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JACQUES BRUNSCHWIG, A m i e n s

E E I 8, 1218 a 15—32 ET LE ΠΕΡΙ ΤΑΓΑΘΟΥ*

Le texte que je me propose d'ötudier a connu une curieuse fortune.


On ne saurait dire qu'il soit rest£ ignor£ des aristotdlisants1, et cela se
comprend. II attire d'abord l'attention parce qu'on ne lui trouve aucun

* L'ötude ci-dessous est une version rövis^e et c o m p i l e de la communication


pr£sentäe au Symposium. Sa redaction a ϋέηέίίαέ des remarques de plusieurs
des participants, et notamment de Celles de H. J . Krämer, qui a bien voulu
m'en communiquer par icrit une longue et pröcieuse s£rie. Qu'il en soit ici
vivement remercii.
1 Voici quelques r^ftirences importantes et r^centes: L. Robin, La throne
platonicienne des idies et des nombres d'apres Aristote, Paris 1908, Hildes-
heim 1963, 510. H. von Arnim, Eudemische Ethik und Metaphysik, Wien
1928, 49 sqq. ( = SAWW 207, 5). H. Cherniss, Aristotle's Criticism of Plato
and the Academy, Baltimore 1944, New-York 1962, 383 n. 302. W. D. Ross,
Plato's Theory of Ideas, Oxford 1951, 242—245. H. J . Krämer, Arete bei
Piaton und Aristoteles, Heidelberg 1959, Amsterdam 1967, 136 n. 214, 268 n.
50, 279, 426, 559 n. 13 (d(5sign<5 ci-dessous par l'abriviation ΑΡΑ). Ο. Gigon,
Die Sokratesdoxographie bei Aristoteles, in: ΜΗ 16 (1959) 174—212, en
particulier 204—205. V. D^carie, L'objet de la metaphysique selon Aristote,
Montreal-Paris 1961, 62. F. Dirlmeier, Eudemische Ethik, Berlin 1962, 2 0 4 —
209 ( = Aristoteles Werke in deutscher Übersetzung, Akademie-Ausgabe 7).
Κ. Gaiser, Piatons ungeschriebene Lehre, Stuttgart 1963 et 1968, 389, 532.
D. J . Allan, Aristotle's criticism of platonic doctrine concerning goodness
and the Good, in: Proceedings of the Aristotelian Society N. S. 64 (1963—1964)
273—286. H. J . Krämer, Der Ursprung der Geistmetaphysik, Amsterdam
1964 et 1967, 44,155, 1 6 2 , 1 7 1 , 1 8 5 , 206—207, 327, 368, 408 (d<§sign<£ ci-dessous
par l'abrdviation UGM). H. Flashar, Die Kritik der platonischen Ideenlehre
in der Ethik des Aristoteles, in: Synusia, Festgabe für W. Schadewaldt,
Pfullingen 1965, 223—246. E . Berti, L'unitä del sapere in Aristotele, Padova
1965, 52, 60—61. I. Düring, Aristoteles, Darstellung und Interpretation
seines Denkens, Heidelberg 1966, 259, 334, 381, 447, 450 (d^signi ci-dessous
par l'abriviation ADI). E . Dönt, Piatons Spätphilosophie und die Akademie,
Wien 1967, 74 ( = SAWW 251, 3). H. J . Krämer, Zur geschichtlichen Stellung
der aristotelischen Metaphysik, in: KantStud 58 (1967) 313—354, en particu-
lier 321, 330, 334. H. J . Krämer, Die grundsätzlichen Fragen der indirekten
Platonüberlieferung, in: Idee und Zahl, Studien zur platonischen Philosophie,
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parallele, au sens propre du terme, dans les autres ßthiques du Corpus2,


ce qui est d'autant plus remarquable qu'il appartient k une critique de
l'id6e platonicienne du Bien, qui elle-meme ne manque jamais cl l'appel3.
Le contenu du passage vaut 6galement qu'on s'.y arrete. Aristote y
attaque une doctrine dont les deux theses fondamentales sont:
(1) Le bien n'appartient que m^diatement aux choses g6n£ralement
tenues pour bonnes (justice, sant6, etc.), du fait qu'elles sont des nom-
bres et que le bien appartient aux nombres.
(2) Le bien lui-meme4 (αύτό τό αγαθόν) est l'Un.
A chacun de ces 6nonc6s, Aristote adresse des objections profond£-
ment caract&ristiques de sa maniere propre de philosopher. Au premier,
il reproche son m6pris pour l'opinion commune, et le renversement qu'il
institue entre la demarche philosophique et la d£marche naturelle de
l'esprit. Pour justifier le second, ses adversaires avancent, pour toute
raison, que «les nombres d£sirent l'Un»: argument m^taphorique et sans
valeur, riplique en substance Aristote, dont on retrouve ici la repulsion
bien connue ä l'^gard du m61ange des genres, des affirmations proph6-
tiques et des formules brillantes qui «donnent k penser».
Si ce texte vise Piaton, comme tout semble l'indiquer k premiere
lecture, il est doublement important: d'abord parce qu'il situe la ροΐέ-
mique au niveau fondamental de la m6thode philosophique6; ensuite
parce que c'est seulement chez le Piaton des «doctrines non 6crites» que

Heidelberg 1968, 106—150, en particulier 143—144 ( = AHAW 1968, 2).


I. Düring, Aristoteles, in: R E Suppl.-Band 11, Stuttgart 1968, 283, 307
(d&ign^ ci-dessous par l'abr&viation RE).
2 EN I 4, 1096 b 5—7 est parfois considörd comme un texte parallele au nötre
(cf. par exemple J. Tricot, £thique ä Nicomaque, Paris 1959, 48 n. 6); F.
Dirlmeier, op. cit., 204, remarque k juste titre qu'on ne peut parier de parallele
«nur insofern auch dort von einem ?v die Rede ist». Plus itroite est 1'affinity
de notre texte avec MM 11, 1182 a 27—30 et surtout 1183 a 24—28; mais
les ressemblances ne s'^tendent pas jusqu'aux details.
3 Cf. EN I 4; MM I 1, 1182 b 10—1183 b 18.
4 J'evite k dessein la traduction «le bien en soi», qui ^voque automatiquement
l'idee platonicienne, alors que 1'αύτό τό άγαθόν ne s'identifie pas avec l'idie
du Bien (cf. Dirlmeier, op. cit., 213). II faut d'ailleurs remarquer que dans
l'usage platonicien lui-meme, l'expression αύτό τό A ne d^signe pas toujours
l'idie de A: cf. par exemple Resp. IV, 437 e sqq., ού αύτό τό διψήν n'est pas
l'idäe de la soif, mais la soif prise en elle-meme, en tant que telle, καθ' δσον
δίψα έστί.
6 Cf. Η. J. Krämer, ΑΡΑ, 559 η. 13 (qui övoque ä ce propos les grands exposes
theologiques «de bas en haut», Phys. VIII et Metaph. Λ); Düring, ADI, 447.
E E I 8 et le irepl τάγαθοΟ 199

l'on retrouve, sur le Statut des nombres comme sur l'identit^ du Bien
et de l'Un, des affirmations comparables ä celles qui sont ici criti-
ques.
Mais s'agit-il de Platon ? Comme on peut s'y attendre dans un do-
maine entre tous £pineux, les rdponses ä cette question ne sont pas iden-
tiques; d'autres noms que celui de Platon ont έίέ prononc^s, notamment
celui de X^nocrate. Mais ces r^ponses diverses ont ceci de commun que,
sauf exceptions 6 , elles sont faites sur un ton assez mal assure. Les tenants
de la solution platonicienne ne s'accordent pas sur la teneur exacte des
informations que le texte nous livre sur le contenu des doctrines non
Gerätes7; ils ne lui font jouer qu'un röle marginal dans leurs reconstitu-
tions; ils n'ont pas έίέ jusqu'ä le faire figurer express6ment au nombre
des testimonia sur le περί ταγαθοΰ 8 . De leur cöt£, les partisans de la
these x£nocrat£enne ne s'expriment qu'avec prudence 9 . Remarquable
est le cas de Η. J . Krämer, qui d'une de ses oeuvres ä l'autre modifie

4 Cf. H. von Arnim, op. cit., 58 (» Diese Polemik, die sich wohl mehr gegen Xeno-
krates als gegen Piatos späteste Altersphilosophie richtet . . . « ) , 59 (»der be-
kämpfte Philosoph nur Xenokrates sein kann«), 62 (1218 a 24—32» richtet
sich natürlich gegen Xenokrates«); en sens contraire, I. Düring, RE, 283
(»Aristoteles kritisiert Piatons Prinzipienlehre; 1218 a 15—26 ist direkt gegen
περί τάγαθοΟ gerichtet«).
7 Cf. Ross, op. cit., 243—244, qui n'utilise que les lignes 1218 a 15—24; en

revanche, C. J . de Vogel, Greek Philosophy3, Leiden 1963, I, 273, cite uni-


quement les lignes 1218 a 24—28.
8 Cf. au contraire MM 1 1 , 1182 a 27—30, que H. J . Krämer, APA, 279, re-

commandait d'ins£rer dans le recueil des fragments du περί τάγαθοϋ, et qui


a 6t6 accueilli effectivement par K. Gaiser au nombre des Testimonia Plato-
nica (op. cit., Τ 9, 454).
• Cf. l'attitude pr^cautionneuse de F. Dirlmeier, op. cit., 194 (»Dasselbe [sc.
qu'elle est 'unbeweisbar'] gilt für Arnims These, daß in E E an den entspre-
chenden Stellen gegen Xenokrates polemisiert werde. Ich komme darauf nicht
mehr zurück«), 204 (». . . nicht gegen Platon, sondern — so müssen wir wohl
beim jetzigen Stand unseres Wissens noch sagen — gegen die Akademie und
die Pythagoreer. Wohl aber ist Platon mitbetroffen als Schöpfer der Idealzahl-
theorie« ), 208 (»Ich meine, man sollte die These [sc. la these de H. von Arnim]
ernstnehmen, möchte aber hier nicht näher darauf eingehen« ). H. Flashar, plus
positif, reste assez r^servö: cf. ses expressions, art. cit., 232, sur 1218 a 15—24
(» Es ist schwer zu sagen, ob hier die platonische Lehre von den Ideen-Zahlen
oder deren Abwandlung durch Xenokrates oder beides gemeint ist . . . eher
auf Xenokrates«), sur 1218 a 24—30 (»Mit einem höheren Maß an Sicherheit
läßt sich das folgende Argument . . . für Xenokrates in Anspruch nehmen»),
233 (». . . wahrscheinlich in erster Linie gegen Xenokrates gerichtet«).
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sensiblement, sans dire pourquoi, son interpretation du passage 10 . II est


