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Michel Canivet

La déduction transcendantale de Kant au point de vue social


In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 75, N°25, 1977. pp. 49-73.

Abstract
Objective knowledge and knowledge valid for everyone can be envisaged, according to the statement in the Prolegomena, as
interchangeable concepts (Wechselbegriffe). The Allgemein gültigkeit in which the objectivity of the object is then resolved
supposes that its synthesis is effectuated by a subject invested with a public function and acting according to rules which are
themselves public. Categories, schemes and principles of pure understanding can be interpreted as the whole of the dispositions
of an original contract — there is no need to see in it an historical fact — instituting, in the critical sense, the function of the
transcendental subject and, correlatively, the form of the transcendental object. It is a priori that men must be able to reach an
agreement about what they understand by an object valid for everyone and about the point of view which they keep to in the
synthesis of this object. It is likewise a priori that the rules of this aperceptive synthesis must be capable of being represented.

Résumé
Connaissance objective et connaissance valable pour chacun peuvent être envisagées, d'après le mot des Prolégomènes,
comme des concepts interchangeables (Wechselbegriffe). L'Allgemeingültigkeit en laquelle se résout alors l'objectivité de l'objet
suppose que sa synthèse soit effectuée par un sujet investi d'une fonction publique et agissant selon des règles elles-mêmes
publiques. Catégories, schemes et principes de l'entendement pur peuvent être interprétés comme l'ensemble des dispositions
d'un contrat originaire — il n'est pas besoin d'y voir un fait historique — instituant, au sens critique, la fonction du sujet
transcendantal et, corrélativement, la forme de l'objet transcendantal. C'est a priori que les hommes doivent pouvoir s'accorder
sur ce qu'ils entendent par un objet valable pour chacun et sur le point de vue auquel ils se tiennent dans la synthèse de cet
objet. C'est a priori également que doivent pouvoir être représentées les règles de cette synthèse aperceptive.

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Canivet Michel. La déduction transcendantale de Kant au point de vue social. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième
série, Tome 75, N°25, 1977. pp. 49-73.

doi : 10.3406/phlou.1977.5921

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1977_num_75_25_5921
La déduction transcendantale de Kant
au point de vue social

Comme à la tour de Babel, il est arrivé à la métaphysique deux


choses en même temps, selon Kant: l'impossibilité de poursuivre la
construction et la confusion des langues chez les bâtisseurs1. Le
problème de la métaphysique, qui a donné son impulsion à l'œuvre
critique, comporte ainsi une dimension sociale. Les textes initiaux de
la Critique de la raison pure et des Prolégomènes, notamment, con
statent amèrement que le désaccord règne chez les collaborateurs jusque
dans la méthode à suivre2, que l'on se livre à des combats de
parade où l'avantage reste toujours au dernier interlocuteur3, que le
public se scandalise ou se désintéresse4, que les sceptiques comprom
ettent les dogmes et le lien social que ceux-ci représentent5 et que,
pour comble, le pouvoir politique menace, par ses ingérences, de
supprimer la liberté de penser6.
Les Prolégomènes, suivis en cela par l'introduction de la seconde
édition de la Critique, posent le problème à la fois théorique et social
de la métaphysique en termes de Wirklichkeit. Nous lisons par
exemple: «il est heureux que, tout en ne pouvant pas admettre que
la métaphysique soit, comme science, réelle (wirklich), nous puissions
cependant dire avec assurance que certaines connaissances synthétiques
pures a priori sont réelles et données (wirklich und gegeben), à savoir les
mathématiques pures et la physique pure; car ces deux sciences ren
ferment des propositions reconnues, d'une façon générale, comme

1 Cf. Critique de la raison pure, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, Paris,


P.U.F., 1965, p. 489 (dans les éditions originales: A 707, B 735).
2 Cf. C.r. pure, p. 15 (B vu).
3 Cf. C.r. pure, p. 18 (B xv) et p. 336 (A 442, B 450).
4 Cf. C.r. pure, p. 26 (B xxxiv).
5 Cf. C.r. pure, p. 6 (A ix) («burgerliche Vereinigung»).
6 Cf. C.r. pure, p. 26 (B xxxiv); voir aussi p. 507 (A 738, B 766) et suiv.,
la section sur l'usage polémique de la raison; voir encore l'écrit de 1786, Qu'est-ce
que s'orienter dans la pensée?, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1967, p. 86.
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vraies»7. L'emploi du terme «wirklich» est audacieux en ce qu'il


paraît identifier le consensus scientifique avec la scientificité même.
On peut voir que ce terme sert néanmoins au déploiement de la
problématique.
Mathématique, physique pure et métaphysique renferment des
jugements synthétiques a priori. Les deux premières sont réelles, c'est-
à-dire unanimement reconnues en fait comme en droit. On se demande
si la troisième, bien qu'elle ne réalise pas l'unanimité, a du moins une
prétention légitime à cet égard. Est-elle du moins possible! Pour ce qui
est des deux autres, «qu'elles doivent être possibles (môglich), c'est
démontré par leur réalité (Wirklichkeit)»8. Que l'on recherche donc
ce qui dans les sciences réelles les rend possibles, c'est-à-dire justifie
le consensus réalisé autour de leurs jugements synthétiques a priori,
et l'on pourra voir si ces conditions de possibilité se retrouvent en
métaphysique. La solution du problème particulier de la métaphysique
requiert ainsi le déploiement de la problématique aux dimensions d'une
quaestio inris portant sur la connaissance a priori en général. Et cette
question consiste non seulement à se demander de quel droit notre
connaissance a priori nous ouvre à quelque objet mais encore à se
demander de quel droit elle nous ouvre à l'accord nécessaire avec
autrui.
Dans ce rappel de la problématique, un grand poids est accordé
à ce que Kant appelle la méthode analytique ou régressive, qui part
d'un consensus constaté et accepté dans les sciences dites réelles9.
Il faut tenir pour secondaire la démarche que Kant appelle synthétique
ou progressive et qui consiste à donner et à justifier d'emblée les
éléments a priori du savoir dans le but de décider ensuite de la valeur
d'un savoir qui serait fondé sur eux. On a coutume d'attribuer la
première méthode aux Prolégomènes et l'autre à la Critique de la raison
pure10. Cela n'est vrai qu'au niveau de la présentation. Le titre
7 Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme
science, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1967, pp. 32-33; voir aussi p. 9 et C.r. pure,
pp. 15-17 (B vii-xii) et 44 (B 20).
8 C.r. pure, p. 44 (B 20).
9 Cf. A. Philonenko, L'œuvre de Kant, 2 vol., Paris, Vrin, 1969, tome I, p. 91 :
«ce qui est 'réel'
l'astronomie' pourceparler
sont comme
les résultats
Descartes
des calculs
— et des
ce réel
mathématiques,
est, en mêmeles temps,
'raisonscon
de
naissance: l'objet authentique est la science elle-même, donnée et considérée comme
factum, et l'ensemble des lois qui la constituent».
10 De même on attribue souvent la méthode analytique ou régressive aux
Fondements de la métaphysique des mœurs par opposition à la Critique de la raison
pratique.
La déduction transcendantale de Kant au point de vue social 51

