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Guillaume Goutte, Passeurs d’espoir, Et, comme l’écrit Daniel Aïache dans
réseaux de passage du mouvement La Révolution défaite (Noir & Rouge éd.,
libertaire espagnol (1939 - 1975), 2013) : « Il est peu probable que l’histoire
Les Éditions libertaires, se soit arrêtée, mais, peut-être, plus sim-
2013, 272 p. plement, l’histoire d’une certaine forme
de révolution et de l’utopie qui l’accom-
L’Espagne, parmi toutes les nations du pagne. »
monde, fut le pays où les anarchistes Devant les anarchistes espagnols de
s’avancèrent pratiquement le plus loin cette époque, et avec l’appui des régimes
dans la mise en place d’une société de fascistes d’alors, tant allemand, italien
justice sociale et de liberté ; entreprise qui que portugais, se leva une force militaire
se concrétisa, plus particulièrement après franquiste qui finit par mettre en déroute
1936, dans ce que l’on nomma les « col- non seulement les forces libertaires mais
lectivités » industrielles mais surtout également tout le courant républicain
agricoles. qui, par ailleurs, ne voyait pas d’un œil
C’est pourquoi pèse sur nous le poids très favorable les ouvriers et les paysans
écrasant de l’anarchisme espagnol ou, prendre en main leur destinée de façon
plutôt, d’une certaine conception de autonome ; de plus, on rappellera aux
l’anarchisme qui a envahi notre mémoire oublieux que les staliniens s’employèrent
historique et qui est à même d’anesthésier à saboter et à détruire ces expériences.
notre imaginaire de toute idée nouvelle Malgré la défaite, une résistance ne
et de toute autre façon de faire pour que s’avouant pas définitivement battue se
le monde change. Mais la jeunesse, si peu dressa. C’est le thème des Passeurs
respectueuse du passé et de l’expérience d’espoir, un livre de Guillaume Goutte.
des anciens, par son activité créatrice, ne Au nombre des premières opérations
manquera pas d’ouvrir d’autres portes. mises en place par ces irréductibles
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blement » en France alors que leurs frères déroulement même, les limites de l’acti-
et sœurs souffraient en Espagne ; parce visme libertaire et plus encore les lacunes
que − et ce n’est pas un moindre argu- d’un organisme “conspiratif” peinant à
ment − il leur fallait être à la hauteur de la gérer correctement ses entreprises ».
glorieuse Confédération nationale du tra- Si, pour la DI, « le recours à la vio-
vail de leurs pères. lence relevait de la nécessité, celle-ci
Guillaume Goutte nous donne devait être exercée […] avec le souci per-
quelques descriptions des passeurs − et manent de ne provoquer aucune victime
le lecteur salue leur courage et leur abné- innocente ».
gation − ; il nous décrit les conditions Guillaume Goutte rajoute que cette
souvent rudes des passages qui se termi- « “faiblesse” sur le plan opérationnel fut,
naient quelquefois par des fusillades et sur le plan éthique, la force de la DI
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des morts. puisqu’elle contribua à conforter l’idée,
Au début des années 1960, le flam- fondamentalement libertaire, qu’aucun
beau de la résistance sera repris en combat, même le plus juste, ne pouvait se
grande partie par la FIJL (Fédération mener à n’importe quel prix ». La DI sera
ibérique des jeunesses libertaires) qui officiellement dissous en 1965.
portait, néanmoins, un regard critique Franco meurt dans son lit en 1975.
sur l’aspect « romantique » et quelque Une transition démocratique se met dès
peu « désorganisé » de ses prédécesseurs. lors en place qui permet une sortie du
Aussi, l’action devenait l’affaire collective franquisme avec, en 1982, une première
de tout le Mouvement libertaire espa- alternance politique qui verra l’arrivée au
gnol, avec le rejet des braquages et avec pouvoir du Parti socialiste ouvrier es-
une préférence pour les effets média- pagnol de Felipe González.
tiques qui peuvent sensibiliser l’opinion La lectrice, le lecteur curieux de cette
internationale ; la suppression de Franco période et des enjeux de ce combat se
restant toujours à l’ordre du jour. procurera sans tarder l’excellent n° 47
Pour autant, les instances de direction d’À contretemps de décembre 2013
de la Confédération nationale du travail, (Fernand Gomez, 55, rue des Prairies,
malgré un soutien de façade, craignaient 75020 Paris). José Fergo, recensant l’ou-
que cet activisme n’amène le gouverne- vrage de Guillaume Goutte, y met en
ment français à interdire leur organisa- lumière une dimension qui n’oppose pas
tion. Ce qui fut le cas pour la FIJL en une histoire froide qui se veut objective
novembre 1963. à une histoire héroïque, militante, « plus
Un organisme spécial est cependant encline à manier l’émotion que le bilan ».
créé : la DI (Défense Intérieur) ; d’autres
actions sont projetées après l’exécution André Bernard
au garrot des militants Granado et
Delgado, mais cet activisme « révèle, écrit
Guillaume Goutte, également, par son
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leur portée et leur pertinence dans la froid dans le dos. Le dernier article est
situation actuelle. Trois d’entre eux da- plus tardif : en 1953, Rocker rappelle que
tent du début des années 1920 et énon- la révolution, comme changement radi-
cent, de la manière la plus claire et la cal de l’organisation sociale, doit être pré-
moins partisane possible, les dangers de parée par une longue expérience
confusions qui nuisent à l’anarchisme en répandue dans l’ensemble d’un peuple et
sapant involontairement ses principes es- par un changement en profondeur des
sentiels ou en le contraignant à l’impuis- manières de penser, et qu’elle doit le
sance dans la pratique. Le premier porte moins possible reposer sur la violence et
sur l’incompatibilité entre une fédération la contrainte si l’on veut éviter sa dégé-
de Conseils (dont il attribue la première nérescence en dictature ou en réaction.
impulsion aux anarchistes espagnols) et Il souligne que les textes théoriques qui
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une dictature du prolétariat. Le suivant appellent à la révolution ou à d’autres
signale le danger d’opposer la liberté in- formes de changement social ne sont
dividuelle à l’organisation de mouve- jamais intemporels mais correspondent à
ments de masse, à travers un parcours un contexte historique pour lequel seul
extrêmement éclairant des débats qui tra- ils sont pertinents. Dans notre époque
versaient depuis quelques décennies les « de réaction totalitaire, qui menace tous
milieux anarchistes, principalement en les droits et toutes les libertés qui furent
Allemagne mais aussi dans d’autres pays conquis péniblement en de durs com-
d’Europe. On ne peut qu’être frappé par bats », il prône l’unification de toutes les
l’éternel retour des mêmes enfermements tendances du mouvement social afin de
unilatéraux, des mêmes fétichismes de dépasser la crise culturelle inédite issue
mots magiques auxquels on s’accroche de la barbarie nazie puis du triomphe de
sans plus interroger leur sens, et des l’économie devenue une fin en soi.
mêmes tentatives de quelques-uns pour Aujourd’hui encore, comme à chaque
dépasser les fausses oppositions stériles moment de sa longue vie, Rocker stimule
tout en affrontant les vraies difficultés la pensée et éclaire l’action, et c’est drôle-
dans le choix des stratégies les mieux ment nécessaire.
