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RÉTROSPECTIVE

« La guerre d’Algérie


vue par les
Algériens »
Depuis les accords d’Evian signés le 18 mars 1962, la guerre d’Algérie a suscité
une littérature abondante, souvent marquée par l’idéologie du roman national,
qu'il soit algérien ou français. Un écueil évité par Renaud de Rochebrune
et Benjamin Stora, qui livrent le second tome de leur Guerre d'Algérie vue
par les Algériens. Par François Soudan

C
inq ans après le premier tome, qui le plus complet possible de ce que Rochebrune
s’ouvrait sur l’attaque de la poste et Stora appellent « un meurtre shakespearien » :
d’Oran en avril 1949 par un l’assassinat par ses frères en révolution, le
­c ommando de l’Organisation 27 décembre 1957, de l’une des figures majeures
­spéciale, événement fondateur pour du FLN, Abane Ramdane.
la résistance algérienne, et s’achevait fin 1957 sur
les derniers feux de la bataille d’Alger, Renaud de L’assassinat d’Abane Ramdane
Rochebrune et Benjamin Stora livrent le second Organisateur du congrès de la Soummam en
volet de leur Guerre d’Algérie vue par les Algériens. 1956, qui consacrait la prééminence des civils
Le titre est (un peu) trompeur, car même s’ils sur les militaires et de l’intérieur sur l’extérieur
accordent une place apparemment majeure au dans le cadre du combat nationaliste, forte per-
« récit algérien », trop souvent occulté, de cette sonnalité au tempérament explosif, Ramdane
guerre, les deux auteurs ne font que lui restituer était en cette fin 1957 en termes exécrables avec
la place qui est la sienne, sans que jamais la majorité des dirigeants opérationnels de
­l’empathie ne vienne brouiller la ­distance critique ­l’Armée de libération nationale (ALN). Attiré
Décembre 1960. indispensable à tout travail d’historien. En ce sens, dans un piège à Tétouan, dans le Nord du Maroc,
Alors que le ces deux tomes peuvent se lire indépendamment sous le prétexte d’une rencontre imaginaire avec
général de Gaulle de tous les autres ouvrages sur la guerre d’Algérie, le roi M
­ ohammed V, enfermé dans une ferme
effectue ce qui tant ils intègrent, digèrent et restituent une isolée, il est étranglé par les hommes de main
sera son dernier
voyage en Algérie,
­multitude de sources algériennes et françaises du chef de la Wilaya 5, le colonel Abdelhafid
de grandes de façon clinique, pédagogique et – osons Boussouf, mentor et protecteur d’un certain
manifestations le mot – objective. Houari ­Boumediène. Sa mort au combat contre
spontanées Ce second opus, qui vaut beaucoup par ses les troupes coloniales sera annoncée cinq mois
en faveur de moments forts choisis en fonction d’une chrono- plus tard par le FLN et jusqu’en 1970 au moins,
l’indépendance
(ici, à Alger)
logie qui n’a que peu de choses à voir avec le les Algériens vivront avec cette fiction officielle.
sont durement « roman national » français, débute par le récit Aujourd’hui encore, alors que son corps n’a jamais
réprimées.

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été retrouvé, la mémoire de Ramdane Abane À ces crises qui jalonnent l’histoire de la direction grande majorité de la population algérienne à dit v­ olontiers à Alger), ou encore l’entreprise

