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Prospective 2015

VERS QUELLE SOCIÉTÉ ?

Hubert Bosse-Platière – maître de conférences à l’Université de Bourgogne

L’avenir du droit civil de la famille :


quelques conjectures
À l’horizon de l’Europe

.
Où se décidera demain l’avenir du droit civil de la famille ? Il est pos-
sible qu’il s’élabore tout autant à Bruxelles ou à Strasbourg qu’à Paris.
En viendra-t-on à la création d’un véritable droit communautaire de la
famille autour de règles et de principes communs ? Quelle que soit son
origine, nationale ou européenne, le droit de la famille réclame tou-
jours plus d’égalité et de liberté. Mais derrière ces mots se cache une
grande variété de choix, et il est probable que le contenu du droit de
la famille dépendra encore pour longtemps des États.

Le droit de la famille deviendrait-il insensé ? Dans une


matière où il était habituel d’affirmer la nécessité d’une
certaine stabilité, on assiste, depuis vingt ans, à une fré-
nésie de réformes qui ne semble pas s’arrêter. Si les lois
dites “Carbonnier” ont paru fixer pour l’avenir le droit
de la famille lors de la décennie 1965-1975, devenue
quasi mythique pour les juristes, cette espérance est
retombée par l’adoption d’une multitude de lois depuis
une vingtaine d’années (1). Sans doute ces textes ne sont
pas tous à mettre sur le même plan. Beaucoup ne font
que parachever les fondements posés pendant la décen-
nie glorieuse, au point que certains parlent pour les évo-
quer de “réformes de la seconde génération” ou de
“réformes de la réforme”. D’autres, au contraire, sont
de véritables refontes avec des choix politiques indé-
niables. Il reste qu’aucune de ces lois ne peut être consi-
dérée comme un texte de toilettage ; chacune à sa
manière a son importance, ce qui ne fait que renforcer
cette impression d’accélération du temps. D’où un sen-
timent d’instabilité permanente, d’insécurité contraire à

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l’idée commune du droit. La plupart des juristes met-


tent en avant l’idée que l’égalité et la liberté ont été, et
sont encore, les deux moteurs essentiels des réformes
en droit de la famille depuis quatre décennies. Mais der-
rière ces mots se cachent un certain nombre de choix
qui montrent les fractures de la société française. Des
fondements communs ne font pas nécessairement une
continuité législative.
S’interroger sur l’avenir du droit civil de la famille est
par nature impossible, depuis que le droit souhaite être
adapté à “la réalité de son temps”, leitmotiv de tous les
rapports rendus ces dernières années. C’est sans doute
le paradoxe ultime de notre droit de la famille actuel. La
société lui demande de se retirer, de laisser aux mœurs
et à la morale le soin de réguler les comportements, et
en même temps, les individus n’ont jamais été aussi
friands de droits. L’éclatement du droit objectif par le
pullulement des droits subjectifs avait été prédit par le
doyen Carbonnier (2). Le droit ne cesse d’opposer des
droits subjectifs inconciliables. C’est l’éternel débat :
le droit précède-t-il ou suit-il les mœurs ? À trop s’en
éloigner, il court le risque de n’être pas effectif ; à trop
coller à eux, il perd en cohérence d’ensemble et ne
devient qu’un instrument au service des individus.
Comme souvent, la réalité se trouve entre les deux.
Malgré cette turbulence législative, la psychologie du
législateur français demeure : la loi française ne doute
pas de son éternité ni de son idée d’ordre nouveau,
vieux réflexe sans doute de constituant révolutionnaire.
Dès lors, les quelques conjectures que l’on peut suggé-
rer s’articulent nécessairement autour de la question
suivante : jusqu’à quel point les principes d’égalité et
de liberté peuvent-ils guider le législateur français ? Les
réponses ne sont guères aisées car elles font apparaître
la diversité culturelle de la France et des Français sur
leur manière de concevoir la famille. Mais s’agira-t-il
seulement du législateur français ? L’évolution la plus
considérable en droit de la famille ces prochaines
années ne tient peut-être pas dans le contenu du droit,
mais dans la personne ou les institutions qui décideront
de son avenir. L’intrusion de l’Europe dans une matière
où, jusqu’à une époque encore très récente, chacun esti-
mait que le droit de la famille relevait par excellence de

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la loi nationale a de quoi surprendre. C’est pourtant ce


chemin que semblent vouloir emprunter les institutions
européennes. Or, avant de s’interroger sur la question
de contenu, il est bon de savoir qui va décider demain
de l’avenir du droit de la famille.

