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RENE PASSERON
LA POÏÉTIQUE
ACTES
du
Premier Colloque international de Poïétique
organisé par le Centre de recherche en
Philosophie de l'art et de la création
Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne
à Vinneuf (F -89)
REMERCIEMENTS
Nous remercions les organismes suivants qui ont contribuéfinancièrement à l'organisa_
tion du Colloque international:
2
TABLE
PRESENTATION .................................................................................. .................. 6
LISTE D ES INTERVENANTS .................................. .................. ............................ 8
LIST E DES PA RT ICIPANT S ...... .................... ... ... .............. ... .. ...................... ... .. 10
LISTE DES EX POSANTS ........... ... .......................... ... ............... ... .... .... ............... 11
V, POïETIQUE ET INTERIORITE
4
"Oeu.,re et .,a/eur".
Ales ERJAVEC : "La création idéologique et la création an istiq uc ; leurs liens" .... 188
Gi lles A. TIB ERG HIEN ;
"La dynamique de la création à travers la critique de Croce par Pareyson" ............ 193
Rachida TRIKI : "Poïétique et instauration des valeurs" ............ ........... ................. 199
Hedi BOU RAOUl : "Une poïétique de la btance" ......................... ...... .... ............... 203
CONCLUSION ET REMERCIEMENTS
ANNEXE
5
REFLEXIONS POïÉTIQUES
S UR L 'AUTOCENSURE ET LE PEINTRE
Richard CONTE
241
Le peintre au travail se parle. Il se questionne, il se ~ pond, il tranche par un acte ou
un refus. Mais dan s ce monod ialogue conscient, qui parle dans ce« je me parle » ? Duje
ou du me,qui des deux censure l'auire. Valéry note:« Le moi est le seul circuit qui reçoit
et qui é met ( 1 ).» C'est ce qu'il appelle le moi boucheorei/le. Il s' agit là d'une parole
spontanée, quasi réflexe et antérieure à la ~fle x i on. Mais à tout niveau de la conscience.
le je pense a le sens d ' un je me dis.« Qui est moi du parleur ou de J'auditeur? De la source
ou du buveur m? »
Ce discours intérieur compos ite et flottant est un haut lieu des manoeuvres intrapsy-
chiques du peintre. C'est dire que quand je peins, nous sommes deux: celui qui peint et
celui qu i veut être pe intre. Valéry fait la distinction entre « la production même d'une
oeuvre» et « la production d'une certaine valeur de l'oeuvre par ceux qui ont connu, goOt6
l' oeuvre produite m ?( ... ). Et cette double condition de la production d'une oeuvre
s'oppose avec force dans la tête du c~a te ur . Valéry poursuit q uelques pages plus loin
« Au coeur même de la pensée du savant ou de l ' artiste le plus absorbé dans sa recher-
che et qui semble le plu s retranché dans sa sphère propre, ( ... ), existe je ne sais quel
pressentiment des réactions ex térieures que provoquera l'oeuvre en fonnation : l'homme
est difficilement seul (4). »et plus loin: « Ainsi pendant son travail, l'esprit se porte et se
reporte incessamment du Même à l'Autre; et modifie ce que produit son être le plus
intérieur, par cette sensation particu lière du jugement des tiers. »
Valéry essaie cie se représenter le fonc tionnement de l'esprit de l' artiste au travail. Il
sai t que l' an n'est pas chose facile , que l'oeuvre véritable nécessite un « troisième
soufn e » (Souriau). C·est un travail immense et une lutte sans merci. A foree d'obstina·
tion, de« somme de vie », I·art iste parviendra« de temps à autre» à saisir et à conserver
le bon moment,« car toull 'art, dit Valéry, poétique ou non, consiste à se défendre contre
cette inégalité du moment. »
Dans cet immcnse effort, l'artiste est soutenu par J'ambition et ledésir de gloire. Cela
peut se manifester sous les (onnes de l'orgueil ou de la van ité. Il y a là. une ambiguït6 que
reconnait Valéry à vouloir à la fois« faire beau et passer grand homme (5). » Mais il y a
plus, dans so n PUIII Valéry (6), Maurice Bémol insiste sur un second point : « le plaisir de
fai re» qui dev ient pour l'artiste unesecollde nature. C'est bien sûr ce plaisir qui enchaîne
le peintre à son oeuvre: « L'anistc serait peu de chose, s' il n'était le jouet de ce qu'il
fa it. »(1)
Pour Valéry, c'est justemen t cette lutte de l'artiste aux prises avec lui-même qui
constitue la valeur fondamentale de son activité. L' art réussit à sunnonter par sa
détermination, les chaos , les incertitudes et les insuffisances de l' esprit. li peut faire
triompher les facultés volontaires. Dans ce sens, ~ l'an s'oppose à l'esprit ('). »
Cependant la soif d'êlre socialemcnt reconnu 4( peintre» peut entrer en conflit avec
la jouissance du Caire; on assîSleradans ce cas, soit 11. un compromis régulateur, soit à une
surenchère dans un sens ou dans un autrc. Mais le problème serail assez simple s'il
s'agissait d 'une pure négoc iation monodialoguéeentre le moi ellesunnoi. Si l' on pouvait
en toute sérénité, méthodiquement, séparer le ·grain de l ' ivraie.