n’est toujours pas réhabilitée de façon indépendantiste tout au long de la guerre, qu’elles l’indépendance ne semble connaître le moindre d’instrumentalisation du récit de cette guerre
­incontestable. Qui l’a tué ? Seul Boussouf soient strictement internes ou provoquées par fléchissement.En témoignent les pseudo-frater- entrepris par les autorités algériennes dès le
­assumera la décision de la liquidation physique, l’ennemi (la fameuse « bleuite », opération d’in- nisations de mai 1958, dont Rochebrune et Stora lendemain de l’indépendance. Censure et histo-
mais « ce qui est sûr », écrivent Rochebrune et toxication aux conséquences dramatiques est décrivent bien l’arrière-plan : un bel exercice de riographie officielle s’y conjuguent pour refaire
Stora, « c’est que tous les militaires étaient narrée en détail), s’ajoutent les erreurs straté- manipulation orchestré par l’armée française. En l’histoire, en faisant oublier le rôle des maquis
­d’accord pour agir de façon à neutraliser défini- giques et tactiques de la résistance algérienne. témoignent surtout les grandes m ­ anifestations de l’intérieur, de l’émigration, des politiques et
tivement Abane ». Outre Boussouf, Krim indépendantistes d’Alger en décembre 1960 – dix
­Belkacem, L ­ akhdar ­Bentobal, Amar Ouamrane À douze ou treize contre un mois avant celles qui allaient ensanglanter les
et Mahmoud Chérif, colonels tous les cinq, sont Mais si les auteurs jugent que l’antienne pavés de Paris – considérées à raison par les Immunisés du soupçon de
impliqués dans le meurtre – lequel ne leur portera selon laquelle la guerre d’Algérie a été gagnée auteurs comme l’un des tournants majeurs
finalement pas chance. « Son sang nous barrera ­militairement mais perdue politiquement et de la guerre. Le peuple algérois d’un côté, les « nostalgérie », les auteurs
à jamais la route du pouvoir » finira par dire, à diplomatiquement par les Français n’est pas paras, les g
­ endarmes mobiles et les extrémistes n’en sont que plus à l’aise
juste titre, Bentobbal. Ce côté « révolution qui « dénuée de sens », c’est pour souligner ­aussitôt de ce qui deviendra l’OAS de l’autre. Cinq jours
dévore ses propres enfants » est l’un des fils l’extraordinaire disproportion des forces en pré- d’affrontements, deux cent morts algériens, pour bouleverser les tabous.
conducteurs du second tome. Rochebrune et sence. Lors du plan Challe de 1959-60, cette mais surtout pour la première fois le drapeau
Stora racontent ainsi avec minutie comment le méga offensive de type rouleau compresseur de l’indépendance brandi en pleine rue et les
duo (provisoire, on le sait) Ben Bella –  avec utilisation massive du napalm et des camps slogans « vive l’ALN ! Vive le FLN ! » hurlés face des diplomates, au profit du rôle central joué
­Boumediène s’est imposé à la tête du nouvel État de regroupement, qui aboutit à l’annihilation aux Européens tétanisés. L’intérêt de ces deux par les militaires, notamment ceux de l’armée
en juillet-août 1962, au lendemain de l’indépen- de la capacité d’action de la quasi-totalité des tomes (le p ­ remier vient opportunément d’être des frontières dirigée par Houari ­Boumediène.
dance, usant le plus souvent de la force contre Wilayas, les Français se battent à douze ou treize republié en édition de poche chez Folio) tient Depuis la fin des années 1990, c’est une autre
un gouvernement provisoire, le GPRA, à l’agonie. contre un et le nombre de harkis enrôlés à leurs aussi dans le fait qu’ils expriment et analysent histoire qui s’écrit, en Algérie même et en
Comme le dit avec amertume le commandant côtés dépasse largement celui des djounoud de les points de vue du colonisateur – armée, pieds- France, dans une conjonction toujours fra-
Azzedine, l’ancien chef du commando Ali Khodja l’ALN. À aucun moment par ailleurs ces der- noirs, classe politique – en contrepoint et à titre gile et réversible des mémoires. Rochebrune
que craignaient tant les Français, « l’indépen- niers n’envisagent de déposer les armes et à d’élément explicatif de celui des colonisés. et Stora y contribuent à leur manière, à la
dance était mal partie, elle était partie penchée ». aucun moment le soutien apporté par la très fois vibrante et dépassionnée. Ajoutons que
De Gaulle ambigu ce second tome nous gratifie, à l’instar du
Les vainqueurs de l’été 1962 : Ahmed Ben Bella (à gauche) et Houari Boumédiène. En septembre, au lendemain de l’indépendance.
Quasi convaincu dès 1944 de l’inéluctabi- ­premier, de ­précieuses annexes et notamment
lité de l’indépendance de l’Algérie, Charles de cette première déclaration du GPRA datée de
Gaulle est ici décrit sous l’angle d’une ambi- septembre 1958. Quatre ans avant la fin de la
guïté qui dérouta les dirigeants du FLN tout guerre, ses auteurs écrivaient ceci, qu’il n’est
autant que les partisans de l’Algérie française, nul besoin de commenter : « Ainsi s’achève la
avant que les uns et les autres s’aperçoivent plus scandaleuse des usurpations du siècle
que sa ligne de conduite avait toujours été de dernier qui a voulu dépouiller un peuple de
négocier – mais en position de force. Immu- sa nationalité, le détourner du cours de son
nisés du soupçon de « nostalgérie », comme histoire et le priver de ses moyens d’existence
le démontrent l’ensemble de leurs écrits sur en le réduisant à une poussière d’individus.
le sujet (Rochebrune a édité les mémoires Ainsi prend fin la longue nuit des mythes et
de Messali Hadj et est l’un des collabora- des fictions. Ainsi prend fin le temps du mépris,
teurs de Jeune Afrique, quant à Stora, on ne des humiliations et des servitudes. » n
le ­présente plus), nos deux auteurs n’en sont
que plus à l’aise pour bousculer quelques
La Guerre d’Algérie vue par les
tabous : l­’immense gâchis que fut l’affronte- Algériens – Tome 2 : De la bataille
ment fratricide entre le FLN et le MNA (dix d’Alger à l’Indépendance, de Renaud
mille morts, dont quatre mille en France de Rochebrune et Benjamin Stora,
même au sein de l’émigration), la question éd. Denoël, 448 pages, 23,50 euros.
À signaler aussi : la sortie en
toujours ­éminemment polémique du nombre
© -GETTY IMAGES