vrai qu'en ces matieres, il est difficile de parvenir ä. une certitude d6-
montrie, et que l'on pourrait r^pdter a ce propos ce que dit Aristote ici
meme: δει δέ περί τούτου ττραγματευθηναι, καΐ μή άξιοΰν μηθέν άλόγως,
α καΐ μετά λόγου πιστεϋσαι ού £φδιον. Mais pr£cis6ment, notre t e x t e ne
semble avoir jamais fait l'objet d'une veritable discussion μετά λ ό γ ο υ ;
les auteurs qui en parlent s'ignorent souvent les uns les autres, et ne se
pr6occupent pas toujours d'argumenter contre les interpretations
difförentes de la leur. Cette situation est peu admissible: nous ne sommes
pas assez riches en documents sur les doctrines non Rentes de Platon
pour nous permettre de n£gliger celui-ci, si e'en est un, ou de l'utiliser
k la lagere comme tel, si ce n'en est pas un.
Essayons done de tirer cette affaire au clair, et remettons-nous
d'abord en presence de ce passage, qui se divise nettement en trois
parties, et que je traduis aussi litt^ralement que possible d'apres le
t e x t e de Susemihl:

(Α) «De plus, e'est ä l'envers qu'il faut procider pour montrer 1 1 le
bien lui-meme, plutot qu'a la fagon dont lis12 le montrent actuellement.

10 Cf. APA, 136 n. 214, 268 n. 50, 279 (simples citations du passage dans le con-
texte du ττερί τάγαθοϋ), et surtout 426 (»Im übrigen vermißt man bei Cherniss
Partien, wo Aristoteles iv und δυάs mit άγαθόν und κοικόν deutlich identisch
erklärt (ζ. B. Metaph. 988 a l l f f . , 1075 a 34ff., dazu Ross I I 402), darunter die
wichtigste im Referat der E E über den platonischen Wertbegriff. Hier (1218
a 20, 25), wo sich Aristoteles in seiner 'Ethik' weit kompetenter und inten-
siver als in der 'Metaphysik' mit dem platonischen Guten (ττερί τάγαθοϋI)
auseinandersetzt, gibt er zweimal ohne Vorbehalt das Iv als das Wesen des
αύτό άγαθόν an. Dies stimmt mit der Anekdote bei Aristoxenos . . . voll-
kommen überein«). Mais cf. par ailleurs UGM, 44 (»Daß es sich dabei vor
allem um Xenokrates handelt, ist aus der etwa gleichzeitigen Kritik von Me-
taph. Ν und anderen Indizien zu erschließen. Das Referat bietet damit eine
wichtige Ergänzung der namentlich überlieferten Berichte in der Heinzeschen
Sammlung« ), 185 (»Die vornehmlich gegen Xenokrates gerichtete methodische
Kritik E E 1218 a 15 sq. . . .« ), 206—207 n. 38 (» Xenokratisch, aber wohl in
legitimer Nachfolge Piatons stehend, ist die E E 1218 a 24 sq. bekämpfte
εφεσι; und όρεξίξ der Zahlen«), 327 (»Die E E 1218a 24ff. bekämpfte, wahr-
scheinlich xenokratische Theorie intelligibler Zahlen . . . « ) .
11 Δεικτέον. Le mot est employ^ trois fois dans la section (A), alors que la section
(B) utilise άττόδειξι;. J e respecte cette difference dans la traduction; eile est
probablement due au souci d'utiliser d'abord un mot qui puisse s'appliquer
ä la fois <L la procedure deductive critiquöe par Aristote et ä la procedure induc-
tive qu'il recommande de lui substituer Cef. Bonitz, Index Aristotelicus, 167
E E I 8 et le περί τάγαθοϋ 201

Actuellement, en effet, ils partent des choses qui ne sont pas g£n6ralement
reconnues 13 comme des biens, et a. partir de ces choses, ils montrent
que sont des biens les choses g&i£ralement reconnues comme telles 14 ;
a partir des nombres, ils montrent que la justice et la sant6 sont des
biens: elles sont en effet des structures d'ordre 15 et des nombres — leur
id6e £tant que 16 le bien appartient aux nombres et aux unites 17 , parce
que l'Un est le bien lui-meme. II faut au contraire partir des choses qui
sont g&i£ralement reconnues, par exemple de la sant6, de la force, de la
tempirance, pour montrer que le beau reside, aussi et davantage, dans
les £tres immuables. Toutes ces choses-ci (sc. santi, force, etc.) sont en
effet ordre et repos; s'il en est done d'une certaine maniere pour elles,
11 en est davantage ainsi pour ces choses-lä 18 (sc. les etres immuables);

b 15 sqq.). Malgri la construction du verbe avec T6 άγαβόν αύτό comme com-


pliment, il ne fait pas de doute qu'il s'agit d'une procedure discursive, puis-
qu'elle est susceptible de s'inverser; il n'est done pas question de «montrer
le bien» comme on montrerait quelque chose du doigt, ni meme de montrer
qu'il existe, mais de dömontrer une proposition le concernant.
12 Δεικνύουσι. Sur ce pluriel, cf. ci-dessous, n. 28.
13 Les manuscrits donnent όμολογουμένων. La restitution d'une negation est
dvidemment nicessaire (cf. Bonitz, Observationes criticae in Aristotelis . . ,
MM et E E , Berlin 1844, 31), soit sous la forme άνομολογουμένων (Victorius,
Susemihl, Dirlmeier), soit sous la forme μή όμολογουμένων (Bonitz, Zeller,
Rackham). Le rapprochement avec Rhet. II 22, 1396 b 26, invoquö par Dirl-
meier, op. cit., 205, ne me paralt pas un argument dicisif en faveur de άνο-
μολογουμένων.
14 Είναι άγαθά semble se construire άττό Kotvoü avec όμολογούμενα et avec δει-
κνύουσι ν.
15 Τάξεις.
14 Cette clause introduite par ώ$ parait avoir le sens suivant: les adversaires
d'Aristote disent que la justice et la santö sont des biens parce qu'elles sont
des structures d'ordre et des nombres; mais comme il n'est pas imm^diatement
Evident que ceci soit en mesure de justifier cela, Aristote explicite le fondement
de cette justification dans la throne de ses adversaires.
17 Ou peut-etre: aux points. D'aprfes Alexandre d'Aphrodise, Comm. in Metaph.
55, 24—25 Hayduck ( = ττερί τάγαθοϋ fragm. 2 Ross), Piaton et les Pytha-
goriciens appelaient μονάδες les points (στίγμα!) que les mathimaticiens
appellent σημεία.
18 Texte trfes elliptique, et qui a de bonnes raisons de l'etre. Si la santi, la force,
etc. sont bonnes parce qu'elles sont ordre et repos, les etres immuables, aux-
quels l'ordre et le repos appartiennent ä un degri superieur, devraient etre
qualifids eux-memes de bons (άγαθά) ä un degre superieur; les adversaires
d'Aristote utilisent ce mot ä leur propos (cf. 19—20 ώς τοις άριθμοίς καΐ ταϊς
μονάσιν άγαθόν ΰπάρχον). Mais selon Aristote, il ne faut pas les dire bons.
202 JACQUES BRUNSCHWIG

car ä. ces dernieres, les caracteres en question (sc. ordre et repos) appar-
tiennent davantage.

(B) Dangereusement m^taphorique19, aussi, est la demonstration qui


etablit que l'Un est le bien lui-meme, parce que les nombres tendent
vers lui. II n'est pas dit clairement, en effet, comment ils tendent vers
lui; ils se contentent trop d'affirmer cela purement et simplement. Et
comment pourrait-on se repr^senter l'existence d'un desir en des etres
auxquels la vie n'appartient pas ? Mais lä-dessus, il ne faut pas manager
sa peine, et l'on ne doit rien assumer, sans donner ses raisons, de ce
qu'il n'est pas facile de croire m6me lorsqu'on les donne.

(C) Quant ä dire que tous les etres tendent vers un certain bien
unique, cela n'est pas vrai: chacun d'eux ddsire son bien propre, l'oeil la
vue, le corps la sante, et pareillement l'un celui-ci et 1'autre celui-lä».

Premiere question ä poser: est-il legitime d'isoler ce texte pour le


soumettre ä un examen particulier, au risque de lui conf&rer, ce faisant,
une uniti qu'il n'a peut-etre pas ? Ne sommes-nous pas simplement en
presence de trois arguments parmi d'autres, preiev6s dans une s6rie dont
les elements sont juxtaposes sans grand souci de progression ration-
nelle20 ?
Ce scrupule prealable peut, semble-t-il, etre leve. L'objet d'ensemble
du chapitre 8 est d'examiner les diverses acceptions du terme de sou-
verain bien (άριστον), notion k laquelle Aristote etait parvenu ä partir
de son analyse initiale du bonheur. Mais a. la notion d'άριστον, il substi-
tue aussitöt, sans motif explicite, celle d'aCrrö τό αγαθόν. Si bien qu'apres

mais beaux, καλά (cf. Metaph. Μ 3, 1078 a 31 sqq., oü τάξις, συμμετρία, τ ό


ώρισμένον sont cit^s comme les principales formes du καλόν qu'exhibent les
sciences m a t h i m a t i q u e s ; et ici meme l'^tude de D. J. Allan, The fine and t h e
good in E E ) . Dans le raisonnement propose par Aristote, l'attribut se trans-
forme done, en meme temps qu'il passe d'un sujet ä l'autre.
19
L'adjectif παράβολος signifie: hasardeux, aventureux, pirilleux, Mais le con-
texte (cf. 1218 a 27—28) semble indiquer qu'Aristote, en l'employant, pense
aussi ä. la valeur du mot παραβολή: comparaison, rapprochement (cf. V I I 12,
1244 b 23 et 1245 b 13).
20
Le problfeme doit etre posi, en particulier, ä la suite des analyses passablement
dissolvantes de F. Dirlmeier, qui distingue trois arguments dans notre texte
(op. cit., 204, 207—208, 209), et surtout de O. Gigon, art. cit.
E E I 8 et le ττερί τάγοθοϋ 203

