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Les livres,
Les revues, etc.

Guillaume Goutte, Passeurs d’espoir, Et, comme l’écrit Daniel Aïache dans
réseaux de passage du mouvement La Révolution défaite (Noir & Rouge éd.,
libertaire espagnol (1939 - 1975), 2013) : « Il est peu probable que l’histoire
Les Éditions libertaires, se soit arrêtée, mais, peut-être, plus sim-
2013, 272 p. plement, l’histoire d’une certaine forme
de révolution et de l’utopie qui l’accom-
L’Espagne, parmi toutes les nations du pagne. »
monde, fut le pays où les anarchistes Devant les anarchistes espagnols de
s’avancèrent pratiquement le plus loin cette époque, et avec l’appui des régimes
dans la mise en place d’une société de fascistes d’alors, tant allemand, italien
justice sociale et de liberté ; entreprise qui que portugais, se leva une force militaire
se concrétisa, plus particulièrement après franquiste qui finit par mettre en déroute
1936, dans ce que l’on nomma les « col- non seulement les forces libertaires mais
lectivités » industrielles mais surtout également tout le courant républicain
agricoles. qui, par ailleurs, ne voyait pas d’un œil
C’est pourquoi pèse sur nous le poids très favorable les ouvriers et les paysans
écrasant de l’anarchisme espagnol ou, prendre en main leur destinée de façon
plutôt, d’une certaine conception de autonome ; de plus, on rappellera aux
l’anarchisme qui a envahi notre mémoire oublieux que les staliniens s’employèrent
historique et qui est à même d’anesthésier à saboter et à détruire ces expériences.
notre imaginaire de toute idée nouvelle Malgré la défaite, une résistance ne
et de toute autre façon de faire pour que s’avouant pas définitivement battue se
le monde change. Mais la jeunesse, si peu dressa. C’est le thème des Passeurs
respectueuse du passé et de l’expérience d’espoir, un livre de Guillaume Goutte.
des anciens, par son activité créatrice, ne Au nombre des premières opérations
manquera pas d’ouvrir d’autres portes. mises en place par ces irréductibles
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résistants, citons l’évasion concertée de nant cette période, Guillaume Goutte


militants − en danger de mort dans les écrit qu’elle se solda « par un bilan si
prisons espagnoles − et leur exfiltration lourd en pertes humaines et si faible du
vers la France. Dans l’autre sens, de la point de vue des résultats politiques et
France vers l’Espagne, s’organisèrent des militaires qu’on peut assurément parler
passages clandestins de juifs persécutés d’impasse de la lutte armée ».
par le régime de Vichy, de militaires an- Il faut citer l’échec le plus retentissant,
glais, aviateurs en perdition, ou de com- l’engagement de plusieurs milliers de
battants divers (rappelons que nombreux guérilleros organisés autour du Parti
furent les anarchistes espagnols qui par- communiste, au Val d’Aran, en octobre
ticipèrent à la lutte contre le nazisme 1944 − engagement auquel participèrent
dans les maquis français) ; en bref, quelques anarchistes − ; cette action avait
des hommes et aussi des femmes à la surtout pour ambition de montrer aux
Recensions

recherche de sécurité et de liberté. forces antifascistes que les communistes


Par souci d’efficacité, certains pas- étaient les plus impliqués dans la résis-
seurs, comme le célèbre Francisco tance. Quelque 600 guérilleros laissèrent
Ponzán, qui finira fusillé par la Gestapo, leur vie dans cette affaire. Puis, en 1948,
acceptèrent de collaborer avec les ser- sur ordre de Staline, les communistes
vices de contre-espionnage anglais − mais vont bientôt abandonner la lutte armée
également français − avec une contrepar- et céder la place à une guérilla surtout
tie avantageuse ; attitude qui fut évidem- animée par les anarchistes qui n’avaient
ment condamnée par les puristes. pas le même souci de politique inter-
Il faut compter, parmi les actions de nationale.
la résistance, les opérations de sabotage Pourquoi, devant un ennemi aux
contre des ouvrages militaires, contre forces militaires considérables, alors
les locaux abritant des organisations qu’ils étaient eux-mêmes largement vain-
franquistes ou assimilés, la destruction cus, certains anarchistes ne voulurent-ils
de lignes haute tension, les hold-up ou pas consentir à la défaite et se lancèrent-
expropriations pour se financer ou pour ils quand même dans une aventure qui
venir en aide aux prisonniers et aux fa- avait peu de chances d’aboutir ? Pour-
milles et, non des moindres activités, la quoi ne voulurent-ils pas, ne purent-ils
distribution sauvage de tracts anti-fascistes pas, mieux apprécier le rapport des
et de matériel de propagande varié. forces en présence ?
Ainsi, par des coups de main hé- Eh bien, parce qu’il n’était pas imagi-
roïques et des actions valeureuses de la nable de ne rien faire tant que Franco
guérilla, s’est construite la mythologie serait vivant ; parce que, quelquefois, on
glorieuse de la résistance antifranquiste ne peut pas ne pas agir ; parce que l’on
libertaire. veut garder l’estime de soi-même ; parce
Un des moments de ce combat pren- qu’un sentiment de culpabilité habitait
dra fin à l’aube des années 1960. Concer- les jeunes Espagnols installés « conforta-
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blement » en France alors que leurs frères déroulement même, les limites de l’acti-
et sœurs souffraient en Espagne ; parce visme libertaire et plus encore les lacunes
que − et ce n’est pas un moindre argu- d’un organisme “conspiratif” peinant à
ment − il leur fallait être à la hauteur de la gérer correctement ses entreprises ».
glorieuse Confédération nationale du tra- Si, pour la DI, « le recours à la vio-
vail de leurs pères. lence relevait de la nécessité, celle-ci
Guillaume Goutte nous donne devait être exercée […] avec le souci per-
quelques descriptions des passeurs − et manent de ne provoquer aucune victime
le lecteur salue leur courage et leur abné- innocente ».
gation − ; il nous décrit les conditions Guillaume Goutte rajoute que cette
souvent rudes des passages qui se termi- « “faiblesse” sur le plan opérationnel fut,
naient quelquefois par des fusillades et sur le plan éthique, la force de la DI

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des morts. puisqu’elle contribua à conforter l’idée,
Au début des années 1960, le flam- fondamentalement libertaire, qu’aucun
beau de la résistance sera repris en combat, même le plus juste, ne pouvait se
grande partie par la FIJL (Fédération mener à n’importe quel prix ». La DI sera
ibérique des jeunesses libertaires) qui officiellement dissous en 1965.
portait, néanmoins, un regard critique Franco meurt dans son lit en 1975.
sur l’aspect « romantique » et quelque Une transition démocratique se met dès
peu « désorganisé » de ses prédécesseurs. lors en place qui permet une sortie du
Aussi, l’action devenait l’affaire collective franquisme avec, en 1982, une première
de tout le Mouvement libertaire espa- alternance politique qui verra l’arrivée au
gnol, avec le rejet des braquages et avec pouvoir du Parti socialiste ouvrier es-
une préférence pour les effets média- pagnol de Felipe González.
tiques qui peuvent sensibiliser l’opinion La lectrice, le lecteur curieux de cette
internationale ; la suppression de Franco période et des enjeux de ce combat se
restant toujours à l’ordre du jour. procurera sans tarder l’excellent n° 47
Pour autant, les instances de direction d’À contretemps de décembre 2013
de la Confédération nationale du travail, (Fernand Gomez, 55, rue des Prairies,
malgré un soutien de façade, craignaient 75020 Paris). José Fergo, recensant l’ou-
que cet activisme n’amène le gouverne- vrage de Guillaume Goutte, y met en
ment français à interdire leur organisa- lumière une dimension qui n’oppose pas
tion. Ce qui fut le cas pour la FIJL en une histoire froide qui se veut objective
novembre 1963. à une histoire héroïque, militante, « plus
Un organisme spécial est cependant encline à manier l’émotion que le bilan ».
créé : la DI (Défense Intérieur) ; d’autres
actions sont projetées après l’exécution André Bernard
au garrot des militants Granado et
Delgado, mais cet activisme « révèle, écrit
Guillaume Goutte, également, par son
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À Contretemps, Rudolf Rocker milieux anarchistes et révolutionnaires,


ou la liberté par en bas, Les Éditions et n’a cessé de chercher à chaque occasion
libertaires/Nada éditions, la position la plus rationnelle, la plus
2014, 300 p. équilibrée, la plus favorable au mouve-
ment dans son ensemble. Ces positions,
La collection À Contretemps poursuit sa il les a exprimées d’une façon toujours
publication sous forme de livres de cer- calme et mesurée, jamais agressive
tains numéros du Bulletin bibliogra- malgré l’importance des tensions et des
phique du même nom. Dans ce troisième divergences, dans les multiples journaux
volume, la reproduction intégrale des nu- auxquels il a collaboré, en particulier
méros 27 et 28, parus en 2007, occupe les celui de la communauté anarchiste juive
deux premières parties, avec juste de Londres, Der Arbayter Fraynd, dont il
quelques actualisations des repères fut le directeur pendant près de vingt
Recensions

bibliographiques. Une troisième partie y ans. Le parcours biographique est com-


ajoute quatre articles de Rocker, déjà tra- plété par le récit des années parisiennes
duits en français et publiés dans diverses de Rocker et par deux petits textes évo-
revues ou recueils. quant sa compagne Milly Witkop, qui fut
Les deux numéros du Bulletin avaient également de tous les combats au cours
constitué un travail formidable, vu la d’une longue vie commune.
rareté des sources disponibles en traduc- La deuxième partie, intitulée « Penser
tion française, et même en langue origi- l’émancipation », doit beaucoup à Gaël
nale. C’est à partir de l’édition espagnole Cheptou, qui a traduit, avec Jérôme An-
des Mémoires de Rocker (la seule com- ciberro, le texte « Fritz Kater et les ori-
plète) que Freddy Gomez avait raconté la gines du syndicalisme révolutionnaire en
vie tumultueuse du militant aux prises Allemagne » et l’a assorti de scolies ex-
avec les événements les plus détermi- plicatives indispensables pour s’y retrou-
nants de l’histoire récente : croissance et ver dans l’arborescence des organisations
déclin des mouvements ouvriers, révolu- allemandes depuis le XIXe siècle. C’est
tions écrasées ou détournées, montée des également à Cheptou que l’on doit
nationalismes et guerres mondiales. Les l’étude remarquable « La liberté par en
citations de larges extraits confirment bas ; de l’anarcho-syndicalisme au prag-
l’intérêt qu’il y aurait à publier une matisme libertaire », qui retrace l’évolu-
traduction française complète de ces tion de la pensée politique de Rocker en
Mémoires, tant elles recèlent d’informa- fonction de son observation des change-
tions, d’observations et de réflexions, ments réels concernant les conditions de
consignées au fil des luttes, des victoires possibilité d’une révolution anarchiste.
et des défaites. Éternel exilé fuyant la Quant aux quatre textes ajoutés à ce
répression policière, d’abord d’Alle- volume, on devine qu’ils ont été judi-
magne à Paris, puis à Londres, et enfin cieusement choisis, pour leur richesse
aux États-Unis, Rocker a côtoyé tous les d’information d’abord, mais surtout pour
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leur portée et leur pertinence dans la froid dans le dos. Le dernier article est
situation actuelle. Trois d’entre eux da- plus tardif : en 1953, Rocker rappelle que
tent du début des années 1920 et énon- la révolution, comme changement radi-
cent, de la manière la plus claire et la cal de l’organisation sociale, doit être pré-
moins partisane possible, les dangers de parée par une longue expérience
confusions qui nuisent à l’anarchisme en répandue dans l’ensemble d’un peuple et
sapant involontairement ses principes es- par un changement en profondeur des
sentiels ou en le contraignant à l’impuis- manières de penser, et qu’elle doit le
sance dans la pratique. Le premier porte moins possible reposer sur la violence et
sur l’incompatibilité entre une fédération la contrainte si l’on veut éviter sa dégé-
de Conseils (dont il attribue la première nérescence en dictature ou en réaction.
impulsion aux anarchistes espagnols) et Il souligne que les textes théoriques qui