poche du Tome 1 : Le Temps


de victimes algériennes de la guerre (au des armes – Des origines à
moins 400 000 probablement et non pas un la bataille d’Alger, éd. Folio,
million, voire un million et demi comme on le 640 pages, 9,20 euros.

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EXTRAIT Algérie. Interrogées, les autorités françaises avoir déploré “la destruction des cheptels”,
démentiront formellement plusieurs fois des “forêts brûlées au napalm”. Mouloud

Napalm : le secret bien l’utilisation de cette arme que pourtant les


avions emportaient régulièrement sous leurs
ailes. C’était un tabou.
Feraoun, qui recense pourtant dans son
“Journal” sans se lasser les exactions de
toutes sortes et dans les deux camps,
gardé des aviateurs On est étonné, quand on lit l’énorme
littérature des historiens ou des mémoires de
écrit sans plus en avril 1956 qu’on “aurait
bombardé au napalm” lors d’un ratissage
combattants consacrée à la guerre d’Algérie, de dans la région de Palestro. Abdelmadjid Azzi,
Jamais, durant la guerre puis dans les années qui ont suivi, l’armée française la relative discrétion des mentions de l’usage qui fut un infirmier courageux et dévoué
du napalm. Alors qu’on consacre partout dans les maquis de la Wilaya 3, parle des
n’a admis avoir employé le napalm en Algérie. Les témoignages sont pourtant
et toujours des pages et des pages précises blessés qu’il reçoit pendant l’été 1958 après
nombreux. Cinquante ans après, Renaud de Rochebrune et Benjamin Stora ont et indignées à la torture, aux exécutions “un combat meurtrier” au cours duquel
enfin pu obtenir confirmation auprès de sources militaires. sommaires style “corvées de bois”, aux viols “les bombardements au napalm et les obus
de jeunes femmes ou d’adolescentes par des de l’artillerie ont causé la mort de trente

