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Étude de l’Apocryphon de Jean PARTIE 1 (1-13)

Suite aux réprimandes des pharisiens, qui lui soumettent l’idée qu’il eut été trompé par un menteur,
Saint Jean s’afflige. Rappelons ici que pour les gnostiques, les pharisiens des évangiles sont des
incarnations si çà n’est des symboles, des archontes du monde, à savoir des puissances cosmiques
aliénantes ayant la volonté perverse de maintenir l’humanité dans l’illusion de leur nature divine
véritable.

Mais un être apparaît alors à Jean : « je vis dans la lumière un homme qui se tenait debout auprès de
moi. Alors que je le voyais il devint semblable à un être grand puis il changea son apparence
devenant semblable à un serviteur [...] devant moi. C’était une image ayant de multiples formes
dans la lumière, dont les aspects se manifestaient mutuellement et dont l’aspect avait une triple
forme. ». C’est bien Jésus-Christ qui lui apparaît. On peut y trouver une allusion paulinienne
(Philippiens 2, 7) : « Mais il s’est anéanti, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux
hommes. Reconnu homme à son aspect. ». Jésus-Christ revêt la dignité de Dieu mais s’humilie en
prenant l’apparence d’un serviteur. Cette apparence n’est visiblement pas la seule que revêt le
Christ pour Jean, et sur laquelle l’Église moderne insiste tant, puisqu’il voit « une image ayant de
multiples formes dans la lumière ». Ces manifestations lui apparaissent régies par « une triple
forme ». Non pas que Jésus-Christ apparaisse concrètement sous trois formes, mais bien selon un
principe ternaire qui rappelle bien sûr le Mystère, plus tardif par rapport au texte étudié, de la
Trinité.

Sauf que cette Trinité, en toute logique, se révèle comme Famille nucléaire, en conformité avec les
panthéons antiques, Jésus s’exclame de fait : « Je suis le Père, je suis la Mère, je suis le Fils ». Il
semble étonnant que Jésus qui est le Fils, se dise aussi Père, et même Mère. C’est là qu’une
explication s’impose. Et c’est tout l’objet de cette première partie du texte.

