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A propos d'Un sujet français, récit d' Ali Magoudi, Albin Michel, 2011.

C\'est le silence d\'un père sur le roman de sa vie que vient rompre une patiente enquête menée par un fils à
la recherche de ce que fut ce père. Ali Magoudi y donne à entendre ce qui du nom du père vient toujours à
désigner un trou fondateur autour duquel se construit l\'aventure du sujet, comme ce nom imprononçable que
dans la tradition juive les commentateurs peuplent de commentaires, effet de cette béance dans le langage
d\'où surgit toute métaphore.

Comment Ali Magoudi répond-t-il tel Elie au désert à l\'appel du silence, alors qu\'il n\'a pour seul recours
que le témoignage de proches distants d\'une génération, ou éloignés à la mémoire incertaine et que nul écrit
ne vient combler cette absence de parole prononcée sur soi-même ?

Le tour de force de ce livre, car c\'est un tour de force, c\'est le voyage dans lequel il nous entraîne : une
enquête minutieuse à travers l\'Europe et le Maghreb sur ce personnage en quête d\'identité et toujours en
partance qu\'est ce père singulier.

C\'est en se laissant glisser dans les méandres et les rebondissements de cette enquête écrite à la première
personne que le lecteur aura l\'opportunité de parcourir cette Europe et cette Afrique du Nord du début du
XXème siècle jusqu\'à la seconde guerre mondiale.

Comment le narrateur transforme-t-il ce qui pourrait n\'être qu\'une suite de faits en un récit passionnant sur
l\'histoire d\'un sujet plongé dans l\'histoire contemporaine, en un récit qui par la profusion de ses situations
et le rythme de son intrigue s\'apparente en effet au roman ?

Par un détour inattendu qui fait l\'originalité de son écriture. Par un détour cher au philosophe Michel
Foucault et qui par les surprises qu\'il ménage déjoue les pièges de l\'illusion narrative pour restituer dans
toute sa rigueur le parcours d\'un indigène de la République venue en métropole, comme on disait à
l\'époque, dans le but de sortir de sa condition de sujet français et de naître à la citoyenneté en une autre
reconnaissance subjective, et ce malgré les contretemps de la Grande Histoire.

Ce détour n\'est autre que la lecture des archives : archives de la Préfecture de Police, archives des
commissariats de quartier, archives des tribunaux, d\'un hôpital psychiatrique, des écoles, des mairies et des
cimetières, du mémorial de Caen, archives de certaines industries allemandes. C\'est à le suivre dans ces
associations, dans ses correspondances avec les responsables de ces archives que le lecteur reconstitue pas à
pas l\'histoire fragmentée, mais précise de ce père qui laisse des traces un peu partout où il passe. Les
archives sont bien ici ce que Michel Foucault considérait avec justesse comme le dépôt archéologique d\'un
savoir à déchiffrer et à traduire. C\'est à ce déchiffrement que nous invite Ali Magoudi, comme le
déchiffrement d\'une identité et d\'une subjectivité en construction à travers les institutions dans lesquelles
elles viennent s\'inscrire : tout le travail de cet enquête extraordinaire qui mène le narrateur sur les traces
d\'un père itinérant et facétieux est la patiente reconstitution des faits en prenant appui sur des centaines de
documents arrachés à l\'oubli par l\'obstination d\'un désir et d\'où par la magie des trouvailles les plus
étonnantes surgit l\'épure d\'un portrait de plus en plus charnel avec les dates, les conditions et les
circonstances de telle ou telle étape de ce qui s\'apparente à l\'expérience d\'une Odyssée moderne. S\'y
ajoute pour parfaire ce détour insolite le témoignage des proches qui ont pu survivre au passage des années.
Mais ainsi page après page le lecteur est convié à découvrir avec le narrateur ce que fût réellement ce père et
à échafauder avec lui des hypothèses que la suite du récit vient confirmer, ou brusquement infirmer à la
surprise commune du narrateur et du lecteur. Temps de la lecture ménagé par celui de la narration qui se
réserve le droit d\'être étonné par les découvertes successives.

Ainsi le pacte biographique est-il celui du mémorialiste qui arpente avec le père dont il construit l\'identité
les péripéties d\'un siècle de tumultes où sa silhouette apparaît peu à peu en pleine lumière, non sans que ce
fils-narrateur ne soit saisi à chaque instant par l\'inquiétude et le vertige, propre à ce type de défi, d\'une
trouvaille qui viendrait zébrer le portrait idéal des coulures d\'une déception plus ou moins difficile à
supporter. Car Ali Magoudi ne s\'interdit aucune hypothèse dans la voie de la résolution de l\'énigme qu\'il
cherche à déchiffrer, jusqu\'aux plus pénibles.

Au fil du récit apparaît le destin d\'un homme mu par un violent appétit de vivre et de sortir de sa condition,
que l\'Histoire va égarer parfois, mais qui au final maintient solidement le fil d\'une vitalité courroucée et
généreuse et d\'un itinéraire qui parti d\'Algérie se rejoue en France et en Pologne comme un destin européen.

C\'est la leçon de cette identité diffractée entre deux continents et c\'est le livre d\'un fils qui ne cède ni aux
concessions du sentiment filial, ni aux sirènes de l\'hagiographie et ne retient du portait comme Giacometti
que les traits minuscules et additionnés nécessaires à venir faire structure et patiemment acquis par
l\'enquête, nom du père précisément dont la délicatesse d\'un écrivain rompu au désir du psychanalyste traite
les métaphores. Ecrit original sur le père et sur l\'identité dont l\'invention clinique prend de cours la théorie
analytique par la grâce de la littérature, comme Lacan le présentait des œuvres essentielles.

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