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une dictature du prolétariat. Le suivant appellent à la révolution ou à d’autres
signale le danger d’opposer la liberté in- formes de changement social ne sont
dividuelle à l’organisation de mouve- jamais intemporels mais correspondent à
ments de masse, à travers un parcours un contexte historique pour lequel seul
extrêmement éclairant des débats qui tra- ils sont pertinents. Dans notre époque
versaient depuis quelques décennies les « de réaction totalitaire, qui menace tous
milieux anarchistes, principalement en les droits et toutes les libertés qui furent
Allemagne mais aussi dans d’autres pays conquis péniblement en de durs com-
d’Europe. On ne peut qu’être frappé par bats », il prône l’unification de toutes les
l’éternel retour des mêmes enfermements tendances du mouvement social afin de
unilatéraux, des mêmes fétichismes de dépasser la crise culturelle inédite issue
mots magiques auxquels on s’accroche de la barbarie nazie puis du triomphe de
sans plus interroger leur sens, et des l’économie devenue une fin en soi.
mêmes tentatives de quelques-uns pour Aujourd’hui encore, comme à chaque
dépasser les fausses oppositions stériles moment de sa longue vie, Rocker stimule
tout en affrontant les vraies difficultés la pensée et éclaire l’action, et c’est drôle-
dans le choix des stratégies les mieux ment nécessaire.
adaptées à chaque circonstance. Rocker
réussit cet exploit de montrer qu’on peut Annick Stevens
mettre en pratique, sans contradiction, à
la fois Stirner et Bakounine. Le troisième
article décrit la transformation du natio-
nalisme traditionnel en fascisme, attirant
particulièrement l’attention sur son suc-
cès auprès des couches populaires, tout
en analysant en détail son utilisation par
les puissances étatico-économiques. Inu-
tile de dire qu’il est d’une actualité à faire
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Agustín García Calvo, réellement au pouvoir et de parvenir par-


La Société du Bien-être, Le pas de fois à le déstabilise est le discours du
côté, Vierzon, 2014, 120 p. refus, celui qui dit « non » et qui proteste
« contre ceci, ou contre cela ».
Parlant de Castoriadis il y a déjà quelques Aujourd’hui, précédé d’un excellent
années, Edgard Morin n’hésita pas à prologue de Luis Andrés Bredlow, et
le qualifier de véritable « Titan de la complété par deux appendices, « Dieu et
pensée », mon sentiment est que cette l’Argent », et « Plus de rails, moins de
expression qui me semble on ne peut routes », le livre « La Société du Bien-
plus heureuse dans ce cas pourrait être » peut constituer pour beaucoup
s’appliquer tout aussi bien à Agustín d’entre nous l’occasion de découvrir une
García Calvo. pensée que nos amis de l’Atelier de Créa-
Peu connu en France, mais auréolé tion Libertaire de Lyon avaient déjà tenté
Recensions

d’un indéniable prestige dans la mou- de faire connaître au début des années
vance contestataire d’outre Pyrénées, 1990 en publiant deux brochures intitu-
Agustín García Calvo est probablement lées : Contre la Paix, Contre la Démocratie
le penseur le plus original et le plus créa- et Qu’est-ce que l’État. Signalons au pas-
tif de tous ceux qui ont agité la pensée es- sage que la prose d’Agustín García
pagnole au cours du dernier demi-siècle. Calvo, souvent cadencée comme un
Expulsé en 1965 de sa chaire à l’Uni- poème fait pour être dit plutôt que pour
versité de Madrid pour avoir attisé les ré- être lu, présente des difficultés de tra-
voltes étudiantes, et avoir inspiré le duction qui rendent bien méritoire le tra-
groupe des jeunes « Acrates », il ne la ré- vail réalisé par Manuel Martinez avec la
cupéra qu’à la mort du Dictateur, après collaboration de Marjolaine François.
un long exil à Paris. C’est de ce séjour en Vieille de vingt ans cette analyse cri-
France que datent des textes devenus cé- tique de la société du Bien-être n’a rien
lèbres tels que « La commune antinatio- perdu de son acuité et de sa justesse car le
naliste de Zamora » ou le « Communiqué démantèlement progressif de cette forme
urgent contre le gaspillage ». de société par l’État et le Capital n’altère
Pratiquant avec talent l’art de chemi- nullement la logique qui la soutient.
ner hors des sentiers battus, y compris Qu’elle soit plus riche ou plus pauvre ce
ceux qui serpentent le territoire anar- sont les mêmes principes qui continuent
chiste, il contribua à enrichir le discours à la guider. Analysant un monde
libertaire en mettant au pilori certains construit autour du Développement, du
poncifs trop rapidement assumés par Progrès, du Futur, du Bien-être, où le
cette pensée. Ainsi, par exemple il ne critère hégémonique est celui de la Ren-
craignait pas de prêter le flanc à l’incom- tabilité, García Calvo démonte minutieu-
préhension en argumentant « contre la sement et avec une lucidité implacable
solidarité » ou « contre la paix », car pour les mensonges sur lesquels repose au-
lui le seul discours capable d’échapper jourd’hui la domination : la Foi, le Futur,
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LES LIVRES, LES REVUES, ETC. ● 167

le Temps, la Réalité, l’Idée, l’Abstraction, font oublier la différence fondamentale


l’Argent… entre la jouissance d’un bien et sa pos-
Tout en dénonçant la société du Bien- session ; García Calvo nous le rappelle :
être, Agustín García Calvo nous fait tou- « utiliser n’est pas posséder, ou tu l’as ou
cher du doigt l’extrême fragilité du tu en jouis, mais les deux, non ».
système, il ne tient qu’aussi longtemps Parmi les mensonges qu’Agustín Gar-
qu’il est capable de susciter la Foi en lui- cía Calvo met en relief figure celui qui
même, comme l’avait déjà bien vu La distingue l’État et le Capital. En effet,
Boétie dans son Contr’Un. Il nous fait voir contrairement à ce que l’on veut nous
la dimension énorme du mensonge dont faire croire, il considère que : « l’État et le
le système a besoin et qu’il nourrit sa- Capital sont la même chose, et ne sont
vamment pour pouvoir exister, mais si deux que par dissimulation ». Garcia

Réfractions 33
nous cessons de croire en ses mensonges, Calvo rejette donc la distinction classique
si nous renions de la Foi qu’il nous in- entre l’économie et la politique qui, en
culque et nous exige, il s’écroule immé- réalité, ne font qu’un. Il précise, à l’appui
diatement. de sa thèse : « l’Entreprise Privée et l’Ad-
Par exemple, le monde du Dévelop- ministration Publique se sont rappro-
pement repose sur une Foi dans le Futur chées à tel point qu’elles forment
qui nous tue lentement, car elle nous em- désormais une seule âme ».
pêche de vivre le présent et en détourne L’Individu, une autre des cibles vi-
les richesses pour les investir hors de sées par la critique de García Calvo, est
notre portée. Nous sommes condamnés, l’institution nucléaire de l’État, il subit le
et nous nous condamnons nous-mêmes, pouvoir mais il en est aussi l’agent. For-
à travailler sans relâche pour le Futur, en maté par l’État, mais imparfaitement for-
nous vendant sans cesse pour de l’Ar- maté, c’est dans ces imperfections que
gent. réside la possibilité de la dissidence et de
L’Argent est finement analysé par la rébellion. Une rébellion qui ne peut
García Calvo comme l’Abstraction par avoir, pour être authentique, ni pro-
excellence, comme la Réalité des réalités, gramme, ni futur, ni projet, et qui doit
« l’empire du Développement a besoin de surgir « d’en bas », c’est-à-dire de ce qui
la création de nécessités comme industrie continue de rester vivant par-dessous des
première, pour maintenir l’illusion selon Individus, et que García Calvo dénomme
laquelle l’argent peut satisfaire de telles « le peuple ».
nécessités », c’est pourquoi la société du Bien entendu, García Calvo se garde
Bien-être s’évertue à nous « faire croire bien de nous proposer une solution ou de
que ce qui est bon pour l’argent est bon nous offrir un programme d’action, il
pour les gens » mais en réalité nous lance plutôt une incitation à explorer à tâ-
n’achetons que des substituts, qui nous tons une issue tout à fait incertaine : « Il
font vivre une vie vide, « les biens du suffit de ne pas croire, de se laisser aller à
Bien-être ont le goût du vide », et ils nous ne pas croire, sans rien proposer, sans
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proposer un programme politique alter- fertiles nous trouvons de belles expres-


natif ; arrêter de croire et voir ce qui se sions comme celle qui nous prévient que
passe. Ce qui peut arriver de mieux à « c’est uniquement en obéissant au pou-
chacun est de cesser d’y croire, de com- voir que l’on acquiert du pouvoir », ce
mencer à dire « non », à découvrir la faus- qui, soit dit au passage, indique la vanité
seté de la Réalité, et, une fois que cela des incitations à construire un pouvoir
arrive et se propage, à partir de cette pre- populaire, ou l’absurdité de croire que
mière action qui est de dire « non », à par- l’on peut changer les choses en partici-
tir de cette perte de Foi, adviendra ce pant du pouvoir institutionnel. García
qu’il adviendra. Il adviendra ce que nous Calvo ne cesse de nous rappeler que l’on
ne savons pas : les gens de par ici, en bas, ne peut pas combattre l’État en utilisant
ne savent pas. Ils sont contre l’Argent, ses armes, car elles le reproduisent né-
contre la Réalité : ils savent qu’on la falsi- cessairement. Les moyens, loin d’être
Recensions

fie et que vouer sa vie entière à échanger neutres et de ne dépendre que de leur
de l’Argent d’une façon ou d’une autre bon ou mauvais usage, portent, gravés en
est sanguinaire, répugnant, et qu’en tant eux-mêmes, les fins qu’ils permettent
que peuple on ne peut pas le supporter ». d’atteindre.
Tout au long de ces pages denses et Tomás Ibáñez

Fabrice Flipo, Nature et Politique : Ce travail se présente donc comme


contribution à une anthropologie de une contribution à la construction d’un
la modernité et de la globalisation, « nouvel universel », une « anthropologie
Éditions Amsterdam, de la globalisation » fondée sur un
2014, 438 p. renouveau de notre rapport à la nature ;
il s’agit alors de confronter les thèses
Ce livre est un plaidoyer pour prendre au écologiques et les cadres classiques de la
sérieux la question écologique en tant philosophie politique et sociale. Pour
qu’enjeu central d’une démocratie re- F. Flipo il ne s’agit pas d’ajouter aux stra-
nouvelée. tégies politique classiques, marxistes,
Pour F. Flipo, la question environne- socialistes ou autres, la prise en compte
mentale est un enjeu de paradigme se si- des dégâts de l’environnement ; son exi-
tuant au niveau de la « Grande gence est plus « radicale » : penser l’éco-
transformation » décrite par K. Polanyi1. logisme comme un nouveau foyer
Elle devient donc le lieu intellectuel qui d’alternative au monde actuel, qui ne se
va permettre une remise en cause des sépare pas d’une interrogation sur la mo-
fondements de la modernité, et des maux dernité. Et c’est à travers quatre observa-
qu’elle a engendré. toires que l’auteur examine cette remise
en question de la modernité : les droits de
1. Il reprend ici le parallèle évoqué par Alain
Lipietz, Qu’est-ce que l’écologie politique ? La Grande l’homme/de la nature, l’économie/
transformation du XXIe siècle, La Découverte, 1999. l’écologie (ré-encastrer l’économie ?),
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LES LIVRES, LES REVUES, ETC. ● 169

le fonctionnement démocratique, enfin l’homme et du citoyen, les droits sociaux


la science et la religion (ou faut-il « ré- et les droits culturels. Mais la nature y
enchanter » la nature ?) est-elle envisagée comme sujet capable
Au fond, doit-on renoncer à « l’uto- de volonté et d’expression ? Car le pro-
pie » d’un mode meilleur, ou penser que blème est bien de savoir qui « parlera »
sa rationalité se trouve désormais ail- ces droits de la nature. Et ce sont tou-
leurs que dans les lieux historiquement jours des humains, individuels ou collec-
définis, c’est-à-dire la question sociale ? tifs, qui, à un moment donné, vont
Dans ce cadre, « les écologistes, nous attribuer ces droits, en avoir l’initiative.
dit F. Flipo, conçoivent leur rôle comme Bref, à prendre comme « question
celui de nouvelles Lumières, porteuses nodale » la critique de la croissance et du
d’une exigence critique et humaniste . Ils productivisme et à chercher une issue

