Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
L'art de négocier
Pour le psychologue Olivier Houdé, on apprend en résistant à ses propres automatismes. Bonne
nouvelle, ça se travaille !
La Sorbonne, un mercredi automnal. Olivier Houdé nous reçoit dans son bureau au sein du laboratoire de
psychologie du développement et de l’éducation de l’enfant du CNRS. Passionné par la peinture, les
mathématiques et, avant tout, l’être humain, l’instituteur de formation voulait transmettre aux enfants son amour
des images. Mais la découverte des travaux de Jean Piaget (1896-1980) pendant ses études a fait naître une
vocation scientifique. Il a trouvé dans la recherche un moyen de combler sa soif de créativité. Entouré d’une
jeune équipe, dynamique comme la théorie qu’il défend, il cherche à comprendre les mécanismes de
l’intelligence. Son dernier ouvrage, Apprendre à résister, est le fruit de ses travaux innovants : une savante
alliance des méthodes de la psychologie comportementale et des techniques des neurosciences en plein essor
depuis les années 1990. Grâce à l’imagerie cérébrale, le chercheur réexamine la théorie de J. Piaget. Pour ce
dernier, l’enfant passe par différents « stades », des automatismes à la pensée réflexive. Selon O. Houdé, les
deux coexistent dans le cerveau humain, dès la naissance. L’intelligence consiste à arbitrer, c’est-à-dire à
déterminer les situations dans lesquelles la réflexion doit se substituer à la spontanéité. Apprendre à résister,
pour dépasser nos automatismes, est à la fois le moteur du développement humain et un mot d’ordre pour notre
temps.
Votre dernier livre s’intitule Apprendre à résister. Qu’est-ce que cela signifie ?
Ce livre résume vingt années de recherches menées par mon laboratoire. « Résister » est le mot le plus simple, le
plus évocateur, pour refléter cette capacité mentale fondamentale : notre cerveau doit savoir inhiber nos
impulsions, nos automatismes. La résistance est à la fois un élan universel et un combat individuel, contre soi-
même. Pour bien comprendre ma théorie du développement cognitif et ses conséquences éducatives, il faut
savoir que le cerveau de l’enfant, comme celui de l’adulte, fonctionne avec deux types de stratégies pour
résoudre les problèmes : l’heuristique et l’algorithme (schéma ci-dessous).
@Clement Quintard
L’heuristique est une logique rapide et intuitive. C’est par exemple l’association de la longueur au nombre,
identifiée par J. Piaget. Au lieu de compter des objets alignés, ce que les enfants savent parfaitement faire, ils
utilisent une stratégie plus rapide : mesurer la longueur des rangs. Ce procédé marche souvent, mais pas
toujours. On a mené cette expérience auprès d’enfants : on les soumet à des pièges perceptifs, par exemple,
deux lignes d’éléphants Babar ou de jetons en nombre parfaitement égal, mais dont on fait varier l’espacement.
Les enfants pensent que la plus longue comprend le plus grand nombre de Babar car ils sont habitués à voir les
chiffres symbolisés par des objets alignés dans les manuels scolaires ou sur les murs des classes. Ils associent
alors la longueur des rangs à la quantité. Utilisé au quotidien, ce procédé n’est donc pas toujours fiable.
L’algorithme demande un effort cognitif et une analyse, mais il conduit toujours de façon certaine au bon résultat.
Dans l’exemple de J. Piaget, il s’agit de compter les objets, quelle que soit la longueur des alignements. Ça
demande plus de temps, mais on ne se trompe pas. Notre cerveau fonctionne soit selon le mode heuristique, soit
selon le mode algorithmique. Dans certains cas, l’heuristique est tellement rapide qu’elle nous empêche d’être
logiques, rationnels. Il faut qu’un troisième système intervienne pour résister aux heuristiques et activer nos
algorithmes. C’est l’inhibition. Elle intervient dans toutes les formes de connaissance : de la permanence des
objets chez les bébés au raisonnement de l’adulte, en passant par le dénombrement ou encore la classification.
