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l'on retrouve, sur le Statut des nombres comme sur l'identit^ du Bien
et de l'Un, des affirmations comparables ä celles qui sont ici criti-
ques.
Mais s'agit-il de Platon ? Comme on peut s'y attendre dans un do-
maine entre tous £pineux, les rdponses ä cette question ne sont pas iden-
tiques; d'autres noms que celui de Platon ont έίέ prononc^s, notamment
celui de X^nocrate. Mais ces r^ponses diverses ont ceci de commun que,
sauf exceptions 6 , elles sont faites sur un ton assez mal assure. Les tenants
de la solution platonicienne ne s'accordent pas sur la teneur exacte des
informations que le texte nous livre sur le contenu des doctrines non
Gerätes7; ils ne lui font jouer qu'un röle marginal dans leurs reconstitu-
tions; ils n'ont pas έίέ jusqu'ä le faire figurer express6ment au nombre
des testimonia sur le περί ταγαθοΰ 8 . De leur cöt£, les partisans de la
these x£nocrat£enne ne s'expriment qu'avec prudence 9 . Remarquable
est le cas de Η. J . Krämer, qui d'une de ses oeuvres ä l'autre modifie
4 Cf. H. von Arnim, op. cit., 58 (» Diese Polemik, die sich wohl mehr gegen Xeno-
krates als gegen Piatos späteste Altersphilosophie richtet . . . « ) , 59 (»der be-
kämpfte Philosoph nur Xenokrates sein kann«), 62 (1218 a 24—32» richtet
sich natürlich gegen Xenokrates«); en sens contraire, I. Düring, RE, 283
(»Aristoteles kritisiert Piatons Prinzipienlehre; 1218 a 15—26 ist direkt gegen
περί τάγαθοΟ gerichtet«).
7 Cf. Ross, op. cit., 243—244, qui n'utilise que les lignes 1218 a 15—24; en
(Α) «De plus, e'est ä l'envers qu'il faut procider pour montrer 1 1 le
bien lui-meme, plutot qu'a la fagon dont lis12 le montrent actuellement.
10 Cf. APA, 136 n. 214, 268 n. 50, 279 (simples citations du passage dans le con-
texte du ττερί τάγαθοϋ), et surtout 426 (»Im übrigen vermißt man bei Cherniss
Partien, wo Aristoteles iv und δυάs mit άγαθόν und κοικόν deutlich identisch
erklärt (ζ. B. Metaph. 988 a l l f f . , 1075 a 34ff., dazu Ross I I 402), darunter die
wichtigste im Referat der E E über den platonischen Wertbegriff. Hier (1218
a 20, 25), wo sich Aristoteles in seiner 'Ethik' weit kompetenter und inten-
siver als in der 'Metaphysik' mit dem platonischen Guten (ττερί τάγαθοϋI)
auseinandersetzt, gibt er zweimal ohne Vorbehalt das Iv als das Wesen des
αύτό άγαθόν an. Dies stimmt mit der Anekdote bei Aristoxenos . . . voll-
kommen überein«). Mais cf. par ailleurs UGM, 44 (»Daß es sich dabei vor
allem um Xenokrates handelt, ist aus der etwa gleichzeitigen Kritik von Me-
taph. Ν und anderen Indizien zu erschließen. Das Referat bietet damit eine
wichtige Ergänzung der namentlich überlieferten Berichte in der Heinzeschen
Sammlung« ), 185 (»Die vornehmlich gegen Xenokrates gerichtete methodische
Kritik E E 1218 a 15 sq. . . .« ), 206—207 n. 38 (» Xenokratisch, aber wohl in
legitimer Nachfolge Piatons stehend, ist die E E 1218 a 24 sq. bekämpfte
εφεσι; und όρεξίξ der Zahlen«), 327 (»Die E E 1218a 24ff. bekämpfte, wahr-
scheinlich xenokratische Theorie intelligibler Zahlen . . . « ) .