Réfractions 33
s’en prennent à ce qu’ils jugent être la dans un nouveau garant, la nature,
conception moderne (ou occidentale ou ne risque-t-on pas de secondariser la
chrétienne) de la nature humaine, dont ils dimension de la volonté politique, et de
soutiennent qu’elle est l’objet d’une natu- dénier la « capacité politico-instituante »
ralisation, d’une réification, voire d’une qui caractérise la modernité ?
déification »2. On retrouve dans les chapitres
Ainsi pour sortir de cette impasse, suivants cette centralité de la critique au
une des solutions serait de donner des progrès technique en tant que grille
droits à la nature. Il s’agirait de forger une d’analyse, et aussi les équivoques qu’elle
nouvelle anthropologie de la cohabita- entraîne.
tion homme /nature, qui dépasserait les Ainsi au plan politique, l’écologisme
catégories modernes du droit, où les se situerait en dehors des clivages clas-
humains sont des sujets de droits, et les siques : ni État, ni marché, à la fois cen-
choses, des objets de droits3. Ces droits de triste et libertaire. Il est dit-il, une
la nature sont envisagés comme « qua- alternative novatrice, un réformisme
trième » génération, après les droits de radical, qui se situerait donc du côté
d’une subjectivité émancipatrice, à l’écart
2. F. Flipo, Nature…, op. cit., p. 33. des libéraux et marxistes chez qui le pro-
3. Voir ci-dessus, mon article, « Repenser les grès des forces productives est considéré
rapports homme/nature… ».
4. En particulier il situe les écologistes
comme une puissance émancipatrice (et
comme plus proches de la critique de l’école de qui seraient donc aveugles au rapport réi-
Francfort à la raison instrumentale que des posi- fié à la nature qui est sous-jacent)4.
tions d’Heidegger sur la critique de la technique.
Mais il souligne l’importance de la prise en Bref l’écologisme se situe du côté de la
compte par ce dernier du problème ontologique, reconnaissance des minorités, des luttes
« le monde dans lequel nous sommes plongés
n’est pas “authentique” […] le mode instrumen- « post-matérialistes » surgies dans les
tal de relation au monde s’impose de manière il- année 1980, du refus des totalisations
limitée, sans qu’une valeur intrinsèque de la
et du maintien d’un « conflit central » qui
nature puisse lui être opposée ». F. Flipo,
Nature..., op. cit., pp. 128-129. organiserait visions du monde et priorités.
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170 ● LES LIVRES, LES REVUES, ETC.

Les analyses concernant l’économie c’est un « grand récit », voire une science.
ne lèvent pas totalement les ambiguïtés Cet aspect est examiné dans la dernière
évoquées. Certes, la critique de la logique partie : on retrouve la question de l’uto-
du profit, de l’homo oeconomicus moderne, pie d’un autre monde, qui « engage
du modèle de la raison instrumentale et moins des enjeux économiques que des
utilitariste qui gouverne le sujet « domi- relations relatives à la science et à la reli-
nateur » de la nature, toutes ces positions gion »6.
peuvent être partagées ; de même que la F. Flipo reconnaît volontiers que la
critique de la prétention de la modernité critique faite aux écologistes est de mettre
à incarner l’universel, alors qu’elle est un en cause la modernité au risque de mettre
particularisme hypostasié. à mal ses aspects émancipateurs ; en effet
Mais au-delà de ces généralités, la la liberté et la rationalité modernes se
nature de l’anticapitalisme des écolo- sont construites contre les tentatives de
Recensions

gistes présenté ici pose des questions. naturaliser la condition humaine, qui a
Certes, le constat que les lieux et rapports toujours été un obstacle à une émancipa-
de domination ont une relative autono- tion chèrement conquise.
mie, que la contradiction capital-travail Pour poser différemment la question,
se déplace dans ses lieux et formes est im- il convient selon lui de repenser le par-
portant. Tout cela s’inscrit du reste dans tage entre science et religion, et en un
les mouvements de pensée et de luttes sens, de « re-sacraliser » la nature.
depuis 40 ans. Mais si l’idée que la nature F. Flipo reconnaît l’ambiguïté de cette
n’est pas faite pour être exploitée par position, de ce ré-enchantement, mais il
l’homme entraîne l’abandon du primat précise que pour les écologistes, la « ra-
des problématiques du travail5, c’est bien tionalisation » du monde lié au désen-
toute la question sociale qui risque d’être chantement pose problème non dans
secondarisée ; quelle est alors la valeur de l’aspect « sécularisation » pourrait-on
rupture du « ré-encastrement » de l’éco- dire, mais parce qu’elle détruit les éco-
nomie dans le social, de la mobilisation systèmes et opprime les humains. Que la
de l’idée d’économie sociale et solidaire, modernité ait « sacralisé » la croissance
ou de celle du « don » si la lutte contre ce en en faisant un objet de croyance parta-
qui fonde la logique du profit n’est plus gée, qu’elle ait érigé sa rationalité écono-
prioritaire ? mique en quelque chose « d’extérieur »
Ces questions restent ouvertes ; pour aux humains, d’intouchable, est une
F. Flipo ce qu’il manque à l’écologisme, chose ; mais la critique de ce (déplorable)
état de fait ne passe-t-elle pas par une re-
5. Bien sûr l’énoncé de ce primat ne signifie pas articulation de la science et de la religion ?
une méconnaissance des très profondes mutations
qui ont affecté la structure des classes sociales, ni Car ce n’est pas parce qu’aujourd’hui,
les effets de l’informatisation sur la définition des l’économie (via la logique du marché) et
postes de travail etc. Ni non plus l’idée que le main-
tien de l’emploi doit tout justifier.
la techno-science se présentent comme
6. F. Flipo, Nature… op. cit., p. 252. extérieures aux humains, immuables,
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LES LIVRES, LES REVUES, ETC. ● 171

hors maîtrise d’une certaine façon, Les questions d’environnement ont-


qu’elles occupent la même position que elles aujourd’hui ce statut de « conflit cen-
la religion dans les sociétés tradition- tral » qui en ferait le noyau de l’utopie
nelles. Et critiquer cet état de fait en prô- d’une société meilleure et émancipée ? La
nant une re-sacralisation de la nature ne question écologique subsume-t-elle toutes
peut se faire que dans l’oubli de ce qui les autres comme nous le suggère le pro-
précisément est l’aspect positif de la mo- jet d’une nouvelle anthropologie esquis-
dernité : la possibilité de l’autonomie. sée ici par F. Flipo ?
Mais tout se passe comme si, dans cette Que l’écologisme soit un nouveau re-
nouvelle anthropologie, l’appel au ré- gard, et l’environnement un des pro-
enchantement tenait lieu de garde-fous blèmes dominants aujourd’hui est une
face à l’hubris possible. Certes, le pro- chose, mais il ne faudrait pas qu’il soit

Réfractions 33
blème de l’auto-limitation est bien réel oublieux de deux choses : sans lutte
et difficile. Mais ici, il se traduit par une contre le capitalisme dans ses formes
oscillation entre le ré-enchantement et actuelles, rien ne pourra changer dans le
un retour à la position morale issue de sens d’un respect de la nature ; et le
Locke, (ne pas s’approprier à l’infini la recours à des garants extérieurs (morale,
nature, car cela nuit à autrui), ou de Kant. vertu, nature) sera toujours un danger
On retrouve la logique procédurale chère menaçant l’autonomie politique.
aux libéraux. Monique Rouillé-Boireau

Jérôme Baschet, La Rébellion Cela dit, il nous paraît que ce qui se


zapatiste, Flammarion, 2005, 324 p. passe depuis une vingtaine d’années au
Guillaume Goutte, Tout pour tous, Chiapas − même avec le pittoresque des
Libertalia, 2014, 100 p. passe-montagnes − soit d’un autre ton-
neau, et qu’on se trouve là, ainsi que
« Dans le temps d’avant », la jeunesse l’écrit Jérôme Baschet dans sa Rébellion
contestataire de nos pays, sans espoir zapatiste, devant « la reconstruction d’une
aucun de changer le monde proche, réflexion et d’une pratique critique, à la
recherchait en d’autres lieux ses modèles, fois radicales et rénovées ».
tout autant que des leaders révolution- Mais nous ne mythifierons pas ce
naires pour les conduire. Rappelons-nous pourtant si singulier mouvement des
les jeunes « maos », rappelons-nous le zapatistes contemporains ; de toute
« Che » transformé en icône et aussi façon, l’expérience suit son cours.
quelques autres personnages qui sem- Certains ont cru déceler dans cette
blaient en capacité d’ouvrir le futur mais dynamique sociale la naissance d’un
qui enfermaient hommes et femmes dans nouveau cycle de révoltes, l’éclosion d’un
leur carcan étatique et policier quand ils siècle qui s’ouvre avec espoir aux luttes
ne les exécutaient pas. sociales collectives ; si ces dernières ont
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172 ● LES LIVRES, LES REVUES, ETC.

redémarré avec l’insurrection zapatiste En effet, le 2 janvier 1994, l’armée


du 1er janvier 1994, c’est également avec zapatiste se retira pacifiquement devant
les manifestations contre la mondialisa- l’armée fédérale, non sans avoir essuyé
tion de Seattle en 1999 ; c’est avec, quant des pertes importantes. Ce repli militaire
à nous, les grèves de décembre 1995 en des révoltés fut donc rapide et permit
France et avec, dans quelques pays en- tout aussitôt une réflexion − cependant
dormis de par le monde, les révoltes de déjà existante − qui s’ouvrit sur la déci-
la jeunesse qui firent la une de la presse. sion de « mettre en mouvement la société
Certes, l’histoire n’a pas repris sa tout à la fois au plan régional, national et
marche lors de ce fameux 1er janvier 1994, international ». Si les zapatistes aban-
lors de l’entrée en vigueur du Traité de donnèrent l’usage de leurs armes, ils ne
libre-échange (Alena) avec les États-Unis renoncèrent pas pour autant aux armes
et le Canada, mais ce jour vit une armée comme garantie de leur sécurité.
Recensions

zapatiste de libération nationale (EZLN) De plus, ultérieurement, à la stupeur


s’emparer d’une demi-douzaine de villes de certains, ils déclarèrent qu’ils n’aspi-
mexicaines : « Ils prirent les armes pour raient pas à s’emparer du pouvoir, ni
prendre la parole. » local ni central ; plus précisément, ils ne
Mentionnons que cette armée était voulaient pas mettre la main sur le pou-
issue d’un groupe marxiste-léniniste gué- voir d’État car il ne sert à rien de conqué-
variste, une « organisation politico-mili- rir ce pouvoir-là, le véritable pouvoir
taire dont l’objectif [était] la prise du étant aux mains du capital financier mon-
pouvoir politique… pour instaurer une dialisé.
république populaire et un système Il faut dire qu’un peu de théologie de
socialiste » dans une région où existait la libération et un peu de marxisme revu
déjà une résistance indigène particulière et revisité… et semble-t-il oublié, à
− que découvrirent mieux, par la suite, les savoir, donc, ces deux idéologies ajoutées
guérilleros −, une force opiniâtre, expéri- à beaucoup de cette expérience indienne
mentée, intelligente, vieille de pas moins accumulée au cours des siècles − et bien
de cinq cents ans. prise en compte par les protagonistes −,
« Notre conception carrée du monde changèrent la donne : il paraît ainsi que
et de la révolution s’est retrouvée cabos- la défaite militaire fut « heureuse ».
sée dans la confrontation avec la réalité Il s’est agi ensuite d’exalter la société
indigène chiapanèque », écrit le sous- civile avec la volonté de la reconstruire
commandant Marcos. Ces ex-marxistes, par en bas en s’immergeant en son sein.
ou pas, devinrent ainsi « le produit d’une Cependant, il est pour le moins malaisé
hybridation, d’une confrontation, d’un de circonscrire ce que sont finalement ces
choc dans lequel − heureusement, je crois, zapatistes contemporains.
ajoute-t-il −, nous avons perdu ». Disons que ce que les zapatistes nom-
Car cette guérilla ne se déroula pas ment la lutte « pour la dignité » se dé-
selon le schéma attendu. ploie en une résistance éthique, sociale,
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LES LIVRES, LES REVUES, ETC. ● 173