avoir annoncd qu'il existait trois opinions sur 1'άριστον (1217 b 2)>
c'est en fait k trois theses concernant 1'αύτό τό άγαθόν qu'il consacre
son chapitre (cf. 1218 b 7—11). On peut en effet identifier 1'αύτό τό
άγαθόν, soit k l'id£e du bien21 (ή Ιδέα toö άγαθοΟ), soit au bien comme
attribut commun (non «s6par£») des choses bonnes (τό κοινόν άγαθόν),
soit au bien comme fin des activity humaines (τό ού ενεκα d>s τέλοξ, τό
τέλοξ των άνθρώπω ιτρακτών). Aristote ne precise pas l'identit6 des
partisans de ces diverses theses. II critique les deux premieres, avec une
ampleur tres inegale, et s'affirme en faveur de la troisieme.
La critique de l'id6e du bien, de son cöt£, se divise en deux parties
pr6c£d£es d'un prdambule, et de longueur tres inegale elles aussi. La
premiere montre que l'idde du bien n'existe pas; la seconde, que meme
si elle existait, elle ne serait d'aucune utility pour l'objet de l'dthique.
Le tournant entre ces deux parties, annoncö en 1217 b 20—25, se situe
en 1218 a 33—35, c'est-ä-dire juste ä la fin de notre passage, dont la
limite post6rieure constitue done une articulation objective du d6ve-
loppement.
Reste ä. savoir s'il en est de meme pour sa limite antdrieure. II est
clair qu'avec la section (A) s'inaugure un nouvel aspect de la critique
aristotdlicienne: celle-ci va porter ddsormais, non plus sur les theses de
l'adversaire, mais sur la m6thode qui permet d'atteindre et de justifier
ces theses; ce point de vue möthodologique reste explicitement celui
de la section (B). Mais avec la section (C), il semble qu'on en revienne
k la critique de contenu. Seule une analyse interne peut mettre en lumiere
l'unite du morceau; celle-ci repose, ä mon sens, sur le fait qu'en chacune
des sections du texte se dessine une sorte de lacune logique, lacune que
la section suivante vient tres exactement combler. Essayons de mettre
en 6vidence cette interd6pendance fonctionnelle des 616ments du texte.
La section (A), lorsqu'on la confronte avec la phrase par laquelle
elle commence, prisente tout d'abord une anomalie remarquable. Cette
phrase liminaire annonce en effet qu'une erreur mdthodologique va etre
relevde dans une certaine demonstration, et elle precise que l'objet de
cette demonstration est 1'αύτό τό άγαθόν. Or, la suite du texte expose
effectivement une demonstration dont la demarche est anti-naturelle;
mais cette demonstration ne fait pas intervenir la notion d'aCrro τό

21 L'id^e du bien n'est que l'une des r^ponses possibles ä la question: qu'est-ce
que 1'αύτό τό άγαθόν ? Cette dernifere expression ne doit done pas etre prise dans
le sens platonicien de «bien en soi» (cf. ci-dessus, n. 4).
204 JACQUES BRUNSCHWIG

άγαθόν. Elle repose sur la distinction de deux sortes de biens: ceux que
tout le monde reconnait comme tels (justice, sant£, etc.) et ceux qui ne
sont des choses bonnes qu'aux yeux de certains philosophes (nombres,
structures d'ordre); eile consiste ä. deduire la bont£ des premiers de celle
des seconds, selon le schema suivant:

(Rl) (1) Les nombres sont des biens;


(2) Les vertus sont des nombres;
(3) Done les vertus sont des biens.

Le «bien lui-meme» n'apparait pas dans cet argument; les nombres,


qui en constituent le moyen terme, sont une plurality d'objets qui
possedent le bien22, sans s'identifier avec lui. II n'apparait pas davantage
dans la «contre-ddmonstration» qu'Aristote esquisse, dans les lignes
21—24, pour montrer comment il aurait fallu proceder. Cette contre-
demonstration s'6carte (d'une fagon d'ailleurs tres significative) du
rösultat que l'on aurait obtenu en inversant purement et simplement la
d£monstration attaqu^e23; mais sur le point precis qui nous int&resse
maintenant, elle reste en conformity parfaite avec lui. Seuls sont en
pr6sence les biens reconnus, les «etres immuables» auxquels appartient
le «beau », et les caracteres d'ordre et de repos que les uns et les autres
possedent en commun, bien qu'ä. des degrds divers. Dans la demonstra-
tion attaqu^e comme dans la d6monstration invers^e qu'Aristote propose
de lui substituer, il n'est done pas question du bien «lui-meme».

22 Cf. 1 9 — 2 0 TOTS άριθμοΐς καΐ ταϊξ μονάσιν άγαθόν ίπτάρχον.


23 II vaudrait la peine de relever les divers indices de cette «aristotölisation » de
l'argument: (a) les exemples ne sont que partiellement les memes, la force
venant se joindre ä la santi, et la justice c^dant la place ä la temperance; ce
dernier trait s'explique sans doute par la volonte d'icarter la plus aisement
mathömatisable des vertus (cf. Metaph. A 5, 985 b 2 9 ; E N Υ 7 , 1 1 3 2 a 25 sqq.;
8, 1132 b 2 2 ; MM I 1, 1182 a 14, e t c . ) ; (b) le notion de nombre est έΐίηιΐηέε
du moyen terme, qui n'est plus τάξε^ καΐ άριθμοί, mais τάξις καΐ ηρεμία, dis-
parition assez surprenante pour avoir provoqui, ä date ancienne, des doutes
sur l'exactitude textuelle du mot ηρεμία: cf. la note marginale d'un correcteur
du manuscrit Ρ (ίσως: άριθμοί), que Signale ici meme D. Harlfinger; ηρεμία
donne d'ailleurs un sens parfaitement aristotelicien (cf. Top. I V 6, 127 b
1 5 — 1 7 ; V I 4, 142 a 1 9 — 2 1 ; E N I I 2, 1104 b 2 5 ; H. J . K r ä m e r , APA, 268
n. 5 0 ; I. Düring, ADI, 450 n. 1 1 3 ) ; (c) l'attribut άγαθόν cfede la place ä l'attri-
but καλόν quand on passe dans le domaine des etres immuables (cf. ci-dessus,
n. 18). Ces modifications sont toutes solidaires de la tendance bien connue
d'Aristote ä VEntmathematisierung de la philosophie.
E E I 8 et le περί τάγαθοϋ 205

Certes, Γαύτό τό αγαθόν est mentionn6 ä la fin de la demonstration


critiqu6e, dans le membre de phrase διά τό είναι τό εν αύτό αγαθόν24
(20—21). Mais ce membre de phrase remplit une fonction logique qui le
place entierement en dehors du champ d'application de la critique
methodologique formulae par Aristote. L'identite du bien avec l'Un n'a
en effet pas d'autre röle que de legitimer la majeure du raisonnement
(Rl), en la faisant apparaitre comme la conclusion d'un prosyllogisme
(R 2) qui serait le suivant:
(R2) (1) Le bien est l'Un;
(2) L'Un appartient aux nombres25;
(3) Done le bien appartient aux nombres.
A l^gard de (R2), la poiemique de methode n'a plus d'objet: ni les
nombres ni l'Un ne sont des «biens reconnus». Et la pertinence de cette
poiemique k regard de (Rl) serait identique si sa majeure etait pos6e
sans demonstration, au lieu d'etre legitimee par le prosyllogisme (R2).
Remarquons maintenant que le prosyllogisme (R2) n'est pas lui-
m£me une demonstration de la nature de Γαύτό τό αγαθόν: l'identite de
celui-ci avec l'Un n'est pas sa conclusion, mais sa majeure. Or, la phrase
liminaire de la section (A) promettait une critique dont l'objet devait
etre une demonstration portant sur la nature du bien lui-meme. On peut
en conclure que cette phrase liminaire annonce, sous une forme si con-
densee qu'elle en devient trompeuse, une Strategie d'ensemble dirigee
contre une structure argumentative complexe, qui comprend, d'une part,
le syllogisme (Rl), ob jet propre de la critique methodologique, et d'autre
part, une demonstration (R3) portant sur la nature du bien lui-meme;
le prosyllogisme (R2) ne fait que s'inserer entre ces deux limites, et
assure leur mediation, en empruntant a (R3) sa conclusion pour en
faire sa propre majeure, et en fournissant k (Rl), pour qu'il en fasse sa
majeure, sa propre conclusion. Si l'on veut a present connaitre le contenu
de (R3), ce n'est plus a la section (A), mais a la section (B) de notre
texte qu'il faut s'adresser.

24
La conjecture de Fritzsche, τάγαθόν, adoptee par Rackham, est assez sidui-
sante (cf. 1218 a 25). Un probleme analogue se pose dans le texte celebre
d'Aristoxene sur le ττερί τάγαθοϋ, qui sera examine plus loin. Cette coincidence
serait un argument pour ne corriger ni l'un ni l'autre de ces textes.
25
Chaque nombre est en effet I'unite d'une multiplicite, qu'il unifie sans la
reduire ä l'unite absolue (cf. Alexandre Aphrod. in Metaph. 55, 20 sqq. Hay-
duck = ττερί τάγαθοϋ fragm. 2 Ross).
206 JACQUES BRUNSCHWIG

Cette section (B) critique directement, en effet, une άττόδεφζ de


l'identit£ du bien avec l'Un. La demonstration, dit Aristote, reposait
sur la pr^misse suivante: les nombres tendent vers l'Un. Bien qu'il
concentre tout son effort critique sur cette proposition, ä laquelle il
reproche son caractere inddtermin^ et mdtaphorique26, nous ne devons
pas oublier qu'ä. eile seule, eile est bien incapable d'engendrer la con-
clusion qu'on lui fait porter; il faut, pour qu'elle le devienne, lui ad-
joindre une pr&nisse suppiementaire, dont Aristote ne nous dit mot.
Celle-ci est cependant suffisamment determine par la fonction logique
qu'elle a ä remplir, de sorte qu'on peut sans trop de risque proposer,
pour (R3), le schema suivant:

(R3) (1) Les nombres disirent l'Un;


<(2) Ce que d&irent les nombres est le «bien lui-
meme»;)
(3) Done le «bien lui-meme » est l'Un.