adaptées à chaque circonstance. Rocker
réussit cet exploit de montrer qu’on peut Annick Stevens
mettre en pratique, sans contradiction, à
la fois Stirner et Bakounine. Le troisième
article décrit la transformation du natio-
nalisme traditionnel en fascisme, attirant
particulièrement l’attention sur son suc-
cès auprès des couches populaires, tout
en analysant en détail son utilisation par
les puissances étatico-économiques. Inu-
tile de dire qu’il est d’une actualité à faire
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d’un indéniable prestige dans la mou- de faire connaître au début des années
vance contestataire d’outre Pyrénées, 1990 en publiant deux brochures intitu-
Agustín García Calvo est probablement lées : Contre la Paix, Contre la Démocratie
le penseur le plus original et le plus créa- et Qu’est-ce que l’État. Signalons au pas-
tif de tous ceux qui ont agité la pensée es- sage que la prose d’Agustín García
pagnole au cours du dernier demi-siècle. Calvo, souvent cadencée comme un
Expulsé en 1965 de sa chaire à l’Uni- poème fait pour être dit plutôt que pour
versité de Madrid pour avoir attisé les ré- être lu, présente des difficultés de tra-
voltes étudiantes, et avoir inspiré le duction qui rendent bien méritoire le tra-
groupe des jeunes « Acrates », il ne la ré- vail réalisé par Manuel Martinez avec la
cupéra qu’à la mort du Dictateur, après collaboration de Marjolaine François.
un long exil à Paris. C’est de ce séjour en Vieille de vingt ans cette analyse cri-
France que datent des textes devenus cé- tique de la société du Bien-être n’a rien
lèbres tels que « La commune antinatio- perdu de son acuité et de sa justesse car le
naliste de Zamora » ou le « Communiqué démantèlement progressif de cette forme
urgent contre le gaspillage ». de société par l’État et le Capital n’altère
Pratiquant avec talent l’art de chemi- nullement la logique qui la soutient.
ner hors des sentiers battus, y compris Qu’elle soit plus riche ou plus pauvre ce
ceux qui serpentent le territoire anar- sont les mêmes principes qui continuent
chiste, il contribua à enrichir le discours à la guider. Analysant un monde
libertaire en mettant au pilori certains construit autour du Développement, du
poncifs trop rapidement assumés par Progrès, du Futur, du Bien-être, où le
cette pensée. Ainsi, par exemple il ne critère hégémonique est celui de la Ren-
craignait pas de prêter le flanc à l’incom- tabilité, García Calvo démonte minutieu-
préhension en argumentant « contre la sement et avec une lucidité implacable
solidarité » ou « contre la paix », car pour les mensonges sur lesquels repose au-
lui le seul discours capable d’échapper jourd’hui la domination : la Foi, le Futur,
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nous cessons de croire en ses mensonges, Calvo rejette donc la distinction classique
si nous renions de la Foi qu’il nous in- entre l’économie et la politique qui, en
culque et nous exige, il s’écroule immé- réalité, ne font qu’un. Il précise, à l’appui
diatement. de sa thèse : « l’Entreprise Privée et l’Ad-
Par exemple, le monde du Dévelop- ministration Publique se sont rappro-
pement repose sur une Foi dans le Futur chées à tel point qu’elles forment
qui nous tue lentement, car elle nous em- désormais une seule âme ».
pêche de vivre le présent et en détourne L’Individu, une autre des cibles vi-
les richesses pour les investir hors de sées par la critique de García Calvo, est
notre portée. Nous sommes condamnés, l’institution nucléaire de l’État, il subit le
et nous nous condamnons nous-mêmes, pouvoir mais il en est aussi l’agent. For-
à travailler sans relâche pour le Futur, en maté par l’État, mais imparfaitement for-
nous vendant sans cesse pour de l’Ar- maté, c’est dans ces imperfections que
gent. réside la possibilité de la dissidence et de
L’Argent est finement analysé par la rébellion. Une rébellion qui ne peut
García Calvo comme l’Abstraction par avoir, pour être authentique, ni pro-
excellence, comme la Réalité des réalités, gramme, ni futur, ni projet, et qui doit
« l’empire du Développement a besoin de surgir « d’en bas », c’est-à-dire de ce qui
la création de nécessités comme industrie continue de rester vivant par-dessous des
première, pour maintenir l’illusion selon Individus, et que García Calvo dénomme
laquelle l’argent peut satisfaire de telles « le peuple ».
nécessités », c’est pourquoi la société du Bien entendu, García Calvo se garde
Bien-être s’évertue à nous « faire croire bien de nous proposer une solution ou de
que ce qui est bon pour l’argent est bon nous offrir un programme d’action, il
pour les gens » mais en réalité nous lance plutôt une incitation à explorer à tâ-
n’achetons que des substituts, qui nous tons une issue tout à fait incertaine : « Il
font vivre une vie vide, « les biens du suffit de ne pas croire, de se laisser aller à
Bien-être ont le goût du vide », et ils nous ne pas croire, sans rien proposer, sans
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fie et que vouer sa vie entière à échanger neutres et de ne dépendre que de leur
de l’Argent d’une façon ou d’une autre bon ou mauvais usage, portent, gravés en
est sanguinaire, répugnant, et qu’en tant eux-mêmes, les fins qu’ils permettent
que peuple on ne peut pas le supporter ». d’atteindre.
Tout au long de ces pages denses et Tomás Ibáñez
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s’en prennent à ce qu’ils jugent être la dans un nouveau garant, la nature,
conception moderne (ou occidentale ou ne risque-t-on pas de secondariser la
chrétienne) de la nature humaine, dont ils dimension de la volonté politique, et de
soutiennent qu’elle est l’objet d’une natu- dénier la « capacité politico-instituante »
ralisation, d’une réification, voire d’une qui caractérise la modernité ?
déification »2. On retrouve dans les chapitres
Ainsi pour sortir de cette impasse, suivants cette centralité de la critique au
une des solutions serait de donner des progrès technique en tant que grille
droits à la nature. Il s’agirait de forger une d’analyse, et aussi les équivoques qu’elle
nouvelle anthropologie de la cohabita- entraîne.
tion homme /nature, qui dépasserait les Ainsi au plan politique, l’écologisme
catégories modernes du droit, où les se situerait en dehors des clivages clas-
humains sont des sujets de droits, et les siques : ni État, ni marché, à la fois cen-
choses, des objets de droits3. Ces droits de triste et libertaire. Il est dit-il, une
la nature sont envisagés comme « qua- alternative novatrice, un réformisme
trième » génération, après les droits de radical, qui se situerait donc du côté
d’une subjectivité émancipatrice, à l’écart
2. F. Flipo, Nature…, op. cit., p. 33. des libéraux et marxistes chez qui le pro-
3. Voir ci-dessus, mon article, « Repenser les grès des forces productives est considéré
rapports homme/nature… ».
4. En particulier il situe les écologistes
comme une puissance émancipatrice (et
comme plus proches de la critique de l’école de qui seraient donc aveugles au rapport réi-
Francfort à la raison instrumentale que des posi- fié à la nature qui est sous-jacent)4.
tions d’Heidegger sur la critique de la technique.