économique et politique englobant, sans exclus, les dépossédés, les marginaux, les
les séparer, « tous les registres de l’exis- indigènes, les femmes, les sans-toit, les
tence ». sans-terre, les sans-travail, les sans-droits,
Actuellement, le zapatisme semble etc., avec aussi ces prolétaires qui se
vouloir se caractériser comme une résis- contentent de ce qu’ils ont grappillé et
tance au capitalisme néolibéral ; si les avec des paysans dont le nombre a sé-
zapatistes orientent leur lutte contre le rieusement diminué, du moins dans nos
néolibéralisme, ce « fils du capitalisme pays occidentaux.
national », ils ajoutent que c’est une lutte Il nous paraît maintenant que le sujet
« pour l’humanité » car on ne peut pas de l’Histoire ne peut donc plus être qu’un
défendre l’être humain en acceptant le acteur multiple ; et Baschet met en paral-
monde tel qu’il est. lèle la notion de « multitude » de

Réfractions 33
Pour Baschet, « si le discours zapa- M. Hardt et A. Negri avec ce que les
tiste est en avance sur la réalité, c’est zapatistes nomment la « société civile » :
parce qu’il prétend la transformer dans l’humanité, en son entier, deviendrait
un contexte peu propice, avec des alors le nouveau sujet révolutionnaire.
moyens limités et par un chemin incer- On pourra s’étonner que Baschet,
tain et encore indéfini. C’est pourquoi le dans son exposé de l’expérience zapatiste
zapatisme se présente lui-même comme aux accents anarchistes incontestables
un effort sans cesse recommencé et jamais − si l’on excepte la défense de l’État
abouti ». national contre le néolibéralisme −, ne
Les zapatistes ne sont pas antiélecto- donne jamais de références libertaires
ralistes, mais, pour eux, « la démocratie mais que l’ensemble baigne dans une
électorale n’épuise pas la démocratie », analyse marxiste (je ne crois pas avoir lu
celle-ci « doit aller au-delà de la démo- une seule fois le nom de Flores Magón).
cratie électorale ». « La démocratie est Ce que l’auteur accorde dans la postface :
l’exercice du pouvoir par les gens tout le « Je dois admettre que la présentation
temps et en tous lieux. » peut en paraître déséquilibrée, dans la
Pour les marxistes et quelques autres, mesure où une possible filiation libertaire
ce sont les prolétaires, seul acteur social, n’y est nullement évoquée. »
seul sujet de l’Histoire, qui avaient pour Quand, le 1er décembre 2000, le prési-
mission de transformer le monde. On sait dent Zedillo du Parti-État priiste laissa la
que cette confiance mise dans le proléta- place à Vicente Fox, les zapatistes déci-
riat pour nous libérer s’est évanouie au dèrent, par une marche sur Mexico, à
vent du temps qui passe. visage découvert, de s’avancer ainsi sur
Baschet écrit que « la planète néolibé- le « terrain de l’action politique civile »,
rale est aujourd’hui une machine folle qui offrant le dialogue et la paix par des
tourne au bénéfice de la plus dérisoire gestes publics d’autodésarmement. Si
des minorités », soit moins de 1 %. Le cette marche fut un succès pour les zapa-
« nouveau prolétariat », ce serait tous les tistes, le gouvernement la récupéra avec
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174 ● LES LIVRES, LES REVUES, ETC.

la ferme intention de ne rien changer aux une bonne image de cette résistance au
choses, de les laisser en l’état. néolibéralisme, le petit livre de Guil-
On saluera et on observera avec force laume Goutte, Tout pour tous, à l’avant-
bienveillance cette expérience révolution- propos plus que bienvenu et pertinent,
naire, sans doute non exportable, mais sera pour les gens un peu pressés une
grandement porteuse d’enseignements. excellente entrée en matière.
Si l’ouvrage de Jérôme Baschet donne André Bernard

Dictionnaire des inégalités, sous la la dernière décennie du précédent siècle,


direction d’Alain Bihr et Roland l’illusion est tombée. Les inégalités se
Pfefferkorn, Armand Colin, sont multipliées de façon voyante et évi-
2014, 440 p. dente sauf pour les myopes néolibéraux.
Recensions

Ce dictionnaire, et on peut le déplorer, est


Rendre compte d’un dictionnaire com- aujourd’hui plus que bienvenu. Il est né-
portant 500 entrées rédigées par 215 spé- cessaire et indispensable.
cialistes est une entreprise difficile si ce Le capitalisme tout comme l’étatisme
n’est impossible. Tout lire, non, il faut ayant étendu sa main sur la totalité de la
choisir mais comment ? Sur un sujet aussi vie sociale, cet ouvrage concerne tous les
vaste, aussi important, aussi actuel, il y a aspects de la vie, tant privés que publics.
de quoi rester muet. Au fond qu’est ce La notice concernant l’égalité aborde fran-
que l’inégalité ? Cela questionne aussi sur chement le sujet. Au fond, personne ne
ce qu’est l’égalité. sait ce que cela signifie. Nous connais-
Pour les « directeurs » les processus sons tous ce début de la Déclaration des
en cours jusqu’aux années 1980 avaient droits de l’homme qui prétend que nous
créé une dynamique de réduction des naissons et demeurons tous libres et
inégalités sociales. Il semblerait que cela égaux. L’auteur de la notice parcourt ra-
fut confirmé par les statistiques et autres pidement les multiples problèmes que
études économiques. Soit. Est-il néces- cette idée pose et termine en disant que
saire de rappeler que les statistiques ne « si l’égalité est bien une valeur en voie de
sont qu’une forme de mensonge fort éla- disparition elle ne peut être défendue
borée (Disraeli). Tout est dans leur inter- qu’en la repensant radicalement et sous
prétation. Pour nombre d’entre nous qui toutes ses dimensions », dont acte.
vécurent l’Europe des années dites glo- La notice concernant le Libertarianisme
rieuses, ce fut une réalité, un espoir et laisse rêveur. Celle abordant l’égalitarisme
une illusion. La réduction des inégalités rétablit un peu la réalité de ce courant
semblait à portée de main, possible. Ce mais sans rappeler ni l’une ni l’autre que
ne fut au fond qu’une parenthèse néces- les libertariens nient la réalité de la lutte
saire au renouvellement du capital saigné des classes. À propos de cette dernière il
par la dernière guerre mondiale. Depuis est indispensable de se référer à l’article
Refractions n°33:Réfractions 11/11/2014 15:02 Page 175

LES LIVRES, LES REVUES, ETC. ● 175

Classes sociales écrite par Alain Bihr, bien férence entre la famille Tata et l’aborigène
connu des lecteurs de Réfractions. Une végétant dans une de ces forêts pro-
notice concerne la détention. Elle donne fondes de l’Orissa ? En ce qui concerne la
l’impression que le problème se limite au Chine, que dire de cette notice ? Il n’y a
nombre de mètres carrés d’une cellule. pas mention de l’existence d’une bureau-
Penser la détention sans penser la situa- cratie tentaculaire aussi bien produite par
tion des gardiens qui y vivent quarante l’État que par le Parti. Il faut attendre la
années de leur vie est une des erreurs, fin de l’article pour voir apparaitre le mot
graves, de tous ceux qui se sont penchés communiste.
sur ce problème. La dernière phrase mériterait pour le
Deux pays ont l’honneur d’une no- moins un point d’interrogation quand
tice, probablement du fait de leur impor- elle dit que « le XVIIIe congrès a réitéré

Réfractions 33
tance démographique, les autres étant l’objectif de lutter contre l’accroissement
traités plus globalement. Il y a la Chine et des inégalités. » Mieux vaut en rire qu’en
l’Inde. Le premier paragraphe laisse en- pleurer. Limiter l’intérêt de ce diction-
tendre que si inégalité il y a en Inde il faut naire à la critique de ces deux notices se-
en amender sa vision. Quand à la troi- rait une erreur. Pour ceux qui sont
sième phrase on lit que « le pays est doté intéressés, concernés, par l’inégalité
d’un gouvernement fort et démocratique croissante de ce monde, il fournit des in-
qui agit contre certaines formes d’inéga- formations, donc des armes incontourna-
lités » on se demande si on rêve, les der- bles. Zygmunt Bauman dans son dernier
nières élections « démocratiques » ayant ouvrage, Les riches font-ils le bonheur de
mis au pouvoir une majorité hindouiste tous ?, dit que la question de l’inégalité
fanatique. Ce qui est heureusement est revenue au centre de l’intérêt public
avancé dans les paragraphes suivants ne et suscite des débats passionnés. Ce dic-
tendra dans les temps qui suivent qu’à tionnaire le prouve.
s’aggraver. Qui aura une calculette suffi-
samment complexe pour mesurer la dif- Pierre Sommermeyer

François Graner, Le sabre écrits des officiers français, les déclara-


et la machette, officiers français tions publiques dans les quelles ils justi-
et génocide tutsi, fient leurs actions, les documents
Éditions Tribord, 2014. militaires déclassifiés, et confronter tout
ce matériel ; car si les soupçons pesant
Parmi les nombreuses publications aux- sur la responsabilité de l’armée française
quelles ont donné lieu les commémora- ne sont pas démentis, il s’agit de démêler
tions du génocide Tutsi il y a vingt ans, le leur nature : y a-t-il eu crime, ou compli-
livre de François Graner se distingue par cité de crime de génocide dans ces années
l’originalité de sa démarche : prendre les 1994 ? Pour tenter de préciser cela,
Refractions n°33:Réfractions 11/11/2014 15:02 Page 176

176 ● LES LIVRES, LES REVUES, ETC.

l’auteur expose clairement sa méthode de conventions de Genève, en exigeant, par


travail, la liste de ses sources, ainsi exemple, l’interrogatoire des prisonniers.
qu’une chronologie précise des évène- L’armée française aide aussi à la consti-
ments. tution de fichiers avec des outils infor-
L’ouvrage retrace le rôle de l’armée matiques, qui serviront à identifier les
française dès 1990, au moment où le pré- tutsis au moment du génocide. Enfin elle
sident rwandais lui demande de l’aide agit dans les medias pour décrédibiliser
dans la répression du FPR (Front patrio- le FPR.
tique rwandais composé essentiellement Bref, le constat est accablant, avant
de Tutsis, qui mène des actions visant à même que le génocide lui-même ne com-
rendre possible leur retour au Rwanda). mence directement.
Dès cette époque, le risque de génocide Quant à l’attentat du 6 avril 1994
sur les populations tutsies est connu. contre l’avion du président Habyari-
Recensions