II est manifestement inutile de chercher k reconstituer les justifi-


cations explicites, dans la doctrine vis£e par Aristote, de la premiere
prdmisse de (R 3): il deplore lui-meme assez clairement leur inexistence27.
Mais la seconde pr6misse ne peut passer pour allant de soi: de quel droit
pourrait-on dire, sans autre forme de proces, que pour identifier le bien
«lui-meme », il suffit de determiner quel est l'objet du d£sir des nombres,
plutot que celui du desir des hommes, ou des betes ? II est Evident que
l'on ne peut reconnaitre un primat axiologique ä l'objet du desir des
nombres que si l'on a commence par reconnaitre un primat ontologique
aux nombres eux-memes: si les nombres sont l'essence de toute chose,

26 Dans sa polimique contre les tendances pythagorisantes du cercle platoni-


cien, Aristote utilise constamment le proeddi qui consiste ä faire iclater le
caract£re mötaphorique des expressions de ses adversaires, en les prenant ä
la lettre et en en tirant des consequences absurdes. II demande ici si les nom-
bres, qui disirent l'Un, sont des etres vivants; ailleurs (Top. ILL 6, 120 b 3—6),
il demande si l'ame, difinie par X^nocrate comme un «nombre automoteur»,
est un nombre pair ou impair. Cette tactique ne l'empeche d'ailleurs pas d'uti-
liser, quand il le faut, le verbe έφίεσθαι, avec un sujet inanimi (cf. E N I 1,
1094 a 1 sqq.). L'usage qu'il fait de la notion de desir dans sa thdologie astrale
lui vaudra ä son tour des objections de la part de Thöophraste (Metaph. 2,
5 a 14 sqq., 28 sqq.; cf. G. Reale, Teofrasto e la sua aporetica metafisica,
Brescia 1964, 46—50).
87 Elle peut apparaitre comme une consequence immödiatement Evidente de la
genöse des nombres ä partir de l'Un et de la Dyade indetermin^e.
EE I 8 et le ττερί τάγαβοΟ 207

il devient alors comprihensible que l'objet de leur d6sir soit l'objet du


d&ir essentiel de toute chose. La prömisse (2) de (R3) apparait ainsi
comme la conclusion d'un nouveau prosyllogisme:
(R4) (1) Ce que d&irent les nombres est ce que d&irent
essentiellement tous les etres (version «oblique»
d'une proposition directe qui serait: les nombres
sont l'essence de tous les etres);
(2) Ce que ddsirent essentiellement tous les etres
est le bien lui-meme;
(3) Done ce que disirent les nombres est le bien
lui-meme.
Faisons un dernier pas encore dans la sine rdgressive des conditions
de v6rit6 de la doctrine. II parait peu probable que les prömisses de (R4)
aient pu etre posies axiomatiquement. Pour legitimer la premiere, e'est
le panorama entier d'une ontologie arithm6tique qu'il faudrait d£-
ployer; il ne s'agirait plus seulement de rdduire les vertus k leur essence
numirique, mais d'itendre ä. la totaliti de l'etre cette entreprise de
riduction; täche immense, a laquelle un prosyllogisme de plus ne saurait
ividemment suffire. Quant ä la seconde primisse de (R4), il faut re-
marquer qu'elle ne peut etre tenue pour vraie qu'ä condition d'admettre
que tous les etres d&irent une seule et meme chose. Cette condition n'est
pas süffisante, puisqu'on pourrait appeler l'objet du d6sir universel d'un
autre nom que celui d'avmb τό αγαθόν; mais eile est nicessaire, puisqu'il
serait vain d'assigner un nom k cet objet du d^sir universel si cet objet
n'existait pas. C'est done ä une piece essentielle de la theorie que s'attaque
Aristote dans la section (C) de notre texte, en lui opposant (d'une maniere
ä nouveau tres caracteristique des tendances profondes de sa philoso-
phie) l'exigence et l'exp&ience de la sftecificite du desir: chaque etre
desire un bien qui lui est propre; la these qui se trouve ici contredite
remplit une fonction conditionnante k l'igard de celles contre lesquelles
est dirigie la section (B).
Si cette analyse est exacte, eile permet de consid6rer notre texte
comme une unit6 polimique, dont la consistance reflete l'unit6 doctrinale
de la thdorie qu'elle vise. Nous ne sommes pas en presence d'un amas
d£sordonn6 d'objections dirig£es contre des dogmes isol6s, provenant de
philosophies diverses; Aristote s'y refere aux £l£ments multiples d'un
systeme soigneusement articuli, dans lequel la fonction logique de
chaque 61£ment peut etre pr6cis6e, meme lorsque la concision du dis-
208 JACQUES BRUNSCHWIG

cours pol^mique en a fait l'ellipse dans le texte que nous avons en mains.
Ce r&ultat peut servir de fil conducteur dans une seconde partie de notre
enquete, qui se proposera de ddterminer l'origine de la doctrine unique
ici r6fut£e dans ses divers aspects.

Quel est done ici l'adversaire d'Aristote ? Et d'abord, est-il £vident


qu'il n'en a qu'un ? L'unit£ d'une doctrine ne signifie pas nicessairement
l'unicit£ du doctrinaire; et lorsqu'on voit ici Aristote parier de ses ad-
versaires au pluriel, on peut etre tent6 de conclure qu'il n'attaque
personne individuellement, et qu'il critique une doctrine qui est le bien
commun d'une 6cole, par exemple l'ecole platonicienne. II serait alors
vain d'essayer de mettre sur cette doctrine un nom plutot qu'un autre,
celui de Xinocrate, par exemple, plutöt que celui de Platon. Cette
objection pr^alable peut toutefois etre 6cart£e: les pluriels d'Aristote
doxographe d&ignent souvent des philosophes individuels28; et surtout,
certains des reproches ici formules ne se comprennent que si Aristote
songe ici ä une doctrine expos^e dans un texte determine: pourrait-il
dire que ses adversaires se contentent d'affirmer que les nombres d£si-
rent l'Un, sans dire clairement comment ils le d6sirent, si ses auditeurs
n'avaient pas eu la possibility de constater dans un texte qu'il en 6tait
bien ainsi? Une theorie qui serait le bien commun d'un groupe de
philosophes professant des doctrines relativement individualists n'au-
rait sans doute pas eu des contours assez nets pour s'exposer ä des
critiques de ce genre.
Admettons done que la recherche d'un nom propre ne soit pas d£nu£e
de sens. Le premier qui vienne ä l'esprit, nous l'avons dit, est £videmment
celui de Platon. Les arguments qui precedent notre texte sont dirigis
sans aucun doute contre lui, bien qu'il ne soit pas nommi; et rien n'in-
dique, d'un paragraphe ä l'autre, que l'on change d'interlocuteur28. Le
fond doctrinal se rattache de pres ä ce que nous pouvons savoir de
l'enseignement oral de Platon, et notamment du c&ebre «cours» sur le
bien, dont Aristote, comme plusieurs de ses condisciples, avait procure
une redaction 6crite sous le titre περί τάγαθοϋ. L'analogie est itroite,

28 L'expression οί περί τίνα iquivaut pratiquement, plus d'une fois, au nom


meme du philosophe disigne (cf. par exemple Cael. I I 7, 305 b l ) ; ol μέν et
ol 5έ designent aussi fr^quemment des philosophes individuels (par exemple
Speusippe et Xenocrate, Metaph. Μ 9, 1086 a 2 et 5).
29 Le double vöv de la ligne 1218 a 16 ne s'oppose ä rien dans le contexte anterieur.
E E I 8 et le περί τάγαθοΟ 209

en particulier, et eile a et6 souvent signage30, entre notre texte et le


tέmoignage fameux d'Aristoxene31 sur la d^convenue qu'avaient 6prou-
vee les auditeurs de Platon: meme indifference, ici et lä, a l'egard des
valeurs de l'humaniti commune32; meme importance conferee aux
considerations mathimatiques dans le traitement du probleme philo-
sophique du bien33; meme fonction centrale assum^e par l'identification
solennelle du bien et de l'Un34. II faut rappeler, en outre, que l'in-
formateur d'Aristoxene n'^tait autre qu'Aristote lui-meme, qui faisait
constamment usage de ce ricit dans son propre enseignement oral, pour
souligner par contraste les avantages de sa m6thode personnelle d'en-
seignant35. On peut meme s'^tonner que ce «tic» professoral du Stagirite
n'ait pas laissi de traces directes dans le Corpus, et en conclure que ce
dernier est loin d'etre l'enregistrement stenographique de ce qu'Aristote
disait ä ses eleves. Toujours est-il que notre passage de l'EE est le seul
texte du Corpus qui fasse indirectement 6cho a une habitude bien
attestee d'Aristote professeur.