Mais il souligne l’importance de la prise en Bref l’écologisme se situe du côté de la
compte par ce dernier du problème ontologique, reconnaissance des minorités, des luttes
« le monde dans lequel nous sommes plongés
n’est pas “authentique” […] le mode instrumen- « post-matérialistes » surgies dans les
tal de relation au monde s’impose de manière il- année 1980, du refus des totalisations
limitée, sans qu’une valeur intrinsèque de la
et du maintien d’un « conflit central » qui
nature puisse lui être opposée ». F. Flipo,
Nature..., op. cit., pp. 128-129. organiserait visions du monde et priorités.
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Les analyses concernant l’économie c’est un « grand récit », voire une science.
ne lèvent pas totalement les ambiguïtés Cet aspect est examiné dans la dernière
évoquées. Certes, la critique de la logique partie : on retrouve la question de l’uto-
du profit, de l’homo oeconomicus moderne, pie d’un autre monde, qui « engage
du modèle de la raison instrumentale et moins des enjeux économiques que des
utilitariste qui gouverne le sujet « domi- relations relatives à la science et à la reli-
nateur » de la nature, toutes ces positions gion »6.
peuvent être partagées ; de même que la F. Flipo reconnaît volontiers que la
critique de la prétention de la modernité critique faite aux écologistes est de mettre
à incarner l’universel, alors qu’elle est un en cause la modernité au risque de mettre
particularisme hypostasié. à mal ses aspects émancipateurs ; en effet
Mais au-delà de ces généralités, la la liberté et la rationalité modernes se
nature de l’anticapitalisme des écolo- sont construites contre les tentatives de
Recensions
gistes présenté ici pose des questions. naturaliser la condition humaine, qui a
Certes, le constat que les lieux et rapports toujours été un obstacle à une émancipa-
de domination ont une relative autono- tion chèrement conquise.
mie, que la contradiction capital-travail Pour poser différemment la question,
se déplace dans ses lieux et formes est im- il convient selon lui de repenser le par-
portant. Tout cela s’inscrit du reste dans tage entre science et religion, et en un
les mouvements de pensée et de luttes sens, de « re-sacraliser » la nature.
depuis 40 ans. Mais si l’idée que la nature F. Flipo reconnaît l’ambiguïté de cette
n’est pas faite pour être exploitée par position, de ce ré-enchantement, mais il
l’homme entraîne l’abandon du primat précise que pour les écologistes, la « ra-
des problématiques du travail5, c’est bien tionalisation » du monde lié au désen-
toute la question sociale qui risque d’être chantement pose problème non dans
secondarisée ; quelle est alors la valeur de l’aspect « sécularisation » pourrait-on
rupture du « ré-encastrement » de l’éco- dire, mais parce qu’elle détruit les éco-
nomie dans le social, de la mobilisation systèmes et opprime les humains. Que la
de l’idée d’économie sociale et solidaire, modernité ait « sacralisé » la croissance
ou de celle du « don » si la lutte contre ce en en faisant un objet de croyance parta-
qui fonde la logique du profit n’est plus gée, qu’elle ait érigé sa rationalité écono-
prioritaire ? mique en quelque chose « d’extérieur »
Ces questions restent ouvertes ; pour aux humains, d’intouchable, est une
F. Flipo ce qu’il manque à l’écologisme, chose ; mais la critique de ce (déplorable)
état de fait ne passe-t-elle pas par une re-
5. Bien sûr l’énoncé de ce primat ne signifie pas articulation de la science et de la religion ?
une méconnaissance des très profondes mutations
qui ont affecté la structure des classes sociales, ni Car ce n’est pas parce qu’aujourd’hui,
les effets de l’informatisation sur la définition des l’économie (via la logique du marché) et
postes de travail etc. Ni non plus l’idée que le main-
tien de l’emploi doit tout justifier.
la techno-science se présentent comme
6. F. Flipo, Nature… op. cit., p. 252. extérieures aux humains, immuables,
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blème de l’auto-limitation est bien réel oublieux de deux choses : sans lutte
et difficile. Mais ici, il se traduit par une contre le capitalisme dans ses formes
oscillation entre le ré-enchantement et actuelles, rien ne pourra changer dans le
un retour à la position morale issue de sens d’un respect de la nature ; et le
Locke, (ne pas s’approprier à l’infini la recours à des garants extérieurs (morale,
nature, car cela nuit à autrui), ou de Kant. vertu, nature) sera toujours un danger
On retrouve la logique procédurale chère menaçant l’autonomie politique.
aux libéraux. Monique Rouillé-Boireau
économique et politique englobant, sans exclus, les dépossédés, les marginaux, les
les séparer, « tous les registres de l’exis- indigènes, les femmes, les sans-toit, les
tence ». sans-terre, les sans-travail, les sans-droits,
Actuellement, le zapatisme semble etc., avec aussi ces prolétaires qui se
vouloir se caractériser comme une résis- contentent de ce qu’ils ont grappillé et
tance au capitalisme néolibéral ; si les avec des paysans dont le nombre a sé-
zapatistes orientent leur lutte contre le rieusement diminué, du moins dans nos
néolibéralisme, ce « fils du capitalisme pays occidentaux.
national », ils ajoutent que c’est une lutte Il nous paraît maintenant que le sujet
« pour l’humanité » car on ne peut pas de l’Histoire ne peut donc plus être qu’un
défendre l’être humain en acceptant le acteur multiple ; et Baschet met en paral-
monde tel qu’il est. lèle la notion de « multitude » de
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Pour Baschet, « si le discours zapa- M. Hardt et A. Negri avec ce que les
tiste est en avance sur la réalité, c’est zapatistes nomment la « société civile » :
parce qu’il prétend la transformer dans l’humanité, en son entier, deviendrait
un contexte peu propice, avec des alors le nouveau sujet révolutionnaire.
moyens limités et par un chemin incer- On pourra s’étonner que Baschet,
tain et encore indéfini. C’est pourquoi le dans son exposé de l’expérience zapatiste
zapatisme se présente lui-même comme aux accents anarchistes incontestables
un effort sans cesse recommencé et jamais − si l’on excepte la défense de l’État
abouti ». national contre le néolibéralisme −, ne
Les zapatistes ne sont pas antiélecto- donne jamais de références libertaires
ralistes, mais, pour eux, « la démocratie mais que l’ensemble baigne dans une
électorale n’épuise pas la démocratie », analyse marxiste (je ne crois pas avoir lu
celle-ci « doit aller au-delà de la démo- une seule fois le nom de Flores Magón).
cratie électorale ». « La démocratie est Ce que l’auteur accorde dans la postface :
l’exercice du pouvoir par les gens tout le « Je dois admettre que la présentation
temps et en tous lieux. » peut en paraître déséquilibrée, dans la
Pour les marxistes et quelques autres, mesure où une possible filiation libertaire
ce sont les prolétaires, seul acteur social, n’y est nullement évoquée. »
seul sujet de l’Histoire, qui avaient pour Quand, le 1er décembre 2000, le prési-
mission de transformer le monde. On sait dent Zedillo du Parti-État priiste laissa la
que cette confiance mise dans le proléta- place à Vicente Fox, les zapatistes déci-
riat pour nous libérer s’est évanouie au dèrent, par une marche sur Mexico, à
vent du temps qui passe. visage découvert, de s’avancer ainsi sur
Baschet écrit que « la planète néolibé- le « terrain de l’action politique civile »,
rale est aujourd’hui une machine folle qui offrant le dialogue et la paix par des
tourne au bénéfice de la plus dérisoire gestes publics d’autodésarmement. Si
des minorités », soit moins de 1 %. Le cette marche fut un succès pour les zapa-
« nouveau prolétariat », ce serait tous les tistes, le gouvernement la récupéra avec
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la ferme intention de ne rien changer aux une bonne image de cette résistance au
choses, de les laisser en l’état. néolibéralisme, le petit livre de Guil-
On saluera et on observera avec force laume Goutte, Tout pour tous, à l’avant-
bienveillance cette expérience révolution- propos plus que bienvenu et pertinent,
naire, sans doute non exportable, mais sera pour les gens un peu pressés une
grandement porteuse d’enseignements. excellente entrée en matière.
