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L'ABSENCE DU MAÎTRE

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SOCIUS LITTÉRATURE • ART • DISCOURS • SOCIÉTÉ

La collection « Socius » accueille des ouvrages dans lesquels les interactions


de la culture et de la société sont centrales. Elle est dirigée par Benoît Mélançon.

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MICHEL BIRON

L'absence
du maître
Saint-Denys Garneau
Ferron
Ducharme

LES PRESSES DE L'UNIVERSITE DE MONTREAL

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Données de catalogage avant publication (Canada)

Biron, Michel, 1963 5 mars-


L' absence du maître: Saint-Denys Garneau, Ferron, Ducharme
Comprend des réf. bibliogr.
ISBN 2-7606-1788-2
1. Littérature canadienne-française - Québec (Province) - Histoire et critique.
2. Littérature canadienne-française - 20e siècle - Histoire et critique.
3. Littérature et société - Québec (Province).
4. Garneau, Saint-Denys, 1912-1943 - Critique et interprétation.
5. Ferron, Jacques, 1921-1985 - Critique et interprétation.
6. Ducharme, Réjean, 1941- . - Critique et interprétation.
I. Titre.
PS8I3I . I8B57 2000 C840.9'97I4'0904 C00-94I822-9
PS9I3I.Q8B57 2OOO
PQ39I7-Q8B57 2000

Les Presses de l'Université de Montréal remercient le ministère du Patrimoine canadien


du soutien qui leur est accordé dans le cadre du Programme d'aide au développement de
l'industrie de l'édition.
Les Presses de l'Université de Montréal remercient également le Conseil des Arts du
Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).
Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération canadienne des sciences
humaines et sociales, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences
humaines du Canada.

Dépôt légal: 4e trimestre 2000


Bibliothèque nationale du Québec
© Les Presses de l'Université de Montréal, 2000

IMPRIMÉ AU CANADA

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REMERCIEMENTS

Les discussions que j'ai eu le privilège d'avoir avec de nombreux


collègues ont joué un rôle indispensable dans la rédaction de
ce livre. À Gilles Marcotte, Pierre Popovic, Benoît Melançon
et Jean-François Chassay, je tiens à exprimer mon estime et
ma reconnaissance. Je souhaite aussi souligner la contribution
des étudiants qui ont participé à mes séminaires sur la moder-
nité québécoise, à l'Université du Québec à Montréal et à
l'Université d'Ottawa.
Je remercie également le Conseil de recherches en sciences
humaines du Canada, la Faculté des Arts de l'Université
d'Ottawa et le Département d'études littéraires de l'Univer-
sité du Québec à Montréal pour m'avoir fourni les moyens
matériels nécessaires à la réalisation de ce livre.
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Introduction

D ANS L'Institution de la littérature (1978), Jacques Dubois


consacre quelques lignes au cas de la littérature québé-
coise, dont l'institution connaît au même moment un déve-
loppement sans équivalent dans les autres littératures dites
régionales. Il remarque, avec un étonnement qui tient à la fois
de l'envie et du scepticisme, que « cette littérature intervient
directement sur le terrain politique et idéologique, sans connaî-
tre pleinement la coupure institutionnelle : l'écrivain québécois
est dans le monde — son monde1 ». La présence sociale de
l'écrivain s'y fait sentir alors même que la littérature multiplie
les signes de la plus forte autonomie. Libérée de sa dépendance
à l'égard du clergé, voici qu'elle se donne les moyens de s'or-
ganiser sans Paris : enseignement des œuvres québécoises
dans les écoles, édition locale en plein essor, système de prix
considérable, etc. Comment une petite littérature parvient-
elle à affirmer une telle indépendance culturelle ? Cela tient
du miracle pour qui écrit, comme Dubois, depuis la Belgique,

I. Jacques Dubois, L'Institution de la littérature, Paris/Bruxelles, Nathan/


Labor, coll. «Dossiers Media», 1978, p. 136.