L’ouvrage essaie d’évaluer au plus près mana, qui avait été le déclencheur du
le rôle exact de l’armée française. Bien génocide, l’implication directe des mili-
que le discours officiel ne fasse état que taires est fortement soupçonnée. « Quel
d’une « aide » de l’armée française aux que soit l’auteur de l’attentat, il est vrai-
forces armées rwandaises, aide opéra- semblable écrit F. Graner, que l’armée
tionnelle temporaire et non participation française en connaît l’identité, et a eu
directe, l’analyse des propos des officiers connaissance des préparatifs. En 1992-
établit une différence entre les « ba- 1993, selon le général qui les dirige, « les
taillons », qui ne participent pas au com- services de renseignements français […]
bat, et « les gars » que l’on retrouve dans étaient parmi les mieux, voire les mieux
des opérations ponctuelles violentes. De informés de la situation au Rwanda » (p.
même, si les officiers français ne com- 87). L’armée française a fait une enquête
mandent pas l’armée rwandaise, il y a jamais publiée sur cet attentat. Toujours
néanmoins une hiérarchie parallèle fran- est-il que l’opération Amaryllis qui va
çaise qui « colle « à la hiérarchie militaire suivre débute le 8 avril par la prise de
rwandaise. De plus l’armée est informée l’aéroport de Kigali aux fins d’évacuation
des pogroms en cours de 1990 à 1993, et des ressortissants européens, et les mili-
malgré les dénis officiels, les propos de taires français repartent le 12 avril… lais-
certains officiers montrent que les Fran- sant secrètement une ou deux dizaines
çais arment et entraînent les forces d’hommes.
armées rwandaises qui répriment non Et sur le génocide qui s’en est suivi,
seulement le FPR, mais qui massacrent les propos des officiers français attestent
des civils tutsis. De même, l’armée rwan- que « la simultanéité, la violence et l’am-
daise ne fait jamais de prisonniers, les tut- pleur des massacres attestent de leur pla-
sis sont tout de suite exécutés et les nification de longue date » (p. 79). Il est
militaires français n’interviennent que aussi avéré par les mêmes sources que
très rarement pour faire appliquer les l‘armée française savait que les autorités
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LES LIVRES, LES REVUES, ETC. ● 177

rwandaises distribuaient des armes aux à appliquer à tout conflit se passant dans
milices, et ont laissé la radio des « Mille des ex-colonies. C’est dans ce cadre que
Collines » déverser sa propagande hai- l’armée a identifié tous les Tutsis au FPR,
neuse. L’ampleur et la cruauté de l’exter- et l’a positionné comme un mouvement
mination ethnique est donc largement déstabilisateur à éliminer, dans une réa-
connue des officiers français dès son ori- lité autrement plus complexe.
gine. Il n’est donc pas étonnant que, Dans toute la façon dont a été
quand le génocide a commencé, la France conduite cette affaire, Fr. Graner inter-
n’ait pas fourni à l’ONU un contingent si- roge aussi l’influence de l’armée sur le
gnificatif de maintien de la paix pour pouvoir politique. Pour les opérations
s‘opposer aux massacres. Et le recoupe- militaires, en Afrique spécialement, le
ment des propos opéré ici montre que chef d’État-major des armées est un ac-

Réfractions 33
l’armée française a soutenu les militaires teur décisif, qui définit les programmes
rwandais dans leurs massacres. et les concepts, observe-t-il. Et le souhait
De même l’opération Turquoise, juin- des militaires est de placer la politique
août 1994, n’a été qu’une façade humani- extérieure de la France en dehors des
taire : elle visait en fait, face à l’avancée luttes partisanes et des turbulences élec-
du FPR, à protéger les génocidaires alliés torales (p. 189). Pour lui, les officiers fran-
de la France. Et les propos des officiers çais ne se contentent pas d’être des
visant à se légitimer de ne s’être pas exécutants, et les années 1990-1994 ont
interposés et d’avoir mal protégé les Tut- marqué un tournant dans leur participa-
sis qui étaient dans les camps, les accu- tion aux prises de décision.
sent de façon accablante. De même les L’auteur conclut que déjà en 1994, les
militaires français ont aidé à l’ évacuation documents et témoignages publiés éta-
du gouvernement génocidaire et n’ont blissaient l’accusation de complicité d’of-
pas désarmé les tueurs. La hiérarchie mi- ficiers français dans le génocide des
litaire reconnaît aussi avoir manipulé les Tutsis, et il précise même le rôle particu-
journalistes pour maîtriser la communi- lier joué par certains d’entre eux, en liai-
cation sur l’opération Turquoise. son du reste avec les plus hautes autorités
La lecture de cet ouvrage, fruit d’une politiques. Avec ce livre, c’est une page
recherche approfondie et documentée au très noire de l’histoire française qui nous
plus près, est assez terrifiante. De nom- est donnée à voir. Les décisions prises y
breux exemples sont donnés, et le constat suivent en effet une logique claire, et ne
est plus qu’accablant. résulte pas d’un engrenage inéluctable.
Mais ce qui s’est passé au Rwanda a Ce qui ne rend pas optimiste…
été possible pour une part par l’idéologie
de l’armée, qui glorifie toujours la coloni- Monique Rouillé-Boireau
sation, et a gardé des « guerres d’indé-
pendance » au Vietnam et en Algérie les
méthodes de guerre contre–révolutionnaire
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178 ● LES LIVRES, LES REVUES, ETC.

Jean-Claude Lamoureux, en parallèle les faits et gestes des grands


Les 10 derniers jours. 26 juillet - 4 août dirigeants politiques et syndicaux, il ma-
1914 (Paris, Berlin, Bruxelles). Du refus nifeste tout aussi clairement le décalage
de la guerre à l’exaltation patriotique, entre la rhétorique résolument anti-
Les nuits rouges, 2013, 152 p. guerre des quotidiens militants et les
pensées réelles des leaders ouvriers. Non
Malgré le nombre des publications consa- qu’ils n’aient pas été sincères dans leur
crées à l’été 1914, centenaire oblige, on préférence pour la paix, mais le moins
reste stupéfait et incrédule devant la ra- qu’on puisse dire est qu’ils ont tout fait
pidité du revirement qui eut lieu, dans les pour empêcher de la défendre par les
organisations ouvrières et les partis so- grands moyens, en particulier en provo-
cialistes des grandes puissances euro- quant une insurrection internationale
péennes, entre le refus internationaliste destinée à renverser les classes belli-
Recensions

d’une guerre d’empires et l’adhésion plus queuses. Certes, ce n’était pas gagné : les
ou moins enthousiaste à la mobilisation journaux comme les rapports de police
nationale. Ce petit livre fait partie des di- décrivent l’ampleur des manifestations
verses tentatives de reconstitution des patriotiques, surtout en Allemagne, et les
journées décisives, dont il retrace les évé- forces de répression croissantes que les
nements jour par jour, parfois heure par États opposent aux mobilisations ou-
heure, à partir des éditions des grands vrières et internationalistes. Cependant,
quotidiens français et allemands, com- les adhérents aux grosses centrales se
plétées de témoignages et documents comptaient par millions, et l’agitation
publiés postérieurement. prolétaire était tellement ardente qu’il ne
L’auteur utilise particulièrement le manquait manifestement plus qu’une di-
Vorwärts, organe du Parti social-démo- rection commune pour unir toutes ses
crate allemand, et La Bataille syndicaliste, forces vers le même objectif. Au lieu de
quotidien de la CGT française, mais cela, un congrès des directions syndi-
aussi, bien sûr, L’Humanité et plusieurs cales, réunissant entre autres le secrétaire
publications syndicalistes allemandes. Ce de la CGT, Jouhaux, et celui de la Fédé-
procédé permet de faire apparaître clai- ration syndicale internationale, Legien, a
rement que les plus grands journaux so- lieu le 28 juillet, et aucune action com-
cialistes et syndicaux se sont abstenus mune n’est même évoquée. Le lende-
d’appeler à la grève générale, au sabo- main, le Bureau international des partis
tage, ou à la paralysie des fabriques d’ar- socialistes se réunit à Bruxelles, et la pro-
mements, alors qu’ils en avaient annoncé position de prendre en commun des
l’intention à plusieurs reprises lorsque le « mesures contraignantes » est refusée
conflit balkanique menaçait déjà de par... Jaurès, sous prétexte que ce serait
s’étendre, et alors que certaines publica- une « décision administrative » en l’ab-
tions de petites centrales syndicales réi- sence de l’assentiment de l’ensemble du
téraient ces appels. En outre, en exposant prolétariat socialiste international. On
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LES LIVRES, LES REVUES, ETC. ● 179

continue donc à appeler les peuples à des arrestations, ou pire de la déportation


faire pression sur leurs gouvernements en camps ou de l’envoi dans des ba-
respectifs, tout en voyant de plus en plus taillons spéciaux, achève la résignation.
clairement au fil des jours que les mem- Lamoureux salue les quelques insou-
bres de ceux-ci qui ont intérêt à la guerre mis qui résistèrent au climat hystérique
sont en train de l’emporter. de la mobilisation, et conclut :
La suite se déroule comme une méca-
nique inexorable : chaque État, préférant « Le mouvement ouvrier s’est révélé inca-
prendre les devants que se laisser sur- pable d’empêcher la guerre, sous le dou-
prendre par une attaque, avance ses ble effet de ses pratiques inévitablement
mises en garde, puis sa mobilisation par- réformistes qui démentaient ses discours
tielle, puis sa mobilisation générale, cha- révolutionnaires, d’une part ; et de la per-

Réfractions 33
cun se sentant en droit de revendiquer la sistance du sentiment patriotique dans les
légitime défense et d’éviter la responsa- masses populaires, de l’autre. Mais il a au
bilité d’être l’agresseur. moins essayé de résister. »
Une fois ces étapes franchies, tout
aussi inexorablement les députés socia- Connaître l’histoire pour ne pas la
listes de tous les camps voteront unani- répéter... Sans vouloir ni réduire la com-
mement les crédits de guerre (alors qu’ils plexité des interactions ni négliger les dif-
s’étaient mutuellement engagés à voter férences entre les époques, sans pouvoir
contre) et appelleront les travailleurs à aucunement garantir qu’une plus forte
l’effort de guerre, puisque désormais il tendance révolutionnaire et internationa-
s’agit de ne pas affaiblir le pays contre liste aurait sauvé les peuples de leur écra-
l’ennemi. À l’enterrement de Jaurès le 4 sement, nous avons en tous cas quelques
août, le discours de Jouhaux est un brûlot confirmations de ce dont il faut le plus se
patriotique acclamé par toute la clique méfier.
réactionnaire. Chez les militants, la peur Annick Stevens

Pippo Gurrieri, L’anarchie expliquée à fois (et encore moins la dernière peut-on
ma fille, Lyon, ACL, 2014, 71 p. penser) que des militants libertaires s’at-
tellent à cette tâche difficile d’expliquer le
Hasard du calendrier, deux ouvrages pa- plus pédagogiquement possible ce qu’est
raissent simultanément, tous deux pour l’anarchie... une tâche d’autant plus in-
expliquer l’anarchie qui à son père (Tho- dispensable à conduire à bien dans un
mas et Francis Dupuis-Déri, édité chez monde qui n’a de cesse de minorer, de
Lux) et qui à sa fille. Au Jeu des sept démolir, de galvauder, de travestir cette
familles, nous nous intéresserons cette belle idée.
fois-ci à la fille plutôt qu’au père ! Si elle est redoutable, l’entreprise n’en
Ce n’est cependant pas la première est pas moins insurmontable, ainsi que le
Refractions n°33:Réfractions 11/11/2014 15:02 Page 180

180 ● LES LIVRES, LES REVUES, ETC.

prouve le bref ouvrage de Pippo Gurrieri, bâtons rompus, « notre » jeune ingénue
cheminot et militant anarchiste, anima- (mais non dépourvue de malice et de
teur des revues Sicilia libertaria et Clan- perspicacité) se rendra compte « comme
destino ainsi que la maison d’édition il est difficile de bâtir une vraie société
Sicilia Punto L. libre ; c’est pour cela que beaucoup de
Le prétexte en est simple : un CD monde préfère ne pas se poser de ques-
anarcho-punk prêté à une fille pousse tions et s’adapter à la vie de tous les jours,
cette dernière à dialoguer avec son père se résigner... »
sur ce qu’il en est des anarchistes et de En résumé un petit livre fort agréable
leurs foutues idées.Tranquillement, papa à lire, et qui débouche sur une envie ou
militant va s’emparer du questionnement plus exactement « une faim de liberté »
de sa fille (qui est-elle d’ailleurs : un vrai qui s’empare (presque à son insu) du lec-
personnage ? un artifice littéraire ?) pour teur, charge à ce dernier de la satisfaire
Recensions

lui expliquer patiemment et clairement ce par d’autres lectures, d’autres rencontres.