30 Cf. notamment, dans la bibliographie citee ci-dessus, η. 1, les etudes de W. D.


Ross, H. J . Krämer, V. D^carie, E. Berti, I. Düring.
31 Elem. harm. II, 30—31 Meibom, 122 Macran, 39—40 Da Rios=Gaiser, op.

cit., Τ 7, 452.
32 Cf. Aristoxfene: τι των νομιζομένων τούτων άνθρωπίνων άγαθών οίον πλοΰτον,

ύγίειαν, Ισχύν, et ici meme: έκ των όμολογουμέυων, οίον νγιείας Ισχύος σωφρο-
σύνης.
33 Cf. Aristoxene: οί λόγοι περί μαθημάτων καΐ άριθμών καΐ γεωμετρία; καΐ άστρο-

λογίας, et ici meme: τάξεις γάρ καΐ άριθμοί, ως τοις άριθμοϊς καΐ ταϊς μονάσιν
άγαθόν ύττάρχον.
34 Cf. Aristoxene: καΐ τό πέρας δτι άγαθόν έστιν εν, et ici meme: διά τό είναι τό

εν αύτό άγαθόν . . . δτι τό εν αύτό τό άγαθόν. II convient d'ajouter que le texte


de l ' E E apporte ä celui d'Aristoxene un complement capital, en nous faisant
connaitre la justification qui 6ta.it donnee de cette identity: les nombres desi-
rent l'Un. On rectifiera ä ce propos Interpretation donnee par Gaiser (op.
cit., commentaire du Τ 51 = Metaph. Ν 4, 1091 b 13—15, 26—35, p. 532), qui
icrit: »Die Ideen-Zahlen sind dem ' Guten' zugeordnet, da die Zahlen der
'Einheit' zustreben und diese das 'Gute selbst' darstellt«. II ne faut pas dire
que les nombres sont ordonnes au bien parce qu'ils desirent l'Un et que l'Un
est le bien, mais que l'Un est le bien parce que les nombres desirent l'Un et
parce qu'ils sont ordonnes au bien.
35 Cf. Aristoxene: καθάπερ 'Αριστοτέλης άεΐ διηγεΐτο τούς πλείστους των άκου-

σάντων παρά Πλάτωνος τήν περί τάγαθοϋ άκρόασιν παθεϊν, et plus loin:
προέλεγε μέν ούυ καΐ αύτός Αριστοτέλης δι' αύτάς ταύτας τάς αΜας, ώς εφη,
τοις μέλλουσιν άκροδσθαι παρ' αύτοΰ, περί τίνων τ ' έστίν ή πραγματεία καΐ
τίς.
14 Peripatoi 1
210 JACQUES BRUNSCHWIG

Toutefois, on ne peut consid£rer des maintenant le debat comme clos.


L'attribution ä Platon souleve en effet deux sortes de difficultes: d'une
part, la doctrine ici critiqu^e ne recoupe pas exactement nos autres
informations sur le περί τάγαθοΰ; d'autre part, des attributions diff6-
rentes peuvent etre envisagdes pour eile, avec des arguments non n^gli-
geables. Examinons successivement ces deux points.
Par rapport au timoignage d'Aristoxene, on peut constater dans
notre texte une premiere difference. D'apres le r6cit du Tarentin, la
d6ception des auditeurs de Platon provenait principalement du contraste
entre ce que laissait prdvoir le titre du cours et ce qu'il contenait en fait.
Platon, semble-t-il, laissait entierement de cöt6 les «biens humains»;
son discours se deployait d'un bout ä l'autre dans le champ des άνο-
μολογούμενα, les objets mathematiques et l'Un. On peut meme supposer
que le mot ά'άγαθόν restait imprononce pendant la plus grande partie
du cours: les λόγοι mathematiques n'auraient pas d£contenanc£ ä ce
point les auditeurs s'ils avaient pu se rendre compte, grace ä quelques
anticipations allusives, que le confirencier ne perdait pas completement
de vue le sujet annoncd. Longtemps dissimuie en coulisse, 1'άγαθόν,
veritable deus ex machina, faisait au terme du developpement une
apparition 6nigmatique et grandiose. L'etonnement d'Aristote, dans
notre texte, a des motifs sensiblement differents. II ne reproche pas ä son
adversaire de passer sous silence les biens humains, mais d'en parier de
maniere paradoxale et dogmatique; dans la doctrine qu'il vise, le dis-
cours sur les nombres et les principes ne parait pas d6croch6 du discours
sur les vertus et sur le bien.
Autre difference. Dans le texte d'Aristoxene, l'identite de l'Un et du
bien apparait comme le couronnement de la longue suite de λόγοι
mathematiques qui occupaient la plus grande partie du cours de Platon;
eile est le demonstrandum unique dont tout le reste est la demonstration.
Au contraire, dans notre texte, Aristote presente cette identite comme si
eile reposait sur une unique premisse, le desir des nombres envers l'Un;
et sa critique semble montrer que cette premisse unique etait enoncee
avec une sorte de reticence ou de mystere, sans etre entouree des explica-
tions et des commentaires qu'aurait reclames son caractere abrupt et meta-
phorique. Tout se passe done comme si l'equilibre de la structure argumen-
tative et les proportions de ses divers elements avaient ete assez differents
dans la doctrine du περί τάγαθοΟ et dans celle que vise notre passage.
Ces difficultes une fois signages, quelles sont maintenant les solutions
concurrentes au probleme d'attribution que pose ce texte ? Si on laisse
E E I 8 et le περί τάγαθοΟ 211

de cöt6 le nom d'Eudoxe, qui a pu etre prononc6 ä propos de la section


(C)3e, mais en qui personne n'a jamais vu l'adversaire unique combattu
dans l'ensemble du morceau, il reste essentiellement deux possibility en
dehors de Piaton: les pythagoriciens et Xinocrate.
La solution pythagoricienne, assez rarement mise en avant37, peut
invoquer pour eile un certain nombre d'arguments. Aristote cesse dans
notre texte de parier des id6es; l'Un s'est substitu6 ä l'idde du Bien
comme essence de 1'αύτό τό αγαθόν, les nombres paraissent avoir pris
la place des id6es comme essences des vertus. L'ensemble du morceau se
situe dans un climat manifestement impr£gn6 par le pythagorisme:
l'arithmologie pythagoricienne, est-il besoin de le rappeler, avait trouv£
un champ d'application particulierement fertile dans le domaine des
«vertus» physiques et morales38; sant£ et justice, notamment, sont des
exemples typiquement pythagoriciens, en vertu des connotations d'6qui-
libre et de reciprocity qu'elles possedent, et qui favorisent de maniere
Evidente la math£matisation de leur concept39. La subsomption des
vertus physiques et morales sous la notion 6thique et cosmique de τάξις
n'est pas un trait moins connu de la tradition pythagoricienne40. En
sorte que, ä n'en pas douter, les adversaires d'Aristote sont en tout cas
des pythagorisants, s'ils ne sont pas les pythagoriciens.
Un argument plus precis peut faire penser qu'ils sont les pythago-
riciens : il se tire du paralläisme de deux söries d'arguments dans EN et
dans EE. EN I 4, 1096 b 3—5 oppose ä Platon une objection presque
textuellement identique ä celle qu'&ionce E E I 8, 1218 a 12—15, c'est-
a-dire dans les lignes qui prdcedent immddiatement notre texte: de meme,
dit Aristote, que ce qui est blanc plusieurs jours n'est pas plus blanc que
ce qui l'est un seul jour, de meme le Bien des platoniciens ne peut retirer
de son £ternit6 aucun privilege. Or, dans 1ΈΝ, cette objection est
imm6diatement suivie d'une remarque sur les pythagoriciens et Speu-
sippe: «Les pythagoriciens, dit Aristote, semblent s'exprimer de fa<;on
plus convaincante sur ce point, lorsqu'ils placent l'Un dans la colonne

86 Cf. O. Gigon, art. cit., qui rappelle la definition eudoxienne du bien comme
oö πάντ' έφίετοη (cf. EN 11, 1094 a 2—3 et X 2, 1172 b 9—15).
37 Cf. O. Gigon, art. cit., et au moins implicitement J . Tricot, fithique ä Nicoma-
que, 48—49 n. 5.
88 Cf. Metaph. A 5, 985 b 30; Μ 4, 1078 b 22.
88 Cf. les textes rassembles ricemment par C. J . de Vogel, Pythagoras and early
Pythagoreanism, Assen 1966.
40 Cf. Platon, Gorg. 604 b; Alcm^on in D Κ 24 Β 4.
14·
212 JACQUES BRUNSCHWIG

des biens (τιθέντες έν τη των αγαθώυ συστοιχία τό εν); et c'est ä. eux que
Speusippe parait avoir emboiti le pas.» De son cöt6, 1ΈΕ enchaine sur
la critique d'une theorie arithm^tisante: il est assez naturel de penser
que le parallelisme des deux textes se poursuit, et que les pythago-
riciens sont en cause ici comme lä41.
Je ne crois cependant pas que l'hypothese puisse etre retenue. Les
deux textes de ΓΕΝ et de 1ΈΕ ne peuvent s'appliquer l'un sur l'autre.
Celui de 1ΈΝ contient une approbation ä l'igard des pythagoriciens;
Aristote ne peut les approuver, en l'occurrence, que d'avoir ένίίέ d'iden-
tifier l'Un et le bien, comme le fera Piaton42, et de s'etre contends de
placer l'Un «dans la colonne» des biens43; l'allusion ä Speusippe d^montre
que c'est cet aspect du pythagorisme que retient ici Aristote, puisque
dans d'autres textes, il met au compte de l'influence pythagoricienne le
refus speusipp^en de placer le Bien au rang des principes44. Au contraire,
le texte de 1ΈΕ critique une doctrine oü l'identiti du bien et de l'Un
occupe une position centrale: les pythagoriciens ne sauraient etre
blämös ici d'avoir fait ce qu'ailleurs on les Micite pr£cis6ment d'avoir
6vite. De plus, la place Eminente que cette doctrine attribue ä l'Un ne
correspond pas ä ce qu'Aristote nous dit ailleurs du pythagorisme, que
ce soit dans l'une ou l'autre des formes qu'il en distingue et qu'il en
d6crit: l'Un y est parfois repr£sent6 comme proc6dant des principes du
nombre, ou bien il figure dans la double colonne des dix opposes, sans
y occuper un rang privil£gi£45; jamais il ne joue ce röle preponderant
qui ne lui sera precis£ment reconnu, dans les exposes plus tardifs de la
pens£e pythagoricienne, que sous l'influence de la theorie platonicienne
de l'Un 46 .