Comment se déclenche l’inhibition ? Qu’est-ce qui met en alerte notre cerveau et lui indique qu’il doit
empêcher les automatismes d’intervenir ?
Pour apprendre à résister, il faut mobiliser les émotions et les sentiments. Dans l’exemple de l’association
arithmétique « plus-addition », l’enfant qui donne une mauvaise réponse est surpris car il pensait avoir raison. Son
jugement personnel est perturbé : « J’ai donné une mauvaise réponse : je ne suis pas aussi malin que je le
croyais. » Il est déçu et ne veut pas renouveler cette expérience déplaisante. L’erreur surprend et génère le regret
de s’être trompé. Par la suite, l’enfant cherche à inhiber l’automatisme. Il réfléchit pour ne pas se tromper à
nouveau. Théodule Ribot (1839-1916) expliquait que la surprise est le premier des sentiments intellectuels chez
le bébé, mais la surprise seule ne suffit pas. Elle doit conduire à la résistance, grâce au regret, et à l’anticipation
des futures erreurs possibles.
Dans votre livre, vous faites le lien entre la résistance contre soi et les résistances politiques de Gandhi,
Nelson Mandela ou encore Jean Moulin. Vous dites qu’elles sont du même ordre. Votre théorie a-t-elle
une portée sociale et politique ?
L’usage de ma théorie est évident pour la psychologie et l’éducation. Mais elle peut aussi fonder un paradigme
transversal pour la sociologie des systèmes politiques, des entreprises et de la prise de décision. On a l’exemple
récent de l’adolescente de 17 ans, Malala Yousafza, qui a reçu le prix Nobel de la paix pour sa résistance aux
talibans. L’intelligence humaine consiste à apprendre à résister, c’est-à-dire à inhiber le système des
automatismes pour activer celui de la logique. Ce n’est jamais gagné. Par exemple, la Charte internationale des
droits de l’homme est l’algorithme de ce qui devrait régir les êtres humains et les nations. Or, au 20e comme au
21e siècles, des guerres effroyables et des barbarismes transgressent ces valeurs. On a cru au siècle des
Lumières et bien après, que l’on allait vers un progrès linéaire, que tout ce que l’on avait connu d’effroyable
n’allait plus revenir. C’est faux et naïf de penser que l’on avance par stades, de manière linéaire, comme le disait
J. Piaget. À tout moment, les automatismes tels que les barbarismes, les violences, les décisions non rationnelles
peuvent revenir. Il arrive que le système d’arbitrage interne fonctionne mal, à l’échelle individuelle comme à
l’échelle collective. C’est d’ailleurs d’autant plus vrai à l’échelle collective. Le groupe ou la communauté renforce
souvent les automatismes et les stéréotypes, dans le monde et aujourd’hui sur sur Internet via les réseaux
sociaux. Les sociologues actuels comme Gérald Bronner (La Démocratie des crédules, 2013) ou Christian Morel
(Les Décisions absurdes, 2012) le dénoncent. L’éducation doit jouer un rôle essentiel : donner aux enfants les
moyens de développer un esprit critique. Il nous faut redécouvrir ce qu’est le progrès dans un siècle où on a le
sentiment que tous les acquis peuvent s’effondrer. La résistance caractérise l’individu, mais aussi, probablement,
le fonctionnement global de la société, ce qui en fait un paradigme transversal pour les sciences humaines.
Olivier Houdé
Né à Bruxelles en 1963, Olivier Houdé est instituteur de formation. Devenu professeur de psychologie à
l’université Paris-V, il dirige depuis presque vingt ans le laboratoire LaPsyDé du CNRS à La Sorbonne. Ses
travaux portent sur le développement cognitif de l’enfant et de l’adulte. Il a publié dix-sept ouvrages sur le sujet,
parmi lesquels : Apprendre à résister (Le Pommier, 2014) ; Le Raisonnement (Puf, coll. « Que sais-je ? »,
2014) ; La Psychologie de l’enfant (6e éd., Puf, coll. « Que sais-je ? », 2013) ; Cerveau et psychologie (avec
Bernard Mazoyer et Nathalie Tzourio-Mazoyer, Puf, 2010).