d'Elementarlehre donné par Kant à la majeure partie de la Critique


ne doit pas induire en erreur. Il ne s'agit nullement de fonder enfin
le savoir sur des bases élémentaires, mais bien plutôt de mettre au clair
les valeurs qui s'y trouvent déjà, et cela afin d'empêcher qu'on y
pêche en eau trouble. Le fond de l'argumentation reste toujours
l'existence des sciences réelles, auxquelles Kant souscrit et suppose
que son lecteur souscrit également. Prenons l'exemple, dans YEsthé-
tique transcendantale, de la thèse de l'apriorité de l'espace. Il est peu
probable que l'argument tienne dans le fait purement psychologique
que l'on «ne peut jamais se représenter qu'il n'y ait pas d'espace,
quoique l'on puisse bien penser qu'il n'y ait pas d'objet dans l'espace » 1 1.
En revanche, l'argument suivant est d'une autre qualité: «En effet,
si cette représentation de l'espace était un concept acquis a posteriori
qui serait puisé dans la commune expérience externe, les premiers
principes de la détermination mathématique ne seraient rien que des
perceptions. Ils auraient donc toute la contingence de la perception;
et il ne serait pas nécessaire qu'entre deux points il n'y ait qu'une
seule ligne droite, mais l'expérience nous apprendrait qu'il en est
toujours ainsi»12. Certes, cet argument ne prouvera l'apriorité de
l'espace que pour celui qui accepte la valeur de la géométrie existante
avec sa prétention à la nécessité. Heureusement, Kant n'a rien à
craindre et a toutes les chances de rencontrer cette acceptation chez
le lecteur puisqu'il s'agit d'une science «réelle», bien établie. Il en va
de même au début de Y Analytique des concepts, lorsqu'il est reproché
à Hume et à Locke d'avoir méconnu l'apriorité des catégories: «la
déviation empirique, à laquelle ils eurent tous deux recours, ne peut se
concilier avec la réalité {Wirklichkeit) des connaissances scientifiques
a priori que nous avons, la mathématique pure et la physique générale,
et par conséquent elle est contredite par le fait » 1 3. Revoici la Wirklichkeit
scientifique, ce fait doué de valeur qui se trouve au point de départ
de la démarche analytique, un peu comme la conscience morale
commune est au départ de la philosophie morale kantienne. Imitant
d'ailleurs une formule tirée de la philosophie pratique, nous dirons
que la réalité du consensus scientifique est la ratio cognoscendi des
éléments de Y Elementarlehre et que, sous cette condition, on peut
considérer ceux-ci comme la ratio essendi de cette réalité. «Ainsi,

C.r. pure, p. 56 (A 24, B 38).


C.r. pure, p. 56 (A 24); voir aussi p. 57 (B 41).
C.r. pure, p. 106, note (B 128).
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écrit E. Cassirer, la philosophie demeure orientée vers la totalité


donnée de la culture spirituelle comme point de départ nécessaire;
cependant elle veut non plus l'accepter comme donnée mais rendre
intelligible sa construction et les normes universelles qui la conduisent
et la régissent»14.

En se donnant pour tâche d'examiner de manière générale comment


les jugements synthétiques a priori sont possibles et, simultanément,
comment ils peuvent prétendre à l'assentiment d'autrui, Kant élargissait
son propos par rapport au problème de la métaphysique. Son propos
va s'élargir encore. L'entreprise de justification des jugements synthé
tiques a priori requiert en effet pour Kant la prise en considération
du savoir expérimental et de ses conditions de possibilité.
On sait que le thème de la Déduction transcendantale des concepts
purs de l'entendement est la démonstration de ce que certains concepts
a priori de l'entendement sont la condition nécessaire de l'expérience.
La valeur objective de ces concepts permettra de montrer en quoi sont
légitimes les jugements synthétiques a priori dont traite Y Analytique des
principes et par là ceux des sciences réelles.
La problématique des sciences réelles, issue du problème initial
de la métaphysique, nous conduit, au cœur de la Critique, au texte
de la Déduction transcendantale, où nous pouvons présumer, vu la
dimension sociale du problème initial et de la problématique déployée,
qu'il y aura quelque chose à apprendre en ce qui concerne la valeur
intersubjective de nos connaissances. Au dernier paragraphe du texte
en question, dans la seconde édition de l'ouvrage, Kant estime avoir
rendu compte de la valeur intersubjective du savoir, en l'occurrence
celui qui utilise la catégorie de causalité. Il attribue en effet à des
doctrines opposées, comme l'innéisme ou le système de la préformat
ion, la conséquence suivante : «je ne pourrais pas dire que l'effet est
lié à la cause dans l'objet (c'est-à-dire nécessairement), mais seulement
que je suis constitué de telle sorte que je ne peux pas penser cette

14 E. Cassirer, Immanuel Kant's Werke, Bd XI: Ergànzungsband : Kants Leben


und Lehre, Berlin, B. Cassirer, 1923, p. 166 (nous traduisons). Voir aussi A. Philo-
nenko, op. cit., I, p. 110: «Cette interrogation sur l'essence de la connaissance est
spécifiquement distincte de la recherche d'un Descartes qui, prisonnier de la séparation
de l'objet et du sujet, tente d'établir Y existence de la connaissance».
La déduction transcendantale de Kant au point de vue social 53

représentation autrement que liée de cette manière ; or, c'est là précis


émentce que le sceptique désire le plus; car alors toutes nos lumières
fondées sur la prétendue valeur objective de nos jugements ne sont que
pure apparence et il ne manquerait pas de gens qui ne voudraient pas
avouer d'eux-mêmes cette nécessité subjective (qui doit être sentie);
du moins ne pourrait-on chercher querelle à personne à propos d'une
chose qui repose simplement sur la manière dont chaque sujet est
organisé »15 .
Comprendre la déduction transcendantale sous ce point de vue
demande qu'on la considère d'abord telle qu'elle se donne, dans la
complexité de sa présentation. Déjà dans la première édition de la
Critique, Kant ne cache pas que cette étude est celle qui lui a coûté
le plus de peine 16. De plus, le texte de l'édition de 1781 a été entièrement
refondu dans la seconde édition, celle de 1787, tandis qu'entretemps,
en 1783, les Prolégomènes reprenaient la déduction de manière originale.
Sans prétendre reconstituer ici dans tous ses détours le processus de
conception et de rédaction, nous envisagerons la succession des trois
moments principaux: 1781, 1783 et 1787.

1. La déduction de 1781

Le texte d'ensemble de cette première version comporte en fait


trois exposés successifs de la déduction, contenus dans la deuxième et
la troisième section du chapitre intitulé «De la déduction des concepts
purs de l'entendement». Nous nous limiterons au premier exposé, qui
coïncide avec la deuxième section. Cet exposé représente une déduction
appelée subjective, c'est-à-dire qui « se rapporte à l'entendement pur en
lui-même au point de vue de sa possibilité et des facultés de connaître
sur lesquelles il repose», par opposition à une déduction appelée
objective, représentée par les deux autres exposés et que Kant déclare
essentielle parce qu'elle «se rapporte aux objets de l'entendement pur
et doit présenter et faire comprendre la valeur objective de ses concepts
a priori»11. On ne peut cependant s'empêcher de reconnaître, à la
lecture de la déduction subjective, que, bien qu'elle comporte des
éléments de psychologie de la connaissance (d'où son appellation),

5 C.r. pure, pp. 145-146 (B 168).


6 C.r. pure, p. 8 (A xvi).
7 C.r. pure, p. 8 (A xvi-xvn).
54 Michel Canivet

elle dépasse de loin le simple niveau psychologique 18 maïs au contraire


explique comment l'aperception transcendantale rend possible l'objet
de notre connaissance. Cette explication se trouve dans une théorie
du Gegenstand qui se charge, en plein milieu de la déduction dite
subjective, «de bien faire comprendre ce que l'on entend par cette
expression d'un objet de nos représentations»19. Si la déduction sub
jective porte bien son nom, ce ne peut être que d'une manière qui
n'exclut pas qu'elle soit aussi une authentique déduction transcendant
ale objective.
La théorie du Gegenstand s'encadre dans une réflexion sur le
concept en général. Celui-ci dépend d'une «conscience une qui réunit
en une représentation le divers perçu successivement et ensuite repro
duit»20. Le contexte explique que le concept suppose une activité
synthétique (appréhension, reproduction, recognition) sans laquelle
«les concepts et, avec eux, la connaissance des objets, seraient tout
à fait impossibles»21. Ainsi donc, les concepts que nous utilisons
couramment dans la communication des connaissances22 n'ont d'object
ivité,c'est-à-dire de capacité "d'avoir un contenu objectif, que s'ils
dépendent d'une activité synthétique originaire.
Mais, se demande le lecteur, est-ce qu'une synthèse de ce genre
peut produire la capacité qu'ont les concepts d'avoir rapport à des
objets? Kant est prêt à répondre affirmativement, mais à condition
que, d'un côté, l'on précise ce qu'il faut entendre par contenu objectif et,