Les arguments en faveur de X^nocrate sont plus nombreux et, sem-


ble-t-il, plus forts. Le premier pourrait etre l'insistance avec laquelle
Aristote souligne l'actualite de la doctrine qu'il critique: le double vüv

41
Cf. O. Gigon, art. cit., et J. Tricot, loc. cit.
42
Cf. Metaph. A 6, 988 a 14—16 et Ν 4, 1091 b 13—15. Ce dernier texte precise
que pour Piaton, l'essence de l'Un-Bien reside principalement dans l'unitö.
On notera que, dans notre texte, l'Un est le sujet auquel on dimontre que
convient le Bien.
43
Cf. Metaph. A 5, 986 a 22—26.
44
Cf. Metaph. Λ 7, 1072 b 30 sqq. et Ν 4, 1091 a 35 sqq., b 22 sqq., 32—35.
45
Cf. Metaph. A 5, 986 a 19—20, 24.
46
Cf. C. J. de Vogel, op. cit., 207.
E E I 8 et le περί τάγοθοΰ 213

de la ligne 16 pourrait nous orienter vers une generation plus proche de


la sienne que celle de Piaton47. Mais l'argument essentiel des partisans
de cette solution est que les nombres dont parle ici Aristote ne peuvent
etre que ceux de la philosophie de Xenocrate, parce que le Stagirite ne
precise pas s'il s'agit des nombres ideaux ou des nombres math&nati-
ques48. Or il attribue ailleurs k Piaton cette distinction49, que parmi ses
disciples Xenocrate avait abandonee 50 , tandis que de son cöte Speusippe
l'abolissait d'une autre maniere, en ne reconnaissant plus d'existence
qu'aux nombres mathematiques51. Xenocrate serait done le seul philo-
sophe liability par sa doctrine a. conferer aux nombres le Statut d'une
entite ideale, tant par rapport aux prineipes dont ils partieipent que
par rapport aux r£alit£s inferieures par lesquelles ils sont partieipes,
sans qu'il soit precise que ces nombres sont distinets des nombres
mathematiques.
Un autre point d'appui pour la these x£nocrat£enne52 se rencontre
dans la section (B) de notre texte. Le theme fondamental du d£sir des
nombres ä regard de l'Un trouve en effet un echo dans les justifications
que donne Proclus, dans son commentaire du Parmdnide, έ. la definition
x£nocrat£enne de l'Idee comme «cause paradigmatique»53 (fragment
30 Heinze). Selon lui, cette causalitö paradigmatique de l'Idöe doit
s'entendre, d'une part, par opposition ä la causalite finale, qui appartient
ä un Principe situd «avant les Idees», et d'autre part, par opposition k
la causality efficiente, qui vient «apres les Idees». Ce statut intermddiaire
de l'Idee, cause entre deux causes, s'exprime en termes de desir eprouve
et subi: l'ldee desire la cause qui la precede, dit Proclus, et eile est le
desirable de celle qui la suit (TOÖ μέν έφίεται, TOÖ 5S έστιν έφετόν). A
condition done d'identifier l'idee et le nombre, comme le faisait juste-

47 Cf. surtout H. Flashar, art. cit. Rappelons que Xenocrate, plus jeune que
Platon d'une trentaine d'ann^es, avait douze ans de plus qu'Aristote.
48 Cf. H. von Arnim, op. cit., 49 sqq., 58 sqq.; H . J . K r ä m e r , UGM, 44, 155;
Η. Flashar, art. cit.
49 Cf. Metaph. A 6, 987 b 14, 28; Β 1, 993 b 16; 2, 997 b 2; Ζ 2, 1028 b 19; Λ 1,
1069 a 34; Μ 1, 1076 a 19, etc.
50 Cf. Metaph. Ζ 2, 1028 b 24; Λ 1, 1069 a 35; M l , 1076 a 20; 6, 1080 b 22; 8,
1083 b 1—8; 9, 1086 a 5—11.
61 Cf. Metaph. Λ 10, 1075 b 37; Μ 1, 1076 a 21; 6, 1080 b 14; 8, 1083 a 20—24;
Ν 3, 1090 b 13.
52 H. Flashar, art. cit., lui attribue plus de solidity qu'au precedent; cf. ci-dessus,
n. 9.
53 Αίτία παραδειγματική των κοιτά φύσιν άεΐ συνεστώτων.
214 JACQUES BRUNSCHWIG

ment Xenocrate, on peut situer ce texte dans la perspective ouverte par


celui de 1ΈΕ. L'attribution d'un d6sir aux nombres s'accorde en outre
fort bien avec l'animisme arithmetique que d'autres sources attestent
chez Xenocrate (fragment 16 Heinze); sa c&ebre definition de l'äme
comme «nombre automoteur», souvent critique par Aristote54, montre
que dans sa pens^e les categories du nombre et de l'äme communiquent,
au point d'autoriser simultan&nent une representation arithmetique
de l'äme et une representation psychologique du nombre.
Ces arguments sont-ils decisifs? II ne le semble pas. La solution
xenocrateenne, dans l'ensemble, ne parait s'etre imposee ä certains
commentateurs qu'en fonction de preoccupations generales qui de-
bordaient largement le probleme d'interpretation du texte; les theses
chronologiques, en particulier, ont pese d'un poids non negligeable dans
le debat qui nous occupe55. Et l'on peut se demander, sans manquer
de respect envers aucun de nos devanciers, si notre texte aurait fait
venir le nom de Xenocrate ä l'esprit d'un lecteur qui η'aurait pas eu
d'autres raisons d'y penser que celles que fournit ce texte lui-meme.
Reprenons les arguments avances. Celui de l'actualite du debat,
signage par le double vüv, n'est pas probant: le mot n'est pas necessaire-
ment k prendre en un sens strict5®, et Aristote l'utilise en des occasions
oil il est probable, et parfois certain, que Platon figure ä ses yeux au
nombre de ses «contemporains »57. De plus, l'argument peut se retourner:
il pourrait servir k demontrer que l'EE remonte k la periode academique
d'Aristote, anterieure ä la mort de Platon 58 .
L'absence de toute distinction entre nombres ideaux et nombres
mathematiques, de son cöte, peut recevoir plusieurs interpretations.

M
C f . Top. I l l 6, 120 b 3—6; IV 2, 123 a 13—14; 3, 123 a 23—26; VI 3, 140
b 2—5. E. Dönt, op. cit., 74, consid6re que la theorie xenocrateenne de l'äme
est directement impliquee par notre passage (mais cf. contra H. J. Krämer,
in: A A H G 2 1 [1968] 224 n. 10).
55
En particulier chez H. von Arnim, preoccupy de demontrer contre Jaeger,
d'une part que EE presuppose I'Urmetaphysik (Κ, Λ, N), d'autre part que E E
est postdrieure ä MM, tenue pour authentique. D'aprfes lui, la comparaison
entre les sections polemiques des diverses Ethiques montrerait qu'en MM,
l'adversaire principal est Speusippe (mort en 338), alors qu'en E E c'est
Xenocrate.
6e
Cf. R. Weil, Aristote et l'histoire, Paris 1960, 201 sqq.
87
Cf. Metaph. A 8, 989 b 20 (mais le mot vüv, omis par la paraphrase d'Alexan-
dre, est condamne par Brandis et Jaeger); 9, 992 a 33; A 1, 1069 a 26.
58
C'est l'usage qu'en fait I. Düring, ADI, 447.
EE I 8 et le περί τάγαθοΰ 215

Toute absence est ambigue: si l'on constate que Μ. X ne dine pas ä


la table de Mme Y, est-ce parcequ'iln'apaspuse rendre ä son invitation,
parce qu'il ne l'a pas voulu, ou tout simplement parce qu'il n'a pas
έίέ invito ? On pourrait de meme se demander, en constatant que les
nombres dont parle ici Aristote ne d^clinent pas leur identity, ideale ou
math^matique, si nous sommes en presence (a) d'une doctrine qui,
comme le pythagorisme, ignore la distinction de ces deux sortes de
nombres, ou (b) d'une doctrine qui, comme celle de X&iocrate, connait
cette distinction, mais la rejette express^ment et en connaissance de
cause, ou enfin (c) d'une doctrine qui, comme le platonisme selon Aristo-
te, admet cette distinction, mais sans que ce soit, ici et maintenant, le
lieu et l'occasion d'en faire £tat. Cette derniere hypothese ne manque
pas de vraisemblance: pourquoi voudrait-on qu'Aristote, qui a pris soin
de prevenir son lecteur que dans ce trait£ de morale, il ne se livrerait
qu'ä une critique sommaire (συντόμου) des theses platoniciennes (1217
b 16—20), se mit a tenir compte d'une distinction qui n'int^resse que
l'ontologie la plus technique ? Aristoxene, dans sa description du cours
de Platon, ne signale pas davantage la difference du nombre id£al et du
nombre math^matique: s'il n'avait pas prononci le nom de Platon, il
se serait peut-etre trouv6 des commentateurs pour d^montrer que le
conterencier ne pouvait etre que X&iocrate. Aristote, de son cote, ne
manifeste pas toujours l'exactitude doxographique que l'on suppose ici
chez lui; dans un passage tres discute de l'EN (I 4, 1096 a 17—-19; cf.
ici 1218 a 1 sqq.), par exemple, il declare que les partisans des idöes, ne
posant pas d'idees des choses dans lesquelles ils admettaient des rela-
tions d'anteriority et de posteriority, n'etablissaient pas, pour cette
raison, d'idee des nombres. S'agit-il des nombres ideaux, des nombres
math£matiques ? Aristote n'en dit rien, et les commentateurs en dd-
battent59; nul n'y voit pourtant une raison de douter que Platon soit
ici en cause. Dans la Metaphysique elle-meme, Aristote omet parfois de
rappeler cette distinction, en des occasions ou il conviendrait particuliere-
ment d'en faire mention, par exemple lorsqu'il etablit un bilan de ce
qu'il y a de propre k la philosophie de Platon par rapport au pythago-
risme (A 6, 987 b 22—29)e0.