Si l’ouvrage de Jérôme Baschet donne André Bernard
Classes sociales écrite par Alain Bihr, bien férence entre la famille Tata et l’aborigène
connu des lecteurs de Réfractions. Une végétant dans une de ces forêts pro-
notice concerne la détention. Elle donne fondes de l’Orissa ? En ce qui concerne la
l’impression que le problème se limite au Chine, que dire de cette notice ? Il n’y a
nombre de mètres carrés d’une cellule. pas mention de l’existence d’une bureau-
Penser la détention sans penser la situa- cratie tentaculaire aussi bien produite par
tion des gardiens qui y vivent quarante l’État que par le Parti. Il faut attendre la
années de leur vie est une des erreurs, fin de l’article pour voir apparaitre le mot
graves, de tous ceux qui se sont penchés communiste.
sur ce problème. La dernière phrase mériterait pour le
Deux pays ont l’honneur d’une no- moins un point d’interrogation quand
tice, probablement du fait de leur impor- elle dit que « le XVIIIe congrès a réitéré
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tance démographique, les autres étant l’objectif de lutter contre l’accroissement
traités plus globalement. Il y a la Chine et des inégalités. » Mieux vaut en rire qu’en
l’Inde. Le premier paragraphe laisse en- pleurer. Limiter l’intérêt de ce diction-
tendre que si inégalité il y a en Inde il faut naire à la critique de ces deux notices se-
en amender sa vision. Quand à la troi- rait une erreur. Pour ceux qui sont
sième phrase on lit que « le pays est doté intéressés, concernés, par l’inégalité
d’un gouvernement fort et démocratique croissante de ce monde, il fournit des in-
qui agit contre certaines formes d’inéga- formations, donc des armes incontourna-
lités » on se demande si on rêve, les der- bles. Zygmunt Bauman dans son dernier
nières élections « démocratiques » ayant ouvrage, Les riches font-ils le bonheur de
mis au pouvoir une majorité hindouiste tous ?, dit que la question de l’inégalité
fanatique. Ce qui est heureusement est revenue au centre de l’intérêt public
avancé dans les paragraphes suivants ne et suscite des débats passionnés. Ce dic-
tendra dans les temps qui suivent qu’à tionnaire le prouve.
s’aggraver. Qui aura une calculette suffi-
samment complexe pour mesurer la dif- Pierre Sommermeyer
L’ouvrage essaie d’évaluer au plus près mana, qui avait été le déclencheur du
le rôle exact de l’armée française. Bien génocide, l’implication directe des mili-
que le discours officiel ne fasse état que taires est fortement soupçonnée. « Quel
d’une « aide » de l’armée française aux que soit l’auteur de l’attentat, il est vrai-
forces armées rwandaises, aide opéra- semblable écrit F. Graner, que l’armée
tionnelle temporaire et non participation française en connaît l’identité, et a eu
directe, l’analyse des propos des officiers connaissance des préparatifs. En 1992-
établit une différence entre les « ba- 1993, selon le général qui les dirige, « les
taillons », qui ne participent pas au com- services de renseignements français […]
bat, et « les gars » que l’on retrouve dans étaient parmi les mieux, voire les mieux
des opérations ponctuelles violentes. De informés de la situation au Rwanda » (p.
même, si les officiers français ne com- 87). L’armée française a fait une enquête
mandent pas l’armée rwandaise, il y a jamais publiée sur cet attentat. Toujours
néanmoins une hiérarchie parallèle fran- est-il que l’opération Amaryllis qui va
çaise qui « colle « à la hiérarchie militaire suivre débute le 8 avril par la prise de
rwandaise. De plus l’armée est informée l’aéroport de Kigali aux fins d’évacuation
des pogroms en cours de 1990 à 1993, et des ressortissants européens, et les mili-
malgré les dénis officiels, les propos de taires français repartent le 12 avril… lais-
certains officiers montrent que les Fran- sant secrètement une ou deux dizaines
çais arment et entraînent les forces d’hommes.
armées rwandaises qui répriment non Et sur le génocide qui s’en est suivi,
seulement le FPR, mais qui massacrent les propos des officiers français attestent
des civils tutsis. De même, l’armée rwan- que « la simultanéité, la violence et l’am-
daise ne fait jamais de prisonniers, les tut- pleur des massacres attestent de leur pla-
sis sont tout de suite exécutés et les nification de longue date » (p. 79). Il est
militaires français n’interviennent que aussi avéré par les mêmes sources que
très rarement pour faire appliquer les l‘armée française savait que les autorités
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rwandaises distribuaient des armes aux à appliquer à tout conflit se passant dans
milices, et ont laissé la radio des « Mille des ex-colonies. C’est dans ce cadre que
Collines » déverser sa propagande hai- l’armée a identifié tous les Tutsis au FPR,
neuse. L’ampleur et la cruauté de l’exter- et l’a positionné comme un mouvement
mination ethnique est donc largement déstabilisateur à éliminer, dans une réa-
connue des officiers français dès son ori- lité autrement plus complexe.
gine. Il n’est donc pas étonnant que, Dans toute la façon dont a été
quand le génocide a commencé, la France conduite cette affaire, Fr. Graner inter-
n’ait pas fourni à l’ONU un contingent si- roge aussi l’influence de l’armée sur le
gnificatif de maintien de la paix pour pouvoir politique. Pour les opérations
s‘opposer aux massacres. Et le recoupe- militaires, en Afrique spécialement, le
ment des propos opéré ici montre que chef d’État-major des armées est un ac-
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l’armée française a soutenu les militaires teur décisif, qui définit les programmes
rwandais dans leurs massacres. et les concepts, observe-t-il. Et le souhait
De même l’opération Turquoise, juin- des militaires est de placer la politique
août 1994, n’a été qu’une façade humani- extérieure de la France en dehors des
taire : elle visait en fait, face à l’avancée luttes partisanes et des turbulences élec-
du FPR, à protéger les génocidaires alliés torales (p. 189). Pour lui, les officiers fran-
de la France. Et les propos des officiers çais ne se contentent pas d’être des
visant à se légitimer de ne s’être pas exécutants, et les années 1990-1994 ont
interposés et d’avoir mal protégé les Tut- marqué un tournant dans leur participa-
sis qui étaient dans les camps, les accu- tion aux prises de décision.
sent de façon accablante. De même les L’auteur conclut que déjà en 1994, les
militaires français ont aidé à l’ évacuation documents et témoignages publiés éta-
du gouvernement génocidaire et n’ont blissaient l’accusation de complicité d’of-
pas désarmé les tueurs. La hiérarchie mi- ficiers français dans le génocide des
litaire reconnaît aussi avoir manipulé les Tutsis, et il précise même le rôle particu-
journalistes pour maîtriser la communi- lier joué par certains d’entre eux, en liai-
cation sur l’opération Turquoise. son du reste avec les plus hautes autorités
La lecture de cet ouvrage, fruit d’une politiques. Avec ce livre, c’est une page
recherche approfondie et documentée au très noire de l’histoire française qui nous
plus près, est assez terrifiante. De nom- est donnée à voir. Les décisions prises y
breux exemples sont donnés, et le constat suivent en effet une logique claire, et ne
est plus qu’accablant. résulte pas d’un engrenage inéluctable.