18 Cf. H.J. de Vleeschauwer, La déduction transcendantale dans l'œuvre de


Kant, 3 tomes, Anvers, De Sikkel; Paris, Leroux; la Haye, Nijhoff, II, 1936,
pp. 289-315 et L'évolution de la pensée kantienne, Paris, Alcan, 1939, pp. 96-100;
cf. aussi A. Philonenko, op. cit., I, p. 156.
19 C.r. pure, pp. 116-117 (A 104).
20 Ibidem.
21 Ibidem.
22 Dans son livre Kant et le problème de la métaphysique, Heidegger suggère
que l'entendement est la faculté de la communication intersubjective: «L'objet de
l'intuition n'est un étant reconnu que si chacun peut le rendre compréhensible pour
lui-même et pour les autres et, par là, le communiquer. Aussi faut-il que ce particulier
intuitionné — par exemple un morceau de craie qui est ici — se laisse déterminer
comme craie ou comme corps, afin que nous puissions ensemble reconnaître cet
étant lui-même comme ce qui est identique pour chacun de nous » (trad. A. De Waelhens
et W. Biemel, Paris, Gallimard, 1963, p. 88). Dans la détermination de l'objet d'intuition
comme tel ou tel (repraesentatio per notas communes), nous reconnaissons la fonction
du concept. Encore va-t-il falloir, avec Kant, identifier la fonction de synthèse origi
naire, logiquement préalable à la repraesentatio per notas communes, sans laquelle
aucun concept ne peut servir à la communication objective.
La déduction transcendantale de Kant au point de vue social 55

de l'autre, que l'on précise de quelle synthèse on parle. La théorie du


Gegenstand intervient quant au premier point. Le second sera précisé
ultérieurement par l'appel à l'aperception transcendantale et aux
catégories.
«Qu'est-ce donc qu'on entend, quand on parle d'un objet cor
respondant à la connaissance et aussi, par suite, distinct d'elle?»23.
L'attitude naturelle doit ici tout d'abord faire son deuil relativement
à un objet absolument extérieur à nos représentations et auquel nous
aurions à les rapporter. Dans un de ses cours de logique, Kant donne
à ce propos un argument-massue: «le seul moyen que j'aie de comp
arer l'objet avec ma connaissance, c'est que je le connaisse»24. Mais
il ne faut pas conclure que la notion d'objet de notre connaissance
soit dépourvue de sens. Simplement, elle doit être reportée, réfléchie
à l'intérieur de notre connaissance même. Autrement dit, la notion
d'objet transcendantal doit être convertie. Cette notion trouve alors
son sens dans la simple constatation de départ que «nous trouvons
(wir finden) que notre pensée sur le rapport de toute la connais
sance à son objet comporte quelque chose de nécessaire, attendu, en
effet, que cet objet {Gegenstand) est considéré comme ce qui est posé
devant la connaissance (als dasjenige angesehen wird, was dawider ist)
et que nos connaissances ne sont pas déterminées au hasard ou
arbitrairement»25. Les mots «Gegenstand» et «was dawider ist» sont
à prendre au pied de la lettre mais en dehors de toute idée de relation
aux choses en soi; l'objet, c'est simplement ce qui, dans notre
connaissance, résiste à notre arbitraire et s'impose avec nécessité (même
un fait contingent peut, en ce sens-ci, s'imposer avec nécessité). Cette
nécessité ne représente pas l'irruption de la chose en soi mais plutôt,
dans l'immanence de nos représentations, ce à quoi nous nous en tenons.
De manière générale, une nécessité se trouve certes toujours signifiée
dans nos concepts puisque ceux-ci impliquent une liaison stable et
régulière de représentations26. De manière plus particulière toutefois,

23 C.r.pure, p. 117 (A 104).


24 Logique, trad. L. Guillermit, Paris, Vrin, 1966, p. 54.
25 C.r. pure, p. 117 (A 104-105). On reconnaît ici, discrètement indiquée dans
les premiers mots de cette citation {wir finden), la fondamentale démarche analytique
kantienne, qui consiste à remonter de nos connaissances objectives (réelles) à leurs
conditions de possibilité.
26 Ainsi, le concept de triangle implique la représentation nécessaire de trois
segments {C.r. pure, p. 118) (A 105); celui de corps, la représentation nécessaire de
l'étendue liée à l'impénétrabilité (p. 119) (A 106); celui de cinabre, la liaison néces-
56 Michel Canivet

nous reconnaissons une valeur objective (une capacité d'avoir rapport


à quelque objet) à nos concepts lorsque la nécessité qu'ils signifient
se conforme aux critères de la nécessité qu'exprime la notion convertie
d'objet transcendantal et que Kant ne manquera pas de préciser par
la suite.
La nécessité exprimée par la notion convertie d'objet transcen
dantalpourrait dès maintenant se comprendre de manière intersubj
ective,notamment dans la suite de la phrase que nous venons de citer :
« nos connaissances ne sont pas déterminées au hasard ni arbitrairement,
mais a priori d'une certaine manière puisque, en même temps qu'elles
doivent se rapporter à un objet, elles doivent nécessairement s'accorder
entre elles relativement à cet objet». Toutefois, YUebereinstimmung
dont il est ici question peut aussi bien être une cohérence entre des
représentations chez un même sujet qu'un accord chez des sujets
différents.
Une nouvelle étape de la déduction est franchie lorsque Kant
attribue l'unité nécessaire qui constitue l'objet transcendantal (converti)
à «l'unité formelle dans la conscience de la synthèse du divers des
représentations»27. L'argument de cette attribution est, négativement,
qu'il n'y a pas le choix puisque l'objet absolument hors de notre con
naissance «n'est rien pour nous» et que l'objet immanent doit
néanmoins «être quelque chose de distinct de nos représentations»;
positivement, l'argument est que «toute nécessité a toujours pour
fondement une condition transcendantale»28. C'est donc la conscience
seule qui est fondée à établir, au départ de toute expérience, ce que
l'on entend véritablement par un objet de nos représentations. Kant
insiste à plusieurs reprises sur le caractère « numériquement identique »,
c'est-à-dire «fixe et permanent» ainsi qu'« immuable » de l'aper-
ception transcendantale («stehendes oder bleibendes Selbst»)29. Cette
affirmation ne procède pas d'une constatation psychologique mais
d'une exigence épistémologique relative à la condition qui préside à
toute constitution synthétique d'objet.
L'identité à soi-même de l'aperception transcendantale peut s'inter-

saire des représentations de lourdeur et de rougeur (p. 113) (A 100-101). Par ailleurs,
tout concept implique en outre la possibilité de lier de façon nécessaire des mots et
des choses (ibidem).
27 C.r.pure, p. 118 (A 105).
28 C.r.pure, p. 119 (A 106).
29 C.r. pure, pp. 120-121 (A 107).
La déduction transcendantale de Kant au point de vue social 57

prêter comme relation entre sujets. Certes, l'expression «stehendes


oder bleibendes Selbst » fait assez naturellement penser à la permanence
de l'individu à travers ses états. Mais l'interprétation sociale n'est
pas exclue, étant donné le statut transcendantal et non empirique de
l'aperception réputée identique. Celle-ci n'est pas objet de psychologie
empirique puisqu'elle conditionne tout objet d'expérience. Elle n'est
pas non plus objet de psychologie rationnelle si l'on se réfère aux
explications données au chapitre des Paralogismes. Kant va jusqu'à
dire, dans une note située plus loin dans le texte de la déduction,
qu'avec cette identité de la conscience transcendantale « il n'est même
pas question de la réalité de cette conscience » 30. L'aperception transcen
dantale possède un caractère strictement fonctionnel et formel. Ce
caractère apparaît au moyen d'une comparaison empruntée à l'ordre
juridique. L'unité et la permanence identique d'une fonction dans
l'État est indépendante de la personne physique qui l'exerce. L'ident
ité d'une fonction publique n'est pas compromise par le simple fait
que ses titulaires sont successifs ou interchangeables. Elle ne l'est pas
non plus par le simple fait d'être exercée collégialement 3 * . Toutefois,
comparaison n'est pas raison et, au stade où nous sommes, l'inte
rprétation intersubjective de l'aperception transcendantale — cogito
plural, fonction suprême de la république scientifique — n'est qu'une
possibilité d'interprétation à maintenir ouverte parmi d'autres.
Le troisième grand moment de la déduction transcendantale est
celui où Kant, après avoir ramené le sens de l'objet transcendantal à
l'aperception, développe l'idée de lois a priori de la fonction synthétique
de l'aperception et introduit de cette manière le fondement de la
valeur objective des catégories. Ce développement est ramassé dans
un texte extrêmement dense de la déduction dite subjective où il
importe de discerner trois remarques capitales pour la démonstration
du rôle des catégories32.
Premièrement, l'unité identique de la conscience, nous dit-on,
« serait impossible si l'esprit, dans la connaissance du divers, ne pouvait
avoir conscience de l'identité de la fonction par laquelle elle relie
synthétiquement ce divers dans une connaissance». Ceci signifie que