11 Δεικτέον. Le mot est employ^ trois fois dans la section (A), alors que la section
(B) utilise άττόδειξι;. J e respecte cette difference dans la traduction; eile est
probablement due au souci d'utiliser d'abord un mot qui puisse s'appliquer
ä la fois <L la procedure deductive critiquöe par Aristote et ä la procedure induc-
tive qu'il recommande de lui substituer Cef. Bonitz, Index Aristotelicus, 167
E E I 8 et le περί τάγαθοϋ 201
Actuellement, en effet, ils partent des choses qui ne sont pas g£n6ralement
reconnues 13 comme des biens, et a. partir de ces choses, ils montrent
que sont des biens les choses g&i£ralement reconnues comme telles 14 ;
a partir des nombres, ils montrent que la justice et la sant6 sont des
biens: elles sont en effet des structures d'ordre 15 et des nombres — leur
id6e £tant que 16 le bien appartient aux nombres et aux unites 17 , parce
que l'Un est le bien lui-meme. II faut au contraire partir des choses qui
sont g&i£ralement reconnues, par exemple de la sant6, de la force, de la
tempirance, pour montrer que le beau reside, aussi et davantage, dans
les £tres immuables. Toutes ces choses-ci (sc. santi, force, etc.) sont en
effet ordre et repos; s'il en est done d'une certaine maniere pour elles,
11 en est davantage ainsi pour ces choses-lä 18 (sc. les etres immuables);
car ä. ces dernieres, les caracteres en question (sc. ordre et repos) appar-
tiennent davantage.
(C) Quant ä dire que tous les etres tendent vers un certain bien
unique, cela n'est pas vrai: chacun d'eux ddsire son bien propre, l'oeil la
vue, le corps la sante, et pareillement l'un celui-ci et 1'autre celui-lä».
avoir annoncd qu'il existait trois opinions sur 1'άριστον (1217 b 2)>
c'est en fait k trois theses concernant 1'αύτό τό άγαθόν qu'il consacre
son chapitre (cf. 1218 b 7—11). On peut en effet identifier 1'αύτό τό
άγαθόν, soit k l'id£e du bien21 (ή Ιδέα toö άγαθοΟ), soit au bien comme
attribut commun (non «s6par£») des choses bonnes (τό κοινόν άγαθόν),
soit au bien comme fin des activity humaines (τό ού ενεκα d>s τέλοξ, τό
τέλοξ των άνθρώπω ιτρακτών). Aristote ne precise pas l'identit6 des
partisans de ces diverses theses. II critique les deux premieres, avec une
ampleur tres inegale, et s'affirme en faveur de la troisieme.
La critique de l'id6e du bien, de son cöt£, se divise en deux parties
pr6c£d£es d'un prdambule, et de longueur tres inegale elles aussi. La
premiere montre que l'idde du bien n'existe pas; la seconde, que meme
si elle existait, elle ne serait d'aucune utility pour l'objet de l'dthique.
Le tournant entre ces deux parties, annoncö en 1217 b 20—25, se situe
en 1218 a 33—35, c'est-ä-dire juste ä la fin de notre passage, dont la
limite post6rieure constitue done une articulation objective du d6ve-
loppement.
Reste ä. savoir s'il en est de meme pour sa limite antdrieure. II est
clair qu'avec la section (A) s'inaugure un nouvel aspect de la critique
aristotdlicienne: celle-ci va porter ddsormais, non plus sur les theses de
l'adversaire, mais sur la m6thode qui permet d'atteindre et de justifier
ces theses; ce point de vue möthodologique reste explicitement celui
de la section (B). Mais avec la section (C), il semble qu'on en revienne
k la critique de contenu. Seule une analyse interne peut mettre en lumiere
l'unite du morceau; celle-ci repose, ä mon sens, sur le fait qu'en chacune
des sections du texte se dessine une sorte de lacune logique, lacune que
la section suivante vient tres exactement combler. Essayons de mettre
en 6vidence cette interd6pendance fonctionnelle des 616ments du texte.
La section (A), lorsqu'on la confronte avec la phrase par laquelle
elle commence, prisente tout d'abord une anomalie remarquable. Cette
phrase liminaire annonce en effet qu'une erreur mdthodologique va etre
relevde dans une certaine demonstration, et elle precise que l'objet de
cette demonstration est 1'αύτό τό άγαθόν. Or, la suite du texte expose
effectivement une demonstration dont la demarche est anti-naturelle;
mais cette demonstration ne fait pas intervenir la notion d'aCrro τό
21 L'id^e du bien n'est que l'une des r^ponses possibles ä la question: qu'est-ce
que 1'αύτό τό άγαθόν ? Cette dernifere expression ne doit done pas etre prise dans
le sens platonicien de «bien en soi» (cf. ci-dessus, n. 4).