L’évolution des sources du droit de la famille


La loi, enseigne-t-on, est la source par excellence du droit
de la famille. Et la totalité des réformes a bien été votée
par le Parlement. Une exception notable toutefois : le
4 juillet 2005, une réforme en profondeur du droit de la
filiation est venue d’une ordonnance (3). Si l’article 38
de la Constitution l’autorise, le dépouillement parle-
mentaire – faux dépouillement, puisque ce transfert de
compétence doit être préalablement autorisé par le
Parlement lui-même – étonne d’autant plus les esprits
que la filiation s’est, au fil du temps, imposée face au
mariage comme l’élément fondateur premier de la
famille.
On ne peut cependant se contenter de la loi. Le droit de
la famille ne s’élabore pas seulement au Parlement. Le
Code de l’action sociale et des familles, sorte d’admi-
nistration des familles en difficulté (l’aide sociale à
l’enfance), est principalement mais non exclusivement
(cf., par exemple, la loi de 1996 sur l’adoption) d’origi-
ne réglementaire. La coutume a un rôle indéniable ; la
loi, elle-même, ne l’ignore pas (en témoigne, par exem-
ple, l’autonomie juridique conférée au mineur dans les
cas où la loi ou l’usage l’autorise à agir, C. civ. art. 450).
La jurisprudence est incontournable ; il n’est que de
songer aux 120 000 divorces prononcés chaque année.
Toutefois, cette traditionnelle pluralité de sources en
droit de la famille ne donne pas une impression de
désordre : la loi, le règlement, la coutume et la
jurisprudence semblent plus souvent s’emboîter les uns
dans les autres que se contredire, concourant à la for-
mation d’un système ou d’un ordre juridique.
L’éclatement des sources en droit de la famille est venu
d’ailleurs, de l’Europe, en obligeant l’ordre national à
s’articuler avec un nouvel ordre supranational. La diffi-
culté est renforcée par la dualité d’ordres existant à
l’échelle européenne. Historiquement apparu en pre-
mier, en 1949, le Conseil de l’Europe, qui dépasse de

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très loin les frontières de l’Union européenne, avec qua-
rante-six États, s’est donné pour principal objet de faire
respecter la convention européenne des Droits de l’hom-
me et des libertés fondamentales. Pour autant, il n’est
pas impensable que l’ordre du Conseil de l’Europe soit
concurrencé dans les années à venir par l’ordre commu-
nautaire.

> Un gouvernement des juges ?


Plus que le Conseil de l’Europe, ce sont les arrêts de la
Cour européenne des droits de l’homme et des libertés
fondamentales qui, ces deux dernières décennies, ont
contribué à modifier le droit français de la famille. Cette
cour, dont le siège est à Strasbourg, a un rôle indéniable
dans l’harmonisation des législations européennes en
matière familiale. L’égalité du statut juridique des
enfants nés hors et en mariage est sans doute le plus
caractéristique de l’effet d’harmonisation de la jurispru-
dence de la cour. L’exemple le plus célèbre est l’affaire
Mazureck, qui, après l’arrêt Markx pour la Belgique et
l’arrêt Inze, a conduit la France à supprimer de son
Code civil toutes dispositions discriminatoires à l’égard
des enfants adultérins.
La crainte d’un “gouvernement des juges” parfois
exprimée – surtout en France en raison de sa résonance
historique – semble toutefois excessive. Les juges de
Strasbourg savent être respectueux des législations
nationales. Sur des questions sensibles, comme la vali-
dité d’un refus d’agrément à l’adoption motivé par l’ho-
mosexualité du candidat (4), ou sur la conformité de la
législation française si particulière en Europe de l’ac-
couchement sous X avec les Droits de l’homme (5), la
cour se montre attentive aux spécificités nationales,
laissant aux États le soin d’évoluer à leur rythme.
La critique la plus acerbe provient en définitive davan-
tage de la méthode utilisée par les juges européens.
L’évolution du droit de la famille dépend d’une multi-
tude de cas particuliers soumis de façon aléatoire à la
Haute juridiction, qui tranche selon les circonstances de
l’espèce. Les juristes français sont, par nature, réticents
à une telle démarche et considèrent que le succès de la
Cour européenne des droits de l’homme est aussi le tri-
omphe des droits subjectifs sur le droit objectif.