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IO L'ABSENCE DU MAITRE

où l'écrivain n'a jamais connu, fut-ce au temps du symbolisme,


pareille insouciance vis-à-vis de Paris. Mais l'étonnement le plus
grand vient principalement du fait que, au moment même où
l'institution locale déploie tout son arsenal et exhibe son auto-
nomie, on n'y observe aucune coupure entre l'écrivain et le
monde, « son monde », ajoute Dubois. L'écrivain est soutenu
par l'institution, mais il n'est surtout pas un être d'institution.
Sa société, son monde se situe à l'extérieur. Étrange renver-
sement de perspective : au lieu d'être un facteur de rupture
entre l'écrivain et la société, entre le texte littéraire et les autres
discours, l'institution littéraire élève une clôture que l'écrivain
est tenté, sinon sommé, de franchir le plus souvent possible.
L'étonnement du sociologue de la littérature est si fort qu'il
conclut à la nature provisoire de ce double miracle : trop beau
pour durer, dira-t-il pour finir.
Or il se trompe. Non pas de son point de vue, qui consiste
à étudier le système littéraire dans son ensemble et à observer
l'évolution du centralisme parisien, mais du point de vue des
textes québécois, qui appartiennent à un univers social dans
lequel Paris ne constitue qu'une médiation lointaine. Prenons
par exemple la célèbre préface du Nez qui voque, paru en 1967,
dans laquelle le narrateur de Réjean Ducharme anticipe de
façon assez remarquable sur le constat de Dubois : «Je ne suis
pas un homme de lettres. Je suis un homme2. » (N, 8) Si Mille
Milles ne veut pas passer pour un homme de lettres, c'est qu'il
ne veut pas se définir comme un être d'institution. Qui le vou-
drait, dira-t-on? Aucun écrivain moderne, à ce qu'on sache,
ne s'amuse en effet à déposer sur la table du lecteur une telle
carte de visite. Mais rares sont ceux qui entrent chez les gens en
leur expliquant d'emblée qu'ils ne possèdent pas une telle carte,
comme si l'identification à la catégorie sociale de l'homme de
lettres pouvait ruiner la valeur même de la littérature. Mille
2. Réjean Ducharme, Le Nez qui voque, Paris, Gallimard, 1967, 275 p. Désor-
mais N.

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Introduction 11

Milles n'oppose pas à l'homme de lettres une autre catégorie


sociale : il lui oppose une non-catégorie, celle de l'homme tout
court, c'est-à-dire de l'être hors institution, quelle que soit cette
dernière. Ce n'est pas l'institution de la littérature que rejette
Mille Milles : c'est l'institution en tant que structure sociale.
La littérature constitue pour Mille Milles un espace souve-
rain, un monde en soi (on lit plus loin : «je suis un poète ;
qu'on se le dise ; qu'on ne me prenne pas pour un vulgaire
prosateur», N, 166), exposé au regard d'une société où l'insti-
tution, celle de la littérature comme toutes les autres, ne tient
pas debout. Elle a beau exister dans la vie quotidienne et se
prévaloir de toutes les instances qu'on voudra, l'institution n'a
qu'un pouvoir de détermination très relatif dans l'imaginaire
littéraire québécois. C'est ailleurs, dans les interstices de l'insti-
tution, que des écrivains comme Réjean Ducharme, Jacques
Perron ou Saint-Denys Garneau situent le sujet. Est-ce par
manque de réalisme, par refus de considérer les forces socia-
les qui les contraignent malgré eux ? Rien n'est moins sûr. En
imaginant une société dépourvue de structure hiérarchique
forte, ils sont peut-être paradoxalement les plus réalistes des
écrivains québécois.
Cette société excentrée, élaborée non pas contre mais en
dehors du pouvoir institutionnalisé, ce serait une erreur de la
réduire à une simple vue de l'esprit. De telles configurations
sociales existent bel et bien dans l'histoire ancienne et con-
temporaine et ont fait l'objet d'analyses sociologiques au
même titre que les sociétés plus centralisées. La société qué-
bécoise s'apparente à ce que l'anthropologue anglais Victor
W. Turner appelle une « communitas », par opposition à une
société fondée sur une structure hiérarchique permanente. La
communitas développe des relations qui ne sont pas fondées
sur l'exercice d'un pouvoir, mais sur l'expérience de la « limi-
narité ». Elle regroupe des personnes situées en marge des insti-
tutions, soit parce qu'elles en sont exclues, soit parce qu'elles
12 L ' A B S E N C E DU M A I T R E

n'y ont pas encore accédé. Turner distingue ainsi deux moda-
lités (concomitantes ou non) de relations sociales :
C'est comme s'il y avait deux « modèles » principaux, juxtaposés
et alternés, de l'interrelation humaine. Le premier est celui d'une
société qui est un système structuré, différencié et souvent hiérar-
chique de positions politico-juridico-économiques avec un grand
nombre de types d'évaluation qui séparent les hommes en fonc-
tion d'un «plus» ou d'un «moins». Le second, qui émerge de
façon reconnaissable dans la période liminaire, est celui d'une
société qui est un comitatus (i.e. compagnonnage), une commu-
nauté non structurée ou structurée de façon rudimentaire et
relativement indifférenciée3.