204 JACQUES BRUNSCHWIG
άγαθόν. Elle repose sur la distinction de deux sortes de biens: ceux que
tout le monde reconnait comme tels (justice, sant£, etc.) et ceux qui ne
sont des choses bonnes qu'aux yeux de certains philosophes (nombres,
structures d'ordre); eile consiste ä. deduire la bont£ des premiers de celle
des seconds, selon le schema suivant:
24
La conjecture de Fritzsche, τάγαθόν, adoptee par Rackham, est assez sidui-
sante (cf. 1218 a 25). Un probleme analogue se pose dans le texte celebre
d'Aristoxene sur le ττερί τάγαθοϋ, qui sera examine plus loin. Cette coincidence
serait un argument pour ne corriger ni l'un ni l'autre de ces textes.
25
Chaque nombre est en effet I'unite d'une multiplicite, qu'il unifie sans la
reduire ä l'unite absolue (cf. Alexandre Aphrod. in Metaph. 55, 20 sqq. Hay-
duck = ττερί τάγαθοϋ fragm. 2 Ross).
206 JACQUES BRUNSCHWIG
cours pol^mique en a fait l'ellipse dans le texte que nous avons en mains.
Ce r&ultat peut servir de fil conducteur dans une seconde partie de notre
enquete, qui se proposera de ddterminer l'origine de la doctrine unique
ici r6fut£e dans ses divers aspects.
cit., Τ 7, 452.
32 Cf. Aristoxfene: τι των νομιζομένων τούτων άνθρωπίνων άγαθών οίον πλοΰτον,
ύγίειαν, Ισχύν, et ici meme: έκ των όμολογουμέυων, οίον νγιείας Ισχύος σωφρο-
σύνης.
33 Cf. Aristoxene: οί λόγοι περί μαθημάτων καΐ άριθμών καΐ γεωμετρία; καΐ άστρο-
λογίας, et ici meme: τάξεις γάρ καΐ άριθμοί, ως τοις άριθμοϊς καΐ ταϊς μονάσιν
άγαθόν ύττάρχον.
34 Cf. Aristoxene: καΐ τό πέρας δτι άγαθόν έστιν εν, et ici meme: διά τό είναι τό
σάντων παρά Πλάτωνος τήν περί τάγαθοϋ άκρόασιν παθεϊν, et plus loin:
προέλεγε μέν ούυ καΐ αύτός Αριστοτέλης δι' αύτάς ταύτας τάς αΜας, ώς εφη,
τοις μέλλουσιν άκροδσθαι παρ' αύτοΰ, περί τίνων τ ' έστίν ή πραγματεία καΐ
τίς.
14 Peripatoi 1
210 JACQUES BRUNSCHWIG
86 Cf. O. Gigon, art. cit., qui rappelle la definition eudoxienne du bien comme
oö πάντ' έφίετοη (cf. EN 11, 1094 a 2—3 et X 2, 1172 b 9—15).
37 Cf. O. Gigon, art. cit., et au moins implicitement J . Tricot, fithique ä Nicoma-
que, 48—49 n. 5.
88 Cf. Metaph. A 5, 985 b 30; Μ 4, 1078 b 22.
88 Cf. les textes rassembles ricemment par C. J . de Vogel, Pythagoras and early
Pythagoreanism, Assen 1966.
40 Cf. Platon, Gorg. 604 b; Alcm^on in D Κ 24 Β 4.
14·
212 JACQUES BRUNSCHWIG
des biens (τιθέντες έν τη των αγαθώυ συστοιχία τό εν); et c'est ä. eux que
Speusippe parait avoir emboiti le pas.» De son cöt6, 1ΈΕ enchaine sur
la critique d'une theorie arithm^tisante: il est assez naturel de penser
que le parallelisme des deux textes se poursuit, et que les pythago-
riciens sont en cause ici comme lä41.
Je ne crois cependant pas que l'hypothese puisse etre retenue. Les
deux textes de ΓΕΝ et de 1ΈΕ ne peuvent s'appliquer l'un sur l'autre.