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Strasbourg serait le lieu d’un conflit peut-être irréducti-
ble dans la conception même du droit entre les pays de
common law et les pays de droit écrit. Pouvait-on
condamner les dispositions discriminatoires à l’égard de
l’enfant adultérin sans tenir compte de l’autre partie du
gâteau successoral : les droits du conjoint survivant ?
Sans la loi du 3 décembre 2001 améliorant sensible-
ment les droits successoraux du conjoint survivant, l’ar-
rêt Mazureck aurait créé une injustice.
L’avenir de la convention européenne des Droits de
l’homme ne serait-il pas malgré tout à Bruxelles et non
plus à Strasbourg ? L’Union européenne, depuis les
traités de Maastricht et d’Amsterdam, ne veut plus seu-
lement être une Europe des marchands mais aussi une
Europe des citoyens. Or, cette Europe-ci ne peut se pas-
ser des Droits de l’homme et conduit inéluctablement à
s’interroger sur l’articulation entre le Conseil de
l’Europe et l’Union européenne.

> L’Union européenne


L’Union européenne n’a pas vocation à s’occuper du
droit de la famille car personne ne voit l’intérêt d’uni-
formiser un droit qui fait partie de l’identité et de la
culture d’un peuple. Toutefois, du fait d’une plus gran-
de mobilité des personnes et de l’accroissement du
nombre de situations familiales dites internationales, il
est apparu que certains se faisaient justice eux-mêmes
en allant chercher de l’autre côté de la frontière un droit
ou une décision de justice plus favorable. L’importance
de cette pratique – le forum shopping – justifie que
l’Union européenne coordonne les systèmes nationaux
pour éviter que les disparités de législation se retour-
nent contre les plus faibles, et en particulier les enfants.
Il est ainsi inacceptable de constater qu’à l’intérieur de
l’Union européenne, deux décisions de justice peuvent,
des deux côtés du Rhin, être contradictoires et ne pas
être reconnues dans l’autre pays.
Depuis le Conseil européen de Tampere d’octobre
1999, l’Union européenne s’est lancée dans un vaste
programme visant à rendre effective la mise en place
d’“un espace de liberté, de sécurité et de justice”. Une
première voie visant à unifier les conflits de juridictions
en matière familiale a été tracée. Dans ce cadre ont été

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adoptés deux règlements communautaires, l’un, le 29


mai 2000, dit “Bruxelles II”, dont l’objet a été d’uni-
formiser les règles de compétence internationale ainsi
que de reconnaissance et d’exécution en matière matri-
moniale ; l’autre, le 27 novembre 2003, dit “Bruxelles
II bis”, abrogeant le règlement de 2000, reprend les
principales dispositions du règlement “Bruxelles II” en
les étendant aux familles naturelles et aborde des ques-
tions comme celles du droit de visite ou des aspects
civils des enlèvements transfrontières d’enfants.
D’autres règlements sont en cours de préparation (régi-
mes matrimoniaux, successions, obligations alimentai-
res…).
Dans une seconde démarche, plus ambitieuse, l’Union
européenne souhaite uniformiser les règles de conflit de
lois : il s’agit de savoir quel droit doit être appliqué par
le tribunal compétent. Le Conseil européen, réuni à
Bruxelles les 4 et 5 novembre 2004, a rappelé dans son
programme pluriannuel relatif à l’espace de liberté, de
sécurité et de justice – dit programme de La Haye – ses
objectifs concernant le droit de la famille en souhaitant
réfléchir à une uniformisation ou à une harmonisation
des règles de conflits relatifs audit droit. Divers projets
de règlements sont à l’étude, qui concernent, là encore,
une grande part du droit de la famille, notamment le
divorce (6), les successions (7), les régimes matrimo-
niaux, les obligations alimentaires (8)…
C’est une véritable entreprise de communautarisation
du droit international privé de la famille qui pourrait
ainsi voir le jour dans les décennies à venir.
Il est possible que l’Union européenne s’intéresse aussi
aux droits matériels de la famille empiétant sur la com-
pétence des États membres. Déjà, l’Union européenne
admet que “des règles de droit matériel devraient être
introduites en tant que mesure d’accompagnement,
lorsque cela est nécessaire pour concrétiser la re-
connaissance mutuelle des décisions ou pour amélio-
rer la coopération judiciaire en matière civile” (9),
même si elle se refuse à évoquer une harmonisation de
concepts tels que “la famille”, “le mariage”, etc.
Ensuite, parce que certaines propositions concernent
déjà le droit matériel de la famille (création d’un certi-
ficat d’héritier européen, création d’un régime matri-