En fait qU;llld je me parle, entre je et me, s'ouvre Ic lieu d'un hiatus. Entre ces deuX
moi vient se glisser le dépassement du sujet. Dans ce silence trait d ' un ion est·ce moi qui
242
prend la parole ou « la parole qui me prend . » ?
Qu'on ne s 'imagine pas le di scours i m~rieur comme un jeu muet de questions-
réponses. Nicole Pietri ( 10) indique que Yaléry« recule devant l' impureté du flux mental. »
Il l 'exprime avec force p. 895 d u y c Cah ier:
« Dans ce langage intérieur qui est fait d ' images, de bouts de phrases, de pincements
profonds, d'obsessions, d'arrêts importunés par des moustiques spirituels, de calemboun,de
coq-à- l'âne, de brusques rappels e t de divertic ules, fuite s, pertes distrai tes, etc., le je ne
viens guère que quand on joue la comédie d'exister devant un personnage imaginaire, ou
faire semblant d'être autre chose que cet égoût, ce désordre, ce c hemin bri sé. »
En effet, entre conscie nce et oeuvre en train de se faire, la relation serait discontinue,
al ternant des mome nts d'imense réfl ex ion et des séque nces de dédiffüenciation océani- .
que au sens d 'Ehrenzweig.« état qui survient aux niveaux plus profonds du moi lors d u
tn~vajJ créateur. » Dans ces courts in stants, le peintre se trouve hors d ' attein te, rivé au faire.
Si les pe in tres n' aiment pas ê tre regardés quand ils travaillent, ce n'est pas pour diss imu ler
des secrets de leur cu is ine, mais plutôt pour évite r tout regard éval uateur. y compris le leur.
A ce moment précis, le sen time nt de notre corps, qu i pour Yaléryest la «variante subjective
capitale», le « Moi nO1 » se dé noue de la c rainte de dé plaire. Ce qui penne! à YaJ ~ry
d 'affirmer:« le moi est le rôle plusou moin scac h~ du corps vrai dans la conscience ( LI ). »
Ce corps vrai, celle v~rit~ profonde du corps fait que le sens se coagule e n signes. Duran!
certaines phases du travail pic tural, J'é nergie synesthésiquecourt-circu ite les conjectures
e ntre le moi et l'autrui qu i est e n moi. L'acte tranche, trouble le soliloque, le rend bègue
et le rejette sur la pl age à peindre. C'est aussi dans ce sens que If( l'art s'oppose à l'esprit»
parce que justement il est un acte If( c 'est-A-dire la d~lenninati on essentielle puisqu' un acte
est une 6chappte miraculeuse hors du monde fenn~ du possible et une introduc tion dans
l'univers du fai t ; et cet acte, fréque mment produi t contre l'esprit avec touteS ses préci-
sions;( .. .). »
Dans ce mouvement de l'acte ft l'oeuvre, Valéry accorde une grande part à la saisie
des hasards, au x «dons somptueux de la fo rtune » puisque ,'oeuvre v~ritable se classe
dans l'improbable el « nous infli ge sa puissance. » Cequi advient en ce moment aurait pu
ne pas être. Car «quel que soit le détail de ces jeux ou de ces drames qui s 'acccomplissent
dans le producteu r, lout doil s'achever dan s l'oeuvre visible (... ). Cette fin est l 'aboutis-
sement d 'une suite de modifications inté rieures aussi désordonnées que l'on voudra, mais
qui doivent nécessaireme nt se résoudre au moment où la main agit, en un commandement
unique, heureux ou non. » Ce qui sauve le peintre de sa crainte de déplaire sera il que
l' oeuvre le projeue au-delà de lui-mê me. A cet inSlanl il ne peut résister à cette ~tra n gère
qui pourtant, déjà, ne lui appanient plus.
« Une oeuvre que l'on poursuit, on fin it par la poursui vre malgré soi, e t contre soi;
e t elle vous condu it là où l 'on ne savait pas aller, dans des idées et des déc isions, qui ne
soni ni moi ni non moi, dans ce qu 'on aurai t pu être, et qu'on avait ignoré, et év iléj usque-
là. »
C'est la vérité du Corps de. l'Oellvre, comme d it Anzieu, auteur d ' une analyse
poi'étique ptnéU'ante du Cimetière marin, qu i peut distraire le temps d ' une échappée-belle,
la sentinelle qui est e n Ill Oi.