Il ne saurait être question de nier les effets de structure qui se


produisent malgré tout, et Mille Milles n'échappe évidem-
ment pas à l'institution simplement parce qu'il le proclame
d'entrée de jeu. Toute domination ne disparaît pas du seul fait
que les règles de légitimation semblent disparaître, se com-
plexifient ou s'embrouillent. Mais un autre système de valeurs
se met en place à l'intérieur de la communitas et c'est de ce
système que l'écrivain liminaire tire sa plus ou moins grande
légitimité, ce qui n'exclut pas une éventuelle conversion des
valeurs à l'échelle de la structure. Plus la tension entre com-
munitas et structure est forte, plus les interactions sociales sont
aisées à dégager. À l'inverse, il paraît plus difficile de décrire
de manière globale les phénomènes sociaux lorsque les pôles
sont peu définis l'un par rapport à l'autre. Mais, quel que soit
le rapport entre ces pôles, on ne saurait penser l'un sans
l'autre. « Pour moi, écrit Turner, la communitas surgit là où la
structure n'est pas4. »
Les trois écrivains examinés dans ce travail, Saint-Denys
Garneau, Jacques Perron et Réjean Ducharme, ont justement

3. Victor W Turner, Le Phénomène rituel. Structure et contre-structure, Paris,


PUF, coll. « Ethnologies », 1990, p. 97.
4. Ibid., p. 124.
Introduction 13

en commun d'imaginer une société en creux, «là où la struc-


ture n'est pas ». La société des textes est toujours chez eux une
communitas, un espace de communication soumis à la loi de
l'amitié ou de la connivence — ou, ce qui revient au même, à
l'absence de communication qui correspond à l'absence de
société, à un désert, à une irréparable solitude. Les rapports
entre individus sont moins déterminés par une hiérarchie ver-
ticale que par une sorte de hiérarchie horizontale qui n'obéit
pas à la logique d'un classement établi d'avance, mais à un
système peu déterminé dans lequel tout est affaire de conti-
guïté, de voisinage. Dans un contexte de liminarité, il ne s'agit
plus de s'élever socialement, mais d'étendre la zone de proxi-
mité, soit en abaissant ce qui se donne pour sacré ou autori-
taire, soit en rapprochant ce qui semble lointain. C'est le sujet,
celui que Turner appelle le personnage liminaire, qui définit
le centre de gravité dans un tel cadre. Seul ce qui gravite
autour de ce sujet liminaire a du poids : le reste, c'est-à-dire
les lois sociales, les groupements établis, les institutions, cela
n'existe à peu près pas. La supériorité hiérarchique étant une
marque de hauteur, donc de distance, elle devient aussitôt
quasi dévaluée, ornement ridicule. Cette situation liminaire
n'est pas sans évoquer les renversements qui se produisent à
l'occasion de rituels comme le carnaval et l'on ne s'étonne pas
que la notion de carnavalesque, empruntée au critique russe
Mikhaïl Bakhtine, ait eu tant de succès au Québec. Toutefois
nous assistons chez Garneau, Perron ou Ducharme à un car-
naval qui refuse de finir et qui a oublié ses origines. Nous
participons à un monde carnavalesque par défaut, un monde
qui ne s'élabore pas contre la structure, mais dans l'absence de
structure. D'où le caractère souvent amer de la fête, qui
tourne au désastre en un rien de temps, les participants n'étant
plus sûrs de sa fonction.
Le propre de la communitas n'est pas d'attaquer la structure :
c'est de s'installer en bordure, dans ce que Turner appelle « le
Extrait de la publication
14 L'ABSENCE DU MAITRE