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monial européen subsidiaire, élaboration de principes


communs en droit du divorce…). Ce mouvement
atteste que, aux yeux de certains, une harmonisation –
et non pas uniformisation – des droits européens de la
famille pourrait être bénéfique pour la coordination des
systèmes nationaux. Le débat fait rage au sein de la
communauté juridique, parce que beaucoup estiment
que l’uniformisation des règles de conflits de lois ou de
juridictions suffirait à remplir l’objectif de mise en
place d’un espace de liberté, de sécurité et de justice et
qu’il n’est nul besoin de porter atteinte à la diversité
juridique et culturelle des États membres. Enfin, un
autre argument laisse penser que l’Union européenne
s’occupera demain de plus en plus du droit matériel de
la famille : le respect des Droits de l’homme. Certes, le
refus par certains pays de ratifier le projet de traité de
constitution européenne rend lettre morte la volonté de
donner une portée juridique à la charte des droits fon-
damentaux. Toutefois, pour construire une Europe poli-
tique, l’Union européenne devra nécessairement passer
au filtre des Droits de l’homme les rapports entre indi-
vidus. Déjà, un certain nombre d’arrêts rendus par la
Cour de justice des communautés européennes attestent
de cet esprit en matière familiale (10). Le rattachement
communautaire pourrait faire défaut, mais dès lors que
les règles nationales applicables constituent une entrave
aux libertés garanties par le traité et à la construction du
marché unique, la Cour de justice s’estimera compéten-
te.
Ainsi, demain, le droit de la famille se décidera tout
autant à Bruxelles qu’à Paris. Il n’en demeure pas
moins que l’évolution du contenu du droit de la famille
dépendra encore pour longtemps des particularismes
nationaux, même si les principes d’égalité et de liberté
qui constituent les fondements des réformes en droit de
la famille sont présents partout en Europe, sous l’in-
fluence de l’idéologie des Droits de l’homme, et pour-
raient aussi contribuer à une plus grande convergence
des droits de la famille européens.

L’évolution du droit de la famille


L’évolution du droit de la famille est plus difficile à des-
siner. La plupart des spécialistes de la famille ont décrit

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les trente dernières années comme une période de


démocratisation du droit de la famille. Plus d’égalité et
plus de liberté dans les rapports familiaux ont été
chaque fois les objectifs avoués des législateurs succes-
sifs. L’égalité et la liberté ont-elles encore des terres à
conquérir en droit civil de la famille ?

> Plus d’égalité


Les Droits de l’homme constituent désormais la réfé-
rence absolue. La formule “Tous les hommes naissent
libres et égaux en droit” est sans doute devenue la devi-
se de nos sociétés occidentales. Penser que nos règles
de vie commune puissent être inégalitaires heurte notre
esprit démocratique. Penser que le droit puisse freiner
l’essor de l’individu est insupportable. À la limite, peu
importe que le droit soit ici en décalage avec les mœurs.
Il doit même être en avance
sur elles. Si l’on veut suppri-
mer les discriminations, il faut
pouvoir s’appuyer sur des tex-
tes qui les proscrivent.
L’égalité en droit ne signifie
“Égalité en droit,
pas l’égalité en fait. On pour- égalité en fait”
rait à cet égard se risquer à un
pronostic inverse au constat
habituellement dressé : que les
transformations de la famille
dans les années à venir n’auront que de faibles réper-
cussions sur le droit civil de la famille. Non parce que
le désir de lois aurait disparu, mais parce que la démo-
cratisation du droit de la famille s’est accompagnée
d’un retrait de la norme juridique au profit d’autres
modes de régulation. Ou encore parce que les grands
débats en droit de la famille auront lieu ailleurs, dans le
droit non civil de la famille (par exemple, la réalisation
de l’égalité professionnelle et domestique
homme/femme passe entre autres par une politique
familiale incitative).
Le droit civil de la famille aura vu la consécration de
deux formes d’égalité : l’égalité des sexes et l’égalité
entre enfants. La première s’est déclinée en une égalité
entre le mari et la femme et entre le père et la mère ; la
seconde aura atteint son apogée avec la réforme de la