69
Cf. L. Robin, op. cit., 612—626; H. Cherniss, op. cit., 513—524; R. A. Gau-
thier et J. Y. Jolif, fithique ä Nicomaque, Louvain-Paris 1958, II, l£re partie,
38.
60
Cf. C. J. de Vogel, Pythagoras and early pythagoreanism, 203.
216 JACQUES BRUNSCHWIG

D'autre part, le theme du disir des nombres ä l'^gard de l'Un, sur


lequel on fait egalement fond, peut-il etre considdre comme specifique
de la pens^e de Xenocrate ? Le fragment 30, que l'on cite a l'appui, ne
contient rien qui soit sürement propre a Xenocrate que sa definition de
l'Idee; et encore faut-il noter que selon Proclus, cette definition se
voulait entierement fidele ä l'esprit du platonisme61. Quant aux expli-
cations que donne Proclus a propos de cette definition, rien n'indique
expressdment qu'elles s'appuient sur des conceptions qui n'auraient
appartenu qu'ä Xenocrate. L'emploi de la notion de desir pour decrire
la relation de l'inferieur au superieur, du participant au participe, est
un bien commun de la tradition platonicienne, dont les sources explicites
se trouvent notoirement dans les textes de Platon lui-meme (cf. Phaed.
75 a, Phil. 53 d); l'erotique platonicienne a pu trouver, au niveau
supreme de la theorie des Principes, un nouveau domaine de trans-
position et d'application 62 ; les nombres, qui ne sont pas 1'Un, mais les
premiers produits de l'operation conjuguee de l'Un et de la Dyade
indeterminee, doivent a. ce second principe l'inquietude qui les anime,
en meme temps qu'ils doivent au premier principe l'orientation de cette
inquietude.
Ajoutons que la solution xenocrateenne place paradoxalement ses
partisans dans une situation assez inconfortable. Aristote reproche en
effet a la doctrine qu'il critique d'attribuer iliegitimement aux nombres,
etres inanimes, une sorte de vie affective; l'objection n'aurait probable-
ment pas gene Xenocrate, dispose comme il l'etait ä concevoir les nom-
bres comme des etres vivants et intelligents. Aussi devrait-on, pour
maintenir l'hypothese, expliquer qu'Aristote adresse ici ä. Xenocrate
une objection qui n'a de sens qu'ä son point de vue propre; ce qui re-
vient ä lui donner, de toutes les positions poiemiques, la plus faible qu'on
puisse trouver. La situation serait plus claire si la doctrine de Xenocrate,
au lieu d'etre la cible d'un texte comme celui-ci, etait au contraire le
fruit d'un developpement systematique, destine precisement ä defendre
la theorie platonicienne contre des objections du type de celle qui lui
est faite ici.
Force est done, semble-t-il, d'en revenir ä la solution platonicienne,
quitte ä tenter d'en attenuer les difficultes et d'en renforcer la vraisem-
β1
Τοϋτον ws άρέσκοντα τω καθηγεμόνι τόν όρο ν της ϊδέας άνέγραψε.
62
Cf. Tim. 50d. Chez Aristote aussi, la πΐ3ΐίέΓβ desire la forme comme la femelle
desire le male; sur les differences entre Aristote et Platon ä ce propos, cf.
I. Düring, ADI 381.
E E I 8 et le περί τάγαθοϋ 217

blance. A ce dernier propos, on peut d'abord verser au dossier de la


question le fait suivant. Le texte de Metaph. Μ 3, 1078 a 31—1078 b 5,
qui traite des rapports de ΓάγαΘόν et du καλόν, et de la place que tient
ce dernier dans les sciences math£matiques, se termine sur la promesse
de revenir plus en detail sur ce sujet en une autre occasion. Cette promesse
ne parait pas tenue dans le Corpus®3; mais selon une note marginale du
manuscrit E, l'un des meilleurs et des plus anciens de la Metaphysique,
eile l'itait dans le περί τάγαθοϋ64. J'ignore si l'on a jamais essay6 de
determiner l'origine et la valeur de cette indication; mais on voit assez
mal quelle raison positive on pourrait avoir de la suspecter, l'hypothese
d'une simple conjecture etant aussi peu vraisemblable, etant donne le
contexte, que celle d'une pure invention. Or, le passage en question de
la Metaphysique recoupe tres pr^cisement notre texte de Γ Ε Ε65.
Un autre indice positif peut se tirer d'un extrait de la Vita Marciana
qui a ete recueilli parmi les fragments du περί τάγαθοϋ. Le biographe
d'Aristote eher che ä illustrer la «moderation» de son caractere en all6-
guant plusieurs passages de son oeuvre, et notamment une phrase qu'il
donne comme extraite du περί τάγαθοϋ: «II faut se souvenir qu'on est
un homme, non seulement quand on a de la chance, mais aussi quand
on fait une demonstration» (δει μεμνήσθαι άνθρωττον όντα ού μόνου
τόν εύτυχοϋντα άλλά και τον άττοδεικνύντα)66. Cette maxime, qui parait
prendre appui sur une expression proverbiale pour en 61argir ing6nieuse-
ment la signification et la port6e67, semble s'inscrire a merveille dans la
perspective ouverte par notre texte et par le t^moignage d'Aristoxene,
et constituer avec eux le code d'une sorte de deontologie humaniste de
Γάττόδειξις68: que pourrait etre, en effet, une demonstration qui se

63
C'est l'avis de W. D. Ross, Aristotle's Metaphysics, II, 419, comme de G.
Reale, La Metafisica, Napoli 1968, II, 361.
61
'Ev tois Εμπροσθεν καΐ έν τω ττερί τάγαθοϋ. Je remercie D. J. Allan d'avoir
attirö mon attention sur cette note, signalee par Jaeger, mais non par Ross.
,5
Cf. en particulier E E 1218 a 22 (ότι καΐ έν τοις άκινήτοις μδλλον τό καλόν)
et Metaph. 1078 a 32 (τό δέ καλόν καϊ έν τοις άκινήτοις); E E 1218 a 23 (τάξις
καΐ ηρεμία) et Metaph. 1078 b 1 (τάξις καϊ σνμμετρία καϊ τό ώρισμένον).
ββ
Cf. Rose, Aristotelis Fragmenta, Leipzig 1886, 433; Ross, Aristotelis Frag-
menta selecta, Oxford 1955, 113 ( = περί τάγαθοϋ fragment 1); I.Düring,
Aristotle in the ancient biographical tradition, Göteborg 1957, 103—104.
67
Cf. O. Gigon, Vita Aristotelis Marciana, Berlin 1962, 70.
88
L'opposition τόν εύτυχοϋντα . . . τόν άττοδεικνύντα est un peu surprenante.
Le sens est sans doute le suivant: pour atteindre la verite, on peut attendre
qu'un heureux hasard vous la fasse rencontrer, on peut aussi la conqu^rir
218 JACQUES BRUNSCHWIG

souvient qu'elle est l'oeuvre d'un homme, sinon une demonstration qui,
contrairement a celle que critiquent Aristote et Aristoxene, part de ce
qui est premier pour nous, pour s'elever de lä a ce qui est premier par
nature ? On trouve chez Aristote, il est vrai, des textes qui repoussent
la tentation d'un humanisme ferm6 sur lui-meme®9, et s'interdisant
toute speculation; mais ces textes attestent l'existence de cette tentation
chez lui, et montrent que l'homme ne peut se dipasser qu'a condition
de se prendre lui-meme, en quelque sorte, comme point d'appui.
Encore faut-il voir, avant de tirer argument de ce temoignage, si
cette pr6tendue citation du περί τάγαθοϋ ne pose pas plus de problemes
qu'elle n'en peut resoudre70. La Vita Marciana n'est pas une source ä
laquelle on puisse se fier aveugMment; descendante tardive d'une tra-
dition elle-meme tardive, comme l'a montr£ I. Düring71, eile ne peut
etre utilisde qu'avec precaution. Ce qu'elle contient en propre par
rapport aux autres branches de la tradition biographique (et notre
citation du περί τάγαθοϋ en est un exemple) n^cessite une prudence
encore accrue: on peut y voir le produit d'une interpolation, peut-etre
meme d'une «mystification» 72 , ou bien au contraire le vestige d'une
epoque ou la connaissance de l'oeuvre aristoteiicienne n'etait pas encore
strictement limitee au Corpus andronicien73. Pour diminuer la m6fiance
que peut susciter cette citation isol6e et tardive, on fera d'abord observer
que les autres citations all6gu6es par le biographe dans ce contexte sont
assez nombreuses, et sont toutes exactes 74 : pourquoi done se serait-il
donne la peine (lui ou sa source) de forger une citation imaginaire, alors

par un effort autonome de la raison; le succfes de ce second proc^de expose


l'homme au risque de l'üßpis, puisqu'il peut croire qu'il ne le doit qu'ä ses
propres forces. Rappelons aussi que Piaton avait brillamment thömatisö
les rapports de la σοφία et de 1'εΰτυχία dans le passage protreptique de l'Eu-
thydfeme (279c—280b), passage fort bien connu d'Aristote (cf. E E V I I I 2,
1247 b 16).
88 Cf. Metaph. A 2, 982 b 28—983 a 5; E N X 7, 1177 b 31.
70 «Interpretazione incerta», dit k son propos E . Berti, L a filosofia del primo
Aristotele, Padova 1962, 312 n. 228.
71 Cf. I. Düring, op. cit., 117 sqq.
72 I. Düring, op. cit., 113. Cet auteur ajoute pourtant, quelques lignes plus loin:
«If genuine, the sentence must be explained as a transitional phrase, leading
over from a general introduction to the more specific theme of defining the
good»; ce qui laisse supposer qu'il ne dispose pas d'arguments pour ddmontrer
qu'il s'agit d'une «mystification ».
73 Cf. O. Gigon, op. cit., 70.
74 Ce sont Cat. 7, 8 b 21; E N I 4 109fi a 16: Mete. I 1. 339 a 2: I 3. 339 b 29.
EE I 8 et le περί τάγαθοϋ 219

qu'il avait sous la main, en nombre süffisant, des citations authentiques


et appropriees a son dessein ? De plus, l'id£e propos^e par notre maxime
est loin d'etre banale; les «paralleles» platoniciens et aristot&iciens
indiqu^s par I. Düring75 ne lui correspondent pas avec precision, et l'on
voit mal comment, ä partir d'eux, un «mystificateur» aurait pu parvenir
a fabriquer un tel faux.
Une autre difficult^ se präsente. L'extrait du περί τάγαθοϋ ne peut
servir ä demontrer l'origine platonicienne de la doctrine critiqu^e dans
EE que si elle exprime le jugement d'Aristote lui-meme. Mais lui arrivait-il
de parier en son nom propre dans le περί τάγαθοϋ? Les tdmoignages
indirects que nous avons sur cet ouvrage76 le presentent comme la pure
et simple mise au net des notes qu'il avait prises aux lemons de Platon;
plusieurs de ses condisciples, parmi lesquels on nomme Speusippe,
X£nocrate, H^raclide et Hesti6e, avaient fait de leur cöt6 la meme chose,
pour conserver la trace de l'enseignement de leur maitre. On admet
souvent que le travail d'Aristote, comme celui de ses camarades, ne
comportait pas de partie critique77. C'est pourquoi la maxime cit6e par
la Vita Marciana a έίέ souvent interpr^tee comme l'expression de la
pens£e de Platon lui-meme78; elle a etd rapproch^e de plusieurs textes
platoniciens qui mettent l'accent sur les limites humaines du pouvoir de
communiquer le vrai79. On remarquera, toutefois, que ces textes con-
cernent le probleme de la communication de la verity en g£n6ral, et non
le probleme specifique de la demonstration; aussi les tenants de cette
interpretation sont-ils contraints de prendre le mot ά'άττόδειξι«;, qui

75
Ce sont, d'une part, EN X 8, 1178 b 7—32 (op. cit., 103), et d'autre part, le
thfeme central du Protreptique, φιλοσοφητέον, et Platon, Apol. Socr. 28 e.
(ibid., 113).