que sont l’anarchie et les anarchistes. Rien de bien neuf rétorqueront les esprits
Les premières interrogations seront chagrins, certes mais au final un travail
rapidement levées : « L’anarchie n’est rien de pédagogie libertaire sans autre pré-
d’autre qu’une société organisée sur la tention que celle d’aider à débroussailler
base de la liberté, une recherche perma- les chemins encombrés de la liberté.
nente de l’harmonie entre responsabilité Comme des temps de respiration, les
et liberté, entre individu et société », illustrations délicatement crayonnées de
peut-on ainsi lire à la page 10. Marion Gurcel parsèment le livre de leur
S’ensuit un dynamique et fructueux fraicheur, comme le font à leur manière
dialogue, écrit dans un langage courant les dictons, dont deux ont retenu mon at-
parfaitement accessible à tout un chacun : tention. Un dicton anarchiste tout
Gurrieri se garde en effet bien de faire d’abord : « Si une seule personne rêve, ce
œuvre savante, n’abusant point (on pour- n’est qu’un rêve ; si ce rêve est partagé par
rait peut-être lui en faire le « reproche ») beaucoup de monde, c’est le début de la
de concepts et de références qu’il est de réalité » (p. 12).
bon ton de retrouver dans les ouvrages à Un dicton populaire sicilien ensuite :
portée idéologique. « Petra smossa nun pigghia lippu », c’est-à-
Rares sont en effet les références his- dire pierre qui roule n’amasse pas
toriques (l’Ukraine de 1917 et l’Espagne mousse. Tout ce qui est vivant ne s’atro-
de 1936 sont toutefois mentionnées), dis- phie pas, la mousse ne pousse que sur les
crets sont les grands penseurs anarchistes pierres immobiles. Une société ou bien
(à l’exception notable de Proudhon) un individu, ne doit jamais arrêter de
même si un lecteur avisé reconnaîtra ai- chercher, de penser, de vivre intensé-
sément l’ombre bienveillante de Bakou- ment, sinon il meurt» (p. 59).
nine derrière plusieurs propos.
Après 70 pages d’un dialogue à Bernard Hennequin
Refractions n°33:Réfractions 11/11/2014 15:02 Page 181

LES LIVRES, LES REVUES, ETC. ● 181

Tomás Ibáñez, Anarchisme en mouve- impossible tout projet d’émancipation


ment, Nada éditions, 2014, 150 p. révolutionnaire. Or justement, l’ouvrage
Eduardo Colombo, Une controverse de Tomás Ibañez se centre sur le renou-
des temps modernes. La postmodernité, vellement des luttes libertaires, en parti-
Acratie, 2014, 104 p. culier avec le 15 M en Espagne ou encore
Occupy Wall Street aux États-Unis. Il y a
Eduardo Colombo et Tomás Ibañez, tous ici sans doute un paradoxe. En effet, les
les deux membres du collectif de la revue transformations que Tomás Ibañez per-
Réfractions, viennent de publier simulta- çoit dans les mouvements sociaux, et de
nément chacun un ouvrage qui reflète fait dans le mouvement anarchiste, et qui
leurs divergences quant au rapport de lui font parler de néo-anarchisme, sont-
l’anarchisme aux Lumières et à la post- elles ou non vecteur de changements

Réfractions 33
modernité. Néanmoins, les deux textes sociaux révolutionnaires ?
ne se situent pas exactement au même Eduardo Colombo reproche aux
niveau de discussion. Celui de Tomás conceptions post-structuralistes d’avoir
Ibañez privilégie une réflexion sur l’anar- détruit la possibilité théorique d’un sujet
chisme à partir des mouvements actuels politique révolutionnaire en attaquant
de contestation qui se font jour dans dif- l’idée même de sujet. En outre, lorsque
férentes zones de la planète. L’exposition Michel Foucault entend redonner une
des caractéristiques plus philosophiques pertinence à la notion de sujet, dans la
de la postmodernité est repoussée à la fin dernière partie de son œuvre, il le réduit
de l’ouvrage sous forme d’addenda qui au « souci de soi ». Une telle centration
permettent au lecteur peu averti des dis- apparaît à Eduardo Colombo comme
cussions théoriques en philosophie post- entretenant une proximité avec la priva-
structuraliste de s’initier à celles-ci. tisation de l’individu dans l’idéologie
L’ouvrage d’Eduardo Colombo présente, néolibérale. En outre, la postmodernité
pour sa part, un enjeu nettement plus effectue une critique de tous les méta-
polémique visant à montrer les limites récits d’émancipation au profit de la
des approches dites postmodernes. Au- multiplicité. La postmodernité théorique
delà de ces différences dans les modes serait ainsi conduite à dénoncer comme
d’approche du sujet traité, on peut se de- totalitaires tous les projets de transfor-
mander ce qui sur le fond oppose les mation révolutionnaires globaux.
deux auteurs. Cela dit, force est de constater qu’avec
les Printemps arabes, la notion de révo-
LA QUESTION RÉVOLUTIONNAIRE lution, qui semblait reléguée dans les pla-
DANS LA POSTMODERNITÉ cards des vieilles utopies historiques, a
connu un regain d’actualité. Tomás Iba-
Eduardo Colombo dans son ouvrage at- ñez rappelle que justement des drapeaux
taque les théories issues de la post- noirs ont été présents en Egypte sur la
modernité en leur reprochant de rendre place Tahrir ou en Turquie sur la place
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182 ● LES LIVRES, LES REVUES, ETC.

Taskim. Mais, on peut constater aussi que car si le pouvoir est inhérent à toute rela-
les mouvements des Indignés sur la place tion humaine, cela conduit à ne plus pou-
de la Puerta del Sol ou place Syntagma en voir distinguer le « pouvoir sur »
Grèce n’ont pas abouti à des mouve- (pouvoir contrainte) et le « pouvoir de »
ments d’insurrections révolutionnaires. (pouvoir capacité). Cela signifie en outre
Ainsi, si lors des printemps arabes des que le pouvoir contrainte ne peut plus
anarchistes ont pu être présents, si cer- être éradiqué. Enfin, cela veut dire que
tains contestataires pouvaient avoir une l’on ne peut plus réellement distinguer
sympathie pour les idées et les modes entre oppresseur et opprimé.
d’organisation libertaire, il faut bien Par conséquent, pour Eduardo
accepter le fait que le poids des forces Colombo l’anarchisme repose sur un
religieuses réactionnaires était incompa- noyau d’idées qui fait son identité et sa
rablement plus influent. cohérence, tout en se modifiant à travers
Recensions

les époques comme n’importe quelle en-


CONSTANCE ET CHANGEMENTS tité vivante. Ce corps théorique intègre
DANS L’ANARCHISME « la liberté fondée sur l’égalité, le rejet de
l’obéissance aussi bien que du comman-
Eduardo Colombo reproche aux auteurs dement, l’abolition de l’État et de la pro-
postanarchistes se réclamant du post- priété privée, l’antiparlementarisme,
structuralisme, d’effectuer une critique l’action directe, la non collaboration de
excessive des auteurs de l’anarchisme classes » (p. 87). Or, penser le projet d’une
classique. En effet, il admet volontiers société anarchiste est « une possibilité
que l’on puisse critiquer la substantiali- qui apparaît dans un moment particulier
sation du sujet. En revanche, la critique de la histoire de l’Occident, » après les
plus générale qu’effectue la postmoder- Lumières et la Révolution française, et il
nité des caractéristiques de la modernité fut forgé dans le sein du conflit qui
issues des Lumières lui paraît conduire amena à la scission de la Première Inter-
en définitive à faire le jeu du capitalisme nationale. (Voir pp. 23-26)
néolibéral en remettant en question non Si l’on peut dégager une visée polé-
seulement le sujet individuel, mais égale- mique dans l’ouvrage de Tomás Ibañez,
ment le sujet politique, mettant ainsi à c’est contre une essentialisation de l’anar-
mal le projet d’une transformation révo- chisme autour d’une identité transhisto-
lutionnaire. L’œuvre de Michel Foucault rique. Pour lui, l’anarchisme est avant
constitue de ce fait une des cibles privilé- tout une construction historique qui est
giées de la critique qu’effectue Eduardo indissociable de l’avènement du capita-
Colombo. En effet, la déconstruction du lisme. Néanmoins, si Tomás Ibañez
sujet et la théorie du pouvoir chez Fou- défend une conception anti-dogmatique
cault conduisent à la fois à dissoudre le de l’anarchisme, il reconnaît que le
sujet de l’oppression et conjointement le néo-anarchisme conserve des continuités
sujet de l’émancipation révolutionnaire ; avec certains courants antérieurs de
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LES LIVRES, LES REVUES, ETC. ● 183

l’anarchisme : « volonté de transformer le capitaliste et de l’organisation du pou-


présent et de se transformer soi-même voir politique auquel l’anarchisme clas-
sans attendre l’avènement d’une révolu- sique a répondu. L’avènement de la
tion, l’effort pour construire des alterna- postmodernité marquerait alors une
tives dans de multiples domaines » transformation des formes de l’oppres-
(p. 48). En définitif, si l’anarchisme est un sion sociale qui rendrait nécessaires
mouvement vivant, il ne peut que s’adap- des changements dans l’anarchisme et
ter à son milieu. Or les formes du pouvoir conduirait à l’avènement d’un néo-anar-
ont changé aujourd’hui et apparaissent chisme. Mais il s’agit certainement d’une
nettement plus proliférantes, avec par lecture un peu simpliste. En effet, comme
exemple les nouvelles technologies de aime à la répéter Daniel Colson, à la suite
surveillance, d’où alors la pertinence de de Deleuze, l’anarchie est une étrange

Réfractions 33
la manière dont Foucault a pensé le pou- unité qui ne se dit que du multiple. Or
voir. comme le reconnaît Tomás Ibañez lui-
même, le néo-anarchisme présente des
EPISTÉMOLOGIES DE L’ANARCHISME continuités avec ce que Gaetano Manfre-
donia appelle l’éducationnisme réalisa-
Ces questions de philosophie politique teur. Il y a eu depuis le XIXe siècle, au sein
sont en réalité indissociables de positions de l’anarchisme, des courants qui se sont
épistémologiques. Ainsi Tomás Ibañez attachés à transformer la vie quotidienne
plaide pour un anarchisme qui adopte plutôt que de viser une insurrection de
une épistémologie relativiste et qui consi- masse. De fait, le relativisme de Tomás
dère la vérité comme l’effet d’un jeu de Ibañez doit sans doute le conduire à
langage et récuse ainsi le réalisme épisté- admettre la persistance aux côtés du néo-
mologique. Or pour Eduardo Colombo, anarchisme d’autres formes de l’anar-
c’est justement l’épistémologie postmo- chisme. Doit-on les considérer alors
derne, s’appuyant sur une fragmentation comme des archaïsmes dogmatiques
du savoir, qui pose l’existence de jeux de voués à disparaître ? Peut-être faut-il
langage incommensurables entre eux, qui considérer que cela fait partie de la mul-
constitue un obstacle même à une trans- tiplicité inhérente à l’anarchisme dont la
formation générale du système d’oppres- vitalité tient également aux contradic-
sion capitaliste. tions théoriques internes qui opposent
Il est possible de se demander en ceux qui se revendiquent de ce mouve-
définitive si le débat entre modernité et ment. C’est ce qu’illustre d’ailleurs le col-
postmodernité peut être analysé comme lectif de Réfractions avec la co-existence en
une simple opposition diachronique au son sein de multiples conceptions de
sein du mouvement anarchiste. En effet, l’anarchisme et qui évite ainsi le dogma-
on peut certes considérer que la période tisme, fût-il néoanarchiste. Il faut sans
du XIXe siècle à la fin du XXe siècle a cor- doute pour qu’une identité anarchiste
respondu à un certain état du système perdure à travers le temps, qu’il y ait des
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184 ● LES LIVRES, LES REVUES, ETC.

constantes, mais pour qu’elle reste même ? Comment changer pour s’adap-
vivante, qu’elle soit capable de changer. ter et ne pas périr, sans perdre une fidé-
La question philosophique et politique lité à soi-même : c’est sans doute le défi
est alors de savoir, comme pour l’identité que doit être capable de relever le mou-
individuelle : comment l’anarchisme vement anarchiste.
peut-il changer tout en demeurant lui- Irène Pereira

Sur les institutions Michel Feynie nous montre que ces dis-
cours servent de leurres sans aucun effet
À la mémoire de Djamel Guerid pratique, des gesticulations, voire la jus-
(1943-2013) tification de la gabegie. Enfin, pour que
ce qui se passe ne se sache pas, il est im-
Recensions

