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dossier Neurosciences et pédagogie

1. Des relations complexes

Faire attention
Dialogue avec un chercheur, éminent spécialiste de C’est comme vouloir déplacer sa
l’attention (voir biblio sur notre site) et le directeur d’un main à la fois vers la droite et vers
centre de formation d’enseignants qui coordonne une la gauche, c’est impossible puisque
expérimentation fondée sur ses travaux. le même muscle doit faire deux
choses différentes, avec les neurones
c’est pareil.
Thierry Chevallier, directeur de l’Oratoire, institut
supérieur de formation de professeurs des écoles Comment peut-on développer les capa-
et d’enseignants spécialisés cités d’attention de nos élèves dans une
société du zapping et de la surabondance
Jean-Philippe Lachaux, directeur de recherches d’images, comment construire des cours
en neurosciences cognitives à l’Inserm qui les captivent alors qu’ils s’adonnent
à des jeux vidéos qui saturent leur circuit
Propos recueillis par Nicole Bouin de la récompense et que nos programmes
sont, à priori, moins attrayants ?
En quoi les neurosciences peuvent-elles comprendre pourquoi il ne faut pas J.-P. L. : Ce n’est même pas la
permettre aux enseignants de mieux placer l’enfant en situation d’atten- peine d’essayer de se déguiser en
enseigner ? tion divisée en montrant des images Mickey ou de faire des laser games
Jean-Philippe Lachaux : Je ne qui ne sont pas en lien avec ce qu’on dans la classe. Je ne vois pas
suis pas du tout convaincu que les est en train d’expliquer. d’autres solutions que de suivre un
neurosciences puissent apporter programme de type ATOL (Attentif
quelque chose de radicalement nou- Nos élèves sont souvent persuadés d’être à l’école). Il faut poser le problème
veau, parce que toutes les bonnes multitâches, aurions-nous affaire à des avec eux, leur dire « on va arrêter la
idées ont déjà été trouvées par les mutants capables d’attention partagée ? course à l’armement en termes de
enseignants au contact avec les J.-P. L. : On met un adolescent en distraction, on ne va pas transformer
élèves quotidiennement ; par contre, tâche d’attention soutenue, tout se les cours en jeux vidéos. Vous êtes
elles peuvent recentrer sur les meil- passe très bien, je lui demande alors en train de vous coincer dans un
leures idées et donner confiance aux de citer des animaux dont le nom mode d’attention extrêmement seg-
enseignants en révélant les fonde- commence par « c » et là, impos- menté et il va falloir que vous appre-
ments scientifiques de ces intuitions. sible. Il a reconnu qu’il était inca- niez à évoluer dans tous les modes
Ça conforte et ça étaye, mais on ne pable de faire deux choses à la fois. d’attention, sur des durées longues. »
peut pas être prescriptif, il faut rester On va leur montrer comment fonc-
humble. Les neurosciences peuvent tionne l’attention. Il y a tellement de
Il y a tellement de
aussi éliminer des barrières ; le sport stimulations aujourd’hui qu’il faut
et la lecture, ce n’est pas si différent
stimulations aujourd’hui leur apprendre à échantillonner leurs
au niveau neuronal, c’est l’acquisi- qu’il faut leur apprendre expériences. C’est le système
tion de procédures, l’entrainement à échantillonner leurs « exploration-adaptation ». Le com-
de circuits neuronaux spécialisés. expériences. portement rationnel consiste à
On peut apprendre du sport des prendre un peu, puis aller voir à côté
bonnes pratiques pour l’apprentis- Ce qu’ils arrivent à faire en même et papillonner pour être sûr qu’on
sage de la lecture. temps, envoyer un SMS dans la n’est pas passé à côté d’une énorme
Thierry Chevalier : Ce n’est pas poche tout en écoutant un cours, ce source de récompense en restant
la baguette magique qui va résoudre sont des choses qui demandent coincé sur une seule source qui nous
tous les problèmes dans la classe, assez peu d’attention, très simples, paraissait satisfaisante. L’hypersti-
c’est un peu le danger de cette presque automatiques. Ils peuvent mulation invite à tester le rapport
mode ; par contre, ça va apporter les écouter le cours mais pas le com- bénéfice-cout pour savoir comment
preuves scientifiques, par l’image prendre en tapant un texto, ils obtenir la meilleure récompense
en particulier, d’éléments pédago- restent à un niveau très superficiel. possible à moindre effort.
giques mis à jour intuitivement, on Il n’y a pas de traitement actif de
s’aperçoit que ce qu’on a mis en l’information, d’apprentissage pos- On se demande actuellement si les
place correspond à quelque chose sible, dans ces conditions. Nous recherches sur le réseau par défaut, cet
de réel dans le cerveau. Einstein a faisons en ce moment cette même état cérébral en activité quand nous
décrit le modèle mathématique de expérience sous imagerie cérébrale sommes dans un état de rêverie, d’évo-
la relativité générale qu’on a démon- pour voir pourquoi ça coince, quelle cations spontanées, ne pourraient pas
tré ensuite par l’expérience. Là c’est est la zone commune qui devrait nous fournir des pistes pour comprendre
l’inverse, l’expérience existe et on participer aux deux activités et qui les troubles de l’attention. Qu’en pensez-
va la valider scientifiquement. Ça ne peut pas, ce qui crée le conflit. vous ?
peut éventuellement indiquer ce On ne peut pas à la fois lire un texte Nous constatons que le réseau par
qu’il faut éviter, sans être caricatural pour le comprendre et compter le défaut s’active quand il y a des dis-
pour autant. Par exemple, ça aide à nombre de verbes qu’il contient. tracteurs externes, par exemple une

