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HÉBERT (Louis), « Modèle d’analyse et de sa structure », L’Analyse des textes

littéraires. Une méthodologie complète, p. 257-261

DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3329-0.p.0257

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MODÈLE ­D’ANALYSE
ET DE SA STRUCTURE

Proposons une analyse ­complète (mais rudimentaire) avec introduc-


tion, développement (définitions et méthode, description, interprétation),
­conclusion. Bien que dans cette analyse, à des fins pédagogiques, on
scinde la description et ­l’interprétation, nous recommandons de ne pas le
faire dans les travaux, qui ­comporteront alors plutôt deux parties dans le
développement : « Définitions et méthode » et « Description et interpré-
tation ». Pour des précisions, voir le chapitre sur la structure de ­l’analyse.

Analyse de quelques thèmes de « Cage ­d’oiseau » de Saint-Denys Garneau

***

« CAGE ­D’OISEAU »
SAINT-DENYS GARNEAU (1912-1943)
1. Je suis une cage ­d’oiseau
2. Une cage ­d’os
3. Avec un oiseau
4. ­L’oiseau dans ma cage ­d’os
5. ­C’est la mort qui fait son nid
6. Lorsque rien ­n’arrive
7. On entend froisser ses ailes
8. Et quand on a ri beaucoup
9. Si ­l’on cesse tout à coup
10. On ­l’entend qui roucoule
11. Au fond
12. Comme un grelot
13. ­C’est un oiseau tenu captif
14. La mort dans ma cage ­d’os
15. Voudrait-il pas ­s’envoler
16. Est-ce vous qui le retiendrez

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258 ­­L’ANALYSE DES TEXTES LITTÉRAIRES

17. Est-ce moi


18. ­Qu’est-ce que ­c’est
19. Il ne pourra ­s’en aller
20. ­Qu’après avoir tout mangé
21. Mon cœur
22. La source du sang
23. Avec la vie dedans
24. Il aura mon âme au bec.

INTRODUCTION. (SUJET AMENÉ) De nombreux textes littéraires


associent, de manière variable, poète et oiseau. Par exemple, si dans
« ­L’albatros » Baudelaire ­compare le poète à un oiseau, dans « Cage
­d’oiseau » le poète québécois Saint-Denys Garneau (1993 [1937] : 74-75)
intègre un oiseau symbolisant la mort dans le corps même du narrateur.
(SUJET POSÉ) De ce dernier poème, nous proposons ici une analyse
partielle focalisée sur quelques homologations de signifiés. (SUJET
DIVISÉ) L­ ’analyse c­ omporte trois temps : d­ ’abord, la présentation des
définitions pertinentes et de la méthode (thème, homologation, etc.) ;
ensuite, la description d­ ’une structure thématique formée de quelques
oppositions (humain/animal, vie/mort, etc.) et, enfin, une interprétation
sommaire des données fournies par la description, interprétation qui
puisera à ­l’histoire de ­l’art.

DÉFINITIONS ET MÉTHODE. Voyons donc les outils théoriques


nécessaires. Le thème a reçu nombre de définitions : « élément sémantique
qui se répète » (Smekens, 1987 : 96), « ce dont on parle » (Todorov, cité
dans Paquin et Reny, 1984 : 201), etc. La sémiotique (discipline qui
étudie les signes) propose une approche particulièrement opératoire du
thème (voir Greimas et Courtés, Rastier, etc.). Au sens le plus large, un
thème est une isotopie, c­ ’est-à-dire ­qu’il est c­ onstitué par la répétition
­d’un sème (ou ­d’un groupe de sèmes), élément ­composant le signifié du
signe. Le signifié est le c­ ontenu sémantique d­ ’un signe ; le signifiant est
la forme qui véhicule le signifié. Par exemple, dans « La terre est bleue
­comme une orange » (Éluard), le sème, le thème /couleur/ est présent
dans le signifié, le c­ ontenu sémantique des mots « bleu » et « orange »
(voire dans « terre »).
Pour l­’analyse de « Cage d ­ ’oiseau », nous proposons de ne retenir
que les thèmes structurables par opposition et dans la mesure où cette
opposition est homologable à ­d’autres oppositions. Au demeurant, on ne

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Modèle ­d’analyse et de sa structure 259

fera état que de quelques-unes des homologations présentes. Rappelons


que ­l’homologation est une relation ­d’équivalence instaurée entre au
moins deux paires d­ ’oppositions, équivalence qui fait en sorte que le
premier terme de la première opposition est analogue au premier terme
de la seconde opposition, etc. Par exemple, dans notre c­ ulture, on trouve
une homologation entre vie/mort et positif/négatif ; en effet, la vie est
à la mort ce que le positif est au négatif, etc. Méthodologiquement, il
­s’agira donc de démontrer à la fois la présence dans le texte des oppo-
sitions retenues et des homologations instaurées.

DESCRIPTION. Utilisons ces outils dans ­l’étude de « Cage ­d’oiseau ».