vide du centre5 ». Le héros liminaire par excellence est celui


qui ne possède aucune autorité juridique ou politique, c'est-à-
dire d'ordre institutionnel, et qui se trouve par conséquent le
mieux placé pour nouer un autre type de lien social fondé,
lui, sur la familiarité. Le maître de la communitas ne peut être
que le faible (eu égard à la hiérarchie de la structure), celui
qu'on appelle aujourd'hui le marginal, l'exclu. Ce héros limi-
naire échappe aux classifications habituelles et tend à se dé-
pouiller des signes propres à la structure sociale (la position
hiérarchique, la propriété, les vêtements, etc.). Un tel proces-
sus de dépouillement est extrêmement important chez des
écrivains comme Saint-Denys Garneau, Perron ou Ducharme
et témoigne d'une attitude tout à fait opposée à ce que le
sociologue Pierre Bourdieu appelle «l'accumulation de capi-
tal symbolique ». À l'intérieur d'une configuration sociale où
le capital symbolique demeure modeste, il ne sert à rien d'ac-
cumuler un bien qui, de toute façon, n'apporterait qu'un faux
prestige. C'est pourquoi l'écrivain choisit la stratégie inverse,
celle de la pauvreté6. En déclarant «Je ne suis pas un homme
de lettres », Mille Milles ne fait pas autre chose : il se dépouille
du seul statut qui le distingue (son statut d'homme de lettres)
et revendique une indistinction qui deviendra, comme on le
verra, un véritable credo, une poétique de la liminarité.
Celle-ci ne se donne jamais à lire explicitement dans les
écrits des trois auteurs considérés. Ce serait d'ailleurs un con-

5. Ibid., p. 125.
6. Ce phénomène caractérise plusieurs types de société où le pouvoir du
centre est incertain. À l'instar de Turner, le sociologue canado-américain
Erving Goffman étudie le processus de dépouillement rituel dans des institu-
tions comme les monastères ou les asiles (Asylums. Essays on thé Social Situation
of Mental Patients and Other Inmates, New York, Doubleday Anchor, 1961), appe-
lées par lui des « institutions totales », ou encore dans de petites communautés
insulaires, en s'inspirant des travaux de son professeur de l'École de Chicago,
Everett C. Hugues, qui avait fait un travail semblable, on s'en souvient, sur
une petite ville industrielle du Canada français, qualifiée de «folk-society »
(French Canada in Transition, Chicago, University of Chicago Press, 1943).

Extrait de la publication
Introduction 15

tresens : récriture de la liminarité se détruirait elle-même si


elle parvenait à se fixer dans un modèle esthétique. D'où la
difficulté à dégager une certaine continuité entre des œuvres
qui ne se reconnaissent pas de modèle unique et qui n'appar-
tiennent pas à un courant littéraire particulier. Comme les
héros liminaires qu'elles inventent, ces œuvres ne sont guère
« reconnaissables » : elles se dépouillent des signes qui permet-
traient de les situer à l'intérieur de la hiérarchie des formes
littéraires. Pour commencer, elles mêlent les genres : Garneau
écrit des poèmes au plus près de la prose, Perron se sert du
conte pour rapprocher la parole et l'écriture et Ducharme
écrit des romans anti-romanesques. De ce point de vue, les
trois écrivains ne font sans doute qu'exploiter l'une des ten-
dances de la modernité. Mais cette hybridité des genres ne
constitue qu'un des effets d'un phénomène beaucoup plus
vaste, lié encore une fois à la faiblesse de la structure tradition-
nelle. Bien que la conscience historique des trois auteurs soit
lisible à travers toute leur œuvre, aucun ne cherche à situer
celle-ci dans une séquence historique précise. L'essentiel, dans
la communitas, n'est pas de renverser ou de renforcer telle ou
telle esthétique dominante. Au Québec, comme dans d'autres
littératures périphériques ou insulaires, la domination esthéti-
que est ambiguë, car elle ne s'accompagne que d'un pouvoir
de consécration relatif. La littérature ne s'offre pas à Garneau,
Perron ou Ducharme comme une tradition contre laquelle ils
doivent écrire s'ils désirent se singulariser, mais comme un
terrain vague, un univers sans maître où rien n'est vraiment
interdit, où rien n'est vraiment permis non plus. Il y a bien sûr
de redoutables censeurs qui les guettent à la sortie — et ceux-ci
ne disparaissent pas en 1960, contrairement à ce qu'on prétend
trop souvent —, mais ce sont des censeurs qui viennent du
dehors de la littérature (de l'Église, de l'État). Ce ne sont pas
des maîtres : ils ne sont pas de la profession et, pour tout dire,
ils n'ont guère de goût, n'ayant pas de métier. À l'intérieur de
Extrait de la publication
16 L ' A B S E N C E DU M A Î T R E