«C
soldats, aux déplacements forcés de centaines djounoud” en signalant que les “hommes
halle était un général 1945, dans le Pacifique, contre des villes de milliers de villageois, aux conditions brûlés au napalm sont immédiatement pris
d’aviation. Il n’est donc japonaises, et même à nouveau en France, d’existence dramatiques dans les camps de en charge” et que ceux “brûlés au visage
pas étonnant qu’il ait tenu à La Rochelle où l’on veut alors déloger des regroupements et à tant d’autres atrocités qui sont pour la plupart méconnaissables”. Sans
à ce que l’armée de l’air soldat allemands et où l’on atteint aussi “par ont caractérisé le déroulement de la guerre, s’appesantir sur la question, le problème
joue un rôle de plus en plus important inadvertance” – c’est le langage des militaires on cherche en vain des informations un tant majeur à affronter étant surtout que
pendant son “règne”. Mais les hélicoptères qui n’ont pas encore inventé l’expression soit peu étayées et détaillées sur ce sujet. Et l’infirmerie est pleine et qu’il faut inciter les
et surtout les avions n’ont pas servi qu’à “dommages collatéraux” – des civils français. pourtant, le sujet avait beau être tabou pour patients les moins touchés à aller dormir à la
transporter rapidement les troupes destinées L’arme incendiaire fut en tout cas utilisée les autorités françaises, ce n’était un secret belle étoile pour laisser de la place aux blessés
à pourchasser les moudjahidines une assez largement au début des années 1950 pour personne que le napalm était utilisé et graves. Mustapha Tounsi, combattant dans
fois ceux-ci repérés. Les avions, cela sert par les Américains pendant la guerre de Corée nombre d’auteurs le disent dès 1956 et au la Wilaya 4, spécialiste des transmissions,
aussi à bombarder. Et, dans le cas de la puis par les Français en Indochine. Mais ces cours des années suivantes. Mais, y compris accorde il est vrai un peu plus d’importance
guerre d’Algérie à utiliser en l’occurrence derniers furent peut-être les premiers à en dans les récits des indépendantistes, on à cette arme qu’il pense “prohibée” par les
régulièrement des bombes au napalm. faire un usage vraiment régulier, presque n’évoque la question en général que dans des Conventions de Genève sur la guerre dans
Les Français ne furent pas les premiers à quotidien, à partir de 1956 pendant la guerre son Itinéraire d’un rescapé. Il évoque ainsi
utiliser cette arme qui permet de tout brûler d’Algérie, notamment dans des attaques “la première fois” où il a affaire à “une
sur un vaste rayon – plus ou moins lors de aériennes pour détruire des mechtas ou tout En Algérie, les Français attaque aérienne au napalm”, en juillet 1958
chaque emploi la surface d’un demi-terrain autre “refuge” pouvant abriter des “rebelles” “dans un petit douar encore habité”, qui
de football, nous explique de façon imagée dans les zones interdites. sont les premiers à fait fuir “dans une panique générale”
un pilote qui a largué de telles bombes. faire des bombes au n’importe où “femmes, enfants, vieillards”,
On connaissait depuis assez longtemps la Des « bidons spéciaux », ou « BS » dont certains vont “mourir par les flammes
redoutable efficacité du napalm et, vu les Un document d’origine militaire dit napalm un usage régulier. et les gaz inhalés”.
blessures qu’il provoque quand il atteint l’être sobrement mais plus précisément qu’on
humain, son caractère épouvantable propre à employait le napalm en Algérie contre “des Le « feu de l’enfer »
effrayer l’ennemi – un général d’aviation nous structures diverses, des rassemblements énumérations ou juste en passant à propos El-Moudjahid lui-même, là encore
a confié qu’il s’agissait là selon lui du premier de troupes, des grottes, des villages qui d’autre chose. par comparaison avec d’autres sujets
« intérêt » de cette arme. Il semble bien que auraient dû être vides et parfois des convois Quelques exemples  ? Abane Ramdane, d’indignation, n’a pas beaucoup évoqué le
du napalm, peu après sa mise au point en terrestres”. S’il était nécessaire de montrer dès 1956, parlant avec le docteur Chaulet napalm. On trouve pourtant dans ses pages
1942 par des chercheurs de l’université à quel point on n’était pas fier de se servir chez qui il se cache et qui lui dit réprouver deux articles substantiels qui dénoncent
Harvard aux États-Unis, fut déversé vers la de cette arme, il suffit de savoir que le mot le terrorisme, répond pour se justifier qu’il son utilisation. Le premier, de décembre
fin de la Deuxième Guerre mondiale par napalm était banni du vocabulaire et qu’on ne voit pas “une grande différence entre 1958, reproduit le reportage d’un journaliste
les Américains lors des bombardements nommait alors les bombes en question des la jeune fille qui place une bombe au Milk yougoslave qui a séjourné un mois dans le
de juillet 1944 à Coutances près de­­ “bidons spéciaux”. Il était carrément interdit Bar et l’aviateur français qui bombarde une maquis en Algérie et a subi un jour avec une
Saint-Lô en Normandie pour ouvrir une aux aviateurs, qui parlaient couramment de mechta ou qui lance du napalm”. Ali Kafi, unité de moudjahidines qu’il accompagnait
brèche dans les défenses allemandes et BS, d’employer le mot napalm, témoigne dans ses mémoires en général peu tendres une attaque aérienne avec force bombes
détruire un dépôt de carburants. Puis en l’un d’entre eux, lorsqu’ils étaient en vol en envers l’ennemi, s’indigne surtout, après au napalm. Il assure que les combattants