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filiation du 4 juillet 2005, qui supprime dans notre Code


civil toute référence à la distinction filiation
légitime/filiation naturelle. Le Code civil est devenu
asexué ; on ne parle plus de puissance paternelle mais
d’autorité parentale, ni de mari et d’épouse mais
d’époux. Un effet moins souvent perçu de l’égalité est
la patrimonialisation des relations à l’intérieur de la
famille. Alors qu’auparavant, les parents pouvaient
héberger un de leurs enfants gratuitement, désormais, le
droit y voit un avantage indirect dans le non-versement
d’un loyer ; avantage qui doit être rapporté à la succes-
sion car provoquant une ruptu-
re d’égalité entre héritiers. Est-
ce à dire que la mue démocra-
tique du droit civil de la famille
“D’importantes est terminée et que, dans les
prochaines années, la question
poches d’inégalité” de l’égalité ne se posera plus ?
Il existe encore des poches
importantes d’inégalités au
sein du droit de la famille. Les
règles de transmission du nom
restent inégalitaires, malgré les deux lois votées le 4
mars 2002 et le 18 juin 2003 : à défaut de déclaration
de volonté égalitaire des parents par le port du double
nom (ou même par le choix du nom de la mère), c’est
bien le père qui transmet son nom. Pour autant, la pro-
position de transmission du double nom par voie légale
et impérative ne se rencontre pas, comme si chacun res-
sentait qu’il était tout de même nécessaire d’afficher le
lien qui unit un enfant à son père. L’adage inégalitaire
“La mère donne la vie, le père donne le nom” n’est
pas mort.
Un des débats les plus vifs du droit de la famille concer-
ne le maintien ou non de l’accouchement sous X. Ses
détracteurs mettent en avant, entres autres, l’inégalité
des sexes qui résulte de cette législation : la mère bio-
logique peut empêcher l’établissement de la filiation
paternelle en cachant la naissance de l’enfant. Le
contraste est saisissant avec le père dont on peut tou-
jours rechercher en justice la paternité, quitte même à
exhumer son corps, comme l’a montré l’affaire Yves
Montand. Pourtant, si la société accepte ce droit inéga-

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litaire et si la proposition de suppression de l’accouche-


ment sous X n’a pas abouti, c’est que, au-delà de la
volonté de tenir compte de la détresse de ces femmes,
le droit commence à prendre conscience des limites de
l’égalité : le droit ne peut nier la différence des rôles de
l’homme et de la femme dans la procréation. La der-
nière réforme de la filiation par l’ordonnance du 4
juillet 2005 est à cet égard symptomatique : désormais,
les différences essentielles dans les modes d’établisse-
ment de la filiation ne passent plus entre la filiation légi-
time et la filiation naturelle, mais entre l’homme et la
femme. Du côté de la mère, qu’elle soit mariée ou non,
la filiation s’établit par l’acte de naissance ; du côté du
père, la filiation s’établit par la présomption de paterni-
té (en mariage) ou par un acte de reconnaissance (hors
mariage).
En outre, l’égalité – contrairement à une idée répandue
– n’est pas une règle d’ordre public. Comme l’avait
remarqué en son temps le doyen Carbonnier, si tel était
le cas, il faudrait supprimer la liberté testamentaire –
par nature lésionnaire. Or même les révolutionnaires
animés par une idéologie égalitaire poussée à son
paroxysme n’ont osé toucher à cette liberté. Le droit
moderne préfère d’ailleurs utiliser d’autres mots : la
parité, le principe de non-discrimination. C’est sans
doute parce que l’égalité se heurte à une autre valeur
que nos sociétés défendent peut-être plus fortement
encore : la liberté.