la littérature, Garneau, Perron et Ducharme ne rencontrent


aucune gloire à qui se mesurer vraiment.
Pourquoi avoir choisi d'aborder cette question à travers
seulement trois œuvres au lieu de proposer un survol de la
modernité québécoise? Et pourquoi précisément Garneau,
Perron et Ducharme ? Il est vrai que la même question aurait
pu se poser à partir des œuvres de Gaston Miron, de Paul-Marie
Lapointe, de Jacques Poulin et de plusieurs autres. Mais aucune
des œuvres de ces écrivains n'a eu, à mon sens, la fécondité
des œuvres de Garneau, Perron ou Ducharme. Ceux-ci ont
fait souche, pour ainsi dire, tout particulièrement le premier,
à qui les deux autres font référence, explicitement ou implici-
tement, négativement ou positivement. Perron et Ducharme
ne sont pas les seuls, loin de là, à faire écho à Fauteur de Regards
et jeux dans l'espace. Mais eux-mêmes ont représenté une sorte
de père pour des écrivains de la génération suivante (d'un
côté, Victor-Lévy Beaulieu, de l'autre, une nébuleuse d'écri-
vains qui va de Sylvain Trudel à Bruno Hébert et Gaétan
Soucy). Quant au choix de ne parler en détail que de trois
œuvres, il vient d'un second parti pris, celui d'accorder le maxi-
mum d'espace à des œuvres soit fondatrices (Garneau) soit
quantitativement importantes (Perron et Ducharme), et de les
aborder dans leur ensemble plutôt qu'à travers quelques titres.
Non pas en analysant systématiquement chaque texte, même
les plus mineurs, mais en traversant l'œuvre de manière à en
saisir aussi l'évolution. Si ces œuvres ont en commun une
poétique de la liminarité, celle-ci n'est jamais donnée une fois
pour toutes. De Regards et jeux dans l'espace (1937) à Va savoir
(1994), plus d'un demi-siècle de littérature perpétue le désir du
commencement.

Extrait de la publication
C H A P I T R E I

Une littérature
liminaire

Extrait de la publication
Page laissée blanche

Extrait de la publication
Commencement perpétuel
(SAINT-DENYS GARNEAU)

L ORSQUE SAINT-DENYS GARNEAU publie en 1937 Un des tOUt


premiers recueils de poésie en vers libres (au Québec),
sait-il à quoi s'attendre? Le choix du vers libre avait quelque
chose d'irrecevable à l'époque, mais on aurait tort de croire que
cette forme audacieuse rompait avec des principes esthétiques
solidement établis. Les poèmes de Garneau étaient surtout irre-
cevables parce qu'on ne savait pas comment les recevoir : on ne
savait pas comment les lire (sauf à La Relève, et encore). Le
même phénomène se produira une décennie plus tard avec Le
Vierge incendié (1948) de Paul-Marie Lapointe, dont la fulgurance
surréaliste, d'une violence crue et inouïe jusque-là au Québec,
suscitera encore moins de réaction. Ce n'est pas la tradition
qui absorbe alors les expériences d'écriture les plus neuves :
c'est tout simplement le silence, l'absence presque totale de
lecteurs capables d'interpréter de telles propositions de sens.
Garneau, Lapointe et quelques autres opèrent une rupture pro-
fonde avec les discours de leur temps, mais leur geste demeure
isolé, impossible à indexer sur une conscience historique.
La tradition littéraire nationale existe pourtant bel et bien
en 1937, mais, dès qu'on cherche à penser cette tradition en
2O L'ABSENCE DU MAITRE