30 C.r. pure, p. 131, note (A 117).


31 Certes, elle peut être compromise si la succession, l'interchangeabilité ou la
collégialité ne sont pas réglementées avec une précision suffisante. Mais dans ce cas,
ce n'est pas la pluralité des titulaires qui est en cause.
32 C.r. pure, pp. 121-122 (A 108).
58 Michel Canivet

la conscience identique doit pouvoir être consciente de son identité.


La prise de conscience ne doit pas nécessairement être toujours claire
et explicite33 mais il est indispensable qu'elle soit toujours possible.
En effet, nous ne sommes sûrs d'avoir affaire à des objets que si nous
sommes, au moins implicitement, sûrs de l'identité de la fonction
synthétique qui les constitue et si, par conséquent, nous pouvons
nous la représenter pour un contrôle d'identité34.
Deuxièmement, étant donné que la synthèse pour laquelle l'aper-
ception transcendantale a été invoquée est une synthèse nécessaire,
celle qui correspond à l'objet transcendantal converti, ce que la
conscience originaire doit pouvoir se représenter n'est pas une activité
synthétique quelconque mais une «unité également nécessaire de la
synthèse de tous les phénomènes par concepts, c'est-à-dire suivant
des règles (...) qui déterminent un objet». La conscience doit pouvoir
se représenter ces règles ou concepts si elle doit pouvoir se représenter
l'identité de sa fonction.
Troisièmement, l'esprit « ne pourrait pas concevoir, et cela a priori
{und zwar a priori), sa propre identité (...) s'il n'avait devant les
yeux l'identité de son acte qui (...) rend tout d'abord possible l'e
nchaînement d'après des règles a priori». Les mots «und zwar a priori»
nous rappellent opportunément qu'il s'agit en tout ceci de l'identité
à soi-même de l'aperception transcendantale, constitutive de tout objet
de connaissance et non d'une conscience empirique qui serait déjà
objectivée. C'est donc tout à fait a priori que nous devons pouvoir nous
représenter l'identité de la fonction aperceptive, indépendamment de
toute constatation objective de son engagement de fait par rapport
à des représentations qu'elle enchaîne. C'est donc aussi a priori qu'il
faut que nous puissions prendre conscience des règles ou concepts
(cf. la deuxième remarque) de notre activité synthétique. Sans cela,
nous pourrions la confondre avec une association quelconque et donc
ne pas nous représenter la synthèse propre à l'aperception transcen
dantale. Mais alors, si l'esprit doit pouvoir a priori se mettre « devant

33 Cf. C.r. pure, p. 1 16 (A 104) : «Cette conscience peut souvent n'être que faible»
et, p. 131, note (A 117): «que cette représentation soit claire (conscience empirique)
ou obscure, cela ne fait rien ici ».
34 Bien concrètement, ceci signifie que notre rapport à l'objet ne peut être assuré
que si la philosophie transcendantale kantienne est possible... Kant admet, bien
entendu, que les hommes n'ont pas dû l'attendre pour avoir affaire à de véritables
objets.
La déduction trans cendantale de Kant au point de vue social 59

les yeux » non seulement son acte synthétique mais encore « l'enchaîne
ment d'après des règles a priori», un problème difficile se pose :
comment l'esprit peut-il se représenter absolument a priori son activité
synthétique en tant que réglée? Synthèse réglée a priori, soit, mais de
quoi?
L'apparition de ce dernier problème fait rebondir la déduction.
Après avoir démontré que l'objet renvoie à l'aperception transcendan-
tale, que celle-ci opère selon certaines règles ou concepts et que, par
conséquent, les catégories ont en principe une valeur objective, Kant
conclut en disant «c'est là proprement ce que nous voulions savoir»
puis enchaîne aussitôt par un « mais ». « Mais la possibilité et même la
nécessité de ces catégories reposent sur le rapport que toute sensi
bilité et, avec elle, aussi tous les phénomènes possibles ont avec
l'aperception originaire»35. Comment en effet concevoir absolument
a priori la synthèse catégoriale? Toute synthèse étant synthèse de
quelque chose, il est indispensable de pouvoir se représenter en même
temps a priori un minimum de matière nécessaire à la représentation
de la synthèse intellectuelle. V Esthétique transcendantale offre la
solution: une diversité pure donnée par les formes a priori de la
sensibilité. Celles-ci ont justement, d'après Kant, la propriété remar
quable d'être à la fois des formes de l'intuition (qui sont nécessaires
pour toute intuition empirique) et des intuitions formelles (qui sont
déjà représentables en elles-mêmes). Des formes en question, c'est le
temps qui doit être retenu ici en premier lieu parce qu'il vaut tant
pour notre sens interne que pour nos sens extérieurs36. Ce sera donc
la structuration catégoriale a priori du temps qui assurera la valeur
objective des catégories, non seulement parce que les catégories sont
par là applicables à tous les phénomènes, mais encore parce que cette
structuration permet à l'esprit de se mettre «devant les yeux» tout
à fait a priori l'identité de la fonction aperceptive37.
L'interprétation in ter subjective paraît possible et éclairante dans
le cas des catégories et de leur structuration temporelle si l'on admet,
comme plus haut, que l'aperception est une «commune fonction de

35 C.r. pure, p. 125 (A 111).


36 D'où le rappel solennel, en tête de la première partie de la déduction, de la
réalité empirique universelle du temps (cf. C.r. pure, p. 111) (A 98-99).
37 On sait combien Kant insistera dès lors, avec les doctrines de l'imagination
transcendantale et du schématisme, sur la limitation au domaine sensible de tout usage
des catégories.
60 Michel Canivet

l'esprit»38 que doivent exercer tous les membres de la communauté


scientifique pour avoir le droit de penser objectivement. Dans cette
perspective, il est, en premier lieu, évident que quiconque exerce
cette fonction doit pouvoir être conscient de l'identité de la fonction
exercée. Sans cela, personne ne pourrait s'assurer ni que c'est bien
au point de vue scientifique qu'il considère ses représentations (et non,
par exemple, au point de vue du goût), ni qu'il exerce une fonction
identique à celle qu'exercent ceux qui, comme lui, prétendent penser
de manière objective. Personne ne pourrait non plus contrôler chez
autrui l'usage de cette fonction. Sous peine de mystification, ce que
l'on pourrait appeler le point de vue de l'homme de science doit
pouvoir être publiquement caractérisé dans sa fonction synthétique.
Même si cela n'a pas été fait convenablement jusqu'à présent, il faut
que les hommes puissent se représenter les caractères de la démarche
scientifique lorsqu'ils s'y engagent. En second lieu, comme en science
on n'a pas coutume de tenir pour objectives des associations quel
conques de représentations — par exemple des causes libres ou des
expériences non reproductibles — , on doit pouvoir se représenter
publiquement les normes, règles ou concepts auxquels on a coutume
de se référer pour sélectionner comme objectives certaines associations
représentatives. En troisième lieu, c'est certes a priori que la fonction
synthétique aperceptive doit pouvoir être rendue publique, de même
que les lois qui la régissent. Cette publicité ne peut être celle d'un
compte-rendu empirique sur les habitudes scientifiques collectives.
Un tel constat suppose en effet déjà l'exercice de la fonction synthé
tiqueen question. L'identité de la fonction ne pouvant être enregistrée
comme fait objectif, elle ne peut qu'être socialement posée au départ
de toute objectivité. Il faut dès lors supposer une sorte de décision
collective, transcendantale et non empirique, d'exercer identiquement
la fonction synthétique aperceptive. Or cette fonction ne se reconnaît,
par rapport à toute autre fonction associative, que par les lois de
son exercice, les catégories, qui ne sont autres que des manières
préétablies de synthétiser le donné sensible. Ces manières légales de
synthétiser doivent pouvoir être représentées publiquement a priori.
Cette représentation n'est possible que par recours à une matière
minimale, extérieure à l'activité intellectuelle de synthèse et repré
sentable a priori. Cette matière non-empirique est l'intuition du temps,