Tout d’abord, les gnostiques ne comprennent pas dans le titre de Père, la même chose que les
églises postérieures à leurs découvertes. Ce qu’il faut entendre par Père, n’est pas le Dieu révélé de
la Bible, qui est en quelques sortes, intermédiaire, mais un Principe supérieur, que nul, si ce n’est
celui qui vient de lui, ne peut appréhender (Jean 6, 46), ce que les valentiniens appelleront Pro-Père
dont le concept sera moqué par Irénée. On ne peut toute fois, à la manière des marcionites, l’écarter
complètement de la littérature vétéro-testamentaire puisque : « Le Seigneur dit : « Sors et tiens-toi
sur la montagne devant le Seigneur, car il va passer. » À l’approche du Seigneur, il y eut un
ouragan, si fort et si violent qu’il fendait les montagnes et brisait les rochers, mais le Seigneur
n’était pas dans l’ouragan ; et après l’ouragan, il y eut un tremblement de terre, mais le Seigneur
n’était pas dans le tremblement de terre ; et après ce tremblement de terre, un feu, mais le Seigneur
n’était pas dans ce feu ; et après ce feu, le murmure d’une brise légère. » (Rois 19, 11-12).
Proposant par là un chemin apophatique de connaissance, qui n’est pas sans rappeler le neti-neti du
védanta, l’Apocryphon explique : « Il n’est pas convenable de le concevoir comme on conçoit les
dieux ou en des termes similaires. Il est en effet plus qu’un dieu car nul n’existe au-
dessus de lui, car nul ne le domine. ». En effet : « « Il n’existe pas non plus en quelque chose qui lui
soit inférieur, puisque tout existe en lui seul. Il est éternel puisqu’il n’a pas besoin de quoi que ce
soit, car il est absolument parfait. Il ne manque de quoi que ce soit qui puisse le rendre plus parfait.
Il est au contraire totalement parfait en tout temps dans la lumière. ». Cette proclamation rappelle
nettement l’ouverture de la Īśopaniṣad : oṃ pūrṇamadaḥ pūrṇamidaṃ pūrṇāt pūrṇamudacyate
pūrṇasya pūrṇamādāya pūrṇamevāvaśiṣyate ; que l’on peut traduire par “Ceci est la plénitude; cela
est la plénitude ; de cet ensemble, la plénitude est venue ; de cet ensemble, la plénitude s’est
retirée ; ce qui reste est la plénitude”. Proclamation de l’absolu indifférencié. Il ne faudrait pas voir
celle-ci comme une abstraction intellectuelle, mais bien comme révélation de la nature véritable de
toute chose, qui préexiste avant le fondement même de toute existence. Bien qu’elle nous soit
invisible par nature, nous n’en sommes pas séparés en ce qu’elle préexiste bel et bien à tout.
Pléntitude totale et parfaite, duquel rien ne peut être ajouré ou retiré, le Dieu que nous proclamons
comme Père ne peut être que son image parfaite et accessible, et bien Archétype du Ciel en
Plénitude, le Plérôme : « Son Éon est incorruptible, en quiétude et se reposant en silence, lui qui est
préexistant à toute chose. Il est en effet la tête de tous les Éons et c’est lui qui leur donne
consistance par sa bonté. Nous, nous ne connaissons de ces choses incompréhensibles ni ne
comprenons de ces choses incommensurables que ce qui a été révélé par lui, le Père. C’est lui seul
qui nous a parlé.”. Valentin fera de sa première émanation un Abîme (Bythos) et un Silence (Sigé),
c’est à dire qu’une manière adéquate d’appréhender finalement l’innapréhendable serait par le
silence qui fait plonger dans les profondeurs. Cette véritable obsession métaphysique traverse les
premiers siècles du christianisme, on y reconnaît les fulgurences de Pseudo-Denys aréopagite :
“Trinité suressentielle qui es au-delà du divin, au-delà du Bien, Toi qui gardes les chrétiens dans la
connaissance des choses divines, conduis-nous, par-delà l'inconnaissance, vers les très hautes et très
lumineuses cimes des écritures mystérieuses. Là se trouvent voilés les simples, insolubles et
immuables mystères de la théologie, dans la translumineuse Ténèbre du Silence, où l'on est initié
aux secrets de cette radieuse et resplendissante Ténèbre, en sa totale obscurité, absolument
intangible et invisible, Ténèbre qui comble d'indicibles splendeurs les intelligences qui savent clore
leurs yeux. Telle est donc ma prière.”.

Vient maintenant le deuxième terme exposé par Jésus : Mère. Comment à partir de cette plénitude
silencieuse primordiale puisse-il jaillir “quelque chose”, et que nous apporte finalement de savoir
cette apparente abstraction spirituelle dans notre cheminement ? Là, un phénomène tout à fait
singulier et qui nous est bien connu, explique comment d’une plénitude unique, nous passons à une
matrice qui engendre du multiple. Pourquoi sommes-nous donc divisé, stratiphié, multiples, divers?