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connaissent bien ces bombes, à tel point qu’ils plus tard, de diriger le service historique pas seulement une arme pour effrayer, elle Algérie, un responsable du siège a écrit :

les reconnaissent alors qu’elles sont encore de l’armée de l’air. Il a bien voulu nous est “dégueulasse mais efficace” : “Si vous êtes “Nous avons acquis la conviction […] que
en l’air, avant que jaillisse “une flamme parler longuement de ce qu’il avait fait et dessous” quand on la largue, “la température l’aviation utilisait assez couramment le
ardente accompagnée de fumée noire”. Et de ce qu’il avait vu après nous avoir fait lire passe immédiatement à 1000 degrés, napalm pour ses bombardements.” Cela
qu’ils rendent responsables les Américains de l’article “Chasseurs des djebels” qu’il a écrit vous êtes mort.” pour réfuter, car “cela ne correspond pas
ce “feu de l’enfer” car ils sont persuadés que pour une revue. Dans ce texte, il évoque à la réalité”, les affirmations des autorités
l’armée française se fournit dans les dépôts notamment la consommation “intense” « Dégueulasse mais efficace » françaises qui, écrit le délégué du CICR
du Pacte atlantique. Le deuxième texte, le de “bidons spéciaux” sur la grande base Elle n’a été largement utilisée qu’à partir de à Paris, “nient formellement l’usage du
seul vraiment important, raconte en mai aérienne de Telergma au sud de Constantine, 1956, confirme-t-il, quand on est entré dans napalm”. Mais la Croix rouge ne s’estime
1960 comment l’armée française a utilisé qui “desservait le Constantinois, l’Aurès, les “une vraie guerre”. Il ne pense pas – il y aurait malheureusement guère en état de faire
des bombes au napalm lors de “la bataille Nementcha, l’Ouarsenis et leurs marches” pourtant des cas si l’on en croit des exemples plus que protester auprès de ces autorités
du djebel M’zi”. Remontant à la guerre de et d’où décollaient les Mistral, Skyraider, donnés par les combattants algériens – qu’on car, “malgré les effets destructeurs de cette
Corée, rappelant l’article de Jean Lacouture Thunderbolt et autres aéronefs pour des utilisait le napalm contre des villages. arme, on ne peut tirer de l’examen des
dans Le Monde du 13 septembre 1958 missions d’appui des troupes au sol ou des Mais des concentrations de personnes ou lois et règlements de la guerre que celle-
intitulé “Visite à un secteur pacifié” et missions “de bombardement systématique de d’animaux dans les zones interdites étaient ci soit formellement interdite”. Le droit,
évoquant “cette chaîne des Bibans […] points définis dans les zones interdites”. Des visées si les troupes au sol ou un avion de poursuit-on, “n’interdit pas de manière
­
striée des terribles coulées noires que fait zones où “était ennemi tout ce qui bougeait, reconnaissance désignait ces cibles. Pour précise les produit enflammés”  – “comme
le napalm”, il dénonce cette “arme de choix le plus souvent des bourricots et autres ce qui est de la “banalité” du napalm pour aussi les bombes au phosphore ou les
de l’impérialisme” qui “permet de réaliser quadrupèdes qui servaient à la rébellion l’armée française, ce que nous dit le général lance-flammes” – mais seulement “les armes
la « terre brûlée » chère à Bugeaud”, “par de moyens de transport et de réserves Robineau avec son expérience vécue et ses propres à causer des maux superflus”. Donc,
excellence l’arme des guerres coloniales”. Ce alimentaires” et où “il fallait entretenir connaissances techniques est confirmé par si l’on veut aller au-delà, il faudrait prouver
qui rejoint une déclaration au même moment l’insécurité”, autrement dit “rendre la vie un élève officier à l’Académie militaire de que l’on utilise cette arme “sur des objectifs
de M'hamed Yazid qui dénonce, à propos de impossible”. Il se souvient qu’à Telergma, “on Cherchell en 1957 qui, évoquant ce qu’on lui non-militaires, agglomérations civiles, etc.”
la même bataille, “les méthodes barbares apprenait pour “savoir faire la guerre”, cite Là, l’emploi “serait considéré comme illégal,
destinées à terroriser le peuple algérien” qui notamment, après avoir dit que “la conduite non du fait de la nature de l’arme, mais du