38 C.r. pure, p. 123 (A 109).


La déduction transcendantale de Kant au point de vue social 61

condition transcendantale de toute intuition sensible individuelle et,


à titre de condition transcendantale, originairement valable pour tous.
Mais, il faut le reconnaître, rien dans le texte de la déduction
de 1781 ne permet d'attribuer effectivement à Kant une conception
intersubjective de l'objectivité, de la fonction aperceptive et du rôle
des catégories. Cette interprétation a été développée jusqu'ici comme
une simple possibilité cohérente. Il demeure que, pour passer du possible
au réel de la pensée kantienne, des textes explicites sont nécessaires.
Les Prolégomènes permettront ce passage.

2. La déduction dans les «Prolégomènes» (1783)

La première édition de la Critique n'a pas rencontré la com


préhension ni l'intérêt attendus. Kant fut particulièrement déçu par
une recension anonyme écrite par G. Garve et publiée en 1782 dans
les Gôttingische gelehrte Anzeigen, périodique dirigé par J. G. Feder.
D'après ce rapport, l'idéalisme transcendantal de la Critique se réduit
à un « idéalisme qui embrasse pareillement esprit et matière, qui trans
forme en représentations le monde et nous-mêmes et qui fait provenir
tous les objets à partir des apparences par le fait que l'entendement les
enchaîne en une série expérimentale»39. Kant avait pourtant pris
soin de ne jamais nier les choses en soi. Mais il avait délié notre
connaissance objective par rapport à elles et c'est ce qu'on lui
reproche. D'après la recension, dire que les objets sont «seulement
représentation et loi de pensée (nur Vorstellung und Denkgesetz)»A0
revient à dissoudre tout objet de connaissance dans la subjectivité.
Kant devra donc lutter, dans les Prolégomènes, contre l'accusation
de subjectivisme idéaliste. Il s'agira de faire comprendre que la
conversion de l'objet transcendantal n'empêche pas l'objet phénoménal
de s'imposer véritablement à nous, que l'aperception est véritablement
transcendantale au sens d'ouverture à l'objet et que les catégories ne
sont pas les modalités de la dissolution de l'objet mais celles de sa
reconnaissance comme Gegen-stand.
Il importera donc de préciser l'élément qui, en dehors de toute
relation à l'être en soi, nous préservera de la réduction de l'autre
39 Die Gôttingen Recension; ce texte est donné en annexe à celui des Prolé
gomènes dans: Immanuel Kant's sàmtliche Werke, herausgegeben von P. Gedan,
W. Winkel, ..., K. Vorlànder, 3. Band, Leipzig, Verlag der Dùrr'schen Buchhand-
lung, 1905, pp. 175-182 (nous traduisons).
40 Ibidem, p. 182.
62 Michel Canivet

au même. Dans la déduction de 1781, cet élément est l'activité caté-


goriale d'une aperception identique ; cette activité étant réglée a priori,
l'objet n'est pas livré à l'arbitraire du même. Toutefois, les règles a priori
sont des règles de la conscience aperceptive et l'entendement est
auto-nome; le sens de l'objet peut donc malgré tout sembler réduit
à l'activité du même. On comprend que des lecteurs intelligents du texte
de 1781 n'aient pas admis qu'une activité du même, fût-elle réglée,
puisse fonder un objet qui s'impose. L'aperception réglée fonde sans
doute un objet qu'elle s'impose, mais s'agit-il encore d'un objet qui
s'impose au sens d'un Gegen-standl Une explication ultérieure est
indispensable. Les Prolégomènes vont pour cela recourir à l'inter-
subjectivité. Examinons ce recours au niveau de chacun des grands
moments de la déduction repérés plus haut: l'objet, l'aperception, les
catégories.
La question de savoir ce qu'il faut entendre lorsqu'on parle d'un
objet de nos représentations est reprise, aux paragraphes 14 à 19 des
Prolégomènes, selon une méthode ouvertement analytique, partant
des sciences réelles et plus particulièrement des sciences empiriques.
Celles-ci contiennent des jugements d'expérience (« Erfahrungsurteile »)
qui, à la différence des simples jugements de perception (« Wahr-
nehmungsur telle»), sont réputés objectifs41. Qu'est-ce, pour un jugement
d'expérience, que d'avoir véritablement un objet? Kant répond que
« la validité objective du jugement d'expérience ne signifie pas autre
chose que la validité universelle nécessaire (notwendige Allgemein-
gùltigkeit) de celui-ci» et il ajoute qu'« inversement, si nous trouvons
une raison de tenir un jugement pour universellement valable néces
sairement (ce qui ne dépend jamais de la perception mais du
concept pur de l'entendement sous lequel la perception est subsumée),
il nous faut aussi le tenir pour objectif, c'est-à-dire comme n'exprimant
pas seulement un rapport de la perception à un sujet, mais une
propriété de l'objet»42. Le texte conclut fermement: «validité objective
et validité universelle et nécessaire pour chacun sont des concepts
interchangeables {Wechselbegriffe) ».
41 Les meilleurs exemples à ce propos se trouvent non dans les Prolégomènes
eux-mêmes mais dans les cours de logique où nous lisons: «en touchant la pierre,
je la sens chaude, c'est un jugement de perception; la pierre est chaude: c'est un jugement
d'expérience» (Logique, p. 124), et dans la seconde édition de la Critique où Kant nous
fait distinguer l'affirmation «quand je porte un corps, je sens une impression de
pesanteur» de l'affirmation «le corps lui-même est pesant» (C.r. pure, p. 120) (B 142).
42 Prolégomènes, p. 67.
La déduction transcendantale de Kant au point de vue social 63

Ainsi, en l'absence de toute possibilité de connaître la chose


en soi, il reste aux hommes à s'entendre sur ce qu'ils considéreront
comme un objet; l'objet transcendantal converti est la forme de
l'objet valable universellement. Certes, l'accord intersubjectif déter
minant l'objet ne peut être un simple consensus empirique. Un accord
intersubjectif vraiment universel ne peut d'ailleurs jamais être constaté.
Un tel accord n'a de sens qu'au niveau du droit. L'objectivité est ce
qui doit donner lieu à un accord universel («notwendige Allgemein-
gultigkeit»). Mais qui va décider de ce droit, et selon quelles lois?
À moins que l'équation objectivité-universalité soit dépourvue d'utilité
et de signification, il faut pouvoir donner les critères de la valeur
universelle en droit. On devine que c'est à la solution de ce problème
que vont servir la déduction des catégories et, ultérieurement, la
détermination des schemes et des principes de l'entendement pur.
Il n'y a pas lieu de renoncer à l'enseignement de 1781. Il reste
vrai que la pensée objective «comporte quelque chose de nécessaire»
et que «nos connaissances ne sont pas déterminées au hasard ou
arbitrairement, mais a priori d'une certaine manière»43. Simplement,
cette nécessité est maintenant reconnue comme obligation intersub
jectiveen ce qui concerne nos représentations, à charge certes de
pouvoir préciser la nature de cette obligation (sans quoi elle serait
évidemment nulle). L'objection de Garve et de Feder n'aura pas été
vaine. Un objet que je m'impose n'est pas encore un objet qui
s'impose. Seule une relation intersubjective juridique permet au sujet
de sortir de lui-même pour avoir rapport à l'objet.
L'inflexion intersubjective apportée à la théorie du Gegenstand
implique une inflexion semblable de celle de l'aperception. Partant
de la distinction établie entre jugement d'expérience, objectif, et
jugement de perception, subjectif, Kant écrit: «d'abord je peux me
borner à comparer les perceptions et à les unir dans une conscience de
mon état {in einem Bewusstsein meines Zustandes), ou bien je les unis,
c'est le second cas, dans une conscience en général (in einem Be
wusstsein iiberhaupi). Le premier de ces jugements n'est qu'un juge
ment de perception et n'a dans cette mesure qu'une validité subjective,
étant une simple liaison des perceptions dans mon état d'esprit, sans
rapport à l'objet»44. Par rapport à la déduction de 1781, un élément

C.r. pure, p. 117 (A 104).