Cette plénitude infinie qu’est le Père se contemple lui-même, comme dans un miroir. Il émet alors
une pensée (Ennoia), qui succède en fait à une intuition (Pronoia). Il y a l’intuition qu’il y a quelque
chose. Et cette inution produit la pensée d’une chose. N’est ce pas ce qu’on nous expérimentons
tous à chaque instant, lorsque d’un apparent Rien, surgit une pensée, qui en appelle une autre? Nous
sommes en perpétuelle interraction. Et pour qu’il y ait interraction, il faut deux. C’est ainsi que
vient à l’existence une matrice de tout ce qui est et pourrait être : « Lui l’Esprit se regarde lui même
dans sa propre lumière qui l’entoure, c’est-à-dire la source d’eau vive, et il produit tous les éons. En
toute forme, il conçoit sa propre image en la voyant dans la source de l’Esprit, en exprimant sa
volonté par l’eau lumineuse qui se trouve dans la source de l’eau de lumière pure qui l’entoure.
Alors sa Pensée devint une œuvre et apparut, s’étant manifestée devant lui dans le flamboiement de
sa lumière. Elle est la première puissance celle qui a existé avant tous ceux qu’elle a manifestés par
sa pensée.”. C’est cette matrice qui est appelée Mère, Barbélo, ou encore Père-Mère, puisque
qu’une pensée ne peut pas être séparée de celui qui la pense...De fait elle est donc l’Androgyne. Et
puisque cette pensée de Dieu est un souffle, elle est l’Esprit-Saint. Jésus parlait d’ailleurs de l’Esprit
Saint comme de sa Mère, en témoigne l’Evangile des Hébreux cité par Origène dans son
commentaire de l’évangile selon St Jean. Là encore, il ne faudrait pas ne voir dans cette cosmogonie
qu’une justification d’une forme de psychologie imagée, puisque la Mère est Vivante. Elle est un
Etre réel. La pensée de Dieu existe en tant que telle. Elle n’est pas une abstraction au sens d’une
construction mentale, bien que cette Pensée de Dieu soit parfois très subtile et dans les formes
abstraites. L’Ancien Testament (Proverbes 8, 22-31), et à sa suite, les gnostiques, l’appellent
Sagesse. D’après l’Apocryphon, Dieu l’a emplie de qualités divines : préscience, incorruptibilité,
vie éternelle et vérité. Avec la Pensée elle-même, cela fait cinq, qui, multiplié par deux, donne la
première décade divine. L’évangile selon St Jean n’abonde pas en détail sur Marie. Il faut donc
puiser dans les synoptiques pour comprendre que les gnostiques ont tiré des évangiles des
informations sur la nature de Barbélo. Luc nous rapporte que Marie s’exclame : “Le Puissant fit
pour moi des merveilles ; Saint est son nom !” (Luc 1, 49). D’ailleurs, il est intéressant de constater
que l’incorruptibilité de Marie est un thème qui revient régulièrement dans l’histoire du
christianisme, jusqu’à son paroxysme dans la proclamation de l’Immaculée Conception par Notre-
Dâme-de-Lourdes. En fait, cette notion remonte à loin, et provient d’un fond de culte antique
matriarcal que la figure de Barbélo, “vierge virile”, exalte sans complexe. Barbélo est pure pensée
de Dieu, et pensée pure de Dieu, un “pneuma” absolu qui trouve sa pleine manifestation dans la Vie
éternelle. Ce lien entre Ennoia, la pensée et Pneuma Agion, l’Esprit Saint, nous renseigne d’ailleurs
sur le fait que cette Vie éternelle ne concerne pas le corps de matière, mais bien l’esprit, ce qui
différencie la Vie éternelle des chrétiens de la quête d’immortalité physique, bien qu’on puisse
rapprocher les deux, selon les analogies de l’Alchimie. “Je suis l’Immaculée Conception”.

L’Apocryphon emprunte à nouveau aux évangiles synoptiques l’Annonciation puisque : « Et