Celui de 1ΈΝ contient une approbation ä l'igard des pythagoriciens;
Aristote ne peut les approuver, en l'occurrence, que d'avoir ένίίέ d'iden-
tifier l'Un et le bien, comme le fera Piaton42, et de s'etre contends de
placer l'Un «dans la colonne» des biens43; l'allusion ä Speusippe d^montre
que c'est cet aspect du pythagorisme que retient ici Aristote, puisque
dans d'autres textes, il met au compte de l'influence pythagoricienne le
refus speusipp^en de placer le Bien au rang des principes44. Au contraire,
le texte de 1ΈΕ critique une doctrine oü l'identiti du bien et de l'Un
occupe une position centrale: les pythagoriciens ne sauraient etre
blämös ici d'avoir fait ce qu'ailleurs on les Micite pr£cis6ment d'avoir
6vite. De plus, la place Eminente que cette doctrine attribue ä l'Un ne
correspond pas ä ce qu'Aristote nous dit ailleurs du pythagorisme, que
ce soit dans l'une ou l'autre des formes qu'il en distingue et qu'il en
d6crit: l'Un y est parfois repr£sent6 comme proc6dant des principes du
nombre, ou bien il figure dans la double colonne des dix opposes, sans
y occuper un rang privil£gi£45; jamais il ne joue ce röle preponderant
qui ne lui sera precis£ment reconnu, dans les exposes plus tardifs de la
pens£e pythagoricienne, que sous l'influence de la theorie platonicienne
de l'Un 46 .
41
Cf. O. Gigon, art. cit., et J. Tricot, loc. cit.
42
Cf. Metaph. A 6, 988 a 14—16 et Ν 4, 1091 b 13—15. Ce dernier texte precise
que pour Piaton, l'essence de l'Un-Bien reside principalement dans l'unitö.
On notera que, dans notre texte, l'Un est le sujet auquel on dimontre que
convient le Bien.
43
Cf. Metaph. A 5, 986 a 22—26.
44
Cf. Metaph. Λ 7, 1072 b 30 sqq. et Ν 4, 1091 a 35 sqq., b 22 sqq., 32—35.
45
Cf. Metaph. A 5, 986 a 19—20, 24.
46
Cf. C. J. de Vogel, op. cit., 207.
E E I 8 et le περί τάγοθοΰ 213
47 Cf. surtout H. Flashar, art. cit. Rappelons que Xenocrate, plus jeune que
Platon d'une trentaine d'ann^es, avait douze ans de plus qu'Aristote.
48 Cf. H. von Arnim, op. cit., 49 sqq., 58 sqq.; H . J . K r ä m e r , UGM, 44, 155;
Η. Flashar, art. cit.
49 Cf. Metaph. A 6, 987 b 14, 28; Β 1, 993 b 16; 2, 997 b 2; Ζ 2, 1028 b 19; Λ 1,
1069 a 34; Μ 1, 1076 a 19, etc.
50 Cf. Metaph. Ζ 2, 1028 b 24; Λ 1, 1069 a 35; M l , 1076 a 20; 6, 1080 b 22; 8,
1083 b 1—8; 9, 1086 a 5—11.
61 Cf. Metaph. Λ 10, 1075 b 37; Μ 1, 1076 a 21; 6, 1080 b 14; 8, 1083 a 20—24;
Ν 3, 1090 b 13.
52 H. Flashar, art. cit., lui attribue plus de solidity qu'au precedent; cf. ci-dessus,
n. 9.
53 Αίτία παραδειγματική των κοιτά φύσιν άεΐ συνεστώτων.
214 JACQUES BRUNSCHWIG
M
C f . Top. I l l 6, 120 b 3—6; IV 2, 123 a 13—14; 3, 123 a 23—26; VI 3, 140
b 2—5. E. Dönt, op. cit., 74, consid6re que la theorie xenocrateenne de l'äme
est directement impliquee par notre passage (mais cf. contra H. J. Krämer,
in: A A H G 2 1 [1968] 224 n. 10).
55
En particulier chez H. von Arnim, preoccupy de demontrer contre Jaeger,
d'une part que EE presuppose I'Urmetaphysik (Κ, Λ, N), d'autre part que E E
est postdrieure ä MM, tenue pour authentique. D'aprfes lui, la comparaison
entre les sections polemiques des diverses Ethiques montrerait qu'en MM,
l'adversaire principal est Speusippe (mort en 338), alors qu'en E E c'est
Xenocrate.
6e
Cf. R. Weil, Aristote et l'histoire, Paris 1960, 201 sqq.