sont employées par un gouvernement et des Le napalm ? « Par excellence à tenir à l’égard des prisonniers et des fait de l’objectif choisi”. Par conséquent,
chefs militaires qui “ne sont pas dignes de se l’arme des guerres populations civiles (était) à peine effleurée”, dans l’état actuel des informations en sa
réclamer de la civilisation”. “l’utilisation et les effets du napalm’. possession, qui ne démontrent formellement
Les aviateurs français ont peu parlé de coloniales », dénonce Quand on se rend à Genève au siège que l’usage militaire du napalm, le CICR
leurs missions comportant des attaques au du Comité international de la Croix rouge ne voit pas “quelle action il pourrait
napalm. L’un d’entre eux, pourtant, le pilote Jean Lacouture en 1958. (CICR), on ne trouve pas une documentation entreprendre” – autrement dit comment
de bombardier Germain Chambost, dans le très importante sur la question. On peut il pourrait aller dans le sens du GPRA qui
troisième volet du documentaire diffusé à pouvait voir chaque jour un adjudant-chef cependant examiner des dossiers très parle de violation des Conventions de
la télévision française en 1991 “Les années au profil de sorcière touiller avec un grand fournis sur deux groupes d’Algériens – l’un Genève sur le droit de la guerre – et conseille
algériennes”, est le premier, semble-t-il, à bâton dans un chaudron énorme le napalm de quatre soldats, l’autre de six – gravement la prudence à ses délégués. En attendant
avoir accepté d’avouer, longtemps après les qu’il transvasait aussitôt dans les bidons.” brûlés et évacués non sans mal par le d’avoir de nouvelles informations… qu’on
faits il est vrai, qu’il a utilisé des “bidons Quand on commente avec lui son article, FLN en franchissant la frontière, l’un vers attend toujours un demi-siècle après. La
spéciaux”. Se rendait-il compte du résultat il admet immédiatement que, sans qu’on l’hôpital Avicenne à Rabat au Maroc, l’autre guerre d’Algérie a eu lieu trop tôt : depuis
de tels bombardements  ? Un jour, “un puisse quantifier précisément le phénomène, vers l’hôpital Aziza Othmana de Tunis. Les 1980, l’usage du napalm est en effet
avion marqueur avait largué un fumigène le napalm était largement utilisé puisque rapports, après des visites sur place et des interdit, en tant qu’arme susceptible de
(pour indiquer la cible comme d’habitude), c’était pour les aviateurs français une arme contacts avec toute une série de médecins, toucher indistinctement militaires et civils,
j’ai largué là les bidons spéciaux” et “j’ai comme une autre, “banale” en fait. D’autant sont formels, photos insoutenables de par une convention des Nations unies.
vu un type courir que j’avais brûlé”. Mais, que, comme le pétrole ne coûtait alors visages dévastés à l’appui  : les patients, Entretemps, il est vrai, s’était déroulée la
ajoute-t-il, “on ne se posait pas de questions”, presque rien, de même que les bidons en gravement atteints, ont été “victimes sans guerre du Vietnam et le monde entier avait
tout simplement “on obéissait aux ordres”. tôle contenant le liquide, c’était une arme aucun doute d’une bombe au napalm” en été horrifié en juin 1972, dix ans après la fin
Est-il possible d’en apprendre un peu “commode car la moins chère”. Les avions, territoire algérien. Des échanges de notes de la guerre d’Algérie, par la célèbre photo
plus aujourd’hui  ? Nous avons rencontré précise-t-il, étaient souvent équipés de deux et de courriers entre des responsables de la de Kim Phuc, une petite fille de neuf ans
récemment le général Robineau, pilote ou trois bidons de 500 litres, parfois en Croix rouge à Genève, Paris, Rabat et Tunis brûlée au napalm courant nue en hurlant
puis commandant d’un escadron de chasse combinaison avec des roquettes et en sus des ont pour leur part surtout l’intérêt de nous sur une route à Trang Bang près de Saïgon
pendant la guerre d’Algérie avant, beaucoup armes de bord. Le napalm, affirme-t-il, n’est faire savoir qu’après une longue mission en (Ho-Chi-Minh-Ville aujourd’hui). » n

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