécrologiques M.
Baccalauréat ès-sciences et ès-lettres ;
M.
résultats de la session d'avril sujets de
301

305
Revue théâtrale Peintres et Bourgeois, comédie en 3 actes et en vers, par
:

AÏSSE., ;
MM. Henry Monnier et Jules Renoult; Le Château de Plouarnel, drame en

M. Emile V
Nouvelles et faits divers320
5 actes et en prose, par MM. A. Lomon et J. Nougaret

Livraison du fer juin.


compte-rendu par
310

:
FacultédesLellresdeToulouse.
Histoire ancienne Alexandre le Grand, par M. Edw. BARRY, professeur à la

: , , 321

cluse

LESPY.
Histoire littéraire
M. V.
:
VERNET.
Lettres sur.le Midi (quatrième) Avignon
, : Orange, par M. LEBLANC DU
Cavaillon Carpentras, Voison, Vau-

Quelques notes pour une histoire de la chanson (suite), par

Bulletin littéraire, par M. J. RENOULT. Sommaire Le Droit Chemin, par


M. Latour de Saint-Ybars.—Marguerite de Suinte-Gemme, par Mme George
338

361

Sand. — Une Seconde Jeunesse, par M. Mario Uchard. — L'Usurier de


Village et Mlle Bertin à l'Odéon. — La Semla de M. Viennet. — Souvent

VAïssE.
,

Poésie :
homme varie, par l'auteur de Tragaldabas. — Mort de M. de Humboldt.. 368
-
:
Delacroix. Decamps; par M. J.-P.
Académie des Jeux-Floraux Concours de 1859
CAUSSAN.
; compte-rendu par M. Emile
377

,: ,
Bibliographie Œuvres de Philippe Féral, avocat à la Cour impériale de Tou-
379

louse
;
ancien bâtonnier de l'Ordre

;LACOINTA.
membre de l'Académie des Jeux-Floraux
et de l'Académie de Législation compte-rendu par M. F. 384

M.DEBATZ-TRENQUELLÉON 387
Le roitelet, verselets et dédicaces, par M. Jules de Gères compte-rendu par

,
LACOINTA.
ROCHA.
;
Satan, épopée en treize chants, par M. Delpech compte-rendu par M. Ernest
391

,
La marquise d'Orgedeuil, par M. Ch. de Nogeret; compte-rendu par M. F.
394
Notice historique et descriptive du chemin de fer de Montauban à Rodez, par
VAÏSSE.
:: , etc.
Mme veuve Cestan; compte-rendu par M. E. 398
Correspondance Observations de M l'abbé Roques sur le compte-rendu de son
ouvrage, intitulé M. V. Cousin et ses adversaires 400
Chronique du mois :
: Recteur.
Inauguration de la nouvelle chaire de droit français, considéré dans ses origines
406

Foix.
féodales et coutumières; discours de M. le

etfaitsdivers*19
Notices nécrologiques M. le
DrDucasse
Concours régionaux agricoles d'Albi, Carcassonne et
Nouvelles
etNI.Canet

FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.


411
417

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