87
Cf. Metaph. A 8, 989 b 20 (mais le mot vüv, omis par la paraphrase d'Alexan-
dre, est condamne par Brandis et Jaeger); 9, 992 a 33; A 1, 1069 a 26.
58
C'est l'usage qu'en fait I. Düring, ADI, 447.
EE I 8 et le περί τάγαθοΰ 215
69
Cf. L. Robin, op. cit., 612—626; H. Cherniss, op. cit., 513—524; R. A. Gau-
thier et J. Y. Jolif, fithique ä Nicomaque, Louvain-Paris 1958, II, l£re partie,
38.
60
Cf. C. J. de Vogel, Pythagoras and early pythagoreanism, 203.
216 JACQUES BRUNSCHWIG
63
C'est l'avis de W. D. Ross, Aristotle's Metaphysics, II, 419, comme de G.
Reale, La Metafisica, Napoli 1968, II, 361.
61
'Ev tois Εμπροσθεν καΐ έν τω ττερί τάγαθοϋ. Je remercie D. J. Allan d'avoir
attirö mon attention sur cette note, signalee par Jaeger, mais non par Ross.
,5
Cf. en particulier E E 1218 a 22 (ότι καΐ έν τοις άκινήτοις μδλλον τό καλόν)
et Metaph. 1078 a 32 (τό δέ καλόν καϊ έν τοις άκινήτοις); E E 1218 a 23 (τάξις
καΐ ηρεμία) et Metaph. 1078 b 1 (τάξις καϊ σνμμετρία καϊ τό ώρισμένον).
ββ
Cf. Rose, Aristotelis Fragmenta, Leipzig 1886, 433; Ross, Aristotelis Frag-
menta selecta, Oxford 1955, 113 ( = περί τάγαθοϋ fragment 1); I.Düring,
Aristotle in the ancient biographical tradition, Göteborg 1957, 103—104.
67
Cf. O. Gigon, Vita Aristotelis Marciana, Berlin 1962, 70.
88
L'opposition τόν εύτυχοϋντα . . . τόν άττοδεικνύντα est un peu surprenante.
Le sens est sans doute le suivant: pour atteindre la verite, on peut attendre
qu'un heureux hasard vous la fasse rencontrer, on peut aussi la conqu^rir
218 JACQUES BRUNSCHWIG
souvient qu'elle est l'oeuvre d'un homme, sinon une demonstration qui,
contrairement a celle que critiquent Aristote et Aristoxene, part de ce
qui est premier pour nous, pour s'elever de lä a ce qui est premier par
nature ? On trouve chez Aristote, il est vrai, des textes qui repoussent
la tentation d'un humanisme ferm6 sur lui-meme®9, et s'interdisant
toute speculation; mais ces textes attestent l'existence de cette tentation
chez lui, et montrent que l'homme ne peut se dipasser qu'a condition
de se prendre lui-meme, en quelque sorte, comme point d'appui.
Encore faut-il voir, avant de tirer argument de ce temoignage, si
cette pr6tendue citation du περί τάγαθοϋ ne pose pas plus de problemes
qu'elle n'en peut resoudre70. La Vita Marciana n'est pas une source ä
laquelle on puisse se fier aveugMment; descendante tardive d'une tra-
dition elle-meme tardive, comme l'a montr£ I. Düring71, eile ne peut
etre utilisde qu'avec precaution. Ce qu'elle contient en propre par
rapport aux autres branches de la tradition biographique (et notre
citation du περί τάγαθοϋ en est un exemple) n^cessite une prudence
encore accrue: on peut y voir le produit d'une interpolation, peut-etre
meme d'une «mystification» 72 , ou bien au contraire le vestige d'une
epoque ou la connaissance de l'oeuvre aristoteiicienne n'etait pas encore
strictement limitee au Corpus andronicien73. Pour diminuer la m6fiance
que peut susciter cette citation isol6e et tardive, on fera d'abord observer
que les autres citations all6gu6es par le biographe dans ce contexte sont
assez nombreuses, et sont toutes exactes 74 : pourquoi done se serait-il
donne la peine (lui ou sa source) de forger une citation imaginaire, alors
75
Ce sont, d'une part, EN X 8, 1178 b 7—32 (op. cit., 103), et d'autre part, le
thfeme central du Protreptique, φιλοσοφητέον, et Platon, Apol. Socr. 28 e.