243
Mai s il y il une question qui concerne tous les peintres réfléchi ssant sur le comment
de leur pratique. La réflexion poïelÎque peut-elle gâter l' invention ? L'autopoïttique par-
ticiperait-elle de l' instance d' autocensure? C ' est Gide qui déclarait en 1935 : « La che-
nille qui chercherait à bien se connaître ne deviendrait jamais papillon. » (Nouvelles
nourritures, p. 113).
Dans sa leçon inaugurale au Collège de France ( 1937) Valéry émet lui-même des
doutes sur la démarche poïétique et conçoit que « certains esprits trouveront cette
recherche non seulement vaine, mais nuisible ; et même, ils se devront, peut-être, de la
trouvertelle Ul) . ,.
et plus loin il argumente cette position :« Il est à croire que notre acte le plus simple,
notre geste le pl us familier, ne pourrait s'accomplir, (...), si nous devions nous le rendre
présent à l'esprit et le connaître à fond pour l ' exercer. »
Valéry fait des réserves de principe pour mieux révéler le fond de sa pensée puisque
pour lui « l'ocuvre de l'esprit n'existe qu 'en acte » et que la réflexion qu ' il propose
consiste à embrasser dans un même mouveme nt le faire et le savoir sur le faire.
L'esthétique traditionnelle impose aux oeuvres une existence dtfinissableet « ce que
nous pouvons défi nir se distingue au ssitôt de l'esprit producteur et s'y oppose (14) . ,. C 'est
à une esthétique de l'opération, à une conscience aiguë des parcours techniques et psychi-
ques qui génèrent l'oeuvre que Valéry nous convie : « Les oeuvres de J'esprit, pœmes ou
autres, ne se rapportent qu'à ce qui fait naître ce qui les fit naître elles-mêmes, et absolu-
ment à rien d 'autre.»
Il s' agit de« bourdonner » nous-mêmes« autour de (notre) propre pointde rephe »
avec des gestes plus qu ' avec des fonne s.
La poïétique se modelant au coeur même du travail du peintre peut être à mon av is,
A la fois la plus féco nde et la plus risquée d es connai ssances quant au fragile mode
d 'existence de l 'oeuvre à faire.
A sa théorie des troi s corps (celui de nos se nsations, celui que les autres voient et celui
que découvrent les savants) Va léry ajoute un quatri~me corps « inconnaissable objet.
qu 'aucune réflexi on ne peut coiffer d ' un éteig noir, s' il se met véritablement à J'oeuvre.
Si l' oeuvreest un monstre d flourrir,de quoi se repaît-elle '1 Pour conquérir sa fo nction
luxueuse d ' « oeuvre de l 'esprit », elle épuise l'être de son pourvoyeur, réclamant les
morceaux les plus fi ns, les ressources les plus enfouies de son «quatrième corps.» Dans ces
moments de joui!-isance autophage le peintre ne craint plus de déplaire. Il a même oublié
qu'il est un peint re. Puisqu 'enfin il peint.
Mais au cours des phases plus rénéchies, l' instanced ' autocensure pourrait aussi en fin
de compte s' articu ler à l'économie de la conscience créatrice. Elle fait panie des
contrai ntes et des défis auxquels le peintre se trouve, par son ancrage social, obligatoire-
ment confronté. Une att itude de dissimu latio n prolongée condamnerait le regard du
peintre à son propre abîme et ses pei ntures aux poubelles de l'Histoire. Se vouer à l'
idéalisation d'un corps créateur rel~vera i t d ' une méconnaissance du statut social et
intellectuel de l'urtiste. Certes, ce corps crénteurexiste et sa prégnance se manifeste, il peut
lT'J nsce nder les confl its psychologiques du pe intre, mais il n 'en demeure pas moins par
certains aspects une fic tion romantique. Quant à l' autocensure, entendue comme crainte
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de d éplaire il raut ladistingue rde l'ass imilatio ndu regard de l ·au tre. S'en remettre à l'avis
de que lq u' un d ·estimé. c 'est aussi se reconnaître e t se r6véler à soi-même. par exemple :
po ur Valéry, la p uissance modéli suntc de Mallanné . Et p uis pour ne pas concl ure. dans
quelle me sure. l ' intériorité ne serail-elle pas u n mythe que la poïétique. en tant que
p hilosophie des conduites créatrices. aurait à réexamine r '"
NOTES
8. ibid, p. 11 5 . .