Ci. les textes regroupis par Ross, Aristotelis Fragmenta selecta, 113—118
( = ιτερί τάγαθοϋ fragm. 2).
77
Ainsi P. Wilpert, Zwei aristotelische Frühschriften über die Ideenlehre,
Regensburg 1949, 126. La thfese contraire a i t e d^fendue par W. Burkert,
Weisheit und Wissenschaft, Tübingen 1962, 19 n. 31 (qui donne comme argu-
ment notre extrait de la Vita Marciana), et surtout par I. Düring, RE, 309.
K. Gaiser, Probleme der indirekten Piatonüberlieferung, in: Idee und Zahl,
Heidelberg 1968, 31—84, renonce ä prendre position sur ce point.
78
Cf. K. Gaiser, Piatons ungeschriebene Lehre, 455; H. J. Krämer, Die grund-
sätzlichen Fragen der indirekten Piatonüberlieferung, in: Idee und Zahl,
118 n. 44; E. Dönt, op. cit., 11 (l'extrait de la Vita Marciana figure en exergue
au debut de l'introduction de cet ouvrage).
79
Epist. VII, 340 c 7, 341 a 6, e 2, 344 c 1.
220 JACQUES BRUNSCHWIG

figure dans la maxime, en un sens large et non technique 80 . De plus, les


paralleles platoniciens proposes invitent celui qui fait une οπτόδειξις
ä se souvenir que celui devant qui il la fait est un homme, plutot qu'ä se
souvenir qu'il en est un lui-meme: ce qui, on l'admettra, n'est pas du
tout pareil. Pour toutes ces raisons, il est preferable de donner son sens
precis au mot ά'άπόδειξις, et d'interpr£ter la maxime elle-meme comme
une critique adressee par Aristote a la methode de Platon.
L'existence d'une section critique dans le περί τάγαθοΰ ne parait
d'ailleurs pas invraisemblable. Elle permettrait de mieux comprendre
la multiplied des versions stabiles par les principaux disciples de Platon.
Pourquoi, en effet, cette fr0n6sie? Se seraient-ils amuses a organiser
un concours de Stenographie ? E t s'il s'etait agi seulement de conserver
une trace 6crite des paroles de Platon, la voie la plus normale, entre
έταΐροι, n'aurait-elle pas ete de comparer les notes prises par chacun,
et d'etablir avec leur aide, en collaboration, une version ne varietur ?
Quand on voit, au contraire, chacun des disciples rediger son propre irepl
τάγαθοΟ, on est conduit ä penser que chacun de ces textes differait
des autres par quelque chose de plus que par le degre d'exactitude de
la transcription, et que ces differences r£sultaient du travail d'interpr£-
tation, Eventuellement d'interpretation critique, auquel chacun des
auteurs s'etait livre sur les donn^es plus ou moins dnigmatiques fournies
par Platon.
Joignons a ces vraisemblances un indice plus direct. En Metaph.
A 6, 988 a 9 sqq., Aristote affirme que Platon a connu seulement deux
sortes de causes, la cause formelle et la cause materielle. Commentant
ce passage, Alexandre d'Aphrodise s'etonne, comme d'autres apres lui,
qu'Aristote ait pu refuser ä son maitre la conception de la cause efficiente
et de la cause finale 81 , alors qu'il ne manquait pas de textes platoniciens
utilisables en sens contraire 82 . Parmi les hypotheses que l'ex^gete &net
pour r^pondre ä sa propre perplexity, figure notamment la suivante:
lorsque Platon a traite ex professo du probleme des causes (περί αίτίωυ) 83 ,
80 Cf. la traduction et le commentaire de Η. J . Krämer, loc. cit.: »nicht nur im
Glück, sondern auch beim Aufweisen und Darlegen (so noch unterminologisch
άττοδεικνύντα aufzufassen)«.
81 In Metaph. 59, 28 sqq. Hayduck = περί τάγαθοΟ fragm. 4 Ross, op. cit., 119.
82 Alexandre cite lui-meme Tim. 28 c et Epist. II, 312 e.
83 On remarquera qu'Alexandre parait considerer (en s'inspirant d'Aristote ?) que
le ττερί τάγαθοΟ constituait le seul exposi explicite de Platon sur le pro-
bleme des causes, c'est-ä-dire, dans une perspective aristotölicienne, sur la
philosophie.
E E I 8 et le ττερί τάγαθοΰ 221

il n'a pas fait mention de ces deux dernieres; et cela, ajoute Alexandre,
c'est Aristote qui l'a montrd dans le περί τάγαθοΰ84. De ce temoignage,
on peut inferer avec securite que dans le περί τάγαθοΰ, Aristote avait
confronts la theorie platonicienne des deux principes avec sa propre
theorie des quatre causes, en assimilant l'Un ä la cause formelle et la
Dyade ä la cause materielle, comme il le fait au livre A; et qu'il y avait
fait observer que le systeme de Platon restait en defaut par rapport k
une theorie complete des causes. On voit mal, en effet, comment Aristote
aurait pu signaler des lacunes dans la theorie qu'il exposait sans donner
quelques explications sur ce qui, d'apres lui, aurait permis de les com-
bler. On peut supposer, par suite, que les observations qu'il präsente, en
Metaph. A, sur l'identification platonicienne du bien et de l'Un85, et sur
l'6cart qui s^pare a ses yeux cette identification d'une apprehension
veritable de la cause finale86, figuraient dgalement dans le περί τάγαθοΰ.
On sera done portd έ. joindre ce dernier aux nombreux ouvrages, tant
«exoteriques» que «philosophiques», oü Aristote avait critique la theorie
platonicienne, au temoignage meme de 1ΈΕ (1217 b 22—23).
II resterait enfin, pour completer notre demonstration, ä dissiper
les difficultes signages plus haut, en montrant que la doctrine visee
par notre passage s'ecarte moins qu'il n'y parait de celle qu'on apergoit
k travers le temoignage d'Aristoxene. Celui-ci, en effet, n'oblige pas ä
penser que l'ensemble du discours platonicien se soit situe au niveau des
άνομολογούμενα, et que les «biens humains» y aient ete entierement
passes sous silence. L'expression τό πέρας, par laquelle Aristoxene indique
la place qu'y tenait l'identification du bien et de l'Un, ne designe pas
necessairement la conclusion et le terme chronologique de l'expose; elle
peut aussi, comme on l'a souvent suppose87, signifier son point cul-
minant, son noyau philosophique fondamental. Beaucoup de commen-
tateurs du ττερϊ τάγαθοΰ, pour des raisons independantes de celles que
nous avons ici d'etre de leur avis, ont suppose que l'expose de Platon,
qui etait ample (trois livres dans la recension d'Aristote, d'apres le
catalogue de Diogene Laerce), comportait deux grands mouvements:

84
ώζ έν τοις ττερί τάγαθοΰ δέδειχεν. Le sujet de δέδειχεν, dans le contexte, ne
peut etre qu'Aristote.
85
A 6, 988 a 14—15.
86
A 7, 988 b 11—16.
87
Cf. K. Gaiser, Piatons ungeschriebene Lehre, 453; Ph. Merlan, Greek philosophy
from Plato to Plotinus, in: The Cambridge History of later Greek and early
medieval Philosophy, ed. A. H. Armstrong, Cambridge 1967, 23 et 102.
222 JACQUES BRUNSCHWIG

le premier, le mieux attest6 par nos sources, s'£levait progressivement


vers les principes, le long de plusieurs lignes d'ascension distinctes; le
second redescendait ä partir des principes88. Dans la dialectique descen-
dante, l'aspect axiologique et normatii de 1'activity de l'Un itait sans
doute suffisamment mis en valeur pour justifier, füt-ce trop tard au gr6
des auditeurs döjä. d£courag6s ou en fuite, le titre de ττερί τάγαθοϋ donn£
a. l'ensemble du cours. Une deduction de la valeur des «biens humains»
avait parfaitement sa place dans ce contexte. Notre passage de 1 Έ Ε
comporte lui aussi un moment ascendant, qui part des nombres pour
aboutir έ. l'Un, et un moment descendant, qui part des nombres pour
aboutir aux vertus. II permet de se repr^senter plus concretement les
aspects axiologiques (et non seulement ontologiques) de la deduction
ορέΓέε par Piaton ä partir de ses principes89.
L'ensemble de notre documentation s'organise done, semble-t-il,
avec assez de coherence pour que l'on puisse proposer de conclure que
notre texte de l'EE vise la throne platonicienne des principes, telle
qu'elle 6tait exposee dans le irepi τάγαθοϋ, et que les critiques qu'il
adresse k cette th^orie figuraient dans l'ouvrage qu'Aristote avait 6crit
sous ce titre.

88 Les reconstitutions proposes par P. Wilpert, K. Gaiser, E. Berti präsenten!


ce trait commun.
89 Les commentateurs qui s'efforcent de minimiser la portie du ττερί τάγαθοϋ
dans la philosophie de Piaton nägligent cet aspect de l'oeuvre, moins bien
attests par la tradition indirecte, et se trouvent ainsi conduits ä deplorer,
comme les premiers auditeurs du philosophe, le caractfere diroutant du titre
qu'il avait donnö ä son exposö. Cf. par exemple Κ. H. Ilting, Piatons 'Unge-
schriebene Lehren': der Vortrag 'über das Gute', in: Phronesis 13 (1968)
1—31; l'article est critique par Η. J. Krämer, Die grundsätzlichen Fragen der
indirekten Platonüberlieferung, 143—144.

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