Mais ce qui s’est passé au Rwanda a Ce qui ne rend pas optimiste…
été possible pour une part par l’idéologie
de l’armée, qui glorifie toujours la coloni- Monique Rouillé-Boireau
sation, et a gardé des « guerres d’indé-
pendance » au Vietnam et en Algérie les
méthodes de guerre contre–révolutionnaire
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d’une guerre d’empires et l’adhésion plus queuses. Certes, ce n’était pas gagné : les
ou moins enthousiaste à la mobilisation journaux comme les rapports de police
nationale. Ce petit livre fait partie des di- décrivent l’ampleur des manifestations
verses tentatives de reconstitution des patriotiques, surtout en Allemagne, et les
journées décisives, dont il retrace les évé- forces de répression croissantes que les
nements jour par jour, parfois heure par États opposent aux mobilisations ou-
heure, à partir des éditions des grands vrières et internationalistes. Cependant,
quotidiens français et allemands, com- les adhérents aux grosses centrales se
plétées de témoignages et documents comptaient par millions, et l’agitation
publiés postérieurement. prolétaire était tellement ardente qu’il ne
L’auteur utilise particulièrement le manquait manifestement plus qu’une di-
Vorwärts, organe du Parti social-démo- rection commune pour unir toutes ses
crate allemand, et La Bataille syndicaliste, forces vers le même objectif. Au lieu de
quotidien de la CGT française, mais cela, un congrès des directions syndi-
aussi, bien sûr, L’Humanité et plusieurs cales, réunissant entre autres le secrétaire
publications syndicalistes allemandes. Ce de la CGT, Jouhaux, et celui de la Fédé-
procédé permet de faire apparaître clai- ration syndicale internationale, Legien, a
rement que les plus grands journaux so- lieu le 28 juillet, et aucune action com-
cialistes et syndicaux se sont abstenus mune n’est même évoquée. Le lende-
d’appeler à la grève générale, au sabo- main, le Bureau international des partis
tage, ou à la paralysie des fabriques d’ar- socialistes se réunit à Bruxelles, et la pro-
mements, alors qu’ils en avaient annoncé position de prendre en commun des
l’intention à plusieurs reprises lorsque le « mesures contraignantes » est refusée
conflit balkanique menaçait déjà de par... Jaurès, sous prétexte que ce serait
s’étendre, et alors que certaines publica- une « décision administrative » en l’ab-
tions de petites centrales syndicales réi- sence de l’assentiment de l’ensemble du
téraient ces appels. En outre, en exposant prolétariat socialiste international. On
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Réfractions 33
cun se sentant en droit de revendiquer la sistance du sentiment patriotique dans les
légitime défense et d’éviter la responsa- masses populaires, de l’autre. Mais il a au
bilité d’être l’agresseur. moins essayé de résister. »
Une fois ces étapes franchies, tout
aussi inexorablement les députés socia- Connaître l’histoire pour ne pas la
listes de tous les camps voteront unani- répéter... Sans vouloir ni réduire la com-
mement les crédits de guerre (alors qu’ils plexité des interactions ni négliger les dif-
s’étaient mutuellement engagés à voter férences entre les époques, sans pouvoir
contre) et appelleront les travailleurs à aucunement garantir qu’une plus forte
l’effort de guerre, puisque désormais il tendance révolutionnaire et internationa-
s’agit de ne pas affaiblir le pays contre liste aurait sauvé les peuples de leur écra-
l’ennemi. À l’enterrement de Jaurès le 4 sement, nous avons en tous cas quelques
août, le discours de Jouhaux est un brûlot confirmations de ce dont il faut le plus se
patriotique acclamé par toute la clique méfier.
réactionnaire. Chez les militants, la peur Annick Stevens
Pippo Gurrieri, L’anarchie expliquée à fois (et encore moins la dernière peut-on
ma fille, Lyon, ACL, 2014, 71 p. penser) que des militants libertaires s’at-
tellent à cette tâche difficile d’expliquer le
Hasard du calendrier, deux ouvrages pa- plus pédagogiquement possible ce qu’est
raissent simultanément, tous deux pour l’anarchie... une tâche d’autant plus in-
expliquer l’anarchie qui à son père (Tho- dispensable à conduire à bien dans un
mas et Francis Dupuis-Déri, édité chez monde qui n’a de cesse de minorer, de
Lux) et qui à sa fille. Au Jeu des sept démolir, de galvauder, de travestir cette
familles, nous nous intéresserons cette belle idée.
fois-ci à la fille plutôt qu’au père ! Si elle est redoutable, l’entreprise n’en
Ce n’est cependant pas la première est pas moins insurmontable, ainsi que le
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prouve le bref ouvrage de Pippo Gurrieri, bâtons rompus, « notre » jeune ingénue
cheminot et militant anarchiste, anima- (mais non dépourvue de malice et de
teur des revues Sicilia libertaria et Clan- perspicacité) se rendra compte « comme
destino ainsi que la maison d’édition il est difficile de bâtir une vraie société
Sicilia Punto L. libre ; c’est pour cela que beaucoup de
Le prétexte en est simple : un CD monde préfère ne pas se poser de ques-
anarcho-punk prêté à une fille pousse tions et s’adapter à la vie de tous les jours,
cette dernière à dialoguer avec son père se résigner... »
sur ce qu’il en est des anarchistes et de En résumé un petit livre fort agréable
leurs foutues idées.Tranquillement, papa à lire, et qui débouche sur une envie ou
militant va s’emparer du questionnement plus exactement « une faim de liberté »
de sa fille (qui est-elle d’ailleurs : un vrai qui s’empare (presque à son insu) du lec-
personnage ? un artifice littéraire ?) pour teur, charge à ce dernier de la satisfaire
Recensions
Réfractions 33
modernité. Néanmoins, les deux textes sociaux révolutionnaires ?
ne se situent pas exactement au même Eduardo Colombo reproche aux
niveau de discussion. Celui de Tomás conceptions post-structuralistes d’avoir
Ibañez privilégie une réflexion sur l’anar- détruit la possibilité théorique d’un sujet
chisme à partir des mouvements actuels politique révolutionnaire en attaquant
de contestation qui se font jour dans dif- l’idée même de sujet. En outre, lorsque
férentes zones de la planète. L’exposition Michel Foucault entend redonner une
des caractéristiques plus philosophiques pertinence à la notion de sujet, dans la
de la postmodernité est repoussée à la fin dernière partie de son œuvre, il le réduit
de l’ouvrage sous forme d’addenda qui au « souci de soi ». Une telle centration
permettent au lecteur peu averti des dis- apparaît à Eduardo Colombo comme
cussions théoriques en philosophie post- entretenant une proximité avec la priva-
structuraliste de s’initier à celles-ci. tisation de l’individu dans l’idéologie
L’ouvrage d’Eduardo Colombo présente, néolibérale. En outre, la postmodernité
pour sa part, un enjeu nettement plus effectue une critique de tous les méta-
polémique visant à montrer les limites récits d’émancipation au profit de la
des approches dites postmodernes. Au- multiplicité. La postmodernité théorique
delà de ces différences dans les modes serait ainsi conduite à dénoncer comme
d’approche du sujet traité, on peut se de- totalitaires tous les projets de transfor-
mander ce qui sur le fond oppose les mation révolutionnaires globaux.
