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Au parcours tâtonnant de l’écriture de L’Adversaire correspond une voix narrative complexe qui
semble trouver son unité dans la figure de l’auteur, dans un « je » qui s’affirme en se
réfléchissant. Le récit subjectif de la difficulté à écrire ce récit contribue-t-il à légitimer une voix
auctoriale seule capable d’assumer cette histoire déroutante, ou a-t-il au contraire indirectement
pour effet de pousser l’expérience du doute jusque dans l’expérience de la lecture ? Là même où
la voix narrative impose une subjectivité non ambiguë capable d’exposer le « comment » du récit
qu’elle rapporte, ne dévoie-t-elle pas l’autorité de sa parole dans l’espace du lieu commun qui,
par la médiation de l’écriture, refonde le cercle d’une possible entente ? Explicite et assumée par
l’auteur, la narration inquiète de L’Adversaire invite à questionner le lien entre la figure du
narrateur-auteur et la voix narrative et, de là, à réfléchir sur le « comment raconter ? » qui hante
le récit contemporain.
L’Adversaire s’étire entre deux dates, l’une relative à l’histoire de Jean-Claude Romand, l’autre
relative à son écriture par Emmanuel Carrère. De janvier 1993 à janvier 1999 s’écoulent six
années au cours desquelles le livre de l’un sera écrit, le procès de l’autre, terminé. Dans l’incipit,
la voix au « je » dévoile et les crimes de Romand et son rapport à ces crimes (ex:p9)
Deux grandes voix narratives sont repérables dans l’ensemble, celle, subjective, du
commentaire, énoncée au présent et au « je », et celle, souvent impersonnelle, du récit narré au
passé. La première s’inscrit à quelques rares reprises pour introduire des remarques : « Je veux
seulement ajouter que lors d’un de ses premiers interrogatoires il a répondu au juge : “si je
l’avais tué je le dirais. On n’en est plus à un près” » (p. 108) ; « […] j’imagine qu’il a bien
manifesté son désaccord […]5 » (p. 138). Ces mises en place comprennent le temps du récit
dans le temps réflexif de son dire, mais le « je » écrivant ne manque pas d’être confondu d’une
part avec le je-personnage témoin du procès, d’autre part avec le « je » cherchant comment
écrire ce récit. Dans cette circulation immobile, l’inscription de la voix écrivant au présent (voix
énonciative) est peu fréquente. C’est plutôt par un balisage axiologique6, par l’insertion de
parenthèses7 et par le jeu des modalisations8 qu’une subjectivité reliée à « l’auteur » travaille
discrètement, de l’intérieur, le récit impersonnel.
s’impose une voix narrative dominante reliée à l’instance de l’auteur. Le « je écrivant » recoupe
les « je personnages » sous le nom d’Emmanuel Carrère qui s’impose, en dernière instance,
comme le narrateur de cette histoire.
l’écrivain est ce médium qui pallie l’absence de regard, l’absence de témoins. L’imagination
affichée ne déroge pas au souci de vérité : elle est au contraire la vision qui manque aux
spécialistes, l’appareil qui permet d’entrer dans la tête du criminel et de pressentir ce qu’il
ressentait sous la façade illusoire. On sait à quel point la fiction de « la transparence intérieure11
» travaille le roman moderne, transparence que les mensonges de Romand et la fortune de ses
faux-semblants compromettent. Ne pas chercher à cacher le recours à l’imaginaire, c’est bien
fonder une forme d’authenticité, montrer par l’exemple l’absence de couverture, de feinte.
Subsiste toutefois un malaise.
DESCRIPTION JEAN
Jean-Claude Romand est à la fois un chercheur estimé, un père de famille modèle, un fils
aimant, un ami sûr. Issu d’un milieu modeste, il est l’exemple de ce qu’on nomme la réussite
sociale, le type de citoyen qui pourrait devenir juré.
(p15) Tout le monde les aimait s’ils avaient été tués, c’était forcément par des gens qui ne les
connaissait pas
Même son meilleur ami, Luc, ne s’est douté de rien. Il connaissait Jean-Claude depuis très
longtemps, il l’admirait beaucoup et il était fier d’être son ami. Emmanuel Carrère écrit : Extrait :
Luc, d'abord, a refusé tout net de le croire. Quand on vient vous dire que votre meilleur ami, le
parrain de votre fille, l'homme le plus droit que vous connaissez a tué sa femme, ses enfants,
ses parents et qu'en plus il vous mentait sur tout depuis des années, est-ce qu'il n'est pas normal
de continuer à lui faire confiance, même contre des preuves accablantes ? Jean-Claude ne
pouvait pas être un assassin.
MOTIFS
Le problème de Romand c’est qu’il ne peut pas dire la vérité.