l’Esprit regarda vers Barbélô, par le biais de la lumière pure qui entoure l’invisible Esprit et dans
son flamboiement. Et elle conçut de lui et il donna naissance à une étincelle de lumière, à l’image
de la lumière bienheureuse, mais ne lui étant pas égale en grandeur. « C’est le Monogène de la
Mére-Père que le Père a manifesté, lui qui est son unique rejeton, le Monogène du Père, la lumière
pure. « Alors l’invisible Esprit virginal se réjouit de ce que la lumière était venue à l’existence, de
ce qu’elle avait commencé à être manifestée par la première puissance, sa Pronoia, Barbélô. Et il
oignit ce Monogène de sa Bonté/Messianité pour qu’il devienne parfait, pour qu’il n’ait aucune
déficience de Bonté/Messianité puisqu’il a été oint de la Bonté/Messianité de l’invisible Esprit. Et
le Monogène se tint en présence de l’Esprit pendant que celui-ci versait sur lui sa bonté. Et aussitôt
qu’il eut reçu de l’Esprit cette bonté, il rendit gloire à l’Esprit Saint et à la Pronoia parfaite par qui il
avait été manifesté. ». Si Luc parle de l’Esprit-Saint qui couvre Marie « sous son ombre » (Luc 1,
35), l’Apocryphon évoque lui un « flamboiement ». Le lien entre l’ombre et le flamboiement est
celui du feu invisible de l’Esprit-Saint qui permet la génération du « fruit de l’entraille », qui est le
Monogène, généré une fois ou plutôt, généré « seul », « comme l’unique ». La pensée divine
« engendre » donc, le Fils, qui est le Christ, et qui a la Bonté du Père. L’Annonciation et la Divine
Conception entre donc en résonance avec le Baptême du Christ où  : « Et voici, une voix fit
entendre des cieux ces paroles: Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j'ai mis toute mon
affection. » (Matthieu 3, 17). En effet, la filiation dont il est question, dans les faits, n’est admissible
que par l’onction sainte que Dieu met en son Fils par l’Esprit Saint, qui fait des chrétiens des Christ.
Parallèle passé, l’Apocryphon revient sur le Prologue de l’évangile de St Jean en soutenant : « Et le
Monogène demanda que lui soit donné un partenaire, l’intellect. L’invisible Esprit fit un signe
d’assentiment et, lorsqu’il eut fait un signe d’assentiment, Intellect se manifesta et se tint auprès du
bon/Christ, glorifiant celui-ci ainsi que Barbélô. Toutes les œuvres qui précèdent ont été produites
en silence et par la Pensée. Alors le Christ voulut, par la parole de l’invisible Esprit, créer une
œuvre. Et sa Volonté devint une œuvre et se manifesta avec Intellect et la lumière, le glorifiant. Et la
parole suivit Volonté, car c’est par la parole que le Christ, le Dieu autogène, a créé toute chose. ».
Du Monogène, à l’Image et à la Ressemblance du Dieu Unique, c’est à dire l’Homme Parfait en
germe avec Marie, et manifesté avec le Christ, nous passons à l’Autogène, qui se génère lui-même,
ce que dans la tradition orthodoxe on appelle Cosmocrator. L’intellect pour concevoir est la
condition au déploiement du Logos, que le Christ incarne (Jean 1, 1-14). L’idée que les gnostiques
réfutent la création de l’univers, du moins invisible, par Dieu, n’est donc pas justifiée ici, mais
culmine dans la proclamation d’un Christ Cosmocrator absolu. Le Logos est donc couronné est
établi comme autorité sur la création : « L’Esprit Saint conféra donc la perfection au Dieu autogène,
qui est son Fils et celui de Barbélô, pour qu’il se tienne en présence du grand et invisible
Esprit virginal, lui le Dieu autogène, le Christ, lui qui a été honoré d’une voix forte. Il a été
manifesté par Pronoia. Et l’invisible Esprit virginal a établi le Dieu autogène véritable sur toute
chose et il lui a soumis toute autorité, ainsi que la vérité qui est en lui, afin qu’il
pense toute chose, lui qui a été nommé d’un nom qui est au dessus de tout nom. Ce nom en effet ne
sera dit qu’à ceux qui en sont dignes. ». C’est la vision finale de St Paul, qui, de négateur du Christ,
voit au terme de sa mission, la révélation, impensable pour le zélote, du Messie Souverain et
Principe divin Autogène : « Il est l’image du Dieu invisible, le premier-né, avant toute créature : en
lui, tout fut créé, dans le ciel et sur la terre. Les êtres visibles et invisibles, Puissances, Principautés,
Souverainetés, Dominations, tout est créé par lui et pour lui. Il est avant toute chose, et tout subsiste
en lui. » (Colossiens 1, 15-17).

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