termes esthétiques, elle est presque dénuée de poids. Le centre,


ou plutôt le « vide du centre » est occupé à l'époque par la litté-
rature du terroir, et celui qui détient la position de la plus forte
autorité en matière de littérature appartient à l'Église : c'est
Monseigneur Camille Roy. Si l'institution littéraire nationale
prend forme, durant la première moitié du siècle, c'est d'abord
chez un esprit comme celui de Roy qu'on est tenté d'en sui-
vre l'élaboration, tant du point de vue des réalités matérielles
que des discours. Nul mieux que lui n'incarne en effet le pôle
traditionnel, le discours d'autorité. On parlerait volontiers, à
son propos, de «culture classique», si une telle expression
n'était pas aussi équivoque. Qu'est-ce que le classique au Qué-
bec ? Entre les livres qui s'enseignent dans les classes et ceux
qui, suivant l'une des définitions du classique proposées par
Italo Calvino, « exercent une influence particulière aussi bien
en s'imposant comme inoubliables qu'en se dissimulant dans
les replis de la mémoire par assimilation à l'inconscient collec-
tif ou individuel1 », il y a un abîme. Camille Roy le sait bien
lorsqu'il revient d'Europe en 1901, après avoir entendu Ferdi-
nand Brunetière, Emile Faguet, Gustave Lanson et Gaston
Paris. Il sait exactement ce qui l'attend en son pays : un vide.
S'il est parti étudier à Paris, c'est justement pour se préparer à
combler ce vide. Il s'y emploie aussitôt, en fondant dès 1902,
avec d'autres, la Société du parler français, puis en établissant
l'inventaire de la littérature canadienne-française en vue du
cours qu'il se propose de créer à l'Université Laval, où il détient
la chaire de littérature française. Par la suite, pendant plus
d'un demi-siècle, l'enseignement de la littérature canadienne-
française, ce sera lui ou, du moins, ce sera son manuel et ses
nombreuses rééditions. De toute l'histoire littéraire locale,
aucun autre critique n'a joui d'une autorité aussi exclusive et

i. Italo Calvino, Pourquoi lire les classiques ?, Paris, Seuil, coll. « La librairie
du xxe siècle », 1993, p. 8.
Une littérature liminaire 21

durable, fondée sur un pouvoir moral arc-bouté sur trois


institutions (l'Église, l'École et la littérature). L'abbé Casgrain
l'avait certes précédé sur cette voie, mais à titre d'intendant
et d'historien, non comme critique diplômé de la Sorbonne.
Camille Roy fut sans aucun doute notre premier véritable « re-
tour d'Europe » et, à ce titre, le premier représentant autorisé,
par ses fonctions et par sa connaissance de la « grande culture »,
à nous donner l'heure juste sur la valeur de la littérature d'ici.
L'avertissement placé en tête de la réédition la plus cou-
rante du Manuel d'histoire de la littérature canadienne de langue
française2 anticipe d'entrée de jeu la confusion des valeurs que
pourrait susciter pareille entreprise : alors que les auteurs de
second ordre et les contemporains sont habituellement écar-
tés des manuels, le sien leur concède « une place très large3 ».
Mais il ne s'agit pas de leur conférer d'office une valeur litté-
raire, c'est-à-dire une qualité esthétique universelle et une
portée historique : leur présence est vouée au provisoire,
comme de juste. Si des œuvres mineures sont dignes d'être
citées, c'est par nécessité (à cause de la «jeunesse de notre lit-
térature »). Il est urgent de se donner les moyens de mettre en
application le projet éducatif que Roy expose, en 1904, dans
une conférence fameuse intitulée « La nationalisation de la lit-
térature canadienne». La partie valant moins que le tout, il
avertit le lecteur qu'il n'y a aucun chef-d'œuvre dans le tableau
historique proposé : voici « la genèse de notre littérature, ses
premiers et modestes essais, et le mouvement actuel de notre
production littéraire, de si variable qualité que soit cette der-
nière4 ». Cette « si variable qualité » contient ici et là quelques
promesses, mais le critique ne laisse pas beaucoup d'illusions
au lecteur: un très grand nombre des ouvrages, «peut-être

2. Il s'agit de la 8e édition, parue à Montréal chez Beauchemin en 1939 ; de


1945 à 1962, elle connut dix réimpressions.
3. Ibid., p. 7.
4. Ibid.

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Extrait de la publication
AGMV Marquis

MEMBRE DU GROUPE SCABRIKI

Q u é b e c , Canada
2000

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