> Plus de liberté


Le législateur s’est efforcé de répondre aux demandes
des individus : la liberté de divorcer et celle de vivre
ensemble sans être mariés auront marqué de leur
empreinte les réformes du droit de la famille. Pour
autant, la libéralisation du droit de la famille ne signifie
rien si l’on ne perçoit pas quelles limites le droit assi-
gne à ce mouvement.
Or cette demande de liberté est en elle-même para-
doxale : à la fois il s’agit d’un désir d’émancipation –
laissez-moi faire ce que je veux – qui s’accompagne
d’une certaine forme de retrait du droit, de dérégula-
tion, et, en même temps, d’un désir de reconnaissance
juridique – reconnaissez juridiquement ma liberté (la

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création du pacte civil de solidarité, en 1999, en est une


illustration). C’est que le droit de la famille est traversé,
comme le reste de la société, d’un très fort besoin de
reconnaissance sociale de l’individu.
Pour prendre la mesure du phénomène, il convient sans
doute de distinguer le droit du couple et le droit des
enfants. Les avancées de l’autonomie de la volonté en
matière de couple ont été frappantes ces dernières
années. La loi du 26 mai 2004 a ainsi consacré un droit
au divorce qui ne présente toutefois pas les traits de la
répudiation, parce qu’il nécessite une altération défini-
tive du lien conjugal pendant deux ans, qu’il est aussi
entre les mains de la femme et pas seulement du mari,
et parce qu’il reste soumis à un contrôle du juge. Il a
longuement été débattu, lors du vote de cette loi, du
divorce administratif, sans juge, par un simple passage
devant monsieur le maire. Le législateur s’y est refusé,
estimant qu’un contrôle social était nécessaire : qui, à
part un juge, est en mesure de vérifier la sincérité des
consentements à la rupture de l’union ? Il n’est pas cer-
tain que le débat soit pour autant définitivement clos.
En effet, les tenants du divorce administratif disposent
d’arguments susceptibles de convaincre certains poli-
tiques : la diminution du coût de la justice, le désengor-
gement des tribunaux, les nouvelles psychologies des
époux divorcés et, surtout, la contestation de la pré-
sence inéluctable du juge.
La même réforme du divorce a aussi souhaité promou-
voir les accords entre époux, partant du principe qu’une
justice négociée vaut mieux qu’une justice imposée. Le
même mouvement peut être reconnu pour les couples
qui accèdent à des droits équivalant à ceux du mariage
avec le pacte civil de solidarité. Il est vraisemblable
que, dans les années qui viennent, le droit patrimonial
de la famille soit aussi concerné. Le principe d’immu-
tabilité du régime matrimonial n’a déjà plus la portée
qu’il avait jadis, peut-être en raison de l’allongement de
la durée de la vie ; la suppression de l’homologation
judiciaire dans le changement de régime matrimonial
est annoncée depuis longtemps. Les individus souhai-
tent régler eux-mêmes leur succession plutôt que d’at-
tendre que la loi le fasse pour eux (voir à ce propos le
projet de réforme des successions, qui souhaite autori-

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ser les parents à passer de véritables pactes successo-


raux jusqu’à présent prohibés et à développer les dona-
tions-partages transgénérationnelles). La liberté, c’est
d’offrir un droit plus souple, plus adapté aux transfor-
mations de la famille ou aux “séquences familiales”,
comme le disent certains sociologues.
Pour décrire ce phénomène, certains auteurs ont parlé
de “contractualisation” de la famille. Mais il s’agit
d’une contractualisation en trompe l’œil. Car ces
accords de volonté entre époux ou entre parents ne res-
semblent que partiellement au contrat du Code civil. Il
leur manque la force obligatoire du contrat qui s’impo-
se au juge. En matière familiale, les conventions légale-
ment formées ne tiennent pas lieu de loi envers ceux qui
les ont faites. Le juge serait d’ailleurs devenu le dernier
rempart contre toute désinstitutionnalisation du droit.
La place de la volonté devient de plus en grande en
droit de la famille, mais elle reste soumise au contrôle
du juge. C’est vrai pour les accords entre époux par
exemple en matière de divorce (C. civ. art. 268 al. 2).
C’est encore plus vrai pour les enfants, malgré la faveur
récente faite pour les conventions homologuées en
matière d’autorité parentale (C. civ., art. 373-2-7 réd. L.
4 mars 2002). Il n’est pas rare que le juge refuse d’ho-
mologuer un accord entre parents sur une résidence
alternée, parce qu’il l’estime contraire à l’intérêt de
l’enfant.
La rançon de la liberté – d’un droit trop mouvant –
risque d’être l’insécurité juridique. La rançon de la
liberté – la loi du plus fort – peut aussi être l’injustice.
Le rôle du droit est d’éviter ces dérives. Il peut le faire
de deux manières.
Tout d’abord, en fixant des règles supplétives de volon-
té qui laissent aux individus le soin de décider de la
manière dont ils souhaitent régir leur vie, tout en main-
tenant un minimum de contrôle social, fondé par exem-
ple sur le rôle du juge, trace d’un ordre public de pro-
tection. C’est l’évolution largement entamée en droit du
couple, mais qui n’est pas terminée et qui obligera à
réfléchir sur la nature et sur le degré du contrôle social,
sur le rôle du juge et sur la place de la volonté, dans les
années à venir, en droit de la famille.
Ensuite, en fixant des règles impératives, un ordre

