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Quelques heures avant sa mort, l’Emir Khaled, alors exilé en Syrie, raconte l’histoire de son ami le
colonel El-Attaf…
Lorsque la première guerre mondiale éclata, je rencontrai El-Attaf sur le front de l'Est. Nous
avions été mobilisés. Deux cent mille Algériens amenés là pour sauver la France. J'étais capitaine.
Les élèves algériens des écoles militaires ne pouvaient prétendre à un grade supérieur. La loi
française l'interdisait formellement.
El-Attaf, lui, était devenu « Français ». (…) Il avait le grade de colonel et faisait partie de l'état-
major de notre division. Il s'était lui-même exclu de la communauté algérienne et n'avait plus de
raisons de fréquenter ses frères (…). Il était presqu'invisible. Il nous sembla même qu'il nous évitait,
redoutant nos regards rébarbatifs.
Engagés en même temps que les autres troupes coloniales dans les batailles les plus dures, les
spahis algériens subissaient des pertes sévères. Toujours en première ligne, nous étions décimés par
les balles allemandes.
Cependant notre unité réussit un matin à déloger l'adversaire d'un groupe de villages alsaciens,
à la suite de violentes offensives. Le poste de commandement de la division fut alors installé dans le
premier hameau évacué.
Les Allemands empoisonnant habituellement les eaux chaque fois qu'ils étaient contraints de se
replier, les officiers de l'état-major, tous français, se réunirent pour envisager les mesures à prendre
en vue d'éviter l'empoisonnement général. Le colonel El-Attaf se trouvait donc parmi eux.
Pour vérifier si les eaux des villages récemment libérés étaient encore potables, un officier
suggéra que l'on donnât à boire à un cheval. Le général, qui présidait la séance, rétorqua vivement
qu'il était préférable de faire boire un soldat algérien. «Un cheval coûte cher au Trésor». (…)
Cette même nuit, nous fûmes légitimement étonnés d'avoir la visite du colonel El-Attaf. Il était
blême, le sang avait fui son visage. Jamais encore je n'avais vu un homme aussi déchiré.
Je le revois, debout et raide, tel un arbre isolé dans la plaine déserte et que la foudre vient de
frapper sans pitié.
El-Attaf nous rendit compte de la discussion à laquelle il avait assisté, puis, secoué par une
crise nerveuse à la fois tragique et inattendue, il se jeta dans mes bras et serra contre sa poitrine
brûlante les Algériens présents. «Mes frères, mes frères» gémissait-il, les yeux embués de larmes
inhumaines.
Hocine BOUZAHER, Et nourrir la mémoire (recueil de nouvelles) Ed. ENAL 1989
l’Emir Khaled : (1875 – 1936) petit-fils de l’émir Abd-el-Kader. Trésor : Etat. Rébarbatifs : sévères et hostiles. Spahis : soldats
indigènes. Hameau : village. Rétorquer : s’opposer. Blême : pâle
QUESTIONS
A- Compréhension de l’écrit : (12 pts)