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Neurosciences et pédagogie
dossier
1. Des relations complexes

sonnerie de téléphone alors qu’on sciences. Ce qui m’étonne, c’est grammer et maintenir leur attention.
est en train de travailler. Il y a cer- qu’ils ne soient pas cinquante à Ils doivent peu à peu être en capa-
tainement un lien avec l’attention. l’avoir fait. cité de transférer ces acquis sur des
L’enfant dans la lune, dans son petit T. C. : En tant que scientifique, je activités différentes en dehors de
monde interne est en train de surac- dis qu’il faut être clair sur d’où on l’atelier et accéder à une certaine
tiver le réseau par défaut et il a du parle, d’un point de vue scientifique autonomie.
mal à basculer dans le mode d’atten- ou pédagogique. Si on a une bonne
tion à ce qu’on lui demande. La connaissance des concepts de la ges- Vous parlez de concentration et d’atten-
flexibilité suppose une vue aérienne tion mentale, ça peut être un excel- tion, quelle différence faites-vous entre
qui permet de garder à l’esprit le lent outil pédagogique, mais si on les deux ?
contexte dans lequel on mène une utilise approximativement quelques J.-P. L. La concentration n’est pas
tâche principale, de pouvoir quitter aspects superficiels qu’on a lus dans une notion scientifique contraire-
momentanément cette tâche princi- une revue de bas niveau, il peut y ment à l’attention, on ne parle
pale pour gérer rapidement une avoir des dérives importantes et ça jamais de concentration en neuro­
tâche secondaire avant de revenir à peut vite devenir désastreux. sciences, c’est un terme de la vie
la tâche principale quand elle courante qui est utilisé en pédagogie.
requiert toute notre attention. C’est Thierry, comment en êtes-vous arrivé à Dans le langage scientifique, on dis-
une capacité supérieure du cerveau coordonner l’expérimentation sur le ter- tingue d’ailleurs l’attention exécu-
qu’on ne trouve pas chez l’animal rain des travaux de Jean-Philippe tive, l’attention sensorielle, l’atten-
et qui arrive plus tard, chez l’ado- Lachaux ? tion partagée. La concentration, c’est
lescent, voire l’adulte. Nous l’avions fait intervenir deux une attention qui va être stabilisée
jours pour une formation de forma- sur un objet ou une tâche unique
Vous écrivez que le cerveau attentif est teurs et de tuteurs. Il s’est dit inté- pendant un certain temps. Or, le
le fruit de dix ans de recherches consa- ressé par un projet de recherche avec joueur de foot qui est concentré sur
crées à la fusion de connaissances théo- les écoles et nous étions bien placés son match est attentif à la fois aux
riques et intuitives concernant l’atten- pour le mettre en lien avec des ensei- onze joueurs de l’équipe adverse,
tion. Vous évoquez les liens entre le mode aux dix joueurs de son équipe, aux
réel de la perception et le mode virtuel mouvements du ballon, ce n’est pas
de nos images mentales visuelles, audi-
La prise de conscience par du tout un objet unique, c’est une
tives et motrices, la série de gestes men- chaque enfant de ce qui le cible constante et complexe. En fait,
taux qui permettent d’exécuter une tâche. distrait de la tâche en cours. si l’on considère les joueurs sur le
Quelle est votre position par rapport à terrain (et le ballon) comme un objet
l’introspection et la gestion mentale ? gnants. L’expérimentation est actuel- complexe (un peu comme une nuée
J.-P. L. Je ne connais pas bien la lement menée par trente enseignants d’oiseaux), l’attention n’est pas si
gestion mentale, mais j’en entends sur dix écoles de la région, dont une divisée que ça.
fréquemment parler. D’après ce que école complète à Trévoux. Ils T. C. : Être attentif, c’est se concen-
j’ai pu comprendre, Antoine de la construisent des ateliers intégrés à trer de manière très ponctuelle sur
Garanderie s’appuyait sur une des moments d’apprentissages dis- différents points et l’ensemble de
démarche introspective. La plupart ciplinaires ou sur des activités trans- ces points de concentration repré-
des chercheurs utilisent énormément versales non disciplinaires, selon la sente globalement l’attention sur une
l’introspection, ne serait-ce que pour façon dont ils s’approprient le pro- tâche complexe. n
mettre au point des expériences. Ça tocole proposé. Ils disposent de vingt
ne fournit pas des vérités en soi, il fiches réalisées par Jean-Philippe et
faut les valider. Il n’est pas du tout de sa bande dessinée (à paraitre).
étonnant, s’il a développé une bonne Chaque atelier comporte trois étapes :
qualité d’introspection, qu’il soit la compréhension du fonctionnement
arrivé à des conclusions proches du du cerveau expliqué avec un lexique
fonctionnement cérébral tel que ajusté à l’âge des élèves et les illus-
nous le découvrons par les neuro­ trations de Jean-Philippe ; la prise de
conscience par chaque enfant de ce
qui le distrait de la tâche en cours ;
la recherche de ce qui peut l’aider à
revenir dans la tâche.
À noter Les activités sont chronométrées
pour évaluer les progrès accomplis,
Les trois types d’attention avec une gradation dans la difficulté.
Ils acquièrent un vocabulaire spéci-
L’attention sélective est liée aux stimulations provenant fique qui leur permet de nommer
de nos sens et à celle sur laquelle nous décidons de nous les activités mentales et d’échanger
focaliser ; l’attention exécutive renvoie à un processus avec les enseignants sur ces activités
mental pour exécuter une tâche ; l’attention soutenue invisibles : maximoi et minimoi,
relève d’un effort maintenu de la vigilance, l’attention l’abeille, la petite voix dans la tête,
partagée ou divisée au fait de mener deux actions en etc. Ils apprennent aussi ce qu’est,
parallèle. concrètement, la concentration, à
découper et planifier la tâche, à pro-

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