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public de direction, parce que la société estime néces-


saire d’imposer aux individus des contraintes, des obli-
gations. N’est-ce pas l’évolution en cours dans les rela-
tions parents/enfants ? Bien sûr, le choix d’avoir un
enfant est libre – au moins en apparence –, si l’on songe
à la procréation dite naturelle. Mais tout change lors-
qu’il s’agit de recourir à des techniques artificielles –
des procréations médicalement assistées – ou à l’adop-
tion. L’encadrement devient très contraignant parce
qu’il s’agit de filiation d’imitation, modélisée sur la
filiation d’origine. Il n’est pas certain que le droit de
l’adoption n’évoluera pas sur ces questions car cette
filiation élective apparaît de moins en moins comme
une filiation qui imite la nature mais comme une filia-
tion avec ses spécificités, ainsi qu’en témoigne la faveur
récente pour l’adoption simple qui maintient les liens
avec la famille d’origine. L’ordre public de direction
étend son empire aussi lorsqu’il s’agit des modes d’éta-
blissement de la filiation. La possibilité d’accouchement
dans l’anonymat a été limitée par la loi du 22 janvier
2002. Il est de plus en plus facile de rechercher en justi-
ce un père qui refuserait d’assumer sa paternité.
L’importante réforme du droit de la filiation, par l’or-
donnance du 4 juillet 2005, a considérablement réduit
les délais (de trente ans à dix ans voire cinq ans, selon le
type d’action) pour contester un lien de filiation, limitant
ainsi les horribles changements d’état d’un enfant au gré
de la volonté des adultes. L’article 376 du Code civil
prévoit toujours que les parents ne peuvent renoncer à
l’autorité parentale ou à des parcelles de cette autorité.
Il n’est toutefois pas impossible que, dans les années à
venir, l’intangibilité des règles dans les relations de
parenté soit partiellement remise en cause.
L’ordonnance du 4 juillet 2005 fait déjà largement place
à la volonté dans l’établissement du lien, en certifiant
des filiations mensongères reposant exclusivement sur
la volonté d’un homme d’être père. Si le beau-père dans
les familles dites “recomposées” est toujours considéré
comme un tiers – dépourvu de droits spécifiques –,
c’est parce que le droit actuel s’est centré sur la sauve-
garde à tout prix de la relation père/enfant après sépa-
ration du couple. Le principe de “coparentalité” interdi-
sait, en 2002, la reconnaissance d’un statut de “parenta-

50 Informations sociales n° 128


Prospective 2015
VERS QUELLE SOCIÉTÉ ?