Comme ­l’indique le titre, le poème oppose un homme (le narrateur),
­comparé à une cage, et un oiseau. Cet oiseau symbolise la mort (« ­L’oiseau
[…] ­C’est la mort qui fait son nid ») ; corrélativement, ­l’homme est
associé à la vie. Précisons : l­ ’oiseau aussi est « vivant » et, semble-t-il, il
lutte, ­comme l­ ’homme, pour sa survie ; mais il est symbole et cause de
la mort de ­l’homme. Paradoxalement, ­l’oiseau est associé à ­l’origine de
la vie par ­l’entremise du nid ; le thème de ­l’origine se trouve également
dans « la source de la vie ».
Cage, ­l’homme est un ­contenant dont le ­contenu est ­l’oiseau. Cette
relation ­contenant/­contenu intervient également entre le sang (et/ou le
cœur) et la vie (« Mon cœur / La source du sang / Avec la vie dedans »),
entre le nid et l­’oiseau, entre l­’oiseau et l­’âme (« Il [­l’oiseau] aura mon
âme au bec »), entre les parties du grelot (le grelot est ainsi une méta-
phore de la cage). Nous avons là une structure récursive, répétitive :
­l’homme c­ ontient un ­contenant qui ­contient un ­contenu, etc. Dans ce
poème, le ­contenu oiseau ­n’est pas libre de sortir immédiatement de son
­contenant humain (« Il ne pourra ­s’en aller ­qu’après avoir tout mangé »),
­d’où ­l’opposition captivité/liberté.
La valeur euphorique/dysphorique (­c’est-à-dire positive/négative)
attribuée à certains des thèmes n ­ ’est pas univoque, mais varie selon
­l’observateur et selon ce à quoi ils sont appliqués. Ainsi, la vie de
­l’homme est positive pour l­ ’homme et sa mort, négative (du moins sur
le plan temporel, p­ uisqu’au point de vue spirituel elle permet à l­ ’âme de
regagner le monde spirituel). On peut présumer que la mort de ­l’homme
est indifférente pour ­l’oiseau (la ­conséquence de son évasion est la mort
de ­l’homme, mais est-elle une fin en soi ?). La vie de ­l’oiseau est positive
pour ­l’oiseau et négative pour ­l’homme, etc. De même, la captivité de
­l’oiseau est positive pour l­ ’homme et négative pour l­ ’oiseau. Le tableau
qui suit présente la structure ­d’homologations dégagée.

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260 ­­L’ANALYSE DES TEXTES LITTÉRAIRES

1 humain animal
2 vie (de l­ ’homme) mort (de ­l’homme)
3 ­contenant ­contenu
4 emprisonner (­l’oiseau) se libérer (de l­ ’homme)
5 + (selon l­ ’homme) - (selon ­l’homme)

Fig. 23 – Quelques homologations dans « Cage ­d’oiseau »

INTERPRÉTATION. Quelles sont quelques-unes des interprétations


que l­’on peut dégager de la structure extraite du texte ?
Premièrement, remarquons que, dans ce texte fortement oppositif,
certaines homologations ne sont pas « parfaites » mais relatives, en ce
sens ­qu’il a fallu préciser le point de vue (homme/oiseau) et ­l’objet auquel
est appliqué le thème (vie/mort de ­l’homme/oiseau).
Deuxièmement, la mort est, dans ce poème, « personnifiée » (« ani-
malisé » en fait) et interne à ­l’homme. Or, il y avait une autre possibi-
lité, plus souvent exploitée : la mort personnifiée et externe à l­ ’homme
(­l’image de la mort avec sa faux, par exemple dans « Mors » ­d’Hugo).
Cette intériorisation de l­’« étranger » ­s’oppose à ­l’extériorisation et au
dédoublement que ­l’on trouve dans le poème qui suit « Cage ­d’oiseau »,
soit « Accompagnement » (1993 : 79) ; par exemple, on y lit : « Je marche
à côté de moi en joie ». La scission du sujet se sent également dans le
dernier vers de « Cage ­d’oiseau », « Il aura mon âme au bec », qui appa-
raît soit ­comme une seconde dépossession, après celle du corps dévoré,
soit ­comme une libération de ­l’âme emprisonnée dans le corps-cage.
Troisièmement, l­’association (il ne ­s’agit pas ­d’une homologation)
entre mort et ­conscience/inconscience inscrit ce poème dans une classe
­d’œuvres ­qu’on appelle les vanités. La vanité est une œuvre « proposant
une méditation sur la mort et le caractère éphémère des biens terrestres »
(Néraudau, 1983 : 479-480) (par exemple, en peinture, les natures
mortes avec un crâne, ou les tableaux réunissant une jeune fille et la
Mort). ­L’opposition ­conscience/inconscience (de la mort)– homologuée
à négatif/positif et profond/superficiel – se trouve principalement dans
« Et quand on a ri beaucoup / Si ­l’on cesse tout à coup / On ­l’entend
[­l’oiseau] qui roucoule ».

CONCLUSION. (RÉSUMÉ) Pour produire cette analyse, nous avons


­d’abord défini quelques-uns des ­concepts centraux de ­l’analyse thématique

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(thème, isotopie, homologation, etc.). Puis, nous avons repéré les oppo-
sitions homologuées dominantes (humain/animal, vie/mort, etc.). Enfin,
nous avons procédé à une interprétation partielle des données dégagées
par la description. Entre autres choses, on peut dire que la c­ onjonction
entre la mort et la ­conscience/inconscience inscrit cette œuvre dans
le genre transartistique – même ­s’il est surtout associé aux arts plas-
tiques – des vanités. (OUVERTURE) En terminant, désignons une
piste d
­ ’analyse ­complémentaire qui semble fructueuse, une analyse
thymique (­c’est-à-dire de ­l’euphorie et de la dysphorie) ­complète. Par
exemple, la valeur négative de la mort semble tempérée par la valeur
positive accordée chez Saint-Denys Garneau à la dimension spirituelle :
la mort libère ­l’âme emprisonnée dans la lourde et souffrante matière.

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