deux auteurs. Cela dit, force est de constater qu’avec
les Printemps arabes, la notion de révo-
LA QUESTION RÉVOLUTIONNAIRE lution, qui semblait reléguée dans les pla-
DANS LA POSTMODERNITÉ cards des vieilles utopies historiques, a
connu un regain d’actualité. Tomás Iba-
Eduardo Colombo dans son ouvrage at- ñez rappelle que justement des drapeaux
taque les théories issues de la post- noirs ont été présents en Egypte sur la
modernité en leur reprochant de rendre place Tahrir ou en Turquie sur la place
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Taskim. Mais, on peut constater aussi que car si le pouvoir est inhérent à toute rela-
les mouvements des Indignés sur la place tion humaine, cela conduit à ne plus pou-
de la Puerta del Sol ou place Syntagma en voir distinguer le « pouvoir sur »
Grèce n’ont pas abouti à des mouve- (pouvoir contrainte) et le « pouvoir de »
ments d’insurrections révolutionnaires. (pouvoir capacité). Cela signifie en outre
Ainsi, si lors des printemps arabes des que le pouvoir contrainte ne peut plus
anarchistes ont pu être présents, si cer- être éradiqué. Enfin, cela veut dire que
tains contestataires pouvaient avoir une l’on ne peut plus réellement distinguer
sympathie pour les idées et les modes entre oppresseur et opprimé.
d’organisation libertaire, il faut bien Par conséquent, pour Eduardo
accepter le fait que le poids des forces Colombo l’anarchisme repose sur un
religieuses réactionnaires était incompa- noyau d’idées qui fait son identité et sa
rablement plus influent. cohérence, tout en se modifiant à travers
Recensions
Réfractions 33
la manière dont Foucault a pensé le pou- unité qui ne se dit que du multiple. Or
voir. comme le reconnaît Tomás Ibañez lui-
même, le néo-anarchisme présente des
EPISTÉMOLOGIES DE L’ANARCHISME continuités avec ce que Gaetano Manfre-
donia appelle l’éducationnisme réalisa-
Ces questions de philosophie politique teur. Il y a eu depuis le XIXe siècle, au sein
sont en réalité indissociables de positions de l’anarchisme, des courants qui se sont
épistémologiques. Ainsi Tomás Ibañez attachés à transformer la vie quotidienne
plaide pour un anarchisme qui adopte plutôt que de viser une insurrection de
une épistémologie relativiste et qui consi- masse. De fait, le relativisme de Tomás
dère la vérité comme l’effet d’un jeu de Ibañez doit sans doute le conduire à
langage et récuse ainsi le réalisme épisté- admettre la persistance aux côtés du néo-
mologique. Or pour Eduardo Colombo, anarchisme d’autres formes de l’anar-
c’est justement l’épistémologie postmo- chisme. Doit-on les considérer alors
derne, s’appuyant sur une fragmentation comme des archaïsmes dogmatiques
du savoir, qui pose l’existence de jeux de voués à disparaître ? Peut-être faut-il
langage incommensurables entre eux, qui considérer que cela fait partie de la mul-
constitue un obstacle même à une trans- tiplicité inhérente à l’anarchisme dont la
formation générale du système d’oppres- vitalité tient également aux contradic-
sion capitaliste. tions théoriques internes qui opposent
Il est possible de se demander en ceux qui se revendiquent de ce mouve-
définitive si le débat entre modernité et ment. C’est ce qu’illustre d’ailleurs le col-
postmodernité peut être analysé comme lectif de Réfractions avec la co-existence en
une simple opposition diachronique au son sein de multiples conceptions de
sein du mouvement anarchiste. En effet, l’anarchisme et qui évite ainsi le dogma-
on peut certes considérer que la période tisme, fût-il néoanarchiste. Il faut sans
du XIXe siècle à la fin du XXe siècle a cor- doute pour qu’une identité anarchiste
respondu à un certain état du système perdure à travers le temps, qu’il y ait des
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constantes, mais pour qu’elle reste même ? Comment changer pour s’adap-
vivante, qu’elle soit capable de changer. ter et ne pas périr, sans perdre une fidé-
La question philosophique et politique lité à soi-même : c’est sans doute le défi
est alors de savoir, comme pour l’identité que doit être capable de relever le mou-
individuelle : comment l’anarchisme vement anarchiste.
peut-il changer tout en demeurant lui- Irène Pereira
Sur les institutions Michel Feynie nous montre que ces dis-
cours servent de leurres sans aucun effet
À la mémoire de Djamel Guerid pratique, des gesticulations, voire la jus-
(1943-2013) tification de la gabegie. Enfin, pour que
ce qui se passe ne se sache pas, il est im-
Recensions
ne servent qu’à cacher la réalité. Il reste grande entreprise publique ou une im-
un dernier obstacle à la connaissance des portante agence de communication. (Seul
institutions, leur balkanisation interne Guerid vient de l’extérieur, mais c’était en
qui empile en leur sein des domaines im- Algérie.) Ils ne rendent compte que de
perméables les uns aux autres, un prési- leur expérience professionnelle, de leurs
dent n’est ni un professeur, ni un activités dans l’institution dont ils ont fait
étudiant, un cadre n’est pas un ouvrier et partie plus ou moins longtemps. Surtout,
chacun a des problèmes et des solutions aucun ne prétend parler pour les autres,
spécifiques qui ne circulent pas entre eux, élargir leurs constatations, généraliser.
d’un atelier à l’autre, d’un service à Chacun ne montre que ce qu’il connaît
l’autre, d’une division à l’autre. Seules les personnellement, par ses enquêtes et par
petites institutions accèdent à la connais- son proche entourage. Il n’imagine
Réfractions 33
sances de tous. Voilà pourquoi ils aiment aucune donnée, n’effectue aucune projec-
tant les grandes faites pour répandre tion, généralisation ou même comparai-
l’ignorance . son. Ils n’affirment que ce qu’ils peuvent
Aux publications antérieures de di- prouver, refusant donc toute spéculation.
verses enquêtes sur des entreprises (Both, La discipline qui autorise des recherches
Feynie, Guerid...) s’ajoutent récemment, aussi exigeantes, celle dans laquelle ils
chez un même éditeur, deux témoi- s’inscrivent, donne « une connaissance
gnages, l’un consacré au travail dans une livrée de l’intérieur d’un monde social
grande surface par un salarié, l’autre à la saisi à une échelle microscopique » selon
direction d’une Université par un ancien la définition d’Althabe (1998 : 37). Elle
président. Nous accédons ainsi à des in- s’appelle anthropologie.