(ibid., 113).
7β
Ci. les textes regroupis par Ross, Aristotelis Fragmenta selecta, 113—118
( = ιτερί τάγαθοϋ fragm. 2).
77
Ainsi P. Wilpert, Zwei aristotelische Frühschriften über die Ideenlehre,
Regensburg 1949, 126. La thfese contraire a i t e d^fendue par W. Burkert,
Weisheit und Wissenschaft, Tübingen 1962, 19 n. 31 (qui donne comme argu-
ment notre extrait de la Vita Marciana), et surtout par I. Düring, RE, 309.
K. Gaiser, Probleme der indirekten Piatonüberlieferung, in: Idee und Zahl,
Heidelberg 1968, 31—84, renonce ä prendre position sur ce point.
78
Cf. K. Gaiser, Piatons ungeschriebene Lehre, 455; H. J. Krämer, Die grund-
sätzlichen Fragen der indirekten Piatonüberlieferung, in: Idee und Zahl,
118 n. 44; E. Dönt, op. cit., 11 (l'extrait de la Vita Marciana figure en exergue
au debut de l'introduction de cet ouvrage).
79
Epist. VII, 340 c 7, 341 a 6, e 2, 344 c 1.
220 JACQUES BRUNSCHWIG
il n'a pas fait mention de ces deux dernieres; et cela, ajoute Alexandre,
c'est Aristote qui l'a montrd dans le περί τάγαθοΰ84. De ce temoignage,
on peut inferer avec securite que dans le περί τάγαθοΰ, Aristote avait
confronts la theorie platonicienne des deux principes avec sa propre
theorie des quatre causes, en assimilant l'Un ä la cause formelle et la
Dyade ä la cause materielle, comme il le fait au livre A; et qu'il y avait
fait observer que le systeme de Platon restait en defaut par rapport k
une theorie complete des causes. On voit mal, en effet, comment Aristote
aurait pu signaler des lacunes dans la theorie qu'il exposait sans donner
quelques explications sur ce qui, d'apres lui, aurait permis de les com-
bler. On peut supposer, par suite, que les observations qu'il präsente, en
Metaph. A, sur l'identification platonicienne du bien et de l'Un85, et sur
l'6cart qui s^pare a ses yeux cette identification d'une apprehension
veritable de la cause finale86, figuraient dgalement dans le περί τάγαθοΰ.
On sera done portd έ. joindre ce dernier aux nombreux ouvrages, tant
«exoteriques» que «philosophiques», oü Aristote avait critique la theorie
platonicienne, au temoignage meme de 1ΈΕ (1217 b 22—23).
II resterait enfin, pour completer notre demonstration, ä dissiper
les difficultes signages plus haut, en montrant que la doctrine visee
par notre passage s'ecarte moins qu'il n'y parait de celle qu'on apergoit
k travers le temoignage d'Aristoxene. Celui-ci, en effet, n'oblige pas ä
penser que l'ensemble du discours platonicien se soit situe au niveau des
άνομολογούμενα, et que les «biens humains» y aient ete entierement
passes sous silence. L'expression τό πέρας, par laquelle Aristoxene indique
la place qu'y tenait l'identification du bien et de l'Un, ne designe pas
necessairement la conclusion et le terme chronologique de l'expose; elle
peut aussi, comme on l'a souvent suppose87, signifier son point cul-
minant, son noyau philosophique fondamental. Beaucoup de commen-
tateurs du ττερϊ τάγαθοΰ, pour des raisons independantes de celles que
nous avons ici d'etre de leur avis, ont suppose que l'expose de Platon,
qui etait ample (trois livres dans la recension d'Aristote, d'apres le
catalogue de Diogene Laerce), comportait deux grands mouvements:
84
ώζ έν τοις ττερί τάγαθοΰ δέδειχεν. Le sujet de δέδειχεν, dans le contexte, ne
peut etre qu'Aristote.
85
A 6, 988 a 14—15.
86
A 7, 988 b 11—16.
87
Cf. K. Gaiser, Piatons ungeschriebene Lehre, 453; Ph. Merlan, Greek philosophy
from Plato to Plotinus, in: The Cambridge History of later Greek and early
medieval Philosophy, ed. A. H. Armstrong, Cambridge 1967, 23 et 102.
222 JACQUES BRUNSCHWIG