9. MCahiersM, Fac-Similé intégral. 29 vol. CNRS 1957- 1961 XXIX, 322.
10. Nicole Piélri. "Valéry el le Moi". Paris, Kl ineksieck, 1979.
II. "Cahiers" . Pléïadc T.I p. 26.
12 ibid Til. p. 1005 .
13 "Oeuvres ". Plê iade T.I p.I342.
14. ibid. p. 1349.
245
DEBAT
Richard CONTE: Pour moi , l 'achè vement d'une toile intervient quand j'ai
épuisé mon désir par rappon à elle, et ,'autocensure n'y
est en effet pour rien. Cette autocensure est plutôt la
répercussion inté:rieure de la demande et des appricia-
tions d'autrui, que ce soit un marchand qui vous fait
miroi ter l'espoir d'un succès sur le marché ou simple-
ment une phrase de mon frère. qui regarde à peine mes
tableaux et se prononce à la légère. Le peintre est influen-
çable. même s' il refuse d'obéir à ces influences. VaJéry
dit qu'on ne fait pas ce qu'on veut, mais seulement ce
qu ' on peut. Le problème est que, faire cette année ce que
je faisais l 'an dernier m 'est physiquement impossible.
Les pressions qu ' on subit pour répttcr ce qui a plu dans
le passé, même si elles sont ineffici entes, sont une gêne.
r Eliane CHIRON:
Les peinu-cs sont pris dans une contradiction : ils ont
envie de montrer ce qu 'ils font, mais il prtfère que
personne ne les regarde.
252
appelle «les ·choix les plus obscurs», voilà qui justifie
sans doute la poï6tique, par sa difficulté même. Mais
refuserceue difficu1t6 et s'en remettre à ce que d 'autres
ont dit, c'est peut·être laisser échapper des choses qui
n'ont jamais été: dites. Tu as cité: Valéry et son «refus des
éléments falsifi cateurs el psychologisams des discours
des « peintres sur leurs oeuvres ~ et sa critique du je
comme« fi c tion romantique ». Voilà bien des censures.
Ne vaut· il pas mieux se risquer à 6crire un roman"
Calliope RIGOPOULOU : Dans certains proc6d6s surr6ali stes comme le coll age, le
frouage, la décalcomanie, les deux phases du travail
créateur sont inversées: on travai lle d'abord, fût-ce
mécaniquement, et l' id6e, ou l'image, vient après.
Branko ALEKS IC : Ou i, cela es! vrai surtout jusq u'en 1933, date du Message
aUfomafique. Breton oppose les m&l iums qui subissent
une scission de la personnalité, aux surréali stes qui veu-
lent unifier le conscient et l'i nconscient. Et l'art, l'esthé-
tique, réapparaissent, alors qu'auparavant le surr6alisme
visait la démolition de l' art. A partir de 1933, les artistes
sont admis comme tel s dans le cercle surréaliste. Quels
que soient les procéd6s qui «forcent l'inspiration», on
j ugera de la qualit6 esthétique du produit obtenu .
253
Marc KAPKO : A propos de la «cuisine», Nietzsche parlait égalementde
la digestion , bonne ou mauvaise, chez les penseurs ...
Thierry LENAIN : A mon sens, la fi ction est essentielle, chez Nietzsche qui
reprend Saint Anselme: MWldus est [abu/o. Mais le
fictum renvoie à l'apparence, à la surface des choses. O n
peut donc se demander : n'y-3-t-il pas un travail de
l'in tcrditqui serait intérieur à l'émergence du dit? Ce qui
correspondrait à cette censure intégrée et pos ilive, disons
poïétique, dont on parlait tout à l' heure.
Dominique NOGUEZ : Après quatre expo5ts aussi riches, on n'a que l'embarras
du choix pour poser des questions. Evelyne Hurard nous
a parlé de ce que Giono prenait aux musiciens. Mais que
pensaient ceux-ci de Giono? Les affinités entre Poulenc
et Apollinaire, ou bien entre Cocteau et Auric ou Stra-
vinski sont connues. Et Giono, quel était son musicien le
plus proche ?
254
La conduite créatrice est réputée
obscure. C'est pourquoi elle doit être
l'objet d'une étude scientifique et
d 'une réHexion philosophique. Telle est la
poïétique, ainsi nommée naguère
par Valéry. Dans tous les domaines où
l'homme se fait constructeur, les
participants à ce colloque se sont proposé de
remonter en amont de l'oeuvre, pour
mettre en lumière les conditions ( de tous
ordres ) qui fo nt de la création une
activité spécifique de l'humain.
(J)t
-
" An:.: k sourien ,lu CRÉDIT AGlU COLE DE L ' YO~;-.JF. "