Chez Sartre, comme chez possible d’enquêter dans la plupart des


les anarchistes, institutions. Ainsi, une entreprise de luxe
l’idée d’oppression domine française a payé une investigation effec-
toujours celle d’exploitation. tuée par une anthropologue aujourd’hui
Maurice Merleau-Ponty, directrice de recherche au CNRS pour en-
Les aventures de la dialectique, suite l’empêcher de publier les résultats,
Paris, Gallimard, 1955. p. 209. afin que ce qu’elle a constaté ne soit pas
connu à l’extérieur. En revanche, ces
Si nous savons si peu de choses sur mêmes institutions sont très friandes de
les institutions et en particulier sur les en- questionnaires et de chiffres qui posent a
treprises, c’est qu’un large nuage de priori les catégories dans lesquelles en-
brume les recouvre de diverses façons trent les informations que nous avons sur
dans le seul but de cacher ce qui se passe elles. Ce qui gêne sera ainsi occulté et les
à l’intérieur afin de pouvoir présenter, à chiffres serviront à valider les construc-
l’extérieur, des idées fausses. Cet écran se tions imaginées par les commanditaires,
compose de plusieurs écrans de protec- les patrons et les rédacteurs de livres de
tion. Une immense littérature managé- management. Cela sert à justifier des
riale avec plusieurs dizaines de titres idées fausses, par exemple, celle selon la-
supplémentaires chaque année qui affir- quelle la nécessité de dégager un profit
ment nous présenter le fonctionnement contraindrait les entreprises privées à li-
des entreprises et les moyens de l’amélio- miter les dépenses au contraire des ser-
rer. Anne Both nous signale pourtant que vices publics plus dispendieux. Jean
telle entreprise présentée comme modèle Casset, avec ses machines inutilisées ou
de bonne gestion peut se retrouver en inutilisables, souligne avec évidence le
faillite peu après, comme ce fut le cas de contraire, le gaspillage semble dans sa
Majorette pourtant cité en exemple par grande surface davantage la règle que
Octave Gélinier (Both, 2007 : 44). Ensuite, l’exception. Les informations disponibles
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LES LIVRES, LES REVUES, ETC. ● 185

ne servent qu’à cacher la réalité. Il reste grande entreprise publique ou une im-
un dernier obstacle à la connaissance des portante agence de communication. (Seul
institutions, leur balkanisation interne Guerid vient de l’extérieur, mais c’était en
qui empile en leur sein des domaines im- Algérie.) Ils ne rendent compte que de
perméables les uns aux autres, un prési- leur expérience professionnelle, de leurs
dent n’est ni un professeur, ni un activités dans l’institution dont ils ont fait
étudiant, un cadre n’est pas un ouvrier et partie plus ou moins longtemps. Surtout,
chacun a des problèmes et des solutions aucun ne prétend parler pour les autres,
spécifiques qui ne circulent pas entre eux, élargir leurs constatations, généraliser.
d’un atelier à l’autre, d’un service à Chacun ne montre que ce qu’il connaît
l’autre, d’une division à l’autre. Seules les personnellement, par ses enquêtes et par
petites institutions accèdent à la connais- son proche entourage. Il n’imagine

Réfractions 33
sances de tous. Voilà pourquoi ils aiment aucune donnée, n’effectue aucune projec-
tant les grandes faites pour répandre tion, généralisation ou même comparai-
l’ignorance . son. Ils n’affirment que ce qu’ils peuvent
Aux publications antérieures de di- prouver, refusant donc toute spéculation.
verses enquêtes sur des entreprises (Both, La discipline qui autorise des recherches
Feynie, Guerid...) s’ajoutent récemment, aussi exigeantes, celle dans laquelle ils
chez un même éditeur, deux témoi- s’inscrivent, donne « une connaissance
gnages, l’un consacré au travail dans une livrée de l’intérieur d’un monde social
grande surface par un salarié, l’autre à la saisi à une échelle microscopique » selon
direction d’une Université par un ancien la définition d’Althabe (1998 : 37). Elle
président. Nous accédons ainsi à des in- s’appelle anthropologie.
formations de première main générale- Comme elle révèle justement ce qu’il
ment difficiles à obtenir pour les raisons convient de cacher, comme nous venons
déjà présentées. Issus de l’intérieur de le voir, on comprend alors mieux
même, les uns du haut, les autres du bas, l’hostilité qu’elle peut rencontrer dès
ces témoignages apportent de nouveaux qu’elle cesse d’être instrumentalisée, dès
documents dans le monde savant et de la qu’elle ne sert plus à justifier des poli-
belle matière pour comprendre le fonc- tiques ou des objectifs définis en dehors
tionnement des institutions alors qu’elles d’elle. On comprend aussi mieux le re-
sont si proches de nous mais si peu cours de plus en plus répandu aux « ap-
accessibles à la connaissance et à la pels d’offre » ou aux « postes fléchés »
réflexion. afin de donner aux politiques le choix des
Comment tous les auteurs évoqués sujets d’enquête. Ceux qui les dérangent
ont-ils fait pour accéder à l’intérieur si ja- ne sont pas proposés ou confiés à des dis-
lousement gardé? Simplement, le prési- ciplines moins scrupuleuses.
dent a été président d’université, le En rupture avec la rigueur annoncée,
salarié a travaillé dans une grande sur- à l’efficacité proclamée, Guerid constate
face, les cadres avaient ce statut dans une lui aussi que « cette rationalité dans la
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186 ● LES LIVRES, LES REVUES, ETC.

production, dans l’organisation et dans la s’emparer d’une partie de la production,


gestion doit être le propre de l’entreprise des batailles pour la « répartition » di-
elle-même. Il se trouve, cependant, que raient les économistes libéraux, pour l’ap-
pour les travailleurs, ce qui caractérise propriation de la plus-value diraient les
principalement l’usine et l’atelier, c’est la marxistes. Ce serait privilégier l’aspect
désorganisation, le gaspillage, l’oppres- comptable de ce qu’il convient d’appeler
sion » (Guerid, 2007 : 246). Tous les au- la « lutte des classes ». Or même si elle
tres livres examinés répètent à leur joue un rôle non négligeable, les enquêtes
manière cette constatation. Mais Casset montrent que ce n’est pas la principale
va encore plus loin en proposant une ex- souffrance subie, contrairement à ce
plication à ce désordre, aux leurres et aux qu’affirme la doxa de droite ou de gauche.
censures qui cherchent à le cacher : « On En réalité pour les patrons comme pour
a la pénible impression que la direction, les salariés, comme le dit Jean Casset, l’es-
Recensions

par souci pervers et constant de garder la sentiel n’est pas le montant des salaires
maîtrise de ses subordonnés, s’ingénie à mais la maîtrise des subordonnés. La so-
désorganiser le travail » (Casset, 2014 : ciété se présente alors comme un im-
109). Ces quelques mots donnent la syn- mense bagne mené par tout un système
thèse des résultats de toutes les enquêtes de commandements hiérarchisés chargés
sur les pratiques dans des institutions de contrôler de la façon la plus étroite
étudiées, la désorganisation du travail possible l’immense armée des salariés. Le
des subordonnés et la cause cachée de « capitalisme » n’est pas un mode de pro-
tous ces dégâts, « garder la maîtrise » des duction économique mais un système
salariés. Les unes comme les autres, les coercitif de contrôle des personnes. Parmi
diverses enquêtes ou témoignages qui, les dispositifs d’asservissement utilisés, il
loin des compilations approximatives, y a bien sûr le salaire mais surtout la dés-
n’utilisent que des sources de première organisation du travail qui déstabilise les
main, nous permettent d’apprécier la va- ouvriers ainsi interdits de se réaliser dans
lidité de cette affirmation frappante. leur activité alors qu’ils n’ont que ce
Même si Casset formule le mieux la si- désir, cette ambition, cet espoir. La di-
tuation que tous vivent, cette conclusion mension institutionnelle de contrôle joue
est induite par les six enquêtes dans les un rôle essentiel dans les mécanismes
lieux les plus divers dont je rends d’oppression.
compte. Mais alors pourquoi le salaire est-il
Les conséquences de ces constata- toujours mis en avant dans ces situations,
tions bouleversent la vision dominante tant par les salariés que par les direc-
du monde (social). En effet, nous ne tions ? Il devient ce qu’Althabe appelle
pourrons plus voir les conflits sociaux une « édification idéologique », « matrice
(c’est-à-dire ceux qui se passent dans les imaginaire partagée par différents ac-
entreprises) comme l’expression d’anta- teurs antagonistes » (Althabe 1997 : 143).
gonismes nés de la concurrence pour Interrogé sur la question, un des auteurs
Refractions n°33:Réfractions 11/11/2014 15:02 Page 187

LES LIVRES, LES REVUES, ETC. ● 187

des livres étudiés, Jean Casset, m’a ré- différente et je ne réclame, en ce moment,
pondu que l’on s’arrange avec le SMIC que le droit de le regarder d’une autre
mais pas avec des conditions de travail, façon que la leur.
insupportables. Cela signifie que les com-
bats pour l’augmentation des salaires et
les victoires remportées accompagnent Bibliographie
mais n’atténuent pas l’horreur du
contrôle et de la désorganisation. En re- ALTHABE, Gérard, Les fleurs du
vanche patrons et salariés se disputent Congo, Paris, L’Harmattan, 1997.
sur le montant des rémunérations, ce qui ALTHABE, Gérard & SELIM, Mo-
a pour effet de laisser en l’état l’objectif nique, Démarche ethnologique au présent,
ultime, la « maîtrise des subordonnés ». Paris, L’Harmattan, 1998.

Réfractions 33
Il ne s’agit pas de refuser ou même de né- TRAIMOND, Bernard, L’économie
gliger les actions en faveur de l’augmen- n’existe pas, Lormont, Le Bord de l’eau,
tation des revenus mais simplement de Documents, 2011.
constater que si c’est mieux que rien, là
n’est pas l’essentiel. On ne peut que la Ouvrages examinés
considérer comme un leurre chargé de
détourner le regard des opprimés vers BOTH, Anne, Les managers et leurs dis-
des combats secondaires pour mieux or- cours. Anthropologie de la rhétorique mana-
ganiser leur contrôle, but essentiel des gériale, Pessac, Presses Universitaires de
patrons. Bordeaux, Etudes culturelles, 2007.
Ce détournement ne se déploie pas BRUN, Patrick, De la renonciation
seulement à l’échelle microscopique, comme acte politique. Chronique d’une prési-
celui d’un rayon d’une grande surface, de dence d’université : Bordeaux II, 2009-2012,
cadres d’entreprise ou de la présidence Le Bord de l’eau, Documents, 2013.
d’une université. Il va jusqu’à déterminer CASSET, Jean, Le chiffre d’affaires,
l’ensemble des décisions des instances Lormont, Le Bord de l’eau, Des mondes
nationales et internationales au travers ordinaires, 2014.
d’une discipline, l’économie politique, et FEYNIE, Michel, Les mots du manage-
d’un objet polymorphe et indécelable, ment. Chronique anthropologique d’une
l’économie. Ailleurs, j’ai dénoncé cette entreprise publique, Lormont, Le Bord de
usurpation (Traimond, 2011) qui a au l’eau, Des mondes ordinaires, 2010.
moins deux effets : d’une part, elle nous Le « as if management ». Regard sur le
fait lire le monde au moyen des catégo- mal-être au travail, Lormont, Le Bord de
ries des banquiers et, d’autre part, consé- l’eau, Des mondes ordinaires, 2011.
quence, elle justifie les décisions des GUERID, Djamel, L’exception algé-
gouvernements prises selon leurs inté- rienne. La modernisation à l’épreuve de la
rêts. Nous qui ne sommes pas des ban- société, Alger, Casbah Editions, 2007.
quiers, nous voyons le monde de manière
Refractions n°33:Réfractions 11/11/2014 15:02 Page 188

188 ● LES LIVRES, LES REVUES, ETC.