lité”, qui permettrait d’accorder au compagnon des


droits fondés sur la prise en charge de l’enfant au quo-
tidien, sans pour autant lui donner la qualité de parent. NOTES
Il n’est pas sûr toutefois que les homosexuels s’en satis-
fassent car l’“homoparentalité” qu’ils réclament passe 1 - En 1985 (régimes matrimoniaux) ; 1987
(autorité parentale) ; 1993 (filiation, autorité
par la reconnaissance d’un double lien de filiation parentale et instauration du juge aux affaires
paternelle ou maternelle qui heurte, pour l’instant, un familiales) ; 1996 (adoption) ; 1999 (Pacte
civil de solidarité) ; 2000 (prestation com-
des plus vieux dogmes du droit de la filiation. La ques- pensatoire) ; 2001 (adoption internationale
tion de l’ouverture du mariage aux homosexuels est dif- et successions) ; 2002 (nom et autorité
férente et elle aurait déjà été réglée – l’égalité et la liber- parentale) ; 2004 (divorce) ; 2005 (filiation
et adoption). Et d’autres réformes sont en
té conjuguent ici leurs forces – si, dans notre société cours (les incapables, les successions…).
laïque, on distinguait mieux ce qui relève du couple et ce 2 - J. Carbonnier, Droit et passion du droit
qui relève de la filiation adoptive. Or toute l’évolution de sous la Ve République, Flammarion, Forum,
1996.
ces dernières décennies a consisté à reconnaître que la
sexualité s’est déconnectée de la reproduction et pro- 3 - Ordonnance 2005-759 du 4 juillet 2005
portant réforme de la filiation.
gressivement de la vie de couple, et donc du mariage. Le
4 - Affaire Fretté, CEDH, 22 février 2002, F.
droit de la famille lui-même se présente désormais en c. France, Req. n° 36515/97, JCP 2002, I,
dissociant le droit du couple d’un côté et le droit des 165, obs. Y. Favier ; JCP 2002, II, 1074, note
A. Gouttenoire-Cornut et F. Sudre ; RTD civ.
enfants de l’autre. L’ouverture du mariage aux homo- 2002, p. 389, obs. J.-P. Marguénaud.
sexuels n’est donc pas impensable du point de vue du
5 - Affaire Odièvre, CEDH, 13 février 2003,
couple qui accéderait ainsi, pour certains (11), au droit de Req. n° 42326/98, JCP G 2003, II, 10049,
former une famille élective, support de l’émancipation note F. Sudre et A. Gouttenoire-Cornut.

des individus. Elle est plus délicate du point de vue de la 6 - Voir COM (2005) 82 final.
filiation (adoption, PMA…) car l’histoire récente mont- 7 - Voir COM (2005) 65 final
re que notre société reste très vigilante lorsqu’il s’agit 8 - Voir COM (2004) 254 final.
d’envisager les relations parents/ enfants.
9 - Programme de La Haye, doc. préc., p.
“Le droit de la famille du XXIe siècle se réorientera 35.
sur la relation négligée parents/enfants”, prophétisait 10 - CJCE, 2 octobre 2003, Carlos Garcia
le doyen Carbonnier (12). Il est vrai que le droit place les Avello c/État belge, Rec p. I-11613 ; aff. C-
148/O2, conclusions F.-G. Jacob. Dans l’af-
enfants dans une situation d’infériorité – d’incapacité faire Garcia Avello, la Cour de justice des
juridique – pour les protéger de leur immaturité natu- communautés européennes a considéré
comme une discrimination prohibée par
relle, sans distinguer entre l’infans, étymologiquement l’article 12 du traité CE le fait de traiter les
celui qui ne parle pas, et l’adolescent (13). Toute la dif- enfants ayant une double nationalité de la
ficulté du droit est de trouver à l’égard de l’enfant un même manière que les enfants d’une seule
nationalité, et donc de refuser de faire droit
équilibre entre protection et liberté. Le principe de l’in- à leur demande de changement de nom.
térêt de l’enfant entre les mains des adultes sert utile- 11 - Cf. F. de Singly, “Oui au mariage
ment la cause des enfants, en permettant une apprécia- ouvert”, Le Monde du 22 mai 2004.
tion au cas par cas de la double exigence d’autonomie 12 - J. Carbonnier, Droit civil, t. 2, La
et de protection. La Cour de cassation vient de s’enga- famille, 20e éd., 1999, p. 72.

ger dans la bonne voie en se référant dans plusieurs 13 - Voir, toutefois, le timide article 371-1 du
Code civil, issu de la loi du 4 mars 2002 :
affaires à l’intérêt de l’enfant, donnant ainsi un nouvel “Les parents associent l’enfant aux décisions
élan à la convention internationale relative aux droits de qui le concernent, selon son âge et son
l’enfant (art. 3-1).  degré de maturité.”

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