formations de première main générale- Comme elle révèle justement ce qu’il
ment difficiles à obtenir pour les raisons convient de cacher, comme nous venons
déjà présentées. Issus de l’intérieur de le voir, on comprend alors mieux
même, les uns du haut, les autres du bas, l’hostilité qu’elle peut rencontrer dès
ces témoignages apportent de nouveaux qu’elle cesse d’être instrumentalisée, dès
documents dans le monde savant et de la qu’elle ne sert plus à justifier des poli-
belle matière pour comprendre le fonc- tiques ou des objectifs définis en dehors
tionnement des institutions alors qu’elles d’elle. On comprend aussi mieux le re-
sont si proches de nous mais si peu cours de plus en plus répandu aux « ap-
accessibles à la connaissance et à la pels d’offre » ou aux « postes fléchés »
réflexion. afin de donner aux politiques le choix des
Comment tous les auteurs évoqués sujets d’enquête. Ceux qui les dérangent
ont-ils fait pour accéder à l’intérieur si ja- ne sont pas proposés ou confiés à des dis-
lousement gardé? Simplement, le prési- ciplines moins scrupuleuses.
dent a été président d’université, le En rupture avec la rigueur annoncée,
salarié a travaillé dans une grande sur- à l’efficacité proclamée, Guerid constate
face, les cadres avaient ce statut dans une lui aussi que « cette rationalité dans la
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par souci pervers et constant de garder la sentiel n’est pas le montant des salaires
maîtrise de ses subordonnés, s’ingénie à mais la maîtrise des subordonnés. La so-
désorganiser le travail » (Casset, 2014 : ciété se présente alors comme un im-
109). Ces quelques mots donnent la syn- mense bagne mené par tout un système
thèse des résultats de toutes les enquêtes de commandements hiérarchisés chargés
sur les pratiques dans des institutions de contrôler de la façon la plus étroite
étudiées, la désorganisation du travail possible l’immense armée des salariés. Le
des subordonnés et la cause cachée de « capitalisme » n’est pas un mode de pro-
tous ces dégâts, « garder la maîtrise » des duction économique mais un système
salariés. Les unes comme les autres, les coercitif de contrôle des personnes. Parmi
diverses enquêtes ou témoignages qui, les dispositifs d’asservissement utilisés, il
loin des compilations approximatives, y a bien sûr le salaire mais surtout la dés-
n’utilisent que des sources de première organisation du travail qui déstabilise les
main, nous permettent d’apprécier la va- ouvriers ainsi interdits de se réaliser dans
lidité de cette affirmation frappante. leur activité alors qu’ils n’ont que ce
Même si Casset formule le mieux la si- désir, cette ambition, cet espoir. La di-
tuation que tous vivent, cette conclusion mension institutionnelle de contrôle joue
est induite par les six enquêtes dans les un rôle essentiel dans les mécanismes
lieux les plus divers dont je rends d’oppression.
compte. Mais alors pourquoi le salaire est-il
Les conséquences de ces constata- toujours mis en avant dans ces situations,
tions bouleversent la vision dominante tant par les salariés que par les direc-
du monde (social). En effet, nous ne tions ? Il devient ce qu’Althabe appelle
pourrons plus voir les conflits sociaux une « édification idéologique », « matrice
(c’est-à-dire ceux qui se passent dans les imaginaire partagée par différents ac-
entreprises) comme l’expression d’anta- teurs antagonistes » (Althabe 1997 : 143).
gonismes nés de la concurrence pour Interrogé sur la question, un des auteurs
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des livres étudiés, Jean Casset, m’a ré- différente et je ne réclame, en ce moment,
pondu que l’on s’arrange avec le SMIC que le droit de le regarder d’une autre
mais pas avec des conditions de travail, façon que la leur.
insupportables. Cela signifie que les com-
bats pour l’augmentation des salaires et
les victoires remportées accompagnent Bibliographie
mais n’atténuent pas l’horreur du
contrôle et de la désorganisation. En re- ALTHABE, Gérard, Les fleurs du
vanche patrons et salariés se disputent Congo, Paris, L’Harmattan, 1997.
sur le montant des rémunérations, ce qui ALTHABE, Gérard & SELIM, Mo-
a pour effet de laisser en l’état l’objectif nique, Démarche ethnologique au présent,
ultime, la « maîtrise des subordonnés ». Paris, L’Harmattan, 1998.
Réfractions 33
Il ne s’agit pas de refuser ou même de né- TRAIMOND, Bernard, L’économie
gliger les actions en faveur de l’augmen- n’existe pas, Lormont, Le Bord de l’eau,
tation des revenus mais simplement de Documents, 2011.
constater que si c’est mieux que rien, là
n’est pas l’essentiel. On ne peut que la Ouvrages examinés
considérer comme un leurre chargé de
détourner le regard des opprimés vers BOTH, Anne, Les managers et leurs dis-
des combats secondaires pour mieux or- cours. Anthropologie de la rhétorique mana-
ganiser leur contrôle, but essentiel des gériale, Pessac, Presses Universitaires de
patrons. Bordeaux, Etudes culturelles, 2007.
Ce détournement ne se déploie pas BRUN, Patrick, De la renonciation
seulement à l’échelle microscopique, comme acte politique. Chronique d’une prési-
celui d’un rayon d’une grande surface, de dence d’université : Bordeaux II, 2009-2012,
cadres d’entreprise ou de la présidence Le Bord de l’eau, Documents, 2013.
d’une université. Il va jusqu’à déterminer CASSET, Jean, Le chiffre d’affaires,
l’ensemble des décisions des instances Lormont, Le Bord de l’eau, Des mondes
nationales et internationales au travers ordinaires, 2014.
d’une discipline, l’économie politique, et FEYNIE, Michel, Les mots du manage-
d’un objet polymorphe et indécelable, ment. Chronique anthropologique d’une
l’économie. Ailleurs, j’ai dénoncé cette entreprise publique, Lormont, Le Bord de
usurpation (Traimond, 2011) qui a au l’eau, Des mondes ordinaires, 2010.
moins deux effets : d’une part, elle nous Le « as if management ». Regard sur le
fait lire le monde au moyen des catégo- mal-être au travail, Lormont, Le Bord de
ries des banquiers et, d’autre part, consé- l’eau, Des mondes ordinaires, 2011.
quence, elle justifie les décisions des GUERID, Djamel, L’exception algé-
gouvernements prises selon leurs inté- rienne. La modernisation à l’épreuve de la
rêts. Nous qui ne sommes pas des ban- société, Alger, Casbah Editions, 2007.