Il n’y a pas si longtemps, quand un tions syndicales, ont fait semblant de


ministre pour lequel je n’ai guère d’estime croire qu’il voulait réduire le nombre de
disait vouloir « dégraisser le mam- ceux qui travaillaient. Le ministre n’a pas
mouth », il parlait des milliers de fonc- cru bon ensuite de préciser son propos.
tionnaires du Ministère de l’Education
Nationale à Paris. Tous, même les direc- Bernard Traimond

A. Terrance Wiley, Angelic rappelle qu’aux États-Unis les plus com-


Troublemakers. Religion and Anarchism batifs des militants anti-esclavagistes
in America. [Perturbateurs angéliques. étaient motivés par l’idée que le Noir est
Anarchisme et religion aux États-Unis.] une créature de Dieu. Ils allèrent jusqu’à
Recensions

Bloomsbury, Contemporary Anarchist rejeter l’État fédéral et leur communauté


Studies, 2014, 208 p. religieuse.
L’ouvrage se concentre sur trois per-
Un être autonome ne laisse pas sonnalités de premier plan : Henry
quelqu’un d’autre décider pour lui. Il Thoreau (1817-1862), auteur de l’essai
choisit ses propres règles de conduite. bien connu sur la désobéissance civique ;
Elles ne sont pas dictées par les autorités Dorothy Day (1897-1980) fondatrice
publiques ou religieuses, les institutions du mouvement Catholic Worker ; Bayard
et les coutumes ; il peut même se trouver Rustin (1912-1987), pacifiste non violent
en conflit avec celles-ci. C’est le cas, en afro-américain, qui joua un rôle essentiel
particulier, lorsqu’il choisit la désobéis- dans le mouvement des droits civiques et
sance civile, la non violence, voire le pa- en tant que conseiller de Martin Luther
cifisme. Il va parfois enfreindre son King.
« devoir de citoyen » au nom de ce qu’il Thoreau, en bon transcendentaliste,
considère être légitime. Ce n’est pas tou- abandonna le calvinisme, jugeant que le
jours simple, surtout quand se pose l’épi- divin était présent dans l’humanité
neuse question d’ajuster des choix comme dans la nature. Il rejeta toute idée
éthiques à une conviction religieuse. Un d’une révélation divine au profit de l’in-
croyant peut-il être anarchiste ? Il faut se tuition personnelle.
garder d’une réponse dogmatique : Dorothy Day, militante actuellement
chaque expérience personnelle est parti- en instance de canonisation par l’Eglise
culière. catholique, s’opposa avec véhémence aux
A. Terrance Wiley va jusqu’à affirmer autorités ecclésiastiques. Elle se considéra
que certaines formes de religiosité ont comme anarchiste à plein temps et parti-
suscité l’anarchisme. Sans remonter cipa activement au mouvement, notam-
jusqu’au mouvement moyen-âgeux du ment dans la lutte contre la guerre du
Libre Esprit, qui s’opposait à la religion, il Vietnam et contre l’économie capitaliste.
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LES LIVRES, LES REVUES, ETC. ● 189

Un camarade lui demanda un jour com- L’ouvrage entreprend une analyse de


ment elle pouvait se considérer comme l’anarchisme qui susciterait sans doute un
chrétienne alors que Jésus avait dit de débat, mais il a le mérite d’examiner di-
« rendre à César ce qui est à César. » Elle verses facettes de l’autonomie morale et
répondit que s’il n’y avait pas de César, il de situer ces trois personnalités impor-
n’y aurait rien à rendre. tantes dans les luttes transnationales
Quant à Bayard Rustin, qui était afro- contre le capitalisme, l’impérialisme et
américain, son recours à l’action directe contre les prétensions des États à exercer
relevait plus d’une volonté de faire pro- sur leur territoire un droit souverain
gresser les droits de cette minorité que absolu.
d’une vision anarchiste de la société. Ronald Creagh

Réfractions 33
Ronald Creagh, Les Zanars. T. I. Aldine, il discute avec eux d’économie, d’autono-
Lyon, Atelier de création libertaire, mie. Là, il semble bien qu’Adeline soit en
2014, 48 p. liaison directe avec Ronald lorsque sont
évoqués la dette ou l’intérêt de la diver-
L’ami Ronald a plus d’une corde à son sité. Malgré l’aide de l’ordinateur qui lui
arc. Un arc qui vise toujours le confor- est intégré, M 1066 est souvent perplexe
misme, les idées reçues, l’injustice. Quant devant des explications parfois un peu
aux cordes… On peut citer la culture complexes pour un cerveau d’huma-
américaine et particulièrement l’anar- noïde
chisme qui s’y est développé avec des Un souhait pour la suite annoncée :
spécificités qui ne peuvent qu’interroger puisqu’il est question d’un voyage en Pa-
et enrichir notre anarchisme trop sou- tagonie, je suis curieux de savoir si l’or-
vent, peut-être, resté fixé sur l’idée de dinateur intégré de M 1066 lui permettra
progrès. Pour lui, l’imagination, qui est de comprendre la langue, qu’on dit assez
essentiellement subversive, a un rôle es- étrange, des Patagons. Et puis, selon ce
sentiel à jouer. D’où son intérêt pour la que décrivait Bougainville, les Patagons
poésie et l’utopie. ayant l’habitude de prendre contact par
Et aujourd’hui, pour la « science fic- le toucher, comment notre humanoïde
tion ». Voici donc un humanoïde, M1066 va-t-il supporter cela ? Mais sans doute
(autrefois Tintin) envoyé depuis la Ronald a-t-il encore plein d’idées…
planète Mars sur terre afin de visiter les Il faut signaler aussi la richesse et la
« zanars » qui en occupent une partie, fantaisie des illustrations de Diane Bianca
évidemment située dans la région des Bonfils.
Alpes où Ronald a l’habitude de passer
ses vacances. Tout en assistant à leurs es- Alain T.
sais musicaux, à leur plaisir à changer
d’apparences afin de n’être pas catalogués,
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190 ● LES LIVRES, LES REVUES, ETC.

Pierre Jouventin, La face cachée de demande un savoir en pleine évolution et


Darwin. L’animalité de l’homme, Paris, tellement multidisciplinaire, relevant de
Libre & Solidaire, 2014, 230 p. domaines si complexes que les spécialistes
de la philosophie ou des sciences hu-
Éthologiste mais aussi écologue et biolo- maines ont du mal à le cerner correcte-
giste de l’évolution, Pierre Jouventin situe ment, à se tenir au courant des avancées,
sa recherche dans les mêmes perspectives et à l’approfondir.
que, par exemple, celles de Frans de Waal, C’est la raison pour laquelle il ne faut
qui a défriché et vulgarisé le champ de la pas chercher dans cet ouvrage une Méthode
cognition chez les primates. Après le débat, Assimil de la biogénétique, par exemple, ou
désormais dépassé – du moins pour les une étude des influences du climat. On
spécialistes –, entre l’inné et l’acquis (toute aborde cependant quelques points-clé,
espèce, y compris l’homme, possédant les comme l’importance du milieu ou le type
Recensions

deux, liés d’une manière inextricable), ce de causalité posé par le hasard. Surtout, on
chercheur néerlandais a mis en relief les met en garde contre l’interprétation sim-
comportements agressifs et les alliances pliste de l’action des gènes et contre les té-
construites par les macaques, les formes de léologies en sommeil dans les convictions
supercherie, de résolution des conflits, personnelles. En prime, tout au long du
l’empathie innée chez les primates, les livre, défile de manière ponctuelle une
thèmes de coopération, d’altruisme et bibliographie choisie et commentée.
d’équité chez divers types de grands Toutes les facettes de ces sujets multi-
singes. Jouventin, quant à lui, complète ples se retrouvent dans la présentation lim-
cette approche en révélant notre conver- pide de l’ouvrage actuel : les publications
gence écologique avec les prédateurs de Darwin sur le double mécanisme de la
sociaux et il rapproche donc l’espèce sélection et de l’évolution ; la pensée intime
humaine de celle des loups, non plus par la du savant, connue entre autres par sa cor-
métaphore de Hobbes mais par une réalité respondance privée dont il est présenté
biologique, notre espèce étant la seule pré- une analyse originale ; les distances qu’il
datrice parmi les primates. prend par rapport aux darwiniens et sur-
Selon Jouventin, le refus de compren- tout à l’égard de l’idéologie du darwinisme
dre l’homme à partir de sa nature animale, social, qui entonne le nouveau chant de
de ne voir qu’une différence de degrés par guerre du capitalisme : la survie du plus
rapport aux autres espèces, résulte de fort. On passe en revue les polémiques phi-
malentendus de diverses natures. Bien des losophiques, politiques, sociales et scienti-
jugements sont confinés à un mode de fiques. On identifie les idéologies cachées à
pensée binaire : nature-culture, inné-ac- travers les commentaires non scientifiques,
quis, animal-homme, etc. Les confusions les arguments ad hominem ; et des carica-
entre, par exemple, analogie et homologie, tures de Darwin ouvrent chaque chapitre.
sont fréquentes chez les non spécialistes. Jouventin juge que le bilan de « la
Car enfin et surtout, le champ de recherche gauche » n’est guère brillant car elle s’est
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LES LIVRES, LES REVUES, ETC. ● 191

engagée dans une voie sans issue en niant Darwin continue de déranger. Il a resitué
nos bases biologiques. Il déroule une série l’homme dans l’animalité : il n’y a vu
de citations marxistes qui feront jubiler qu’une différence de degré et non de
leurs adversaires. Et qu’en est-il des anar- nature. Il a bousculé une multitude de
chistes-communistes ? Fiers de l’apport de certitudes. Il a, malgré lui, alerté les maî-
Kropotkine sur l’entraide animale, ils ne tres à penser des divers courants de l’opi-
l’ont pas vraiment étudié et ils ont oblitéré nion publique. Et si le débat scientifique
le fait qu’il était lui aussi darwinien1. sur l’évolution est clos, celui sur la philo-
Demeure donc la question centrale : sophie morale qui découle de notre appar-
l’homme a-t-il quitté l’état animal ? Les tenance au règne animal s’ouvre, comme
ailes multiples du sentiment, de l’action, l’avait compris Kropotkine.
du langage, de la pensée et de l’art trans- S’il n’y a pas de différence « transcen-

Réfractions 33
portent-elles l’humanité loin de son destin dante » du genre humain par rapport aux
charnel, jusqu’aux aires mystérieuses autres espèces animales, dans quel champ
de l’illumination philosophique, esthé- définir le vocabulaire usuel des sciences
tique ou mystique ? Depuis la célèbre sociales, de l’éthique et de la philosophie ?
controverse de Valladolid et la querelle de Quelle est la portée des mots et des idées
l’animal-machine par Descartes, toute que l’on utilise ? Les exposés biologiques
identification avec les bêtes reste un sujet n’expliquent pas tout et les comparaisons
tabou pour beaucoup. La métaphore pro- sont toujours dangereuses. Certains
vocatrice de Richard Dawkins, titrant son termes, comme « équité, » « solidarité, »
ouvrage Le Gène égoïste2 suscita une levée peuvent-ils s’appliquer aux animaux au
de boucliers contre la sociobiologie. Le sens strict, sans métaphore, sans connota-
mélange des genres ne plaît pas à tout le tion anthropocentrique ? On demande à
monde, d’autant plus qu’on ne peut l’humanité de traiter équitablement cer-
oublier l’affreux amalgame utilisé par tains animaux, mais chercher si les poules
certains courants politiques. Comme l’écri- se traitent équitablement entre elles relève-
vait Derrida, « Le fascisme commence t-il du même registre ? Les animaux peu-
quand on insulte un animal, voire l’animal vent-ils « s’émanciper » dans le sens où les
dans l’homme. » anarchistes qui rejettent tout discours hu-
Ainsi, ce trublion que fut Charles maniste sur les « droits » ou « la morale »
définissent ce processus comme une auto-
1. Voir par exemple Renaud Garcia, « Nature organisation concrète, sans intermédiaires,
humaine et anarchie : la pensée de Pierre Kropot- qui s’exerce dans des actions directes ?
kine », Thèse de doctorat en philosophie, École
Normale Supérieure de Lyon/Université de Lyon, Quelle que soit la manière dont lec-
2012, 633 p. Un autre géographe anarchiste, Léon trices ou lecteurs se représentent le monde,
Metchnikoff, a aussi fait appel au facteur de l’en-
traide à la même date que Kropotkine. Cf. James voilà une belle occasion de quitter les idées
D. White, « Despotism and Anarchism. The Socio- convenues pour mieux chevaucher le tigre
logical Thought of L. I. Mechnikov, » Seer, vol. LIV,
de la vie.
no 3, july 1976, pp. 397-398.
2. Odile Jacob Poches, 2003 [1976]. Ronald Creagh
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