Prolégomènes, p. 69.
64 Michel Canivei

nouveau est intervenu au point de départ de la régression: Y Allge


meingûltigkeit. Force nous est alors de régresser vers une condition
de possibilité adéquate, une conscience «en général». L'identité
numérique de l'aperception sera non seulement le fait d'une conscience
dans tous ses actes mais aussi le fait de tous les sujets conscients
auprès desquels l'objectivité doit valoir.
Mais la notion de Bewusstsein ûberhaupt n'impliquerait-elle pas
alors une sorte d'averroïsme? Nous avons montré plus haut qu'il
suffisait aux exigences de la pensée objective que l'on suppose
l'identité d'une fonction indépendante de l'identité de ses titulaires.
La régression des Prolégomènes requiert une interprétation sociale
de l'aperception mais n'a que faire d'une conception averroïsante de
l'entendement. Elle s'accommode fort bien de la conception pluraliste.
Il importe toutefois de préciser le sens de l'interprétation pluraliste
du Bewusstsein ûberhaupt car Y «illusion naturelle et inévitable»45 de
la raison pure est ici comme ailleurs toujours menaçante. Il ne peut
s'agir d'une option métaphysique en faveur du pluralisme des sub
stances pensantes (ni d'une négation, tout aussi métaphysique, de
l'existence d'une conscience collective). L'élément nouveau intervenu
au point de départ de la régression ne manifestait aucune autre
prétention que celle d'être une donnée de sens commun: nous trouvons
qu'il y a des jugements d'expérience, que nous tenons pour objectifs
et valables pour tous. Ce consensus vécu in concreto implique certes
analytiquement une certitude de notre existence à plusieurs, mais
il ne nous rend pas plus savants sur le mode d'existence en soi
du ou des sujets de la pensée. Le Bewusstsein ûberhaupt ne contient
rien de plus que ce qui est nécessaire pour rendre compte de ce
consensus du sens commun scientifique. Si nous concluons au sens
pluraliste de l'aperception, cette interprétation ne nous apprend
rien de plus sur notre existence et sur celle d'autrui que ce que
nous apprend déjà le sens commun.
Il faut faire un pas encore. À moins que le recours au Bewussts
ein ûberhaupt pour rendre compte de Y Allgemeingûltigkeit ne soit une
explication verbale et trouble, il faut pouvoir contrôler l'exercice
de la fonction aperceptive commune et cela n'est possible que si l'on
rend publiques les lois au moyen desquelles cette fonction produit
la valeur universelle des représentations. Sinon, il ne manquerait pas

45 C.r. pure, p. 254 (A 298).


La déduction trans cendantale de Kant au point de vue social 65

de gens pour prétendre unilatéralement qu'ils jugent en se plaçant


au point de vue de la «conscience en général» sans que l'on puisse
leur demander des comptes.
Pour reconnaître et authentifier publiquement l'exercice du Be-
wusstsein ûberhaupt dans un jugement donné, il faut, nous disent les
Prolégomènes, «un jugement antécédent» qui détermine à l'avance
l'intuition en fonction de certains concepts appelés catégories. «L'int
uition donnée doit être subsumée sous un concept qui détermine la
forme du jugement en général (die Form des Urteilens ûberhaupt) par
rapport à l'intuition, relie la conscience empirique de cette intuition
en une conscience en général (in einem Bewusstsein ûberhaupt), et
procure ainsi aux jugements empiriques une validité universelle
(Allgemeingùltigkeit); un concept de ce genre est un concept pur a priori
de l'entendement qui ne fait rien d'autre que de déterminer en général
(ûberhaupt zu bestimmen) pour une intuition la manière dont elle peut
servir aux jugements»46. À chaque stade du développement de ce
texte, l'adverbe «ûberhaupt» témoigne de la continuité du souci de
rendre compte de la valeur universelle de l'expérience par le recours
à la conscience en général. On remarquera l'emploi des termes
«ûberhaupt bestimmen» qui évitent la confusion de la catégorie avec
une simple habitude de pensée collective qui ne serait qu'un état de fait.
La catégorie quant à elle possède une vertu juridique ; elle correspond
à une détermination collective trans cendantale, c'est-à-dire à une sorte
de décision commune originaire de s'en tenir à certaines formes judi-
catives par rapport aux intuitions. Cette détermination n'a pas besoin
d'être, ni d'avoir été, nécessairement explicite. Mais elle doit indispen-
sablement pouvoir le devenir. En tant qu'elle préexiste à l'œuvre légis
lative de la Critique elle est comparable aux dispositions de la
coutume. Celle-ci est plus que l'usage ou l'habitude, elle ne gît pas
au niveau du simple fait mais se meut d'emblée sur le terrain du droit
en ce qu'elle traduit un sentiment de nécessité juridique.
46 Prolégomènes, p. 70. En nous conformant à la détermination des concepts purs
de l'entendement, nous renonçons notamment à faire état de quelque événement pour
lequel nous n'accepterions pas qu'on puisse en rechercher la cause avec succès. Nous
acceptons de ne faire état que d'intuitions dont on puisse mesurer mathématiquement
la grandeur, que de perceptions dont on puisse mesurer le degré, que de changements
relatifs à un substrat permanent, que d'événements succédant à des causes, que de
choses en commerce réciproque. L'acceptation de l'application des catégories (ainsi
que des schemes et des principes de l'entendement pur qui les traduisent) à ce que nous
sommes en train de dire est, pour Kant, le seul moyen de rendre compte de ce que
nous jugeons bien au point de vue d'une «conscience en général».
66 Michel Canivet

3. La déduction de 1787

Visiblement, l'exposé de la déduction dans la seconde édition


de la Critique de la raison pure présente deux parties qui s'articulent
autour du paragraphe 21. La première soumet toute pensée objective à
l'aperception transcendantale et aux catégories, de manière à établir
en principe la valeur objective de ces dernières. Le paragraphe 21
marque un rebondissement pareil à celui que nous avions observé
dans le texte de 1781: il faut encore prouver la valeur objective des
catégories pour notre intuition sensible en tant que celle-ci est
soumise à des formes sensibles a priori. C'est à cette preuve que servent
les paragraphes ultérieurs de la déduction.
Dans la première partie, qui s'étend jusqu'au paragraphe 20
inclusivement, la déduction de 1787 intègre les résultats des Prolé
gomènes, à savoir l'inflexion intersubjective des théories de l'objet,
de l'aperception et des catégories.
Les trois premiers paragraphes démarrent en douceur ; ils montrent
sans peine que l'unité d'aperception transcendantale est la condition
de toute connaissance d'objet puisque «l'objet est ce dans le concept
de quoi est réuni le divers d'une intuition donnée»47. Remarquons
cependant que cette dernière proposition, malgré sa vérité, ne cerne
pas sérieusement «ce qu'on entend par cette expression d'un objet
des représentations»48. Il n'y est encore question ni de nécessité, ni
de résistance à l'arbitraire. Coïncidence pour nous bien compréhensible,
l'aperception n'est, en ce début de la démarche, nulle part affirmée
dans son statut intersubjectif. Ce n'est pas en continuant sur cette
lancée que l'on pourra prouver la validité objective des catégories
au sens rigoureux de YOb-jekt ou du Gegen-stand.
Il faut attendre les paragraphes 18, 19 et 20 pour que la déduction
se mette à devenir elle-même. Simultanément, plusieurs à-coups seront
donnés dans l'intégration des éléments intersubjectifs des Prolégomènes.
Tout d'abord, l'unité transcendantale de l'aperception est posée
comme source d'objectivité en ce qu'elle effectue des liaisons néces
saires et valables pour tous. Elle est opposée en cela à l'unité subjective
et empirique de la conscience. Kant donne un exemple d'état de
conscience empirique : « tel lie la représentation d'un certain mot avec

C.r. pure, p. 115 (B 137).