quiers, nous voyons le monde de manière
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Réfractions 33
Ronald Creagh, Les Zanars. T. I. Aldine, il discute avec eux d’économie, d’autono-
Lyon, Atelier de création libertaire, mie. Là, il semble bien qu’Adeline soit en
2014, 48 p. liaison directe avec Ronald lorsque sont
évoqués la dette ou l’intérêt de la diver-
L’ami Ronald a plus d’une corde à son sité. Malgré l’aide de l’ordinateur qui lui
arc. Un arc qui vise toujours le confor- est intégré, M 1066 est souvent perplexe
misme, les idées reçues, l’injustice. Quant devant des explications parfois un peu
aux cordes… On peut citer la culture complexes pour un cerveau d’huma-
américaine et particulièrement l’anar- noïde
chisme qui s’y est développé avec des Un souhait pour la suite annoncée :
spécificités qui ne peuvent qu’interroger puisqu’il est question d’un voyage en Pa-
et enrichir notre anarchisme trop sou- tagonie, je suis curieux de savoir si l’or-
vent, peut-être, resté fixé sur l’idée de dinateur intégré de M 1066 lui permettra
progrès. Pour lui, l’imagination, qui est de comprendre la langue, qu’on dit assez
essentiellement subversive, a un rôle es- étrange, des Patagons. Et puis, selon ce
sentiel à jouer. D’où son intérêt pour la que décrivait Bougainville, les Patagons
poésie et l’utopie. ayant l’habitude de prendre contact par
Et aujourd’hui, pour la « science fic- le toucher, comment notre humanoïde
tion ». Voici donc un humanoïde, M1066 va-t-il supporter cela ? Mais sans doute
(autrefois Tintin) envoyé depuis la Ronald a-t-il encore plein d’idées…
planète Mars sur terre afin de visiter les Il faut signaler aussi la richesse et la
« zanars » qui en occupent une partie, fantaisie des illustrations de Diane Bianca
évidemment située dans la région des Bonfils.
Alpes où Ronald a l’habitude de passer
ses vacances. Tout en assistant à leurs es- Alain T.
sais musicaux, à leur plaisir à changer
d’apparences afin de n’être pas catalogués,
Refractions n°33:Réfractions 11/11/2014 15:02 Page 190
deux, liés d’une manière inextricable), ce de causalité posé par le hasard. Surtout, on
chercheur néerlandais a mis en relief les met en garde contre l’interprétation sim-
comportements agressifs et les alliances pliste de l’action des gènes et contre les té-
construites par les macaques, les formes de léologies en sommeil dans les convictions
supercherie, de résolution des conflits, personnelles. En prime, tout au long du
l’empathie innée chez les primates, les livre, défile de manière ponctuelle une
thèmes de coopération, d’altruisme et bibliographie choisie et commentée.
d’équité chez divers types de grands Toutes les facettes de ces sujets multi-
singes. Jouventin, quant à lui, complète ples se retrouvent dans la présentation lim-
cette approche en révélant notre conver- pide de l’ouvrage actuel : les publications
gence écologique avec les prédateurs de Darwin sur le double mécanisme de la
sociaux et il rapproche donc l’espèce sélection et de l’évolution ; la pensée intime
humaine de celle des loups, non plus par la du savant, connue entre autres par sa cor-
métaphore de Hobbes mais par une réalité respondance privée dont il est présenté
biologique, notre espèce étant la seule pré- une analyse originale ; les distances qu’il
datrice parmi les primates. prend par rapport aux darwiniens et sur-
Selon Jouventin, le refus de compren- tout à l’égard de l’idéologie du darwinisme
dre l’homme à partir de sa nature animale, social, qui entonne le nouveau chant de
de ne voir qu’une différence de degrés par guerre du capitalisme : la survie du plus
rapport aux autres espèces, résulte de fort. On passe en revue les polémiques phi-
malentendus de diverses natures. Bien des losophiques, politiques, sociales et scienti-
jugements sont confinés à un mode de fiques. On identifie les idéologies cachées à
pensée binaire : nature-culture, inné-ac- travers les commentaires non scientifiques,
quis, animal-homme, etc. Les confusions les arguments ad hominem ; et des carica-
entre, par exemple, analogie et homologie, tures de Darwin ouvrent chaque chapitre.
sont fréquentes chez les non spécialistes. Jouventin juge que le bilan de « la
Car enfin et surtout, le champ de recherche gauche » n’est guère brillant car elle s’est
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engagée dans une voie sans issue en niant Darwin continue de déranger. Il a resitué
nos bases biologiques. Il déroule une série l’homme dans l’animalité : il n’y a vu
de citations marxistes qui feront jubiler qu’une différence de degré et non de
leurs adversaires. Et qu’en est-il des anar- nature. Il a bousculé une multitude de
chistes-communistes ? Fiers de l’apport de certitudes. Il a, malgré lui, alerté les maî-
Kropotkine sur l’entraide animale, ils ne tres à penser des divers courants de l’opi-
l’ont pas vraiment étudié et ils ont oblitéré nion publique. Et si le débat scientifique
le fait qu’il était lui aussi darwinien1. sur l’évolution est clos, celui sur la philo-
Demeure donc la question centrale : sophie morale qui découle de notre appar-
l’homme a-t-il quitté l’état animal ? Les tenance au règne animal s’ouvre, comme
ailes multiples du sentiment, de l’action, l’avait compris Kropotkine.
du langage, de la pensée et de l’art trans- S’il n’y a pas de différence « transcen-
Réfractions 33
portent-elles l’humanité loin de son destin dante » du genre humain par rapport aux
charnel, jusqu’aux aires mystérieuses autres espèces animales, dans quel champ
de l’illumination philosophique, esthé- définir le vocabulaire usuel des sciences
tique ou mystique ? Depuis la célèbre sociales, de l’éthique et de la philosophie ?
controverse de Valladolid et la querelle de Quelle est la portée des mots et des idées
l’animal-machine par Descartes, toute que l’on utilise ? Les exposés biologiques
identification avec les bêtes reste un sujet n’expliquent pas tout et les comparaisons
tabou pour beaucoup. La métaphore pro- sont toujours dangereuses. Certains
vocatrice de Richard Dawkins, titrant son termes, comme « équité, » « solidarité, »
ouvrage Le Gène égoïste2 suscita une levée peuvent-ils s’appliquer aux animaux au
de boucliers contre la sociobiologie. Le sens strict, sans métaphore, sans connota-
mélange des genres ne plaît pas à tout le tion anthropocentrique ? On demande à
monde, d’autant plus qu’on ne peut l’humanité de traiter équitablement cer-
oublier l’affreux amalgame utilisé par tains animaux, mais chercher si les poules
certains courants politiques. Comme l’écri- se traitent équitablement entre elles relève-
vait Derrida, « Le fascisme commence t-il du même registre ? Les animaux peu-
quand on insulte un animal, voire l’animal vent-ils « s’émanciper » dans le sens où les
dans l’homme. » anarchistes qui rejettent tout discours hu-
Ainsi, ce trublion que fut Charles maniste sur les « droits » ou « la morale »
définissent ce processus comme une auto-
1. Voir par exemple Renaud Garcia, « Nature organisation concrète, sans intermédiaires,
humaine et anarchie : la pensée de Pierre Kropot- qui s’exerce dans des actions directes ?
kine », Thèse de doctorat en philosophie, École
Normale Supérieure de Lyon/Université de Lyon, Quelle que soit la manière dont lec-
2012, 633 p. Un autre géographe anarchiste, Léon trices ou lecteurs se représentent le monde,
Metchnikoff, a aussi fait appel au facteur de l’en-
traide à la même date que Kropotkine. Cf. James voilà une belle occasion de quitter les idées
D. White, « Despotism and Anarchism. The Socio- convenues pour mieux chevaucher le tigre
logical Thought of L. I. Mechnikov, » Seer, vol. LIV,
de la vie.
no 3, july 1976, pp. 397-398.
2. Odile Jacob Poches, 2003 [1976]. Ronald Creagh
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