Cr.pure, pp. 116-117 (A 104).
La déduction trans cendantale de Kant au point de vue social 67

telle chose, tel autre avec telle autre chose; l'unité de la conscience
dans ce qui est empirique n'est, par rapport à ce qui est donné,
ni nécessairement, ni généralement valable {nicht notwendig und all-
gemein geltend)»*9. La simple affirmation d'un état de conscience
associatif ne confère qu'une valeur particulière à la liaison : observer
simplement que moi ou tel autre associons un mot et une chose,
c'est tout différent de désigner, pour tous, la chose par le mot.
Nouvel à-coup, le sens de l'objectivité comme Allgemeingùltigkeit
est intégré à une définition forte du jugement. Le jugement authent
ique, d'après Kant, n'est pas le jugement où j'affirme une simple
association de mes états représentatifs, en disant par exemple que
«quand je porte un corps, je sens une impression de pesanteur».
Le jugement authentique permet au contraire de dire « que le corps
lui-même (er, der Kôrper) est pesant; ce qui revient à dire que ces
deux représentations sont liées dans l'objet ou ne dépendent pas de
l'état du sujet (ohne Unterschied des Zustandes des Subjekts) et que
ce n'est pas simplement dans la perception (aussi souvent qu'elle soit
répétée) qu'elles sont accouplées»50. Dans ce passage, où l'on retrouve
le jugement d'expérience des Prolégomènes, on retrouve également la
nécessité propre à l'objectivité expliquée en termes d'indépendance
par rapport à l'état de conscience individuel.
Le troisième moment de l'intégration des thèmes intersubjectifs
des Prolégomènes est celui de la mention explicite du Bewusstsein
ùberhaupt. L'expression ne figure que dans un passage, qui toutefois
est d'importance puisque Kant y accomplit, en un tour de main,
la démonstration de principe de la valeur objective des catégories par
rapport aux intuitions. D'une part, nous apprenons que la fonction
logique du jugement — du jugement objectif et universellement valable
défini à l'instant — est qu'il «ramène à l'unité de la conscience en
général {in einem Bewusstsein ùberhaupt)» le divers de l'intuition51.
D'autre part les catégories sont précisément déclarées «fonctions du
jugement, en tant que le divers d'une intuition donnée est déterminé
par rapport à elles » 52 .
Mais jusqu'ici la déduction n'est effectuée qu'en principe. Reste
le problème de la pertinence des catégories par rapport à notre

49 C.r.pure, p. 118 (B 140).


50 C.r. pure, p. 120 (B 142).
51 C.r.pure, p. 121 (B 143).
52 Ibidem.
68 Michel Canivet

intuition sensible, qui est soumise aux formes a priori de l'espace et


du temps. Ce problème soulevé au paragraphe 21 est étudié dans
la suite de la déduction. Cette seconde partie ne comporte plus de
mention explicite relative à Fintersubjectivité sauf au tout dernier
paragraphe, que nous avons cité en commençant notre étude de la
déduction et où Kant estime avoir garanti la valeur intersubjective
du savoir qui utilise notamment la catégorie de causalité. Ce point
final, le souvenir des Prolégomènes et l'intégration des thèmes inter
subjectifs effectuée au long de la première partie nous permettent
de comprendre qu'avec la relance du problème de la valeur des
catégories se trouve aussi relancé le problème de leur valeur inter
subjective. Le problème de la pertinence des catégories par rapport
à notre intuition sensible est aussi celui de la pertinence de nos
structures intellectuelles communes par rapport à nos affections
sensibles individuelles.
Un premier niveau du problème de la pertinence correspond
à la possibilité même du Bewusstsein ùberhaupt et de la synthèse
catégoriale. Nous avons souligné précédemment que, dans la com
munauté scientifique, la fonction aperceptive commune doit pouvoir
être publiquement posée a priori et que cela n'est possible que si la
synthèse catégoriale peut à son tour être représentée absolument a priori.
Or une synthèse ne peut être représentée a priori sans être synthèse de
quelque matière donnée a priori. Les intuitions pures de l'espace et
du temps étant originairement communes à tous les sujets, elles peuvent
fournir la matière minimale nécessaire à la position collective trans-
cendantale de la forme synthétique intellectuelle. La synthèse intel
lectuelle {«synthesis intellectualis») peut alors être figurée au moyen
de l'imagination transcendantale («synthesis speciosa»)53. La synthèse
figurée est nécessaire pour justifier la valeur commune en droit de
l'aperception transcendantale.
Le second niveau du problème de la pertinence est celui du
rapport de l'aperception, des catégories et de la synthèse figurée elle-
même aux intuitions empiriques, c'est-à-dire aux sensations éprouvées

53 C.r. pure, pp. 128-129 (B 150-151). L'importance de l'imagination dans la


communication intersubjective des connaissances est nettement rappelée dans la
Critique du jugement: «L'habileté des hommes à se communiquer leur pensée exige
aussi un rapport de l'imagination et de l'entendement pour associer aux concepts des
intuitions et à celles-ci à leur tour des concepts de façon à former une connaissance en
s'unissant» (trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1960, p. 118).
La déduction transcendantale de Kant au point de vue social 69

par chaque sujet individuel. Ce sont elles, en définitive, qu'il s'agit


de rendre communicables dans des jugements d'expérience. Heureuse
ment, comme la synthèse figurée détermine l'intuition a priori spatio
temporelle et comme celle-ci est «la manière dont l'intuition empi
rique est donnée dans la sensibilité»54, la synthèse figurée concerne
a priori l'intuition empirique, et la structuration catégoriale de la
sensibilité a priori est donc bien la structuration catégoriale de l'expé
rience.
La solution du problème de la pertinence marque la fin de la
déduction transcendantale, dont nous pouvons à présent résumer
l'apport en ce qui concerne l'explication de la valeur intersubjective
de nos jugements d'expérience55.
De tels jugements, tout à la fois objectifs et «allgemeingùltig»,
ne se justifient en droit que si les hommes peuvent s'entendre a priori
sur ce qu'ils considèrent comme un objet (l'objet transcendantal conv
erti). L'entendement pur apparaît ainsi, à la lettre, comme la faculté
de s'entendre a priori. Cette entente repose sur la possibilité de prendre
un point de vue commun dans l'activité synthétique qui constitue un
objet56. La position d'une fonction synthétique commune repose à
son tour sur la possibilité de s'entendre a priori sur une forme légale
de cette activité, c'est-à-dire sur les catégories. Il est frappant que le
mot «catégorie» renvoie étymologiquement au mot «àyopd». Mais,
sans une diversité pure qui leur serve de matière, les formes de synthèse
ne peuvent être représentées préalablement à toute expérience. De
plus, ces formes seraient inutiles si elles n'étaient pas applicables aux
représentations empiriques. Pour ces deux raisons, la synthèse figurée
produite par l'imagination transcendantale est indispensable. Grâce
à l'imagination, les catégories sont traduites en schemes donnant lieu
à des principes de l'entendement pur, c'est-à-dire à des jugements
synthétiques a priori qui parlent à l'avance de la nature et que nous
convenons à l'avance de ne jamais contredire dans nos jugements.

54 C.r. pure, p. 122 (B 144).


55 Cet apport, faut-il le souligner, n'est pas à trouver dans le texte comme
une doctrine toute prête; c'est nous qui le dégageons à partir de quelques points de
repères explicites reliés entre eux conformément, croyons-nous, à la logique interne de
la déduction transcendantale et en tenant compte de l'esprit juridique dont elle procède.
56 Comme l'écrit J. Lacroix, «toutes nos opérations pour être vraies et pour
représenter un objet, doivent communier dans un même dessein fondamental » {Kant
et le kantisme, Paris, P.U.F., 1966, p. 42).
70 Michel Canivet

* * *

Les catégories et les principes de l'entendement pur qui en dé


coulent paraissent en somme pouvoir être interprétés comme les
clauses d'un contrat intellectuel originaire, préalable à toute connais
sance empirique et instituant une fonction aperceptive commune. C'est
à l'observation des clauses de ce contrat que l'on pourra reconnaître
chez quiconque l'exercice du Bewusstsein ùberhaupt. Les jugements
synthétiques a priori qui font partie du contrat ont une valeur objective
originaire en tant qu'ils conditionnent l'objectivité dérivée des juge
ments d'expérience.
Les catégories ne sont ni naturelles ni innées puisqu'elles ne
peuvent être constatées comme un fait objectif de notre nature. Elles
sont donc acquises, mais par une « acquisition originaire », c'est-à-dire
par une acquisition qui ne peut s'autoriser d'aucune objectivité préal
able. L'expression est utilisée par Kant dans l'écrit de 1790 appelé
Réponse à Eberhard: «La Critique refuse absolument les représentations
naturelles ou innées (anerschqffene oder angebome), elle les considère
toutes comme acquises (erworben), qu'elles appartiennent à l'intuition
ou aux concepts de l'entendement. Mais il existe également (comme
disent les professeurs de droit naturel) une acquisition originaire
(ur sprung liche Erwerbung), qui concerne, par suite, aussi ce qui
n'existait pas auparavant, ce qui n'appartenait à rien avant cette
action. Telle est, selon la Critique, premièrement la forme des choses
dans l'espace et le temps, deuxièmement l'unité synthétique du divers
en concepts; car aucune des deux n'est tirée des objets comme donnés
en eux-mêmes, par notre pouvoir de connaître: celui-ci y arrive de
lui-même a priori»51. De même qu'en droit naturel on parle d'acqui
sitionoriginaire pour une acquisition «qui n'est pas dérivée du sien
d'autrui»58, de même ici l'acquisition de la valeur objective des
concepts purs de l'entendement ne peut s'appuyer sur des habitudes
culturelles déjà établies qui vaudraient comme fait objectif. Indépe
ndamment des concepts purs de l'entendement, il n'y a de fait
objectif pour personne. Ces concepts doivent préalablement devenir

57 Réponse à Eberhard (Sur une découverte d'après laquelle toute nouvelle


Critique de la raison pure serait rendue inutile par une plus ancienne), trad. R. Kempf,
Paris, Vrin, 1959, p. 71.
58 Métaphysique des mœurs. Première partie: Doctrine du droit, trad. A. Philo-
nf.nko, Paris, Vrin, 1971, p. 133.
La déduction transcendaniale de Kant au point de vue social 71

coutume ayant valeur juridique, et ceci requiert la médiation d'une


certaine action, qui ne peut être pensée que comme acquisition originaire
du droit. L'aperception transcendantale n'est pas conclue des ressem
blances offertes par les pensées individuelles; elle ne résulte pas des
points communs, elle les fait.
Le contrat intellectuel que nous évoquons en rapport avec
l'acquisition originaire n'est pas empirique mais transcendantal. Ce n'est
nullement un événement historique mémorable mais une condition
épistémologique de toute légitime prétention au consensus théorique.
Il est en quelque sorte à la communauté scientifique ce que le contrat
social, dans la philosophie du droit de Kant, est à la société civile.
Dans la philosophie kantienne du droit, le contrat social originaire
diffère des contrats ordinaires dont traite le droit privé. Ce contrat
est une idée rationnelle nécessaire59 indépendante de tout événement
historique : « il n'est en aucune façon nécessaire de le supposer comme
fait (Factum)»60. Dans les sciences qu'il tient pour réelles, Kant estime
d'emblée qu'un consensus légitime existe déjà. Si la réalité d'un
savoir exige qu'il y ait un contrat intellectuel et qu'il soit observé,
elle n'exige pas qu'il ait été explicitement conclu à un moment donné.
Le sens commun scientifique («gemein Verstand»)61 respecte les règles
in concreto mais il n'est pas indispensable pour cela qu'il se les
représente in abstracto. Ce qui est indispensable cependant à la réalité
du savoir, c'est que les règles du contrat social puissent être explicitées
en cas de nécessité, et notamment lorsque des prétentions contra
dictoires s'élèvent, qui toutes se réclament de la coutume. En l'occur
rence,les antinomies de la métaphysique ont rendu nécessaire l'œuvre
du législateur critique.

La Critique de la raison pure se présente finalement comme un


remarquable effort de clarté juridique par lequel Kant dégage et
publie les règles des prétentions légitimes à l'assentiment d'autrui
dans l'ordre du savoir. Si, comme il est dit et répété dans l'ouvrage62,
les problèmes de la raison pure doivent nécessairement pouvoir être

59 Cf. Métaphysique des mœurs. Première partie: Doctrine du droit, p. 140.


60 Sur l'expression courante: il se peut que ce soit juste en théorie, mais en
pratique cela ne vaut rien, trad. L. Guillermit, Paris, Vrin, 1967, p. 39.
61 Prolégomènes, pp. 12-13.
62 Cf. C.r. pure, p. 7 (A xm), p. 44 (B 22) et surtout pp. 365-369 (A 476-484,
B 504-512).
72 Michel Canivet

résolus, c'est dans la mesure où ils sont posés dans leur dimension
juridique. Le tribunal de la Critique ne s'occupe pas des objets mais
de la légitimité des prétentions intersubjectives en ce qui les concerne.
S'il n'y a pas de problème insoluble, c'est en raison du vieux principe
selon lequel «le juge ne peut refuser de dire le droit»63. Mais ici,
dire le droit, c'est plus que dénouer des litiges particuliers, c'est encore
satisfaire à l'exigence de publicité que le droit comporte en lui-même 64.
À cet égard il ne suffit pas de dire que nul n'est censé ignorer la loi.
Il est donc essentiel, dans un commentaire de la Critique de la raison
pure, de tenir compte du fait, apparemment banal, que Kant a publié
ce livre.

Square Gutenberg, 9 Michel Canivet.


1040 - Bruxelles.

Résumé. — Connaissance objective et connaissance valable pour


chacun peuvent être envisagées, d'après le mot des Prolégomènes,
comme des concepts interchangeables {Wechselbegriffe). UAllgemein-
gùltigkeit en laquelle se résout alors l'objectivité de l'objet suppose
que sa synthèse soit effectuée par un sujet investi d'une fonction
publique et agissant selon des règles elles-mêmes publiques. Catégories,
schemes et principes de l'entendement pur peuvent être interprétés
comme l'ensemble des dispositions d'un contrat originaire — il n'est
pas besoin d'y voir un fait historique — instituant, au sens critique, la
fonction du sujet transcendantal et, corrélativement, la forme de l'objet
transcendantal. C'est a priori que les hommes doivent pouvoir
s'accorder sur ce qu'ils entendent par un objet valable pour chacun
et sur le point de vue auquel ils se tiennent dans la synthèse de cet
objet. C'est a priori également que doivent pouvoir être représentées
les règles de cette synthèse aperceptive.

Abstract. — Objective knowledge and knowledge valid for


everyone can be envisaged, according to the statement in the Prole
gomena, as interchangeable concepts (Wechselbegriffe). The Allgemein-

63 P. Burgelin, Kant et les fins de la raison, dans Revue de métaphysique et de


morale, janvier-juin 1953, p. 142.
64 «Toute prétention juridique doit être susceptible de publicité» {Projet de
paix perpétuelle. Esquisse philosophique , trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1947, p. 75).
La déduction transcendantale de Kant au point de vue social 73

gùltigkeit in which the objectivity of the object is then resolved


supposes that its synthesis is effectuated by a subject invested with
a public function and acting according to rules which are themselves
public. Categories, schemes and principles of pure understanding can
be interpreted as the whole of the dispositions of an original contract
— there is no need to see in it an historical fact — instituting, in the
critical sense, the function of the transcendental subject and, correla-
tively, the form of the transcendental object. It is a priori that men
must be able to reach an agreement about what they understand by
an object valid for everyone and about the point of view which they
keep to in the synthesis of this object. It is likewise a priori that the
rules of this aperceptive synthesis must be capable of being represented.
(Transi, by J. Dudley).

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